CALS/CPST 2004
L’INTERTEXTUALITÉ
24e Colloque d’ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION Pierre Marillaud - Robert Gauthier
Ce document de recherche a été publié avec le concours du Conseil Scientifique de l'Université de Toulouse-le Mirail du Conseil Municipal d'Albi et du Conseil Général du Tarn
Béatrix Marillaud, organisatrice des colloques d'Albi Langages et Signification, recevait cette année au mois de juillet 2003, les participants réunis autour du thème :
L'INTERTEXTUALITÉ Équipe d'édition Responsable : Robert GAUTHIER Mise en Page : Abderrahim MEQQORI Pour tout renseignement consulter la page Web : http://www.univ-tlse2.fr/gril ou contacter Robert GAUTHIER Sciences du Langage Université de Toulouse-le Mirail 31058 Toulouse Cedex 1 Tel. : bureau : 05 61 50 48 32 Fax : 05 61 50 42 12
Domicile : 05 61 27 11 10 Mél : gauthier@univ-tlse2.fr
-------------------------------------------------------------------------------------------------CALS COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION --------------------------------------------------------------------------------------------------
COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION
CALS 1280 route de Cos
82130 LAMOTHE CAPDEVILLE Tél. : 05.63.30.91.83
COMITÉ SCIENTIFIQUE Michel BALLABRIGA............Université de Toulouse-le Mirail Jean Paul BERNIÉ .................Université de Bordeaux Anna BONDARENCO...........Université de Chisinau, Moldavie Marc BONHOMME...............Université de Berne, Confédération Helvétique J.-François BONNOT ............Université de Besançon J.-Jacques BOUTAUD ...........Université de Bourgogne Marcel BURGER...................Université de Lausanne, Confédération Helvétique Pierre CANIVENC.................Université de Toulouse-le Mirail Marion COLAS-BLAISE ......Centre Universitaire du Luxembourg Fernand DELARUE ...............Université de Poitiers Nicole EVERAERT-D. ...........Université Saint-Louis de Bruxelles Robert GAUTHIER ...............Université de Toulouse-le Mirail Richard GUEZ........................IUFM de La Guadeloupe Massimo LEONE....................Université de Siennes, Italie et EPHE Pierre MARILLAUD .............Université de Toulouse-le Mirail Adrien N’TABONA................Université de Bujumbura, Burundi M.-Anne PAVEAU .................Université d’Amiens Robert REDEKER .................Professeur de philosophie (c. de rédaction «Les Temps Modernes ») Michael RINN ........................Université de Bretagne
PRÉSENTATION Nous savons, depuis Genette au moins, l’importance qu’il faut accorder aux titres, intertitres, sous-titres, etc. ainsi qu’à l’ordre de présentation des communications qui constitue souvent une des grilles de lecture possibles du paratexte de ces actes. Nous souhaitions regrouper les communications en fonction de leurs convergences thématiques, mais, à notre grand regret, le temps nous manqua cette année. En effet, le Colloque d’Albi Langages et Signification, dont la XXVe session s’ouvrira le 12 juillet 2004, reste fidèle à une tradition mise en place par ses fondateurs, à savoir que les actes d’un colloque sont publiés le jour de l’ouverture du colloque suivant, c’est-à-dire exactement un an après. Or nous ne disposons pas d’une année entière pour gérer une telle publication car les derniers textes des communications transmises ne nous arrivent, à quelques exceptions près, que cinq ou quatre mois avant la date de publication, et, parfois, malgré nos recommandations, avec des retards très conséquents (nous regrettons d’avoir été obligés de refuser certains textes pour cette raison cette année). Certes nous savons que l’exigence de nos collègues les pousse à remanier, retoucher leurs textes d’origine, et nous n’oublions pas que les uns et les autres sont accaparés par des tâches et des responsabilités de plus en plus nombreuses, d’où, quand même, en ce qui concerne les délais, une certaine tolérance de notre part que, nous l’espérons, certains ne confondront pas avec du laxisme. Qu’il nous soit permis de remercier Michel BALLABRIGA, directeur du CPST. de l’Université de Toulouse-le Mirail, sans qui cet ouvrage ne pourrait exister sous sa forme actuelle, et tout particulièrement Béatrix LENOIR-MARILLAUD, Robert GAUTHIER et Abderrahim MEQQORI qui, par leur dynamisme, leurs compétences techniques et leur dévouement, nous ont permis, cette année encore, malgré les difficultés rencontrées, de disposer à temps de ces actes. Nous ajouterons qu’en publiant bon nombre des communications données en juillet 2003, nous participons, très modestement, à la défense de la « Recherche en Sciences du Langage » dans notre pays. Nous avons donc choisi l’ordre alphabétique établi à partir des noms des auteurs des communications pour présenter ces actes, à une exception près, la communication de Marc BONHOMME par laquelle s’ouvre ce livre. C’est pour nous une façon de reconnaître sa grande fidélité au colloque, dont il est membre du comité scientifique, car, même quand il est pris par ses multiples activités, ou par d’autres colloques, il fait toujours en sorte d’être présent au moment voulu dans « la cité cathare ». Il n’est certes pas le seul à agir de la sorte, et notre colloque a des amis de très longues dates dont la fidélité nous aide à persévérer dans une gestion qui devient de plus en plus lourde, mais pour cette année, c’est lui que nous tenions à remercier tout particulièrement en mettant sa communication en tête de l’ouvrage, en même temps que nous remercions tous les intervenants, car tous contribuèrent à la réussite de ce colloque international sur « L’intertextualité ». Pierre Marillaud Président du CALS
01-BONHOMME Marc Formes et fonctions de la parodie publicitaire..........................................................................07 02-ASSADOLLAHI-TEJARAGH Allahchokr L’intertextualite et l’imaginaire du texte ..................................................................................17 03-AYMERIC Maurice Les rapports intertextuels redondants dans la constitution des personnages des guignols de l’info .....................................................................................................................25 04-BARON Dumitra L’art de la citation en tant que pratique intertextuelle dans l’œuvre de Cioran ........................41 05-BARRY Alpha Ousmane Les configurations discursives dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma ................51 06-BELOVA Svetlana Les paramètres intertextuels des occasionnalismes dans les romans de James Joyce...............59 07-BELOZEROVA Natalia Linéarité, hypertextualité, intertextualité, métaphorisation et fractalité : leurs rapports réciproques dans le discours .......................................................................................63 08-BIRAUD Michèle Un usage particulier des contextes hypotextuels des citations d'Euripide dans la «Scène des prologues» des Grenouilles d'Aristophane.............................................................73 09-BONNOT Jean-François Du sauvage européen à l’insulaire sauvage : représentations et convergences intertextuelles : une Polynésie intertextuelle ............................................................................81 10-BOUCHARD Robert, SIMON Jean-Pascal et VOURZAY Marie-Hélène L’intertextualité au service de l’interdiscursivité, étude de la production d’une synthèse de documents : à la recherche du « lieu commun » ...................................................93 11-CADIOU Aurélie La représentation de Marseille et de la Méditerranée dans l’œuvre de Jean-Claude Izzo : paysages sensoriels, paysages intertextuels ..................................................................105 12-CHARNIER Brigitte Un motif de conte, l’animal magique ou la mémoire de l’humanité.......................................121 13-COLAS-BLAISE Marion Jeux d’écriture de l’intertextualité dans Les eaux étroites de Julien Gracq ............................133 14-DELARUE Fernand L’imitation sublime ................................................................................................................149 15-DESPRES Hélène Le jeu de l’intertextualité dans Benvenuta : un palimpseste initiatique ..................................157 16-DIAZ Montserrat López Publicité, intradiscours et interdiscours ..................................................................................165 17-DIENER Peter Les Hamlet et les Don Quichotte russes .................................................................................177 18-DJAVARI Mohammad Hossein Intertextualité, activités lectorales et réception.......................................................................187 19-DUTEIL-MOUGEL Carine L’intertextualité comme stratégie énonciative........................................................................195 20-FREYERMUTH Sylvie Les manifestations de l’intertextualité dans l’œuvre romanesque de Jean Rouaud ................205
21-GABAUDE Florent Intertextualité, intericonicité et iconoclasme dans La rose de personne de Paul Celan..........215 22-GARCEZ Maria Helena Nery Fernando Pessoa : «…un poète inspiré de la philosophie » ...................................................229 23-GIGNOUX Anne Claire Intertextualité, intersémiotique...............................................................................................241 24-LEONE Massimo L’inépuisable : intertextualité et influence .............................................................................249 25-LETHIERRY Hugues Écrire pour rire (la guérilla des rieurs) ...................................................................................263 26-LEVET Natacha Intertextualité, littérarité, généricité : le cas du roman noir ....................................................269 27-LIMOLI Loredana La machine du monde : de Camões à Drummond ..................................................................281 28-LOHR Yann L’intertexte et ses artefacts : analyse de documents non-littéraires ........................................293 29-MAGLOIRE Marie-Christine Les graffitis de nom et les jeux d’intertextualités...................................................................303 30-MARGARITO Mariagrazia Italianismes du français dans les dictionnaires monolingues contemporains : intertextualité, assimilation, cultures ..............................................................................................................313 31-MARILLAUD Pierre Hypertexte : de Daudet à Hugo, Banville et Gringore ............................................................323 32-MENÉNDEZ Fernanda et COUTINHO Maria Antónia Intertextualité, intertexte et interdiscours en quête du fil d’Ariane.........................................333 33-MIRANDA Florencia et COUTINHO Antónia Interaction textuelle et générique : quelques aspects ..............................................................343 34-MOSHE Tabachnick L’intertextualité comme facteur pertinent de la cohésion textuelle ........................................355 35-ORACE Stéphanie Soi-même comme un autre : autotextualité, reprise, ressassement .........................................363 36-PLACE Michel L’intertextualité, un étayage parmi d’autres pour des élèves de cours moyen........................375 37-POMMIER Jean-Luc Du discours de l’autre à l’autre discours : l’utilisation des guillemets dans les demandes d’aide adressées au RASED par des instituteurs....................................................385 38-PRZYBYLSKA Nelly Le roman à clef double ...........................................................................................................397 39-RIGAT Françoise La citation dans l’exposition d’art : une nouvelle narrativité..................................................407 40-RINN Michael Les discours de l’extrême contemporain de Buchenwald au Rwanda ....................................417 41-RUBIN Christophe Le rap : de l’échantillonnage à la réplique..............................................................................427 42-SILINE Vladimir Dialogue d’idées.....................................................................................................................443 43-SIMONFFY Zsuzsa Quand la lecture précède l’écriture : un mécanisme intertextuel dans les images de Louise Bouchard ....................................................................................................................453 44-VEIGA LEVRAY Isabel et FERNANDEZ GONZALEZ Virginia Intertextualité et expressions figées dans les médias : une approche didactique ....................461 45-VERTAINEN Tuija Folantin et Salavin à Vau-l’eau ..............................................................................................473
FORMES ET FONCTIONS DE LA PARODIE PUBLICITAIRE
1. PARODIE ET AUTRES FORMES DE PUBLICITÉ VAMPIRE On reconnaît habituellement que la publicité fonctionne sous le régime d’une intertextualité prédominante dans la mesure où, plutôt que de créer des formes qui lui soient propres, elle préfère souvent recycler des productions discursives déjà disponibles dans la culture ambiante. Ce phénomène a été décrit sous diverses dénominations : « publicité vampire » (Jost, 1985), « publicité travelo » (Reymond, 1994)… La publicité apparaît de la sorte comme un hyper-genre instable et protéiforme, enclin à absorber d’autres genres de discours, ce qui pose le problème de sa spécificité typologique. Plus précisément, la publicité exploite quatre grandes figures intertextuelles que Genette (1982) et ses continuateurs, comme Piégay-Gros (1996) ou Samoyault (2001), ont clairement catégorisées. a) D’une part, elle cultive deux figures « par coprésence » qui consistent à reprendre littéralement un énoncé ou un texte antérieurs. L’une de ces figures est la mention, définie par une reprise démarquée et explicitée d’un discours dû à un énonciateur extérieur. Cette pratique caractérise par exemple une annonce pour les vins de Bordeaux (in Le Nouvel Observateur du 07-06-1990) : (1) BORDEAUX DONNE SA COULEUR À LA VIE. Le regard singulier d’une femme galante Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant, Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante… (C. Baudelaire, Les Fleurs du mal)
Parfaitement légal, ce procédé est courant dans les publicités qui se piquent de références littéraires pour rehausser stylistiquement leur rédactionnel et valoriser leur message. Les publicitaires ont aussi recours à une autre figure, cette fois non légitimée : le plagiat, forme de mention non démarquée, dissimulée et considérée comme frauduleuse. Selon Lugrin (2003), le plagiat est surtout interne au petit monde de la publicité dans lequel on se copie beaucoup entre annonceurs. Lugrin
7
L’INTERTEXTUALITE donne notamment l’exemple d’une publicité Land Rover qui reprend telle quelle une partie du rédactionnel d’une annonce Rolls Royce. b) D’autre part, la publicité a une prédilection pour deux figures « par dérivation », à travers lesquelles l’intertextualité se convertit en hypo/hypertextualité, un discours-cible étant élaboré par modification d’un discours-source. Cela donne soit le pastiche qui imite un genre ou un style extra-publicitaire. Soit la parodie qui transforme un discours ou un fragment discursif antérieur. Beaucoup de réalisations intermédiaires, voire intersémiologiques, sont évidemment possibles. Ainsi, généralement langagière, la parodie publicitaire est parfois iconique. C’est le cas d’une publicité pour la lingerie Triumph (in L’Hebdo du 19-05-1993) : une femme au buste relevé, allongée sur un matelas faisant office de socle, y apparaît comme une transfiguration du Sphinx. À l’occasion, la parodie publicitaire se construit dans l’interface du texte et de l’image. Entre autres, les slogans d’une campagne récente pour la Classe M de Mercedes consistent en des parodies de citations célèbres entremêlées de représentations visuelles. En particulier, dans l’un de ces slogans (in Paris Match du 02-01-2003), le troisième verbe de la phrase célèbre de Jules César : « Veni, vidi, vici » est remplacé par l’image d’une Mercedes qui constitue l’objet de l’annonce. Si nous nous proposons de concentrer notre attention sur la parodie publicitaire, il convient de signaler qu’elle est moins attestée que le pastiche dans les annonces. En effet, quand on observe un certain nombre de publicités, on est frappé de la facilité avec laquelle elles imitent l’écriture ou la catégorie textuelle d’un hypotexte sous-jacent. Ces imitations se traduisent par des pastiches de style, comme dans une annonce Volkswagen parue dans Le Figaro Magazine (du 16-101993) et écrite en ancien français factice : (2) Voici comment les Martin comptent se passer de la Vento. Il estoy aujourd’huy moyen de protection beaucoup plus efficace que l’armure esquypant nos preux. Son nom : Vento de Volkswagen. Venant de la lointaine Germanie, elle protège auffi bien le gentil que sa gentille ainsi que damoiseaux. Hilderic le teigneux nous dit grand bien des armatures de protection équipant ses flancs, de mesme que son habytacle renforcé aussi dure que l’estoy le haume d’Arthur. Chrestien de Troyes fait grand cas de son option "double airbag" (locution en us chez l’Anglais pour des coussins gonflables protégeant le vilain et sa vilaine) et s’esbaudit de son si bas prix : 785 écus — soit 5210 Francs de nos descendants. Arnaud le nain, mignon du Comte François, si pleutre au combat, a chanté à la cour les louanges de ses ceintures de sécurité à trois points, de son option siège Bobsy pour infant en bas âge et de ses ceintures réglables en hauteur à l’arrière. Déjà l’on dit en de nombreuses provinces que valeureux chevaliers ont jeté cottes de maille et boucliers et vont au tournoi en Vento. Tanste sécurité pour touste la famille, parole de troubadour, c’est toustes les jours Noël.
Mais on remarque avant tout de multiples pastiches de genre dont la fertilité semble inépuisable. C’est ainsi qu’on relève dans une liste non exhaustive à la Prévert : des publicités-bandes dessinées (annonce Reynolds, in TV Magazine du 28-08-1995), des publicités-romans photos (annonce Mir, in Femme actuelle du 2106-1999), des publicités-modes d’emploi (annonce Miele, in Le Nouveau Quotidien du 08-07-1995), des publicités-calendriers (annonce Okapi, in Femme actuelle du 24-11-1997), des publicités-passeports (annonce Peugeot 405, in Le Nouveau Quotidien du 11-07-1994), des publicités-mots croisés (annonce Camel, in L’Hebdo du 14-10-2000), des publicités-journaux de voyage (annonce Office National Marocain du Tourisme, in VSD du 21-09-1995), des publicités-curriculum vitae 8
FORMES ET FONCTIONS DE LA PARODIE PUBLICITAIRE (annonce Twingo, in Paris Match du 02-09-1999), des publicités-avis de recherche (annonce Dunhill, in Le Figaro Magazine du 05-06-1992), des publicités-articles de presse à scandale (annonce Nissan Micra, in Le Point du 20-07-1996), des publicités-articles de dictionnaire (annonce Ford Fiesta, in VSD du 01-02-1990), etc.1… À travers cette imitation sans retenue d’autres genres, le discours publicitaire paraît n’avoir que peu de rapports avec ses fonctions fondamentales : décrire et raconter le produit, persuader le public. Par contre, les parodies publicitaires par transformation d’un hypotexte spécifique sont davantage limitées. La publicité parodie en effet principalement trois sortes d’hypotextes : a) Des proverbes, comme dans ces deux exemples : (3) Qui veut voyager loin ménage ses coupures. (Yoo Travel, in Le Temps du 21-09-2001) (4) Argent qui paresse n’amasse pas d’intérêts. (Société de Banque Suisse, in Le Nouveau Quotidien du 07-11-1995)
b) Des locutions lexicalisées en langue : (5) Il vous fait plus vite de plus belles jambes. (Rasoir Philips, in Femina du 18-06-1995) (6) À cor et à cuir. (Subaru, in Le Nouveau Quotidien du 25-10-1996)
Selon les contextes, une même locution, comme « donner sa langue au chat », peut susciter des détournements variés, homonymiques : (7) Donnez votre langue au « chat »2. (Sunrise, in Le Temps du 17-02-2000), ou allotopiques : (8) Vous donnerez votre langue au diable ! (Desserts Perle de Feu, in Femme actuelle du 07-05-1990)
c) Des citations plus ou moins illustres sont enfin à la base de diverses annonces. Ces citations sont endogènes quand elles sont prises dans le domaine publicitaire. C’est le cas avec les parodies des slogans Benetton et Marlboro qu’on trouve dans une campagne pour la Loterie Romande : (9) United Gratteurs of Tribolo. (in L’Hebdo du 04-02-1996) (10) Come to Tribolo Country. (in L’Hebdo du 15-03-1996)
Ou avec les parodies des slogans pour parfums : (11) Pajero pour Homme. (Mitsubishi, in Le Figaro Magazine du 16-11-2002)
et des avertissements réglementaires contre les dangers de l’alcool : (12) L’abus de Nescoré est excellent pour le plaisir. (Nestlé Nescoré, in Femme actuelle du 17-12-2001)
Les citations parodiées sont exogènes lorsqu’elles sont empruntées à des domaines étrangers à la publicité. Tantôt – ce qui est assez rare – celle-ci transforme des textes, qu’il s’agisse de comptines : (13) Un kilomètre en Golf, ça n’use, ça n’use, un kilomètre en Golf, ça n’use pas la Golf. Deux kilomètres en Golf, ça n’use, ça n’use, deux kilomètres en Golf, ça n’use pas la Golf. Trois kilomètres en Golf, ça n’use, ça n’use, trois kilomètres en Golf, ça n’use pas la Golf. Quatre kilomètres en Golf, ça n’use, ça n’use, quatre kilomètres en Golf,
1 Pour d'autres exemples de pastiches publicitaires de genre, on peut se reporter à Adam & Bonhomme (1997). 2 Il s'agit ici d'une annonce pour une société de communication par Internet.
9
L’INTERTEXTUALITE ça n’use pas la Golf. Cinq kilomètres en Golf, ça n’use, ça n’use, cinq kilomètres en Golf, ça n’use pas la Golf. […] (Volkswagen, in VSD du 17-12-1992)
Ou de lettres ouvertes : (14) J’ACCUSE de criminel celui qui ne connaît pas la Pastille Poncelet ; c’est une ignorance qui d’un moment à l’autre peut lui coûter la vie. Tout le monde doit employer la Pastille Poncelet qui soulage en une heure et qui guérit en une nuit. Cette Pastille, sous le moindre volume, renferme un trésor de vertus curatives. Chaque année un million de guéris.1 (in Le Petit Parisien du 19-03-1898)
Tantôt la publicité vampirise et soumet à sa réécriture des énoncés isolés : titres de romans : (15) Le Blanc et le Noir. (Amora, in L’Express du 14-07-1999),
citations scientifiques : (16) Tout corps plongé dans l’eau trop longtemps a tendance à tout oublier2. (Education. Com, in Le Point du 14-08-1999),
titres de tableaux, comme ces variations publicitaires sur la célèbre œuvre de Magritte Ceci n’est pas une pipe : (17) Ceci n’est pas un savon. (Dove, in Femme actuelle du 08-06-1992) (18) Ceci n’est pas une place libre. (Association des Paralysés de France, in VSD du 07-10-1999), (19) Ceci est-il une télévision ? (Thomson, in VSD du 17-05-2001)
Par-delà la variété toute relative des exemples précédents, on peut s’interroger sur la dissymétrie statistique entre le pastiche et la parodie publicitaires. Une telle dissymétrie au profit du pastiche s’explique avant tout par trois raisons : - Elle tient d’abord à des raisons structurales au niveau de la production de ces formations intertextuelles. Quand le pastiche repose sur une recréation très souple à partir d’un modèle stylistique ou générique, les déstructurations/restructurations de la parodie sont fortement contraintes par le particularisme discursif de l’hypotexte, ce qui limite la liberté de leurs producteurs et ce qui les rend plus difficiles à adapter à l’hypertexte publicitaire. - La prédominance du pastiche est ensuite due à des raisons de vi/lisibilité et d’efficacité réceptive. Quand celui-ci, qu’il soit de style ou de genre, met habituellement en œuvre des configurations macrodiscursives à fort potentiel de mémorisation, lesquelles recouvrent une grande partie ou la totalité des annonces, la parodie est ordinairement plus discrète et plus microdiscursive, se fixant surtout, comme on l’a vu, sur des énoncés circonscrits (proverbiaux, locutionnaires ou citationnels). Cela en restreint la portée et la rend moins intéressante à pratiquer dans l’optique du rendement médiatique des annonces. - La prépondérance publicitaire du pastiche s’explique enfin par des raisons d’identification au niveau du public. Le pastiche est très facile à percevoir, faisant 1 Il est intéressant de noter que cette parodie est parue environ deux mois après son hypotexte: la lettre ouverte de Zola au président Félix Faure, dans L'Aurore, à propos de l'affaire Dreyfus. 2 Le lecteur pourvu d'un minimum de culture aura évidemment restitué les hypotextes des parodies (15) et (16): Le Rouge et le Noir de Stendhal et la fameuse phrase d'Archimède.
10
FORMES ET FONCTIONS DE LA PARODIE PUBLICITAIRE appel à un large savoir et à des compétences stylistiques ou génériques que chacun est susceptible d’avoir peu ou prou. Inversement, l’identification de la parodie nécessite un savoir précis de la part de ses lecteurs, ce qui va quelque peu à l’encontre du discours de masse pratiqué par les publicitaires. Certes, comme il est possible de le vérifier avec les occurrences précédentes, ceux-ci s’arrangent pour parodier des hypotextes connus. Par ailleurs, ils s’efforcent souvent d’aiguiller la réception de leurs parodies par différents indices. Ces derniers peuvent être typographiques, comme dans l’exemple (7) où les guillemets incitent le public à ne pas interpréter « chat » dans son acception animale usuelle et à effectuer une lecture parodique seconde. Ces indices sont péritextuels lorsqu’un titre oriente la bonne identification, pour des lecteurs moins cultivés, de l’hypotexte d’un développement parodique consécutif : (20) Scène du Cid de Corneille (revu et corrigé) : Don Diègue : Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Avoir, devant mes yeux, une baignoire décatie. Faut-il vraiment, Rodrigue, qu’ainsi on me châtie ? Rodrigue : Je reconnais, mon père, que ce grand récipient Ne peut, dans cet état, rester bien plus longtemps. C’est pourquoi il nous faut agir sans plus tarder. Je sais même vers quel lieu je dois me diriger. Don Diègue : S’il est en ton pouvoir de modifier cela, Va, cours, vole et nous change ce vieux baquet hideux En une belle baignoire digne des plus grands dieux Afin que tout bientôt cesse pour moi le supplice Et que je goûte enfin aux joies d’une baignoire lisse. LE BAIN SUPERSTAR Les spécialistes du sanitaire vous invitent à partager leurs mille idées neuves d’installations et d’agencements qui font les bains de rêve.
L’image jointe au texte fonctionne parfois comme indice intersémiologique, dans la mesure où elle éclaire la nature de l’hypotexte parodié. Ainsi, le court dialogue figurant sur une annonce Apple (in L’Hebdo du 16-11-1995) : (21) – Dis, Apple, pourquoi as-tu une si grande puissance de calcul ? – C’est pour mieux dévorer les tableurs, mon enfant.
est simultanément illustré par la représentation du Petit Chaperon Rouge faisant face au loup déguisé en grand’mère. On relève encore des indices configurationnels, pour peu que la disposition de la parodie suggère celle de l’hypotexte, ce qui se produit avec le montage de l’annonce Poncelet (14), censé rappeler celui de la lettre ouverte de Zola. Toutes ces précautions indicielles – qu’on observe peu avec le pastiche – nous montrent bien la prudence des annonceurs dès qu’ils s’exercent à la parodie. Mais il n’en reste pas moins que, du fait de leur caractère conjoncturel et événementiel, un certain nombre de parodies posent des problèmes de réception. Par exemple, si l’on ignore le contexte français du procès de 1998 suite au scandale du sang contaminé, on risque fort de ne pas reconnaître la déclaration de Georgina Dufoix («Responsable, mais pas coupable »), en charge de la Santé à l’époque, derrière ce slogan pour les édulcorants Nutrasweet (in L’Événement du Jeudi du 1411-1998) : (22) Gourmande… Mais pas coupable.
11
L’INTERTEXTUALITE 2. LES PROCÉDURES DE LA PARODIE PUBLICITAIRE Globalement, la parodie publicitaire consiste à hybrider les univers-cibles hypertextuels, à la fois particuliers et idiolectaux, des annonces par des universsources – ou des hypotextes – plus ou moins typiques et actualisés selon diverses formes. Cette hybridation suppose en même temps une certaine conservation des univers-sources, laquelle en permet le repérage, et leur transformation par le biais d’opérations rhétoriques. En général, les univers-sources sont largement conservés dans les parodies publicitaires, formant un cadre d’arrière-plan solide. Ainsi, la charpente syntaxique de ces univers-sources reste le plus souvent inchangée. C’est le cas avec les proverbes et les citations détournées : (23) Pour vivre heureux, vivons dehors. (Carrelages extérieurs Carré d’Arc, in Arts et Décoration du 05-06-2003) (24) T’as de belles dents, tu sais… (Dentifrice Sanogyl, in L’Événement du Jeudi du 07-03-1991)
De même, le canevas prosodique de base est couramment maintenu, comme le montre la parodie Volkswagen (13) de la comptine Un Kilomètre à pied ou celle du Cid (cf. (20)) qui repose encore sur des alexandrins, avec cependant plusieurs apocopes. En outre, la structuration textuelle des univers-sources est plutôt préservée, ce qu’on peut aussi vérifier avec le maintien de l’alternance des tours de parole et du nom des personnages dans cette parodie du Cid. Bref, les parodies publicitaires balisent assez clairement leurs univers-sources, cela bien sûr pour en faciliter l’interprétation. On remarque néanmoins quelques occurrences dans lesquelles l’univers-source se fait minimaliste ou résiduel. Ainsi l’exemple (14) ne retient que l’incipit («J’accuse ») de la lettre ouverte de Zola. Les transformations effectuées sur les univers-sources sont beaucoup plus intéressantes, en ce qu’elles révèlent leur expropriation de leur instance énonciative initiale et leur appropriation par le discours publicitaire. Récurrentes à travers les annonces, ces transformations consistent pour l’essentiel en quatre types d’opérations rhétoriques. En premier lieu, on constate des opérations de substitution lexémique, comme dans cet exemple qui remplace simplement un terme (ordinateurs/prolétaires) de la citation de Karl Marx : (25) Ordinateurs de tous les pays, unissez-vous ! (Telecom, in L’Hebdo du 10-07-1995)
Ces substitutions sont fréquemment motivées par la communication publicitaire elle-même, avec notamment une greffe sur l’hypotexte du nom du produit promu : (26) Pour vos vacances, ayez de la Suisse [/suite] dans les idées. (Office National Suisse du Tourisme, in L’Express du 10-07-2000)
Ces substitutions sont encore fortement motivées phonétiquement, avec des jeux homophoniques entre l’hypotexte et l’hypertexte : (27) Qui viendra [/vivra] verra. (Digital Equipment, in Le Nouveau Quotidien du 06-12-1993)
De telles motivations justifient pour ainsi dire la manœuvre parodique, lui donnant sa pleine pertinence. En second lieu, on relève des opérations sémantiques de réactivation contextuelle du sens propre à l’origine du sens figuré de l’hypotexte. Ce cas est surtout attesté avec les parodies de locutions. Entre autres, dans l’occurrence suivante, la locution métaphorique « se mettre au vert » reprend son acception littérale, suite à sa réorientation sémantique par la couleur du produit présenté : (28) Le pastis se met au vert. (Duval Pastis Menthe, in Paris Match du 24-07-1997)
12
FORMES ET FONCTIONS DE LA PARODIE PUBLICITAIRE Procédé qu’on retrouve dans ce slogan pour la colle Reynolds : (29) Pas de pot pour les autres colles. (in Femme actuelle du 14-02-2000)
En troisième lieu, on observe des opérations de transposition énonciative qui se combinent en principe avec les processus précédents. Celles-ci concernent les modalités phrastiques, comme la transformation interrogative du titre assertif du film Le Dernier tango à Paris de Bertolucci : (30) T’as dansé le dernier Dim ?1 (Bas Dim, in Jours de France du 05-12-1981)
Ou l’introduction de déictiques personnels dans les proverbes : (31) Mes machines sont d’argent. Mes hommes sont d’or. (BCV Entreprises, in Le Temps du 13-06-2003),
ainsi que de déictiques démonstratifs dans les citations littéraires, ces deux opérations contribuant à une meilleure actualisation de la manœuvre parodique : (32) Heureux qui comme ce pied peut faire un long voyage2. (Pansements Tricosteril, in Femme actuelle du 20-07-1998)
Dans certains cas, le cumul de ces transpositions énonciatives brouille passablement la perception de l’hypotexte. Cela se produit dans ce slogan pour les pneus Dunlop qui modifie profondément le proverbe « Chien qui aboie ne mord pas » par des transformations de nature interrogative, positive et personnelle : (33) Pourquoi aboyer quand vous pouvez mordre ? (in L’Hebdo du 02-08-1998)
Enfin, les parodies publicitaires laissent entrevoir des opérations axiologiques de transvalorisation qui convertissent un hypotexte soutenu en un hypertexte beaucoup plus trivial et familier. De telles transvalorisations aboutissent en particulier à la conversion nutritionnelle de l’hypotexte littéraire fourni par Les Liaisons dangereuses de Laclos : (34) Liaison savoureuse. (Amora, in L’Express du 14-07-1999)
Ou à la banalisation commerciale de l’hypotexte religieux représenté par l’incontournable chant de Noël Il est né le divin enfant : (35) Il est né l’appel moins cher vers les portables3. (First Telecom, in Télé Obs du 26-12-1998)
Les procédures qui viennent d’être décrites engendrent un mélange tensionnel de consonances et de dissonances entre l’univers-source de l’hypotexte, en retrait des annonces, et l’univers-cible de l’hypertexte, projeté au premier plan. La consonance prédomine quand l’hypertexte reste dans la même isotopie que l’hypotexte. Ainsi en est-il dans ce slogan construit sur une substitution parasynonymique : (36) Pour joindre l’utilitaire [/l’utile] à l’agréable. (Peugeot Boxer, in VSD du 24-03-1994),
de même que dans cette occurrence, élaborée sur la base d’un transfert contiguël (poisson — > bateau) au sein du domaine maritime : 1 Cet énoncé parodique altère encore son hypotexte par des opérations de substitution [Dim/Tango à Paris] et d'addition [T'as dansé]. 2 Cette parodie de l'incipit du sonnet 31 des Regrets de Du Bellay («Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage») met aussi en œuvre une transformation aspectuelle. L'orientation rétrospective de l'énoncé de Du Bellay devient prospective dans l'annonce Tricosteril. 3 Le fait que cette annonce ait paru aux alentours de Noël illustre l'influence décisive du contexte sur beaucoup de parodies publicitaires.
13
L’INTERTEXTUALITE (37) Heureux comme un bateau sur l’eau ! (Fédération des Industries Nautiques, in VSD du 27-07-1995)
La parodie fonctionne alors selon un régime de forte naturalisation. Par contre, la dissonance l’emporte lorsque l’univers-source et l’univers-cible bifurquent violemment sur le plan logico-sémantique, ce qui arrive dans l’exemple (14) déjà vu : « J’accuse de criminel celui qui ne connaît pas la Pastille Poncelet ». Mettant en jeu une liaison dépourvue de cohérence entre la futilité de l’univers-cible alimentaire énoncé comme cause et la gravité de l’univers-source judiciaire posé comme conséquence, une telle parodie s’inscrit dans un registre nettement burlesque. 3. LES FONCTIONS DE LA PARODIE PUBLICITAIRE Les opérations parodiques répondent à plusieurs fonctions dans le cadre des interactions publicitaires. D’un côté, elles fournissent des solutions efficaces à certains problèmes qui se posent pour la communication médiatique des annonces. L’un de ces problèmes est le contact aléatoire de ces dernières avec le public, dans la mesure où elles s’adressent à des destinataires qui ne les attendent pas vraiment. En se concentrant de préférence dans les slogans et en éveillant la curiosité des lecteurs, les parodies publicitaires stimulent précisément ce contact, ce en quoi elles revêtent une fonction phatique dans l’acception de Jakobson (1963). Cette fonction phatique est d’autant plus importante que les parodies nécessitent généralement une participation active des récepteurs dans la coconstruction du sens intertextuel. En effet, celui-ci dépend en dernier ressort de leurs compétences encyclopédiques qui peuvent être historiques (pour l’évaluation de l’occurrence (14)), picturales (pour l’éclairage des occurrences (17) à (19)) ou cinématographiques (pour la résolution de l’exemple (24)). Comme l’ont noté Böhn et Vogel (1999), au niveau de la relation personnelle, les parodies publicitaires valorisent en outre le lecteur, en flattant son savoir, tout relatif qu’il soit. Le temps de leur interprétation, elles le mettent en position taxémique élevée, à la hauteur des hypotextes qu’il entrevoit, cependant qu’elles établissent une complicité culturelle entre lui et l’annonceur. Toujours sur le plan communicatif, les parodies résolvent en partie le problème de l’agressivité constitutive de l’interaction publicitaire. On sait que celle-ci est fréquemment perçue comme une menace territoriale, sollicitant ou agaçant un public qui n’est pas forcément disposé à recevoir les annonces. Or en jouant sur le montré/caché des relations intertextuelles et en transformant l’exercice publicitaire en une sorte de devinette – même facile, les parodies endossent une fonction ludique, faisant du lecteur un partenaire de jeu, ce qui masque le statut commercial des annonces derrière une pratique apparemment plus gratuite. D’un autre côté, les parodies publicitaires ont une fonction argumentative prédominante, car elles résolvent des difficultés inhérentes au rendement effectif des annonces. D’abord, productions conjoncturelles et éphémères, celles-ci doivent régler le problème de leur base argumentative, c’est-à-dire de leur légitimité à proposer des normes de conduite collectives. Les hypotextes des parodies publicitaires fournissent justement des formulations doxiques parfaitement aptes à ancrer les annonces sur du préconstruit info-persuasif1 assimilé par le plus grand 1 Ce préconstruit pouvant lui-même varier selon les cultures.
14
FORMES ET FONCTIONS DE LA PARODIE PUBLICITAIRE nombre. Soit en effet ces hypotextes reposent sur de véritables topoï, au sens de Ducrot (1988) et d’Anscombre (1995)1. Ainsi, l’exemple suivant : (38) Tout ce qui est rare n’est pas forcément cher. (Riz Perliz, in Cuisiner Magazine du 04-1996)
apparaît comme une transformation de l’adage : « Ce qui est rare est cher », lequel s’articule sur le topos + RARE, + CHER. Ou la parodie Apple (21) du Petit Chaperon Rouge trouve sa caution doxique dans le topos + PUISSANT, + EFFICACE2. Soit les hypotextes de ces parodies constituent des arguments d’autorité reconnus socioculturellement. C’est le cas pour la plupart des citations parodiées provenant du monde réputé prestigieux des arts, des sciences ou de la littérature, à l’instar de ce slogan qui emprunte son modèle à Hamlet de Shakespeare : (39) Être ou ne rien être. (Montres Baume et Mercier, in L’Hebdo du 14-07-1990)
Soit les hypotextes à la source de l’exercice parodique se présentent comme des expressions partagées, stockées dans la mémoire discursive du public. Cette caractéristique est évidente pour les locutions lexicalisées à l’origine des parodies (26), (36) ou (37). Mais en tout état de cause, grâce à leurs manipulations hypertextuelles qui suscitent une assimilation de ces formulations doxiques, les parodies publicitaires permettent d’étayer la singularité des annonces concernées par l’impact peu contestable et par la valorisation générale attribués à de tels hypotextes. De plus, au niveau de leur mécanisme argumentatif proprement dit, les publicités doivent si possible persuader immédiatement leurs récepteurs, à la lecture des annonces, sous peine d’avoir une efficacité incertaine. Du fait de leur hypotexte doxique, les parodies sont en mesure d’assurer cette persuasion très rapide, selon deux procédures opposées. Tantôt en suivant une démarche conformiste très fréquente, l’hypertexte parodique se contente d’intégrer l’argumentation publicitaire dans la perspective doxique de l’hypotexte, surtout lorsque celle-ci est orientée positivement. Le JE-DIS de l’annonceur fait dès lors écho au ÇA-DIT ou au ONDIT de la doxa, à travers une polyphonie convergente3. Ainsi en est-il avec les exemples (3), (24), (37) ou celui-ci : (40) Qui veut voyager loin aménage sa voiture. (Migros Brico-Loisirs, in Le Matin du 18-06-1995)
Dans ce genre d’occurrence, il suffit que le lecteur accepte les valeurs partagées collectivement de l’hypotexte doxique (+ LOIN, + PRÉVOYANCE) pour qu’il adhère sans trop de difficultés à la valorisation du produit par cet hypotexte. Tantôt moins souvent, selon une démarche cette fois singulative, l’hypertexte parodique va à l’encontre de la perspective doxique de l’hypotexte, le JE-DIS de l’annonceur contestant le ÇA-DIT ou le ON-DIT de la doxa par le biais d’une polyphonie divergente. Ce qu’on observe à propos des hypotextes des slogans (12) : + ABUS, + DANGER ; et (38) : + RARE, + CHER. Dans de tels slogans, la réorientation positive de ces hypotextes négatifs (—> + ABUS, + PLAISIR ; et + RARE, 1 D'après ces deux linguistes, les topoï sont des matrices binaires et scalaires, formalisables en +/- X,+/Y, qui servent de garant au bon enchaînement de la plupart de nos argumentations. Pour le rôle des topoï dans la publicité, voir Bonhomme (2000). 2 Ce topos se répartit sur les deux répliques du microdialogue inséré dans l'annonce. 3 La polyphonie convergente définit les cas où un énoncé met en jeu des voix énonciatives hétérogènes, mais qui suivent une même direction.
15
L’INTERTEXTUALITE - CHER) possède en elle-même une force de persuasion suffisante pour que l’annonceur n’ait pas à l’étayer par des justifications supplémentaires. De la sorte, dans les parodies publicitaires, que l’hypertexte se conforme à un hypotexte doxique positif ou qu’il récuse un hypotexte doxique négatif, cet hypertexte permet de passer directement du DIRE de l’annonceur au CROIRE du lecteur, en raison de son orientation invariablement valorisante. Mais dans les deux cas, on a davantage affaire à une infra-argumentation, fondée sur l’adhésion empathique à un discours idéalisant, qu’à une véritable argumentation rationnelle, progressive et circonstanciée. 4. CONCLUSION Au terme de ces quelques remarques, on voit que, même si elle est parfois délicate à manipuler, la parodie publicitaire offre toutes les garanties d’une efficacité communicative optimale. D’un côté, ses structures protéiformes permettent une meilleure accommodation du discours info-médiatique des annonces à la diversité des produits à promouvoir. D’un autre côté, outre qu’elle met en évidence la maîtrise de la parole de l’annonceur, la parodie publicitaire apparaît comme une pratique rhétorique complète. Elle concilie en effet l’importance du savoir (l’inventio), le plaisir de la réécriture (l’elocutio) et la portée perlocutoire (la persuasio) liée à la séduction de cette dernière. Sans doute, ses transformations intertextuelles restent assez modestes, si on les compare à la forte créativité de la parodie littéraire. De plus, malgré leur caractère souvent conventionnel, ces transformations courent le risque de ne pas être toujours perçues par une partie de leurs destinataires. Ou inversement, du fait de leur tendance à la facilité et de leur contenu doxal, elles peuvent être rejetées par certains lecteurs. Mais de tels échecs sont finalement rares, car la grande majorité du public joue généralement le jeu de la rhétorique parodique. BONHOMME Marc Université de Berne marc.bonhomme@rom.unibe.ch BIBLIOGRAPHIE ADAM J.-M. & BONHOMME M., L’Argumentation publicitaire, Paris, Nathan, 1997. ANSCOMBRE J.-C. (éd.), Théorie des topoï, Paris, Kimé, 1995. BÖHN A. & VOGEL S., "Formzitate in der Werbung", in Böhn A. (éd.), Formzitate, Gattunsparodien, ironische Formverwendung, St Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 1999, 241-260. BONHOMME M., "Topoï et argumentation publicitaire", in Adam J.-M. & Bonhomme M. (éds), Analyses du discours publicitaire, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, 2000, 185-207. DUCROT O., "Topoï et sens", in Maurand G. (éd.), Actes du 9° Colloque d’Albi, Toulouse, CALS, 1988, 1-22. GENETTE G., Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982. JAKOBSON R., Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963. JOST F., "La publicité vampire", Degrés, 44, 1985, e1-e18. LUGRIN G., "Splendeur et décadence de la créativité publicitaire : entre copie formatrice, plagiat crapuleux et allusion parodique", Com. In Magazine, Lausanne, mai 2003, 10-13. PIÉGAY-GROS N., Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996. REYMOND Cl., "Quand la pub joue les travelos…", Télé Top Matin, Lausanne, 21 mai 1994, 15-16. SAMOYAULT T., L’Intertextualité, Paris, Nathan, 2001.
16
L’INTERTEXTUALITÉ ET L’IMAGINAIRE DU TEXTE Depuis la définition de l’intertextualité par Julia Kristeva à la fin des années soixante, cette théorie s’impose presque dans toutes les analyses littéraires. Dans l’avant-propos du livre de Nathalie Piégay-Gros, intitulé Introduction à l’Intertextualité, nous trouvons cet aspect général de l’intertextualité qui englobe toutes activité artistique et surtout littéraire : « la généralisation de la notion d’intertextualité a également entraîné une extension assez considérable de ses limites, et, par conséquent, une déperdition de son sens. Non seulement les définitions de l’intertextualité sont variables, mais les limites de l’intertexte sontelles aussi incertaines : où commence et où s’arrête-t-il ? Faut-il considérer comme un phénomène intertextuel la seule présence objective d’un texte dans un autre, dont la forme emblématique serait la citation ? Mais que signifie l’objectivité, lorsque la mémoire, la culture, c’est-à-dire aussi bien l’ancrage dans une histoire donnée, sont en jeu ? »1. Tout ce qui nous intéresse ici, c’est de dire encore une autre fois que l’intertexte n’a pas de limite et nul ne peut préciser ses limites. Autrement dit tout est intertextuel : les notions sont impliquées les unes dans les autres et les textes se font les textures ; d’où « un tissage de l’écrit et une toile d’idées que l’on a faite en entrelaçant des files »2. Alors « l’intertextualité est donc le mouvement par lequel un texte réécrit un autre texte »3. Il faut donc signaler que si l’intertextualité signifie l’écriture d’un texte par un autre, il y aurait une relation imaginaire entre les textes. Cette relation sémantico-imaginaire des textes se trouve plus dans les œuvres littéraires. Il est à noter que le terme d’intertexte, considéré d’abord comme une notion pré-théorique, désigne souvent un objet culturel à savoir littéraire, théâtral, filmique, médiatique, pictural etc. Mais dans le domaine littéraire, cet intertexte correspond, plus que les autres activités culturelles, aux procédés de création. Dans une forme romanesque, l’intertextualité joue surtout un rôle crucial dans l’élaboration de l’imaginaire du texte qui fait à son tour l’ossature des éléments de l’écriture. À vrai dire, les créations littéraires trouvent souvent leurs substances dans un rapport explicite ou implicite avec d’autres œuvres. L’insertion d’un texte dans un autre réactualise d’une part la cohérence d’un nouveau texte et évoque d’autre part la 1
Piégay-Gros Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Dunod, Paris, 1996, p 2. Ditl (dictionnaire International de termes Littéraire), Intertextualité, Internet, 2003, p. 1. 3 Piégay-Gros Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Dunod, Paris, 1996, p. 7. 2
17
L’INTERTEXTUALITE diversité de l’esprit dominant du texte4. Dans le processus de l’écriture, dès que l’on s’approche du domaine de l’imaginaire, on est déjà dans un carrefour de sens, "d’approche textuelle"5 et d’influence intertextuels qui s’imposent au fur et à mesure que le texte se développe. Mais bien que l’intertexte prépare et rappelle l’imaginaire du texte, son intervention se fait par de multiples mécanismes langagiers6. Il est évident que les écrivains essaient, dans leurs œuvres littéraires, de créer un monde bien imaginé tout en le changeant en un monde possible qu’ils présentent sous forme d’un roman ou d’autres activités artistiques. Ce qui fait l’esthétique d’une œuvre littéraire7, c’est l’aspect imaginaire de l’écrit qui vient des intertextes impliqués les uns dans les autres. Bien que le texte ait des fragments imaginaires dus aux intertextes différents, et que l’on n’arrive pas à préciser leurs limites dans la création des conceptions littéraires, mais il n’est fait en effet que des multiples imaginaires qui assurent tous l’unité de l’écrit et de son sens. Mais les intertextualités qui nourrissent l’imaginaire du texte littéraire ne sont pas toujours comme la présence objective d’un autre texte ou des emprunts saisis à telle ou telle œuvre, mais plutôt un mouvement ou un courant qui hante tous les textes. Le monde romanesque étant la plupart du temps, imaginaire et fictionnel, possède assez souvent les intertextes imaginaires aussi. Ici nous essayons d’étudier certaines techniques langagières8, utilisées par les romanciers, surtout par Nathalie Sarraute, qui assurent d’abord la présence des courants intertextuels fictionnels et favorisent ensuite l’effet de l’intertextualité dans la préparation de l’imaginaire. Ces courants se présentent sous forme de, je les appelle, l’auto-intertextualité et l’intertextualité fictionnelle. 1. AUTO-INTERTEXTUALITE Ce procédé consiste à faire l’imaginaire du texte par un retour symétrique ou auto-intertextuel de certains mécanismes langagiers. En effet la vraie source de l’imaginaire vient de ce que l’on peut appeler le jeu d’intertextes. Par exemple dans Les Fruits d’Or de Nathalie Sarraute, nous sommes témoins à la fois du déroulement des événements et des discours qui se superposent sur le plan intertextuel. Le texte devient son propre intertexte, d’où une auto-intertextualité qui règne sur le roman. Celui-ci est fait de l’intertexte de "surface" et de texte de "profondeur"9 qui nourrissent tous les deux l’imaginaire. À vrai dire si l’on considère Les Fruits d’Or de Sarraute comme un texte, il faut aussi envisager l’œuvre imaginaire d’un certain Bréhier, auteur fictif, intitulée elle aussi Les Fruits d’Or, comme l’intertexte. Ces deux éléments se rapprochent et s’éloignent à la fois. Il y a donc, pour prendre l’expression de Jean Ricardou, un redoublement et une rupture10. 4
Genette Gérard, Palimpsestes, Le Seuil, col. "Poétique", Paris, 1982, p. 38. Bergez D. et al., Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Dunod, Paris, 1996, p. 155. 6 Le rôle du langage dans le rapprochement du texte et de l’intertexte est très important chez Nathalie Sarraute. 7 Bakhtine Mikhail, Esthétique et Théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978, p. 14. 8 Rykner Arnaud, Nathalie Sarraute, Ed. du Seuil, Col. Les Contemporains, Paris, 1991, p. 45. 9 Assadollahi A., L’Absence et ses mécanismes langagiers chez Nathalie Sarraute, Septentrion,, Lille, 1999, p. 43. 10 Ricardou Jean, Pour une théorie du Nouveau Roman, Ed. du Seuil, col."Tel Quel", Paris, 1971, p. 264. 5
18
L’INTERTEXTUALITE ET L’IMAGINAIRE DU TEXTE Il est à noter que quand, au sein du texte, le processus de l’écriture exige la présence inévitable et réciproque de deux éléments productifs, c’est-à-dire le texte et l’intertexte, c’est souvent dans un rapport mutuel entre ces deux que l’imaginaire se développe. Le texte accueille l’intertexte et en fait le corps et assure l’adhésion successive des autres intertextes. Mais dans Les Fruits d’Or de Sarraute, au contraire nous trouvons un procédé tout à fait différent. Ici c’est l’intertexte qui appelle le texte et nourrit l’imaginaire. L’intertexte devient, par un jeu langagier, la base et la source de l’imaginaire tandis que le texte perd de plus en plus l’efficacité de son rôle dans la production du sens et s’efface au profit de l’intertexte. Pour traiter l’effet de l’intertexte sur le texte et pour exprimer le fait imaginaire qui en résulte, on peut dire que Sarraute va souvent à rebours de l’usage du langage. C’est-à-dire que pour assurer le maximum de compréhension des faits de la situation, elle essaie d’aborder les choses à l’envers, de l’intertexte vers le texte ; d’où une démarche de l’effet vers la cause, une émotion qui précède l’information, une inversion de la motivation réaliste et une identification des personnages qui reste inhabituelle. La présence excessive des intertextes comme le titre du livre fictif, Les Fruits d’Or, son auteur, Bréhier, et les événements elliptiques, tronqués, courts et inachevés qui évoquent le contenu de ce roman imaginaire sont les facteurs dominants dans la création de l’imaginaire et favorisent le déroulement du texte. Autrement dit, le texte produit son propre intertexte auquel il doit sa vivacité et son développement. Toutes les expressions traitant le contenu du livre fictif de Bréhier proviennent de l’intertexte, font la texture de l’imaginaire et deviennent le texte luimême ; d’où une auto-intertextualité permanente qui perfectionne le processus de l’écriture et facilite le jeu de langage. La présence de cet intertexte qui se centre surtout sur le titre du roman de Bréhier, est comme une source inépuisable qui diffuse à la fois les éléments essentiels du texte et qui garantit l’unité de l’écrit et son imaginaire. Dès le début du roman, le titre fictif et intertextuel, et les expressions qui en dépendent, déclenchent le mécanisme de l’écriture : « Les Fruits d’Or… vous m’entendez ? Qu’en avez-vous pensé ? C’est bien, n’est-ce pas ? »11, « Les Fruits d’Or, c’est bien. Vous pensiez cela… vous trouviez que Les Fruits d’Or, c’est bien ? » (p. 16) « Et Les Fruits d’Or, est-ce que vous aimez ça ? Et Les Fruits d’Or, vous aimez ça ? » (p. 20) « Et Les Fruits d’Or, est-ce que vous aimez ça ? » (p. 25) etc. De ces répétitions intertextuelles, le texte et l’imaginaire sont nourris et mis en relief. Autrement dit, leur simple présence objective suffit de relancer une ouverture vers un courant souterrain qui fait tout12. Les premiers chapitres du roman passés, nous trouvons le même titre intertextuel qui change de méthode du fonctionnement : « c’est un très beau livre, Les Fruits d’Or. » (p. 37) « Les Fruits d’Or, c’est un très beau livre. » (p. 39) « Les Fruits d’Or, c’est un très beau livre. » (p. 51) Quelques chapitres plus loin, il y a encore un changement de ton et de contenu au niveau de ce titre auto-intertextuel : « Les Fruits d’Or, c’est le meilleur livre. » (p. 58) « C’est beau, Les Fruits d’Or. » (p. 32) « Les Fruits d’Or, un texte encore inédit, tout à fait étonnant. » (p. 86) « Les
11 12
Sarraute Nathalie, Les Fruits d’Or, Gallimard, col. "folio", Paris, 1963, p. 10. Pierrot Jean, Nathalie Sarraute, José Corti, Paris, 1990, p. 116.
19
L’INTERTEXTUALITE Fruits d’Or, j’ai trouvé ça d’un drôle. » (p. 87) « Les Fruits d’Or, c’est un raz-demarée. » (p. 90) etc. Dans tout au long du livre, il y a un retour à ce terme initial, à ce déclencheur de sens et de texte. C’est un intertexte typographique qui, (il s’écrit exactement comme le titre du roman de Sarraute) renvoie systématiquement à la production du texte et de l’imaginaire. Alors pour le lecteur, cette présence de l’intertexte ne se limite pas à un repérage des traces qu’il aura laissées, mais elle le conduit plutôt à percevoir ce qui est annoncé d’une manière ludique par ce titre fictif, à interpréter les ellipses et le sens implicite du langage et à jouer avec l’auteur sur ce qui nourrit l’imaginaire du texte. 2. INTERTEXTUALITE FICTIONNELLE S’il y a une présence objective d’un texte dans un autre, elle n’inclut pas toujours d’interférences explicites ou implicites. Autrement dit, il se peut que le texte et l’intertexte n’aient pas de rapport extra-textuel ou réel, mais seulement illusoire et imaginaire qui engendrait la productivité de l’écriture. En fait, l’intertextualité ainsi posée ne renvoie ni à la reprise d’une œuvre du passé, ni à une référence contenue dans un texte, ni à une co-présence entre deux textes et ni à un mouvement implicite qui pourrait les rapprocher l’un de l’autre, mais plutôt à un domaine fictionnel établi par un jeu de langage et de mots. Ici on peut dire que le texte et l’intertexte sont autant dans l’attraction que la répulsion. Le texte est fait de la présence des intertextes fictionnels qui assurent l’imaginaire de l’écrit, et l’intertexte est à son tour un repère textuel et productif qui oriente tous les éléments constructifs du roman : les personnages, les critiques fictifs cités, les écrivains, les artistes, les péripéties, les titres de certains livres romanesques et les extraits fictifs de certaines œuvres réelles ou imaginaires, sont tous de simples prétextes fictionnels qui garantissent le déroulement de l’écriture sarrautienne et nourrissent l’imaginaire du texte. Il est à noter que, dans cette partie du travail, il y a une inversion au niveau des rôles accomplis par le texte et l’intertexte. L’intertexte fictionnel ou le déclencheur de l’écrit s’impose dans la partie de "conversation" ou de "surface" tandis que le texte ou le produit littéraire se trouve dans le domaine de " sousconversation"13 ou de "profondeur". Dans les intertextes, il y a un langage "articulé" ou un support verbal mais sans référent réel et le lecteur n'y trouve que des termes brefs et tronqués qui n’aboutissent à rien, mais par contre le texte est le lieu de l’imaginaire et tout vient des profondeurs et des "lieux silencieux et obscurs"14. Car le texte déborde la sphère appauvrissante du langage et s’approche des courants souterrains de l’imaginaire. Ici la fiction prépare l’imaginaire du texte et devient le lieu de production du sens. Dans l’ensemble de ces intertextes fragmentaires et fictionnels qui sont conçus comme un organisme de déclencheur de l’imaginaire, il n’y a pas de continuité et de suite. On a l’impression que l’auteur tente de nous faire croire qu’il s’agit de vrais intertextes et ainsi il établit une conjonction entre les différents termes tout en leur donnant une dimension ludique qui assume l’effet réel 13
Sarraute Nathalie, L’ère du soupçon, Gallimard, Paris, 1956, p. 97-98. Benmussa Simone, "Conversation avec Nathalie Sarraute", Nathalie Sarraute, qui êtes-vous ?, La Manufactura, Paris, 1987, p. 59-60. 14
20
L’INTERTEXTUALITE ET L’IMAGINAIRE DU TEXTE de l’écriture. Ces intertextes fictionnels se greffent sur le texte des Fruits d’Or de Sarraute sous forme d'énoncés, de mots, de noms propres et d’autres. Ici nous abordons seulement l’étude des énoncés et des noms propres. Selon Piégay-Gros, « la théorie de l’intertexte intervient donc à l’intérieur d’une conception du texte extrêmement cohérente et rigoureuse qui modifie profondément la pensée de l’écriture, et, par conséquent, les formes de la lecture et de l’analyse »15. Mais au contraire, dans les œuvres de Sarraute, bien qu’il y ait toujours une forme d’intersections explicite et implicite entre son texte et les autres, mais puisque ces derniers ne sont pas toujours réels, ils n'ébranlent pas la cohérence du texte et ne modifient pas non plus l’imaginaire de l’écriture. Par contre, pour prendre les termes de Gérard Genette, l’hypotexte fictionnel n’est qu’un déclencheur qui conduit le déroulement de l’hypertexte et s’efface au fur et à mesure que celui-ci se développe. Autrement dit, l’imaginaire de l’hypertexte est fourni et assuré souvent par un hypotexte fictionnel pour une durée précise ; mais dès que l’hypertexte arrive au bout de son souffle, il faut un autre ressort hypotextuel, d’où le texte est en perpétuel devenir. Nous essayons de citer quelques intertextes fictionnels, introduits dans le texte sarrautien afin d’assurer l’acte de l’écriture et de donner le souffle à l’imaginaire : « Je n’en veux pour exemple que cette scène étonnante, et je choisis presque au hasard, il y en a d’autres… elle n’a pour moi d’égale que celle dans le salon des Rênal, entre Madame de Rênal et Julien… c’est la même force, la même concision… cette élégance, ce galbe si pur… en quelques mots tout est dit… on assiste à la naissance de l’amour… vous vous souvenez… cette scène sur la terrasse, au bord du lac, à Mouchy, quand Estelle frissonne et Robert ou Gilbert… je ne m’en souviens plus… oui, c’est ça, Gilbert se lève sans un mot et va lui chercher son châle. Et par ce simple geste, mais il faut voir comment cela est écrit, tout est dit. » (p. 43-44) Dans le passage cité ci-dessus, nous trouvons deux sortes d’intertextes. Il s’agit d’abord d’un hypotexte réel qui nous rappelle le jeune Julien du Rouge et le Noir de Stendhal et son sentiment profond envers Madame de Rênal. Mais petit à petit l’horizon de la fiction s’ouvre et l’intertexte réel change, par une comparaison, en un hypotexte fictionnel par lequel l’auteur nous fait connaître un extrait d’un livre intitulé Les Fruits d’Or écrit par un certain Bréhier ; d’où une illusion textuelle qui initie aux lecteurs la conception de l’imaginaire. Pour éviter la multitude des exemples qui pourraient déborder la limite de notre étude, nous tentons d’en sélectionner ceux qui nous semblent les plus probants. Les intersections créatives se trouvent abondamment dans le texte sarrautien. Nous en lisons quelques-unes : « La jeune femme, l’héroïne, Estelle, elle a de grosses jambes. — Mais où ? Je ne me souviens pas… — Si, si, c’est vrai, rappelez-vous, quand ils sont en bateau, juste après cette scène sur la terrasse… c’est dit en toutes lettres : "Il regardait ses jambes lourdes, aux chevilles épaisses…". » (p. 48) Quelques pages plus tard nous lisons : « Je suis amoureux d’Estelle, la scène au clair de lune… les cascades, les charmilles romantiques, ah, c’est fameux, ça, mon vieux. » (p. 80) Ou encore : « Moi Les Fruits d’Or, j’ai trouvé ça d’un drôle… J’ai ri… Tout le monde trouve que c’est un livre si triste, tragique, mais moi, si vous saviez comme j’ai pu rire… Il y a des scènes… Quand il a 15
Piégay-Gros Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Dunod, Paris, 1996, p. 36.
21
L’INTERTEXTUALITE manqué son train… ou quand ce personnage, vous vous souvenez, cherche son parapluie, mais c’est irrésistible… » (p. 87) Et vers la fin du roman, nous lisons : « Ici par exemple… ce passage-ci, moi je le trouve admirable. Ce début du chapitre, quand Olivier regarde par la fenêtre avant de quitter la maison… » (p. 112). Tous ces passages intertextuels fictionnels cités ci-dessus ne sont que de simples prétextes pour relancer le texte et pour donner une issue au fonctionnement du langage. Nous savons bien que le livre intitulé Les Fruits d’Or de Bréhier n'a existé que sous la plume de Sarraute et dont les extraits en question ne prouvent pas la présence objective d’un texte dans l’autre, mais des intertextes fictionnels qui font des illusions pour nourrir l’imaginaire. Le texte étant au bout de son souffle, aboutit souvent aux répétitions, aux interjections et aux tics qui appauvrissent peu à peu le rôle dominant du langage. C’est alors dans cette partie du travail que se fait jour un intertexte fictionnel pour en donner un ressort décisif. En fait, le texte et l’imaginaire se renouvellent chaque fois qu’il y a un changement d’intertextes. Roland Barthes, dans son livre Le Bruissement de la langue, étudie bien dans un chapitre intitulé "de l’œuvre au texte" le rapport existant entre le texte et l’intertexte. Il dit « l’intertextuel dans lequel est pris tout texte, puisqu’il est luimême l’entre-texte d’un autre texte, ne peut se confondre avec quelque origine du texte : rechercher les "sources", les "influences" d’une œuvre, c’est satisfaire au mythe de la filiation ; les citations dont est fait un texte sont anonymes, irréparables et cependant déjà lues… »16. Ici selon Barthes il s’agit d’une opposition entre « l’intertextuel d’une part et la source, la filiation d’autre part, s’inscrit dans un système qui oppose, terme à terme, l’œuvre au texte »17. Alors que chez Sarraute non seulement cette opposition de système n’existe pas, mais aussi l’intertexte oriente tour à tour le texte et sans lequel l’écriture semble être impossible. En un mot, l’intertexte fictionnel n’est considéré ni comme une empreinte ni comme un emprunt dans le texte original, mais il alimente avant tout l’imaginaire de texte et il sera englouti, au fur à mesure que l’écriture avance, par le texte lui-même ; d’où une union des deux éléments constructifs de l’écriture qui fait l’œuvre sarrautienne. La présence objective des énoncés fictionnels se substitue petit à petit par le greffage de certains noms propres au texte. Ces noms propres, réels ou imaginaires, font une forme d’hétérogénéité discursive dans le texte tout en suggérant une marque d’intertextualité. Si l’on arrive à démontrer le mécanisme des liens existant entre les noms propres des Fruits d’Or, on trouverait qu’ils assurent d’une part la cohérence du texte et préparent d’autre part son imaginaire. En fait, les noms propres réels annoncent le déclenchement du tropisme sarrautien et peu après ils se transmettent, par un jeu de langage, en noms fictionnels qui nourrissent l’imaginaire du texte : « voilà Verlaine, dans sa houppelande, assis devant son verre d’absinthe sur la banquette en toile cirée d’un vieux bistro, Rimbaud et sa mince cravate au vent, Gide et les fentes étroites de ses yeux d’Indien sous les larges bords de son chapeau de gaucho… Et celle-ci… » (p. 18) Juste à partir de ce mot, nous sommes dans la partie tropismique du texte. C’est-à-dire par le processus de "la réalité vers l’imaginaire", les noms propres rendent possible le déroulement de l’écriture. Nous 16 Barthes Roland, Le Bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984, cité dans Introduction à l’intertextualité de Piégay-Gros Nathalie,, Dunod, Paris, 1996, p. 34. 17 Ibid.
22
L’INTERTEXTUALITE ET L’IMAGINAIRE DU TEXTE lisons encore : « Depuis La Rochefoucauld, Madame de La Fayette, je le dis bien haut, depuis Stendhal, Brûlé a raison, depuis constant… Moi, tenez, moi qui ne lis plus guère de romans… je n’ai pas le temps… » (p. 34-35). Dans cet extrait, la présence du nom Brûlé prouve bien que les noms réels obéissent à la loi de "la réalité vers l’imaginaire". En parlant des critiques fictifs, de ceux qui auraient étudié Les Fruits d’Or de Bréhier, l’auteur nous cite leurs noms en leur adressant ses mécontentements : « Oh ces crétins… Brûlé… Mettetal, Ramon, Lemée, parrot… » (p. 93) Nous savons que ces gens-là n’existent pas et qu’ils n’ont jamais présenté leurs avis sur ce livre encore fictif, mais il s’agit plutôt d’ouvrir un horizon imaginaire pour le lecteur et de lui suggérer un effet d’intertextualité. Il est vrai que l’œuvre sarrautienne est faite d’un cocktail de voix de plusieurs noms réels ou imaginaires et que ceux-ci donnent une impression de l’interdiscursivité et de l’intertextualité, mais ici non plus non seulement l’opposition de système entre le texte et l’intertexte ne s’établit pas, bien au contraire, ces deux derniers font corps et favorisent le fonctionnement de l’imaginaire du texte. Nous pouvons dire, en guise de conclusion, que le système d’intertextualité ne vient pas toujours de la présence explicite et implicite d’un texte dans l’autre, mais il se peut que le texte suggère lui-même son propre intertexte. Ce mécanisme de productivité du langage assure à la fois la présence fictionnelle de l’intertexte et la construction du texte ; d’où une auto-intertextualité et une intertextualité fictionnelle. Le texte est dû à l’intertexte fictionnel et grâce auquel il est en perpétuel devenir. Il se trouve donc une intertextualité auto-référentielle qui nourrit l’imaginaire du texte. ASSADOLLAHI-TEJARAGH Allahchokr Université de Tabriz (Iran) BIBLIOGRAPHIE Assadollahi A., L’Absence et ses mécanismes langagiers chez Nathalie Sarraute, Septentrion,, Lille, 1999. Bakhtine Mikhail, Esthétique et Théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978. Barthes Roland, Le Bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984. Benmussa Simone, "Conversation avec Nathalie Sarraute", Nathalie Sarraute qui êtes-vous ?, La Manufactura, Paris, 1987. Bergez D. et al., Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Dunod, Paris, 1996. Ditl (dictionnaire International de termes Littéraire), Intertextualité, Internet, 2003. Genette Gérard, Palimpsestes, Le Seuil, col. "Poéthique", Paris, 1982. Piégay-Gros Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Dunod, Paris, 1996. Pierrot Jean, Nathalie Sarraute, José Corti, Paris, 1990. Ricardou Jean, Pour une théorie du Nouveau Roman, Ed. du Seuil, col."Tel Quel", Paris, 1971. Rykner Arnaud, Nathalie Sarraute, Ed. du Seuil, Col. Les Contemporains, Paris, 1991. Sarraute Nathalie, Les Fruits d’Or, Gallimard, col. "Folio", Paris, 1963. Sarraute Nathalie, L’ère du soupçon, Gallimard, Paris, 1956.
23
LES RAPPORTS INTERTEXTUELS REDONDANTS DANS LA CONSTITUTION DES PERSONNAGES DES GUIGNOLS DE L’INFO Nous nous intéressons à la notion d’intertexte dans un texte pluri-codique, c’est-à-dire utilisant des éléments codifiés qui ressortissent à divers systèmes sémiotiques. Nous entendons la notion de texte dans son aspect le plus large, c’est-àdire en tant que support sémiotique quelconque créateur de sens dans son rapport avec l’appropriation intersubjective, et élément de communication au service de la désignation référentielle. Nous tentons de mettre en exergue les différents rapports intertextuels qu’entretiennent les éléments constitutifs des sketches de l’émission les Guignols de l’Info, émission diffusée chaque soir à 20 heures sur Canal +. Pour étayer notre analyse nous nous sommes appuyés sur un corpus d’une quinzaine de sketches mettant en scène les personnages caricaturaux de « Ousama Ben Laden » et de « George W. Bush » — présentés dans l’ordre chronologique du Best Of 2001-2002 intitulé Une ispice di counasse d’année ! ! Nous nous sommes principalement attaché à la construction de leur personnalité en observant comment un profil psychologique est fabriqué principalement par l’ensemble posturo-mimogestuel, en relation étroite avec le verbal. Nous verrons de même comment le scriptural peut participer à la vision ironique et critique des auteurs envers les personnes publiques représentées. Ce rapport est complexe puisqu’il est nécessaire de tenir compte d’une hétérogénéité qui génère une idéologie, c’est-à-dire selon Vignaux une logique d’agencement des idées présentées de manière argumentée. Si les éléments constituant les sketches sont formés à partir d’une interrelation sémiotique structurée et structurante, il faut néanmoins distinguer le travail intratextuel, au sens de Genette, c’est-à-dire la relation au sein d’un texte de différentes structures sémiotiques, du travail intertextuel, c’est-à-dire soit la relation du sketch avec des textes activant des connaissances extérieures à l’émission qui participent à la sémantisation, — soit la relation d’un sketch avec des données tirées d’autres sketches. 25
L’INTERTEXTUALITE Malgré le fait que ces deux niveaux de structuration sont variables et difficilement quantifiables quant à leur participation à la construction du sens, nous tentons de démontrer que la personnalité propre à chaque marionnette ne peut être constituée que de la récurrence de chaque valeur intratextuelle issue de l’ajout des structures sémiotiques précitées, c’est-à-dire que les caractéristiques basiques de chaque personnage fabriquent une unité macrostructurée propre au monde des Guignols. Nous montrons par ailleurs que cet hypertexte (le sketch) peut devenir un hypotexte, au sens de Genette, lorsqu’il entretient une relation sous-jacente avec un autre sketch pour élaborer un nouvel hypertexte, c’est-à-dire une structure d’un niveau supérieur porteuse d’un sens qui dépasse l’unité du sketch. 1. LES DIFFERENTS ELEMENTS INTRATEXTUELS MIS EN ŒUVRE La constitution d’un sketch en tant qu’ensemble signifiant, « intertextualisé », voire « intertextualisable », passe par l’imbrication inévitable d’éléments sémiotiques hétérogènes dans l’intratexte du sketch. Nous allons donc nous intéresser à l’ensemble posturo-mimo-gestuel et à ses interactions avec le scriptural, premier représentant de la critique interne de la part des auteurs des Guignols, et avec le verbal, expression caricaturée des deux marionnettes sur laquelle se greffe la critique interne du discours ironique. 1.1. L’ensemble posturo-mimo-gestuel L’analyse de l’appareil posturo-mimo-gestuel demande une précision que nous ne pouvons pas développer ici, nous ne retiendrons que les éléments les plus pertinents dans la détermination de la personnalité des deux marionnettes. 1.1.1. « George W. Bush » Les postures les plus caractéristiques de « Bush » participent d’un comique par infantilisation que l’on pourrait nommer ridiculisant. En effet, la plupart du temps il est accompagné de « Sylvester », personnalisation synecdochique habituelle du pouvoir américain. Celui-ci parle à la place de « Bush » ou au nom des États-Unis d’Amérique et il lui donne des ordres. « Bush » prend alors des postures plutôt figées, un peu comme celle d’un enfant patientant ou obéissant. Son attente est de courte durée puisqu’il manifeste sa présence assez rapidement, d’où une succession d’actions burlesques, voire absurdes. (Cf. sketches 1, 3, 9, 12, 16 et 18) La gestualité est de ce fait simplifiée sans pour autant être asémique, car il fait de grands gestes des bras, des mouvements de corps brusques pas toujours compréhensibles immédiatement, souvent imitatifs — dans une partie du sketch 3 (suite du sketch 1) il fait les mêmes gestes que « Sylvester » avec un temps de retard. Mais il a aussi des signes d’acquiescements de la tête lorsque « Sylvester » lui demande impérativement d’agir de telle ou telle manière. Il lève régulièrement l’index droit avant de prendre la parole ou, semblant peu sûr de lui, pour la demander comme un enfant craignant de dire une bêtise. Lorsqu’il réfléchit, il pose quelques fois l’index sur sa lèvre inférieure (Cf. sketches 1, 3, 12). Il a parfois des occupations enfantines : dans le sketch 12 il joue avec des poupées mannequin.
26
LES RAPPORTS INTERTEXTUELS REDONDANTS… Les mimiques sont des grimaces soit de mécontentement, comme un enfant contrarié par la réponse d’un adulte, soit d’incompréhension des choses. Elles accompagnent un discours ou des gestes enfantins. (Cf. sketches 1, 3, 9) 1.1.2. « Ousama Ben Laden » Les postures de » Ben Laden » contrastent avec celles de « Bush ». Elles sont plutôt détendues, (Cf. sketches 5, 7, 9) il exprime parfois même de la joie (Cf. sketch 8 MUSIC BOX), mais s’inquiète pour des choses secondaires comme une amende. (Cf. sketch 15 MARATHON DE NEW YORK) Les gestes sont posés, sans agressivité ni brusquerie. Les habitudes qui le caractérisent sont le lissage de la barbe, le soulèvement des bras et des épaules — expression d’une perplexité ou d’un manque de connaissance en rapport avec la question que lui pose généralement PPD, — l’écartement des bras, les paumes tendues vers le ciel pour s’en remettre à la volonté d’Allah (Cf. sketch 5 NOUVELLE ECONOMIE) ou encore un geste de menace envers PPD de l’index droit. L’exception est le sketch 4 où on le voit montrer son postérieur aux satellites américains qui l’ont repéré. Elle représente autant la vision des auteurs envers le gouvernement américain — trace idéo-logique qui se justifie d’elle-même — que le fait que le vrai Ben Laden soit toujours libre malgré cette technologie. Les mimiques sont peu appuyées et rares. Quelquefois une moue de réflexion ou de perplexité apparaît mais souvent c’est le regard qui se veut insistant, plus rarement menaçant. Cet effet est alors engendré soit par un rapprochement de la marionnette vers la caméra, soit un mouvement de la caméra parfois doublée de mouvements de l’index de la marionnette. (Cf. LI VISIOPHON sketch 17) Ainsi l’appareil posturo-mimo-gestuel met en place par redondance une part de la psychologie des deux personnages. La répétition intratextuelle des mêmes éléments d’un sketch à l’autre aide à la stabilisation de la parodie et peut servir d’indice sur la façon dont les auteurs les considèrent. 1.2. Éléments scripturaux et valeurs critiques L’utilisation d’éléments scripturaux par les auteurs des Guignols n’a pas pour seul but d’apporter un titre aux sketches. Utilisés à des fins humoristiques ils fonctionnent souvent sur le principe de la parodie lexicale et introduisent le sketch qui suit sans clarifier néanmoins la thématique du sketch pour autant. Ils apportent pourtant des éléments sémantiques à la compréhension du sketch, voire de l’ironie qui y est développée. Les éléments intertextuels convoqués sont des références culturelles reprises intégralement de titres d’œuvres littéraires, de films, de noms d’émissions télévisées, de citations ou d’expressions idiomatiques, — hypotextes, au sens de Genette, à (re) contextualiser — ou des parodies phrastiques renvoyées à un personnage qui conservent néanmoins l’essentiel de leurs sèmes. D’autres formes scripturales apparaissent au cours des sketches, ce sont soit des dénominations humoristiques caractérisant les marionnettes en rapport ou non avec le thème développé, soit la date du jour en début d’émission.
27
L’INTERTEXTUALITE 1.2.1. Les éléments scripturaux rattachés à « George W. Bush » MR SYLVESTER GEORGE BUSH PRESIDENTS DES ÉTATS-UNIS (Sketches 1 et 3)
ALERTE A MALIBU (Sketch 12) JEUX DE GUERRE… (Sketch 16) VENEZ NOMBREUX (Sketch 18)
Chaque élément touche à des thèmes liés aux USA. Le premier élément scriptural, rattaché aux sketches 1 et 3, est une dénomination allusive insinuant que ce n’est pas Bush qui prend les décisions, il n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les multiples liens intertextuels activés (internes à l’émission ou extralinguistiques) en rapport avec l’idée aident le téléspectateur à saisir l’allusion. Le deuxième élément scriptural est une référence à un stéréotype culturel qui donne à voir une vision idéalisée de l’Amérique (des hommes et des femmes parfaits physiquement et mentalement) dont le représentant intertextuel est ici le feuilleton américain Alerte à Malibu. Il contraste avec le développement du sketch 12 évoquant l’alcoolisme des hommes de la famille Bush, l’inculture des Américains (intertextes du monde réel) et le crétinisme prêté aux Bush par les Guignols (intertexte du monde possible). Le sketch 16 est une parodie des Oscars mêlant réalité et fiction. On y voit « Sylvester » nommer les pays à qui les Américains désirent faire la guerre. C’est l’Iran qui remporte l’oscar, ce qui le contente fortement. Les auteurs laissent entendre ici que la guerre est une décision purement stratégique pour l’Amérique. Des références aux deux guerres contre l’Irak mais aussi à l’idée récurrente que les explications des décisions américaines de déclencher une guerre n’ont pas de fondements valables doivent être utilisées en contexte. Le choix de l’Iran par les compagnies pétrolières en fin de sketch évoque des connaissances intertextuelles se référant indéniablement aux motivations des guerres décidées par les USA.. Le dernier titre possède un sens ambigu car l’injonction Venez nombreux tend à évoquer une invitation à participer à un spectacle mais il ne prend sa valeur qu’en contexte, car une succession d’images renvoie aux autres sketches sur « Bush » et sert d’argumentaire qui tente d’inciter le téléspectateur à participer en fait à un évènement public, celui de voter afin d’éviter l’élection d’un tel Président en France. On verra plus loin l’importance sémantique de la relation entre ces sketches. 1.2.2. Les éléments scripturaux rattachés à « Ousama Ben Laden » NOUVELLE ECONOMIE (Sketch ICI KABOUL… (Sketch 7) MUSIC BOX (Sketch 8) FREE PARTY (Sketch 10) FAMILY BUSINESS (Sketch 11)
5)
VIDEO GAG (Sketch 14) MARATHON DE NEW YORK
(Sketch 15) LI VISIOPHON
(Sketch 17)
On remarque linguistiquement que plusieurs titres sont d’origine anglophone. Les autres font référence indirectement à des thèmes liés à l’économie ou à New York. Seules exceptions LI VISIOPHON — parodie des saynètes des deux comiques Omar et Fred — qui sert de pierre d’achoppement à la moquerie, et VIDEO GAG — allusion intertextuelle à l’émission de TF1 présentant des vidéos d’amateurs dans lesquelles des personnes ou des animaux ont des déboires — mais dont l’orientation renvoie en contexte à l’idée que le 11 septembre est devenu une 28
LES RAPPORTS INTERTEXTUELS REDONDANTS… propagande médiatique l’argument sous-jacent est celui de la cassette retrouvée dans le désert, ici présentée comme un montage vidéo. On le voit, les titres, à défaut d’indiquer le thème principal, aident à former un liage sémantique qui se fonde sur un ou plusieurs intertextes (ayant une valeur de sous-thèmes) fortement connotés. Parallèlement, leur relation avec les différents niveaux sémiotiques participe à l’élaboration de la valeur signifiante de la macrostructure sketch et conforte les traits de caractère du personnage pris comme référence. Enfin, de manière générale, l’orientation thématique des titres indique un positionnement idéo-logique des auteurs déviant de celui des médias mais il est à compléter par le verbal oralisé et dialogué à l’intérieur des sketches. 1.3. Les éléments verbaux 1.3.1. « Bush » Dans le sketch 1, l’expression de « Bush » se caractérise par un vocabulaire simplifié et plein d’ingénuité lorsqu’il tente de s’exprimer en homme politique. En effet, il dévoile la fausseté du comptage lors des dernières élections américaines. On constate, sketch 3, à travers ses interventions, qu’il frôle cette fois la stupidité, le personnage s’anime ensuite d’une rage verbale destructrice aux fondements absurdes, comme celle que peuvent avoir parfois les enfants gâtés qui ont été contrariés. On assiste enfin à l’expression d’une crainte de représailles marquée par la répétition d’hésitations verbales qui se doublent de gestes enfantins de protection contre des avions qui pourraient à nouveau tomber. Sketch 6 « Bush » s’exprime intelligemment mais rapidement « Sylvester » lui prête sa voix pour une évocation très vengeresse du film Rocky III. La gestuelle et le dire sont donc ceux parodiés des intertextes filmiques de l’acteur Sylvester Stallone dont le patriotisme américain est un des ressorts. Ainsi lorsque « Bush » s’affirme, il est (dé) doublé par le personnage « Sylvester », ce qui lui donne une absence de poids politique et donc un manque de personnalité, il est alors montré comme une marionnette dirigée par la C.I.A. Dans le sketch 12, ce sont les connaissances que l’on a de l’homme politique Bush et de sa famille qui sont prises comme références intertextuelles. Ils sont les représentants intellectuellement limités de la population américaine, contrastant fortement avec la représentation idéalisée des USA déjà évoquée. Ici, l’accent est mis sur son incapacité à comprendre et à répéter à deux reprises un problème de mathématiques de collège. 1.3.2. « Ben Laden » Sketch 5, « Ben Laden », sûr de lui et moralisateur, apporte des arguments à PPD fondés sur des faits réels. À la fin du sketch il détourne habilement par un trait d’humour la gravité de l’attentat dont PPD l’accuse, il réussit d’ailleurs par trois fois à lui faire accepter ses arguments. Il reste calme face aux accusations et aux menaces multiples de PPD ce qui renforce sa sérénité. Gestes et paroles vont, une fois de plus, dans le même sens, leur adéquation conforte indéniablement la personnalité posée et assurée de « Ben Laden ».
29
L’INTERTEXTUALITE Dans ICI KABOUL…, sketch 7, « Ben Laden » fait du karaoké avec ses sbires, il est détendu mais aussi moqueur. Wanna be a part of it, New York, New York sont les paroles d’une chanson interprétée par Frank Sinatra, intertexte faisant allusion par jeu de mot à l’imbrication (part of) des avions dans les deux tours jumelles. Quant au scriptural il s’agit d’une parodie de l’expression « Ici Londres » débutant les émissions de France Libre depuis Londres durant la seconde guerre mondiale. La connotation négative de l’intertexte ne se retrouve pas à Kaboul, le conflit qui oppose l’Amérique au terrorisme est ainsi contextuellement neutralisé. « Ben Laden », sketch 8, s’amuse et n’est absolument pas inquiet. C’est lui qui trouve le titre de la chanson ainsi que l’interprète (américaines toutes deux). Ce qui contredit l’annonce de PPD (en tant que voix officielle) au début du sketch et annihile l’impact négatif de la propagande envers les talibans, évoqué indirectement, («Ben Laden » en est un des représentants ici) parce qu’il reprend un fait réel comme hypotexte instituant un rapport intertextuel avec lui. Le rappel intertextuel, sketch 10, du soi-disant détournement des deux avions par des talibans qui ont menacé de cutters et de ciseaux les membres de l’équipage, dédramatise le fait lui-même. La valeur litotique du rasoir minimise le détournement et ridiculise indirectement les services de renseignements américains. C’est une famille presque normale qui apparaît dans le sketch 11, à l’exception du fait que le terme ispice di counasse rappelle néanmoins les atteintes aux libertés des femmes afghanes pendant le régime taliban. « Ben Laden » nullement inquiété évoque la relève sous-entendue par l’expression Tout leur père, hein ? qui a la valeur d’une menace allusive qui plane sur les Américains. On retrouve la même expression dans le sketch 14. Elle prend, au fur et à mesure des sketches, une valeur plus comique que tragique. La fausse désignation de bêtisier par PPD renvoie à la cassette vidéo retrouvée par les Américains dans le désert. L’intertexte est évoqué par la voix off à la fin du sketch au moment où des avant-bras apparaissent à l’écran. Le fait que « Ben Laden » soit filmé par « Sylvester » fait référence à ses liens passés avec la C.I.A. L’idée de montage vidéo, de propagande, et donc de complicité entre les deux marionnettes, est renforcée par les erreurs d’expressions de « Ben Laden » et par la brève coupure de l’image exprimant une nouvelle prise à la base d’un montage vidéo. Si dans le sketch 15 « Ben Laden » désire s’arrêter ce n’est pas par peur des représailles américaines (évoquée verbalement en fin de sketch avec le terme B52) mais pour éviter une amende du fait que, comme lui, le « Mollah Omar » ne porte pas de casque. La valeur de l’hypertexte légal réduit la portée de la crainte de « Ben Laden » en la déviant vers une sanction moins conséquente. Présenté sous forme de saynètes le sketch 17 est une des nombreuses brèves dans lesquelles « Ben Laden », accompagné souvent du « Mollah Omar », fait des allusions « risibles » en utilisant des termes comme : les deux tours, chef de chantier, pilotes, New York, Wall Trade Center, etc. par liage intertextuel (termes tirés de sketches ou de relations extralinguistiques) avec le thème du 11 septembre.
30
LES RAPPORTS INTERTEXTUELS REDONDANTS… 1.4. Les valeurs axiologiques des relations intratextuelles 1.4.1. « George Bush » Nous avons vu que ce sont principalement les comportements redondants dans les sketches qui construisent une infantilisation du personnage, voire sa totale crétinité. Ils sont renforcés par une expression simplifiée et hésitante qui est marquée par de multiples questions que pose habituellement « Bush » à son conseiller. Ce sont des tournures marquant son incompréhension ou son besoin d’être rassuré. Il parle donc peu et dit des choses peu intelligentes, souvent décalées par rapport à ses gestes. 1.4.2. » Ben Laden » Les expressions redondantes de « Ben Laden » sont Ispice di counasse, expression reprise ensuite par tous les personnages d’origine arabe pour désigner les femmes, Pas de pessimisme, expression adressée aux Européens, Inch’ Allah pour réagir sur des évènements, C’est pas grave lorsque PPD revient sur sa position après avoir accepté ses arguments. Cela revient à dire qu’aucun élément verbal ni posturomimo-gestuel n’exprime de la peur face aux menaces américaines. Par ailleurs, des isotopies thématiques se créent par le biais de l’utilisation de mots tels qu’avions, pilotes, tours, etc., puisant dans les champs sémantiques gravitant autour des évènements du 11 septembre 2001 et point de départ d’une moquerie envers les Américains qui dédramatise l’attentat. Ainsi, pour ce qui est de « Ben Laden » les différents éléments constituant un sketch s’ajoutent les uns les autres et aboutissent à une personnalité différente de celle montrée par les médias, du moins neutre quant à son rôle dans l’attentat du 11 septembre, mais sa vision des femmes et leur punition publique ne sont pas omises. En outre, pour « Bush » l’appareil posturo-mimo-gestuel contredit le verbal et c’est l’intratexte qui va dans le sens négatif qui prédomine car le téléspectateur sait que les auteurs des Guignols s’opposent nettement à l’homme politique. Le décodage est orienté vers une dévalorisation à contre-courant des intertextes officiels pour les deux personnages (hypotextes en contexte et sous-thèmes des sketches). Chaque intratexte (posturo-mimo-gestuel, verbal et scriptural) élabore non seulement les sketches mais a aussi son importance dans la construction d’une mentalité attribuée à chaque personnage. Enfin des relations intertextuelles particulières peuvent apparaître à l’intérieur des sketches. Un premier phénomène peut être analysé, il s’agit d’une relation d’un niveau sémiotique interne aux sketches évoquant l’un ou l’autre des personnages et participant indirectement au thème développé dans le sketch. Le second phénomène est celui de l’ouverture sur une possible évolution de la caricature des personnages. 2. DES RELATIONS INTERTEXTUELLES SPECIFIQUES 2.1. Le rôle de l’intertexte dans l’évolution des macrostructures L’unique fois où « Bush » est placé dans un contexte sérieux il est sous la direction de « Sylvester » (Cf. sketch 6) alors représentant métaphorique de la C.I.A. Depuis son apparition le personnage a peu évolué, quelques sursauts patriotiques et
31
L’INTERTEXTUALITE des ersatz de décisions politiques transforment ponctuellement sa personnalité. Cela permet de mettre en évidence rétroactivement le thème principal. Quant à « Ben Laden », nous l’avons vu, il est devenu presque sympathique, il fait des « blagues » aux Américains ou sur les Américains, et passe sont temps à faire semblant de se cacher sans crainte de représailles. Même l’expression « Ispice di counasse » a perdu sa charge négative, sa valeur sémantique s’étant neutralisée. Les moments où il reprend son sérieux interviennent lorsque PPD l’accuse de tous les maux « internationaux », même ceux dont il n’est pas à l’origine. En résumé, les personnages ne peuvent évoluer que par rapport aux informations apportées sur les origines de l’attentat, et sur les comportements et les actions du Ben Laden et du Bush du monde réel apportés par les intertextes tirés des médias, mais, à l’instar d’autres personnages, la réalité renforce ici la fiction et donc une personnalité fortement établie au sein de l’émission. 2.2. Le rôle de l’intertexte dans la constitution du thème Les sketches 2 et 18 sont de bons exemples de liens existants entre deux ou plusieurs éléments intertextuels, thèmes internes à l’émission. Ils sont a priori sans aucun lien apparent, néanmoins ils sont réunis en un même lieu, le sketch. Par exemple, dans le sketch 2, le thème présenté par PPD est Ben Laden, puis il est mis en relation contextuelle avec l’intertexte Jean-Marie Messier — déjà intertexte d’autres sketches traitant du même thème — vers lequel est détourné le développement du sketch. La déviation renvoie à l’intertexte générique Vivendi Universal. C’est par le biais du thème implicité argent, apporté par la notion d’avis de recherche posée par PPD, que le téléspectateur peut lier les deux thèmes Messier, et Ben Laden en s’appuyant sur les connaissances intertextuelles les concernant. Dans le sketch 18, un message plus que sérieux est adressé aux téléspectateurs, électeurs potentiels afin d’éviter l’erreur de l’élection d’un Président tel que « Bush » en mai 2002. Les renvois intertextuels internes à l’émission des Guignols l’orientent vers un pôle humoristique, atténuent le sérieux du discours de la voix off lié au thème vote, et servent d’argument à l’incitation à aller voter. 3. LA CONSTRUCTION D’UN SENS AU-DELA DE LA STRUCTURE DES SKETCHES 3.1. Le rapport intertextuel entre les deux personnages Si les deux personnages se construisent par le biais d’une macrostructure qui leur est propre, il faut tenir de même compte du fait que se construit une surinterprétation par le biais de l’interrelation entre les macrostructures constituant les deux personnages. Pourtant, force est de constater que lorsqu’ils apparaissent dans la même séquence ils n’ont pas de contact direct. L’un des deux est seulement évoqué sans référence au conflit qui oppose les deux hommes politiques dans la réalité. Ceci n’est pas un hasard. C’est la base selon nous d’une relation intertextuelle d’un niveau supérieur par sketches interposés qui est ainsi créée par les Guignols. À notre avis, ce ne sont pas des éléments discursifs plus ou moins marqués qui prouvent ce que nous avançons mais plutôt justement une absence 32
LES RAPPORTS INTERTEXTUELS REDONDANTS… d’indices clairement délimités sémiotiquement. Nous l’avons vu d’une part aucun sketch ne confronte directement « Bush » et « Ben Laden », pas même un sketch représentant parodiquement le conflit idéologique entre les deux hommes. Les seuls moments où ils apparaissent alternativement sont les sketches 9 et 13 où leur opposition est très éludée et très allusive. Par exemple, le terme « Wassah » exprimé par « Bush » dans le sketch 9 résume bien l’absence d’affrontement idéologique entre les deux personnages. On se rend compte qu’ils sont même plutôt complices. La relative intelligence de « Bush » est encore mis en exergue ; ici dans son rapport avec le sérieux des « Sylvester » en fin de sketch. Parallèlement, le thème de l’anthrax fortement connoté négativement devient, par le biais de la parodie de la publicité en contexte, une substance chimique peu dangereuse. De même dans le sketch 13, « Bush » s’insère parmi des images sur le thème « Ben Laden » mais il a une valeur d’exemple. Il s’intègre dans une énumération de ce que « Ben Laden » n’aime pas sur fond de pouvoir taliban, il a donc une valeur d’hypotexte. Les Guignols expriment brièvement leur antipathie envers Bush tout en étant d’accord ponctuellement avec le fait que « Ben Laden » ne l’aime pas, occultant la lutte contre le terrorisme. L’exception qui confirme fortement notre idée est le sketch 17 LI VISIOPHON dans lequel « Ben Laden » a un comportement plus menaçant envers « Bush ». C’est par l’intermédiaire de la caméra, non en sa présence, et par le biais de la tournure comique « Qu’est-ce tu crois mister Bish. Que c’est le pays à ta mère ici ? » que s’établit le contact. La tournure sert d’argument indirect pour faire d’une probabilité temporelle une affirmation de l’affirmation « D’ici trois, quatre ans j’vous aurai foutu dehors ». En passant d’un vouvoiement à un tutoiement les auteurs dévient rapidement la menace verbale envers « Bush » (Bush ?) vers l’U.S. Force. Il était important de souligner que rares sont les mentions du patronyme Bush dans les sketches sur Ben Laden et vice versa. Nom, menace directe ou références intertextuelles précises sont évités, ce qui explique l’utilisation de termes génériques pour désigner Bush (États-Unis, Twin Towers, les Américains, etc.) et Ben Laden (avions, bougnoules, etc.) ; lexique neutralisant ainsi la confrontation entre deux hommes politiques qui sont en contexte les représentants de pouvoirs opposés. C’est en fait par le biais de l’intertexte majeur implicite 11 septembre, pris comme thème sous-jacent de chaque sketch, que ce fait le liage implicite entre les unités macrostructurelles constitutives de leur personnalité respective. 3.2. Les conséquences sur l’interprétation Le résultat de ce jeu original de renvoi entre les macrostructures fabriquées par les Guignols de l’Info est que le téléspectateur construit une image caricaturée des deux personnages qui peut avoir une incidence sur la façon de considérer les deux hommes. Sa vision du monde et son affect peuvent être perturbés par le discours humoristique de l’émission idéo-logiquement orienté. Le vrai Bush pourra être vu comme un crétin congénital et a contrario le bénéfice du doute sera laissé à Ben Laden. Les rôles du gentil et du méchant seront alors interchangés. En vérité aucune preuve irréfutable n’a été apportée sur le véritable auteur de l’attentat du 11 septembre ce qui explique alors la relative neutralité des auteurs quant à ce qui oppose les deux intervenants, d’une part par l’absence 33
L’INTERTEXTUALITE d’expression directe, en effaçant la gravité de celui-ci, et d’autre part en évitant le contact « physique » des deux marionnettes explicitant trop le conflit sous-jacent. CONCLUSIONS Nous avons vu les différentes relations intertextuelles qui forment des étapes enchâssées dans la construction d’un sketch. On passe de (micro) structures sémiotiques qui ne se suffisent pas à elles-mêmes à leur interrelation construisant une (macro) structure signifiante qui élabore la personnalité de chaque marionnette. S’y ajoute une autre valeur d’un ordre supérieur cette fois, relation sousjacente et signifiante des personnages par l’intermédiaire des sketches les prenant pour thème. Elle forme une construction sémiotique signifiante particulière au-delà des diverses relations intertextuelles à l’intérieur d’un sketch seul. Celle-ci poursuit le discours social en montrant la réalité sous un aspect original avec le risque d’influencer le téléspectateur dans sa façon d’aborder les discours officiels sur les enjeux internationaux et au final de réduire le conflit opposant l’Amérique aux islamistes à un affrontement entre Ousama Ben Laden et George W. Bush. AYMERIC Maurice Université de Franche-Comté aymeric_maurice@hotmail.com CORPUS Sketch 1 SANS TITRE (Extraits) Bush : Y’a plus avions ? […] Moi je veux déclarer une chose. (Levant l’index droit perpendiculairement au sol.), Moi j’avais perdu en Floride. C’était Al Gore le Président. (Inclinant l’index vers l’avant horizontalement.) Sketch 2 LE JUSTE PRIX (Texte intégral) PPD : En tout cas la tête de Ben Laden a désormais un prix. Pour sa capture Colin Powell propose 25 millions de dollars. (Tapotant plusieurs fois de l’index sur la table.) J.-M. Messier (Dans l’encadré.) : (Index levé.) J’achète. PPD : (Levant la main gauche paume tendue dans un mouvement de droite à gauche.) Non, monsieur Messier. Il n’est pas à vendre. C’est pour sa capture. J.-M. Messier : (Levant la main droite paume tendue, puis la posant lentement sur le cœur.) Ah ! Excusezmoi, c’est un réflexe. PPD : Oui. Oui. (Levant la main droite vers le haut, doigts repliés, paumes face à lui.) En même temps faut l’comprendre avec la crise cela fait dix jours qu’il n’a rien acheté. Sketch 3 (Suite du sketch 1. Extraits) [Bush répond à la question de PPD sur le comment du 11 septembre à la place de Sylvester.] Hé bien. Ce sont des avions qui ont foncé dans des tours. […] Je l’ai vu à la télé. (Levant les yeux au ciel.) C’est des avions… (Se rejetant soudainement en arrière pour se cacher sous la table.) [Bush réagit à une question posée à Sylvester à propos de leur incapacité à prévoir l’attentat.] Si. (Levant l’index.) Il faut tuer tous les jardiniers (Tapant du poing sur la table.) Et bombarder (Croisant rapidement les avant-bras puis les écartant.) les Jardilands. (Tapant du plat de la main sur la table.) [Après avoir copié les gestes de Sylvester avec un temps de retard] C’est c’est c’est pas risqué ? (Les avant-bras maintenus levés.) Sketch 5 NOUVELLE ECONOMIE (Texte simplifié) PPD : Je suis donc avec Ousama Ben Laden. Heu ! Ousama vous avez déstabilisé (Dressant l’index.) durablement le monde avec ces attentats. Ben Laden : (La main droite posée sur la gauche.) C’est un point de vue que je qualifierais de pessimiste. (Sur un ton lent et calme. Dressant l’index et le secouant lentement.) Vous êtes très pessimistes vous autres occidentaux. PPD : (Secouant lui aussi l’index droit.) Benn heu ! Oui. Faut dire qu’en c’moment… (Inclinant deux fois la main droite parallèle à la table vers la droite puis vers la gauche.) Ben Laden : Ça va aller. Inch’ Allah. (Ecartant les bras lentement puis joignant les mains comme pour prier.) Je crois que je vous ai fait du bien. [PPD réagit violemment.]
34
LES RAPPORTS INTERTEXTUELS REDONDANTS… Ben Laden : Je comprends, je comprends. (Ecartant lentement les bras et inclinant la tête vers PPD.) Tt ! Mais c’est parce que vous avez honte de regarder la vérité en face. PPD : Quoi ! ? Ben Laden : (Mouvements lents de haut en bas de l’index droit.) Vous les occidentaux vous n’avez jamais été aussi unis que depuis trois semaines. Et ça c’est grâce à moi. (Il écarte les bras, puis joint les mains pour les frotter l’une contre l’autre en regardant fixement PPD et en se penchant la tête vers lui.) Pour votre économie vous êtes tous solidaires. Et ça grâce à qui ? [PPD avouant que c’est grâce à lui.] Ben Laden : Hé ! oui. (Se penchant lentement en avant.) En plus, vous êtes pas obligé d’augmenter vos ouvriers. (Dirigeant le tranchant de la main droite sur la droite.) Maintenant ils travaillent avec le cœur pour l’amour de la patrie. (Redressant lentement la tête pour regarder vers le haut.) Grâce à qui ? [PPD avouant encore.] Ben Laden : (Ecartant les bras vivement.) Hé ! oui. (Se tournant vers PPD puis se prenant la barbe de la main gauche.) En plus vous avez trouvé un ennemi commun. Moi. (Lisant sa barbe du revers des doigts en maintenant sa main gauche levée.) Que wallah [Je te jure !] t’en avais plus depuis les communistes. (Levant longuement l’avant-bras droit la main faisant un petit mouvement de bas en haut du tranchant.) Que t’étais bien embêté pour justifier le budget de l’armée. Dans les rues de tes villes (Se tournant à l’opposé de PPD.) tu peux mettre la police partout. (Déplaçant rapidement sa main droite au ras de la table.) Les gens y disent rien. (Posant l’avant-bras droit contre lui, le poing serré.) Tu fais baisser la délinquance. (Relevant lentement les bras pour poser sa main droite sur son poing gauche.) Et tu vas contrôler tous les Gouvernements du monde pendant trente ans. Alors on dit merci qui ? [PPD remerciant puis se rétractant avec force.] Ben Laden : C’est pas grave. (Bras levés et écartés, la main droite s’inclinant vers l’arrière, paume face caméra.) N’empêche ! (Posant sa main droite sur le dessus de sa main gauche.) Vous l’avez rêvé ? Ben Laden l’a fait. [Après l’avoir traité de monstre PPD lui rappelle le blocage de ses comptes. Ben Laden lui passe son portable, une opératrice donne un chiffre astronomique. Alors PPD le menace de bombardements.] Ben Laden : (Tête inclinée vers PPD, les bras écartés.) Sûrement. Oui. Sûrement. (Serrant ses mains l’une contre l’autre.) Tt ! Mais chez moi c’est plus solide que chez vous. (Ecartant les bras puis les posant sur la table.) Moi si tu balances deux avions sur la montagne. Elle tombe pas la montagne. Au pire tu fais un petit éboulement. (Relevant les bras puis les rabaissant lentement tandis qu’il fait onduler ses dix doigts.) [Après que PPD l’a accusé de mépriser notre culture.] Ben Laden : (Levant la main droite, paume face caméra.) Tu es injuste. (Secouant la main de droite à gauche.) Regarde à New York. (Posant la main sur le cœur et se redressant.) Pour la première fois de ma vie j’ai joué au bowling et boum ! (Levant plus haut la main d’un mouvement rapide.) strike sur les deux tours. […] Sketch 6 SANS TITRE (Texte intégral) [Bush à la tribune devant un micro. Sur fond noir est écrit en arrière plan United we stand.] Bush (Parlant posément.) : Nous sommes tous unis, le pays est plus fort, plus uni, plus sûr de sa fierté. Oui. Nous allons gagner. Nous irons jusqu’au bout sans faillir. Nous allons réussir parce qu’on y croit. (Une musique en fond débute, puis devient plus audible : Musique du film Rocky.) Nous nous vengerons !. (Sa voix se transforme soudain.) Je veux gagner ce combat pour venger Apollo Creed. (Des mains lui posent sur les épaules un linge à la façon des boxers. Bush lève les poings, il porte des gants de boxe. La lumière se tamise.) Adrienne ! (Criant en secouant les bras vers le ciel, tête levée.) Je t’aiiiime ! ! Sketch 8 MUSIC BOX (Texte intégral) PPD : Une autre guerre fait rage, celle de la propagande. Il faut démoraliser l’adversaire. Les Américains ont piraté les ondes talibannes pour diffuser de la musique occidentale afin de déstabiliser Ben Laden. [Plan d’ensemble montrant l’encadré dans lequel se trouve Ben Laden, un poste de radio de plage posé près de lui, et le Mollah Omar près d’un boîtier avec un gros bouton rouge.] Voix de Sylvester : Good morning Kaboul ! (Effet d’écho.) Alors bande de cons, on continue à vous passer de la musique qui vous emmerde. C’est parti ! ! [Débute Like a Virgin de Madonna. Ben Laden et le Mollah Omar se lissent la barbe et se penchent en avant pour mieux écouter.] PPD : Ça doit être difficile pour vous, non ? Mollah Omar : T’as raison. (Faisant des gestes de haut en bas de la main gauche, poignet plié tandis que Ben Laden bat la mesure en tapotant sur le bord de l’encadré.) Des fois c’est pas facile. (Les bouts de doigts serrés et relevés, remuant la main de haut en bas.) Rhâ ! Ji l’sais. (Tendant la main vivement vers
35
L’INTERTEXTUALITE l’avant paume tendue.) Ci l’autre ispice di counasse avec les nichons en fer-là. (Se touchant la poitrine.) Heuu… (Se tenant l’arête du nez.) Ben Laden : (Appuyant vivement sur le bouton rouge qui fait un bruit de buzzer puis levant rapidement l’index.) Madonna ! (Le Mollah Omar tend la main gauche paume en avant et serre le poing droit.) Like a Virgin. Ji l’savais. (Serrant les doigts de la main droite, paume vers le haut avec des mouvements de haut en bas.) J’ai l’album à la grotte. [Levant ensuite longuement un poing vainqueur tandis que le Mollah Omar secoue la tête et la pose dans sa main gauche. Ben Laden lui tapote sur l’épaule droite toujours trépignant.] PPD : Ah ! Oui. Ça marche. Y’en a un qu’est dégoûté déjà. Sketch 9 SANS TITRE (Texte intégral) [Plan d’ensemble de Ben Laden dans une grotte, assis derrière une petite table éclairée par une grosse bougie. Il se verse de l’eau bouillante dans un petit verre. Une grosse alarme retentit à trois reprises. On perçoit un fond sonore provenant d’un poste de télévision.] Ben Laden : (Décrochant un téléphone.) As-salâm alaïkoum. [Que la paix soit sur toi.] Ça va. Ji r’garde la télé, ji bois un thé, ji fais mon courrier. (Prenant le verre de la main droite.) Tranquille ! Y toi ? [Plan sur Saddam Hussein assis derrière un grand bureau.] Saddam Hussein : Bé. Y’a qu’ye r’garde la télé, ye bois un thé, ye fais mon courrier. (Tirant soudain la langue et criant.) Anthraaaax ! ! ! Ben Laden (reprenant.) :… thraaaaax ! ! ! Saddam Hussein :… aaaaaax ! ! ! Ben Laden : Attends ! j’ai R deux. [Plan sur un homme portant une toque et une tunique bleues, l’air d’un riche émirat arabe.] L’homme : Anthraaaax ! ! Saddam Hussein :… aaaaa… Ben Laden :… aaaaah ! [Gros plan sur un grand équalizeur, puis plan d’ensemble sur un grand comptoir derrière lequel se trouvent deux Sylvester de chaque côté de l’écran. Bush est au milieu au fond, il se frappe les poings l’un contre l’autre tête baissée. Il porte un chapeau texan.] Sylvester à droite : Putain ! Encore quinze secondes et on localise Ben Laden. Sylvester à gauche : (Regardant son écran.) Dix s’condes. [Bush qui tapait de plus en plus rapidement ses poings l’un contre l’autre, se lève soudain, se dirige vers le comptoir, saisit un micro et crie en tirant la langue.] Bush : (La bave aux commissures des lèvres.) Wassaaaaah ! ! Ben Laden : Raccroche ! On est sur écoute. (Il raccroche le téléphone et souffle la bougie.) [Plan sur Bush et les Sylvester qui se regardent surpris. Bush tirant la langue en haletant et en se ventilant à l’aide de son chapeau texan.] Sketch 10 FREE PARTY (Extrait) [Un homme vante des rasoirs dans une publicité après le départ des talibans, puis Ben Laden, un linge sur l’épaule droite, apparaît à la gauche de l’écran. L’homme se tourne vers lui.] Ben Laden : Heu ! Ça peut aussi servir pour détourner un avion. Sketch 11 FAMILY BUSINESS (Texte intégral) PPD : Les Américains annoncent des talibans très affaiblis, pourtant sur Al Jazirah, la télévision du Qatar, les enfants de Ben Laden sont apparus très détendus. [Plan sur Ben Laden lisant un journal, apparaissent deux enfants vêtus comme lui d’un turban blanc sur la tête et d’une tenue militaire de camouflage, chacun a un revolver en main.] L’enfant le plus grand : Papa ! Papa ! On peut aller tiyer des américains. Ben Laden : (Abaissant son journal et se tournant dans leur direction.) Va d’mander à l’ispice di counasse. L’enfant : (Se retournant en même temps que le plus petit.) Maman ! Maman ! On peut aller tiyer des Américains ? La mère en voix off : Oui. Mais ne vous éloignez pas trop ! Les deux enfants : (Serrant le poing gauche.) Merci ispice di counasse. (Levant et abaissant le poing plusieurs fois de suite.) Ah ! Ah ! Ah ! (L’un sort vivement du champ, l’autre le suit.) Ben Laden : Y sont mignons ! Tout leur père, hein ? Sketch 12 ALERTE A MALIBU (Extrait) [Une jeune fille demande la solution d’un problème de mathématiques à son grand-père, il a une bière à la main et regarde à la télévision le feuilleton Alerte à Malibu, mais celui-ci la renvoie à son père Bush junior.]
36
LES RAPPORTS INTERTEXTUELS REDONDANTS… La jeune fille : (Se levant en direction de W. Bush. Plan de face.) Papa ! (Secouant son livre.) J’ai un problème de maths à faire. W. Bush : (Faisant lutter deux poupées mannequin dont l’un porte une tenue arabe, l’autre un treillis américain. Plan moyen.) Va d’mander à ton père ! La jeune fille : Mais c’est toi mon père ! ! (Il cesse soudain de jouer pour regarder sa fille.) W. Bush : Oh ! ? O.K. Et c’est quoi c’problème ? La jeune fille (Lisant.) : Sachant que la distance entre Philadelphie et New York est de 100 kilomètres… [Des images, en bas et à gauche de l’écran, et des bruitages de cartoons se succèdent au fur et à mesure que le problème est lu. Apparaît d’abord une carte sur laquelle est noté en bas « Philadelphie » et « New York » ; un trait jaune relie rapidement les deux villes vers le haut sur un bruitage évoquant la rapidité de déplacement dans les dessins animés.] La jeune fille :… Et qu’un train (Icône de train et sifflement de train.) part de Philadelphie à 11H30 à 100 km/h. (Compteur kilométrique s’arrêtant sur le chiffre 100 et bruit de moteur accéléré.) À quelle heure arrivera-t-il à New York ? (Image d’horloge indiquant 11 h 30 et bruit de tic-tac, puis icône de la statue de la Liberté sur un jingle de jeu télévisé, et enfin point d’interrogation rouge sur un son de fin de jeu.) W. Bush : (Lâchant ses poupées.) Heuuu ! Attends ! (Bush tend et serre l’index et le majeur, se lève et sort du champ. La jeune fille surprise suit son déplacement de la tête. Il se dirige vers Bush père, le tire par l’épaule droite et lui demande la solution.) Bush Père : Vas d’mander à ton père ! W. Bush : O.K. (Se déplaçant pour saisir un téléphone.) [Plan sur Sylvester derrière un bureau, un mirage miniature devant lui. Un autre dans la main gauche. Il décroche le téléphone tout en jouant avec le mirage.] Sylvester : Allô ! ? [L’écran se scinde en deux à la manière des séries américaines des années soixante-dix.] W. Bush : C’est Président. (Prononcé avec un accent américain.) Sylvester : Ouais. (Faisant des bruitages de vieil avion.) Bush (Poursuivant.) : Dis ! (Levant l’index.) C’est où Philadelphie ? Sylvester : (Faisant toujours des bruitages avec sa bouche.) En Pennsylvanie ! ? W. Bush : (Levant l’index droit.) Et quelle heure il est à Philadelphie ? Sylvester : (Baissant la tête pour regarder sa montre.) Benn !! (Gros plan avec zoom sur la montre.) Dixsept heures. W. Bush : Thanks. (Se préparant à raccrocher puis se ravisant.) Oh ! Au fait j’ai entendu qu’un train (Icône du train.) fonçait sur New York (Icône de la statue.) à 100 à l’heure. (Compteur kilométrique.) Sylvester : (Jouant.) Mouais. W. Bush : (Icône du train.) Je veux qu’on abatte tous les trains ! (Le train explose. Bush raccroche.) Sylvester : Mouais. (Raccrochant.) W. Bush : Hé ! Ma chérie. (Tendant les avant-bras vers sa fille.) La réponse est… heu ! (Il porte l’index droit à sa bouche. Image de l’horloge notant 17H00.) Dix-sept heures. La jeune fille : (Inclinant la tête et fermant brièvement les yeux.) Merci P’pa. (Partant.) W. Bush : Good girl. Elle est comme moi. (Reprenant ses poupées.) Sketch 13 MERCREDI 6 DECEMBRE (Extrait) [Le sketch est une parodie du film Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Après une présentation par la voix off du Mollah Omar, Ben Laden lui est comparé.] Voix off : Lui, c’est Ben Laden. Ben Laden : Bijour. (Il écarte les bras, la main gauche vers l’avant, l’autre contre lui, puis montre ses paumes.) Voix off : Il aime pas George W. (prononcé « double you ») Bush. [Sur une image rappelant celle d’un camescope ; plan sur Bush qui semble fuir quelque chose, il court en avant et marche sur un râteau qu’il se pend en pleine figure. Il tombe à la renverse l’index gauche dressé en faisant un quart de tour sur lui-même.] Voix off :… Jusque là ça va. (Dit rapidement.) Il aime pas aussi (Image du moment où une femme se fait couper la main par un couperet, puis image du visage de la femme sexy qui embrasse la caméra.) tout ce que le Mollah Omar n’aime pas. [Plan sur les deux personnages côte à côte tenant ce qui ressemble à des doubles projecteurs de cinéma mais qui crachent du feu comme des chalumeaux. Plan sur la femme derrière la fenêtre. Plan sur les deux personnages devant le Coran ouvert sur une table.] Voix off :… Mais à part Allah, on ne sait pas trop c’qu’il aime bien. [Plan sur Ben Laden qui se lisse la barbe de la main gauche.]
37
L’INTERTEXTUALITE Ben Laden : Si si j’aime bien les avions américains d’Air Line. (Mouvement de la main droite qui simule un avion qui vole puis qui s’écrase.) [Le sketch se termine sur une présentation d’Amina, personnification de la liberté des femmes afghanes qui n’a pas beaucoup changée après le départ des Talibans.] Sketch 14 VIDEO GAG (Texte intégral) PPD : Bien sûr l’actualité, c’est surtout cette cassette qui montre Ben Laden se réjouissant des attentats de New York. La cassette est bien mais… (Mouvement d’inclinaison sur la droite et sur la gauche du tranchant de la main droite.) le DVD est mieux. (Ecartant les bras puis se tapant dans les mains.) Y’a l’bêtisier en bonus track. Extraits. (Plan sur Ben Laden). Ben Laden : Oui. Ji fais envoyer li avions sur les tours de France… (Levant la main gauche, doigts tendus.) Heuuu ! non. (Se tenant la tête.) Pardon. De heuu ! New York. Heu ! Pardon. Rhô ! Pfff ! (S’esclaffant.) Hi ! Hi ! Hi ! (Levant la main gauche puis se penchant en avant en se tenant l’arête du nez tout en faisant des mouvements de haut en bas de la main droite.) Ah ! Putain. (Mouvements de la main gauche du haut vers le bas les bouts de doigts serrés.) J’arrive pas à m’concentrer le prompteur il est trop loin. (Désignant de la main gauche tendue face caméra.) Et pis pis y’a Toufik qui m’fit di grimaces. (Relevant vivement l’avant-bras doigts tendus.) [Plan de coupure de l’enregistrement. Nouvelle prise.] Ben Laden : J’ispirais pas qui li tours y s’écroulent maiiiis… je… [Apparaît une femme blonde vêtue d’un tee-shirt, d’une veste en jean, un casque émetteur-récepteur sur la tête, elle porte un plateau de thé. Ben Laden l’apercevant monte le ton.] Ben Laden : Rhô ! Ça tourne là ! (Levant vivement la main gauche bouts de doigts joints.) T’es dans l’champ ispice di counasse ! ! (Mouvements rapides de bras vers le haut et l’avant.) L’ispice di counasse : Oh ! Pardon, j’avais pas vu. Voix off de Sylvester : Merde. On peut bosser ou pas ? [Des avant-bras tenant un clappe apparaissent sur la gauche de l’écran tandis que Ben Laden se passe la main gauche sur le turban comme s’il se recoiffait devant.] Les avant-bras : Ben Laden dit tout chez un voisin et on a retrouvé la cassette par terre, cinquante quatrième. (Faisant claquer le clappe.) Sketch 15 LE MARATHON DE NEW YORK (Texte intégral) PPD : En attendant Mollah Omar et Ben Laden courent toujours. Mollah Omar encerclé dans son village par l’armée américaine se serait même échappé en moto. [Plan sur le Mollah Omar qui conduit la moto et Ben Laden derrière lui.] Ben Laden : (Tapotant plusieurs fois de la main droite sur l’épaule droite du Mollah.) Omar ! Ch’ti jure ji peur. Viens on s’arrête ! Mollah Omar : Ben pourquoi ? ! Ben Laden : On a pas d’casque. On risque 250 balles d’amende. Mollah Omar : Oh ! Ça fait combien en euros ? Ben Laden : Ti con ! (Se retournant.) Allez roule ! On est poursuivi par un B-52. [Accélération de la moto.] Extraits du sketch 17 LI VISIOPHON (Texte simplifié) [Générique parodié de Fred et Omar deux comiques de Canal + ; Plan rapproché sur le Mollah Omar, à gauche, et Ben Laden, à droite.] Ben Laden : (Un combiné de téléphone oré dans la main gauche.) Bijour. Mohamed pilote de chez Concorde. (Le Mollah Omar se retourne.) J’appelle parce que j’ai lu qu’à Hollywood y veulent retirer des films tous les plans où y’a li Wall Trade Center. Heureusement qu’on a pas détruit l’Empire State Building hein sinon King Kong y se s’rait pété la gueule, hein. Hi ! Hi ! Hi ! […] [Autre prise. Ben Laden, sur la droite, prend le combiné d’un téléphone rouge que tenait le Mollah Omar à sa gauche qui colle alors l’écouteur à son oreille gauche.] Ben Laden : Bijour. Ousama Ben Laden chef de chantier à New York. J’appelle parc’qu’il paraît qu’les Américains y veulent reconstruire les deux tours du Wall Trade Center. Ouais ben. (Se rapprochant de la caméra.) Allez pas trop vite, hein, pa’c’que mes pilotes y sont encore en formation. Mollah Omar : Hi ! Hi ! Hi ! [Autre prise.] Mollah Omar : (Seul, la main sur la poitrine.) Bijour. Arnold Schwarzenegger prof’ de muscu’ (Levant l’avant-bras pour montrer son biceps droit.) en Free Land… J’appelle pa’c’que… Ben Laden : (Apparaissant sur la gauche de l’écran.) Attends. Rappelle t’à l’heure ! Ça va couper. (Mouvement de déplacement en zigzag de la main droite.) On passe entre deux tours. (Se pliant en deux en se tenant le ventre.) Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Ha ! Ha ! Ha ! Mollah Omar (Se pliant en deux en se tenant le ventre.) : Hi ! Hi ! Hi ! [Autre prise. Ben Laden assis en tailleur, le Mollah Omar à sa droite fume le calumet.]
38
LES RAPPORTS INTERTEXTUELS REDONDANTS… Ben Laden : (Se penchant en avant la main droite sur la poitrine.) Bijour. J’appelle pa’c’qu’y paraît que la guerre contre le terrorisme y va durer cinquante ans. Cinquante ans ! ? Allons ! Allons ! Pas de pessimisme ! (Se lissant la barbe de la main droite.) D’ici trois, quatre ans j’vous aurai foutu dehors. (Se rapprochant de la caméra en la fixant.) Attends ! Qu’est-ce tu crois mister Bish ? (Se reculant. Et joignant le bout de ses doigts de la main droite en leur donnant un mouvement du haut vers le bas.) Que c’est l’pays à ta mère ici ? (Le Mollah Omar fait un doigt d’honneur.) [Bruit de téléphone raccroché.] Sketch 18 VENEZ NOMBREUX (Texte intégral) PPD : Voilà sans transition dans dix-neuf jours c’est le premier tour des élections présidentielles. Petit communiqué. Regardez. [La caméra tourne autour du bureau de Bush. Il pose devant lui un énorme Bretzel.] Voix off : Cet homme est Président des Etats-Unis… [Plusieurs plans successifs rappelant ses comportements dans d’autres sketches (Sketches 13 et 9 notamment). Retour sur Bush derrière son bureau, il tient le bretzel dans ses mains et mord à deux reprises dedans. Retour des images. Plan de Bush derrière son bureau qui tient la poitrine, s’étouffe, recrache du bretzel. Retour des images. Plan de Bush derrière son bureau, il se frappe la tête sur le bureau dans des restes de bretzel. Il se redresse essoufflé des miettes plein le visage.] Voix off :… Une catastrophe comme ça peut arriver chez nous en France… [Débute une musique douce. Changement de lieu, plan sur un bureau de vote, des écussons de la République Française en haut à gauche et à droite. Une enveloppe virevolte jusqu’à l’urne.] Voix off :… Alors le 21 avril et le 5 mai… Votez. Scriptural : VOTEZ BIBLIOGRAPHIE BAKHTINE M., Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984 COMPAGNON A., La seconde main ou le Travail de la citation, Paris, Seuil, 1979 GENETTE G., Palimpsestes, Paris, seuil, 1982 HUTCHEON L., « Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de l’ironie » in : Poétique, 46, Paris, Seuil, p. 140-155, 1981. JANKELEVITCH V., L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964 KERBRAT-ORECCHIONI C., La Connotation, P.U.L., 1977 KRISTEVA J., Séméiotikè. Recherche pour une Sémanalyse, Paris, Seuil, 1969 PEYTARD J., Mikhaïl Bakhtine : Dialogisme et analyse du discours, Paris, B. Lacoste, 1995 RIFFATERRE M., La production du texte, Paris, Seuil, 1979 TODOROV T., Mikhaïl Bakhtine : le Principe dialogique, Paris, Seuil, 1981 VIGNAUX G., L’Argumentation. Essai d’une logique discursive, Genève-Paris, Librairie Droz, 1976
39
L’ART DE LA CITATION EN TANT QUE PRATIQUE INTERTEXTUELLE DANS L’ŒUVRE DE CIORAN – Approche po (ï) étique –
INTRODUCTION Une lecture de l’intérieur de l’œuvre cioranienne, intertextuelle par excellence, suppose une analyse des mécanismes de construction et de fonctionnement du texte, une observation de la manière de laquelle l’écrivain emploie la voix ou la lettre d’un autre écrivain comme point de départ pour sa propre écriture. Nous employons le concept d’écriture dans le sens d’œuvre littéraire, de création, du faire du texte artistique mais aussi dans l’acception énoncée par Barthes dans l’essai « Qu’est-ce que l’écriture ? » (Le degré zéro de l’écriture, 1953) qui implique une manière personnelle de penser la littérature et qui suppose des choix. Ainsi l’écriture représente-t-elle « le choix de l’aire sociale au sein de laquelle l’écrivain décide de situer la nature de son langage ». Analyser l’œuvre de Cioran de la perspective intertextuelle suppose se situer en permanence entre les textes, domaine intermédiaire, du travail, domaine notamment poïétique1. Cette démarche poïétique ne peut pas ignorer le rôle de la pratique intertextuelle de la citation dans le fonctionnement du texte cioranien. L’intertextualité, en tant que manière d’impersonnalisation créatrice, résulte chez Cioran du changement de langue, de style, de la construction de l’œuvre comme « mosaïque de citations et d’autocitations », ainsi que de la pratique de l’écriture fragmentaire. 1 La poïétique est une science nouvelle qui étudie l'activité spécifique par laquelle l'œuvre est créée, le rapport qui unie l'artiste à son œuvre en train de se faire (I. Mavrodin). Pour René Passeron c'est l'ensemble des études qui portent sur l'instauration de l'œuvre, et notamment de l'œuvre d'art, en tant que pour D.Anzieu, la poïétique représente l'étude du travail créateur dans sa généralité et son universalité. Nous mentionons dans ce sens les ouvrages de Paul Valéry: Introduction à la poétique (1938), René Passeron: Pour une philosophie de la création (1989), La naissance d'Icare - Eléments d'une poïétique générale (1996), Didier Anzieu, Le corps de l'œuvre - Essais psychanalytiques sur le travail créateur (1981), Irina Mavrodin, Poietică şi pœtică (1982), Mâna care scrie (1994), Uimire şi poiesis (1999).
41
L’INTERTEXTUALITE Nous précisons que les concepts fondamentaux avec lesquels nous opérons relèvent tous aussi du domaine du faire, de la création artistique. L’art représente « l’expression par les œuvres de l’homme, d’un idéal esthétique ; l’ensemble des activités humaines, créatrices, visant à cette expression » (Le Petit Robert). Du point de vue de l’esthétique, l’art est « une nourriture psychique et spirituelle », en tant qu’il représente, du point de vue de l’histoire, « un patrimoine socio-culturel »1. Mais l’art se réfère aussi aux moyens, aux procédés qui tendent à une fin (syn. façon, manière). Cette dernière acception va de pair avec les théories poïétiques selon lesquelles l’art est un travail instaurateur. C’est à ce niveau à la fois poétique/poïétique que nous voudrions situer l’analyse des mécanismes de la citation de l’œuvre cioranienne. La citation2 (l’intertexte in præsentia), « la répétition d’une unité du discours dans un autre discours », constitue la forme emblématique de l’intertextualité et caractérise le texte hétérogène et fragmentaire. Elle suppose la reproduction d’un énoncé (le texte cité) qui se trouve extrait d’un texte-origine pour être introduit dans un texte d’accueil. La manière de laquelle Cioran écrit ses livres à partir de ses lectures est presque évidente. Les « emprunts » aux autres (qu’il s’agit de la citation, de la paraphrase, de l’allusion) sont autant de points d’ancrage dans le texte du monde (le savoir encyclopédique, la culture) qui permettent à l’écriture visée d’y trouver son élément générateur et à l’écrivain d’employer le masque d’un autre « acteur » afin de jouer son propre rôle : l’impersonnalisation3. Si Proust s’impersonnalisait dans un objet (le miroir) et Rilke voyait le poète comme une « bouche » par laquelle la nature entière parlait, l’écrivain intertextuel puise son identité créatrice dans un autre « objet » : la Littérature. On assiste à la décomposition (voire l’altérité) de l’auteur individuel en un créateur universel, illimité, éternel. La matière créatrice de cette impersonnalisation vient du fait que le matériau4 (René Passeron) inter/textuel utilisé (le fragment ou le mot cité) est combiné avec d’autres matériaux dans des contextes nouveaux. L’écriture de Cioran se présente comme « une mosaïque de citations » (Kristeva), la discontinuité qui en résulte étant l’une des caractéristiques majeures du texte post/moderne. Le lecteur saisit la trace d’un autre texte auquel il est renvoyé et qui est inscrit dans le texte qu’il lit, pourtant il ne doit pas seulement repérer cette trace, mais aussi doit-il l’identifier et l’interpréter. Selon René Passeron le premier état d’une œuvre sert de matériau et en même temps de repoussoir (chose ou personne qui en fait valoir une autre par opposition) à une refonte. C’est la raison pour laquelle par le travail avec des 1
René Passeron, La Naissance d'Icare - Eléments de poïétique générale, Ed. et Presses Universitaires de Valenciennes, 1996, p. 136. 2 Selon Antoine Compagnon, la citation est « la relation de deux systèmes sémiotiques » (La Seconde main ou le travail de la citation, Seuil, 1979, p. 362). 3 René Passeron (Pour une philosophie de la création, 1989) considère l'impersonnalisation comme une compromission de l'auteur, compromission qui figure parmi les autres caractéristiques de la création (la production d'un objet singulier, un prototype, la production ayant le statut d'une pseudo-personne). 4 Le matériau est un concept fondamental pour la poïétique et représente la matière qui sert à la fabrication de l’œuvre artistique. Les acceptions du terme ainsi qu’une classification détaillée des matériaux constituent l’objet d’un chapitre à part du livre de René Passeron, La Naissance d’Icare (Eléments de poïétique générale) (1996) ainsi que du tome II de « Recherches poïétiques », Paris, Editions Klincksieck, 1976.
42
L’ART DE LA CITATION EN TANT QUE PRATIQUE INTERTEXTUELLE… matériaux intertextuels, le créateur, l’homme est à la fois artiste et le matériau de son histoire. Tout travail créatif opère des transformations dont la plus importante est la compromission de l’auteur lui-même (l’auteur/le lecteur travaillé par l’œuvre). Avant d’être un créateur Cioran est un grand lecteur (la lecture a constitué pour lui une véritable manière d’être), fait qui lui avait permis d’entrer dans le réseau intertextuel1, dans la matière littéraire d’où il a prélevé les matériaux de son écriture. La grande majorité de ces matériaux est notée dans les Cahiers qui peuvent être lus comme un document poïétique de l’œuvre en train de se faire (l’œuvre à venir), car à part les notations à valeur documentaire, biographique, on y retrouve diverses observations sur les mécanismes de création de l’œuvre (le créateur qui crée et se regarde créer, le faber sapiens). À travers les textes cioraniens s’expriment des auteurs de divers champs linguistiques et de diverses époques comme Beckett, Balzac, Blake, Baudelaire, Coleridge, Emily Dickinson, Dostoïevski, Fénelon, Fitzgerald, Joubert, Kafka, Keats, Kierkegaard, Marc-Aurèle, Montaigne, Nietzsche, Pascal, Plutarque, La Rochefoucauld, Rilke, Shakespeare, Schopenhauer, Sénèque, Tolstoï, Wordsworth, Simone Weil, etc. TYPOLOGIE DE LA CITATION Une classification des citations de l’œuvre de Cioran pourrait être opérée en tenant compte des critères suivants : - la forme : citation explicite (littérale, mot-à-mot, directe, répétition formelle2), citation implicite (allusions3 et paraphrases — citation indirecte, répétition de contenu4) ; - la langue dans laquelle les citations sont écrites : citations en français (« 'Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire.' (G. de Nerval) C’est la phrase la plus émouvante de toute la littérature française… » — C, 969) ; citations en anglais « 'I am not sorrowful but I am tired/Of everything that I ever desired.' Combien de fois, grands Dieux ! ne me suis-je pas répété ces vers de Dowson ! Ma vie en est remplie. » — C, 32) ; citations en allemand (« Nuit interminable qui me fait songer au vers de Rilke : 'In solche Nächte wissen die Unheilbaren : wir waren.' » - C, 193) ; citations en roumain (« 'Ca timpul drag surpat în vis' - ce vers de Ion Barbu est un des plus beaux que je connaisse. (Oul dogmatic) »- C, 102) ; - la source : citation des autres et l’autocitation5 (citation de sa propre œuvre, concrétisée au niveau des Cahiers, de l’œuvre ou des Cahiers — œuvre). À cet égard 1
« Parce qu'il passe 'd'un locuteur à un autre, d'un contexte à un autre, d'une collectivité sociale, d'une génération à une autre', le mot n'est jamais 'neutre'. Aussi un locuteur ne rencontre-t-il que 'des mots habités par des voix des autres', des mots 'déjà occupés'. » (Marie Laure Bardèche, Le principe de répétition. Littérature et modernité, Paris, L'Harmattan, 1999, p. 12.) 2 « Maître Eckhart : 'Si tu possèdes la claire volonté et que le pouvoir seul te fasse défaut, au regard de Dieu tu as tout accompli. » (C, 81) 3 Nous observons que Cioran fait souvent allusion (ironiquement, parfois) au texte de la Bible, à la sagesse populaire (proverbes), ou aux fragments des tragédies shakespeariennes : « au commencement était le Crépuscule », « Donnez-nous le cafard quotidien », « les doctrines passent- les anecdotes demeurent », « On m'a jeté un sort », « il y a quelque chose de pourri dans l'idée de Dieu ». 4 « La maxime stoïcienne selon laquelle nous devons nous plier sans murmure aux choses qui ne dépendent pas de nous, ne tient compte que des malheurs extérieurs, qui échappent à notre volonté. […] » (O, 1320) 5 Marie-Laure Bardèche, Francis Ponge ou la fabrique de la répétition, Paris, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 115.
43
L’INTERTEXTUALITE Jean Ricardou distingue entre l’intertextualité générale, externe (relations entre des textes d’auteurs différents) et l’intertextualité restreinte, interne (qui se manifeste dans un vaste ensemble de textes qui constituent l’œuvre d’un même auteur), définie par Lucien Dällenbach en tant qu’intertextualité autarcique (l’autotextualité). Un type particulier de pratique citationnelle est représenté par l’autocitation. Les Cahiers de Cioran sont souvent considérés son « laboratoire littéraire », car on y trouve des notes de lectures, des ébauches de l’écriture, des commentaires, des impressions. Une lecture comparative des Cahiers et de l’œuvre cioranienne indique le fait que Cioran se cite ; il travaille avec les fragments des textes notés dans ses journaux de création, tout en les réemployant dans ses livres après des années. On remarque parfois des différences, dues en général à son effort de concision, d’économie linguistique, de rigueur de l’expression. Ces citations sont en général gardées dans leur forme initiale dans les livres aussi. Cioran intervient plutôt dans ses commentaires, dans ses impressions tout en essayant de les styliser. Parfois, il emploie le même texte des Cahiers tout en faisant usage de différentes parties de celui-ci dans divers livres. Exemples : On lit dans les Cahiers : « Wordsworth sur Coleridge : "Eternal activity without action". Ce mot m’a frappé pour mille raisons. » (1962, p. 131), et ensuite dans le livre De l’inconvénient d’être né (1973, p. 1298) : « Tout ce qui se fait me semble pernicieux et, dans le meilleur des cas inutile. À la rigueur, je peux m’agiter mais je ne peux agir. Je comprends bien, trop bien, le mot de Wordsworth sur Coleridge : Eternel activity without action. » Parmi les transformations des matériaux intertextuels (qui renvoient à l’état naissant, au faire de l’écriture cioranienne) on énumère : - l’annulation (la suppression), la réduction des matériaux. Dans une note de 1966 on lit : « Un livre doit remuer des plaies, en susciter même. Il doit être à l’origine d’un désarroi fécond ; mais par-dessus tout un livre doit être en danger » (411) Dans Écartèlement on retrouve seulement la partie introductive, avec la transformation du verbe « susciter » en « provoquer » et la partie finale « un livre doit être un danger » : « Un livre doit remuer des plaies, en provoquer même. Un livre doit être un danger. » (O, 1444) On assiste aussi à la suppression des références (nom d’écrivain, titre, etc.) : « The Anatomy of Melancholy de Robert Burton. Le plus beau titre qu’on a jamais trouvé. Qu’importe après que le livre soit illisible ? » (C, 39) – « The Anatomy of Melancholy. Le plus beau titre jamais trouvé. Qu’importe après que le livre soit plus ou moins indigeste ! » (O, 1443) D’autres transformations qui ont lieu : remplacement de l’adjectif « illisible » par l’adjectif « indigeste », changement de type de phrase : interrogative — exclamative. On assiste à la compression des matériaux et à leur remplacement par des syntagmes plus usités : « le XVIIIe siècle français » est changé en « le siècle des Lumières » : « 'Le goût de l’extraordinaire est le caractère de la médiocrité.' (Diderot) Tout le XVIIIe siècle français est là. On ne s’étonne pas qu’il ait traité Shakespeare de 'barbare'. » (C, 229) « 'Le goût de l’extraordinaire est le caractère de la médiocrité' (Diderot)…Et l’on s’étonne encore que le siècle des Lumières n’ait rien compris à Shakespeare. » (O, 1448) Cioran présente dans la variante finale (publiée) seulement le résultat (le XVIIIe siècle n’a rien compris de Shakespeare) de son raisonnement. - la répétition des morceaux du même fragment des Cahiers dans des livres différents : une partie du fragment (« Macbeth – mon frère. (Le temps aura été ma forêt de Dunsinane) » — C, 693) apparaît dans Ecartelèment recontextualisé à 44
L’ART DE LA CITATION EN TANT QUE PRATIQUE INTERTEXTUELLE… l’intérieur d’un autre paragraphe qui contient des matériaux en anglais : «… Better with the dead/…Than on the torture of the mind to lie/In restless ecstasy. Macbeth – mon frère, mon porte-parole, mon messager, mon alter-ego » — O, 1473), en tant qu’une autre partie du fragment des Cahiers apparaît à la fin d’un aphorisme du livre De l’inconvénient d’être né : « J’ai toujours vécu avec la vision d’une immensité d’instants en marche contre moi. Le temps aura été ma foret de Dunsinane. » (O, 1339) Ce type de répétition partielle des fragments des Cahiers est rencontré assez souvent comme procédé de réécriture cioranienne, répétition qui est suivie aussi d’une réduction du matériau original. - la recontextualisation de diverses parties des matériaux. Cette activité suppose que le matériau original (des Cahiers) est repris et intégré à un autre contexte : « Comme Macbeth, ce dont j’ai le plus souvent besoin c’est la prière, mais pas plus que lui je ne puis dire amen. » (C, 209). Ce matériau devient un terme de comparaison dans le contexte d’une écriture nouvelle : « Je n’ai tué personne, j’ai fait mieux : j’ai tué le Possible, et, tout comme Macbeth, ce dont j’ai le plus besoin est de prier, mais, pas plus que lui je ne peux dire Amen. » (O, 1305) Cette recontextualisation est accompagnée de la transformation du matériau nominal (« prière ») en matériau verbal « prier », la variation verbale du verbe « pouvoir » (à l’indicatif présent, première personne du singulier : « puis » — « peux ») et l’emploi de la majuscule dans le texte final (« amen » — « Amen »). - la traduction des matériaux — on lit dans les Cahiers : « Alles ist einerlei ! All is of no avail ! j’aurai vécu en m’accrochant à toutes les tournures qui traduisent la vanité de tout. » (350) Les mots en italique constituent du point de vue de la signification le même matériau en temps que du point de vue formel il s’agit des matériaux allemand et anglais. Dans Aveux et Anathèmes Cioran garde de ce fragment seulement le matériau anglais et indique entre parenthèses la variante traduite en français : « Étang de Soustous, deux heures de l’après-midi. Je ramais. Tout à coup, foudroyé par une réminiscence de vocabulaire : All is of no avail (rien ne sert à rien)… » (O, 1696). - la compression du sens. Cioran considéré que ses aphorismes représentent « le point final d’une petite crise d’épilepsie […] J’abandonne le reste et je donne la conclusion, comme au tribunal, où l’on prononce, en fin de séance : ‘condamné à mort’ : je ne retiens pas tout le déroulement d’une pensée, seul le résultat m’intéresse. »1 Pour aboutir au résultat, à la conclusion, Cioran doit opérer par la compression de la formule, du sens, le renoncement aux mots qui explicitent la démarche de la pensée et laisser au lecteur la tâche de réfléchir et découvrir le mécanisme qui avait engendré la formule. Ainsi s’explique la présence dans les Cahiers d’une sorte d’introduction à la sentence trouvée : « La vérité est que tout est pourri au départ. Je vois dans chaque enfant un futur Richard III. » (C, 789), en temps que dans le livre Aveux et Anathèmes nous apparaît seulement la sentence sans aucun message préparatoire (il s’agit d’une concentration extrême de l’expression) : « Voir dans chaque bébé un futur Richard III » (O, 1701). - la place : citation épigraphe (l’épigraphe est une sorte de citation placée au début d’un livre ou d’un chapitre et manifeste l'« attente d’une lecture qui donne sens à l’intertexte ». Selon Michel Charles l’épigraphe « donne à penser sans que l’on sache quoi », c’est le lecteur qui doit expliciter la signification de ce matériau : 1
Convorbiri cu Cioran, Bucureşti, Humanitas, 1993, p. 174 -5.
45
L’INTERTEXTUALITE « l’épigraphe suppose donc une lecture rétrospective et implique fortement le lecteur qui doit activement participer à l’élaboration du sens de l’œuvre. »1 Cioran n’emploie pas très souvent cette technique : elle apparaît dans le livre de la période roumaine Le Crépuscule des pensées, sous la forme d’une citation de la Bible, accompagnée aussi des indications rigoureuses (II, Chroniques, XVIII, 26) : « Nourrissez-le avec le pain et l’eau de la tristesse ». Nous considérons que le motclé est "tristesse" qui s’annonce aussi comme le signe sous lequel on doit lire le livre. Les premiers quatre chapitres de son premier livre en français Précis de décomposition s’ouvrent chacun par une épigraphe qui, loin d’être un simple ornement, représente une invitation à la compréhension, à l’interprétation et à la relecture. Il nous semble intéressant que pour le chapitre qui ouvre son premier livre en français Cioran choisit en tant qu’épigraphe une citation de Shakespeare2 (Richard III) qui d’ailleurs est gardée dans sa langue d’origine (l’anglais). L’épigraphe constitue une sorte de déclaration que Cioran proclame devant ses lecteurs et notamment devant soi-même, celle de penser et de vivre contre soi-même et de choisir comme mode d’existence le désespoir : « I’ll join with black despair against [my soul, And to myself become an enemy. » On pourrait l’interpréter aussi comme une sorte d’aveu de renoncement à son « moi » roumain (passé, langue, origines), renoncement qui suppose la recherche d’un autre moi (plus sophistiqué dans le sens de maîtrise de ses impulsions, de son lyrisme, détaché de toute forme d’exagération). On assiste à la décomposition d’un vieux moi, d’une vieille manière d’écrire et à la (re) composition d’un autre créateur. À part cette première épigraphe on observe que le deuxième chapitre (« Le Penseur d’occasion ») s’ouvre par une citation de Proust qui affirme que « les idées sont des succédanés des chagrins ». On comprend que l’accent est mis sur la primauté de vivre, sentir, souffrir même sur la pensée car, toujours d’après Cioran, « souffrir » est « la seule modalité d’acquérir la sensation d’exister ». (O, 831) Celui qui préfère s’éloigner du monde est condamné à cette souffrance qui s’associe à « un travail de soi contre soi ». En effet, dans ce chapitre Cioran joue avec les images de sa Lebensphilosophie et insiste sur la nécessité de s’impliquer dans la vie pour être capable d’en parler du sens ou de l’absurdité. Il semble que dans le Précis de décomposition Cioran veuille nous donner aussi la possibilité de rencontrer ses écrivains préférés et les langues qui l’avaient fasciné. Ainsi pourrait-on expliquer la présence des épigraphes en anglais, en français et en allemand (le troisième chapitre, « Visages de la décadence » ayant comme épigraphe une citation en allemand de Hugo von Hofmannsthal), épigraphes dont la position liminaire leur confère un statut privilégié. Elles apparaissent comme des « nœuds de sens » qui rassemblent les « thèmes que l’écriture va non pas développer mais disséminer » tout au long du livre. FONCTIONS DE LA CITATION Au niveau de l’écriture les citations ne représentent pas un simple ornement car la grande majorité de celles-ci est accompagnée d’un commentaire par lequel l’écrivain 1
Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l'intertextualité, Paris, Dunod, 1996, p. 100. L'attachement de Cioran à l'œuvre et aux personnages shakespeariens est bien connu au présent, on lui a consacré une étude, « Cioran-Shakespeare-Macbeth », publiée dans Approches critiques (Cahiers - Emil Cioran), textes réunis par Eugène van Itterbeek, Sibiu, Leuven, Ed. Univ. « Lucian Blaga », Ed. Les Sept Dormants, 2000, vol. II, p. 161-166. 2
46
L’ART DE LA CITATION EN TANT QUE PRATIQUE INTERTEXTUELLE… soit s’identifie (il est d’accord avec l’idée énoncée par la citation), soit il s’y rapporte d’une manière critique (ironique aussi). On a identifié les fonctions suivantes1: fonction éthique, canonique (le renvoi intertextuel témoigne de la culture du créateur, renforce sa crédibilité : « 'Toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine.' - Cette affirmation de Pascal, je l’ai faite inconsciemment depuis mon époque d’insomnies, chaque fois que j’ai lu ou relu un philosophe » — C, 607) ; argumentative (la référence à un texte reconnu, dont l’autorité s’impose, sert de justification à un propos ou à une attitude : « Tout à l’heure en écoutant Le Messie, je ne cessais de répéter : 'le sentiment d’être tout et l’évidence de n’être rien' (Valéry). Dans cette opposition symétrique s’épuise le sens de tout ce que j’ai pensé et senti. […] » (C, 872), herméneutique (la mention intertextuelle précise ou complique le texte : « Klee aimait citer : ‘L’art du dessin, c’est l’art de l’omission’. (Liebermann) On pourrait définir ainsi l’art de l’aphorisme. Pour moi, écrire, c’est omettre. Tel est le secret du laconisme, et de l’essai comme genre. » (C, 807), ludique (le lecteur est invité à participer au jeu de décodage, jeu qui « réussi » implique une entente culturelle entre l’auteur et le public : « Etre ou ne pas être… Ni l’un ni l’autre » (O, 1703), critique (l’intertexte peut critiquer d’une manière parodique, ironique ou très sévère : « Quelle modestie chez les Anciens ! Epictète dit sur la Providence : 'Elle n’a pu faire mieux'. Quel théologien chrétien aurait eu l’honnêteté de dire la même chose de son dieu ? » (C, 553) ; métadiscursive (le texte « regarde » un autre et parfois il s’agit même d’une façon oblique de commenter son propre fonctionnement : « 'Je saurai m’enfermer sans le temps, sans l’espace/Avec la solitude bavarde du papier' (Maïakovski) Avec la solitude bavarde du papier Oh, que ne puis-je en dire autant, moi aussi. Pour moi, la solitude du papier est glacée, opaque, taciturne » (C, 100). LE PROCESSUS CITATIONNEL La citation acquiert du sens seulement quand elle est intégrée à une pratique scripturale qui la signifie. D’ailleurs la modalité d’existence de la citation est le travail, la citation travaille le texte et le texte travaille la citation. L’étymologie même du verbe citer, citare, signifie en latin « mettre en mouvement, faire passer du repos à l’action ». Selon Antoine Compagnon, au moment où l’on étudie l’art de la citation, on doit prendre en considération plusieurs éléments : le choix du texte cité, les limites de son découpage (Cioran préfère garder du texte qu’il cite seulement l’essentiel, à travers les Cahiers il modifie la longueur des citations écrites ; si la citation notée dans les Cahiers est longue, alors Cioran ne la reprend pas mot-à-mot, mais la transforme, et parfois supprime les guillemets ; si la citation est brève et essentielle pour la compréhension du texte, en général il la conserve intégralement dans l’œuvre aussi, tout en gardant les guillemets ; les modalités de son montage (la citation peut apparaître dans diverses positions morpho-syntaxiques (sujet, apposition, nom prédicatif, complément) ou sémantiques (épigraphe, définition, titre), le sens que son insertion dans un contexte inédit lui confère (on assiste à une double transformation : et du signifié du texte cité et du signifié du texte d’accueil où il s’insère, la citation ayant plusieurs fonctions, à la fois celle d’autorité, d’authentification, d’ornement, etc.). 1 Il s'agit des fonctions intertextuelles décrites par Vincent Jouve dans le livre La poétique du roman, Paris, Sedes, 2e édition, 1999, p. 82.
47
L’INTERTEXTUALITE Le créateur s’insère dans le texte universel en tant que lecteur (« chaque citation est en premier lieu une lecture » - A. Compagnon1) et choisit les citations, les fragments, les expressions qui lui conviennent d’après le mécanisme suivant : tout d’abord il y a une sollicitation inconsciente de la part du texte, le créateurlecteur étant attiré soit par la sonorité d’une expression, d’un certain rythme, soit par une idée, en tout cas, c’est le hasard qui gouverne cette fascination du texte qui détermine ensuite l’accommodation. Celle-ci implique l’établissement des repères de lecture afin de réaliser la fonction phatique (Jakobson) entre le texte choisi et le lecteur. Enfin le fragment qui avait sollicité/fasciné le lecteur et auquel celui-ci est revenu par la relecture (le regard d’Orphée, le regard en arrière2) est isolé, devient texte à son tour (plus précisément, citation) et non pas un fragment de texte. Une fois choisie, la citation devient élément de création pour l’écrivain. La « main qui écrit » (Blanchot) devient la « seconde main » (Compagnon) à travers laquelle s’expriment plusieurs écrivains. L’écriture de Cioran se construit comme l’espace qui permet le dialogue littéraire entre poètes, philosophes, artistes de diverses périodes. Par les mécanismes de l’écriture (traduction, découpage, suppression, addition, mise en relation) Cioran modifie les citations et les fait fonctionner dans des contextes différents. Le hasard initial est « vaincu », « intégré pas à pas » par les mots-mêmes qui prennent l’initiative (Mallarmé). Le travail avec les citations suppose une décontextualisation (la citation est enlevée de son contexte) suivie d’une recontextualisation (la citation est intégrée à un autre contexte, lui modifiant et le signifiant et le signifié) et ainsi la fonction de la citation devient intertextuelle. Le concept d’intertextualité implique une étude sur « l’impact transformatif » que chaque mot a sur les autres mots car « il n’y a pas d’œuvre individuelle. L’œuvre d’un individu est une sorte de nœud qui se produit à l’intérieur d’un tissu culturel au sein duquel l’individu se trouve non pas plongé mais apparu » (Michel Butor). La citation (en diverses langues), insérée dans le texte, « tire son originalité de ce qu’elle n’est jamais l’allégation d’une autorité mais un tête-à-tête démocratique, une compétition ouverte" (Antoine Compagnon). Du point de vue formel l’écriture cioranienne gardera les traces de cette pratique citationnelle (guillemets, italiques), le texte renvoyant en permanence au processus créateur qui l’a engendré. La citation se fait le plus souvent par l’indication des sources. Au cœur même d’un texte français on trouve des citations en anglais, traduites en français, écrites sans guillemets mais marquées par les italiques. Quant à l’exactitude de ses citations et la nécessité d’être très précis Cioran affirmait : « Quiconque nous cite de mémoire est un saboteur qu’il faudrait traduire en justice. Une citation estropiée équivaut à une trahison, une injure, un préjudice d’autant plus grave qu’on a voulu nous rendre un service. » (O, 1701). Les citations sont en général introduites par des formules comme : « je me souviens », « il disait », «… a dit », « dit un texte… », « le mot de… », « cette phrase de… », « j’emprunte cette citation à » ; il y a aussi des cas où Cioran n’offre aucune 1
Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Gallimard, 1988 (1955), p. 254. « Ecrire commence avec le regard d'Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée et insouciante, atteint l'origine, consacre le chant. Mais, pour descendre vers cet instant, il a fallu à Orphée déjà la puissance de l'art. Cela veut dire : l'on n'écrit que si l'on atteint cet instant vers lequel l'on ne peut toutefois se porter que dans l'espace ouvert par le mouvement d'écrire. Pour écrire, il faut déjà écrire. » (Maurice Blanchot, op.cit., p. 232.) 2
48
L’ART DE LA CITATION EN TANT QUE PRATIQUE INTERTEXTUELLE… référence (parfois il note « passage à retrouver », parfois il n’est pas sûr quant à la source : « C’est Sieyès, si je ne me trompe, qui a dit qu’il faut être ivre ou fou pour croire qu’on puisse exprimer quoi que ce soit dans les langues connues. » [s.m.D.B.] — C, 75). La citation apparaît en tant qu’élément de rupture (les citations sont enlevées au contexte initial) et de cohésion (les divers discours sont mis face à face). La rupture se distingue dans le texte par les codes typographiques (le décalage de la citation, l’emploi des italiques ou des guillemets ; du point de vue de la visibilité de l’insertion d’un texte dans un autre, la citation représente le « degré zéro de l’intertextualité »1) ou par divers indices sémantiques (le nom de l’auteur : « 'On ne doit trahir sa colère ou sa haine que par des actes. Les animaux à sang froid sont les seuls qui aient du venin'. » (Schopenhauer)" (C, 140), le nom de l’auteur et du livre : « 'L’idole voudrait ne voir jamais son sculpteur, ni l’obligé son bienfaiteur.' (Baltasar Gracián, L’Homme de cour) » (C, 394), le nom d’un personnage représentatif : « Si le poème – fleuve est une aberration, le roman fleuve étant inscrit dans les lois mêmes du genre. Des mots, des mots, des mots… Hamlet lisait sans doute un roman. » (O, 908). Laissant apparemment la place centrale aux autres, celle du sujet de l’écriture, Cioran s’éclipse, se transforme en un simple rapporteur de la lettre d’un autre écrivain. Toutes les références indiquent le fait que dans son articulation visible le texte semble « bricolé ». Rien n’est tenté pour unifier les morceaux de cette espèce de « patchwork » intertextuel. La troisième étape du processus citationnel se situe de nouveau au niveau de la lecture, faite cette fois-ci par le lecteur (on ne se réfère pas à l’écrivain, celui qui d’ailleurs est le premier lecteur de l’œuvre, la lecture pendant la création). Le recours à l’intertextualité comme phénomène constitutif de l’écriture littéraire correspond le plus souvent à une stratégie d’écriture/lecture. Le rôle de l’intertexte est d’engager un protocole de lecture particulier qui demande de la part du lecteur (le lecteur démiurge — Passeron) la participation active à l’élaboration du sens (« Écrire c’est se faire aussitôt lecteur. Lire c’est se faire aussitôt écrivain » — Ricardou) car celui-ci doit construire une totalité à partir des éléments offerts par l’écrivain. C’est dans cette perspective qu’il faudrait analyser l’intertexte plutôt comme un acte de production (la lecture plurielle) et non pas de reproduction (imitation, lecture univoque, linéaire). La citation en tant que signe linguistique implique la reconnaissance, la compréhension (sa valeur de signification) et l’interprétation. Le jeu de l’intertextualité n’est pas seulement intrinsèque à la littérature mais doit être regardé comme « une relation ouverte de celle-ci vers toutes les autres séries textuelles, la musique, les arts plastiques, la science, la politique, la morale, la philosophie, l’idéologie. » (I. Mavrodin) CONCLUSION En tant que procédé intertextuel, la citation n’est pas un simple détail ou un trait mineur de la lecture/écriture, mais elle « représente un enjeu capital, un lieu stratégique et même politique dans toute pratique du langage […] » (Antoine Compagnon). Comme résultat de cette pratique intertextuelle qui suppose le va-etvient entre les mots, les syntagmes ou les citations, Cioran arrive à une compromission de soi, à une altération du « moi » à travers le processus de création : « travailler en vue de l’anonymat, m’évertuer à m’effacer, cultiver l’ombre et 1
Nathalie Piégay-Gros, op.cit., p. 45.
49
L’INTERTEXTUALITE l’obscurité » (C, 69). Ainsi, les matériaux intertextuels deviendront des matériaux interpersonnels qui pourraient favoriser le « décollage » proustien du moi quotidien et constituer la possibilité de l’écrivain de trouver ou au moins d’essayer de trouver l’essence de son « moi profond. ». Employer de différents « masques linguistiques » permet à Cioran la construction, selon le modèle valéryen, de son propre moi. Le poème, l’œuvre se fait et en même temps le poète, le créateur se construit. Paradoxalement, l’homme reste une « œuvre inachevée » qui suppose une distanciation obtenue par la création. Chaque fois qu’il écrit, Cioran essaie d’assumer « une identité différente, notamment celle de l’écrivain, du créateur qu’il n’a pu et ne peut obtenir qu’au moment précis qu’il se découvre être en train d’écrire ». La fonction de l’écriture est bien d’abord « d’œuvrer contre soi-même et de se créer différent dans une délivrance momentanée. »1 Le déracinement cultivé par Cioran en tant que signe de modernité représente aussi son « refus d’être entraîné soi-même dans une action commune qu’il désapprouve » et qui le prive de la liberté de choisir. Cette réalité suppose aussi le revers (paradoxal d’ailleurs) : « Cultiver la formule, se citer, c’est canoniser son propre discours, inciter des citateurs à venir, quoi d’autre sinon se rendre présentable dans la république des Lettres, en un mot citable ? »2 BARON Dumitra Université « Lucian Blaga » de Sibiu, Roumanie adumitran@yahoo.com
1 2
Michel Jarrety, La morale dans l'écriture - Camus, Char, Cioran, Paris, PUF, 1999, p. 113. Anne Jaubert, La lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990, p. 156.
50
LES CONFIGURATIONS DISCURSIVES DANS ALLAH N’EST PAS OBLIGÉ D’AHMADOU KOUROUMA PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE En abordant la notion de configurations discursives dans Allah n’est pas obligé, nous voudrions parler d’une forme d’intertextualité qui apporte à l’écriture de Kourouma sa singularité. Cela signifie qu’il ne s’agit pas de phénomènes énonciatifs qu’on range dans les catégories habituelles de reprise du déjà dit, du discours dans le discours ou du discours sur le discours, bref de toutes les formes de discours rapporté. Mais il s’agit d’un phénomène qu’on peut désigner par l’expression discours social constitutif du discours littéraire. Nous utiliserons la notion de configuration discursive pour aborder l’intertextualité comme espace de négociation entre l’auteur et ses lecteurs dans l’écriture de Kourouma. Partant de ce que l’auteur désigne par l’expression gros mots, c’est-à-dire vocabulaire peu usuel et pas courant, voire grandiloquent, Kourouma se propose d’utiliser des dictionnaires pour chercher les gros mots, vérifier et surtout les expliquer parce que, dit-il, mon blablabla est à lire par toutes sortes de gens. La singularité de l’écriture chez Kourouma réside à la fois dans le conflit des énonciations et dans l’interconnexion de plusieurs langues ou plus exactement de plusieurs discours. Dès l’incipit, par exemple, l’auteur annonce l’utilisation de quatre dictionnaires, ce qui est l’indice de la coexistence dans son écriture de mots issus de trois langues : le français de France, le français parlé en Afrique et le créole parlé au Liberia et en Sierra Leone, qu’il qualifie de pidgin. En dehors de ces langues, mises en contexte par un discours littéraire, l’écriture de Kourouma met en relation co (n) textuelle le dire et le dit, la langue d’écriture et la langue maternelle de l’auteur. Cette écriture semble être le prisme où se reflète le discours social. Mais avant d’aborder la façon dont la rumeur du discours social s’actualise dans cette écriture, il est, peut être, opportun de donner une définition liminaire de la notion de discours social. Nous empruntons cette notion à Marc Angenot qui la définit comme « la somme de tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société, tout ce qui s’exprime, tout ce qui se représente aujourd’hui dans les médias électroniques. Tout ce qui se narre et s’argumente, si l’on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours » (1984 : 24)1. 1
ANGENOT Marc, « Rhétorique du discours social », Langue française, no 79, pp 24-36, 1998
51
L’INTERTEXTUALITE Par discours social, Angenot désigne donc la totalité de la production sociale du sens et de la représentation du monde. En donnant à cette notion un contenu global, l’auteur pense à un décloisonnement des domaines discursifs traditionnellement investigués. Il considère ainsi que l’énorme masse discursive qui parle et fait parler le socius, vient à l’oreille de l’homme-en-société comme une résultante synthétique dont la dominance interdiscursive transcende l’hétéroglossie. Le discours littéraire, qui résulte d’un effet de couture, n’est pas à considérer comme la somme ou le conglomérat de plusieurs discours, mais comme un tout riche de tous les genres discursifs. À l’aune de cette théorie du discours social se dessine le dialogisme chez Bakhtine2. Pour cet auteur le discours romanesque résulte d’un immense travail de transformation systématique d’un ensemble verbal, lequel est accompli par l’artiste dans le but de dépasser la frontière habituelle des mots pour construire une œuvre esthétique peuplée de plusieurs langages. Ainsi, la forme et le contenu constituent un tout : le discours compris comme phénomène social. Cette conception du discours romanesque conduit à définir l’œuvre littéraire, comme une diversité sociale du langage, qui met en scène le dialogue social des langages. Mais si l’orientation dialogique est une des caractéristiques fondamentales de toute œuvre romanesque, elle est aussi un phénomène propre à tout discours. Autrement dit, le discours vit en dehors de lui-même, dans une fixation sur son objet. C’est ce phénomène de dialogisme généralisé, caractéristique de tout discours, qu’on désigne habituellement par les vocables d’hétéroglossie ou de plurilinguisme du roman. Ces considérations conduisent à se demander comment s’actualise la rumeur du discours social dans l’écriture chez Ahmadou Kourouma ? Comment le roman Allah n’est pas obligé inscrit-il dans son texte des paradigmes idéologiques ? Avant d’esquisser quelques réponses à ces questions, nous voudrions, tout d’abord, présenter sommairement l’intrigue de Allah n’est pas obligé. 1.1. L’intrigue dans Allah n’est pas obligé Ce roman met en scène les péripéties de la vie chaotique d’un adolescent né en Côte d’Ivoire, qui a connu une enfance malheureuse. Après la mort de son père et celle de sa mère cul-de-jatte, qui a succombé d’une plaie incurable, Birahima est confié à sa tante pour son éducation. Le départ précipité de celle-ci pour le Liberia, son pays de résidence, avant même la fin des funérailles de sa mère, laissant Birahima derrière elle, a conduit celui-ci à emboîter le pas à sa tante. Birahima entreprend donc un voyage pour retrouver sa tante qui fuit devant la menace et les exactions de son ancien mari. Birahima a pour compagnon de route Yacouba alias Tiécoura. Cet homme d’affaire ruiné, reconverti en marabout est surnommé par le narrateur « le bandit boiteux ». Narrateur de sa propre vie, Birahima et son compagnon sont des personnages errants. Cette errance résulte du déséquilibre social survenu du fait de la guerre civile. L’itinéraire du personnage principal correspond donc à la géographie de la guerre. Camp après camp et faction après faction rebelle, les deux compagnons
ANGENOT Marc, 1889 un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, 1989 2 BAKHTINE Mikhaîl ,Le Principes dialogique suivi des écrits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981
52
LES CONFIGURATIONS DISCURSIVES DANS ALLAH N’EST PAS OBLIGE… d’infortune passent en revue tous les camps d’entraînement des rebelles en Sierra Leone et au Liberia. La diversité des personnages, des factions rebelles, l’étendue du territoire parcouru et la complexité de la situation sur le terrain, donnent au roman des schémas narratifs plein de rebondissements. Les différents paramètres de l’analyse sémiotique étant posé, nous voudrions montrer comment s’actualise la rumeur du discours social dans Allah n’est pas obligé à travers quelques exemples tirés de ce roman. 1.2. Du littéral au littéraire L’ancrage du discours quotidien mandingue se reconnaît dans l’écriture de Kourouma aux énoncés français qui sont les résultats d’une traduction littérale. On peut avancer que l’auteur a recours au mimétisme discursif comme style d’écriture. Ce mimétisme concerne, d’une part, le discours mandingue quotidien, d’autre part, le français de l’Ivoirien modeste, celui sur qui l’école a eu peu ou pas d’influence du tout. À la page 9 de l’incipit on peut lire : Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux. J’ai quitté le banc parce que tout le monde a dit que l’école ne vaut plus rien, même pas le pet d’une vieille grand-mère.
En lisant ce passage l’on reconnaît facilement les expressions d’origine mandingue, langue maternelle de l’auteur, qui ont fait l’objet d’une traduction littérale. Si ces expressions d’origine mandingue se retrouvent tout le long du roman, le littéral ne constitue qu’une des formes esthétiques de l’écriture chez Kourouma. Car, ce procédé trouve un support dans l’usage des proverbes, des aphorismes et des comparaisons. On peut observer, à la suite de l’extrait précédent, que l’auteur ménage un espace de rencontre entre le discours de la rumeur publique ou la configuration de la persona, expression que nous empruntons à Jean Peytard (1994)3, du genre les gens disent que, dans le roman tout le monde dit que l’école ne vaut plus rien. Ce tout le monde, c’est-à-dire n’importe qui, ne peut être que la communauté d’origine de Brahima le narrateur autodiégétique. On comprend alors pourquoi l’auteur convoque en appui l’aphorisme, même pas le pet d’une vielle grand-mère, pour actualiser l’imaginaire mandingue. En note explicative, comme forme de négociation auteurlecteur, Kourouma écrit : c’est comme ça on dit en nègre noir africain indigène quand une chose ne vaut rien. On dit que ça vaut pas le pet d’une vielle grand-mère parce que le pet d’une vieille grand-mère foutue et malingre ne fait pas de bruit et ne sent pas très très mauvais. Si l’on reconnaît dans ce on la trace énonciative de la doxa, la rumeur du discours social pénètre dans l’écriture littéraire par bribes, par fragments ou par configurations brisées, voire par image de façon à être co-extensive à celle-ci. Dans la continuité selon laquelle mon école n’est arrivée très loin, par exemple, l’auteur écrit : on connaît un peu mais pas assez ; on ressemble à ce que les nègres noirs africains indigènes appellent une galette aux deux faces braisées. Cela veut dire selon les termes même de l’auteur que : on n’est plus villageois, sauvages comme les autres noirs nègres africains indigènes. On comprend et entend les noirs civilisés et les toubabs… Mais on ignore la géographie, grammaire, conjugaisons, divisions et 3
PEYTARD Jean, Syntagme 4, Annales Universitaires de Franche-Comté, 1992
53
L’INTERTEXTUALITE rédactions ; on n’est pas fichu de gagner de l’argent facilement comme agent de l’état dans une république bananière foutue et corrompue comme en Guinée, en Côte d’Ivoire, etc. L’expression galette aux deux faces braisées, traduit l’incomplétude dans laquelle vit toute personne qui sait lire et écrire, niveau requis au temps colonial pour se voir confier un poste d’auxiliaire administratif et n’ayant pas, pour autant, atteint un niveau universitaire pour rejoindre la haute sphère sociale de la bourgeoisie administrative de la période post-coloniale. Le vocable braisée qui signifie brûlé est à nouveau repris à la page 12 lorsque le personnage narrateur affirme : je ne savais pas le nombre de mois que j’étais au temps où je me suis braisé l’avant-bras (braiser signifie dans l’inventaire des particularités lexicales cuire à la braise). Or, même si cette explication correspond au sens de base de braiser, le narrateur voulait dire qu’il s’est brûlé l’avant-bras. Comme cela se voit, l’écriture chez Kourouma se moule dans un schéma narratif qui s’actualise à travers la rumeur du discours social, s’inscrivant lui-même dans la totalité du discours littéraire. Cette rumeur du discours social que mime l’auteur, dans son texte, se retrouve aussi à la page 40. En effet, dans l’intrigue du roman le thème de la corruption s’actualise par une expression métaphorique consacrée : le mouillage des barbes. Ce système illicite, très courant en Afrique pour qu’on puisse parler d’un phénomène de société, permettait à Yacouba d’importer et d’exporter des marchandises sans payer à l’état la moindre taxe, en versant simplement des pots-de-vin aux douaniers. Devenu riche, Yacouba effectue le pèlerinage à La Mecque et, dès qu’il est de retour, il épouse plusieurs femmes. Disposant de plusieurs concessions, il reçoit chez lui une horde d’oisifs avec qui il engage des palabres interminables, lesquels le conduisent à oublier de mouiller les barbes des douaniers. C’est ainsi qu’il s’est ruiné. À ce sujet l’auteur écrit : Quand on est ruiné, les banquiers viennent réclamer l’argent qu’ils t’avaient généreusement prêté. Si tu ne rembourses pas sur place, ils te défèrent au tribunal. Si tu n’arrives pas à mouiller les barbes des magistrats, greffiers et avocats du tribunal d’Abidjan, tu es condamné au plus fort. Quand tu es condamné, si tu n’arrives pas à mouiller les barbes des huissiers et des policiers, on saisit tes concessions avec tes maisons.
Le constat, qui se dégage de l’observation des indices énonciatifs dans cet extrait, est l’existence d’une réaction en chaîne de cause à effet qui place le citoyen dans l’obligation d’user de la corruption pour régler n’importe quel problème. On paye d’une manière ou d’une autre les services rendus. Les indices énonciatifs contenus dans ce passage montrent aussi clairement que l’écriture d’Ahmadou Kourouma mime le discours de la rumeur, celui de l’opinion communément admise. Il s’agit du discours quotidien du commerçant mandingue qui pratique le commerce import et export en versant des pots-de-vin aux douaniers au lieu et à la place des frais de douanes. Cette forme d’intertextualité est très productive dans l’écriture chez Kourouma. 1.3. La mise en relation contextuelle du vocabulaire de deux ou de plusieurs langues La valeur esthétique de l’écriture chez Kourouma se concrétise par la mise en parallèle sur l’axe syntagmatique d’un vocabulaire mandingue et français. Le 54
LES CONFIGURATIONS DISCURSIVES DANS ALLAH N’EST PAS OBLIGE… passage alternatif d’une langue à une autre crée un effet de dédoublement. C’est dans ce mouvement de va-et-vient constant entre deux vocabulaires, deux langues, que Kourouma donne une valeur instrumentale esthétique aux redondances renforcées. À la page 10, on peut lire en exemple : Suis insolent, incorrect comme barbe d’un bouc et parle comme un salopard. Je ne dis pas comme les nègres noirs africains indigènes bien cravatés : merde ! putain ! salaud ! J’emploie les mots malinké comme faforo (signifie sexe de…) comme gnamokodé ! (bâtard ou bâtardise !). Le constat qui se dégage de la lecture de cette œuvre, est que tout le long du roman deux paradigmes se côtoient, chacun relevant soit de la langue d’écriture, le français en l’occurrence, soit de la langue maternelle de l’auteur, le maninka. Toutefois, ce dédoublement fonctionne selon plusieurs modèles. On peut observer à la page 15, par exemple, que le narrateur confie au lecteur le souvenir amer qu’il ressent de l’épisode de sa vie passée auprès de sa mère. L’extrait suivant en est un exemple frappant : la cicatrice est toujours là sur mon bras, elle est toujours dans ma tête et dans mon ventre, disent les Africains et dans mon cœur. Elle est toujours dans mon cœur, dans tout mon cœur comme les odeurs de ma mère. Les odeurs exécrables de ma mère ont inhibé mon cœur (exécrables signifie très mauvais et inhibé signifie mouillé, pénétré d’un liquide, d’après Larousse).
Dans ce passage, deux langues se côtoient selon une technique propre à Ahmadou Kourouma. Dans ma tête et dans mon ventre est une parole mimée qui vient du maninka, langue première de l’auteur, et dans mon cœur est l’expression consacrée dans la langue d’écriture de l’auteur. La valeur esthétique de l’écriture repose donc sur l’alternance constante entre ces deux langues : comme le disent les maninka et comme le disent les Français de France. Le récit de la petite enfance est un souvenir à la fois émouvant et amer qui se déploie aussi selon un double paradigme : ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire ou du moins la formule correcte et consacrée et la faute qui enfreint les règles grammaticales du français. À la page 13, l’auteur écrit : La première chose qui est dans mon intérieur… En français correct on ne dit pas mon intérieur, mais dans ma tête. La chose que j’ai dans mon intérieur ou dans la tête quand je pense à la case de ma mère, c’est le feu, la brûlure de la braise, un tison de feu.
Tout le long de la narration, ce qui semble retenir le souffle de Birahima et même du lecteur, c’est l’épisode de sa petite enfance vécue dans un environnement de maladie, de misère, et de douleur. La souffrance de Birahima et celle de sa mère sont telles que la misère semble s’être donnée un mal fou pour achever la mère, laissant l’enfant seul devant son sort. Si derrière la mise en relation contextuelle de deux situations opposées, de deux paradigmes, voire de deux langues, se cachent deux visions du monde, l’expression la plus parfaite de celles-ci se déploie dans l’intrigue et tout le long du roman. Elle trouve son ancrage dans la feinte de l’utilisation de dictionnaires pour expliquer aux Français de France blancs colons racistes, selon l’expression même de l’auteur, les gros mots des noirs nègres africains sauvages et vice versa. La spécificité de l’écriture de Kourouma se reconnaît aussi dans l’utilisation de concaténations syntagmatiques dont la singularité repose sur le fait que celles-ci cachent l’évocation de groupes sociaux de conditions différentes dans le but de déployer métaphoriquement une critique sociale et politique.
55
L’INTERTEXTUALITE Le style de l’écriture chez Kourouma se propose de ménager un espace de négociation entre le scripteur et le lecteur et d’instituer un dialogue culturel entre le pôle de la production et celui de la réception. Pour ce faire, il a recours aux procédés de la parenthèse explicative. L’écriture littéraire s’apparente donc au discours didactique, car l’auteur se pose en vulgarisateur de connaissances culturelles de deux civilisations : l’Europe et l’Afrique. Ce procédé est si productif, si régulier et si récurrent chez Kourouma que l’auteur semble tourner son lecteur dans une sorte de dérision totale. Car il tend à mettre celui-ci devant une épreuve, voire de remettre en cause ses compétences linguistiques et culturelles. La parenthèse explicative joue constamment sur l’alternance entre deux lexiques, deux langues, deux dictionnaires. Dans cette voltige, tout se passe comme si Ahmadou Kourouma voulait accorder, dans l’espace de son écriture, deux places équitables au dire et au dit, au français et au maninka, au Larousse et à l’inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire. C’est un espace redondant, mais dynamique du point de vue esthétique. L’écriture semble piétiner, or elle avance. Dans ce double jeu, qui rappelle la notion d’entredeux chez Sibony, l’auteur semble être dans la quête d’un équilibre précaire, raccorder deux morceaux, creuser un tunnel, faire la navette entre deux langues, deux cultures pour deux lecteurs d’origine différente. Je rappelle que Daniel Sibony définit l’entre-deux comme « une forme de coupure-lien entre deux termes, avec la particularité que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne le croit » (1991 : 11).4 Contrairement à la variété des schémas narratifs, l’écriture chez Kourouma semble retomber dans un circuit autoréflexif de bouclages énonciatifs. Le retour régulier de formules stéréotypées ainsi que celui de certains énoncés donnent au roman une densité singulière. Cette densité se reconnaît dans la robotisation de la syntaxe ainsi que dans les répétitions, ce qui conduit à parler de circuit de production et de reproduction discursive dans l’œuvre de l’auteur. Ce procédé d’écriture montre que, comme le soutient ECO (1979 : 63-64)5 un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value énonciative de sens qui y est introduite par le destinataire ; ce n’est qu’en des cas extrêmes de préoccupation didactique ou d’extrême répression que le texte se complique de redondances et de spécifications ultérieures. On peut donc parler d’une sémiotique explicite du texte qui se caractérise par de multiples procédés de redondances et de feed-back. 1.4. La circularité de l’écriture dans les œuvres d’Ahmadou Kourouma L’un des traits saillants qui caractérisent l’œuvre d’Ahmadou Kourouma c’est la relation intertextuelle entretenue dans sa production littéraire. En effet la cohérence de l’écriture se reflète dans celle du monde qui trouve son ancrage dans le syncrétisme religieux, l’excision, les stéréotypes ethniques et la corruption de l’administration publique des pays africains. Cette cohérence est l’indice d’une identité des thématiques abordées dans ses différents romans et de la régularité de l’expression d’une critique sociale et politique. L’existence de ces dominances 4 5
SIBONY Daniel, Entre-deux - l’origine du partage, Paris, Seuil, 1991 ECO Umberto, Lector in fabula…Presses Universitaires de France, 1985
56
LES CONFIGURATIONS DISCURSIVES DANS ALLAH N’EST PAS OBLIGE… discursives détermine la pensée littéraire-idéologique. Autrement dit l’hégémonie, qui se reconnaît dans la récurrence des grands thèmes, forme une vision du monde ou du moins des idéologèmes. On sait, par ailleurs, que tout discours peut être envisagé comme un dispositif discursif perméable à des idéologèmes. Le premier indice de l’existence de dominances discursives et celle de la migration des idéologèmes se reconnaît dans le fait que les mêmes personnages, tels que Balla et Tiécoura, se retrouvent aussi bien dans les Soleils des indépendances que dans Allah n’est pas obligé. Dans les deux romans Balla est Bambara, sorcier et le seul cafre du village. 1.5. La mise en abîme du texte On peut observer que les mécanismes de mise en abîme du texte se font à l’aide de traces énonciatives explicites dans les Soleils des indépendances. Par exemple, l’auteur écrit : les histoires de chasse permettaient de raccourcir facilement la journée (page 126), ce qui constitue un indice qui atteste l’existence d’une facture du conte dans l’intrigue. Dans Allah n’est pas obligé, au contraire, la mise en abîme du conte dans l’intrigue n’est pas explicite. L’extrait suivant est, nous semble-t-il, un exemple illustratif : Le matin commençait à arriver et nous continuons à marcher. Tout à coup, tous les oiseaux de la terre, des arbres, du ciel ont chanté ensemble parce qu’ils étaient tous contents, tellement contents. Cela a fait sortir le soleil qui a bondi vis-à-vis devant nous au-dessus des arbres. Nous étions contents nous regardions au loin le sommet du fromager du village quand nous avons vu arriver sur notre gauche un aigle. L’aigle était lourd parce qu’il tenait quelque chose dans ses serres. Arrivé à notre hauteur, l’aigle a lâché au milieu de la route ce qu’il tenait. C’était un lièvre mort. Tiécoura a crié de nombreux gros bissimilaï et a prié longtemps avec des sourates et beaucoup de prières de féticheur cafre. Il était soucieux et il a dit qu’un lièvre au milieu de la piste était très mauvais, trop mauvais augure. (page 47) Comme on le voit, des séquences entières de conte sont enchâssées d’une manière insolite sans aucun indice explicite. La mise en abîme, comme forme d’intertextualité, se fait sous le couvert de signes cosmiques, de présages de bon et de mauvais augure que les deux voyageurs Birahima et Yacouba rencontrent sur leur chemin. À chaque fois que se manifeste un présage, Yacouba récite une sourate du Coran et/ou des incantations pour éloigner le mal et rétablir l’ordre. Cela rappelle, bien évidemment, dans les soleils des indépendances, l’épisode du conte qui parle du combat opposant Balla le chasseur et le buffle génie. CONCLUSION L’intertextualité dans l’écriture chez Ahmadou Kourouma repose sur un mimétisme discursif. Le discours littéraire reflète l’hétéroglossie du discours social, ce qui veut dire que l’écriture est semblable à une composition florale riche de la couleur de toutes ses composantes essentielles. Surplombant la diversité du discours social, l’écriture de Kourouma résulte d’un effet de couture, elle est l’expression la plus complète de l’imaginaire mandingue. Si le didactisme chez Kourouma trouve sa prégnance dans Allah n’est obligé, la feinte d’une tendance à tout expliquer donne à cette œuvre littéraire un aspect si redondant que, dans son parcours de lecture, le lecteur peut éprouver parfois de la 57
L’INTERTEXTUALITE lassitude. La même remarque s’impose aussi pour les expressions stéréotypées qui reviennent tout le long du roman dans un éternel recommencement. On peut toutefois remarquer que la valeur esthétique de l’interlangue se construit sur la base de ces redondances renforcées. D’ailleurs, elles s’imposent parfois dans l’œuvre de Kourouma comme un style d’écriture dont le rythme et la cadence à intervalles réguliers sont proportionnels au flux verbal de l’hybridation. À l’issue de notre parcours de lecture, nous déduisons que ce qui attire le plus l’attention du chercheur c’est le double piège de l’aliénation et de l’éclatement dans lequel se trouve l’écrivain africain. Sous l’emprise de l’entre-deux langues – la langue maternelle et la langue étrangère – l’écrivain africain tente de creuser un univers neutre comme si ce qui ne peut pas être dit dans l’une des deux langues pouvait enfin être dit par l’autre. Ainsi la possibilité d’une écriture se matérialise dans un ailleurs qui n’est ni entièrement du français, ni totalement du malinké. L’existence de cette zone intermédiaire, qui transforme l’écrivain africain en nomade, pose à l’évidence la problématique de l’écart dans la production littéraire francophone. C’est en convoquant la problématique de l’écart qu’on est nécessairement conduit à se demander comment une écriture peut tenir si elle repose sur la voltige entre des mots dérobés de part et d’autre ? Qu’est-ce que cette écriture frontière constituée de fragments qui rappellent son étrangeté ? Ces questions interpellent sans cesse le chercheur qui tente de retrouver ce qui surgit au-delà et en deçà de l’hybridation. C’est une autre façon de dire que l’étude de la littérature francophone n’a pas dit encore son dernier. Bien au contraire c’est un sujet d’actualité qui suscite des curiosités scientifiques. Cela veut dire que les chantiers restent ouverts pour élaborer des outils théoriques et méthodologiques adaptés à la problématique de la valeur esthétique de l’interlangue. BARRY Alpha Ousmane Université de Franche-Comté Besançon BIBLIOGRAPHIE ANGENOT Marc, « Rhétorique du discours social », Langue française, no 79, p. 24-36, 1998. ANGENOT Marc, 1889 un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, 1989. BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique de la théorie du roman, Moscou, 1975 traduit du russe par Daria Olivier, Éditions Gallimard, 1978. BAKHTINE Mikhaïl, Le marxisme et la philosophie du langage, Éditions de Minuit, 1977, traduit du russe par Marina Yaguello, Leningrad 1929. BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique de la création verbale, Moscou, traduit du russe ; Éditions Gallimard, 1979. BARRY Alpha Ousmane, « Du mimétisme discursif au style dans l’entre-deux – un modèle de binarisme dans les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma », Actes du 22e Colloque d’Albi Langages et Significations, p. 221-234, 2002. ECO Umberto, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, traduction française, Paris, Presses Universitaires de France, 1985. PEYTARD Jean, Syntagme 4 – de l’évaluation et de l’altération des discours – Sémiotique didactique informatique, Annales littéraires de l’université de Franche-Comté Les Belles-lettres, 1992. REGINE Robin, Le deuil de l’origine – Une langue en trop, la langue en moins. L’imaginaire du texte, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1993. SAVIN Ada, Les chicanos aux États-Unis, étrangers dans leur propre pays, Paris, L’Harmattan. SIBONY Daniel, Entre-deux : l’origine du partage, Paris, Seuil, 1991.
58
LES PARAMÈTRES INTERTEXTUELS DES OCCASIONNALISMES DANS LES ROMANS DE JAMES JOYCE Le présent travail propose une analyse des œuvres de James Joyce pour déterminer le degré d’intertextualité et dégager les paramètres des occasionnalismes d’auteur. L’œuvre du grand écrivain irlandais se rapporte à la littérature dite « fleuve de conscience », dont les exemples les plus frappants sont ses romans, « Ulysses » et « Finnegans Wake ». Les textes de ces deux œuvres se caractérisent par un haut degré d’intertextualité, et représentent des modèles d’hypertextes qui impliquent plusieurs niveaux de lecture. Ce type de composition des textes met presque sur un même plan l’écrivain et le lecteur, au niveau de l’interprétation, puisque le choix et le changement de l’angle de vue, aussi bien que les modes de lecture, dépendent principalement du « consommateur » de l’information. Dans les ouvrages spécialisés de linguistique les termes « intertexte », « intertextualité » et « dialogisme » ont pris une grande extension, en premier lieu dans les ouvrages des structuralistes français R. BARTHES, J. KRISTEVA, J. DERRIDA, M. RIFFATER, et plus tard dans ceux de théoriciens russes comme BAKHTIN, N. BELOZEROVA, N. FATEEVA, Y. SOLODUB et quelques autres. Dans le sillage des savants russes, qui distinguent deux catégories de l’intertextualité, celle de l’auteur et celle du lecteur, nous supposerons qu’en déterminant les paramètres intertextuels des occasionnalismes de J. Joyce il nous faudra nécessairement considérer les proportions des invariants relevant de l’auteur, et de ceux relevant du lecteur. Du point de vue de l’auteur, l’intertextualité est aussi (en plus de la prise de contact avec le lecteur) le moyen de créer son propre texte et d’affirmer son individualité créative en construisant un système complexe de relations avec des textes d’autres auteurs, voire avec les siens. Il peut s’agir d’identification, d’opposition ou de travestissement. Du point de vue du lecteur, l’intertextualité signifie une orientation vers tout d’abord une compréhension plus profonde du texte, ensuite vers la résolution des problèmes d’incompréhension du texte, voire de ses anomalies apparentes, en établissant un jeu de relations complexes avec d’autres textes, ainsi que l’a fort bien montré N. FATEEVA. Ce double aspect du phénomène intertextuel est lié au fait que l’existence du texte lui-même dépend non seulement de l’intention de l’écrivain, de son activité créatrice, mais aussi de l’activité analogique du destinateur qui en dégageant le sens du texte, le reconstruit [Y. LOTMAN]. Dans les œuvres de James Joyce les interactions textuelles provenant de l’intention préméditée de l’auteur se manifestent à la fois sur les plans littéraire et linguistique. Dans le premier cas on peut observer une certaine communauté de catégories littéraires telles que le sujet, la composition, des traits de caractères des personnages, une certaine ressemblance des descriptions de paysages, etc. La composition du roman « Finnegans Wake » nous rappelle la doctrine scientifique des « cycles du processus historique » de VIKO. En ce qui concerne le nom propre 59
L’INTERTEXTUALITÉ du personnage principal du roman Humphrey Chimpden Earwicker, on peut y trouver l’ancien prototype irlandais du héros légendaire et sage, Finn MacKumhal. Pratiquement chaque nom propre de Joyce est allusif, ce qui oblige à déchiffrer et traduire les associations qu’il évoque. En donnant des noms propres aux ancêtres d’un des personnages, l’écrivain y inscrit les noms de personnages de contes connus (Ragonar Blaubarb, Horrild Hairwire). Le sujet du roman a été ainsi conçu par J. Joyce comme le songe de Finn, dont la spatialité pragmatique se conjugue avec une temporalité qui permet et de plonger dans le passé, et de se projeter vers l’avenir. On peut alors parler d’hyperréalité (l’identification de la réalité avec l’hypertexte) avec des fleuves d’information se croisant à l’infini. Du point de vue linguistique nous suivrons le concept postmoderne selon lequel « le texte » est, à proprement parler, un texte littéraire, en même temps qu’en un sens plus général, il se présente comme « un tout unique d’informations se composant des structures de signes ». Les occasionnalismes de la prose de J. Joyce contredisent généralement les normes de la langue et la formation traditionnelle des mots ; ils fonctionnent dans le texte comme le moyen d’expression d’un jeu nominatif et étymologique. Le mot occasionnel est une image composée, un tout d’information, un texte. Dans un mot séparé il y a des couches entières d’acceptions, d’associations, d’images et de références à d’autres textes. De nouvelles nuances de sens apparaissent qui représentent les associations subjectives de l’auteur d’une part, et celles du lecteur de l’autre. Les mots nés de la création individuelle de l’auteur (les « mots forgés ») apparaissent dans le roman « Finnegans Wake » à des niveaux différents de la langue :
− Phonétique – des mots de 100 lettres – bababadalgharaghtakamminarronnkonnbtonntonnerronntuonnthunntrovarrhounawnskawntoohoohoorde nenthurnuk ! − Morphologique – everybuddy, everybiddy ; what a hauhauhauhaudibble thing. − Lexique – des métaphores – the boat of life, métonymie – how bootiful and truetowife of her. − Syntaxique – du parallélisme grammatical – Here say figurines billycoose arming and mounting. Mounting and arming figurines see here. − Phraséologique – he’s an awful old reppe… O, roughty old rappe. − Stylistique – la stylisation du système phonétique d’autres langues, par exemple de l’italien – « il folsoletto nel falsoletto col fazzoletto col fazzolotto dal fuzzolezzo » ou bien de la structure du mot allemand – des mots hybrides.
La singularité principale de ce roman est une langue particulière constituée d’occasionnalismes résultant de différentes déformations et combinaisons de mots anglais, et de nombreux mots (à peu près 70) pris dans d’autres langues (l’espagnol, l’irlandais, l’italien, le français, le latin, le grec, l’allemand). Leurs structures et leurs sémantiques respectives font que ces mots sont très variés et s’actualisent dans le texte comme des réminiscences (Humpty Dumpty), qu’il s’agisse de noms et citations, de chansons ou ballades (Thomas Moor, Wilde, Yeats, Show), d’allusions géographiques (river Liffey – Anna Livia, Dublin, Tristie), de références à des faits historiques (Ireland’s fall, fall of the great Irish leader) et à des personnages mythiques et imaginaires. Les noms allusifs étant le moyen de nomination et d’identification des objets uniques, évoquent des associations avec tel ou tel texte précédent, favorisant une compréhension plus profonde du texte-cible. La source de telles allusions dans les romans de J. Joyce est composée de 60
LES PARAMETRES INTERTEXTUELS DES OCCASIONNALISMES… personnages de la Bible (Adam et Eva, Shem – un des fils de Noah) aussi bien que de personnages de ses propres œuvres « Ulysses », « The Portrait of an Artist as a Young Man », (Stephen Dedalus est le pseudonyme de l’auteur, Leopold Bloom et Earwicker est le prototype de son père). En créant une représentation de la vie très réaliste l’auteur souligne que ses personnages sont réels et il stimule l’interprétation du lecteur qui doit chercher des analogies avec des faits réels de la culture et l’histoire de l’époque. Shakespeare, le folklore irlandais et la Bible, ainsi que les allusions à ses propres œuvres, sont des sources constantes chez J. Joyce, d’où une certaine régularité, une certaine permanence sémantique. L’existence de ces textes ne dépend évidemment pas seulement de l’intention et l’activité créative de l’auteur, car elle implique une égale activité du lecteur qui, en dégageant le sens du texte, le reconstruit à son tour, guidé par ses propres connaissances de la culture, de l’époque et de la langue. J. Joyce crée ainsi par sa nouvelle méthode, une langue universelle décrivant l’histoire mondiale, compréhensible dans le monde entier. Cette intention explique le goût de l’auteur pour la formation de nouveaux lexèmes, en utilisant des mots étrangers. Cette analyse a montré que les occasionnalismes d’auteur dans les œuvres de James Joyce se singularisent par leur très haut degré d’intertextualité, et se caractérisent par les paramètres que nous donnons dans le tableau suivant : Les paramètres intertextuels des occasionnalismes dans la prose de J. Joyce Invariant de l’auteur 1. Plurilinéarité À la composition linéaire de son texte s’ajoute la composition de surfaces textuelles à plusieurs niveaux. 2. Auto-intertextualité Dans l’idiolecte de l’auteur, son « ego » multidimensionnel Allusions et « autoréférences » à ses œuvres sont à la limite de la saturation. 3. Contexte vertical Les interactions textuelles créent un contexte vertical de l’œuvre, où se superposent des niveaux de sens diversifiés, différents, d’où une sémantique plurilinéaire. 4. Intertextualité Un système structuré des limitations fixées par l’auteur est donné dans le texte (M. Riffater). 5. Jeu nominatif et étymologique Dans ses œuvres, l’écrivain crée son histoire de la culture, reconstruit tout le fond culturel précédent. À l'aide du jeu étymologique, une information cachée et des associations antérieures littéraires émergent, et le jeu nominatif aboutissant à de nouveaux lexèmes qui véhiculent une nouvelle information.
Variant du lecteur 1. « L’explosion » de la linéarité En lisant les romans de J. Joyce le lecteur se heurte constamment à des énoncés qui sont en relation avec d’autres énoncés appartenant à d’autres textes. 2. Autotextualité On peut observer dans le même texte l’analogie de nombreux éléments. 3. Subjectivité, facteur pragmatique En dégageant le sens des occasionnalismes le lecteur les reconstruit à nouveau guidé par sa connaissance de la culture de l’époque et de la langue. 4. Hypertextualité Un système libre des associations (M. Riffater). On peut observer les liens croisés qui forment un hypertexte explicite et implicite, et dépasser les frontières du texte (d’une page), voire les effacer. 5. Transformation Une position active du lecteur. Le texte, créé par l’auteur et décodé par le lecteur, est chaque fois nouveau par rapport aux autres textes (précédents ou suivants). L’intertexte est dérivé d’autres textes par des transformations simples ou indirectes.
61
L’INTERTEXTUALITÉ En conclusion, nous pouvons affirmer que les paramètres intertextuels des occasionnalismes que nous avons relevés dans les romans de Joyce peuvent s’appliquer à l’analyse d’autres textes. La langue de J. Joyce, très singulière, présente de réelles difficultés pour sa réception par le lecteur. Nous voulons croire que les paramètres que nous avons mis en évidence faciliteront la compréhension des occasionnalismes d’auteur, et rendront l’interprétation des romans de J. Joyce plus accessible. Il n’est pas possible, en effet, de lire ses textes sans une participation active du lecteur qui doit trouver le sens caché du mot occasionnel, et définir le degré de son intertextualité. BELOVA Svetlana Université de Tioumen, RUSSIE BIBLIOGRAPHIE БАРТ Р., Избранные работы: Семиотика. Поэтика, Москва, Прогресс, 1994. БАХТИН М.М., Творчество Франсуа Рабле и народная культура средневековья и Ренессанса. М.: Художественная литература, 1990. БЕЛОЗЕРОВА Н.H., Дискурсивная игра//Language and Literature № 15 http://www/tmn/ru/frgf/journal/htm БЕЛОЗЕРОВА Н.H., Теория гипертекста: кажущиеся противоречия// Вестник ТГУ 4’2000// Тюмень Изд. ТюмГУ, 2000. ЛОТМАН Ю.М. Избранные статьи: Т.1. Статьи по семиотике и типологии культуры. Таллин: Александрия, 1992. ФАТЕЕВА Н.А., Контрапункт интертекстуальности или интертекст в мире текстов. Москва, «Агар», 2000. BAKHTINE M., Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1979. DERRIDA J., Writing and Difference. Translated by Alan Bass. Chicago : University of Chicago Press, 1978. GENETTE G., Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982. JOYCE J., Finnegans Wake, New York, The Viking Press, 1967. KRISTEVA reader, the. Edited and introduced by Toril Moi. New York, Columbia University Press, 1986.
62
LINÉARITÉ, HYPERTEXTUALITÉ, INTERTEXTUALITÉ, MÉTAPHORISATION ET FRACTALITÉ : LEURS RAPPORTS RÉCIPROQUES DANS LE DISCOURS Nous envisagerons dans cette étude, le rapport réciproque de paramètres tels que la linéarité, l’hypertextualité, l’intertextualité, la métaphorisation et la fractalité, au niveau de modèles cognitifs et dans le discours réel. Pour mieux généraliser ces paramètres, nous définirons le modèle cognitif comme celui d’une structure mentale pluridimensionnelle, plurifonctionnelle, basée sur une représentation d’un phénomène de l’univers, représentation dont le mécanisme est constitué par l’action réciproque des lobes du cerveau pendant la perception et la génération de l’information. La linéarité est un paramètre physique qui permet de calculer le développement du discours en temps physique, ainsi que dans l’espace physique d’une page de texte. Dans ce dernier cas, mieux vaut user du terme texte, surtout quand il s’agit du remplissage linéaire de l’espace entre les marges par des structures cohérentes lexicales et grammaticales. On peut également considérer la linéarité au niveau des espaces de textes isolés, inclus dans une des structures à plusieurs niveaux d’un hypertexte réel comme, par exemple, celui d’Internet. On repère la linéarité au niveau de vecteurs isolés du développement (un fractal) dans le nécessairement atemporelles. La linéarité est propre aux modèles narratifs où se structurent les séries d’évènements et d’actions, modèles mis en évidence par V. PROPP, R. BARTHES cadre de ces modèles cognitifs que sont les structures abstraites, et A.J. GREIMAS (état initialÆtransformations Æétat final), ainsi qu’aux structures du texte narratif (développement de l’intrigue au dénouement) (A. VESSELOVSKI, T. van DIJK, LABOV, K. ANDREEVA). L’intertextualité, deuxième paramètre cité, fait émerger, par exemple, le texte de l’espace d’entre les marges de la page, et le transmet en discours, 63
L’INTERTEXTUALITE puisqu’elle anticipe sur l’interaction entre l’auteur, son texte, et le lecteur qui décode et déconstruit le texte. Cette action réciproque est conditionnée : • par les frames des savoirs, c’est-à-dire les cadres culturels, les structures sociocognitives de l’auteur et du lecteur (T. van DIJK), les caractéristiques déictiques (R. JAKOBSON, I. STEPANOV) qui font corréler le texte/discours avec les paramètres spatiaux et temporels de sa perception. • Elle est également conditionnée par les statuts sociaux et ethniques respectifs des locuteurs, • et par leur co-participation à travers l’emploi de signes et de codes communs dans le processus de la sémiosis (la sémiosphère, processus de la génération de sens –I. LOTMAN). • Les processus énergétiques de la noosphère et de la biosphère contribuent également au conditionnement de cette action réciproque. Le paramètre d’intertextualité témoigne de l’immersion mutuelle de textes et de cultures, d’où le constat de l’action réciproque de sphères hiérarchiquement déterminées. Fait important, l’immersion mutuelle de textes et de cultures est conditionnée par les régulateurs, formés au niveau de modèles ludiques archétypiques. Quant au degré de manifestation de l’intertextualité, il détermine des liens hypertextuels à plusieurs niveaux, qu’on peut bâtir comme un fractal à plusieurs vecteurs où chaque unité de l’intertexte représentera un point du développement. Des structures fractales semblables caractérisent également les processus de la métaphorisation, qu’il s’agisse de • La métaphorisation perceptive, liée au décodage par le lobe droit, • de la métaphorisation discursive qui inclut l’émergence de l’expression métaphorique au niveau de surface pendant son énonciation et sa fixation postérieure dans le texte, • de la métaphorisation déconstructive, enfin, liée aux processus de décodage de l’expression métaphorique. Chaque slot (G. LAKOFF, A. TCHOUDINOV), c’est-à-dire chaque insertion ou enchâssement, représentera un nouveau point du développement au niveau cognitif comme au niveau textuel. Il convient alors de considérer le principe de différence, théorisé par les structuralistes et poststructuralistes européens, un principe unifiant pour tous les modèles du discours, et qui permet leur pénétration mutuelle. Nous illustrerons nos thèses en les appliquant à l’analyse de poésies d’Osip MANDELSTAM. Nous considérerons son œuvre poétique comme une construction complexe multifractale où la dichotomie de tous les points du développement a pour origine la dichotomie du contexte historique et culturel de la Russie du début du XXe siècle (avant 1917) et des deux décennies qui suivirent la révolution. Cette dichotomie est complexe, du fait de l’origine et la formation d’Osip MANDELSTAM, et de ses inclinations naturelles pour les trois cultures juive, russe et européenne. Avant d’aborder l’analyse proprement dite de ses poésies, examinons de plus près la notion de fractal. 64
LINEARITE, HYPERTEXTUALITE, INTERTEXTUALITE, METAPHORISATION… De notre point de vue, le fractal représente le modèle d’une substance qui se développe perpétuellement et se base sur la formation de structures semblables en chaque point de son développement1. L’auto-similitude est comprise dans l’esprit déconstructif et se base sur le principe de différence, principe de la ressemblance et de la différence simultanées (altérité/identité). Ce principe, considéré comme celui du binarisme, modèle logique permettant de construire la structure élémentaire de la signification, est une forme stabilisée d’un code fractal2. Différents chercheurs mettent en relief certains traits du fractal qui permettent de le placer au centre de l’imago mundi scientifique contemporain. 1. Avant tout, on note à la fois le caractère complexe et dynamique des constructions fractales. Les auteurs d’un cours d’électronique sur la théorie du fractal, Jonatan MENDELSON et Elana BLUMENTAL, pensent que cette complexité et ce dynamisme du fractal sont liés à son appartenance aux systèmes synergiques où les liens de causes à effets ne s’actualisent pas dans des rapports de proportion, et sont plutôt déterminés par le hasard, qui en est le trait caractéristique. Dans les systèmes complexes sont simultanément possibles un développement positif, la progression, ainsi qu’un mouvement négatif, la décroissance. De tels systèmes complexes se trouvent toujours à la frontière du chaos et se désagrègent quand ils deviennent instables. Dans la vie quotidienne, on peut considérer comme tels le fonctionnement des transports, des changements du temps, de la population, du comportement humain, de l’opinion publique, du développement des villes et des épidémies3 [MENDELSON & BLUMENTAL 2000]. 2. Le second trait du fractal est la présence du lien inverse, un paramètre « communicatif » : « Le fractal est autre chose, il n’accepte pas l’évaluation du point de vue de l’intuition d’un corps-chose donné dans un espace donné. Il est plutôt un 1 FRACTAL - un modèle géométrique répétitif. Une forme géométrique irrégulière ou constituée de fragments, qui peut être divisée en nombreuses parties dont chacune représente une copie diminuée de la forme entière. On utilise les fractals dans la modélisation sur l’ordinateur de structures naturelles ayant une forme géométrique simple, par exemple, des nuages, des paysages des montagnes et des rives [De la fin du XXe siècle, le mot fut formé en français sur la base du latin fract-, participe passé de frangere, par le mathématicien Benoît MANDELBROT] (Encarta World English Dictionary, 1999). 2 Voir à propos du principe du binarisme: BELOZEROVA N. Teorija giperteksta: kajustchijesja protivoretchija (Théorie de l’hypertexte: des contradictions illusoires). Vestnik TGU. 4. 2000. Tyumen, Ed. de l’Université de Tyumen. P. 64-69. 3 Complexity can occur in natural and man-made systems, as well as in social structures and human beings. Complex dynamical systems may be very large or very small, and in some complex systems, large and small components live cooperatively. A complex system is neither completely deterministic nor completely random and it exhibits both characteristics. The causes and effects of the events that a complex system experiences are not proportional to each other. The different parts of complex systems are linked and affect one another in a synergistic manner. There is positive and negative feedback in a complex system. The level of complexity depends on the character of the system, its environment, and the nature of the interactions between them. Complexity can also be called the "edge of chaos". When a complex dynamical chaotic system becomes unstable, an attractor (such as those ones the Lorenz invented) draws the stress and the system splits. This is called bifurication. The edge of chaos is the stage when the system could carry out the most complex computations. In daily life we see complexity in traffic flow, weather changes, population changes, organizational behavior, shifts in public opinion, urban development, and epidemics.[ MENDELSON J. and BLUMENTHAL E. URL:
65
L’INTERTEXTUALITE changement infini de lui-même, un corps-automate, doté d’un lien inverse » [TARASSENKO 2001]. 3. Son troisième trait réside en la non-nécessité d’un espace extérieur, sa localisation résultant de sa dynamique strictement interne. V.V. TARASSENKO pense que cette qualité du fractal conditionne la modélisation des processus de l’auto-organisation [Ibid]. 4. Le quatrième trait du fractal se réfère à son appartenance à la catégorie du tout [TARASSENKO 2001] coexistant avec ses dimensions morcelées4 [TSITSIN 1996]). Malgré ses fragmentations, il représente une substance unie et indivisible, et ce phénomène, selon V.V. TARASSENKO, doit devenir la base de la méthodologie du fractal [Ibid. ]. 5. Enfin, le cinquième trait caractérisant le fractal réside dans la possibilité d’y « entrer » à partir de n’importe lequel de ses points5 [ТARASSENKO 2001]. D’après nous, ce paramètre tient au développement non-linéaire du fractal, et ce à plusieurs niveaux. Bien que des traits fractaux soient repérables dans beaucoup de constructions linguistiques, se pose la question de la possibilité de l’extrapolation de la dimension fractale aux phénomènes de la langue. Cette question tient au fait que les fonctions différentes des modèles linguistiques ne prévoient pas la mesure, car, en linguistique, la modélisation est utilisée à des fins soit descriptives, soit explicatives, soit pour l’approche de l’ancrage énonciatif. Mais, si on admet que les modèles explicatifs et génératifs sont des sous-formes des modèles de mesure, on peut alors utiliser les constructions fractales dans l’interprétation et la déconstruction de phénomènes linguistiques complexes, créés par la nature double de la langue, qui appartient simultanément à la Nature et à la Culture. En considérant toute l’œuvre d’Osip MANDELSTAM comme une construction complexe multifractale, nous avons pris la localisation et la temporalisation de ses poésies comme « point d’entrée ». L’analyse de la localisation et de la temporalisation des poésies datées de 1908 à 1937, dans le premier volume ses œuvres dont les rédacteurs sont G. STROUVE et B. FILIPPOV, nous a permis de mettre en évidence les caractéristiques suivantes : Représentation complexe de l’espace par un oxymoron construit sur opposition son/absence du son (1908). Représentation de l’espace physique par une métaphorisation de l’espace anthropologique (1908). Représentation du temps personnifié et de l’espace idéalisé par un oxymoron (1908). Représentation de l’opposition éternité/instant par l’opposition équivalente Bien/Mal. La représentation intertextuelle (tout l’univers — prison — Hamlet) (1909). Représentation du motif de l’élargissement d’un petit espace comme par exemple, l’espace clos de la maison marqué positivement (1909). Représentation du temps par des symboles stables (métaphores d’un balancier et d’une quenouille, d’une arme, de la forme interne du mot). L’idée du mouvement, de l’implacabilité (1910). 4
Les dimensions morcellées, d’une ligne, par exemple, apparaissent quand cette ligne, dans les limites, remplit une surface «presque entièrement» [TSITSIN F.A. Astronomitcheskaja kartina mira: novyje aspekty (Imago mundi astronomique: nouveaux aspects). In: Astronomija i sovremennaja kartina mira (Astronomie et nouvelle imago mundi]. 5 Le fractal n’a ni fin, ni commencement, ni milieu ; on peut le «lire», l’envisager, à partir de n’importe quel point.
66
LINEARITE, HYPERTEXTUALITE, INTERTEXTUALITE, METAPHORISATION… Réalisation d’une métaphore conceptuelle (Univers = tourbillon, corps = tourbillon), représentée par les détails métonymiques (1910). Réalisation de l’opposition entre un espace clos dangereux et un chemin salutaire (symbolique) (1910). Représentation symbolique d’un espace mort comme l’absence de son. Réalisation de la métaphore conceptuelle Silence = espace mort (1911). Caractérisation du temps par les propriétés de l’espace et de l’homme. La représentation typique pour le début du XXe siècle de la triade espace-temps-homme (1911). Représentation de l’opposition entre un mouvement dangereux dirigé vers le bas et un mouvement libérateur dirigé vers le haut. Représentation de l’opposition Temporel/Éternel (1912). Syncrétisme spatial et temporel aboutissant à la description d’un espace mort dans un temps vivant. Représentation intertextuelle du temps anthropologique et de l’espace (1915, 1917). (Ulysse est revenu, plein d’espace et de temps). Synthèse d’un espace intérieur clos et d’un espace extérieur (Dans une pièce immense il y a une Néva lourde) (1917). Représentation intertextuelle de la réversibilité du temps (1918). Représentation discursive de l’intertexte et de la métaphore conceptuelle (Temps = quenouille) par la désignation de tout le champs sémantique et la métonymie (Et j’aime le caractère ordinaire du fil… Tout reviendra comme jadis) (1918). Représentation de l’identité conceptuelle métaphorique : Temps = Espace (Le temps est labouré par une charrue) (1920). Synthèse intertextuelle (F. TUTCHEV) de l’univers et de l’espace quotidien citadin, de gare, villageois, uni par la musique (1921, 1922, 1935 –la terre est une sphère meublée). Représentation de la métaphore conceptuelle typique pour O. MANDELSTAM espace individuel = musique (1922). Représentation eschatologique de mythèmes pour désigner le temps qui dévore ses enfants, liée à l’incarnation discursive de tout le champs de la bête carnassière avec des détails métonymique (mon siècle est ma bête –1923 ; Le siècle-loup s’est jeté sur mes épaules –1934). Intertexte dont la fonction sémantique est celle de la libération d’un siècle barbare6 (1923). Anthropomorphisme du temps par la métaphore conceptuelle temps = homme avec la présentation discursive de détails (1924). Personnification de l’espace citadin (1924). Représentation d’un espace clos dangereux de la maison comme une fonction inversée de midgart (L’appartement est silencieux comme du papier 1933). Immersion de l’espace universel dans le temps universel. Représentation ambivalente d’unités à l’aide de l’intertexte7 (1933). Représentation sémantique de la rupture néfaste de l’espace et de l’homme (Nous vivons sans sentir le pays sous nous –1933). Représentation sémantique d’un collecteur de l’espace comme d’une fonction divine du poète (1933). Développement métonymique de la métaphore conceptuelle une ville = un prisonnier (1935). 6 Pour arracher le siècle de la prison. Pour commencer le nouveau monde Il faut lier avec une flûte Les genoux noueux de jours. 7 Un grand univers dort Dans un berceau Chez une petite éternité. XI Et Moi, je sors de l’espace Dans le jardin négligé des valeurs Et je romps une stabilité illusoire.
67
L’INTERTEXTUALITE Opposition d’un espace joyeux, coloré et marqué sexuellement et d’un espace asexuel triste, privé de couleurs (1937). Union des espace naturel et anthropomorphe (une forêt de pins est liée à ma jambe – 1937). Représentation intertextuelle du concept d’une terre morte (1937). Caractère chaotique d’un espace ordonné8 (1937).
L’analyse de ces caractéristiques montre que le point choisi d’entrée dans un fractal des poésies d’Osip MANDELSTAM a aidé à découvrir l’action réciproque et la synthèse de la linéarité des poésies étudiées chronologiquement, de l’hypertextualité, c’est-à-dire du développement de motifs et de thèmes à plusieurs niveaux, de l’intertextualité et des métaphores qui assurent des points et des vecteurs du développement, et enfin de l’émergence discursive de ces valeurs au niveau de surface du texte. Il est évident que dans cette construction fractale qui est à la fois unie, morcelée, complexe, dynamique, dotée de liens inverses (développement en spirale de concepts, de motifs et de thèmes), il y a des constantes, comme par exemple le développement présenté dans des oppositions, tel le développement vectoriel de métaphores conceptuelles, et des valeurs variables, comme par exemple, l’émergence discursive de métaphores conceptuelles au niveau de surface du texte sous forme d’expressions métonymiques. L’étape suivante de notre démonstration consistera à choisir un autre point d’entrée dans le fractal des poésies d’Osip MANDESTAM : les constantes et les valeurs variables du temps et de l’espace dans un ensemble de poésies sur Petersbourg/Leningrad dont sept, datées de 1913 et 1931 forment un carré extérieur, et quatre, écrites entre 1913 et 1931, forment un carré intérieur. Il a été établi que les mêmes traits (nomination, métaphore conceptuelle, parallélismes sémantiques et grammaticaux, structures narratives, sémantique variable, locatifs intertextuels, subjectivation du locus) peuvent constituer des constantes ou des valeurs variables, selon qu’on se situe du point de vue de l’auteur ou de celui du lecteur. Les valeurs constituées structurelles sont presque toujours des constantes ou des points fractaux du développement, ainsi que des vecteurs du développement, alors que les éléments sémantiques et discursifs occupent la position des valeurs variables, ainsi que le contenu sémantique des vecteurs du développement. Comparons deux poésies sur Petersbourg/Leningrad pour voir l’interaction des constantes et des valeurs variables, ainsi que celle des catégories de la linéarité, de l’hypertextualité, de l’intertextualité, de la métaphorisation et de la fractalité.
8 J’ai vu un lac qui se tenait debout. Avec une rose, coupée en deux dans une roue. Et le roc a soupiré soudainement par ses tours...
68
LINEARITE, HYPERTEXTUALITE, INTERTEXTUALITE, METAPHORISATION… Strophes petersbourgeoises 1913 à N. GOUMILEV Au-dessus du jaune de bâtiments gouvernementaux Une tempête de neige trouble a tourné longtemps, Et un juriste montait de nouveau en traîneau En croisant sa capote d’un geste large. Des paquebots hivernent. En plein soleil Le verre gros d’une cabine s’est allumé. Monstrueuse, comme un cuirassé dans un dock, La Russie se repose péniblement.
Leningrad (décembre 1930) 1931 Je suis rentré dans ma ville, familière à pleurer, Pleurer jusqu’aux veines, jusqu’aux glandes enflées d’enfant Tu es rentré ici –donc avale vite L’huile de lanternes fluviales de Leningrad ! Reconnais donc vite la journée de décembre Où du jaune est mêlé au goudron sinistre. Petersbourg ! Je ne veux pas encore mourir : J’ai les numéros de tes téléphones.
Et au-dessus de la Néva il y a des ambassades du monde entier, Amirauté, soleil, silence ! Et la pourpre rigide de l’État Est pauvre comme un cilice grossier.
Petersbourg ! J’ai encore les adresses Où je trouverai les voix de morts.
Le fardeau d’un snob du nord est lourd – La tristesse ancienne d’Onegine ; Sur la place du Sénat il y a une vague de neige, La fumée d’un bûcher et le froid d’une baïonnette…
Et toute la nuit j’attends des hôtes chers, En remuant les menottes de chaînettes de porte.
Je vis sur un escalier noir, et une sonnette, Arrachée avec la peau, frappe dans ma tempe.
Des canots et des mouettes puisaient de l’eau Des gens marins visitaient un dépôt de chanvre Où, en vendant de la bière ou des petits pains, Ne rôdent que des moujiks carnavalesques. Une file de moteurs vole vers le brouillard ; Un piéton fier, modeste – Drôle de type, Evgenij, a honte de sa pauvreté, Hume de l’essence et maudit son sort.
L’analyse des Strophes petersbourgeoises a montré que la quantité des traits constants et variables est la même. Le développement de la poésie est associatif, à travers la métaphorisation avec une représentation métonymique et à l’aide de l’intertexte. Le temps passé introduit une autre intrigue et un autre milieu social. La représentation de plusieurs points de vue caractérise cette poésie. La narration par la description de l’instant, les temps grammaticaux et les adverbes (de nouveau), les personnages intertextuellement marqués, facilement reconnaissables par un lecteur russe (un juriste est plutôt KARENIN du roman de Léon TOLSTOI, l’éternel Evgenij ONEGIN et Éternel Evgenij du Cavalier de bronze de POUCHKINE, voire même un artefact mythologisé –une capote –qui symbolise le bonheur du fonctionnaire). L’auteur lui-même ne fait pas partie de ceux qui participent aux évènements, ne s’identifie pas avec les personnages. Présentant l’instant de l’extérieur, il propose des images impressionnistes par l’emploi soit des lexèmes d’estimation (une tempête de neige trouble, un large geste, monstrueuse, elle se repose péniblement, rigide, grossier, le fardeau lourd, un snob, la tristesse, les moujiks d’Opéra, fier, il a honte, il maudit), soit des expressions métaphoriques et des comparaisons (un verre s’est allumé, la Russie = un cuirassé dans un dock) et une multitude de détails métonymiques (par exemple, Et au-dessus de la Néva il y a 69
L’INTERTEXTUALITE des ambassades du monde entier, Amirauté, soleil, silence !). En général, les détails impressionnistes ainsi que la dédicace à N. GOUMILEV témoignent d’une poésie écrite dans le cadre de l’« acméisme », un courant du postsymbolisme russe, dirigé par N. GOUMILEV. La spatialisation et la temporalisation (chronotope, terme de M. BAKHTINE) témoignent de la même chose. Le chronotope de la poésie est objectif là où les locatifs, marqués géographiquement et typologiquement, transmettent des constantes, alors que les phénomènes culturels transmettent des valeurs variables. La catégorie de l’intertextualité a une fonction double. D’une part, elle rend typique la société pétersbourgeoise, d’autre part, elle transforme un moment hivernal de 1913 (avec les phénomènes culturels de l’époque : des chars à moteurs, humer de l’essence) en une image constante de n’importe quel hiver pétersbourgeois. Les unités intertextuelles qui incluent, outre les allusions aux œuvres littéraires du XIXe siècle, des allusions implicites à des guerres passées et futures, ainsi que des phénomènes climatiques explicites, contribuent à la transformation de ce texte descriptif en un hypertexte à plusieurs vecteurs. En somme, de nombreux points du développement, formés par les unités intertextuelles, les phénomènes mentionnés, les expressions métaphoriques et métonymiques, qui représentent la sémantique des vecteurs du développement, permettent de considérer cette poésie comme un fractal autonome. Dans la poésie Leningrad c’est la structure de distiques qui attire notre attention. Cette structure caractérise les poésies de MANDELSTAM où la tension émotionnelle est à son maximum. Depuis la première poésie de MANDELSTAM « Le corps m’est donné, que dois-je en faire ?/Il est tellement uni et tellement mien » (1919), y compris une poésie du type « chromo » « Bonjour, bonjour, hiver pétersbourgeois/…des bottes marchent, des grises marchent près de Gostinyj Dvor ∗ ,/ Et la peau de mandarins se décortique elle-même… » (1925), jusqu’aux nombreuses poésies tragiques des années trente du XXe siècle, par exemple : « nous resterons assis dans la cuisine/Le pétrole blanc sent doucement » (1931), « Je te dirai les quatre vérités du dernier moment :/Tout est une chimère, amphigouri, mon Ange » (1931), « Nous vivons sans sentir notre pays sous nous,/ On n’entend pas nos discours à dis pas » (1933), cette structure a une fonction de cohésion intertextuelle pour toute l’œuvre du poète (auto-intertextualité structurelle). Outre cela, cette forme fait corréler ces poésies de MANDELSTAM avec l’élégie antique composée de distiques, ce qui permet d’affirmer la réalisation d’un intertexte structurel10. Autrement dit, la forme antique d’un distique élégique est présentée par un point et un vecteur du développement dans toute l’œuvre multifractale de MANDELSTAM comme dans le fractal de la poésie Leningrad. Quant à l’intertextualité sémantique (réalisation de l’intertexte 1), son degré est très bas. La seule unité de l’intertexte sémantique est une allusion métaphorique à la symbolique des couleurs (Reconnais donc vite la journée de décembre/Où du ∗
Gostinyj Dvor – le plus grand magasin de Petersbourg au début du XXe siècle. Nous distinguons l’intertexte-2 comme l’ensemble de toutes les formes et catégories textuelles qui existent en tant que multitude stable (corpora) au niveau de la conscience et du subconscient. Le terme intertexte-1 désigne l’ensemble de textes qui se développe éternellement à un niveau soit idéal, soit virtuel, soit bibliothécaire, et qui fait partie des « corpora ». Le terme « corpora » est employé au pluriel, puisque les textes peuvent se grouper d’après le temps de leur création, le moyen de leur transmission, leur genre, leur domaine d’application, et leur langue. 10
70
LINEARITE, HYPERTEXTUALITE, INTERTEXTUALITE, METAPHORISATION… jaune est mêlé au goudron sinistre). Elle met cette poésie en corrélation avec la métaphore conceptuelle (cognitive d’après G. LAKOFF) de MANDELSTAM « un décembre pétersbourgeois crépusculaire, gros de rachitisme pour les enfants » = judaïsme ». Cette métaphore cognitive se réalise dans le discours au niveau des métaphores et métonymies textuelles dans les expressions « jusqu’aux glandes enflées d’enfant », « avale vite/L’huile de lanternes fluviales de Leningrad ! ». L’ensemble des trois expressions constitue une réalisation discursive et textuelle de la synthèse des catégories d’intertextualité et de métaphorisation. La catégorie de l’intertextualité est liée à la catégorie de la modalité subjective. Nous avons vu, comment dans la poésie Strophes pétersbourgeoises, la représentation du Moment dans l’éternité était donnée du point de vue des membres de la société, marqués intertextuellement (les deux Evgenuj de POUCHKINE), et de l’auteur qui observe. L’auteur ne s’identifiait avec les personnages. La structure narrative, la linéarité et le croquis impressionniste énoncé à la 3e personne n’ont pas permis de créer un héros lyrique, ils ne désignent que des constantes du milieu pétersbourgeois. Le focus de la poésie Leningrad est tout à fait différent, puisque cette poésie se caractérise par une narrativité très marquée : Le récit du retour de l’auteur dans la ville de son enfance et de son adolescence est écrit de la 1re personne. On y voit un certain changement du focus communicatif. Le pronom « Tu » dans le deuxième et le troisième distiques, et l’Impératif, introduisent la catégorie du Destinataire de la communication qui se confond avec la catégorie de l’auteur. L’appel à Petersbourg, introduit le Destinataire Petersbourg, la ville constante, éternelle, et ne concerne pas Leningrad, lieu provisoire. Nous sommes en présence d’une représentation double de la catégorie du Destinataire communicatif. La modalité subjective d’auteur est marquée par les pronoms personnels je, moi, mon, les verbes volitifs (vouloir), les verbes au Présent (je vis) et au Futur (je trouverai). Le pronom tu et l’Impératif marquent, outre le changement du focus subjectif, le développement inverse, décroissant du vecteur. La bifurcation du référent est liée à cette représentation double. Le locus « Petersbourg, Leningrad » est nommé à la fois par une constante, marquée par les lexèmes du champ sémantique de la « nostalgie » (je suis rentré, familière à pleurer, jusqu’aux veines, jusqu’aux glandes enflées d’enfant, reconnais), et par les appels à Petersbourg, ainsi que par une variable, le nom de la poésie Leningrad. De plus, l’aspect variable de la ville, Leningrad, est signifié par les phénomènes culturels de la vie quotidienne soviétique, exprimés par des lexèmes connotés négativement : des escaliers noirs (quand l’entrée principale est condamnée), les sonnettes, arrachées avec la peau, les chaînettes de porte et l’attente perpétuelle de l’arrestation (Et toute la nuit j’attends des hôtes chers). On constate aussi des attitudes différentes de l’auteur envers la ville : attitude ambivalente envers Petersbourg inspirant à la fois l’amour, une peur sacrée et le tremblement, et l’hostilité nette pour Leningrad, marquée par les détails de la vie dans les appartements surpeuplés (Je vis sur un escalier noir, et une sonnette, Arrachée avec la peau, frappe dans ma tempe./Et toute la nuit j’attends des hôtes chers, En remuant les menottes de chaînettes de porte). La représentation ironique, frôlant l’humour noir, par le moyen de représentations métaphoriques et métonymiques des phénomènes, anticipe sur l’image acoustique et visuelle nette, par exemple par des expressions métaphoriques 71
L’INTERTEXTUALITE comme avale vite/L’huile de lanternes fluviales de Leningrad !/…la journée de décembre/Où du jaune est mêlé au goudron sinistre. Tout cela témoigne de la présence de la poétique de « l’acméisme », et lie cette poésie aux autres poésies de MANDELSTAM, et à toute l’œuvre poétique de l’école de « l’acméisme ». Il devient ainsi évident que la catégorie de l’intertextualité peut se manifester non seulement au niveau sémantique, mais encore au niveau formel, ou structurel, et qu’elle est étroitement liée aux caractéristiques spatiales et temporelles du texte/discours, ainsi qu’à la catégorie de la métaphorisation. Chaque poésie de MANDELSTAM crée de nombreux liens avec ses propres œuvres comme avec le système entier d’autres textes. Il est donc possible d’affirmer l’existence d’une structure du lien des textes de MANDELSTAM à plusieurs niveaux, cette structure étant hypertextuelle, et, si l’on inclut la catégorie du Destinataire communicatif/lecteur, on peut alors affirmer l’existence d’une formation fractale comportant de nombreux points et vecteurs du développement. BELOZEROVA Natalia Université d’Etat de Tyumen, RUSSIE
72
UN USAGE PARTICULIER DES CONTEXTES HYPOTEXTUELS DES CITATIONS D'EURIPIDE DANS LA «SCÈNE DES PROLOGUES» DES GRENOUILLES D'ARISTOPHANE Les jeux intertextuels réalisés par les citations des tragédies d'Euripide dans les comédies d'Aristophane sont en général pertinents seulement à l'un ou à l'autre des deux niveaux de l'énonciation théâtrale1. Parfois (par exemple dans les Acharniens), les personnages empruntent une voix tragique sans en avoir conscience (bien qu'ils soient censés être les concepteurs des paroles qu'ils échangent). Le travail interprétatif lié à l'usage de la citation se fait à l'autre niveau, celui de l'échange entre l'énonciateur - auteur et son co-énonciateur - spectateur modèle. Parfois (comme dans les Thesmophories), un personnage cite consciemment Euripide parce qu'il est important pour l'échange, à son niveau énonciatif, que son interlocuteur reconnaisse que «c'est de l'Euripide». Dans les Grenouilles, nous allons étudier un cas très particulier de double lecture des citations selon le niveau d'énonciation, la première ne mettant en jeu que les énoncés cités, la seconde obligeant à des calculs qui prennent en compte un hypotexte plus large. La deuxième partie des Grenouilles est consacrée à l'affrontement des personnages Æschylos et Euripidès, qui dialoguent sur la valeur des œuvres d'Eschyle et d'Euripide d'un double point de vue, littéraire et idéologique. Dans l'agôn, ils se sont opposés sur la valeur morale de leurs œuvres. Ensuite Euripidès a proposé un débat plus technique sur les prologues d'Eschyle : il juge leur style obscur et redondant. Æschylos cite alors les premiers vers de plusieurs prologues
1 Au premier niveau, les personnages parlent entre eux, tandis qu'au second, à travers toute la pièce, l'auteur communique avec les spectateurs. Sur cette notion, voir A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, rééd. 1996. Pour bien signaler à chaque fois sur quel niveau d'énonciation portent nos observations, nous nommerons les personnages de la comédie par la transcription de leurs noms grecs (Æschylos et Euripidès) tandis que nous parlerons des auteurs tragiques sous leurs noms habituels d'Eschyle et d'Euripide.
73
L’INTERTEXTUALITE d'Euripide, dans l'intention de montrer qu'ils sont d'une trivialité d'expression ridicule. C'est cet échange que nous allons examiner en détail (vers 1199-1248)1. Æ- …Les dieux aidant, c'est avec une petite fiole que je ruinerai tes prologues EU- Avec une petite fiole? toi? mes prologues? Æ- Avec une seule. Car tu composes de telle façon qu'on peut adapter n'importe quoi à tes iambiques. Je vais le prouver à l'instant. EU- Voyez donc! tu le prouveras? 1205 Æ- Oui. DI - Alors, il te faut réciter. EUEgyptos (c'est le bruit le plus disséminé) avec cinquante fils, qui venait d'aborder au rivage d'Argos… 1208 Æ…perdit une fiole. DI- Qu'est-ce que cette fiole? Gare à lui! Récite-lui un autre prologue, que je voie encore. 1210 EUDionysos, le thyrse en main, de peaux de faon vêtu, parmi les feux des torches, au Parnasse par bonds menant un chœur… Æ…perdit une fiole. 1213 DI- Malheur! nous voilà derechef atteints par la fiole! EU- Mais il aura beau faire, à ce prologue-là il ne pourra pas adapter de fiole : Il n'est point de mortel en toute chose heureux l'un, bien-né, manquera de moyens d'existence, l'autre, sorti de bas… 1219 Æ…perdit une fiole. DI- Euripidès! EU- Qu'y a-t-il? DI- M'est avis qu'il faut carguer, car cette fiole va souffler bien fort! 1221 EU- Non, par Déméter, je ne saurais m'en inquiéter, car à présent on va la lui faire sauter des mains. DI- Va donc, dis-en un autre, et gare à la fiole! EUAyant quitté jadis la ville de Sidon, Cadmos, fils d'Agénor… 1226 Æ…perdit une fiole. DI- Diantre d'homme, achète la fiole, pour qu'elle n'abîme plus nos prologues. EU- Hein! moi, je lui achèterais ? 1229 DI- Oui, si tu m'en crois. EU- Non certes, j'aurais bien des prologues à réciter où il ne pourra pas attacher de fiole. Pélops, fils de Tantale, étant venu dans Pise Avec son fougueux attelage… 1233 Æ…perdit une fiole. DI- Tu vois, il a encore attaché la fiole. Allons, il est encore temps, paie de toute façon. Tu en auras, pour une obole, une toute belle et bonne. EU- Non, pas encore. J'ai encore une quantité de prologues. Œnée un jour aux champs… 1238 Æ…perdit une fiole. EU- Laisse-moi d'abord dire le vers en entier. Œnée un jour aux champs, après riche moisson, comme prémice aux dieux… 1241 Æ…perdit une fiole. DI- Pendant le sacrifice? Et qui la lui vola? EU- Laisse, mon cher. Qu'il essaye donc avec celui-ci : Zeus, comme il est dit en toute vérité… 1244 DI- Tu me feras mourir! Il va dire perdit une fiole. Car cette fiole adhère à tes prologues comme le fic aux yeux. Mais, au nom des dieux, passe à ses mélodies.
Ici, les citations d'Euripide ont un statut énonciatif assez rare : au lieu d'être en usage, comme dans les autres pièces, elles sont employées en mention. On
1
La traduction est de H Van Daële (CUF), parfois légèrement modifiée.
74
UN USAGE PARTICULIER DES CONTEXTES HYPOTEXTUELS… pourrait s'attendre à ce que, dans ces conditions d'intratextualité1 maximale, le jeu intertextuel soit inexistant, mais nous allons, bien au contraire, mettre en évidence des modalités de recours tout à fait exceptionnelles au contexte hypotextuel pour laisser entendre, à propos de la qualité littéraire de l'œuvre d'Euripide, un message totalement différent de celui que le texte explicite de la scène donne à entendre. Mais avant d'en venir à ce point, il est utile de présenter les stratégies des deux protagonistes. Æschylos a l'intention de montrer la monotonie syntaxique des scènes d'exposition d'Euripide en y insérant, le plus vite possible après le premier vers du prologue, un demi-vers toujours identique : «perdit une fiole» – en grec, lêkuthion apôlesen – ; cette formule est un groupe verbal à verbe d'action au passé (à l'aoriste) et elle est apte à se placer en deuxième partie de vers, après la césure penthémimère. Le calcul d'Æschylos est que, dès lors qu'un groupe sujet animé a été énoncé dans la citation d'Euripide (ce qui ne saurait tarder dans une scène d'exposition de la situation), le premier vers qui comportera une césure penthémimère lui permettra de placer sa formule. Et de fait, les citations proposées par Euripidès lui donnent l'occasion de le faire, et de plus en plus vite : dans les trois premières citations, la césure penthémimère n'est réalisée qu'au troisième vers ; dans les deux suivantes au second vers, dans la sixième, dès le premier vers. La dynamique comique de la scène est assurée par ce phénomène d'accélération. Le comique repose non seulement sur le caractère répétitif de cette formule mais aussi sur une signification bouffonne et obscène. Les différentes interprétations proposées2 s'accordent sur le fait que Æschylos joue intentionnellement d'une connotation phallique (le lécythe est un vase à long col étroit et panse plus arrondie). Un dérivé du nom de ce vase (le verbe lêcythidzein) dénotant par ailleurs le phrasé grandiloquent de l'acteur tragique, ce nom peut aussi symboliser la grandiloquence stylistique mise à mal par Euripide, qui l'aurait donc fait « perdre » à ses héros. D. Sider a eu l'ingéniosité de combiner les deux interprétations en supposant qu'Æschylos pouvait prononcer sa formule d'une voix haut perchée, suggérant ainsi avec drôlerie à la fois impuissance et perte du ton tragique. Un autre effet comique provient des efforts désespérés d'Euripidès pour contrer les attaques d'Æschylos. Aux vers 1217-1219, il croit avoir trouvé une parade d'ordre linguistique lorsqu'il énonce des vérités générales, dans la pensée qu'un verbe au passé de narration ne devrait pas pouvoir s'y adapter ; mais l'aoriste grec a aussi une valeur sentencieuse (aoriste gnomique), et sa subtilité grammaticale est vaincue par celle d'Æschylos. Dans le choix des autres citations, bien que Euripidès ne montre jamais qu'il ait compris le sous-entendu obscène (ce serait perdre la face), il s'ingénie pourtant à présenter comme sujets grammaticaux des noms de personnages mythiques chers à Eschyle3, ou encore le nom de Dionysos lui-même, qui arbitre la joute4, ou des parents de Dionysos1, comme si Æschylos 1 Intratextualité est entendu ici au sens défini par A.-J. Greimas et J. Courtès (Dictionnaire de sémiotique), c'est-à-dire comme un procédé textuel d'attribution aux citations d'un statut explicite d'altérité. 2 Voir le commentaire de K. Dover (Aristophanes' Frogs, Oxford, 1993) sur la polysémie de l'expression, les notes de l'édition de J. Van Leeuwen (Aristophanes Ranae, A.W. Sijthoff, 1886, rééd. Leiden, 1968) et surtout l'article de D. Sider, 1992, «Lêkuthion apôlesen, Aristophanes' limp phallic joke», Mnemosyne XLV 3, pp. 359-364. 3 Comme Pélops, grand-père d'Agamemnon, au vers 1232. 4 Au vers 1211.
75
L’INTERTEXTUALITE allait se sentir obligé de leur éviter le ridicule de leur accrocher une telle formule; mais Æschylos persévère, et l'arbitre Dionysos, qui se sent attaqué à chaque fois qu'un vers le concerne2, finit par empêcher Euripidès de parler lorsqu'il est question de Zeus, et met fin à la joute. Euripidès se trouve ainsi présenté comme perdant par arrêt de l'arbitre, et il apparaît comme une sorte de clown maladroit et naïf qui, malgré ses astuces, a donné des armes pour se faire battre. Au premier plan de l'énonciation théâtrale, le dialogue est orienté par l'enjeu de la joute, à savoir le type d'énoncé préférentiel dans une scène d'exposition, et tout se joue autour des seuls énoncés cités, de leurs signifiants, de leur signifié explicite et de leurs signifiés connotés. Qu'en est-il au niveau de la communication entre auteur et spectateur, de ce que le texte dit à l'insu des personnages? C'est ici qu'entre en jeu la recherche intertextuelle qui consiste à s'interroger sur le rapport entre ces citations et le véritable corpus des tragédies d'Euripide. Si l'on parcourt les dix-sept pièces d'Euripide actuellement conservées dans leur intégralité, seule l'Iphigénie en Tauride commence par un nom animé bientôt suivi d'un verbe d'action : Pélops, fils de Tantale, étant venu dans Pise Avec son fougueux attelage, épouse la fille d'Oinomaos3. Ce prologue est d'ailleurs utilisé aux vers 1232-1233 des Grenouilles. Les autres prologues conservés commencent par une invocation (à la deuxième personne)4 ou une auto-présentation (à la première personne)5, par une évocation à l'irréel6, des maximes générales7, un dialogue animé8 ou une description de lieu9. D'autre part, pour la sixième citation (vers 1240), il est signalé par une scholie que ce vers n'ouvre pas la pièce (Méléagre) mais se trouve plus loin dans le prologue, au sixième vers10. Aristophane n'aurait-il donc pas trouvé assez de prologues, dans toute l'œuvre d'Euripide, qui commencent par un groupe de vers propre à cette substitution, et en aurait-il été réduit à «truquer» la démonstration ? C'est une réflexion que les spectateurs connaisseurs d'Euripide pouvaient faire encore plus facilement que nous, et qui relativise et remet à sa juste place le triomphe d'Æschylos : il ne s'agit que d'une victoire sur la scène comique. La dernière citation, celle du vers 1244 («Zeus, comme il est dit en toute vérité»), met en jeu un mécanisme interprétatif intertextuel plus complexe. Elle est
1
Aux vers 1225 (Cadmos est le grand-père maternel de Dionysos) et 1244 (Zeus est le père de Dionysos). Comme en témoigne l'usage des pronoms personnels de première personne aux vers 1214 («Hélas! Nous voilà derechef atteints par le lécythe») et 1228 («Achète le lécythe pour qu'il n'abîme plus nos prologues») et sa réaction à la dernière citation («Tu me feras mourir»). 3 Encore le verbe est-il ici au présent et non à l’aoriste. 4 Alceste, Suppliantes, Phéniciennes. 5 Ion, Hippolyte, Hécube, Hercule furieux, Troyennes, Bacchantes. 6 Médée. 7 Héraclides, Oreste. 8 Iphigénie à Aulis. 9 Andromaque, Electre, Hélène. 10 Voir la note de Van Leuwen au vers 1238. Voici les premiers vers du prologue: Cette terre s'appelle Calydon ; à la terre de Pélops, Par delà les détroits, ces plaines opulentes font face. Œnée règne sur cette terre d'Etolie, Fils de Porthaon, qui jadis épousa Althée, La sœur de Léda, la fille de Thestios. On remarquera qu'on ne peut substituer le demi-vers d'Æschylos dans aucun de ces cinq vers. 2
76
UN USAGE PARTICULIER DES CONTEXTES HYPOTEXTUELS… extraite de la Mélanippe la docte1, et c'en est bien le vers liminaire. Les spectateurs qui avaient en mémoire le deuxième vers (et nous allons voir qu'il y a de bonnes raisons de penser qu'il ait été très célèbre) savaient que le groupe verbal se trouvait au début de ce vers («engendra Hellen qui devint père d'Eole» Hellen' etikten hos eksephusen Aiolon) et qu'une fois celui-ci énoncé, Æschylos n'aurait pas pu placer son lécythe. Il n'aurait pas pu le placer non plus dans les vers suivants : La région que délimite le Pénée et les eaux de l'Asôpos A l'intérieur de leurs sinuosités humides Obéit toute entière au sceptre d'Eole, et est appelée Terre d'Etolie, du nom de mon père.
Lorsque Dionysos coupe prématurément la parole à Euripidès parce qu'il est persuadé (à tort) d'un échec inéluctable et qu'il est soucieux d'éviter à Zeus de faire les frais d'une plaisanterie grivoise, il prive donc abusivement Euripidès de sa victoire sur la scène comique. Mais serait-ce pour autant une victoire pour Euripide? Certes cela montre qu'il peut varier la structure de son énoncé, mais ce n'est qu'en produisant le verbe d'action encore plus précocement que dans les autres passages cités, donc dans un mode d'expression encore plus direct et plus prosaïque, ce qui finalement donnerait raison à Æschylos. Toutefois, Plutarque signale2 que le vers cité dans les Grenouilles n'était pas le vers primitivement composé par Euripide ; celui-ci aurait écrit dans un premier temps le vers suivant : Zeus, hostis ho Zeus, ou gar oida plên logôi que l'on peut traduire par Zeus, qui que soit Zeus, car je ne le connais pas sauf de nom, vers qu'il dut modifier en hâte car il avait suscité l'indignation d'une grande partie d'un public blessé dans ses sentiments religieux. La radicale transformation de contenu apportée par Euripide à ce premier vers semble une outrance qui confine à une nouvelle provocation : on passe d'un doute sur l'existence du dieu à une assertion de vérité très forte sur une paternité qui n'est précisément pas conforme aux mythes traditionnels3. On ne sait pas quel était le contenu du second vers dans la version primitive, mais il paraît douteux que ce soit d'une façon aussi plate qu'Euripide ait fait établir sa généalogie par son héroïne, qu'il semblait présenter comme une redoutable sophiste4. En revanche, en seconde rédaction, pour bien souligner qu'on l'obligeait à estropier son œuvre en la modifiant pour satisfaire à des exigences religieuses qui n'étaient pas les siennes, il est bien possible qu'Euripide ait pratiqué une platitude délibérée. Et qu'Aristophane ait choisi tout aussi délibérément cette citation comme point culminant de sa scène non seulement parce qu'elle était devenue célèbre, mais aussi pour rappeler le scandale. Il n'est même pas exclu que certains des spectateurs aient été amenés à penser que la conclusion logique était qu'Euripide n'est si plat que lorsqu'on l'y contraint, et qu'en dépit des apparences, cette scène pouvait bien être une apologie du poète tragique. 1 Melanippê hê sophê. Aristophane a déjà fait dire (Lysistrata 1124) à l'un de ses personnages, en 411, un vers de cette tragédie: «Je suis femme, il est vrai, mais j'ai du jugement» (egô gunê men eimi, nous d'enesti moi). 2 Moralia 756b-c. 3 Hellen est en général tenu pour fils de Deucalion (Hérodote I 56, Thucydide I 3, Strabon VIII 7, 1, Diodore IV 60, Apollodore I 7, 2). Les scholia vetera à l'Ode IX de Pindare (schol. 68b) le disent fils de Prométhée. Euripide semble être le seul à lui donner Zeus comme père. 4 Mélanippe est la petite-fille d'Hellen.
77
L’INTERTEXTUALITE En tout état de cause, la prise en compte du signifié du contexte originel immédiat de la dernière citation de la scène enrichit l'interprétation d'un nouveau sens qui va à l'inverse du sens explicite puisqu'il attribue la victoire à Euripidès selon les règles de la joute comique que les deux protagonistes s'étaient données. En outre, si mon hypothèse sur les conditions du remaniement du texte est correcte, la prise en compte non seulement du contexte littéral de la citation mais aussi des conditions de production de l'œuvre enrichit l'interprétation d'une complexité insoupçonnée. Tout ceci conduit bien sûr à réviser l'opinion trop répandue selon laquelle Aristophane n'aurait pas apprécié Euripide. Il est vrai que ses comédies ne cessent de fustiger les audaces d'Euripide en matière religieuse ou morale, mais comme c'est une convention de la comédie ancienne de railler tout ce qui s'écarte des valeurs du bon vieux temps, on ne sait si Aristophane désapprouvait, à titre personnel, la hardiesse des conceptions d'Euripide. De toute façon, ce qui importe présentement, c'est son appréciation des capacités créatrices innovantes d'Euripide, et beaucoup d'indices donnent à penser qu'il devait considérer Euripide comme le meilleur poète tragique de sa génération. Et même que ses œuvres étaient, dans leur forme, plus intéressantes que celles d'Eschyle : vers la fin de leur confrontation dans les Grenouilles (1377-1406), si ce dernier l'emporte pour la lourdeur des vers, c'est probablement tout le contraire d'une victoire artistique. Nous pouvons tirer de cette découverte d'une pluralité de niveaux de lecture deux conclusions, l'une sur le spectateur modèle d'Aristophane, l'autre sur les différents types de rapport possibles entre l'hypertexte et l'hypotexte en cas d'usage de citations. Le paradoxe de ce texte est que, si l'on prend en compte seulement l'explicite, sans tenir compte des contextes hypotextuels, Euripidès a perdu, et cela implique que les tragédies d'Euripide sont d'une trivialité ridicule, tandis que, si l'on prend en compte aussi ces hypotextes, en ayant en mémoire un contexte plus large des dernières citations et l'ensemble des prologues, le jugement est inverse, mais ceci n'est accessible qu'à un spectateur connaisseur de l'œuvre d'Euripide. Une réception correcte des messages implicites de l'énonciateur - auteur qui sont liés au décodage de l'intertextualité suppose un spectateur modèle sachant par cœur, littéralement, des prologues de tragédies d'Euripide dont certaines dataient de plusieurs années. Mais on sait par d'autres sources qu'Euripide avait des partisans enthousiastes capables de cet exploit1. Et, dans la parabase2 des Nuées (518-662), Aristophane avait dit lui-même, presque vingt ans auparavant, que, parmi tout son public3, il s'adressait à des spectateurs sophoi et deksioi4, c’est-à-dire des connaisseurs férus d'idées nouvelles et astucieuses et des intellectuels capables de jouer avec leur culture, sans pour autant négliger le goût des hommes du commun pour le gros comique et les bouffonneries. Les niveaux de lecture qui aboutissent à 1 Par exemple, Plutarque rapporte (Vie de Nicias 29, 3) qu'après la désastreuse défaite de Sicile, plusieurs Athéniens captifs dans les Latomies étaient capables de réciter des scènes entières d'Euripide et purent tirer profit de ce savoir pour obtenir nourriture et boisson. 2 Dans la comédie grecque ancienne, la parabase est une intervention du chef du chœur qui, au nom de l'auteur, s'adresse aux spectateurs pour des considérations diverses, par exemple de déontologie politique ou artistique, ou sur les rivalités et les enjeux du concours théâtral. 3 Humôn au vers 527 est un génitif partitif. 4 Notions complexes : on peut rendre sophos par sage et savant, ou encore habile et rusé, et deksios par droit, adroit, habile, qui a un jugement sain, avisé.
78
UN USAGE PARTICULIER DES CONTEXTES HYPOTEXTUELS… des conclusions inverses s'adressent donc à des publics différents. La conclusion la plus secrète est un clin d'œil de connivence d'Aristophane à son public lettré. L'ambiguïté de cette scène rejoint celle des jugements que porte Dionysos sur les deux tragiques, jugements équivoques car on ne sait auquel des deux poètes chaque appréciation est dévolue : «l'un je le trouve profond, mais l'autre me charme» (vers 1413) et «l'un a parlé avec profondeur, l'autre avec clarté» (vers1434)1. D'autre part, cette scène témoigne d'un usage très particulier de la citation pour créer deux niveaux de sens. Lors de l'insertion d'une citation, il s'établit par le fait même un rapport immédiat entre la citation et son contexte d'insertion au niveau des signifiants2, et le récepteur cherche aussi à établir un rapport entre leurs signifiés. En outre, pour ceux qui ont la culture adéquate, un rapport s'établit aussi entre le signifié de l'hypotexte et celui du nouveau contexte ; cette mise en relation est en particulier recherchée par le récepteur si le rapprochement entre le signifié de la citation et celui du contexte d'insertion ne donne pas un signifié global satisfaisant. Toutefois ce n'est pas le seul cas de figure, et notre étude a illustré une des trois autres configurations théoriques possibles, celle de la mise en rapport du signifié du contexte d'insertion avec le signifiant de l'hypotexte3. BIRAUD Michèle Université de Nice biraud@unice.fr
1
Voir A. Hurst, «Æschylus or Euripides? Aristophanes Frogs 1413 and 1434», Hermes 99, 1971, pp. 227-240. 2 Par exemple quand une citation versifiée se trouve insérée dans un texte en prose, ou s'il y a un tissage lexical ou phonétique entre la citation et ce contexte. 3 Entre l'hypotexte et le nouveau contexte, on peut en effet aussi imaginer les deux relations suivantes : Signifiant du contexte d'insertion / Signifiant de l'hypotexte, et Signifiant du contexte d'insertion / Signifié de l'hypotexte. La première relation est par exemple en jeu dans le rapport entre le proverbe réécrit par André Breton «Il faut battre sa mère tant qu’elle est jeune» et la forme traditionnelle du proverbe («il faut battre le fer tant qu’il est chaud»), la seconde le serait si l’on repérait dans un texte l’anagramme d’un mot important d’un hypotexte auquel ce texte ferait par ailleurs d’autres allusions.
79
DU SAUVAGE EUROPÉEN A L’INSULAIRE SAUVAGE : REPRÉSENTATIONS ET CONVERGENCES INTERTEXTUELLES UNE POLYNÉSIE INTERTEXTUELLE Je dirais de l’intertextualité, pour entrer d’emblée dans le vif de mon sujet, que c’est une Polynésie de définitions, où les explorateurs de textes suivant le regard critique, linguistique, épistémologique ou tout simplement ludique — qu’ils portent sur l’objet, abordent périodiquement des archipels insoupçonnés, recombinant continûment faits historiques, procédés d’écriture et interprétations. Selon Eigeldinger, la notion d’intertextualité peut être étendue « aux divers domaines de la culture. Elle peut être liée à l’émergence d’un autre langage à l’intérieur du langage littéraire ; par exemple celui des beaux-arts et de la musique, celui de la Bible ou de la mythologie, ainsi que celui de la philosophie »1. Ainsi s’expliquent incises et allusions ouvertes ou déguisées ; mais on peut aller encore plus loin, courant ainsi le risque de donner à la notion un empan difficilement contrôlable : l’intertextualité peut recouvrir l’ensemble des savoirs actualisés dans des textes et propres à une époque. Il faut immédiatement borner le propos : pour qu’il y ait intertextualité analysable, et que l’on n’ait donc pas affaire à des données qui ne seraient réunies que par « l’esprit du temps », il doit exister, chez le lecteur (y compris lorsqu’il s’agit d’un chercheur) comme chez le scripteur, une thématique permettant la cristallisation de faits épars, pouvant aller jusqu’à la saturation stéréotypique du champ considéré (le sauvage est fréquemment un cannibale ; les derniers anthropophages vivent sur des îles lointaines ; les femmes indigènes ont des mœurs dépravées, etc.). De ce fait, seules certaine « variables thématiques » sont susceptibles de faire surgir le phénomène d’agglutination ; les autres restent entièrement ou partiellement inertes, n’étant pas, à un moment donné, sensibles au contexte historique. 1
M. Eigeldinger, Mythologie et intertextualité, Genève, Slatkine, 1987, p. 15 ; cité par A.-C. Gignoux, « De l’intertextualité à la récriture », Narratologie, 4, 53-64, Presses Universitaires de Nice – Sophia Antipolis, 2001.
81
L’INTERTEXTUALITE C’est dans ce sens qu’à propos de l’intertextualité, Bourdieu relève que « le vers libre se définit contre l’alexandrin et tout ce qu’il implique esthétiquement, mais aussi socialement et même politiquement ; en effet, […] la plupart des stratégies littéraires sont surdéterminées et nombre de ‘choix’, sont des coups doubles, à la fois esthétiques et politiques, internes et externes »1. Lorsque Rimbaud écrit « Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller, travailler »2, il ne fait évidemment pas allusion à Dumont d’Urville, qui, ayant jeté l’ancre en 1838 à quelques encablures de Manga-Reva (îles Gambier), notait que, durant un office religieux auquel participaient des insulaires, « au moment de l’adoration, une décharge générale de mousqueterie eut lieu et produisit une vive impression sur les naturels »3. Dumont d’Urville ajoutait qu’il avait fait tirer en même temps les canons de l’Astrolabe, afin de créer un effet plus saisissant4. Néanmoins, quoique les deux textes s’inscrivent dans des genres entièrement différents et qu’il ne puisse être question de les comparer du point de vue de la « signification intentionnelle » qui, comme l’indiquent Ducrot et Schaeffer, « n’est évidemment pas celle que l’auteur a voulu lui donner, mais celle qu’il lui a donnée en effet »5, ils renvoient au même champ sémiotique très général, dont la lecture — comme celle des textes euxmêmes — est liée aux conditions historiques de production et de réception. Le folklore constitue l’un des facteurs de condensation les plus remarquables dans ce processus de génération des représentations, puis, le cas échéant, de mise en forme textuelle. Bakhtine remarque que « le folklore local (et tout particulièrement de la légende et de la saga héroïque qui visent à condenser la perception du pays natal) […] pense, informe et sature l’espace, y faisant pénétrer le temps, et il y inscrit l’histoire [notamment grâce à] l’utilisation des mythes locaux »6. C’est pourquoi mon approche, tout en faisant appel à des illustrations littéraires, privilégie une analyse anthropologique et socio-historique, avec pour objectif de mettre en évidence ce jeu de correspondances délicat entre strates de constitution du sens : de ce point de vue, les champs sémiotiques de l’insularité et de l’homme sauvage offrent un espace de recherches intertextuelles particulièrement fécond, s’agissant notamment des dernières années du XVIIIe siècle et de tout le XIXe. Ils sont en effet informés aussi bien par le champ scientifique (anthropologie physique) que par le champ littéraire entendu dans un sens très large (roman, poésie, mais également récits de voyages, littérature missionnaire, etc.) et, finalement, ils ne disposent que d’une autonomie des plus restreinte : pendant fort longtemps, le « sauvage » et ses lieux de vie n’existeront qu’à travers le prisme déformant des représentations culturelles occidentales qui généreront des images stéréotypées, négligeant le fait que, comme 1
P. Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 289. A. Rimbaud, Une saison en enfer [1873], in J.-L. Steinmetz (éd.), Œuvres II, Paris, GF-Flammarion, 1989, p. 112. Il n’est évidemment pas dans mon intention d’enfermer l’œuvre de Rimbaud dans des explications historico-psychologiques. 3 J. Dumont d’Urville, Voyage au Pôle Sud et dans l’Océanie. Histoire du voyage, tome 3, Paris, Gide, 1842, p. 182. 4 Cf. J.-F.P. Bonnot, « Homme sauvage, Idéologie et langage dans l’espace insulaire : de l’incidence du discours scientifique sur les productions littéraires » in M. Trabelsi (éd.), Les écritures poétiques de l’insularité, Clermont Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, à paraître. 5 O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 87. 6 M. Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1979, p. 260. 2
82
DU SAUVAGE EUROPEEN A L’INSULAIRE SAUVAGE… l’écrivait Sapir, « la culture est co-extensive à l’homme lui-même »1, quelle que soit son origine et le degré d’évolution technologique de la société dans laquelle il vit. MEMOIRE HISTORIQUE ET MEMOIRE LEGENDAIRE Historiquement, ce sont naturellement les îles et archipels situés aux confins de l’univers connu qui ont suscité l’intérêt et les convoitises des grands voyageurs, des missionnaires de toutes obédiences et bien sûr, des colons. L’isolement, la difficulté d’accès, l’attrait de la nouveauté, en même temps qu’ils les déforment, donnent aux choses une dimension onirique. Nombreux sont les textes qui recèlent les traces de cette fascination ambiguë et bien souvent morbide. En effet, de même que l’on a longtemps recherché les traces terrestres de l’Éden primitif, de même a-t-on imaginé que les îles du bout du monde pouvaient être les sanctuaires archéologiques et biologiques des débuts incertains de l’humanité. Ces représentations sont si profondément ancrées dans l’imaginaire collectif, qu’il faut bien peu de chose pour éveiller et amplifier des résonances fantasmagoriques et des associations d’idées insolites ; c’est notamment le cas lorsqu’il s’agit d’expliquer, dans son propre terroir et dans sa propre culture, des faits dont les contours restent flous. Le thème du sauvage, comme celui de l’insularité, s’inscrivent presque toujours dans une perception bipolaire — d’une part une quête personnelle, en ce sens qu’elle tente de renouer les fils et de reconstruire les épisodes d’une histoire interrompue et, d’autre part, une interprétation elle aussi fréquemment pré-scientifique des données livrées par l’exploration des terres et des peuples inconnus. La quête de l’ancêtre, de ses lieux de vie, de sa langue, constituent la face « positive » de cette fabrique de rêves souvent obsessionnels, et fait appel à une large palette de résurgences culturelles, en les recyclant et en les réinterprétant, de manière à donner aux textes une forme en adéquation avec l’identité du groupe social. Ainsi, les dieux de l’antiquité, du fait de leur multiplicité et de leurs attributs trop humains, ne pouvaient évidemment pas être intégrés tels quels à une théogonie chrétienne. Néanmoins, il était possible de les faire participer à une sorte de « panthéon diabolique », ce qui présentait l’avantage d’en conserver la mémoire tout en en faisant des idoles dont il était aisé de saper le piédestal. Leeker relève que cette métamorphose est attestée au Moyen âge dans les chansons de geste — Chanson de Roland, Roman de Thèbes, etc. Il s’agit là du versant littéraire et lumineux, quoique démoniaque, fondé sur les rémanences de l’ancien patrimoine occidental. Au demeurant, ce n’est pas pour rien qu’Apollon, à côté de Jupiter et de Vénus, occupe une place importante dans ce genre, au moins dans la littérature française2. C’est toutefois dans les traditions populaires et certainement aussi dans la mythologie germanique, que se sont construits les pans les plus obscurs de l’imaginaire sauvage. Hell rappelle que, selon Rodolphe de Fulda, au IXe siècle, Wodan id furor ; « maître des extases chamaniques », Odin est également celui qui insuffle aux guerriers et aux chasseurs l’énergie et la rage meurtrière, dont on trouve des témoignages dans les terribles chasses volantes des légendes alsaciennes (par exemple à Modern 1
E. Sapir, « Cultures authentiques et cultures inauthentiques » [1924], in Anthropologie, Paris, Minuit, 1967, et Coll. « Points », 1971, op.cit. p. 326. J. Leeker, Formes de survivances des dieux antiques dans la littérature française au Moyen-Âge », in P. Nobel (éd.) Formes et figures du religieux au Moyen-Âge, 103-125, Besançon, PUFC, 2002, op.cit. p. 106 sq.
2
83
L’INTERTEXTUALITE 1
et à Ottrott) . Dans le même ouvrage, Hell montre qu’au Moyen âge, la symbolique du sang noir, défini comme « un flux sanguin particulier [qui] légitime la reconnaissance du statut de chasseur »2, est largement dépendante de la nature duelle des influences astrales, plus particulièrement saturniennes. Si ces dernières sont censées permettre l’accession à la prophétie, elles investissent également l’homme sauvage, en faisant à l’occasion un « enragé » (au propre ou au figuré). Le sauvage possédé est alors placé « sous le signe de l’animalité primitive, du transport extatique et de la puissance sexuelle ». Peu de choses le séparent de la bête, à ceci près qu’il côtoie le monde des spectres et des esprits3, et que cette clairvoyance en fait un être à part, un homologue des loups-garous. Dès lors, l’homme sauvage ou le sorcier, celui que l’on soupçonne d’accointances avec les puissances de l’au-delà, est un accusé en puissance : selon Bodin (1587), le sorcier boit le sang et dévore la chair humaine4 ; en d’autres termes, c’est un cannibale européen. D’une certaine façon, il reproduit en négatif le repas divin. Pour Eliade, y compris dans les cultures paléo-occidentales, « le cannibale assume sa responsabilité dans le monde, le cannibalisme n’est pas un comportement ‘naturel’ de l’homme ‘primitif’ […] mais un comportement culturel, fondé sur une vision religieuse de la vie »5. Selon Eliade, il s’agit d’un rite visant à reproduire un meurtre primordial, perpétré sur un être divin, dont le sacrifice a permis de mettre à la disposition des humains des végétaux comestibles, tubercules ou jeunes pousses d’arbres fruitiers, issus du corps du supplicié. De même, cette médiation entre monde végétal inviolé et monde des plantes cultivées passe par des formes extrêmes de sexualité, dont l’orgie. Hédin et Haudricourt soulignent la quasi-universalité de ces pratiques qui, accompagnant les phases principales de l’agriculture primitive, sont liées aux rites de fécondité, non seulement dans la Grèce antique, mais en Afrique, en Chine, en Polynésie, etc.6. Quant au territoire physique et mental du sauvage, il est situé à l’écart des établissements humains comme en marge de la doxa propre à l’époque et constitue, de surcroît, un isolat où le temps est suspendu, où se répètent les mêmes rites millénaires, et où s’écrit en parallèle à l’histoire sociale commune un récit des origines mythiques. Comme le fait remarquer Ricœur, « la mémoire que cultive l’histoire est […] celle d’un peuple pris comme un corps unique. De cette manière, l’histoire prend place dans le corps des traditions qui, ensemble, constituent ce qui pourrait être appelé l’identité narrative d’une culture. Bien sûr, elle fait cela selon un mode critique qui est entièrement différent des traditions mystiques, puisque ces dernières tirent leur autorité de l’acte même de transmission de l’immémorial »7. Dans les temps historiques, le sauvage et le sorcier sont nécessairement des exclus, puisque le temps dans lequel s’inscrit leur action n’est plus, ou pour mieux dire, n’a jamais été, un temps historique. Condamnés pour leur conduite déviante — et en particulier pour leur refus de se soumettre à des pratiques religieuses historicisées —, pour leur 1
B. Hell, Le sang noir. Chasse et mythe du Sauvage en Europe, Paris, Champs Flammarion, 1994, p. 101. Ibidem, p. 52. On notera en passant qu’Apollon est aussi chasseur. 3 Hell, op.cit. p. 164 sq. 4 Hell, op.cit. p. 159. 5 M. Eliade, Le sacré et le profane [1957], Paris, Folio Essais, 1999, p. 91-92. 6 A.-G. Haudricourt et L. Hédin, L’homme et les plantes cultivées [1943], Paris, Métailié, 1987, p. 91 sq. 7 P. Ricœur, L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 2000, p. 288. 2
84
DU SAUVAGE EUROPEEN A L’INSULAIRE SAUVAGE… sexualité non canalisée, pour leur connaissance de la nature, de la forêt et des simples, ils constituent à la fois une douloureuse écharde plantée dans le flanc de la communauté et un envoûtant rappel d’une liberté évanouie. Au fur et à mesure que l’univers inconnu ira s’étrécissant en Europe et que s’établiront de plus en plus fermement les fondements des sciences physiques et des sciences de la vie, la mémoire légendaire se fissurera et se corrompra, et le jeu des correspondances entre observations tirées de l’environnement et explications surnaturelles cédera peu à peu la place à des rapprochements avec une imagerie exotique, collectée dans les régions les plus isolées de la planète. Ainsi, lorsque l’abbé Grégoire, soucieux d’établir un inventaire de l’état des patois et dialectes français, et recherchant un moyen de les anéantir1, envoie un questionnaire dans les provinces, il reçoit des réponses qui ne manquent pas de sel : les Amis de la Constitution de Limoges remarquent que les « mots [du patois], monosyllabes pour la plupart, n’ont aucun rapport aux mots latins, mais bien un grand rapport aux mots celtiques, aux mots et aux sons asiatiques, aux mots et aux sons usités à Tahiti et dans les autres mers du Sud nouvellement découvertes »2. Comme autrefois le cœur impénétrable des forêts et les contrées montagnardes inhospitalières étaient censés abriter esprits, fées et lutins, ce sont désormais les archipels des antipodes qui constitueront le terreau fertile d’où surgiront des images indécises, tantôt charmantes, tantôt effrayantes, mais toujours insolites. Levi-Strauss remarque avec raison que, bien souvent, « l’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village »3 ; l’observation ne s’applique pas uniquement aux primitifs : elle vaut aussi, dans bien des cas, pour les cultures « évoluées et démocratiques », enfermées dans leurs carcans économiques et moraux et disant le droit de façon unilatérale. Audelà, dans cette jachère du non-dit, du non-vécu, mais du profondément ressenti, c’est la figure de l’Autre qui se dessine et cristallise désirs et pulsions — en particulier sexuels. Cette part d’ombre, déjà présente dans l’intimité rêveuse de l’être, se fait plus inquiétante et plus obscure encore lorsque le songe s’alimente à des sources textuelles (récits, romans, essais (pseudo-) scientifiques), photographiques ou picturales : ainsi, dans la version de 1791 de Justine — exactement contemporaine des remarques des Constitutionnels de Limoges — Sade associe explicitement sauvage/anthropophage/sacré/ insularité/confinement. Il fait d’abord professer par l’infâme Rodin qu’« une grande partie des sauvages tuent leurs enfants aussitôt qu’ils naissent. [Que] presque toutes les femmes de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique se font avorter sans encourir de blâme ; [et que] Cook retrouva cet usage dans toutes les îles de la mer du Sud ». Puis, revenant à Justine, qui rapporte son long martyre, il lui fait dire qu’« une nouvelle cruauté le décide : ma gorge est à la merci de ce brutal, elle l’irrite, il y porte les dents, l’anthropophage la mord, cet 1
On a trop souvent mis l’accent sur la seule volonté politique de réduire les bastions anti-révolutionnaires dans les provinces. C’est oublier que le patois constitue, dans l’esprit de Grégoire, un frein à la propagation de la culture, sous ses formes les plus simples (lecture, écriture). Voir J.-F.P. Bonnot, « la logique floue de la conscience linguistique entre normalisation et hétérogénéité de l’oral », XXIIe Colloque d’Albi — Langage et signification : l’oralité dans l’écrit… et réciproquement, 181-191, Toulouse, CALS/CPST, 2002. 2 Cité par M. de Certeau, D. Julia et J. Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Paris, Gallimard, 1975, p. 106. 3 C. Levi-Strauss, Race et histoire [1952], Paris, Denoël Folio Essais, 1987, p. 21.
85
L’INTERTEXTUALITE excès détermine la crise, l’encens s’échappe. Des cris affreux, d’effroyables blasphèmes en ont caractérisé les élans, et le moine énervé m’abandonne à Jérôme »1. Cette fleur vénéneuse du plaisir ne s’épanouit que dans le confinement — celui de l’auteur, alors très provisoirement extrait de sa geôle, et surtout celui de ses personnages, qui ne prennent vie que derrière les murs d’îles de souffrances : tout se passe comme si la clôture des lieux était une des conditions sine qua non de l’émergence de l’infernale célébration. C’est qu’en effet il faut un espace — la cellule sadienne, la lande désolée, l’île perdue — et/ou un temps étroitement délimités — le sabbat, les phases de la lune… — pour que se produise la transmutation d’un modeste bourgeois en brute assoiffée de sang ou d’un paisible insulaire en cannibale. Bien sûr, pour que le germe de déraison sociale puisse prospérer, il faut non seulement un décor, mais aussi une nature supposée favorable. La sorcière, dit Michelet « n’a ni père, ni mère, ni fils, ni époux, ni famille. C’est un monstre, un aérolithe, venu on ne sait d’où. […] Où est-elle ? aux lieux impossibles, dans la forêt des ronces, sur la lande, où l’épine, le chardon emmêlés, ne permettent pas le passage. La nuit, sous quelque vieux dolmen. Si on l’y trouve, elle est encore isolée par l’horreur commune ; elle a autour comme un cercle de feu »2. Elle intrigue, elle fait peur ; elle passe dans les mains de l’Inquisition, elle possède la marque du démon, la voilà sur le bûcher ou, pire encore, emmurée dans l’in pace. On lui jette du pain par une fente. Cette différence, réelle ou factice, d’autres la posséderont aussi, dans le temps historique occidental, qu’ils soient Noirs (surtout s’ils ont le malheur d’être Hottentots ou Aborigènes d’Australie), Juifs, Protestants, Musulmans et la liste n’est pas complète3. SENSUALITE ET RAISON, DU SAUVAGE A L’INDIGENE EUROPEEN Frantz Fanon, théoricien très engagé de l’émancipation du tiers-monde dans les années cinquante, lui-même Martiniquais, montre qu’au jeu des associations libres, le mot « Nègre » évoque (en 1952) « sexe, fort, sportif, puissant, boxeur, Joe Louis, Jess Owen, tirailleurs sénégalais, sauvage, animal, diable, péché ». Et d’ajouter : « Il y a, dit Sartre, quand on prononce l’expression ‘jeune Juive’, un fumet imaginaire de viol, de pillage… Inversement, nous pourrions dire qu’il y a dans l’expression ‘beau Noir’ une allusion ‘possible’ à de semblables phénomènes ». Fanon conclut : « J’ai toujours été frappé par la rapidité avec laquelle on passe de ‘beau jeune Noir’, à ‘jeune poulain, étalon’. Dans un film : Le deuil sied à Electre4, une bonne partie de l’intrigue est basée sur la rivalité sexuelle. Orin reproche à sa sœur Vinnie d’avoir admiré les splendides indigènes nus de l’île d’Amour. Il ne le lui pardonne pas »5. Dans cette relation ambiguë, on attribue certes au sauvage colonisé une puissance érotique insurpassable, mais dans le même temps, il lui manque 1
D.A.F. de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu [version de 1791], Paris, J. J. Pauvert, 1966, p. 145 et 170. 2 J. Michelet, La Sorcière [1863], Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 36. 3 Cf. J.-F.P. Bonnot et L.-J. Boë, « Stéréotypes et théorie phonétique dans l’entre-deux guerres : le poids des dominantes idéologiques sur les champs pluridisciplinaires », Actes du XXIe Colloque d’Albi : Langages et signification : « Le stéréotype : usages, formes et stratégies », 107-116, Toulouse : CALS-CPST, 2001. 4 Il s’agit de Mourning becomes Electra [1947], film américain de Dudley Nichols, d’après la pièce du même nom d’Eugen O’Neill [1931]. 5 F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, et Points Seuil, 1971, p. 134-35.
86
DU SAUVAGE EUROPEEN A L’INSULAIRE SAUVAGE… tout, ou presque, de ce qui fait un « être civilisable », et il ne peut exister que dans une relation de dépendance. Dans la période incertaine qui suit la seconde guerre mondiale et précède la grande marée décolonisatrice, Fanon relève qu’« un Blanc s’adressant à un nègre [la majuscule de Blanc comme la minuscule de nègre sont de Fanon] se comporte exactement comme un adulte avec un gamin, et l’on s’en va minaudant, susurrant, gentillonnant, calinotant »1. On se trouve à ce moment dans les marges extrêmes d’un processus2 qui avait débuté dans la première moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire dans une période où, tout en investissant de nouveaux territoires en Afrique, en Asie et en Océanie, les Européens — ou tout au moins certains intellectuels appartenant à une minorité libérale — se croient obligés de justifier les conquêtes occidentales. Il convient de citer ici un opuscule déconcertant, publié en 1839 (durant la première phase de la colonisation de l’Algérie), et réunissant les lettres de deux Saint-Simoniens — Gustave d’Eichthal et Ismayl Urbain (le premier, Juif et le second, métis né à Cayenne et plus tard administrateur en Algérie). D’Eichthal observe dans sa préface que « la vie réelle, la vie suffisante, […] ce n’est pas la vie de l’INDIVIDU, c’est la vie de la FAMILLE. Ainsi, pour appliquer utilement à l’histoire les formules zoologiques, il fallait chercher à retrouver dans le développement de l’espèce humaine, non point une vie d’individu, mais une vie de FAMILLE ; il fallait dire qui, dans cette famille, est le MALE, et qui la FEMELLE, qui la GENERATION 3 ANCIENNE, et qui la GENERATION NOUVELLE » . Avec les meilleures intentions du monde, d’Eichthal postule que les deux « races » sont absolument différentes, la féminité étant noire et la virilité « sociale » blanche ; dans la première lettre qu’il adresse à Urbain, il observe que, « de même que la femme, le noir est privé des facultés politiques et scientifiques ; il n’a jamais créé un grand état, il n’est point astronome, mathématicien, naturaliste ; il n’a rien fait en mécanique industrielle. Mais, par contre, il possède au plus haut degré les qualités du cœur, les affections et les sentiments domestiques ; il est homme d’intérieur »4. Dans sa réponse, Urbain acquiesce à ce point de vue. Voilà donc les rôles clairement définis : au Blanc le pouvoir, la science officielle et la religion épurée (perception de l’infiniment grand) ; au Noir, la soumission, la sensualité et le fétichisme (perception de l’infiniment petit). On trouvera vers la même époque de nombreux textes établissant ce type de parallèle ; comme la femme, le noir et, bien entendu, le sauvage, dont il est une synecdoque, est un être mineur. Dès lors, les développements de cette dialectique fondamentalement inégalitaire pourront emprunter deux voies, dont l’une, « généreuse », reconnaîtra la différence, malgré tout irréductible, entre les deux « races », tandis que l’autre, s’attachant à comptabiliser de façon maniaque les indices physiologiques, moraux, etc., censés établir l’infériorité du sauvage, imposera à ce dernier des cadres prédéfinis en matière de comportement et assiéra durablement la relation dominant-dominé. 1
Fanon, op. cit. p. 24. Au-delà, à partir des années soixante-dix, de tels comportements seront stigmatisés (en France au moins et dans la fraction intellectuelle de la population). 3 G. d’Eichthal et I. Urbain, Lettres sur la race noire et la race blanche, Paris, Paulin, 1839, p. 9. Les italiques et les petites capitales figurent dans le texte original. 4 D’Eichthal et Urbain, op.cit. p. 22. 2
87
L’INTERTEXTUALITE Dans cette « famille » à la Thénardier, où le patriarche blanc n’hésite pas à morigéner et à violenter ses enfants ou ses femmes de couleur, le sauvage des îles, des jungles, des savanes ou des glaces est un être sous influence, qui peut aisément faire siens les stéréotypes et les schémas de pensée occidentaux — d’où le titre choisi par Fanon pour son ouvrage : Peau noire, masques blancs. Toutefois, la réversibilité est envisageable, car, à y regarder de plus près, il ne fait guère de doute que l’indigène européen, avec son teint de rose et son apparence policée, ne soit en mesure de contraindre au silence sa part obscure qu’au prix de cruelles macérations, comme on l’a vu avec l’exemple de Sade, et comme l’illustre, bien plus tardivement, cette notation de Proust dans Le temps retrouvé : « Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fût nécessaire à Saint-Loup comme l’ombre l’est au rayon de soleil. On imagine très bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond, doré, intelligent, doué de tous les prestiges et recélant à fond de cale un goût secret, ignoré de tous, pour les nègres. Robert, d’ailleurs, ne laissait jamais la conversation toucher à ce genre d’amours qui était le sien. Si je disais un mot : ‘Oh ! je ne sais pas, répondait-il avec un détachement si profond qu’il en laissait tomber son monocle, je n’ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements là-dessus, mon cher, je te conseille de t’adresser ailleurs’»1. À cet affrontement ambigu, érotique et violent, du Noir et du Blanc, du sauvage et du civilisateur, que la bienséance des salons met en sourdine, le texte poétique offre un espace encore plus propice, permettant l’expression de ce qui, autrement, ne pourrait être dit : Rimbaud, à un moment crucial (1873) du point de vue historique, s’agissant de la progression des entreprises coloniales et de la mise en place des administrations de tutelle dans les territoires récemment conquis, refuse les mots et réclame la jouissance des corps et des voix : « — Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant ». Le vrai sauvage est « une bête, un nègre », qui dénonce le mercantilisme et les vertus (faussement) chrétiennes : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d’une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. […] Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham »2. Hélas, l’évasion hors du monde et, avant tout, hors de « [sa] ville natale […] supérieurement idiote entre les petites villes de province »3, n’est pas chose facile. Peu de gens s’embarquent pour Aden, Harar et l’Ogadine, et plus rares encore sont ceux qui, comme Supervielle, savent distiller l’essence du voyage poétique à partir d’un simple périple transatlantique : « L’air demeure angoissé de mouettes immobiles/Et leur cœur est une île de
1 M. Proust, Le temps retrouvé [1927], A la recherche du temps perdu, tome 3, texte établi par P. Clarac et A. Ferré, Paris, Gallimard Pléiade, 1954, p. 705. 2 A. Rimbaud, Une saison en enfer [1873], op.cit. p. 111. 3 Lettre de Rimbaud à Georges Izambard, Charleville, 25 août 1870 ; in A. Rimbaud, Œuvres complètes, texte établi par A. Rolland de Renéville, Paris, Gallimard Pléiade, 1967, p. 257.
88
DU SAUVAGE EUROPEEN A L’INSULAIRE SAUVAGE… glace sous les plumes./Des colons, un à un, avançant à la nage/Sont déposés vivants sur d’horribles rivages »1. Il faut donc se résoudre à prendre l’exotisme là où il se trouve : chez le libraire où l’on peut acquérir, pour quelques francs, un exemplaire du Tour du Monde, périodique fondé par Edouard Charton. On y trouve décrites d’une façon à la fois complaisante et moralisatrice, les « mœurs des peuples primitifs »2 habitant ces horribles et pourtant si séduisants rivages, et, plus largement, on peut s’y repaître d’un florilège des stéréotypes littéraires et picturaux à la mode au XIXe siècle (cannibalisme, absence de pudeur des Polynésiens, stupidité des aborigènes australiens, etc.). Dans la collection Hetzel du Magasin d’éducation et de récréation, on peut aussi se procurer les derniers romans de Jules Verne, qui, sans doute mieux que tout autre à cette époque, a su magnifier les réalisations de l’ère industrielle, rendant par là même caduques les cultures qui n’entraient pas dans le moule occidental. Verne reproduit les stéréotypes alors en vogue : si les Polynésiens sont assez beaux, les Hottentots, les Australiens et les Papous sont affreux ; dans Le Tour du Monde en quatre-vingts jours, ces derniers « sont des êtres placés au dernier degré de l’échelle humaine »3. Quant aux Australiens affamés des Enfants du Capitaine Grant, « [ils] jetaient sur le chariot un regard effrayant et montraient des dents aiguës qui s’étaient peut-être exercées sur des lambeaux de chair humaine ». Dans le même roman, la population de l’île de Tristan d’Acunha est dépeinte sous un jour peu engageant : « Ce sont des Anglais et des Américains mariés à des négresses et à des Hottentotes du Cap, qui ne laissent rien à désirer sous le rapport de la laideur ». Quelques pages plus loin, le major dit « le souverain mépris que lui causaient [les] Maoris […]. Ce fut un assaut entre Paganel et lui. Ils les traitèrent de brutes impardonnables, d’ânes stupides, d’idiots du Pacifique, de sauvages de Bedlam, de crétins des antipodes, etc. etc. »4. Dans L’île à hélice, qui servit un temps de manuel de lecture destiné aux écoliers, les voyageurs sont assiégés par les sauvages : « Avoir échappé aux cannibales des Fidji, s’écrie Pinchinat, et être obligé de défendre ses propres côtelettes contre les cannibales des Nouvelles-Hébrides !… Ils ne nous mangeront pas tout entiers, que diable ! ajoute Yvernès. Et je résisterai jusqu’à mon dernier morceau, comme le héros de Labiche »5. De même que le pouvoir scientifique et administratif occidental contraint les populations colonisées à adopter pratiques et comportements jugés « convenables », de même Verne, transportant ses savants et explorateurs au cœur d’un inconnu hostile grâce à ses merveilleuses machines, filles de la modernité (Nautilus, île à hélice, ballons, etc.), renvoie ses sauvages de papier au rôle peu enviable de faire-valoir, où même de simple décor animé. OU LA LAIDEUR DES UNS FAIT LE BONHEUR DES AUTRES On ne saurait donc être surpris qu’à l’extrême fin de La Sorcière, Michelet proclame sa foi dans la science occidentale : « Destructeur autrefois, créateur aujourd’hui, au laboratoire de chimie, le Diable travaille et prépare ce qui doit relever 1 J. Supervielle, « Feux du ciel », Le Forçat innocent [1930], in Œuvres poétiques complètes, éd. publiée sous la dir. de M. Collot, Paris, Gallimard Pléiade, 1996, p. 269. 2 Cet exemple est donné par le Petit Robert à l’entrée « mœurs »… 3 J. Verne, Le Tour du Monde en quatre-vingts jours [1872 in Le Temps], Paris, Hetzel, 187?, p. 84. 4 J. Verne, Les enfants du Capitaine Grant [1865], 1ère partie, Paris, Hachette, 1930, p. 173, p. 21, p. 176. 5 J. Verne, L’île à hélice [1895], tome 2, Paris Hachette, 1916, p. 247.
89
L’INTERTEXTUALITE demain, guérir le pauvre matelot. […] L’humanité entière a, pour la première fois, de minute en minute, la conscience d’elle-même, une communion d’âme !…. O divine magie !…. Si Satan fait cela, il faut lui rendre hommage, dire qu’il pourrait bien être un des aspects de Dieu »1. Le progrès est inéluctable, il faut s’y soumettre et le Diable lui-même endosse la blouse immaculée du savant. Le Malin est cependant bien trop rusé pour ne pas se réserver un pré carré. Ce qui se lit dans l’intertexte scientifique et littéraire de cette seconde moitié du XIXe siècle, c’est l’exclusion de plus en plus patente du sauvage, sinon de l’espèce humaine, du moins de l’humanité ; naturalisés par Cuvier, puis par Broca, Topinard et leurs associés, renvoyés à l’indignité d’échantillons anthropologiques, le Néo-Calédonien, l’Australien, et dans une moindre mesure le Polynésien, ne sauraient être les frères du noble Caucasien2. Dans un article écrit en 1934 pour la revue Esprit, au moment où la machine scientifique productrice de races s’emballe définitivement, Levinas observait les conséquences ultimes de ce processus enclenché plus d’un siècle auparavant : « L’importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l’esprit occidental n’a jamais voulu se contenter, est à la base d’une nouvelle conception de l’homme. Le biologique avec tout ce qu’il comporte de fatalité devient plus qu’un objet de la vie spirituelle, il en devient le cœur »3. Le discours scientifique, dont la sécheresse factuelle et l’apparente objectivité descriptive font une arme de persuasion redoutable, contamine le discours littéraire. Le corps perd toute grâce, il devient pesant ; on ne pose plus la question de sa beauté ni de celle du cœur. On est alors bien loin des utopies rousseauistes d’un Bernardin de Saint-Pierre, et du regard naïf et compatissant4 qu’il porte sur les sauvages : « Ce n’est pas la nature qui corrompt notre cœur, c’est notre cœur qui corrompt la nature. […] Les jeunes filles des sauvages sont chastes, quoique nues, parce que leur cœur est pur »5. Même si des remarques tout à fait analogues, mais vidées de leur sens initial, sont attestées jusqu’à la fin du XIXe siècle, par exemple chez le très paternaliste Topinard, qui écrit que « la fille sauvage est chaste et pudique, quoique nue » 6, c’est désormais la laideur physique — dont découle la laideur morale — qui est mise en vedette, les marques de la bestialité supposée, décrites avec une méticulosité suspecte et un goût du détail millimétré, apparaissant encore plus remarquables chez les femmes. On pourrait convoquer ici nombre d’ouvrages d’anthropologie physique positive ; je me contenterai d’évoquer le manuel d’Hovelacque et Hervé, qui résume parfaitement les travaux plus anciens. Le développement sur les organes génitaux féminins est particulièrement éloquent : « pareille atrophie des grandes lèvres et du mont-de-vénus s’observe chez les femmes bochimanes : c’est là un trait de ressemblance manifeste avec les femelles des anthropoïdes. […] Flower et Murie font mention d’une femme bochimane dont les 1
J. Michelet, op.cit. p. 306. Les Parisiens, les Auvergnats, etc., sont également livrés au délire anthropométrique. L’effet est toutefois bien différent, car en ce cas, les mesures sont globalement favorables. 3 E. Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme [1934], Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1997, p. 18-19. 4 Au moins en apparence. 5 J.H. Bernardin de Saint-Pierre [1796], Harmonies de la nature, Paris, Ledentu, 1840, p. 109. 6 P. Topinard, L’anthropologie et la science sociale, Paris, Masson et Cie, 1900, p. 161. Cela n’empêche évidemment pas le successeur de Broca de fonder ses typologies raciales sur un ensemble de mesures. 2
90
DU SAUVAGE EUROPEEN A L’INSULAIRE SAUVAGE… petites lèvres pouvaient se rejoindre au-dessus des fesses : déployées, elles auraient presque atteint le genou. […] Il s’agit là, en somme, d’un caractère simien qui persiste dans quelques races tout à fait inférieures, et disparaît dans les races plus élevées, pour ne reparaître que chez certains individus » 1. Le sauvage n’est plus qu’un objet d’exhibition, qui attire le populaire aux Folies Bergère, et permet aux scientifiques de se faire valoir à peu de frais : ainsi, Topinard prononce-t-il en 1888 une conférence devant un parterre de médecins sur « la stéatopygie des Hottentotes du Jardin d’acclimatation », consacrant la déshumanisation définitive de ces malheureuses personnes, dont le domaine vital se voit une fois de plus réduit. Chassés de leurs territoires, exterminés par les colons, décimés par les maladies, voilà les sauvages parqués dans un ultime îlot d’infamie : et de fait, ils ne sont plus que des spécimens que l’on peut produire, pour les amuser et leur faire peur, aux enfants « blonds, dorés et intelligents » de la bourgeoisie parisienne et sans doute républicaine. Cette mise en scène consternante permet de parler d’eux comme s’il s’agissait de cobayes de laboratoire, comme ne se prive pas de le faire Topinard : « Je viens de conclure, mes chers confrères, que les indigènes que vous avez sous les yeux […] »2. Du rêve féerique, il ne reste rien ; le sauvage est définitivement isolé ; il joue le rôle que tient le valet stupide dans le théâtre de boulevard et fait rire plus qu’il n’inquiète. Au demeurant, l’homme sauvage pouvait-il être traité autrement par la bourgeoisie pontifiante du second empire, puis de la troisième république ? Le réseau intertextuel et les correspondances idéologiques qui sous-tendent travaux scientifiques et œuvres littéraires montre que les « crétins des antipodes », les « idiots du Pacifique » ne pouvaient échapper au raz-de-marée de certitudes et de bonne conscience de l’« élite intellectuelle » occidentale. P. BONNOT Jean-François Université de Franche-Comté, Besançon
1 A. Hovelacque et G. Hervé, Précis d’anthropologie, Paris, A. Delahaye et E. Lecrosnier, 1887, p. 304305. 2 P. Topinard, « La stéatopygie des Hottentotes du Jardin d’acclimation », Revue d’anthropologie, 4/2, 194-199, 1889, op. cit. p. 194.
91
L’INTERTEXTUALITÉ AU SERVICE DE L’INTERDISCURSIVITÉ, ÉTUDE DE LA PRODUCTION D’UNE SYNTHÈSE DE DOCUMENTS : À LA RECHERCHE DU « LIEU COMMUN » Notre réflexion a un double point de départ. L’un, théorique, porte sur l’opposition entre activités intertextuelles et activités interdiscursives que nous étudierons à l’occasion de la production de discours « ordinaires ». L’autre, didactique, porte sur la "synthèse de documents » comme épreuve académique et sur la préparation des étudiants à cette épreuve. Ce genre, pour nous explicitement interdiscursif mais très exigeant également d’un point de vue intertextuel comme tous les genres académiques ritualisés, nous semble offrir une bonne illustration de notre propos. Ajoutons qu’il est très fréquemment utilisé dans différents examens et concours académiques français et qu’il est donc décisif pour la réussite universitaire ou professionnelle de beaucoup d’élèves et d’étudiants. C’est plus particulièrement l’épreuve de synthèse de documents, préparée dans les IUFM, et visant à sélectionner les futurs professeurs des écoles que nous prendrons pour cible ici. Mais avant d’aller plus avant, précisons rapidement la nature de l’opposition que nous avons posée d’entrée entre interdiscursivité et intertextualité et sur laquelle nous reviendrons plus tard. Tous deux concernent le fait qu’un discours ne se produit jamais « ex nihilo ». Mais nous posons comme définition liminaire que l’intertextualité consiste en la réutilisation d’éléments langagiers pré-construits de nature et de taille très différents mais qui, dans tous les cas, ne peuvent/doivent être rapportés à aucune source énonciative précise : expressions figées, dictons, genres textuels… cf. Gülich & Krafft, (1997). Inversement, l’interdiscursivité concerne l’emprunt de (morceaux de) discours à un autre énonciateur qui, déontologiquement, peut/doit être clairement repéré (citation, discours rapporté, hétérogénéité énonciative en général). En bref, la synthèse de documents par sa nature polyphonique et dialogique (Bakhtine, 1984 ; Ducrot, 1984), le nombre de discours d’auteurs distincts qu’elle convoque et qu’elle demande d’assembler en respectant la 93
L’INTERTEXTUALITE spécificité de chaque voix, est une activité interdiscursive qui aboutit à un nouveau discours manifestant, en surface, explicitement, cette interdiscursivité. Mais en tant que genre académique, la synthèse se réalise par le réemploi d’une planification, de procédés textuels, d’une phraséologie, etc. correspondant à un savoir-faire général, relevant de l’intertextualité cette fois-ci. C’est ce savoir-faire intertextuel générique, caractéristique du bon étudiant, qui est enseigné explicitement et implicitement et dont on va pouvoir constater la stabilité des manifestations par-delà les variations individuelles. Corpus et situation de recueil de données Notre étude utilise le dispositif de la "rédaction conversationnelle", permettant d’analyser en temps réel, "on line" le processus de production discursive (cf. Bouchard et de Gaulmyn, 1997). Concrètement, nous avons filmé et enregistré deux étudiantes rédigeant ensemble une synthèse de texte. Ces étudiantes préparent le concours de professeur des écoles ; elles ont un niveau d’études égal ou supérieur à BAC + 3. Le recueil des données s’est déroulé en fin d’année universitaire quelques semaines avant le concours. La séance de travail enregistrée s’est déroulée selon le rituel suivant : - un temps de lecture individuelle des textes sources au cours duquel les étudiantes ont souligné/surligné les textes-sources puis pris des notes ; - un temps de rédaction commune que l’on peut diviser en trois moments : 1) échanges sur le sens des textes 2) élaboration d’un plan 3) rédaction de l’introduction. Nous avons filmé et enregistré l’ensemble du travail de rédaction, ce qui représente un corpus oral de près d’une heure trente. Nous avons également recueilli les objets intermédiaires (cf. Krafft, à paraître) : les « traces de lecture » que sont les soulignements et les prises de notes, le plan et le brouillon de l’introduction. La contribution que nous présentons ici s’appuie également sur un deuxième corpus plus large de 30 synthèses dont nous étudierons les introductions. L’analyse des échanges conversationnels du premier corpus nous a amené à constater combien cette partie initiale est enrichissante pour notre réflexion sur l’opposition et l’articulation des concepts d’intertexte et d’interdiscours. Si, pour le deuxième corpus, le sujet est différent, les auteurs de ces synthèses sont également des étudiants préparant le concours de recrutement de professeur des écoles. Notre contribution va donc présenter une analyse : - des introductions de synthèses (produit fini) (premier et deuxième corpus) - des notes prises par les deux co-scripteurs (objet intermédiaire) (premier corpus) - des échanges conversationnels des différentes phases d’élaboration de la synthèse (trace des processus de production) (premier corpus). La dimension intertextuelle dans les introductions Les introductions présentent toutes des régularités dans leur organisation globale comme, localement, dans leur phraséologie. En ce qui concerne leur organisation globale, elles comportent pratiquement toutes (28 sur 30) quatre parties : 94
L’INTERTEXTUALITE AU SERVICE DE L’INTERDISCURSIVITE, ETUDE… -
présentation du thème présentation des éléments du dossier formulation de la problématique annonce du plan Cette régularité témoigne de la mobilisation d’une matrice préconstruite, il s’agit donc bien là de la mise en œuvre d’une forme d’intertextualité. Les scripteurs utilisent, pour élaborer leur propre texte, une forme « vide ». Pour « remplir » cette structure vide, ils doivent avoir recours – interdiscursivement — à des fragments du dossier source en particulier les noms des auteurs, les titres des articles et des ouvrages. Nous verrons plus loin que certains ne se contentent pas de faire des opérations de type « copier »/« coller » mais mettent en œuvre des procédures plus élaborées. La copie n° 21 est « prototypique » à cet égard nous y retrouvons en effet la matérialisation de cette matrice préconstruite :
1
3
De plus les « annonces du plan » témoignent d’un recours à des éléments préconstruits d’une autre nature : il s’agit cette fois de formes « pleines », de constructions et de tournures enseignées explicitement ou implicitement et que l’on peut analyser dans le tableau qui suit.
95
L’INTERTEXTUALITE Tableau n° 1 : éléments préconstruits dans les annonces de plan Sujet neutralisé Nous Nous Nous Nous Nous
Modalité * * * * *
Verbe d’opération intellectuelle nous demanderons verrons verrons aborderons regarderons
Nous Nous
tâcherons tenterons
s’intéresser… d’étudier de répondre
Nous
*
traiterons
Marqueur d’intégration linéaire tout d’abord dans un premier temps… d’abord Et dans un second temps. avant de … dans un premier temps… pour ensuite en trois parties…
* la modalité est chaque fois marquée par l’emploi du futur. Ajoutons que ces différents éléments s’associent en des co-locutions qui sont issues de ce préconstruit : Nous nous demanderons tout d’abord quels sont les […] Nous tenterons de répondre dans un premier temps à ces questions en analysant… Nous venons de montrer que les introductions témoignent de la mise en œuvre de procédure d’intertextualité. Si l’on poursuivait l’analyse sur la globalité des synthèses produites, on trouverait au niveau de leur superstructure des mécanismes de planification stables (deux ou trois parties et une conclusion) comme d’autres manifestations d’intertextualité (phrases de transition, d’annonces, de reprise,…) De l’interdiscursivité à son marquage intertextuel L’exercice de synthèse est un travail de rédaction qui s’articule par essence sur du discours et cela à trois niveaux : - sur le discours prescrivant l’exercice (libellé du sujet) : discours cadre ; - sur les discours des auteurs dont les textes constituent de dossier de synthèse : discours cadrés ; - sur le discours produit par les étudiants-scripteurs (la synthèse elle-même) : discours (en) cadrant dont l’énonciation présente des degrés d’effacement variable1. Le discours (en) cadrant s’élabore à partir du discours cadre et des discours cadrés à l’aide d’outils d’intégration discursive par et à travers les activités métalangagières intermédiaires que sont les soulignements, l’élaboration de notes, de plans, les échanges conversationnels de la production coopérative… L’analyse des parties des introductions consacrées à la présentation du dossier nous conduit à distinguer différentes formes d’interdiscursivité selon le degré de marquage intertextuel : - une forme d’interdiscursivité que l’on pourrait qualifier d’objective consistant en une reprise « brute » du discours cadre. Les lecteurs – scripteurs procèdent essentiellement par des opérations de type « copier/coller ». Ainsi, le scripteur de la copie n° 4 ne reprend, pour ce passage de présentation du dossier, que des éléments figurant dans le libellé du sujet : 1
la règle de l’écriture d’une synthèse veut que le « je » soit proscrit.
96
L’INTERTEXTUALITE AU SERVICE DE L’INTERDISCURSIVITE, ETUDE…
-
une forme d’interdiscursivité textualisée qui se base non seulement sur le discours cadre mais prend en compte aussi les discours cadrés. Cette prise en compte des discours des auteurs s’apparente à du discours rapporté aussi bien de dicto que de re. C’est ce dont témoigne la copie n° 21 constituée à la fois d’interdiscursivité objective se basant sur le discours cadre… Le document 1 est un extrait d’Écrire en français de M.J. Reichler-Béguelin (1988). […] Michel Charolles dans un extrait de…
… et d’interdiscursivité textualisée, relation d’un discours cadré : L’auteur nous propose une analyse des difficultés concernant les emplois anaphoriques… - une forme d’interdiscursivité contextualisée résultant d’une mise en relation explicite des différents éléments des discours cadrés mais s’appuyant, en plus, sur des ressources discursives qui ne sont pas matériellement présentes. Elles sont issues de la culture professionnelle de chaque scripteur et de sa connaissance du champ (cf. la notion de « communauté discursive » chez Bernié, 2001). Un tiers des copies analysées témoigne de ces mises en perspective, le tableau n° 2 (ci-après) présente quelques exemples de cette interdiscursivité contextualisée :
97
L’INTERTEXTUALITE Tableau n° 2 : Marques intertextuelles de l’interdiscursivité N°
Discours encadrant
1
Le document 1 aborde le problème de […] le document 2 est un extrait de […] quant au document 3 […] il se démarque un peu des autres documents par le thème abordé […]
3
Ainsi, M.J. Reichler… tandis que Michel Charolles… le groupe EVA
5
Le premier document… et l’article issu de… nous donnent un point de vue… le troisième… nous propose un point de vue différent
6 7 13
Les documents 1 & 2… apportent un point de vue de linguiste… Quant au document 3… c’est au domaine pédagogique qu’il s’attache. Ainsi, M.J. Reichler… Michel Charolles évoque là aussi… le groupe EVA propose quant à lui… Le document 1… montre… le document 2… développe les mêmes aspects… le document 3… propose une analyse…
16
Si M.J. Reichler… il note aussi… Quant à M. Charolles… Écrit aussi que… cependant… Enfin le groupe EVA… envisage le problème sous l’angle didactique…
18
Ainsi M.J. Reichler… évoque… De même, M. Charolles… montre… Le Groupe EVA expose quant à lui…
22
Le premier document met en évidence… le document 2 se place plutôt du côté de… le document 3 a pour objectif de…
25 27 30
Ainsi le premier texte de M.J. Béguelin expose… M. Charolles s’accorde avec le premier… le troisième… tente d’expliquer… Le premier texte… traite de… Par son caractère didactique il se rapproche du deuxième texte qui a un aspect plutôt linguistique… le troisième texte. Ces trois textes sont plutôt complémentaires M.J. Reichler… M. Charolles… donnent un point de vue très théorique sur la question tandis que le groupe EVA… propose des pistes didactiques…
Ce marquage intertextuel de l’interdiscursivité est pris en charge par différents moyens langagiers : - les adverbes de modalisation : « plutôt »,… - les connecteurs marquant l’opposition : « quant à », « tandis que »,… - les verbes introducteurs de propos comme « insiste » ; on pourrait avoir également « estime », « pense », « croit »… ; - les formes de comparaison « le texte Y se rapproche de… », « X nous donne un point de vue différent », « aussi »… On observe un continuum qui va : - d’une dimension interdiscursive peu marquée utilisant « quant à… » ; « plutôt »… Le travail de construction du sens est principalement à la charge du lecteur (qui est ici un « correcteur »). - à une expression de cette interdiscursivité par des moyens intertextuels plus explicites (cf. supra n° 6 et 27 par exemple) - en passant par une expression des intentions des auteurs à travers des verbes d’énonciation ou d’action langagière : « préciser », « exposer », « proposer », « se démarquer »,… (cf. n° 1, 5, 26…) Enfin, on pourrait affiner encore l’analyse en distinguant une simple mise en perspective énonciative et une véritable mise en perspective interdiscursive. Il y a mise en perspective énonciative quand le scripteur situe les énonciataires des documents : 98
L’INTERTEXTUALITE AU SERVICE DE L’INTERDISCURSIVITE, ETUDE… « Les textes 1 & 2 […] ont pour auteurs des linguistes […] Le texte 3 est un texte de chercheurs en didactique… » (copie n° 14) Il y a mise en perspective interdiscursive quand il y a une mise en dialogue des documents entre eux : « Le document 1 aborde le problème de [… ] le document 2 est un extrait de […] quant au document 3 […] il se démarque un peu des autres documents par le thème abordé […]» (copie n° 1) « Si M.J. Reichler… il note aussi… Quant à M. Charolles… Écrit aussi que… cependant… Enfin le groupe EVA… envisage le problème sous l’angle didactique… » (copie n° 16) Les prises de notes L’analyse et la comparaison des prises de notes de Laurène et Nathalie permettent de faire apparaître une partie des stratégies utilisées. Les deux prises de notes sont assez contrastées : Laurène a choisi de consacrer une page A4 par document, Nathalie a fait trois colonnes sur une page A4 en disposition « paysage ». Les différences ne s’arrêtent pas au cadre d’inscription : les co-rédactrices investissent de manière différente cette première partie de l’activité. Il est possible d’y percevoir la mise en œuvre des stratégies interdiscursives et intertextuelles de chacune. La disposition de la prise de notes de Laurène témoigne d’une mise en perspective discursive des documents : L’organisation de la prise de notes met en texte et en espace la discursivité : en haut la référence de la source de l’énonciation, dans la partie droite de la prise de notes un rappel des propos et dans la partie gauche des verbes d’action langagière. En utilisant douze verbes d’action langagière et cognitive qui sont autant d’outils textuels de mise en scène d’une interdiscursivité (constater, distinguer, Page 1
Verbe d’action langagière
Source de l’énonciation
propos
proposer (4 fois), soulever, rappeler, regretter, prévenir, argumenter, déplorer, 99
L’INTERTEXTUALITE justifier, privilégier), Laurène met en relief la prise en charge énonciative de leurs propos par les auteurs des textes sources. Ainsi, elle ancre les propos dans leur dimension discursive. La mise en page permet une distinction claire entre la part textuelle et discursive des notes prises à propos de chacun des documents. La prise de notes de Nathalie est très différente :
L’organisation tabulaire retenue permettrait de mettre l’accent sur des aspects interdiscursifs en alignant des éléments comparables, en utilisant un système de flèches, renvois… En fait, il n’en est rien. Aucune « trace » ne témoigne d’un travail de ce type : Nathalie a utilisé la prise de notes comme un outil pour garder en mémoire des éléments importants de discours sources. Les notes ont été utilisées lors du travail collectif : l’enregistrement vidéo montre que Nathalie raye ses notes lors du travail de rédaction conversationnelle au fur et à mesure que le texte produit prend en compte les éléments. Cette stratégie relève d’un usage ordinaire d’une matrice d’inscription de type « liste ». Les traces de lecture-écriture témoignent essentiellement d’un travail d’élucidation du sens des textes par les opérations de mise en relation de type linguistique avec un marquage de connecteurs : car, en fait, Csq pour conséquence… ou de type iconique par des flèches, l’encadrement de passages ou leur surlignement. Quelle que soit la méthode de prise de notes utilisée par l’une ou l’autre des co-rédactrices, on constate très peu de recours à la stratégie de base du « copier/coller ». C’est dans l’étape préalable du soulignement/surlignement que se manifeste une forme virtuelle de « copier/coller ». Au moment de la prise de notes elle-même, on constate des reformulations techniques qui vont varier chez Laurène et Nathalie en fonction de la méthode utilisée. Laurène qui emploie et met en relief 100
L’INTERTEXTUALITE AU SERVICE DE L’INTERDISCURSIVITE, ETUDE… des verbes de dire est amenée à utiliser des formes propres au discours indirect. Par contre, Nathalie qui utilise des colonnes se doit de concentrer l’information en utilisant des nominalisations, des abréviations, et simplifications syntaxiques. Ces procédés de reformulation auraient pu être aussi soulignés dans les introductions. Échanges conversationnels et écriture : à la recherche du lieu commun Nous avons choisi de ne décrire que la phase finale de ces échanges conversationnels, celle qui précède l’écriture de l’introduction et qui rend possible celle-ci. Elle nous semble jouer un rôle décisif dans l’élaboration de la synthèse. Celle-ci ne semble possible que parce que Laurène et Nathalie découvrent (ou construisent) ensemble le lieu commun aux trois discours : N. : trois documents L. : mais en gros
sont convergents avec l’id/1 ouais ils se rejoignent ils disent pas tout à fait la même chose ils se portent (?) pas tout à fait sur le même plan c’est 0 c’est qui 0 fin ils proposent de : 0 d’étudier la langue de manière
différente à l’école
Les deux partenaires trouvent dans les discours cadrés les échos d’un texte plus général qui correspond à la stigmatisation convenue de certaines pratiques imputées à un « ON ». Cette stigmatisation relève de la doxa en vigueur. N. : …on tient pas compte des : de l’héritage des enfants en terme 0 de langue [mm] on tient pas compte des variations de la langue heu possible qu’on veut normer et : et faire entrer dans des usages [mm] on prône une grammaire même dans les grammaires modernes heu qui est encore fondée sur heu une liste d’exemples heu qu’on essaye heu de de généraliser Ce consensus permet à Nathalie de proposer immédiatement de passer à la phase suivante de production de la future synthèse : la planification. N. : ouais ouais ben là on pourrait partir sur le plan heu le plan classique Elle manifeste ainsi clairement l’usage fonctionnel de matrices intertextuelles au service de l’élaboration de ce genre interdiscursif qu’est la synthèse en mobilisent un plan adapté à ces types de lieux communs : - 1re partie : doxa : stigmatisation de certaines pratiques ; - 2e partie : lieu commun construit, propre aux trois discours cadrés du dossier. Dans l’élaboration d’une synthèse se manifestent donc non seulement une maîtrise rhétorique de l’intertextualité et de l’interdiscursivité au plan langagier, mais aussi une maîtrise de l’interdiscursivité au plan cognitif. On passe insensiblement du de dicto au de re puis aux topoï. On peut éclairer le rapport entre ces différents phénomènes par le tableau suivant : Texte Discours
Plan Langagier préconstruit Discours rapporté de dicto
Plan cognitif topoï ou lieux communs (doxa) Discours rapporté de re
1 Les passages soulignés correspondent à des chevauchements des propos.
101
L’INTERTEXTUALITE Conclusion : Préconstruction – intertextualité – interdiscursivité L’exercice de synthèse par sa nature illustre particulièrement bien les relations complexes existant entre opérations interdiscursives et intertextuelles : il consiste à articuler dans un discours (en) cadrant des discours cadrés hétérogènes (quoique fédérés par une hypothétique thématique commune postulable du fait de leur regroupement dans un même « dossier »), en prenant en compte un discours cadre. L’exercice suppose l’usage intertextuel de matrices, de colocutions… afin de produire un « objet discursif » dont la cohérence tient au travail de mise en texte de l’interdiscursivité. Mais elle tient aussi à la relation que les scripteurs sont capables d’établir avec un ensemble de lieux communs, un interdiscours passé dans la doxa. La synthèse peut ainsi être caractérisée comme l’exercice académique qui synthétise justement l’ensemble des compétences langagières acquises tour à tour pendant un cursus scolaire (du moins en France) : une compétence intertextuelle à reconnaître et à produire des formes textuelles enseignées dans les classes de l’école primaire et du collège, une compétence interdiscursive plus spécifique aux classes de lycée, avec l’enseignement de la dissertation, du commentaire composé… Mais d’une manière plus générale, on pourrait dire que l’écriture — à l’école comme hors de l’école — ne s’opère jamais ex nihilo. Elle suppose de la part du scripteur la capacité à mobiliser des ressources textuelles et discursives. Les ressources textuelles proviennent de l’expérience textuelle générale de l’individu, sa « connaissance » des genres (Bronckart, 1985). Mais il faut aussi qu’il soit capable de mobiliser, dans l’environnement de travail qu’on lui a donné ou qu’il se construit, des ressources discursives. Enfin, il s’agit pour lui de savoir construire, développer ses propres ressources, dans des objets intermédiaires préalables : notes, brouillons… (cf. Bouchard, à paraître). On peut formaliser ce processus de construction discursive par le tableau ci-après :
102
L’INTERTEXTUALITE AU SERVICE DE L’INTERDISCURSIVITE, ETUDE… Préconstruits disponibles
In abstentia
Ressources disponibles
Connaissances du domaine1 Ensemble des ressources schématiques de l’agir Fragments textuels préconstruits Matrices phrastiques textuelles Matrices discursives (en tant que modalités de prise en charge discursive
In praesentia
Ressources mobilisées
Discours prétextes et discours/texte préliminaire (pour ce qui concerne la situation de production d’une synthèse : discours cadrés et discours/texte cadrant) Préconstruction Création de ressources et de documents préalables produits par le scripteur Construction Manifestations orales (dans le cas d’une production coopérative) Écrits
Nature Savoir Savoir-faire Structures Linguistique « pleines » Structures Linguistique vides
Exemples Concepts Notions topoï Scripts, processus et procédures Collocation, tournures Types de phrase, de texte Genre de discours
Consigne & textessupport
Discours, schémas & images
Objets intermédiaires2
Notes Listes Plan
Fragments oralisés de texte et du discours-cible dans les négociations Brouillons
Échanges conversationnels Bribes de texte et de discours
Construit Écrit
Discours produit
Texte de synthèse
Phénomènes textuels Phénomènes discursifs À l’école aujourd’hui, apprendre à écrire c’est donc, au terme d’un parcours scolaire complet, apprendre à mettre en jeu, à l’aide de ressources intertextuelles (des formes sans voix), un ou des discours émanant d’une ou de plusieurs autres voix. Mais on peut ajouter que si cet apprentissage de l’altérité est devenu une évidence, historiquement celle-ci n’a pas été si partagée que cela, si l’on 1 En d’autres termes connaissance sur monde, du référent qui va être mis en mots. Dans l’exercice de synthèse les préconstruits culturels ou culture professionnelle de l’étudiant ont un place importante dans la conduite de la tâche d’écriture. Connaître pour être capable de reconstruire les dialogues, les controverses ambiantes dans le champ facilite notamment la formulation de la problématique, quand la source énonciative est clairement identifiée par le sujet il s’agira alors d’interdiscours, dès que cette référence n’est plus disponible il s’agit d’un objet commun, sinon d’un lieu-commun donc dans l’intertexte. 2 Il s’agit de l’activation par le scripteur de formes et de supports qui vont contraindre le travail de préconstruction. Le travail de préconstruction met en jeu les préconstruits disponibles suivants : connaissance du domaine, structures vides et pleines. On peut penser que le degré de typicité de la situation de préconstruction va conduire le scripteur à mobiliser certains types de préconstruits et certains outils de préconstruction.
103
L’INTERTEXTUALITE pense aux textes officiels régissant les pratiques d’écriture des années 1890 jusqu’en 1960 (de Jules Payot à Pierre Clarac, en passant par Antoine Albalat) (cf. Vourzay, 1998). Ces prescriptions insistent sur une écriture beaucoup plus « solitaire ». Elles entendent surtout que d’une part l’élève imite « le génie » de la langue et que d’autre part il sache manifester son « génie personnel », son originalité : caractère porté au rang de critère d’évaluation assez longtemps, au risque de confondre évaluation scolaire et jugement psychologique. BOUCHARD Robert Université Lumière-Lyon2 Robert. Bouchard@univ-lyon2.fr SIMON Jean-Pascal LIDILEM-IUFM de Grenoble, jean-pascal.simon@grenoble.iufm.fr VOURZAY Marie-Hélène ICAR UMR 5191 vourzay@9online.fr BIBLIOGRAPHIE BAKHTINE, M., Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984. BERNIÉ, J.-P., « L’activité de synthèse de documents une « compétence » ? Quel enjeu ? Quel sens donner alors à la notion de « compétence » ?, in Collès L. (et al.) (dir.) Didactique des langues romanes : le développement des compétences chez l’apprenant, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 2001. BOUCHARD, R., « Source et ressources du discours (académique) : éléments préconstruits et processus de préconstruction en L2 », in Mondada L & Bouchard R. (eds.), Les processus de la rédaction collaborative, Paris, L’Harmattan, à paraître. BOUCHARD, R., et DE GAULMYN, M.-M., « Médiation verbale et processus rédactionnel », in GROSSEN, M., & PY, B., (éd.) Pratiques sociales et médiations symboliques, Berne, P. Lang, 1997. BRONCKART, J.-P., Le fonctionnement des discours, Delachaux & Niestlé, 1985. GÜLICH, E., & KRAFFT, U., « Le rôle du « préfabriqué » dans les processus de production discursive », in MARTINS-BALTAR M., (éd.), La locution entre langue et usages, Fontenay-aux-roses, ENS-Editions Fontenay/St Coud, 1997. DUCROT, O., Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984. KRAFFT, U., « La matérialité de la production écrite. Les objets intermédiaires dans la rédaction coopérative de Paulo et Méïté », in MONDADA L & BOUCHARD R. (éds.), Les processus de la rédaction collaborative, Paris, L’Harmattan, à paraître. VOURZAY, M.-H., « Jalons pour une histoire de la description scolaire : deux « modèles didactiques » de la rédaction/description pour le premier cycle du secondaire », Pratiques n° 99, Metz, CRELEF, 1998.
104
LA REPRÉSENTATION DE MARSEILLE ET DE LA MÉDITERRANÉE DANS L’ŒUVRE DE JEAN-CLAUDE IZZO : PAYSAGES SENSORIELS, PAYSAGES INTERTEXTUELS En 1983, dans son article « Intertextualité, interdiscursivité, discours social », M. Angenot constate que « la notion d’intertextualité est l’enjeu d’affrontements significatifs dans certains secteurs de la vie intellectuelle contemporaine. »1 Aussi, le critique propose que « le chercheur, mettant cartes sur table, expose et manifeste sa propre problématique tout en laissant voir de quelles filiations théoriques elle provient et quelles visées elle est censée accommoder. »2 Afin de présenter les structures de l’imaginaire intertextuel de J.-Cl. Izzo, nous proposons de suivre ce précepte et d’unir les théories de l’intertextualité aux concepts et à la méthode d’approche de la critique de l’imaginaire. En effet, cette double perspective théorique permet de mettre en lumière dans les œuvres d’Izzo une intime corrélation entre les paysages de l’intertextualité et les paysages sensoriels de Marseille et plus largement de la Méditerranée. Nous considérons l’intertextualité dans l’acception restreinte que lui confère G. Genette au début de Palimpsestes, c’est-à-dire comme « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes […] », comme « présence effective d’un texte dans un autre »3. Selon G. Genette, l’intertextualité recouvre les procédés de la citation « avec guillemets, avec ou sans référence précise »4, du plagiat et de l’allusion. Nous avons été conduite à écarter la notion d’allusion, forme dépendant plus d’un effet de lecture que les autres pratiques intertextuelles et qui souvent, renvoie davantage à une constellation de textes qu’à un texte précis. Inscrivant également la présence d’un texte antérieur dans un texte actuel, la référence peut-être ajoutée à la typologie 1 ANGENOT M., « Intertextualité, interdiscursivité, discours social », Texte : revue de critique et de théorie littéraire, n° 2, 1983, p. 103. 2 Ibid. 3 GENETTE G., Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 8. 4 Ibid.
105
L’INTERTEXTUALITE des intertextes dressée par G. Genette. En outre, nous considérons comme texte les différentes paroles de chanteurs ou groupes de musique retranscrites dans les œuvres d’Izzo : elles apparaissent intimement liées aux citations, plagiats et références et leur prise en compte permet d’enrichir notre réflexion. Partant de cette définition de l’intertextualité, nous avons centré cette étude sur les citations, plagiats et références empruntés à neuf auteurs (dont un auteur-compositeur-interprète) originaires de différents pays de la Méditerranée, de la France (Louis BRAUQUIER, Jean GRENIER, Gabriel AUDISIO et Fernand BRAUDEL) à l’Algérie (Albert CAMUS), de l’Italie (Gianmaria TESTA, Erri DE LUCA) au Portugal (Fernando PESSOA) en passant par la Bosnie-Herzégovine (Pedrag MATVEJEVITCH), auteurs qui, à l’instar d’Izzo1, sont pour la plupart des enfants métissés de la Méditerranée. Nous tenterons donc de décrire les différents liens instaurés entre ces paysages intertextuels et les paysages sensoriels marseillais puis méditerranéens tout en envisageant les fonctions et les enjeux de cette corrélation. Constellant l’œuvre izzienne, l’intertexte méditerranéen est telle la « lucarne »2 évoquée par A. Compagnon affirmant que « multiplier les sententiae, [c’est] recouvrir son discours d’yeux, de perspectives diverses […], c’est aussi s’exposer »3 : des valeurs communes à Izzo et aux auteurs auxquels il se réfère se trouvent en effet inscrites en les tissages-métissages des textes d’accueil et des textes d’origine. En d’autres termes, l’esthétique intertextuelle izzienne révèle une certaine représentation de Marseille et de la Méditerranée et s’attache à véhiculer une éthique de la méditerranéité. 1. MARSEILLE, PREMIER TERRITOIRE SENSORIEL ET INTERTEXTUEL IZZIEN
DE
L’IMAGINAIRE
1.1. Cartographie des citations et références : L’étude des intertextes relatifs aux neuf auteurs méditerranéens permet de circonscrire comme premier territoire de l’imaginaire intertextuel et sensoriel izzien la cité phocéenne. La cartographie marseillaise des citations et références que l’on peut tracer révèle que les lieux propices au surgissement de l’intertextualité se caractérisent par une ouverture et une élévation spatiales : Texte d’accueil Où il n’y a pas de vérité qui ne porte en elle son amertume. (titre du chapitre XX, Solea, 230) ; Je me souvenais avoir pensé, en haut du col de Cortiou, qu’il n’y a pas de vérité qui ne porte en elle son amertume. J’avais lu ça, quelque part. (Solea, 235)
1
Texte d’origine4 Il n’est pas une vérité qui ne porte avec elle son amertume. (CAMUS A., « L’été à Alger », Noces, 67-68) ou : S’il est vrai que toute vérité porte en elle son amertume. (CAMUS A., « Le Désert », Noces, 87)
J’appartiens à l’errance. Parce qu’il a rencontré une belle Sévillane, mon père [originaire de Salerne en Italie du Sud] s’est arrêté sur sa route d’exil. A Marseille. […] Ici ou ailleurs, j’étais fils d’un exilé. C’est mon seul bagage. Mon seul héritage. Ma mémoire. Mon histoire donc. (« Ailleurs c’est encore chez moi », 80) 2 COMPAGNON A., La Seconde Main ou le travail de la citation, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 146. 3 Ibid. 4 Pour chaque tableau, la colonne de gauche correspond au texte d’accueil et la/les colonne/s de droite au/x texte/s d’origine.
106
LA REPRESENTATION DE MARSEILLE ET DE LA MEDITERRANEE… Ce tissage de deux citations camusiennes issues de deux espaces hypotextuels différents prend naissance à un point culminant du massif des Calanques. Dans la trilogie phocéenne1, cet espace représente un autre-monde purificateur rompant les amarres avec le temps et le réel. Quand le chagrin accable l’âme du héros Fabio Montale aux poumons encrassés de Gitanes, celui-ci vient y marcher et respirer les exhalaisons de l’altérité. On remarque également une correspondance entre l’espace narratif et l’espace scriptural : en effet, l’émergence de l’intertexte en altitude fait écho à la forme de la première occurrence de la citation, épigraphe placée en exergue du chapitre. Ce titre-citation peut suggérer la figure généalogique et rappeler la posture qu’H. Bloom nomme Askesis : le vocable grec désigne en effet la soumission d’un auteur à l’héritage imaginatif qu’il partage avec son prédécesseur.2 Le Phare Sainte Marie à l’extrémité de la Digue du Large représente également un point culminant ouvert sur l’ailleurs et sur les œuvres d’auteurs originaires de différentes régions de la Méditerranée. S’y déroule en effet la scène de la mort « intertextuelle » de Rico dans Le Soleil des Mourants, citation et réécriture d’un poème de Brauquier3 lui-même empreint de références comme le mythe de la Barque des Morts. Dans ses articles, Izzo y professe sa méditerranéité, credo serti de citations empruntées à L. Brauquier, P. Matvejevitch, E. De Luca et G. Audisio4. Parallèlement à un élargissement vers l’infini maritime et intertextuel, le point de vue surélevé du phare Sainte Marie permet au narrateur de sonder sa propre intimité, d’avoir accès aux profondeurs de son être, aux mers de lui-même. La situation géographique du phare Sainte Marie permet donc « une sorte de méditationexaltation unissant les deux mouvements qui concentrent et qui dilatent ».5 Cette mise en scène de l’intertexte apparaît fortement symbolique : la voix de l’autre se trouve recueillie en un lieu emblématique de la tradition hospitalière de Marseille, port des exils depuis ses origines. L’acte de proférer la parole intertextuelle en des lieux élevés révèle également une ritualisation des textes premiers et une attitude mêlée d’hommage et d’admiration. En effet, plusieurs œuvres citées sont comme sacralisées. Ainsi, dans son article « Moi, bâtard de Marseille », Izzo considère L’Exil d’Hélène de Camus comme une prière à réciter quotidiennement : « Ici, il faudrait relire L’Exil d’Hélène […]. Comme un bréviaire : « On peut comprendre en ces lieux que si les Grecs ont touché au désespoir, c’est toujours à travers la beauté, et ce qu’elle a d’oppressant. » » (20) D’après Sébastien Izzo, le fils de J.-Cl. Izzo, 1
Total Khéops, Chourmo, Solea. BLOOM H., The Anxiety of influence : a theory of poetry, London, Oxford University Press, 1975. BRAUQUIER L., « Mort du docker », Le Bar d’escale, in Je connais des îles lointaines : poésies complètes, p. 133-137. 4 De Marseille, je regarde le monde. C’est de là – en haut des escaliers du phare Sainte-Marie, à l’extrême est de la digue du Large exactement – que je pense le monde. Le monde lointain, le monde proche. Que je me pense aussi. Méditerranéen. Homme méditerranéen. Marseille a 2600 ans. Je suis de cette histoire. Dans cette histoire. De ce siècle et de cette mer mineurs, comme le dit justement l’écrivain napolitain Erri de Luca. Marseille est mon destin, comme la Méditerranée. […] Et, comme toujours, la tête pleine des vers de Louis Brauquier : « Hommes perdus d’autres ports, Qui portez avec vous la conscience du monde ! » Marseille n’existe que par ces mots. Tout le reste n’est que baratin. Politique, économique. Culturel même parfois. Si on oublie cela, on meurt. (« En écoutant la mer », 77) 5 BACHELARD G., « L’Immensité intime », in La Poétique de l’espace, 8e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 173. 2 3
107
L’INTERTEXTUALITE son père, extrêmement humble et quelque peu intimidé par les grandes collections « blanches », se considérait davantage « lecteur passionné » qu’« écrivain ». C’est en lisant et relisant à voix haute les phrases qui le sollicitaient1 qu’Izzo les aurait faites siennes. Un passage du Soleil des Mourants dans lequel le héros Rico découvre les Œuvres Complètes de Saint-John Perse chez la prostituée bosniaque Mirjana reflète ce mode d’appropriation : Une à une, il s’était répété chaque phrase. Il se les était murmurées, chuchotées, comme s’il avait voulu les apprendre par cœur. Et, en se les récitant, il avait deviné que Mirjana avait mâchonné chacune d’elles dans sa bouche. Et que sur ses lèvres, les mots du poète étaient devenus aussi les siens. À un moment de sa vie, ils avaient dû trouver leur sens. En elle. (163)
1.2. L’intertexte entre mer et lumière Une approche plus détaillée de chaque lieu d’ancrage sensoriel des intertextes permet d’organiser une seconde classification par éléments naturels regroupant plusieurs sensations. Tout d’abord, la mer caresse la plupart des rivages intertextuels. Elle est présente au travers de notations visuelles mais également tactiles, rencontre épidermique que l’on pourrait qualifier de « baptême intertextuel ». Ainsi, dans ce passage, Fabio et son amie Babette nagent dans le sillage de Meursault et Marie : On nagea à se faire éclater les poumons. J’aimais ça. Elle aussi. Elle avait voulu que je sorte le bateau et qu’on aille au large de la Baie des Singes. J’avais dû résister. C’était une règle, sur le bateau je n’emmenais personne. C’était mon île. Elle […] s’était jetée à l’eau. Elle était fraîche à souhait. À bout de souffle, les bras un peu cassés, on se laissa flotter en faisant la planche. (Total Khéops, 118)
L’eau était froide et j’étais content de nager. Avec Marie, nous nous sommes éloignés et nous nous sentions d’accord dans nos gestes et dans notre contentement. Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage tourné vers le ciel le soleil écartait les derniers voiles d’eau qui me coulaient dans la bouche. (CAMUS A., L’Étranger, 1162)
Dans cette scène nocturne de Total Khéops, un décor digne des Mille et une nuits dessiné par diverses notations sensorielles autour de la mer se déploie dans la calanque de Samena. Descriptions visuelles autour de la mer et de la lune, contact tactile avec les rochers, odeurs de douceurs orientales…, enluminent les vers de Louis Brauquier. Par ailleurs, le prénom « Leila » peut représenter une référence concentrant l’atmosphère de « La nuit à la Médina » de Jean Grenier :
1
Etymologiquement, solliciter vient de sollicitare, « remuer totalement », de sollus « tout » et ciere « mouvoir ».
108
LA REPRESENTATION DE MARSEILLE ET DE LA MEDITERRANEE… Nous [Fabio et Leila] avions marché sur une petite plage de galets. C’était une nuit superbe. Au loin, le phare de Planier indiquait le cap. Leila posa sa tête sur mon épaule. Ses cheveux sentaient le miel et les épices. […] Elle se mit à réciter un poème de Brauquier, en arabe : Nous sommes aujourd’hui sans ombre et sans mystère, Dans une pauvreté que l’esprit abandonne ; Rendez-nous le péché et le goût de la terre Qui fait que notre corps s’émeut, tremble et se donne1. - Je l’ai traduit pour toi. Pour que tu l’entendes dans ma langue. Sa langue c’était aussi sa voix. Douce comme du halva. J’étais ému. Je tournai mon visage vers elle. […] Je vis ses yeux, à peine éclairés par le reflet de la lune sur l’eau. (Total Khéops, 66)
Où sont les soirs du Port si chargés de présence Quand de chaque voilier descendait un ami ! La vie s’en est allée ; son geste de silence À couvert la rumeur des places de la nuit. […] Dans le soir émouvant dansent les mappemondes, Les bars sont l’archipel d’un obscur océan Où nous buvons, choquant les verres à la ronde, Le regret qui nous vient des premiers portulans. […] Nous sommes aujourd’hui sans ombre et sans mystère, Dans une pauvreté que l’esprit abandonne ; Rendez-nous le péché et le goût de la terre Qui fait que notre corps s’émeut, tremble et se donne. (BRAUQUIER L., « Où sont les soirs du Port si chargés de présence », Le Bar d’escale, 124-125)
À Tunis, dans la ville arabe, la nuit, j’aspirais à ne plus voir clair, à ne plus marcher que d’une lampe à une autre ou à la lueur de la lune. […] Leïla : la nuit. Les Arabes prononcent cette invocation avec recueillement : la nuit, une nuit. J’imagine un poète qui le long des murailles blanches de la vieille ville suivrait en aveugle ravi le fantôme, qui toujours recule, de son désir, et l’entendrait chuchoter à son oreille des mots indistincts dont le sens s’écoulerait aussitôt comme l’eau d’une fontaine. (GRENIER J., « La nuit à la Médina », « Afrique du Nord », Inspirations méditerranéennes, 35)
Même les scènes essaimées d’intertextualité se déroulant en intérieur, « loin de tout rivage », se trouvent envahies par les flux des paysages sensoriels maritimes. Ainsi, dans l’extrait suivant, Fabio téléphone à la commissaire Hélène Pessayre qui sort de la douche accompagnée par le flot des paroles de G. Testa évoquant le « di là del mare », l’« au-delà de la mer ». La « nature flottante et encore indécise »2 de la langue italienne corrobore l’ouverture et la déliquescence des paysages sensoriels et intertextuels :
1 Les passages en caractères romains dans les citations de ce tableau apparaissent en italique dans le texte d’Izzo. 2 RICHARD J.-P., « Connaissance et tendresse chez Stendhal », dans Stendhal et Flaubert : littérature et sensation, p. 100-101.
109
L’INTERTEXTUALITE un po’ di là del mare c’é una terra chiara che di confini e argini non sa - C’est Montale. Je ne vous dérange pas ? un po’ di là del mare c’é una terra chiara - Je sors de la douche. Des images, instantanément, défilèrent devant mes yeux. Charnelles. Sensuelles. Pour la première fois, je me surprenais à penser à Hélène Pessayre avec désir. […souvenir de Lole1 sortant de la douche] un po’ di là del mare c’é una terra sincera. (Solea, 190-191)
un po’ di là del mare c’é una terra chiara che di confini e argini non sa un po’ di là del mare c’é una terra chiara che di notti troppo scure non ha sentito dire un po’ di là del mare c’é una terra sincera come gli occhi di tuo figlio quando ride Se vuoi restarmi insieme anche stasera (TESTA G., « Un po’ di la del mare/Un peu audelà de la mer », Extra-muros, morceau n° 11)
La mention de vin (« liquide de la mer »2), bière (Aegir, dieu de l’eau dans la mythologie germanique est aussi brasseur souverain3) et whisky (« eau-de-vie »4) ruisselant dans les corps, relaye l’élément mer et permet l’épanchement de la parole méditerranéenne de G. Testa : Je me servis un fond de Lagavulin et je mis l’album de Gianmaria Testa./Un po’ di là del mare c’é una terra sincera5/come gli occhi di tuo figlio quando ride/Des mots qui m’accompagnèrent durant les dernières heures de la nuit. Un peu au-delà de la mer, il y a une terre sincère, comme les yeux de ton fils quand il rit./Sonia, je rendrai le sourire à ton fils. Je le ferai pour nous, pour ce qui aurait pu exister entre toi et moi, cet amour possible, cette vie possible, cette joie, ces joies qui continuent de flâner par-delà la mort, pour ce train qui descend vers la mer, dans le Turchino, pour ces jours à inventer, ces heures, le plaisir, nos corps, et nos désirs, et nos désirs encore, et pour cette chanson que j’aurais apprise, pour toi, que je t’aurais chantée, juste pour le bonheur simple de te dire/se vuoi restiamo insieme anche stasera/et te redire et redire encore, si tu veux, restons ensemble encore ce soir. Sonia./Je ferai ça. Pour le sourire d’Enzo. (Solea, 216217)
La prégnance de la liquidité dans les passages incluant des intertextes peut également figurer le contact avec la source intertextuelle, correspondance qui peut aller jusqu’à l’absorption quand auteur, narrateurs et personnages ingurgitent de l’eau de mer ou les népenthès de la civilisation moderne. Des eaux saumâtres aux vins, Tempier rouge de Bandol6, Fontcreuse blanc de Cassis7 ou Bargemone rosé de Saint-Cannat8 (synecdoques des lieux aux environs de Marseille où le vin a mûri), de la baignade et du marc de Bunan9 à la citation, du texte-source au texteréceptacle, s’opère un même processus de transsubstantiation. Tel Chateaubriand se désaltérant avec l’eau de chaque fleuve rencontré dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, Izzo, sur les rivages de Marseille, semble absorber la substance vivante de la culture méditerranéenne, devenant chair de sa chair, écriture de son écriture. Ces métaphores aquatiques et fluides de l’intertextualité peuvent refléter ce dessein : 1
ancienne compagne de Fabio Montale. COURRENT M., « Le goût de l’échec : Cléopâtre, Antoine et la boisson », in Saveurs, senteurs : le goût de la Méditerranée, actes du colloque, Université de Perpignan, 13-15 novembre 1997, publiés par Paul Carmignani, Jean-Yves Laurichesse et Joël Thomas, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1998, p. 101. 3 DURAND G., Les Structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, 11e édition, Paris, Dunod, 1992, p. 299. 4 DURAND G., op. cit., p. 298. 5 Les passages en caractères romains apparaissent en italique dans le texte d’Izzo. 6 Chourmo, p. 304. 7 Chourmo, p. 255. 8 Chourmo, p. 21. 9 Solea, p. 122. 2
110
LA REPRESENTATION DE MARSEILLE ET DE LA MEDITERRANEE… reposer sur les fondations existantes d’œuvres sources et contribuer à une création méditerranéenne continuée dans le sillage des Cahiers du Sud ou de « L’École d’Alger », expression lancée par G. Audisio et reprise par A. Camus en « École nord-africaine des Lettres ». Moins présente que l’élément mer, la lumière constitue cependant un second pôle sensoriel autour duquel gravitent les fragments intertextuels. Éblouissante, majestueuse, la lumière phocéenne donne aux personnages à la dérive l’impression de revenir à la vie et occasionne une expérience fondatrice nourrie de citations empruntées à Camus. Ces citations participent au passage de la connaissance au cogito des sens, à une co-naissance : je sens donc je suis. Elles invitent à « régresser vers le premier cogito […] radical et perdu »1. Par exemple, dans ce passage de Total Khéops, Fabio sort abasourdi de Chez Félix où il a eu rendez-vous avec Batisti (mafieux lié à la mort de ses amis d’enfance Manu et d’Ugo) et retrouve ses repères face à la lumière camusienne : Dehors, je pris le soleil en pleine gueule. Cette lumière me bouleversa. Elle était authentique, L’impression de revenir à la vie. La vraie vie. une vraie lumière de vie, d’après-midi de vie, une (Total Khéops, 233) lumière qui fait qu’on s’aperçoit qu’on vit. (CAMUS A., « La mort dans l’âme », L’Envers et l’Endroit, 35)
Dans un passage de Solea, Izzo fusionne des faisceaux citationnels appartenant à des foyers textuels distincts et les polarise sur une expérience sensorielle puis essentielle, optique puis ontologique, de l’intense luminosité à la vive lucidité. L’extrait semble refléter le « je vois équivaut à je crois »2 professé par Camus à Tipasa, révélation au cœur de l’agora du bonheur charnel et du retour à soi. On peut également percevoir dans ce mouvement de focalisation des sens et des sententiae camusiennes sur le sens, une dimension métaphorique et métatextuelle. Les citations, « traits lumineux »3, « pierre [s] précieuse [s] sertie [s] »4 dans une description de sensations suscitées par le solaire et « brillant de tous [leurs] feux »5, réfléchissent l’éclat de la lumière phocéenne sur l’espace de la page, illuminent et « ponctue [nt] »6 le paragraphe : Le soleil, brûlant, me cogna dessus méchamment. L’éblouissement. Une vague de transpiration recouvrit mon corps. La tête me tourna. Je crus, une seconde, que j’allais tomber dans les pommes. Mais non. Le sol de ma terrasse retrouva son équilibre. J’ouvris les yeux. Le seul vrai cadeau que la vie me faisait chaque jour était là, devant moi. Intact. La mer, le ciel. A perte de vue. Avec cette lumière, à nulle autre pareille, qui naissait l’un de l’autre. Il m’arrivait souvent de penser qu’étreindre un corps de femme c’était, en quelque sorte, retenir contre soi cette joie ineffable qui descend du ciel vers la mer. (Solea, 34-35)
Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. (CAMUS A., « Noces à Tipasa », Noces, 57-58)
Après avoir considéré ces différents exemples de citations liées à la mer et à la lumière phocéennes, il apparaît que la typologie des paysages intertextuels en 1
BACHELARD G., La Poétique de l’espace, 8e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 125. CAMUS A., « Noces à Tipasa », Noces, p. 59. 3 Antoine Compagnon, op. cit., p. 146. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Ibid. 2
111
L’INTERTEXTUALITE relation avec les paysages sensoriels marseillais pourrait être affinée : il semble en effet possible de distinguer certaines des sensations qui se trouvent conjuguées au sein de chaque élément naturel et qui sous-tendent un intertexte. Cette spécification s’avère particulièrement féconde pour les sensations olfactives et gustatives. 1.3. Odeurs et saveurs : invites aux plaisirs de la table intertextuelle izzienne : On remarque dans ce passage des Marins perdus que l’intertexte camusien se trouve introduit par des notations sensorielles olfactives autour des exhalaisons du jardin du Pharo et gustatives, Abdul Aziz dégustant un sandwich au thon, à la tomate et aux olives. La citation est comme inhalée, absorbée puis ingérée par le personnage, le fragment textuel humé puis mis en bouche s’incorpore délicatement à ses souvenirs : Il s’était retrouvé devant l’entrée du jardin du Pharo. […] il s’assit dans l’herbe, à l’ombre d’un massif de lauriers. Il se laissa envahir par la chaleur parfumée de l’air. […]Tout en mastiquant, il se laissa envahir par le bonheur, simple, incompréhensible, qui descend du ciel vers la mer. […] Il s’était dit que c’était ça, la seule gloire du monde. Le droit d’aimer sans mesure. Il avait envie d’étreindre le corps de Céphée […]. (Les Marins perdus, 106-108)
Il y a l’Histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle. Ce sont là aussi des racines, que l’Histoire ignore, et l’Europe, parce qu’elle les a perdues, est aujourd’hui un désert., (CAMUS A., « Deux Réponses à Emmanuel d’Astier de La Vigerie », Actuelles I, 368) + Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. (CAMUS A., « Noces à Tipasa », Noces, 57-58)
Inaugurer ou encadrer des citations par des sensations gustatives permet de créer des paysages sensoriels gustatifs et intertextuels « gigognes », une jouissance de l’intertexte et un intertexte du plaisir. Ainsi, dans ce passage de « Marseille, la lumière et la mer », une sensation gustative féconde une méditation entrelaçant les mots d’Izzo à ceux de Camus évoquant à son tour une autre notation de sens gustatif et un autre auteur, le philosophe alexandrin Plotin : Après avoir mangé une pizza sur le port des Goudes, vous aurez percé la vérité de Marseille. Elle s’exprime en termes de soleil et de mer. Elle est sensible au cœur par un certain goût de chair qui fait son amertume et sa grandeur. (« Marseille, la lumière et la mer », 18)
« Oui, c’est là-bas qu’il nous faut retourner. » Cette union que souhaitait Plotin, quoi d’étrange à la retrouver sur la terre ? L’Unité s’exprime ici en termes de soleil et de mer. Elle est sensible au cœur par un certain goût de chair qui fait son amertume et sa grandeur. (CAMUS A., « L’été à Alger », Noces, 75)
Les notations sensorielles gustatives peuvent donc être considérées comme un principe organisateur de l’intertextualité capable de subsumer l’hétérogénéité des fragments citationnels. Ainsi, à la fin des Marins perdus, l’abondance des boissons et nourritures méditerranéennes1 partagées par les différents personnages à bord de 1 Ils avaient déballé sur la table tout ce qu’ils avaient acheté avant de venir. Chez plusieurs traiteurs et épiciers de la rue d’Aubagne. Du haut en bas, la rue la plus cosmopolite de Marseille. Des croquettes de morue, une salade de poivrons rouges, des briquats à la viande, des beignets de cervelle de veau, de la chakchouka, des bricks au poisson, une salade de fèves, du caviar d’aubergine, des feuilletés au fromage, du taboulé, des concombres au yogourt, de la piperade, des feuilles de vigne farcies, des calmars à la sauce de Thessalonique, de la moussaka. Et, bien sûr, des olives vertes et noires, des amandes, des noix de cajou, des pistaches grillées, et de la crème de pois chiches. Plusieurs bouteilles de vin aussi. Du blanc de Cassis, du rosé de Bandol et quelques bouteilles de rouge italien, du Lacrima-christi, dont raffolait Diamantis. (Les Marins perdus, 265)
112
LA REPRESENTATION DE MARSEILLE ET DE LA MEDITERRANEE… L’Aldébaran reflète le foisonnement des citations empruntées à G. Audisio, F. Braudel, P. Matvejevitch, F. Pessoa mais aussi J. Giono, É. Novis, Homère, Strabon, Pythéas… Dans ce chapitre qui rappelle le genre littéraire du banquet, une comparaison apparemment banale des feuilles de vigne farcies grecques, turques et libanaises introduit la première citation extraite du Bréviaire méditerranéen (également précédée de notations de sens gustatif dans le texte de P. Matvejevitch) et amorce une longue discussion riche en citations et références. L’intertextualité devient un aliment au même titre que les différents produits achetés rue d’Aubagne, dans le quartier de Noailles, comptoir marseillais des saveurs : Diamantis avait d’abord alimenté la discussion, en tout début de repas. Nedim l’avait lancé. - T’imagines, il avait dit en riant à Lalla. Moi, j’suis turc, et lui, grec. On se déteste, mais alors, je t’dis pas ! M’asseoir à la table d’un Grec ! Moi ? Jamais. D’ailleurs, nos feuilles de vigne farcies, elles sont meilleures ! - Ben, celles-là, mon vieux, tu te fous le doigt dans l’œil, elles sont libanaises, coupa Abdul. Ça se sent, au goût. - Et en plus, c’est vrai, rigola Diamantis. Diamantis avait parlé de ce qui lui tenait le plus à cœur. La Méditerranée. Pour lui, cette mer était orientale et occidentale. Mais elle était une. Unique. - Unique, d’accord ? L’Orient, l’Occident, c’est… c’est une mystification. Notre pays, nos racines, notre culture, tout ça est là, sur cette mer, en elle. Vous me suivez ? il demanda en regardant tour à tour Nedim, Lalla et Abdul. (chapitre 24, Les Marins perdus, 266)
Le temps a changé le sens de nombreux mots, nautiques et autres. Naviguant sur le Dôdekanêsos, je nommai le pain artos, selon le vieil usage hellénique : pour les marins il était psomi ; j’appelais l’eau hidor, eux nero ; le vin oinos, eux krassi. Le pain, le vin et l’eau ont changé de nom. La mer est restée la même : thalassa La Méditerranée est une, dirait le glossateur, ses expressions seules varient. (MATVEJEVITCH P., Bréviaire méditerranéen, 252)
Ainsi, ces paysages sensoriels gustatifs, acclimatant de nombreux intertextes à l’espace du texte, comprennent également une signification métadiégétique. Les sensations gustatives peuvent en effet apparaître comme des métaphores euphoriques du processus d’assimilation intertextuelle, de l’esthétique tendant à l’homogénéisation des fragments citationnels, images qui apparaissent de manière récurrente sous la plume d’écrivains et de critiques abordant la question de l’imitation et de l’intertextualité (Du Bellay, Montaigne, Compagnon, Todorov…). Dans les œuvres d’Izzo, lors des épiphanies gustatives méditerranéennes, on peut mettre en évidence une correspondance entre l’incorporation de la substance alimentaire et l’attribution d’un intertexte à un personnage qui incarne et profère la parole intertextuelle : « un énonciateur fictif s’est approprié le discours du véritable énonciateur qui n’est pas mentionné. »1 Ainsi, dans Les Marins perdus, les citations empruntées à P. Matvejevitch se trouvent systématiquement associées au personnage de Diamantis. Cette équation métaphorique déclinée dans les nouvelles et romans se trouve posée de manière explicite dans « Oui mais quels mots, Marseille… » : Le provençal maritime qu’employait le poète Victor Gélu était ouvert à tous les ports du monde. Parce qu’on savait bien, ici, sur les quais, que les mots sont à tous, qu’ils sont faits pour réunir, pas pour diviser, et qu’ils peuvent se troquer comme s’échangent les marchandises. Se partager eux aussi, comme un bon repas. (6)
1
SAMOYAULT T., L’Intertextualité : mémoire de la littérature, Paris, Nathan Université, 2001, p. 45.
113
L’INTERTEXTUALITE De même, comme les saveurs méditerranéennes sont partagées au cours des repas, les citations sont mises en voix lors de scènes dialoguées. Ainsi, dans Les Marins perdus, comme les antipasti, les cigarettes et les bouteilles, l’intertexte emprunté à G. Audisio circule de corps en corps. Le texte premier « ne parle plus »1, il se trouve littéralement « parlé »2. Il s’opère ainsi un double « décrochage dans le niveau de la parole, une promotion à un discours d’une puissance infiniment supérieure à celle du discours monologique courant »3 : - Bon, on va dire, tiens, que la Méditerranée, c’est notre corps. D’accord. Ben, on a deux yeux pour voir correctement, deux oreilles pour bien entendre, deux narines pour mieux sentir, deux lèvres pour parler… - Deux bras, deux jambes… dit ironiquement Abdul. - Exactement. - Et un sexe… lança Nedim. (Les Marins perdus, 269)
Tout est double, mais comme les deux yeux qui conjuguent leur puissance dans une seule vue, les deux oreilles en un seul son, les deux narines en un seul parfum, les deux lèvres en une seule parole et les deux fontaines de la procréation en une seule liqueur séminale. (AUDISIO G., Ulysse ou l’intelligence, 104)
Une fois le repas achevé à bord de L’Aldébaran, les citations sous l’égide de L. Brauquier4 disparaissent de l’espace narratif et laissent place à la discorde, la folie, le meurtre. Durant ces agapes phocéennes, les corps des quatre personnages originaires de différentes rives de la Méditerranée et dont les destinées se croisent à Marseille, Abdul le Libanais, Diamantis le grec, Nedim le turc et Lalla la fille métissée du Maroc, de l’Italie et de la Grèce, habitent les œuvres citées et se trouvent habités par celles-ci en une sorte d’ultime communion charnelle avec un patrimoine littéraire méditerranéen. Le lecteur est également invité à prendre place autour de cette table intertextuelle méditerranéenne. Le goût, sens profondément lié à l’instinctif et l’affectif à l’instar de l’odorat, confère à l’intertextualité une origine purement physiologique. Les ouvrages (parfois érudits) des différents auteurs cités ne se trouvent jamais introduits froidement et magistralement. Pour le lecteur plongé dans l’immense bain sensoriel offert par la cité phocéenne, respirer les épices, cannelle, coriandre ou cumin, savourer ces parfums cuisinés en tajine, couscous ou pastilla, deviennent la première phase d’un processus d’accommodation aux paysages intertextuels, de rencontre charnelle avec un héritage intellectuel. Toujours à fleur de sensation et à hauteur d’homme, l’écriture izzienne, humble, accessible, généreuse, invite à découvrir des auteurs, leurs œuvres et leurs réflexions à partir de sensations que chacun peut éprouver et retrouver dans la mémoire sensorielle de son corps. Ainsi, dans ce passage de Total Khéops, le lecteur friand d’arômes intertextuels est invité à se faire goûteur de citations :
1
Laurent Jenny, « La Stratégie de la forme », Poétique, n° 27, 1976, p. 267. Ibid. 3 Laurent Jenny, op. cit., p. 266-267. 4 En effet, L’Aldébaran constitue une référence au poème « Voyage commercial » du recueil Eau douce pour navires de L. Brauquier (p. 180 à 186 dans les œuvres complètes Je connais des îles lointaines). 2
114
LA REPRESENTATION DE MARSEILLE ET DE LA MEDITERRANEE… Je m’engageai sous le tunnel du Vieux-Port, pour ressortir sous le fort Saint-Nicolas. Devant l’ancien bassin de carénage. Je longeai le quai de RiveNeuve. C’était l’heure où Marseille s’agitait. Où l’on se demandait à quelle sauce on allait « se manger » la nuit. Antillaise. Brésilienne. Africaine. Arabe. Grecque. Arménienne. Réunionnaise. Vietnamienne. Italienne. Provençale. Il y avait de tout dans le chaudron marseillais. Pour tous les goûts. (Chourmo, 300-301)
Marseille n’est pas une ville d’art, chacun sait ça. C’est un chaudron où bouillotte le plus étonnant coulis d’existence humaine qui se puisse imaginer, aromatique et rutilant. (AUDISIO G., « Territoires de Marseille », Jeunesse de la Méditerranée, 51)
2. VOYAGE INTERTEXTUEL A TRAVERS LA MEDITERRANEE Après avoir observé la mise en scène des citations au cœur du théâtre des sens de la cité phocéenne, « Maison devant le monde »1 ouverte sur la mer et les textessources, plusieurs extraits dans lesquels se trouvent insérés des intertextes invitent à élargir les frontières du territoire de l’imaginaire intertextuel izzien que nous avons délimité dans un premier temps. En effet, certains passages irrigués — ou éclairés — de citations et références apparaissent comme un voyage intertextuel à travers différentes régions de la Méditerranée. Dans ces œuvres-itinéraires, auteur, narrateurs et personnages arpentent des terres méditerranéennes déjà balisées, déjà écrites. Aux antipodes d’un projet de rupture par rapport aux œuvres précédentes et contemporaines, la pratique intertextuelle izzienne constitue une force de liaison et vient s’épanouir dans la postérité du soleil2. Ainsi, dans son essai « La Méditerranée en fragments », Izzo marche sur les traces de J. Grenier évoquant dans « Un soir à Biskra » un voyage dans le Sud algérien : À Biskra, un soir de léger vent chaud, c’est une odeur de poussière et de café, la fumée d’un feu d’écorce, l’odeur de la pierre, du mouton, qui flottait à mon arrivée. Je la fis mienne. Comme on s’octroie des paysages. (« La Méditerranée en fragments », 8)
Ou comme les tourbillons de poussière soulevés par le sirocco. (GRENIER J., « Un soir à Biskra », « Afrique du nord », Inspirations méditerranéennes, 32) + Je me rappelle le petit café de Biskra où dansaient les Ouled-Naïls. […] Ce que j’ai aimé c’est la vie même de ce lieu où l’on boit du café dans des dés à coudre avec des cuillers de ménage de poupée. (GRENIER J., « Un soir à Biskra », « Afrique du nord », Inspirations méditerranéennes, 31)
Cependant, le périple méditerranéen intertextuel dans l’essai d’Izzo ne se limite pas à une simple coïncidence entre l’espace du texte cité et celui du texte citant. En effet, du texte de J. Grenier à celui d’Izzo, les fragments empruntés migrent d’une région méditerranéenne à une autre. Ainsi, alors que cet essai de J. Grenier décrit Santa Cruz, fortifications dominant le golfe d’Oran, Izzo situe la citation qu’il en a extraite dans un autre cadre géographique méditerranéen : la via dell’Amore qui conduit de Romaggiore au petit village de Manarola dans la région italienne du Cinqueterre :
1
Ce terme fait référence au poème éponyme de CAMUS A., Essais, p. 1329. Nous faisons allusion à : CAMUS A., La Postérité du soleil / photogr. de Henriette Grindat, itinéraire par René Char, Genève, E. Engelberts, 1965. 2
115
L’INTERTEXTUALITE D’ailleurs, cette mémoire de la mer semble inscrite sur les coques des barques, quand retournées sur la grève pour un coup de peinture, elles laissent découvrir un coquillage collé à sa proue. (« La Méditerranée en fragments », 10)
Souvent sur la promenade de Létang, je me trouvais réconforté par la lumineuse présence de cette barque renversée à la proue de laquelle s’était fixé un coquillage. (GRENIER J., « Santa Cruz », « Afrique du nord », Inspirations méditerranéennes, 17)
Placé sous le signe de « l’ailleurs », ce passage des Marins perdus dissimule trois paysages sensoriels méditerranéens et trois paysages intertextuels (dont un mythique) confondus au sein d’une mémoire totalisante : L’ailleurs, à cet instant, avait la couleur du Sahara. Son immobilité. Le moindre rêve de voyage, comme l’air, s’épuisait et se perdait dans ses sables. […] Tout en mastiquant, il se laissa envahir par le bonheur, simple, incompréhensible, qui descend du ciel vers la mer. Céphée lui donne la main. Ils viennent de se marier. Ils marchent en silence à travers les ruines de Byblos. - Si j’ai une histoire, tu vois, elle commence là. Dans ces ruines. Quand Byblos redevient Jbaïl. Il lui raconte Jbaïl. Le petit port méditerranéen des origines phocéennes. L’une des plus anciennes cités du monde. - Selon une vieille légende, Adonis mourut dans les bras d’Astarté, aux sources du fleuve Nar Ibrahim. Son sang fit naître les anémones et teinta de rouge la rivière. Les larmes d’Astarté rendirent Adonis à la vie, irriguèrent et fertilisèrent la terre… Ma terre. Céphée s’était serrée contre lui. Elle lève son visage vers le sien, elle sourit, puis l’embrasse sur la joue. - Il est beau, ton pays. Le même bonheur coulait du ciel vers la mer. Il s’était dit que c’était ça, la seule gloire du monde. Le droit d’aimer sans mesure. Il avait envie d’étreindre le corps de Céphée, comme il l’avait fait ce jour-là. De l’aimer dans les senteurs de figues et de jasmin. (107-108)
Les deux citations empruntées à A. Camus1 et condensées en une expression réveillent en la mémoire d’Abdul Aziz l’image du corps sépia de Céphée aimée parmi les parfums aphrodisiaques et les pierres chaudes des ruines de Byblos, demeure du couple mythique Adonis et Astarté. La citation du texte camusien, « espace d’origine »2, est comme un miroir décuplant le paysage sensoriel de l’Algérie : les vestiges de Tipasa, ses asphodèles capiteux et les puissantes leçons d’amour qu’elles inspirent. Par l’insertion de l’intertexte au sein d’une analepse, les invites à s’aimer chantées par Camus résonnent depuis les côtes phocéennes où s’épousent toutes les nuances céruléennes, jusqu’aux collines phéniciennes où s’exhalent l’alcool des fleurs de jasmin et le sucre des figues gorgées de soleil. Par ailleurs, la citation camusienne apparaît dans ce palimpseste intertextuel et sensoriel comme un texte-passeur qui permet de remonter à l’origine des paysages intertextuels et sensoriels : la « source » mythique. Un aspect important de la pratique intertextuelle izzienne se trouve ainsi mis en lumière en ces pages baladeuses : Izzo semble s’approprier l’œuvre d’un auteur en faisant tout d’abord siens les paysages sensoriels décrits dans celle-ci et en les mettant en relation avec des lieux qui lui sont familiers. Dans un court texte intitulé « Ailleurs c’est encore chez moi » — titre déjà évocateur…-, Izzo décrit sa pratique de lecture qui préfigure sa démarche intertextuelle : Il me suffit de lire un récit de voyage, un roman d’un écrivain pour m’approprier son territoire, ses souvenirs. Et devenir son jumeau. Ce sentiment, je l’ai éprouvé la première fois en lisant « Noces à Tipasa », de Camus. Je me sentais algérien. J’eus envie 1 2
op.cit. COMPAGNON A., op. cit., p. 72.
116
LA REPRESENTATION DE MARSEILLE ET DE LA MEDITERRANEE… d’Algérie, avec passion. Plus tard, guère plus tard, je me suis retrouvé en Éthiopie. Au Harar précisément. À la poursuite de Rimbaud. J’avais à peine vingt ans. J’y ai appris cette liberté de l’errant, qui est de se déplacer, non pas pour découvrir, rencontrer, apprendre, mais pour se fondre dans l’autre, et voir de ses yeux cet « autre monde » d’où l’on arrive. J’ai donc été aussi éthiopien. J’ai été égyptien, une nuit au Caire. Turc quelques fois. Mais aussi irlandais, et argentin par amour. Il m’arrive souvent encore d’être italien ou espagnol. (« Ailleurs, c’est encore chez moi », 80)
Voyages d’un port méditerranéen à un autre, d’un texte-source à un autre : par une pratique intertextuelle traversière, Izzo semble réveiller l’originelle portée significative du vocable citation, du latin citare, « mettre en mouvement ». Au-delà de leur inscription au sein des paysages sensoriels phocéens, citations et références entrouvrent toujours l’œuvre izzienne sur un ailleurs textuel et géographique. Nourrie par une pensée méditerranéenne qui s’épanouit dans la première moitié du XXe siècle, la pratique intertextuelle izzienne n’apparaît pourtant jamais anachronique. Loin de représenter des escales littéraires éthérées, les citations et références à A. Camus, G. Audisio, J. Grenier ou L. Brauquier apparaissent comme les teintes jaunes et bleues d’une Méditerranée contemporaine dépeinte dans ses diverses et complexes réalités. En effet, les œuvres d’Izzo décrivent une Marseille gangrenée par la montée d’extrémismes, le rejet de l’autre, le refoulement de l’exilé. Le mythe fondateur de la cité phocéenne, amour métisse de la princesse ligure Gyptis et du grec venu de Phocée Protis, apparaît comme une racine problématique, comme l’origine des rapports délicats entre les nouveaux arrivants et les Marseillais déjà installés oubliant qu’ils sont issus d’un exil, d’une vague migratoire. Ayant perdu tout sentiment d’appartenance aux pays dont ils sont originaires, ceux-ci se replient sur une culture provençale traditionnelle, pure, amnésique. Selon Izzo, Marseille renie ce qui l’a fondée et se condamne à mort. Gyptis ignore les Protis venus d’autres rivages et brandit une carapace faite de miettes d’une identité absente : Marseille a quelques tendances, aujourd’hui, à vouloir fermer ses portes et ses fenêtres. À ne plus vouloir se changer dans ses rives confondues. À trouver que certaines musiques ont trop de saveurs, trop d’odeurs même, comme nos marchés. Et à affirmer que l’ailleurs n’a pas ses raisons d’être chez nous, et qu’il n’existe d’autre rive de la Méditerranée que la nôtre. Latine, évidemment. Prête à nous rejouer le coup de nos racines, terriennes, celle des collines provençales, où l’on ne voit pas la mer, où on ne la rêve même pas. Et qui résonnent, le dimanche venu, des fifres et tambourins qu’affectionnait Frédéric Mistral (« Marseille, un comptoir musical », p. 54).
Aussi, les voyages intertextuels à travers la Méditerranée offerts par les intertextes, la circulation de la citation d’une œuvre à l’autre et d’un site à un autre, semblent redessiner la constellation invisible qui relie les régions de la Méditerranée et leurs populations. Les procédés de mise en scène et en mouvement des intertextes permettent de montrer les similitudes architecturales, climatiques mais également culturelles et sociologiques des cités antiques devenues mégalopoles qui ceignent, tel un chapelet, une mer intérieure constituant un trait d’union plutôt qu’une séparation. L’esthétique intertextuelle adoptée par Izzo afin de fondre dans son œuvre les fragments empruntés, révèle une représentation de la Méditerranée comme espace homogène de rencontre et d’interpénétration des civilisations, comme communauté humaine par-delà les cloisons de sang et les frontières nationales. Ainsi, les voyages intertextuels étayent un discours de la mixité dont les valeurs permettent de repenser l’avenir de l’Europe : S’il y a un avenir à l’Europe, une beauté à l’avenir, il est dans ce qu’Edouard Glissant nomme la « créolité méditerranéenne ». Cet autre regard sur le monde. C’est là que tout
117
L’INTERTEXTUALITE se joue. Entre la vieille pensée, économique, séparatiste, ségrégationniste (de la Banque mondiale et des capitaux privés internationaux) et une nouvelle culture, diverse, métisse, où l’homme reste maître et de son temps et de son espace géographique et social. J’appartiens à la Méditerranée, disais-je. Je tiens par la main mes deux rives. Et Orient et Occident. On me déchirera peut-être, mais l’Europe ne me fera pas lâcher l’une pour l’autre. Parce que je revendique l’enseignement unique de cette mer : plus on s’enrichit de cultures, plus la pensée s’élargit, plus le monde s’ouvre à nous, et plus l’autre – l’autre méditerranéen, africain, asiatique et latino-américain- nous est proche. Frère humain. C’est ainsi que je pense, comme le bâtard d’une histoire commencée ici, il y a deux mille six cents ans. (« Moi, bâtard de Marseille »)
Lors des dérives intertextuelles et paysagères, le lecteur, à son tour sollicité par des pronoms personnels déictiques, est invité à se mettre à l’écoute de la voix de l’Orient résonnant en la conque phocéenne, comme pour participer au rêve d’un dialogue fructueux entre les deux rives d’une Méditerranée plurielle et consensuelle, idéal cher à Camus et Izzo : « D’Alger, vous entendrez alors la voix d’Albert Camus murmurer à votre oreille : « Ce sont souvent des amours secrètes, celles que l’on partage avec une ville. »1 » (« Marseille, la lumière et la mer », 18) Ainsi, le corpus de textes que nous avons étudiés révèle un processus de sensualisation et de spatialisation des citations et références : le sensoriel et l’intertextuel se confondent en un même paysage. Le lecteur peut alors pénétrer dans la sphère des visions méditerranéennes qu’Izzo cartographie sur les corps de ses narrateurs et personnages pleinement réceptifs, contemplant, écoutant, humant, palpant, savourant les intertextes. En effet, selon Izzo, il n’existe « ni règnes, ni frontières ni même interdits qui font de la connaissance un monde « réservé », « hors du commun », […] auquel seuls certains cerveaux pourraient s’initier. Chacun peut penser « pour soi » et « avec » les autres et poursuivre ainsi une conversation directe, ininterrompue de soi à l’autre. »2 Ainsi, l’identification des intertextes ne représente pas un préalable nécessaire au partage des représentations de la Méditerranée et de la méditerranéité. La non-perception des citations implicites n’altère aucunement la compréhension de la signification première des intertextes. Adoptant une démarche heuristique, Izzo multiplie les passerelles entre le monde de la sensorialité et celui de l’intertextualité : « je refuse […] de poursuivre dans cette voie qui élargit le fossé entre la vie concrète et la vie abstraite, entre les hommes qui s’enferment dans l’une et ceux qui s’enferment dans l’autre. »3 Aux savoirs accumulés, l’écrivain phocéen propose une connaissance tremblée de la matière littéraire : Hors de ce précepte couramment admis : « Vivre est une chose et connaître en est une autre », j’affirme que la connaissance n’existe pas. Elle n’est qu’un rameau de l’Arbre de vie. […] Un savoir créé et appris dans ces conditions est comme un organisme vivant : une vie tumultueuse l’anime, le sang circule sous l’écorce des lettres et des mots, un système nerveux relie les significations. Les livres lus, les idées recueillies, les images dont on se pénètre ne consistent plus seulement en phrases, en abstractions, en schémas : ils sont l’incarnation effective d’une réalité. (Du bon usage de la réalité, 109-111)
Si l’on se penche sur les mots murmurant l’ailleurs à fleur de texte afin de percer les secrets d’une écriture palimpsestueuse, les paysages intertextuels izziens révèlent leurs vertigineux substratums. En constellant ses œuvres d’ouvertures 1 2 3
CAMUS A., « L’Eté à Alger », Noces, 67. Du bon usage de la réalité, p. 111. Du bon usage de la réalité, p. 113-115.
118
LA REPRESENTATION DE MARSEILLE ET DE LA MEDITERRANEE… sensorielles, spatiales, intellectuelles et méditatives, Jean-Claude Izzo invite le lecteur à ouvrir des portes au jeu sémantique. Les béances creusées dans la terre textuelle par les citations et références sont traversées de Méditerranées effluentes : tous les départs de sens restent possibles… CADIOU Aurélie Université de Paris III Sorbonne Nouvelle aurelie.cadiou@free.fr BIBLIOGRAPHIE Œuvres de Jean-Claude IZZO citées : « Ailleurs c’est encore chez moi », p. 80-82 dans Marseille/Jean-Claude Izzo, photogr. de Daniel Mordzinski, Paris, Hoëbeke, 2000. Chourmo, Paris, Gallimard, 1996. Du bon usage de la réalité, Pantin, Le Temps des cerises, 2002. Les Marins perdus, Paris, Éditions J’ai lu, 1998. « Marseille, la lumière et la mer », p. 13-18 dans Méditerranées/sous la dir. de Michel Le Bris et JeanClaude Izzo, Paris, Éditions J’ai lu, 1998. « Marseille, un comptoir musical », p. 54-58 dans Marseille, op. cit. Solea, Paris, Gallimard, 1998. « Moi, bâtard de Marseille », Télérama, n° 2521, 6 mai 1998, p. 19-20. « Oui mais quels mots, Marseille », p. 5-7 dans Dico marseillais d’aïoli à zou !/Daniel Armogathe et Jean-Michel Kasbarian, Marseille, Éditions Jeanne Laffitte, 1998. Le Soleil des mourants, Paris, Éditions J’ai lu, 2001. Total Khéops, Paris, Gallimard, 1995. Corpus intertextuel méditerranéen : AUDISIO G., Jeunesse de la Méditerranée, Paris, Gallimard, 1935. AUDISIO G., Jeunesse de la Méditerranée II : Sel de la mer, 3e éd., Paris, Gallimard, 1936. AUDISIO G., Ulysse ou l’intelligence, Paris, Gallimard, 1945. BRAUDEL F., La Méditerranée : l’espace et l’histoire, Paris, Flammarion, 1985. BRAUQUIER L., Je connais des îles lointaines : poésies complètes, nouv. tirage/éd. établie, préf. et postf. par Olivier Frébourg, Paris, La Table ronde, 2000. CAMUS A., Actuelles I : chroniques 1944-1948, p. 245-387 dans Essais/textes établis et annotés par Roger Quilliot et Louis Faucon, introd. par Roger Quilliot, Paris, Gallimard, 1965. CAMUS A., L’Envers et l’endroit, p. 1-50 dans Essais, op.cit. CAMUS A., L’Étranger, p. 1123-1212 dans Théâtre, Récits, Nouvelles/éd. établie et annotée par Roger Quilliot, préf. par Jean Grenier, Paris, Gallimard, 1974. CAMUS A., L’Exil et le royaume, p. 1553-1686 dans Théâtre, Récits, Nouvelles, op.cit. CAMUS A., Noces, p. 51-88 dans Essais, op.cit. DE LUCA E., Les Coups des sens suivi de En Haut à gauche, 3e éd./trad. de l’italien par Danièle Valin, Paris, Éditions Payot et Rivages, 1998. GRENIER J., Inspirations méditerranéennes, Paris, Gallimard, 1998. MATVEJEVITCH P., Bréviaire méditerranéen/trad. du croate par Évaine Le Calvé-Ivicevic, introd. de Claudio Magris, postf. de Robert Bréchon, Paris, Payot et Rivages, 1995. PESSOA F., « Le Marin », p. 187-205 dans Œuvres II : Poèmes ésotériques, Message, Le Marin/trad. du portugais par Michel Chandeigne et Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Camara Manuel et Françoise Laye, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1988. TESTA G., Extra-muros, Paris, Warner music France, 1997.
119
UN MOTIF DE CONTE, L’ANIMAL MAGIQUE OU LA MÉMOIRE DE L’HUMANITÉ La préhension de la culture orale ne peut que se situer dans une perspective à la fois synchronique et diachronique. Dans ses Lais, composés entre 1160 et 1180, Marie de France affirme s’être inspirée de contes bretons, signalant par là l’emprunt de l’oral par l’écrit, comme si la littérature romane avait conscience en sa naissance qu’elle ne pouvait exister que par la mise en écriture de l’oral1. D’autre part, ce n’est qu’au XIXe siècle sous l’inspiration de H. Fortoul, qui est à la tradition orale ce que Mérimée est aux monuments historiques, que des érudits partirent en quête de la mémoire du peuple2. Ainsi furent consignés des milliers de pages retraçant les coutumes, chansons et contes du peuple français3. Démarche inverse des premiers écrivains de langue romane : ici l’écriture se charge de fixer l’oral en le restituant avec le plus de fidélité possible. Trois grandes étapes jalonnent l’histoire des contes : les premiers écrits romans, les contes littéraires des Xième et XVIIIe siècles et les contes récoltés au sein du peuple au XIXe siècle. Ce rapide aperçu met en lumière que le conte a bien sa place dans un colloque dont le propos est « l’intertextualité ». Mon intervention ne portera que sur l’étude du motif de conte suivant : la chasse d’un cervidé magique qui conduit le chasseur vers une union4. L’analyse tentera : - de dégager un schéma de base de la chasse, - d’étudier la variation du motif à travers un texte hagiographique et les incidences sur le schéma narratif, - de mettre en relief le passage du conte moral vers la parodie, 1
M. de France, Lais, Paris, Gallimard, folio classique, 2000, « Lai de Guigemar » v.19-21, p. 36-37. P. Bénichou, Nerval et la chanson folklorique, Paris, Corti, 1970, p. 173. Pour une bibliographie complète sur ce sujet, se reporter aux ouvrages de A. Van Genepp. 4 Selon la classification Delarue-Ténèze, ces contes sont classés sous le n° 400 (l’homme à la recherche de son épouse disparue) et 403 (l’épouse substituée), P. Delarue et M.L Ténèze, Le conte populaire français, vol. II, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, p. 16-58. 2 3
121
L’INTERTEXTUALITE - de constater la résurgence du motif au XXe siècle à travers la réécriture de contes et l’émergence de nouvelles cultures. 1. STRUCTURE DE BASE OU MYTHE PRIMITIF ? À partir du « Lai de Graëlent » et d’une légende narte il est possible de dégager une structure que l’on pourrait appeler pour les besoins de l’analyse structure de base. Le premier texte, le « Lai de Graëlent », est écrit au Xième ou XIIIe siècle et le second appartient au cycle épique des légendes du Caucase récoltées par Dumézil et qui n’avaient jamais été consignées auparavant1. Les deux récits mettent en scène un chasseur amené à poursuivre un cervidé hors du commun qui se révélera être une femme métamorphosée, fée ou fille du roi de la mer2. Le passage dans l’Autre Monde est généralement matérialisé par la forêt, la montagne, la caverne ou par l’élément aquatique, rivière, lac, mer. La femme s’unit au héros et lui apporte richesse et prospérité. Graëlent rencontre la fée se baignant à la source d’une rivière, Ashnart poursuit jusqu’au fond de la mer le cerf voleur des plus beaux fruits du jardin du richard Buron. La fée offre à Graëlent désargenté les richesses que le roi lui refuse et l’épouse d’Ashnart, qui n’était autre que le cerf pourchassé, met au monde des jumeaux, signes de la prospérité et de la continuité de la lignée, augure favorable pour la vie du clan. Ces deux récits, comme la plupart des contes, mettent en scène la troisième fonction dumézilienne, la prospérité et appellent deux remarques. La première, qu’ils reproduisent, plagient, imitent devrais-je dire ou plutôt réitèrent l’histoire de toute société fondée selon les trois fonctions duméziliennes, à savoir la souveraineté, la guerre, la prospérité, à l’image de leur panthéon. Ils renvoient l’auditoire à un temps mythique, le Grand temps comme le nomme Mircea Eliade3. Cependant si les récits médiévaux conservent un substrat mythique il n’en est pas moins vrai que « Le lai de Graëlent » propose une autre grille de lecture, reflet des préoccupations de la société médiévale : comment concilier l’idéal chevaleresque et celui de l’amour dans la société féodale ? Aliénor d’Aquitaine, par son mariage avec Henri Plantagenêt, a introduit en Angleterre la conception de l’amour courtois. Et si la fée accepte de sauver Graëlent qui a failli à la morale de l’amour et si elle l’entraîne pour toujours dans l’Autre Monde, c’est qu’ici le lai arthurien fait s’interpénétrer deux cultures au profit de l’amour. La dame de Graëlent n’a pas la même intransigeance que Mélusine qui abandonne à jamais son mari, celui-ci ayant transgressé l’interdit. L’auteur anonyme a imité le récit mythique en en modifiant la situation finale pour être en adéquation avec les attentes de son auditoire. Nous sommes bien là en présence d’une « adaptation d’un même propos à un public différent4. » La seconde remarque est que ce type de contes ne caractérise pas spécifiquement les romans arthuriens, mais appartient à une aire géographique plus vaste. Les variations de motifs laissent entrapercevoir une parenté commune. Un 1
Lais féeriques du XIIème et XIIIèmes siècles, « Le lai de Graëlent » ; Paris, G-F Flammarion, 1992, p. 2061. et G. Dumézil, Légendes sur les Nartes, suivies de cinq notes mythologiques, Paris, Champion, p.2024, 1930. J’utilise la variante a. La variante b met en scène un oiseau et motif également récurrent des lais arthuriens. 2 Dans « le lai de Graëlent » l’animal est blanc et en ce sens ancre le récit dans la mythologie celtique. 3 M. Eliade, Traité d’histoire des religions, Payot, Paris, 1949. 4 T. Samoyault, L’intertextualité : mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 2001, p. 55.
122
UN MOTIF DE CONTE, L’ANIMAL MAGIQUE OU LA MEMOIRE DE L’HUMANITE épisode des Contes et récits des Indiens Quechuas n’est pas sans rappeler l’épisode des fruits volés de la légende narte et le lai de Graëlent, puisque ce sont des femmesétoiles qui volent les pommes de terre du héros et que celui-ci, comme Graëlent, capture une de ces femmes afin de l’épouser en lui dérobant sa « robe lumineuse1. » Ce rapide tour d’horizon tendrait à confirmer que les contes ne peuvent se résumer à une seule aire géographique mais que, peut-être, un fonds commun incluant le fonds indo-européen pourrait en être à l’origine. Seule la couleur blanche de l’animal inscrit alors le conte dans le monde arthurien comme le remarque M. Zink2. 2. STRUCTURE MODIFIEE OU LE MYTHE TRAVESTI La transformation du schéma de base signale la vitalité d’une société. Dans La vie de Saint Gilles, écrite au XIIe siècle, G. de Berneville utilise le motif de la chasse à l’animal magique, mais de façon détournée car il lui importe de propager la foi et les mystères chrétiens. Il plagie le modèle latin mais prend de grandes libertés en ce qui concerne la retraite de l’ermite et la chasse, peu développées dans la vie latine. Cette hagiographie, conformément au texte latin, transforme la femme-biche en animal nourricier (retiré dans le « désert », l’ermite ne se nourrit pas, aussi Dieu lui envoie-t-il une biche aux pis remplis de lait) mais s’appesantit sur le décor de la retraite qui rappelle l’île d’Avallon par les arbres porteurs de fruits, y compris en période d’Avent. D’autre part, l’épisode de la chasse est déplacé puisqu’il s’insère après la rencontre entre le saint et la biche, introduisant un nouveau personnage et provoquant un rebondissement de l’action. La chasse menée inlassablement par le comte Flavent durant l’Avent le guide auprès de l’ermite. Ce dernier s’entretiendra à maintes reprises avec le comte qui, en signe de foi, fera ériger une abbaye : le récit s’est déplacé vers un mythe fondateur sacré. Le motif de la chasse, s’il est prétexte à l’aventure comme dans les romans arthuriens, revêt dès lors une dimension chrétienne. La tradition orale a continué de véhiculer ces contes où subsistent des vestiges de mythes qu’il faut chercher à travers les modifications de structure. Par exemple, « Le conte de la blanche biche », conte picard recueilli par H. Carnoy au XIXe siècle, est fondé sur une redondance du motif de la chasse3. Dans un premier temps le chasseur « ayant aperçu un cerf magnifique s’ [élance] sur ses traces » mais son cheval épuisé meurt et le cerf disparaît. Or, peu de temps après, le prince découvre dans un fourré une biche blanche qu’il souhaite capturer vivante. Le redoublement de la chasse transforme momentanément le rôle de la blanche biche puisque le héros veut en faire présent à sa mère. Le conte picard reprend le schéma initial en lui apportant des remaniements, des variations qui reflètent l’évolution de la pensée et de la société. Le cadeau à la 1
J. Saugnieux, Contes et récits des Indiens Quechuas. La tradition orale andine ; « Le jeune homme qui monta au ciel ». Nancy, Presses Universitaires de Nancy, p. 125-141. Pour pousser l’analyse plus loin il est bon de rappeler le rapprochement que G. Dumézil opère entre Acyrüxs, fille du soleil qui vit dans une grotte et court les forêts sous la forme d’un cerf (légende narte) et Tapati la chauffante, fille du soleil, (extrait du premier chant du Mahabharata). Une parenté se laisse deviner d’autant que les deux récits mettent en scène des personnage féminins renvoyant à une croyance cosmogonique. In Romans de Scythie et d’alentour, Paris, Payot, 1978, p. 134-135. 2 M. Zink, Le monde animal et ses représentations, Toulouse, 1985, p. 68. Celui-ci remarque que « la matière bretonne […] attache une importance particulière […] à la vision de l’animal blanc, cerf, biche ou sanglier, qui est toujours de façon latente ou explicite, une émanation de l’Autre Monde ». 3 H. Carnoy, « Le conte de la blanche biche » Romania, tome 8, 1879, p. 224-229.
123
L’INTERTEXTUALITE mère, par exemple, semble être une réminiscence des coutumes celtiques mais détournées. Dans « Le conte de Gereint fils d’Erbine », conte gallois du Moyen Âge, on offre à la plus belle la tête du blanc cerf1. Dans le conte picard le cadeau doit être offert à la reine. Ce geste ne refléterait-il pas la valorisation de la mère au XIXe siècle, ce qui ne serait pas sans rappeler la dévotion à la Vierge Marie, dévotion qui a son fondement dans l’entreprise systématique de christianisation des traditions païennes et qui, dans ce conte, se déplacerait vers la mère2 ? D’autre part, cet écart par rapport au schéma de base permet d’atténuer le comportement du chasseur qui ne présente plus cet aspect sauvage si caractéristique des contes. Plus le conte s’éloigne du temps mythique, plus ses spécificités s’estompent et le héros n’a plus que de lointains rapports avec le chasseur incapable de dompter sa sauvagerie3. Après cet « intermède », le conte reprend le fil du récit « de base » : l’animal refuse de se laisser apprivoiser, le héros décide de le chasser. Il vise la biche qui disparaît à son tour et le conte, s’achève par le mariage de la biche-fée et du prince. Ainsi, le cervidé se définit comme représentant la prospérité du royaume, comme animal psychopompe et comme médiateur entre l’homme et Dieu. Pourtant se pose la question du genre de l’animal : cerf ou biche ? Dans la mythologie païenne, cela importe peu puisqu’il revient à la fée, donc la femme, d’apporter abondance et prospérité. La métamorphose, une des caractéristiques des fées, disparaît avec la symbolique chrétienne. Et pour justifier la fonction nourricière de l’animal celui-ci ne pouvait être que féminin, le cerf selon une longue tradition christique étant, quant à lui, représentatif de la médiation entre et l’homme et Dieu4. Cette hypothèse permettrait de comprendre pourquoi dans les contes traditionnels l’animal guidant le héros vers le mariage est finalement représenté par une biche, dont les premières occurrences écrites se trouvent dans les contes littéraires des XIe et XVIIIe siècles5. En conclusion il apparaît à travers ces textes que les changements de mentalité influent sur le schéma narratif de base. Cependant même transformé le mythe reste visible. À travers les redites, les imitations et les innovations, le conte perpétue « la mémoire du monde et des hommes6 ». 1 Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Age, « Le conte de Gereint fils d’Erbiné », Paris, Gallimard, L’aube des Peuples, 1993, p. 287. Dans le lai de Tyolet la demoiselle du roi de Logres annonce que le chevalier qui sera assez audacieux pour lui apporter non la tête du blanc cerf mais « le pied blanc du grand et beau cerf » deviendra son époux. Lais féeriques du XIIème et XIIIèmes siècles, op. cit. p. 201-203. 2 Ph. Walter, Mythologie chrétienne, fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Paris, Editions Imago, 2003. Se reporter particulièrement à l’introduction p. 9-26. 3 La chasse est considérée comme le substitut de la guerre. Quant à la fureur du guerrier qu’il faut canaliser sous peine de désastre pour sa propre collectivité, je renvoie à l’ouvrage de G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, Paris, Flammarion, 1996, p. 92. Cf. également ma contribution où j’explicite l’affadissement de la thématique de la chasse dans « La biche au bois » de Mme d’Aulnoy « Tous les hommes virent le même soleil », Hommage à Ph. Walter, « De la chanson au conte réécriture d’un mythe », Etudes réunies par Kôji Watanabe, Tokyo, CEMT Editions, 2002, p. 58-59. 4 L.Harf-Lancner, Les fées au Moyen Age, Genève, Editions Slatkine, Champion 1984, p. 39-241. 5 Dans les textes médiévaux le mot bisse revêt deux significations : une bête sauvage ou une biche. Cette ambivalence du mot confirmerait que le genre de l’animal importe peu dans les mythologies païennes. C’est pour cette raison que nous datons du XVIIème siècle cette occurrence : le mot « biche », désigne effectivement la femelle du cerf. Nous relevons d’autre part, que dans les contes traditionnels la femme peut-être transformée en chèvre. 6 T. Samoyault, L’intertextualité : mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 2001, p. 56.
124
UN MOTIF DE CONTE, L’ANIMAL MAGIQUE OU LA MEMOIRE DE L’HUMANITE 3. DU MYTHE A LA PARODIE OU LE DESAVEU DU MYTHE Toute une tradition populaire coexiste par l’intermédiaire de la bibliothèque bleue insistant sur le légendaire et les théâtres forains qui travestissent par la parodie ces récits édifiants. Ces deux directions vont être prises par le XIXe siècle qui investit toutes formes de support pour exprimer ces légendes développant ce que « Genette nomme [les pratiques] hyperesthésiques1. » Par exemple, la légende de Geneviève de Brabant était si populaire qu’elle fut représentée en saynètes sur des lanternes magiques et appréciée des graveurs. « Condamnée pour un adultère qu’elle n’a pas commis, Geneviève, sur l’ordre de son époux Siffried, est abandonnée avec son enfant dans la forêt. La Vierge Marie lui envoie une biche pour les nourrir, elle et son enfant. Six ans après Siffried chasse cette biche qui le conduit auprès de son épouse. Ils seront à nouveau réunis2. »
La biche, à la fois nourricière et psychopompe, et la chasse évoquent comme en écho la vie de Saint Gilles, mais la légende est mise au service d’une morale édifiante et sert à exalter la vertu de Geneviève qui, à l’extrême limite, est dépouillée de toute sexualité. Nous sommes également loin du récit mythique du héros irlandais Finn. Guerrier chargé de protéger son pays, il a épousé la biche qu’il pourchassait. Celle-ci n’est autre qu’une jeune fille Svad, transformée par la vengeance d’un mauvais druide. De leur union naît Ossian, mais le druide transforme à nouveau Svad en biche. Elle s’enfuit dans la forêt et un jour, Finn rencontre à la chasse un jeune garçon qui avoue avoir été élevé par une biche3. Les marionnettistes se sont emparés de la légende de Geneviève de Brabant et, sous l’impulsion du public, ont délaissé le registre moralisant au profit d’un registre burlesque4. La scène musicale procède du même esprit puisque Offenbach et ses librettistes, Hector Crémieux et Etienne Tréfeu, se plaisent à parodier les légendes et la vertueuse Geneviève, désacralisée, fait rire à ses dépens5. Lieux et époques ne rappellent en rien les versions canoniques ; par exemple, pour rendre compte du départ de Sifroy, la didascalie signale « grand défilé microscopique de tous les moyens de locomotion, depuis l’Arche de Noé jusqu’aux moyens de transport de nos jours6. » Sifroy se voit transformé en roi impuissant puisqu’il est incapable, de par le sort jeté par un enchanteur maléfique, de donner un héritier à son royaume. Il faudra alors faire appel au célèbre pâtissier Drogan dont « les pâtés présomptifs » permettent de retrouver sans faillir la fécondité à ceux qui les mangent7. Quant aux noms, si certains collent à la légende, d’autres, par leur emploi, inscrivent l’opéra-féerie dans la parodie : la future nourrice de l’héritier est baptisée Biscotte et les lieux où se déroule l’histoire sont ainsi présentés : « La place
1
idem. p. 22. Il est remarquable que cette légende ne figure pas telle quelle dans les textes médiévaux mais fasse son apparition dans les textes à partir des XVème et XVIèmes siècles. 3 P. Walter, op. cit. p. 58. Par ailleurs Ossian, le prénom du jeune homme, signifie faon. L’analyse des variations et analogies des deux récits nécessiterait un article à lui seul, ce que nous nous proposons de faire ultérieurement. 4 C. Velay-Vallantin, « L’histoire des contes ». Paris, Fayard, 1992 p. 236. Comme le signale cette dernière, la légende se voit rajoutée celle du cœur mangé. 5 Offenbach a réalisé trois versions : 1859, 1866 et 1875, la dernière rejoignant davantage la féerie. 6 J. Offenbach, H. Crémieux et E. Tréfeu, Geneviève de Brabant, opéra-féerie en cinq actes, Paris, Editeurs Michel Lévy Frères, 1875, p. 13. 7 Id p. 3-4 2
125
L’INTERTEXTUALITE principale de la ville de Curaçao en Brabant1 ». Ces récits où les personnages sont érigés en exemple devaient paraître bien pesants pour que ce siècle, à travers son théâtre de féerie et les opéras-comiques, en détourne les enjeux moraux par une parodie cathartique2. 4. COLLAGE ET CITATION OU LE MYTHE OUBLIE Le motif de la chasse à l’animal magique revient de façon récurrente de la simple imitation à la re-création en passant par la parodie ou le burlesque. Cependant il poursuit son existence et des auteurs tels que Pourrat, touché par la grâce de la « poésie populaire », vont lui redonner vie. Avec son conte de « La blanche biche », il nous fait rentrer de plain-pied dans l’intertextualité3. Et c’est peut-être avec lui que se dégage le mieux cette notion que par néologisme je qualifie « d’intertextoralité4. » En effet, dans un conte qu’il a intitulé « Le conte de la blanche biche », il utilise le canevas d’un conte de Mme d’Aulnoy « La biche au bois » en y intégrant le schéma narratif d’une complainte : « La complainte de la blanche biche5. » Le conte : « Une jeune fille est condamnée par une de ses marraines à ne pas voir le jour avant ses 15 ans. Mais trop amoureux de sa future épouse le prince Guerrier fait devancer la venue de la princesse qui voyage enfermée dans un carrosse. La nourrice désireuse de faire épouser le prince à sa propre fille déchire la toile du carrosse. La princesse s’enfuit dans la forêt. Elle devient biche blanche le jour et fille la nuit. Après divers épisodes, le prince dépité part chasser dans la forêt. Il aperçoit la biche, la blesse et finalement celle-ci reprend son apparence de jeune fille : ils se marient. »
La complainte : « Une jeune fille se rend au bois avec sa mère, elle soupire et lui raconte que, métamorphosée en biche blanche la nuit, elle est poursuivie inlassablement par son frère Renaud (la métamorphose est inversée par rapport au texte de Mme d’Aulnoy). Malgré les tentatives de la mère pour stopper la chasse, la blanche biche est capturée, dépecée, cuite et offerte au banquet des barons et des princes. Au moment du repas, elle signale à son frère qui regrette son absence qu’elle est la première assise et qu’ils peuvent la manger6. »
Pour écrire un nouveau conte à partir de ces deux histoires, un conte littéraire et une complainte de tradition orale dont les premières occurrences écrites datent du XIXe siècle, Pourrat pratique le « collage ». Ce collage opère à deux niveaux : il 1 Id p. 1. Cette île des Caraïbes a donné son nom en 1849 à la liqueur commercialisée par les frères Cointreau. La venue sur le marché de cette nouvelle liqueur pourrait peut-être expliquer le choix effectué par H. Crémieux et E. Tréfeu. 2 C. Velay-Vallantin, op. cit. p. 238. 3 P. Dubois, Les contes de féeries, « Le conte de la blanche biche », Paris, Editions Hoëbeke, 1998. p. 382-385. 4 Néologisme car je n’ai pas rencontré ce terme au cours de mes lectures. 5 La complainte a été récoltée par des collecteurs pour la première fois au XIXème siècle. Sa datation est impossible mais elle s’apparente à des chansons de facture médiévale aux origines fort lointaines cf. Conrad Laforte, Chansons de facture médiévale retrouvées dans la tradition orale, Québec, Nuit Blanche éditeur, 1997. 6 J’ai résumé la version critique établie par Doncieux en 1894. En effet toutes les versions n’ont pas la même situation finale : tantôt Renaud part faire pénitence, tantôt il se tue, tantôt sa mère meurt aussi. A l’heure actuelle, 80 versions ont été récoltées tant au Canada qu’en France dont au moins une quarantaine au Canada par Mme F. Brunel-Reeves, qui fournit un travail patient et minutieux sur le terrain.
126
UN MOTIF DE CONTE, L’ANIMAL MAGIQUE OU LA MEMOIRE DE L’HUMANITE modifie le schéma de base d’une part et de l’autre, joue sur le langage en pratiquant la citation telle que A. Compagnon la définit à savoir : « la reproduction d’un énoncé (le texte cité) qui se trouve arraché d’un texte d’origine pour être introduit dans un texte d’accueil1. » Pourrat reprend les éléments narratifs de la complainte qu’il insère à miconte. Cette insertion génère la disparition du motif de la fiancée substituée du conte littéraire et une autre distribution des actants. La jalousie de la fille de la nourrice est remplacée par la jalousie du frère, thématique implicite de l’inceste dans la complainte. C’est bien Renaud qui provoque la déchirure de la litière : « Renaud cependant tourne et retourne à l’ombre de la tour, trois fois a dégainé, rengainé son couteau, trois fois et jusqu’au sang il s‘est mordu la lèvre… Enfin, de la pointe de son couteau, a décousu le dessus de la litière2. »
Une branche plus basse que les autres déchire la litière et « une créature plus blanche que la neige » s’en est échappée3. À partir de cet instant et jusqu’au banquet, Pourrat suit le schéma narratif de la chanson. Renaud s’obstine à poursuivre avec acharnement sa proie. Elle est dépouillée et les veneurs constatent son étrange aspect. Lors du banquet Marguerite signale « qu’elle est la première assise et que [sa] tête est dans le plat, [son] cœur dans [leur] assiette4. » A ce moment du récit Pourrat s’écarte du final de la complainte car la venaison a disparu du plat et tous ont vu « une forme de fille blanche comme nuée s’échapper et fuir par la fenêtre5. » Il reprend alors la trame narrative du conte littéraire. Le motif de la chasse est réitéré mais comme le chasseur n’est autre que le fiancé de la princesse, l’écrivain suit le récit de Mme d’Aulnoy. Cependant la narration en est plus concise : le conte s’achève rapidement par le mariage des deux jeunes gens et la levée définitive du mauvais sort jeté à Marguerite. Pourrat n’a pas hésité non plus à insérer les dialogues de la complainte dans les propos de ses personnages. Ainsi lors d’une entrevue de Marguerite avec sa mère il reprend les éléments de la narration et du discours : « La mère va chantant et la fille soupire. « Qu’av’ous à soupirer, ma fille Marguerite ? » (Complainte) « Lorsque descend le soir, Marguerite soupire. « Qu’avez-vous tant à soupirer ? lui demande la reine, que soupirez-vous tant, ma fille Marguerite ? » (Conte)
Ce à quoi elle répond : « Ma mère, dans ce rêve, je suis fille de nuit mais de jour blanche biche. La chasse est après moi, cent chiens à ma poursuite, et mon frère Renaud, qui de tous est le pire. » (Conte) « Je suis fille le jour et la nuit blanche biche ; La chasse est après moi, les barons et les princes, « - Et mon frère Renaud, qu’est encore le pire, » 1
T. Samoyault, op. cit. p. 24. P. Dubois, op. cit. p. 384. Ici Pourrat utilise un topique du Moyen Age, la comparaison avec la blancheur de la neige : .. en I boisson espés ramé/voit une bisse toute blance/ plus que n’est nois nule sor brance/ ([Graëlent] vit dans un fourré aux rameaux épais une biche toute blanche plus que neige sur la branche.) « Lai de Graëlent » in Lais féeriques des XIIème et XIIIème siècles, op. cit. p. 30-31. Pour une analyse fine des topiques des trouvères médiévaux se reporter à l’ouvrage de Dragonetti, La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise : contribution à l’étude rhétorique médiévale, Genève ; Paris, Slatkine, 1979. 4 P. Dubois, op. cit. p. 384. 5 idem p. 385. 2 3
127
L’INTERTEXTUALITE (Complainte)
Tout en reprenant les mots de Marguerite, Pourrat ajoute à son propre récit un élément absent du conte comme de la complainte, le rêve prémonitoire, et privilégie la métamorphose en biche le jour1. Pour rapporter la chasse, il transforme une partie du discours en récit2 : « Et là couteau en main, devant le bord de l’eau, soudain ne savent plus qu’en dire : « Elle a les cheveux blonds et le sein d’une fille ! » (Conte) - Mandons le dépouilleur qu’il dépouille la biche. Celui qui la dépouille, dit : « Je ne sais que dire ; Elle a les cheveux blonds, et le sein d’une fille ». (Complainte)
Dans ce conte tout se passe comme si Pourrat avait pratiqué une opération de collage, mais une opération invisible car il a agencé tout ce qui relève des traditions populaires : ce collage ne semble ni artificiel ni une superposition. Il est vrai que l’écrivain avait à cœur de serrer au plus près la tradition orale afin de faire découvrir à tous les richesses du patrimoine. Dans ses textes il se fait « le porte-parole de la tradition populaire » comme le rappelle Bernadette Bricout3. Par exemple la mention de la biche qui s’enfuit sous un rai de lune remémore le lien entre l’homme-garouté et la lune. À partir de l’hybridation de deux textes, le récit de Mme d’Aulnoy, qu’il a dépouillé de ses artifices littéraires, et la complainte dont il a exploité la thématique ambiguë de l’inceste et repris les dialogues, Pourrat a écrit un hypertexte que l’on pourrait appeler un « conte des contes ». Il y a transcrit toutes les croyances relatives à la métamorphose et a voulu restituer la poésie populaire. Avec cet auteur nous nous éloignons du mythe pour nous rapprocher de l’âme du peuple. 5. NOUVEAUX SUPPORTS OU LE MYTHE RETROUVE Le motif de la chasse de l’animal magique est donc un motif qui se colore d’intentions différentes selon les siècles et dont la place dans le schéma narratif varie et structure le récit. Il ne caractérise pas une région, un pays mais semble appartenir à un vieux fonds certainement plus ancien que le fonds indo-européen4. Son ancrage dans le patrimoine de l’humanité explique peut-être pourquoi de nos jours le conte n’est pas mort, qu’il reste bien implanté dans l’imaginaire des gens et investit de nouveaux supports. Ainsi de la BD de Renier qui a mis au goût du jour la complainte en ne maintenant que la métamorphose et la chasse5. Il a gommé la tentation du cannibalisme et ajouté la douleur de Renaud qui sombre dans la folie et erre à la recherche de sa sœur. Servais reprend dans « Isabelle » la thématique de la mal mariée, topos des chansons médiévales et traditionnelles, mais non des contes cités, à laquelle il ajoute le thème du voyage dans l’Autre Monde. Pour échapper à son mari, Isabelle se jette dans l’étang. Elle vit alors au royaume des fées et revient 1
P. Dubois, op. cit. p. 385. idem p. 384. 3 B. Bricout, Le savoir et la saveur, H. Pourrat et Le trésor des contes, Paris, Gallimard, 1992, p. 174197. 4 En effet la symbolique d’un dieu cornu préexiste aux indo-européens comme le signalent les gravures rupestres. M. Philibert, Les mythes préceltiques, Editions du rocher, 1997, p. 315-319. 5 M. Renier, Les yeux du marais, contes et sortilèges du Moyen Age, « Blanche biche », Editions du Lombard, Bruxelles, 1985 p. 42-45. 2
128
UN MOTIF DE CONTE, L’ANIMAL MAGIQUE OU LA MEMOIRE DE L’HUMANITE dans le monde des humains sous forme de biche qui bien entendu se fera chasser1. Servais a exploité le motif du double revenant sous une forme animale, motif exclu des contes analysés précédemment. Ces deux BD situent l’action au Moyen Âge mais n’en précisent nullement les lieux. Quant à la BD de la série Castel Armer, l’auteur l’inscrit dans une perspective mythique et plus précisément celtique par la filiation établie entre Aurore, qui se métamorphose en blanche biche, et les dieux mythiques car « dans ses veines coule le sang des Tuatha de Dannan » les tribus de la déesse mère Dana2. Bien que plus proche des mythes H. Reculé innove lorsqu’Aira, la mère d’Aurore, meurt : morte, elle prend sur elle le sortilège de sa fille et apparaît sous la forme d’une biche bicolore : noire et blanche3. À travers ces trois BD, se laisse entrevoir une évolution des contes et légendes médiévales vers une dimension mythique. Si les BD de Servais et de Renier se contentent de recréer sur un nouveau support les contes du passé, leur intention reste « historique ». Dans la préface de Les yeux du Marais, le scénariste G. Dewamme, se plaçant sous le signe d’une perspective chrétienne, écrit : « Marc Renier a […]campé un bestiaire riche du moyen Âge occidental. Observez la Vouivre et ses serpents, Blanche Biche ou Angor des loups, vous constaterez que, souvent, les animaux deviennent le glaive d’une justice immanente, l’instrument du Destin qui punit les méchants ou aide les pauvres à échapper aux sévices du Seigneur4. »
Quant à la BD de Servais, la quatrième de couverture informe le lecteur que : « basée sur les chansons populaires du Haut Moyen Âge, l’histoire d’Isabelle illustre l’un des grands thèmes de cette époque : l’amour pur et innocent entre un troubadour et une fille de seigneur. »
Dans la Blanche Biche de H. Reculé l’Histoire côtoie le mythe païen rapprochant la BD des récits arthuriens mais révélant implicitement par la résurgence du mythe les préoccupations de la fin du XXe siècle. Face à une ère où les valeurs semblent se déstructurer, où la mondialisation envahit tous les domaines, l’homme à besoin de se retrouver des racines. Poussé par une quête d’identité nationale, le XIXe siècle avait mis en œuvre tous les moyens pour recenser le patrimoine architectural et culturel, avec tout ce que cela implique d’émergence régionaliste, ainsi de la Bretagne ou de l’Occitanie. Aujourd’hui, la quête identitaire passe non plus par une nation mais par la revendication d’une origine celtique c’està-dire que l’imaginaire collectif voit dans la « celtie » l’essence même du français donc, paradoxe, du gaulois, en le rattachant exclusivement à la Bretagne5. Il n’est que d’observer l’engouement pour tout ce qui a trait au monde arthurien et qui se manifeste dans des domaines aussi divers que le textile, les figurines ou les jeux de 1 J.C. Servais, « Isabelle », Bruxelles, Editions du Lombard, 1985. L’épisode de la noyade renvoie au lai de Graelent où la rivière, pure et belle, est la frontière entre les deux mondes. 2 H. Reculé, « Castel Armer, La blanche biche », Bruxelles, Editions du Lombard, 1994, p.35. La tribu des Dana est identifiée explicitement dans les textes irlandais comme les dieux de l’Irlande païenne. C. Sterckx, Manuel élémentaire pour servir à l’étude de la civilisation celtique, Actes de la Société Belge d’Etudes Celtiques, Ollodagos, Vol. II, Bruxelles, 1990. p.95. 3 Cette « dualité inédite», qui n’est pas sans rappeler une démarcation chrétienne entre le bien et le mal, fera l’objet d’une étude ultérieure. 4 M. Renier, Les yeux du marais, contes et sortilèges du Moyen Age, « Blanche biche », Editions du Lombard, Bruxelles, 1985 p. 4. 5 En effet lors de la receltisation de la Bretagne par les insulaires au V-VIème siècles, les bretons du continent se sont vite heurtés aux francs.
129
L’INTERTEXTUALITE rôle. Le succès du jeu Pendragon, faisant revivre le monde arthurien et dont un des scénarios met en scène une chasse au blanc cerf, ne se dément pas : « Les chevaliers vont faire la connaissance de la belle Flore et de sa sœur Feunette, deux jeunes filles sur lesquelles pèse une étrange malédiction. Nos héros décideront sans doute de partir en quête d’un moyen susceptible de libérer les deux damoiselles de l’enchantement qui met leurs vies en grand péril et les condamne à l’isolement : elles ne peuvent quitter l’enceinte de leur manoir sans se transformer aussitôt en blanches biches…1. »
Quelles motivations poussent donc l’homme d’aujourd’hui à simuler le rôle d’un preux chevalier et plus précisément d’un chevalier des romans arthuriens ? CONCLUSION Que signifie être celte aujourd’hui lorsque l’on sait désormais que les Celtes appartiennent culturellement et linguistiquement au monde indo-européen et que leur expansion a dominé toute l’Europe Centrale et Occidentale ? D’autre part, les textes arthuriens, qui nourrissent l’imaginaire des Xième et XXIe siècles, ne sont que « la transposition courtoise de vieux contes transmis par la tradition orale » tout comme les mythes de l’Irlande d’où la littérature arthurienne tire son origine et qui renvoient aux mythes des autres cosmogonies indo-européennes2. En ce sens, s’intéresser aux romans arthuriens, se revendiquer celte c’est peut-être retrouver ses vraies racines, celles que l’Histoire nous a fait oublier mais dont les valeurs mythiques sont enfouies au plus profond de nous. Je terminerai cette intervention en laissant la parole à Nicolas Reeves, chercheur à l’UQUAM de Laval à la fois architecte et physicien canadien qui a élaboré plusieurs « structures architectoniques ». Dans une sorte de syncrétisme il a fait se converger deux domaines pour créer des « architectones informatiques » qu’il a intitulés « Les Mutations de la Biche Blanche3 ». Ce sont des structures qui, explicite le projet, émettent une séquence audio à basse fréquence inspirée de la chanson traditionnelle « La Blanche Biche. » Les composantes sonores proviennent des variations de la chanson et les sculptures de l’évolution des systèmes de vie artificielle4. À ma question sur le choix de cette complainte, alors que le Canada est riche de chansons traditionnelles importées de France, Nicolas Reeves a répondu que c’était « un 1 O. Legrand, « La chasse au blanc cerf », Casus Belli Hors série n°8 p. 103. L’interdiction qui est faite aux deux jeunes filles de ne pas quitter leur manoir sous peine d’être métamorphosées en blanches biches n’est pas sans rappeler la malédiction qui pèse sur Svad la compagne de Finn. 2 Ph. Walter, Des mythes celtes aux romans arthuriens, Amis des études celtiques : troisième journée d’étude : « L’héritage celtique dans le Moyen Age européen », Paris, samedi 24 mai 2003. C. Sterckx, op. cit. p. 96. 3 La complainte de la Blanche biche est localisée en France et au Canada. Il existe également une version au Danemark, mais beaucoup plus élaborée que la complainte. 4 Je reproduis la présentation du projet soumis à la fondation Daniel Langlois, par N. Reeves et l'équipe du NXI GESTATION « Mutations of the White Doe : An Algorithmic Gestation » (octobre 1997). « Il s'agit d'une série de sculptures architectoniques également nommées « architectones informatiques » et « morphologies surrationelles ».« [Les sculptures] proviennent de l'évolution des systèmes de la vie artificielle, elles font appel à des méthodes informatiques connues comme des « automates cellulaires », des « algorithmes génétiques », et des « réseaux neuraux ». Dans ces systèmes, que l'on peut comparer à des biocultures virtuelles, un grand nombre d'organismes numériques vivent, évoluent, se croisent (par métissage) et meurent. Différentes sortes d'organismes existent, chacune d'elles se caractérisant par un comportement particulier. Leur environnement social est strictement déterminé : la chance n'a pas sa place dans ce processus ».
130
UN MOTIF DE CONTE, L’ANIMAL MAGIQUE OU LA MEMOIRE DE L’HUMANITE phénomène en soi extraordinaire que cette complainte ait réussi à traverser les âges sans que sa structure en soit modifiée malgré les « hybridations avec les mélodies et les personnages locaux. » Il ajoute : « quelque chose nous est parvenu de populations très anciennes, quelque chose qui, pour chacune des populations intermédiaires, valait la peine d’être transmis. Il faut que ce « quelque chose » transporte une préoccupation profonde et essentielle pour l’espèce », ce quelque chose qu’il désire exprimer à son tour par les technologies spécifiques à notre époque, ce quelque chose dont j’ai tenté de démontrer les variations à travers une brève analyse du motif de la chasse à l’animal magique, ce quelque chose que je qualifierais de mythique, de sacré, de mémoire de l’humanité. CHARNIER Brigitte Université Stendhal 3 Grenoble brigitte.charnier@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE BÉNICHOU, Paul. Nerval et la chanson folklorique. Paris : José Corti, 1970. BRICOUT, Bernadette. Le savoir et la saveur, H. Pourrat et Le trésor des contes. Paris, Gallimard, 1992. CARNOY, Henry. « Le conte de la blanche biche ». Romania, tome VIII, 1879. CHARNIER, Brigitte. « De la chanson au conte, réécriture d’un mythe, ou variations thématiques de la chasse à la blanche biche ». « Tous les hommes virent le même soleil », Hommage à Ph. Walter, Études réunies par Kôji Watanabe. Tokyo : CEMT Éditions, 2002. DELARUE, Paul et TÉNÈZE, Marie-Louise. Le conte populaire français. Vol. II, Paris : Maisonneuve et Larose, 1964. DUBOIS, Pierre. Les contes de féeries. Paris : Éditions Hoëbeke, 1998. DUMÉZIL, Georges. Heur et malheur du guerrier. Paris : Flammarion, Champs, 1996. DUMÉZIL, Georges. Légendes sur les Nartes, suivies de cinq notes mythologiques. Paris : Champion, 1930. DUMÉZIL, Georges. Romans de Scythie et d’alentours. Paris : Payot, 1978. Lais féeriques des XIIe et XIIIe siècles, prés., trad. et not. par A. Micha. Paris : GF-Flammarion, 1992. ELIADE, Mircea. Traité d’histoire des religions. Préf. de G. Dumézil. Paris : Payot, 1996 — 1° édition : 1949. HARF-LANCNER, Laurence. Les fées au Moyen Âge : Morgane et Mélusine : la naissance des fées. Paris : Champion, 1984. LAFORTE, Conrad. Chansons de facture médiévale retrouvées dans la tradition orale. Québec : Nuit Blanche éditeur, 1997. 2 vol. LEGRAND, Olivier. « La chasse au blanc cerf », Casus Belli Hors série n° 8, p. 102-109. Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen âge, traduit du moyen gallois et annoté par Pierre-Yves Lambert. Paris : Gallimard, 1993. MARIE DE FRANCE. Les Lais, éd. Bilingue Ph. Walter. Paris : Gallimard, « Folio », 2000. OFFENBACH, Jacques, CRÉMIEUX, Hector et TRÉFEU. Geneviève de Brabant, opéra-féerie en cinq actes. Paris : Éditeurs Michel Lévy Frères, 1875. PHILIBERT, Myriam., Les mythes préceltiques. Monaco : Éditions du rocher, 1997. RECULÉ Henri-Joseph. La blanche biche, Collection Castel Armer. Bruxelles : Éditions du Lombard, 1994. RENIER, Marc. Les yeux du marais, contes et sortilèges du Moyen Âge, « Blanche biche ». Bruxelles : Éditions du Lombard, 1985. SAMOYAULT, Tiphaine. L’intertextualité : mémoire de la littérature. Paris : Nathan, 2001. SAUGNIEUX, Joël. Contes et récits des Indiens Quechuas. La tradition orale andine. « Le jeune homme qui monta au ciel ». Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1987. SERVAIS, Jean-Claude. Isabelle. Bruxelles : Éditions du Lombard, 1985. STERCKX, Claude. Manuel élémentaire pour servir à l’étude de la civilisation celtique, Actes de la Société Belge d’Études Celtiques, Ollodagos, Vol. II, Bruxelles, 1990.
131
L’INTERTEXTUALITE VAN GENEPP, Arnold. Le folklore français, Bibliographies, précédée de questionnaires — provinces et pays. Paris : Robert Laffont, 1999. WALTER, Philippe. Des mythes celtes aux romans arthuriens, Amis des études celtiques : troisième journée d’étude : « L’héritage celtique dans le Moyen Âge européen ». Paris : samedi 24 mai 2003. WALTER, Philippe. Mythologie chrétienne, Rites et mythes du Moyen Âge. Paris : Éditions Imago, 2003. VELAY-VALLANTIN, Catherine. L’histoire des contes. Paris : Fayard, 1992. ZINK, Michel. Le monde animal et ses représentations. XIe-XVe siècles [Texte imprimé] : actes du XVe congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public (Toulouse, 25-26 mai 1984) Toulouse, 1985.
132
JEUX D’ÉCRITURE DE L’INTERTEXTUALITÉ DANS LES EAUX ÉTROITES DE JULIEN GRACQ « Et c’est bien cela l’inter-texte : l’impossibilité de vivre hors du texte infini […] »1 : cette définition de R. Barthes souligne l’impérieuse nécessité d’arracher le texte à une autarcie illusoire et d’ouvrir sur la Bibliothèque, l’entre-jeu des textes et des discours qui se croisent, s’alimentent et se relaient. En même temps, en plaçant le texte sous le signe de l’inachèvement, on court le risque de donner à lire la dissémination du sens, ou du moins l’épanchement incontrôlable du dire, dans lequel l’unicité spécifique de l’œuvre littéraire viendrait à se perdre. On considérera, ici, que l’acuité descriptive de la notion d’intertextualité est fonction de sa capacité à rendre compte du geste de particularisation qui, sur le fond même de l’hétérogénéité constitutive du dire pour Bakhtine, de l’intimement allusif dont, selon J. Authier-Revuz2, le discours porte l’empreinte, trace des lignes de différenciation de la parole propre et du dire de l’autre. Focalisant les jeux de l’intertextualité littéraire, plutôt que la voix anonyme de l’interdiscours, on se propose, ainsi, de décrire les modalités de la gestion de l’hétérogénéité qui permettent à un sujet d’énonciation de construire son identité à travers la convocation d’autres écritures dans l’espace d’accueil. La perspective théorique sera essentiellement celle de la sémiotique tensive, élaborée, en particulier, par J. Fontanille et Cl. Zilberberg, qui met l’accent sur le discours en acte, la signification en devenir et l’énonciation vivante3.
1
R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 59. J. Authier-Revuz note ainsi qu’« être constitutivement allusif est une loi qui affecte tout discours », « Aux risques de l'allusion », in M. Murat (éd.), L'allusion dans la littérature, Paris, P.U. de Paris Sorbonne, 2000, p. 234. 3 À ce sujet, voir J. Fontanille et C. Zilberberg, Tension et signification, Sprimont-Belgique, Pierre Mardaga, 1998 ainsi que J. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998. 2
133
L’INTERTEXTUALITE 1
Sur ces bases , l’approche des faits intertextuels peut être double. Dans un essai consacré à l’intertextualité2, J. Fontanille choisit d’étudier l’interaction entre les discours en dégageant les « formes médiatrices » appelées « schémas intersémiotiques » auxquelles donne naissance leur dialogue dans le texte cible. On se propose, ici, de focaliser les formes que revêt la co-existence de deux ou plusieurs textes littéraires dans l’espace d’accueil, en considérant qu’elles témoignent notamment du degré d’assomption des contenus étrangers par le sujet d’énonciation. Optant pour une approche essentiellement énonciative, on rendra compte moins des systèmes de valeurs véhiculés par les discours en contact et des transformations intertextuelles modifiant le contenu3 que des idéologies rattachées aux « pratiques intertextuelles » qui, dans un univers discursif donné, peuvent apparaître comme « motivées », comme s’accordant plus ou moins avec les thématiques retenues. On se demandera dans quelle mesure le rapport avec l’autre et avec le monde détermine une posture d’énonciation spécifique et engage une esthétique4. La réflexion sera adossée à celle de J. Gracq, dont l’œuvre tant romanesque que non fictionnelle est tout entière habitée par les jeux de miroirs de l’intertextualité et les opérations méta-sémiotiques qui les supportent. « Tout livre en effet se nourrit, comme on sait, non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi et peut-être surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres […] »5, écrit-il dans Préférences, mentionnant ailleurs Poe, Stendhal, Wagner, Breton, ses « seuls véritables intercesseurs et éveilleurs »6. La présente étude prendra appui sur l’essai intitulé Les eaux étroites7, un bref récit de souvenirs, ni fictionnel, ni vraiment autobiographique, qui de bout en bout se construit sur la littérature mais aussi à travers l’intimité avec elle. Convoquant les modèles d’analyse de la sémiotique tensive ainsi que les travaux de J. Authier-
1 Pour une présentation d'autres approches de l'intertextualité – restrictives (Genette) ou extensives (Kristeva...) –, qui impliquent plus ou moins la collaboration interprétative du lecteur, voir notamment N. Piégay-Gros, Introduction à l'intertextualité, Paris, Dunod, 1996. Voir également A.J. Greimas & J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, t. I, 1979, p. 194 ainsi que l'article de H. G. Ruprecht dans A.J. Greimas & J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, t. II, 1986, p. 119-122. 2 J. Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, P.U.F., 1999, p. 129-158. 3 Pour un relevé, non exhaustif, des types d'altération, voir L. Jenny, « La stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976, p. 257-281. 4 Globalement, sont ici prises en considération les relations entre des textes qui, selon la typologie de Genette, seraient dits soit « coprésents » (l’intertextualité pour Genette), soit unis par une relation de commentaire (la métatextualité selon lui) ou par un rapport de dérivation (l’hypertextualité). À ce sujet, consulter G. Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982. 5 J. Gracq, Préférences, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1989, p. 864. On peut ainsi considérer que puisant dans les formations sédimentées et stéréotypées, Au Château d'Argol éprouve les limites d'une « hyperlittérarité se désignant comme telle pour se remettre en cause » (P. Berthier, Julien Gracq critique, d'un certain usage de la littérature, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1990, p. 230). Un beau ténébreux met en scène avec une audace particulière l'entremêlement des discours littéraires en même temps que l'enlacement intime de la fiction et de segments de commentaire, qui ont un effet objectivant. 6 J. Gracq, Lettrines, Œuvres complètes, op. cit., t. II, 1995, p. 156. 7 Nos références au texte Les eaux étroites renvoient à l'édition de 1977 (Paris, José Corti).
134
JEUX D’ECRITURE DE L’INTERTEXTUALITE… Revuz sur les hétérogénéités discursives1, l’étude vise à rendre compte des stratégies de mise en contact d’espaces cognitifs et énonciatifs et, à partir de là, des tentatives de singularisation d’un projet d’écriture. Elle sera développée en trois temps. Tout d’abord, on proposera une approche sémiotique de l’intertextualité, en esquissant une typologie des régimes de la reprise à partir de l’empressement du sujet d’énonciation à dire avec les mots de l’autre ; à la faveur d’un renversement de la perspective, on retracera également les modalités de l’autonomisation du dire de l’autre qui, s’exposant à des forces centrifuges, donne le branle à une rêverie associative. Il s’agira, ensuite, de projeter cette grille d’analyse sur Les eaux étroites, d’examiner les réalisations concrètes ainsi que les enjeux qui y sont attachés. Enfin, on précisera les conditions de possibilité de la pratique intertextuelle et les valeurs mises dans le jeu. On explorera également une troisième voie, celle d’un rapport avec l’altérité discursive et textuelle de type fusionnel. On dégagera, pour terminer, les composantes d’un modèle stylistique. 1. ÉLEMENTS POUR UNE APPROCHE SEMIOTIQUE DE L’INTERTEXTUALITE 1.1. La modalisation de l’énoncé comme « discours second » : écrire au moyen des mots de l’autre Soient, tout d’abord, les tensions inhérentes à un discours qui se déploie sous l’influence d’un dire modalisant, selon la formule de J. Authier-Revuz, l’énoncé comme « discours second »2. Choisissant de nous attarder moins sur d’hypothétiques « échappées » du sens3 que sur les tracés balisés4 et quêtant les signes textuels, typographiques ou segmentaux, qui renvoient explicitement à différentes prises de position par rapport à l’emprunt, nous dirons que l’entrée en contact du dire propre et du dire de l’autre met dans le jeu des contenus concurrents : co-occurrents en un même point de la chaîne, ils sont logés dans le champ du discours à des strates de profondeur différentes. Selon J. Fontanille, « énoncer, c’est se rendre présent quelque chose à l’aide du langage »5 ; nous dirons à notre tour : co-énoncer – énoncer avec les mots de l’autre –, c’est mettre en
1
Selon J. Authier-Revuz, « les jeux de l'intertextualité ne sont que les modalités littéraires d'un fonctionnement langagier général », « Aux risques de l'allusion », art. cit., p. 231. Voir également J. Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, t. I et II, 1995, « Remarques sur la catégorie de l’‘îlot textuel’ », Cahiers du français contemporain, 3, 1996, p. 91-115 et « Modalisation autonymique et discours autre : quelques remarques », Modèles linguistiques, t. XVIII, fasc. 1, 1997, p. 33-51. 2 Voir notamment J. Authier-Revuz, « Modalisation autonymique et discours autre : quelques remarques », art. cit., p. 39. 3 Au sujet de l'allusion, forme non marquée par excellence, qui relève entièrement de la collaboration interprétative de l'énonciataire, voir J. Authier-Revuz, « Aux risques de l'allusion », art. cit., p. 216, etc. 4 On retiendra les emprunts qui peuvent être délimités dans la linéarité du discours et rapportés explicitement à une source étrangère. On pourra consulter l'article d'A.-M. Amiot – « Les eaux étroites. Aux sources de la ‘haute mémoire’ », in P. Marot (éd.), Julien Gracq 3. Temps, Histoire, souvenir, ParisCaen, Lettres Modernes Minard, 1998, p. 65-92 – au sujet des allusions et des réécritures implicites. 5 J. Fontanille, Sémiotique du discours, op. cit., p. 92.
135
L’INTERTEXTUALITE tension des contenus dotés de « modes d’existence » ou de « degrés de présence »1 différents. Là-dessus, pour rendre compte des degrés de l’assomption des contenus étrangers par l’instance d’énonciation, il paraît avantageux de rapporter la tension entre l’accessibilité (atone) et l’ostension (tonique), d’une part, la différence local/étendu, d’autre part, aux variations, en raison converse ou inverse l’une de l’autre, des gradients corrélés de l’intensité – de l’acuité perceptive et conceptuelle – et de l’extensité (déploiement dans l’étendue spatio-temporelle, modulations quantitatives…) 2. Ainsi s’esquisse une typologie de quatre régimes de la reprise. Soit, tout d’abord, le régime se satisfaisant d’une intensité et d’une extensité faibles : il s’agit du syntagme circonscrit qui fait résonner d’autres occurrences entreposées dans la mémoire discursive et textuelle, occasionnant ainsi, localement, une superposition fragile et éphémère. L’apport étranger est accessible, sans bénéficier d’aucune ostension. Ensuite, l’« îlot textuel », c’est-à-dire, selon J. Authier-Revuz3, le fragment entre guillemets intégré syntaxiquement et énonciativement dans un contexte régi par le sujet d’énonciation, donne lieu à l’entrée en tension du dire propre, qui se trouve potentialisé, c’est-à-dire relégué, localement, au second plan où il reste potentiellement disponible, avec le dire de l’autre, passé du stade virtualisé au stade actualisé et exhibé dans son altérité par le geste de « monstration » : ce qui bénéficie de l’assomption du sujet d’énonciation, c’est son commentaire signalé typographiquement par le guillemet : en faisant usage de X, je reproduis les mots de l’autre4. Il se peut également que la modalisation de l’énoncé comme « discours second sur le contenu » concerne de larges plages textuelles, accaparant une étendue forte, sans qu’aucune mise en relief autonymique ne témoigne d’une visée intense du sujet d’énonciation. Un dernier cas de figure, combinant des valeurs fortes sur les deux axes, correspond – cas limite de l’écriture imitative – à la reproduction de pans discursifs et textuels dont l’instance d’accueil fait simultanément « usage » et « mention ». On y ajoutera l’opération méta-énonciative qui, en l’absence du marquage typographique, correspond à l’application strictement poursuivie de la règle de la « surdétermination », comme dirait Riffaterre5, par surimposition d’un texte ou 1 Ibid., not. p. 269. Les grandeurs sont soit réalisées, soit potentialisées, si elles ont été réalisées auparavant, soit virtualisées, c'est-à-dire repoussées vers l'oubli, soit actualisées, si elles adviennent dans le discours et tendent vers leur réalisation. 2 Voir J. Fontanille & C. Zilberberg, Tension et signification, op. cit. 3 J. Authier-Revuz appelle « îlot textuel » un élément du message du locuteur originel qui « résiste » dans sa « littéralité » à l’« opération de reformulation-traduction » qu'implique son intégration dans l'énoncé pris en charge par l'instance d'accueil. Il peut ainsi s'insérer dans un contexte de discours indirect : il dit que... « X » ou de modalisation autonymique de l'énoncé comme ″discours second» : selon l... « X » (l renvoie au locuteur constitutif de l'acte d'énonciation représenté) ; voir J. Authier-Revuz, « Remarques sur la catégorie de l’‘îlot textuel’ », art. cit., not. p. 94. 4 Au sujet de la distinction entre les deux « configurations sémiotico-énonciatives » du faire mention et du faire à la fois usage et mention, voir notamment J. Authier-Revuz, « Aux risques de l'allusion », art. cit., p. 212. 5 M. Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil, 1979, p. 45, etc.
136
JEUX D’ECRITURE DE L’INTERTEXTUALITE… discours à des modèles préexistants, authentifiés explicitement comme tels et ostensibles. 1.2. Quand écrire, c’est communiquer quelque chose à propos du dire de l’autre Si écrire avec des emprunts suppose un mouvement centripète, l’élan est centrifuge, dès lors que l’opération fondamentale du débrayage fait de l’écriture devancière un objet du discours. L’on peut concevoir les stations rythmant une trajectoire, suivant que l’ailleurs littéraire dont il s’agit de dire quelque chose est simplement signalé par le sujet d’énonciation – on sait que la référence est une forme explicite d’intertextualité qui établit une relation in absentia –, suivant qu’il est pris en charge par l’instance d’accueil qui en rend compte, s’impliquant plus ou moins, l’accompagnant ou non de segments de commentaire, ou qu’au contraire, il est non seulement exposé, mais proposé comme un « en-soi » : les marques typographiques – le deux-points, le guillemet ou l’italique – dont la citation s’entoure traditionnellement lui confèrent son autonomie tout en la maintenant à la périphérie de l’espace citant. Conciliant la reprise la plus mimétique avec une prise en charge indissociable d’une réorientation par l’instance d’accueil, la pratique de la citation creuse au maximum la distance avec le centre déictique, en logeant le dire de l’autre à l’extrême pointe du champ de présence, sans que pour autant le contact soit rompu. Ainsi matérialisée, la ligne de partage entre le dire propre et le dire étranger concentre des tensions vives. L’intérêt de la citation réside précisément dans son « appartenance bifide », son statut d’« interface »1, entre provenance et destination : actualisée dans le champ de présence de l’instance citante, elle ne perd pas sa différence, reproduite dans sa matérialité et renvoyant par métonymie à son contexte d’origine, elle ne fait pas pour autant corps avec lui. Dans la mesure où est exhibé le rapport autonymique avec l’acte d’énonciation dont elle émane, l’entité citée suscite une intensité vive. En même temps, on peut considérer que ce qui bénéficie de l’assomption de l’énonciation citante et se trouve pleinement réalisé, c’est moins l’apport étranger comme tel que le face à face organisé avec un autre acte d’énonciation : Il dit quelque chose2. 2. LA REPRESENTATION DE L’ALTERITE LITTERAIRE DANS LES EAUX ETROITES Projetant la grille d’analyse sur la pratique intertextuelle dans Les eaux étroites, on est sensible, d’emblée, à la mise en œuvre d’une poétique du « filage », de la rémanence intra-textuelle et des « résurgences locales ». La mémoire opère doublement : à travers la présentification dans l’espace d’accueil du déjà-lu/écrit, mais aussi, à l’intérieur de l’œuvre, par le biais des connexions à distance qui, enjambant de larges plages textuelles, instaurent une logique de la continuité et de la discontinuité accordée avec la spécificité de l’écriture fragmentaire, qui allie l’autonomisation d’unités closes sur elles-mêmes avec leur inscription dans le 1
Voir H. Quéré, Intermittences du sens, Paris, P.U.F., 1992, p. 88. À ce sujet, voir également M. Colas-Blaise, « Le discours rapporté au point de vue de la sémiotique. Dynamique discursive et avatars de la dénomination propre chez Patrick Modiano », in J. M. LopezMuñoz, S. Marnette & L. Rosier (éds), Le Discours rapporté dans tous ses états : question de frontières, Paris, L'Harmattan, 2004. 2
137
L’INTERTEXTUALITE mouvement d’ensemble. Cette dynamique particulière, l’image de la poussée rhizomatique, développée par J. Gracq dans La Forme d’une ville, la donne à voir avec force : « […] ce qu’il restait d’inaccompli dans une vie à demi cloîtrée continue à l’arrière-plan de ma vie son cheminement souterrain à la manière de ces rhizomes qui crèvent de loin en loin le terreau du jaillissement inattendu d’une pousse verte »1. Ainsi, enclenchant un développement « motivé », le fragment formant un « îlot textuel » peut attirer dans sa sphère des éléments disséminés dans le texte, dont l’interprétation, sans cette opération d’authentification indirecte, aurait incombé à la seule responsabilité du lecteur. Ainsi, dans la phrase « La sécurité inaltérée du retour n’est pas garantie à qui se risque au milieu des champs de forces que la Terre garde, pour chacun de nous singulièrement, sous tension ; plus que par le ‘baiser des planètes’, cher à Gœthe, il y a lieu de croire que la ligne de notre vie en est confusément éclairée » (p. 9-10), l'emprunt, démarqué avec précision, tend vers une variante en un autre point du tissu discursif et de l’espace textuel. Quand, au sujet du vallon de l’Èvre – du « petit affluent inconnu de la Loire » (p. 11) qu’enfant, le narrateur a visité de nombreuses fois –, J. Gracq écrit qu’« au contact de cette terre qui nous était de quelque façon promise, toutes nos pliures se déplissent comme s’ouvre dans l’eau une fleur japonaise […] » (p. 10-11), la phrase peut entrer en résonance avec l’« îlot textuel » grâce à la formule de Gœthe qu’ailleurs, à propos de Breton, Gracq reproduit sous forme également autonymique : « la forme empreinte qui en vivant se déplisse »2. L’on a affaire, souterrainement, à un engendrement par dérivation intra-textuelle, « motivé » au détour de rapprochements plus ou moins incertains et fugaces, dont la perception requiert la restitution d’une forme médiatrice. L’apport étranger constitue cependant un nœud de significations. Il correspond à un moment de risque et d’ouverture sur d’autres variantes, qui peuvent exploiter la gamme des degrés entre l’emprunt « approprié » au contexte et celui qui n’est qu’« associé »3. Parmi les fragments littéraires qui affleurent, appelés diversement à contribuer à la signification de l’ensemble, on retiendra, en l’occurrence, un passage d' À la recherche du temps perdu : dans un contexte qui fait explicitement de la remémoration proustienne un objet du discours, il semblerait que le terme « déplisse » renvoie également, simultanément ou alternativement, au « plissé » de la madeleine4. La mémoire discursive et textuelle place ainsi le développement linéaire dans la dépendance des relations qui se tissent comme « en sous-main », du va-et-vient entre actualisation et réalisation, entre réalisation et potentialisation, qui dote le discours d’une épaisseur. 1
J. Gracq, La Forme d'une ville, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 781. J. Gracq, Plénièrement, in Nouvelle Revue Française, 172, 1967, p. 594. 3 Au sujet de cette distinction, voir J. Authier-Revuz, « Remarques sur la catégorie de l’‘îlot textuel’ », art. cit., p. 110, etc. 4 Voir Proust également au sujet de « ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables [...] », Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1954, p. 47. 2
138
JEUX D’ECRITURE DE L’INTERTEXTUALITE… Ces tensions entre un engendrement discursif et textuel parfaitement réglé et les débordements du sens qui brouillent l’ordre de prévisibilité affectent semblablement la réécriture qui, sur de larges parties de texte, combine des valeurs maximales des points de vue de l’intensité et de l’extensité. Elle cultive le ressurgir du dire de l’autre, mais aussi le décalage et le décrochement de plans. C’est ainsi que le modèle discursif largement stéréotypé du voyage initiatique, de la quête des origines et de la connaissance de soi est mobilisé avec insistance, la réécriture favorisant jusqu’aux coalescences lexicales avec le Domaine d’Arnheim de Poe, dont la lecture est abondamment commentée1. La réécriture prend en charge l’enchaînement des étapes du schéma narratif canonique : les épreuves qualifiante, décisive et glorifiante. Il appartient avant tout à la distribution des figures du contenu et aux formes thématico-narratives, enserrées par le mouvement d’ensemble, de donner à voir le rapport de filiation par rapport au modèle : les correspondances établies de texte à texte témoignent d’une imprégnation forte du texte source, instaurant un ordre de prévisibilité qui règle plus particulièrement les modalités de l’interaction entre l’observateur (« je ») et l’informateur (le paysage). À propos de l’obstruction partielle de la perspective – un préalable à l’autonomisation et à la « sacralisation » du lieu de la quête et de la révélation –, le texte de Gracq propose ainsi une adaptation scrupuleuse, au détail près, de la nouvelle d’E. Poe, qui s’impose en filigrane. Quand Gracq écrit que « presque tous les rituels d’initiation […] comportent le franchissement d’un couloir obscur […]. La rivière se resserre et se calibre […]. La berge s’élevant, on n’aperçoit plus, de la barque, que le plan d’eau étroit, les couleurs de la glaise qui le borde […] » (p. 24-25), au-delà même des enjeux fondamentaux, sa phrase multiplie les phénomènes d’écho et les recoupements avec le texte de Poe, produisant ainsi un effet de saturation progressive : « À mesure que le soir approchait, écrit Poe, le canal devenait plus étroit ; les berges s’escarpaient de plus en plus […]. Le ruisseau faisait mille détours, de sorte qu’on ne pouvait jamais en apercevoir la brillante surface qu’à une distance d’un huitième de mille. […] Les parois de la ravine […] s’inclinaient tellement l’une vers l’autre qu’elles fermaient presque l’entrée à la lumière du jour »2. Les éléments paradigmatiques s’appellent mutuellement. Les coïncidences lexicales – les reprises de mots –, plus occasionnelles, constituent des points où se concentre et s’exhibe avec plus d’éclat la mémoire intertextuelle3. 1
À propos du mouvement de la barque dans l'eau stagnante de l'Èvre, Gracq ravive un souvenir de lecture : « Le plaisir exceptionnellement vif, et presque l'illusion de fausse reconnaissance, que m'a procuré dès les premières pages la lecture du Domaine d'Arnheim tient, je pense, à la sensation que la nouvelle de Poe communique simultanément de l'immobilité parfaite de l'eau et de la vitesse réglée de l'esquif [...] », p. 15. On pourrait parler d'influences croisées, le vécu de la promenade infléchissant la lecture de la nouvelle, celle-ci – « un des textes matriciels de la rêverie gracquienne », selon P. Berthier (Julien Gracq critique, d'un certain usage de la littérature, op. cit., p. 198) – servant, en retour, de modèle au récit. 2 E. Poe, Le Domaine d'Arnheim, in Contes - Essais - Poèmes, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 913. Voir également la transposition que propose tel passage des Eaux étroites : « Déjà, plusieurs fois, la rivière s'est coudée ; le clocher du Marillais a disparu derrière les peupliers ; les coteaux bas qui bordent à distance les prés mouillés se resserrent et se rapprochent » (p. 23-24). 3 L'on passe ainsi du « barrage » qui, du côté de la Loire, « empêche de remonter la rivière à partir du fleuve » (p. 11-12) à la « barrière symbolique que franchit le saut d'un poisson » (p. 70), comme pour réactualiser, au terme du parcours, la « gigantesque barrière » dont, selon Poe, les « lourds battants s'ouvrent lentement et musicalement », permettant au bateau de descendre dans un « vaste amphithéâtre »
139
L’INTERTEXTUALITE Enfin, le voyage initiatique correspondant à un scénario largement immuable1 - il est ainsi fait état de l’évacuation progressive de la quotidienneté : ici, « la petite rivière semblait de bout en bout zigzaguer à travers un parc naturel ensauvagé, un recès protégé du loisir et du dimanche, où nulle part ne se montraient les stigmates du travail » (p. 19) ; là, « par degrés, l’impression de culture s’affaissait dans celle d’une vie purement pastorale »2 –, les deux discours actualisent des « schèmes universels ». Ici et là, la mise en discours est sous-tendue par la « structure discursive élémentaire » que J. Geninasca considère comme la « forme intégrative des discours mythiques »3; des ténèbres à la lumière, du confinement à l’ouverture, de la mort à la vie, de l’insignifiance au surgissement de la signification, du malaise à la joie…, les textes proposent la déclinaison sans faille et parfaitement prévisible de deux paradigmes. Assiste-t-on, dans ce cas, au retrait, voire à l’absentement de l’instance récrivante, dans la mesure où elle semble confier la production discursive et textuelle à un engendrement « autonomisé » ? S’agit-il d’éliminer toute référence à la subjectivité du sujet du discours et à ses visées singularisantes ? Il choisit plutôt d’orchestrer et de mettre en scène sa propre dépossession : adoptant face à l’altérité littéraire une position extrême, l’instance vise, semble-t-il, à éprouver les limites de l’expérience d’un retrait du sujet, en se conformant rigoureusement au modèle. Tout porte à croire que la stratégie énonciative consiste à s’en remettre à lui, en en épousant parfaitement les formes – du moins provisoirement, jusqu’à ce qu’une mise à distance du modèle ne donne lieu à un renouvellement de la problématique. Renfermant des éléments parodiques, la réécriture a, en effet, fonction métadiscursive. Gracq multiplie les moments de rupture, les décalages, dédoublant l’énonciation en deux plans. Exhibant les moules préfabriqués du récit initiatique, voire les pervertissant de l’intérieur, il oppose au voyage initiatique l’excursion champêtre dont la page liminaire vante les mérites : » […] un sortilège plus caché, qui s’apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l’excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture de la maison familière » (p. 9). Ainsi, l’effet de distanciation peut être créé par l’insertion d’un discours de type définitionnel : on apprend que les macres sont de « petits crânes végétaux épineux que la cuisson durcit et qui livrent, fendus, en guise de cervelle, une noisette au goût douceâtre de sucre et de vase, friable et grenue, et qui crisse entre les dents » (p. 14). Ce discours contraste avec le récit initiatique et porte en même temps à son comble l’expérience d’une dé-personnalisation du dire. On y ajoutera, mais sur l’autre versant – celui de l’énonciation plus individuelle –, le processus de désymbolisation et donc de dé-stabilisation qui invite à la suspension des représentations liées au voyage initiatique et à la réindexation des figures, privées de leur soubassement thématique convenu, sur l’isotopie champêtre. En témoignent, en où « tout le paradis d'Arnheim éclate à la vue », Le Domaine d'Arnheim, in Contes - Essais - Poèmes, op. cit., p. 916. 1 À ce sujet, voir notamment S. Vierne, Jules Verne et le roman initiatique, Paris, Les Éditions du Sirac, 1973. J. Verne est mentionné dans Les eaux étroites en relation avec « un des plus étranges romans de Jules Verne : La Maison à vapeur », p. 45. 2 E. Poe, Le Domaine d'Arnheim, in Contes - Essais - Poèmes, op. cit., p. 913. 3 J. Geninasca, « Pour une sémiotique littéraire », Actes sémiotiques, Documents, 83, 1987, p. 13.
140
JEUX D’ECRITURE DE L’INTERTEXTUALITE… particulier, la substitution aux actants s’affrontant dans un espace hostile1 du « trotte-menu de la boue » qui « s’anime un peu trop » sur les « berges cariées » (p. 25) ainsi que la récupération de l’aspect polémique par le discours métaphorique : « les bouquets de lances des roseaux de chaque côté pointent des berges […]» (p. 21). Une séquence syntaxique minimale prend ainsi forme : tout se passe comme si la soumission au dire de l’autre n’était que l’indispensable préalable à l’adoption d’une position en surplomb. Par ailleurs, les souvenirs de lecture associatifs et la pratique de la digression émaillée de références et de citations établissent une relation spécifique avec les textes de l’ailleurs littéraire et avec le monde. Il ne s’agit plus de rapporter les textes à soi, de leur conférer un rôle régissant, voire de se démettre de toute responsabilité énonciative, avant de reprendre l’initiative. Indépendamment des positions d’emprise ou d’obédience qu’il est possible d’adopter, des rapports de confirmation mais aussi de contestation, voire de refus, qui peuvent être établis, il s’agit avant tout, à la faveur de l’opération du débrayage, de donner forme à l’autre littéraire, en lui accordant plus ou moins d’autonomie, en l’exposant ou non dans sa « réalité » matérielle, et, conjointement, de conforter les éléments mêmes de la deixis énonciative2. Il en va ainsi des souvenirs de lecture associatifs qui coupent le récit de la promenade sur l’Èvre sur plusieurs pages, multipliant les débrayages spatiotemporels et actoriels au point, notamment, de ressusciter l’univers fictionnel des Chouans de Balzac : les roches de Saint-Sulpice se greffent sur la Roche qui Boit en bordure de l’Èvre, la châtelaine de La Guérinière, qui s’en servait comme d’un plongeoir, suscite à son tour la figure de Marie de Verneuil, dont l’« évocation » elle-même « hale peu à peu à la surface » la Flamme errante de l’épisode final de La Maison à vapeur de Jules Verne. Significativement, l’enfilade des réminiscences littéraires tend vers le raccord méta-discursif qui clôt cet épisode et relance le récit de la promenade : » Je n’ai pas quitté l’Èvre » (p. 44). Conciliant la reprise la plus mimétique avec une réorientation par l’instance d’accueil, la citation pose de façon spectaculaire la question de la zone frontière entre les espaces discursifs et textuels, comme lieu de l’entre-deux où peut s’ébaucher un équilibre fragile. Elle peut constituer le point culminant d’un mouvement globalement ascendant ou descendant. Donnant le branle aux réminiscences littéraires, elle concentre l’intensité vive de l’éclat avant un abaissement de la tension corrélé au déploiement dans l’étendue : «… Au milieu des dangereux escarpements des roches de Saint-Sulpice… Brusquement ce paysage inquiétant que vient de contourner l’Èvre me ramène à la vignette ainsi légendée d’une livraison à bon marché des Chouans de Balzac […]. Mlle de Verneuil, seule, à la nuit tombante, face au coteau de Fougères, un poignard afghan passé dans sa ceinture, escalade les rocs du Nançon […]» (p. 39). Ailleurs, elle constitue le sommet d’une direction tensive ascendante, mettant un terme à la succession des 1 Voir S. Vierne au sujet, par exemple, du « rituel de mise à mort, de démembrement » auquel est soumis le novice, Jules Verne et le roman initiatique, op. cit., p. 22-23. 2 Au sujet de l'opération du débrayage, qui, d'un côté, projette l'univers du « il », de l’« ailleurs » et de l’« alors » et, de l'autre, fonde le sujet, le lieu et le temps de l'énonciation, cf. A.J. Greimas & J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, op. cit., t. I, p. 79-82.
141
L’INTERTEXTUALITE étapes qui relèvent de la segmentation : « Je me redis maintenant à mi-voix les vers de Nerval. Ils sont de la veine mineure, celle des Odelettes, où rien encore ne fait pressentir les miraculeux sonnets orphiques de la fin, mais leur charme sur moi est puissant ; […]. À leur appel, une faible vapeur, claire et pourtant nocturne, monte de la rivière et vient flotter sur la prairie, ainsi que dans la scène de Sylvie où chante Adrienne, et voici qu’un poème de Rimbaud, sans efforts, enchaîne ici dans ma mémoire et vient prendre le relais de cette magie blanche, champêtre et toute naïve : «… la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang […]» (p. 29-30). On conçoit l’intérêt d’une combinaison des modes de représentation de fragments textuels – en passant du dire avec au dire à propos de l’autre littéraire, ou inversement –, avançant l’idée que l’organisation intertextuelle peut concorder avec les thématiques ponctuelles. Soit ainsi la dynamique discursive qui permet de passer de la citation – «… Au milieu des dangereux escarpements des roches de SaintSulpice… » (p. 39) – à la description de l’univers fictionnel des Chouans et à la relation des scènes et des épisodes, avant de déboucher sur l’« îlot textuel », qui se combine ici avec une répétition intra-textuelle : » Et maintenant l’œil revient se fixer sur ces « dangereux escarpements des roches de Saint-Sulpice » où une silhouette frêle et haute brille encore dans le soir tombant […]» (p. 43). Cette dynamique est accordée, semble-t-il, avec la thématique développée dans ces pages. L’influence exercée par le souvenir livresque est telle que, grâce à une écriture qualifiée de « magique », le « je », en visite à Fougères, a l’impression d’une coïncidence parfaite : » le coup de feu tiré il y a deux siècles, écrit Gracq, va de nouveau partir ; […] tout recommence, tout est vrai » (p. 43). L’« îlot textuel » représentant une forme complexe d’appropriation mais aussi d’exposition du dire de l’autre et, corrélativement, de retrait du dire propre, tout se passe comme si l’enchaînement des modes de gestion de l’altérité littéraire mimait, du moins jusqu’à un certain point, la rencontre intime du « je » avec le livre. 3. VERS UN MODELE STYLISTIQUE Ainsi se précisent les enjeux et les conditions modales de l’énonciation intertextuelle. On se demandera également dans quelle mesure les formes que l’intertextualité revêt dans Les eaux étroites et les thématiques qui y sont développées prioritairement – le rapport avec l’autre, mais aussi avec le temps et le monde – sont subsumées par un même schéma et susceptibles d’être rattachées à un modèle stylistique, qui confère à l’ensemble un effet d’identité1. Les textes préexistants ont pour fonction de féconder et d’impulser l’imagination créatrice : « Mon esprit est ainsi fait, écrit Gracq, qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontre, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement : bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination autour d’une vision d’enfance, pêlemêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique » (p. 30). La médiation opérée par d’autres œuvres doit en fin de compte hâter la singularisation de 1
Voir la définition que J. Fontanille propose du style : « Le style recouvre l'ensemble des faits textuels et discursifs grâce auxquels la praxis énonciative produit et reconnaît des effets d'identité », Sémiotique et littérature, op. cit., p. 194.
142
JEUX D’ECRITURE DE L’INTERTEXTUALITE… l’écriture : « De telles constellations fixes, ajoute Gracq, […] si arbitraires qu’elles paraissent d’abord, jouent pour l’imagination le rôle de transformateurs d’énergie poétique singuliers » (p. 30-31). On peut ainsi préciser une condition majeure de l’énonciation poétique : le pouvoir attracteur et la capacité de médiation de l’émotion née d’une appréhension sensible de la réalité. D’abord mis en branle et happé dans l’espace propre de l’instance d’énonciation à la faveur d’une expérience sensible, l’écrit exogène n’est efficient, ensuite, qu’à condition d’amplifier l’émotion et, par le biais de cette intensification, de servir de tremplin pour des explorations inédites : « […] c’est à travers les connexions qui se nouent en elles [de telles constellations] que l’émotion née d’un spectacle naturel peut se brancher avec liberté sur le réseau — plastique, poétique ou musical — où elle trouvera à voyager le plus loin, avec la moindre perte d’énergie » (p. 31). Ce n’est qu’à cette condition sans doute, qu’au-delà de l’artefact pur, de l’auto-engendrement de la littérature, l’œuvre « morte » – ce « précipité qui a coagulé », dans lequel « il y a fossilisation de tout ce qui déferlait de vivant, d’emmêlé, de conflictuel et de mobile […] » – peut toucher à nouveau et être cette « cristallisation sensible qui — miracle ! — agit encore par contagion sur l’esprit des autres […] »1. Cependant, les deux volets de la pratique intertextuelle correspondent à deux régimes qui méritent d’être distingués dans le détail. Ils impliquent, notamment, des relations différentes avec le temps. Écrire avec les mots de l’autre tout en conservant les marques de l’altérité – en choisissant de rester résolument en deçà de toute assimilation et de tout effacement des frontières, en localisant les points où le dire propre se différencie du dire étranger –, c’est négocier au grand jour sa position par rapport à l’extérieur. Multiplier les références, les commentaires et, surtout, les citations, c’est afficher une maîtrise parfaite de l’espace énonciatif et s’en autoriser, hors de tout compromis et de toute compromission, pour rechercher activement le face à face avec le dire multiple. Si l’intertextualité engage d’office une position spécifique par rapport au passé, parler au moyen d’autres œuvres, c’est mettre en avant surtout la continuité et rejoindre le modèle de la remémoration proustienne comme rattachement du passé à la sphère du présent. L’accent semble mis sur la présentification d’un déjà-là, l’àvenir étant largement placé sous le signe du devoir être2. Quand il s’agit de parler à propos d’autres œuvres, les souvenirs associatifs, propulsés eux-mêmes par des expériences passées particulièrement affectantes3, semblent tournés surtout vers le futur. Composant une « fugue allègre et enfiévrée » (p. 48) et mettant l’énergie au service de la relance de la signification, ils s’inscrivent dans une logique inchoative et résolument projective. Plus déliées, puisque suspendues entre leur source et leur 1 J. Gracq, Carnets du grand chemin, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1085. Gracq met ici en parallèle le rapport de l'auteur avec les livres d'autrui et la relation qu'il noue avec le « figé » de ses propres œuvres achevées, « qui sont aussi des œuvres mortes ». 2 J. Gracq note ainsi que quand « nos pliures se déplissent [...] nous nous sentons inexplicablement en pays de connaissance, et comme au milieu des figures d'une famille encore à venir » (p. 11). 3 Si la remémoration alimente le présent d'énonciation, au point de donner lieu, selon Valéry, à un « représent », elle draine vers la sphère du sujet d'énonciation les événements passés, les « objets » et les « paysages auxquels s'est attachée pour nous autrefois une tonalité affective violente » (p. 47).
143
L’INTERTEXTUALITE destination, les citations serviraient ainsi la faculté de « sauter plus légèrement, plus librement d’une image à l’autre, de les éveiller l’une par l’autre selon un code secret, des lois de correspondance assez cachées »1. Au sujet des valeurs mises à contribution ici et là, on dira que Les eaux étroites font choix, globalement, de la participation, mais d’une participation restreinte, « contrôlée », qui délimite aussi une zone exclusive2. Le marquage des emprunts en relève directement. Si parler avec les mots de l’autre, c’est privilégier la filiation directe et donner l’illusion d’une résorption de l’hiatus entre les époques et les auteurs, l’assimilation à/de l’extérieur entraînerait une égalisation et une confusion des écritures difficilement compatibles avec la volonté de produire du neuf et de créer un effet d’identité. Quant à la dérive digressive, elle ferait peser la menace d’une dispersion du sens et celle d’une prolifération des dires qui couperait le contact avec le plan du contenu du texte d’accueil ; l’irrémédiable fracture entre soi et l’autre compromettrait également toute perspective généalogique. Cependant, on peut se demander si la pratique intertextuelle associant références, commentaires et citations ne peut pas déboucher – dernière étape d’un parcours – sur une intimité plus grande avec l’altérité littéraire, à l’image, en somme, de l’expérience de la rêverie « ascensionnelle » : déclenchée par la mémoire d’expériences (également de lectures) qui ont plus que d’autres affecté le ‘je’ vivement, cette rêverie ne tend vers aucune osmose, mais provoque le désenchaînement de tous les possibles, « la totale liberté d’association qui remet sans trêve dans le jeu les significations et les images » (p. 46-47). En effet, tout porte à croire que l’observateur est d’abord confronté à des formations signifiantes qui sont animées par une énergie propre et douées d’autonomie, avant d’être dessaisi de son initiative, impliqué dans un rapport de type participatif et comme plongé dans une constellation, matrice de relations multiples et de significations inédites3 : « Une légèreté irréelle, un certain sentiment de bonheur aussi dans la légèreté auquel rien ne ressemble, […] s’empare de l’esprit : comme si une perspective sans fond de trapèzes volants aux oscillations miraculeusement conjuguées faisait danser devant lui tous les chemins de l’air » (p. 47)4. La pratique associative et digressive peut également stimuler la « circulation […] des formes et des idées », entraîner vers d’autres horizons l’instance qui s’y risque, en la mettant au contact de nouvelles potentialités. Enfin, se pourrait-il que l’expérience intertextuelle débouche dans certains cas sur un rapport de type fusionnel, tout écart entre les œuvres source et cible se trouvant désormais résorbé ? On a pu constater que le récit initiatique comprend des 1
J. Gracq, Préférences, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 847. Voir J. Fontanille et Cl. Zilberberg au sujet de l’« exclusion-concentration, régie par le tri» et de la « participation-expansion, régie par le mélange » : elles constituent les « deux directions majeures susceptibles d'ordonner les systèmes de valeurs », Tension et signification, op. cit., p. 36. 3 On peut s'interroger sur les affinités avec tel texte de Merleau-Ponty : « Toute perception n'est perception de quelque chose qu'en étant aussi relative imperception d'un horizon ou d'un fond, qu'elle implique, mais ne thématise pas », Résumés de Cours, 1952-1953, Paris, Gallimard, 1968, p. 12. 4 Voir également telle autre définition de la rêverie : « Dans la rêverie il [l'écrivain] a le sentiment ‘d'y être’ tout à fait, et même beaucoup plus que d'habitude. Pour ma part, je la définirais certainement – plutôt qu'un laisser-aller – un état de tension accrue, le sentiment d'une circulation brusquement stimulée des formes et des idées, qui jouent mieux, qui s'accrochent plus heureusement les unes aux autres, facilitent le jeu des correspondances », Préférences, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 846. 2
144
JEUX D’ECRITURE DE L’INTERTEXTUALITE… « schèmes universels » et que les réalisations se regroupent sur une même base, la « forme intégrative des discours mythiques ». Au-delà des lignes de frayage convenues, du substrat culturel collectif pris en charge par la praxis énonciative, l’absentement du sujet ainsi que l’annulation des propriétés distinctives de toutes les œuvres rendent sans doute possible l’immersion dans un tout englobant, au profit de l’expérience immédiate de la fusion des dires. À la faveur d’une « suspension » du cours du temps et de sa « réversibilité » – « Rien n’a bougé ici [dans la lande occidentale] ; les siècles y glissent sans trace et sans signification comme l’ombre des nuages […] » –, l’esprit vacant est privé de ses repères : quand « cesse le chemin, le barrage et la clôture » (p. 68), il est question d’approcher le monde librement, en se déliant de la pratique langagière avec ses paliers d’intégration, ses stratifications et ses sédimentations. Désormais, le rapport consubstantiel entre les espaces extéroceptif et intéroceptif rend possible la régression vers un dire indifférencié : « Ce n’est pas une trace fabuleuse que je viens chercher dans les landes sans mémoire : c’est la vie plutôt sur ces friches sans âge et sans chemin qui largue ses repères et son ancrage et qui devient elle-même une légende anonyme et embrumée […] le sentiment de sa liberté vraie [de l’esprit] n’est jamais entièrement séparable pour moi de celui du terrain vague » (p. 68). Étape ultime, qui signe la disparition de l’œuvre conçue comme une unicité singulière et du sentiment de l’identité du sujet et qui souligne la non-acuité du concept d’intertextualité, tel qu’il a été défini ici. L’on retrouve ainsi quelques-unes des stations qui ponctuent le développement des thématiques dans Les eaux étroites. On distinguera une base commune qui articule les trois moments : centripète, centrifuge et fusionnel. Il semble possible d’établir un parallèle entre les tentatives de sémiotisation de l’expérience temporelle qui jalonnent le parcours du sujet d’énonciation1 et les choix opérés dans le domaine de l’intertextualité. La volonté de s’en remettre au discours d’autrui, comme si la position de l’instance d’accueil était neutralisée, mais aussi de l’intégrer ponctuellement, en surexposant les formes de marquage de l’emprunt, peut être rapprochée des tentatives d’objectivation du temps, d’une part, et, d’autre part, de la remontée vers le centre de discursivité où, selon Husserl, se croisent les rétentions – les éléments du passé drainés vers la sphère du présent – et les protensions. La perspective généalogique donne l’illusion de l’établissement de liaisons sans solution de continuité. Ensuite, le maintien à distance du discours étranger doué, dans le cas de la citation, d’une forme et d’une autonomie propres, le face à face avec une altérité non-réductible, l’implication de l’instance d’accueil et la réouverture des possibles ne sont pas sans rappeler l’élargissement de la perspective qu’implique le « branchement »2 de l’homme à l’univers, la connexion entre le temps de l’expérience immédiate et le temps cosmologique, ainsi que l’adoption d’une position « engagée », en rapport avec la profondeur globale du temps. Enfin, on a pu constater que l’union fusionnelle du « je » et de la terre se traduit aussi par une indistinction des dires. 1
Voir M. Colas-Blaise, « Figures temporelles et régimes énonciatifs dans Les eaux étroites de Julien Gracq », communication au colloque Donner du sens, Zürich, avril 2003. 2 Au sujet de cette métaphore et de celle de la « plante humaine », voir J. Gracq dans Préférences, Œuvres complètes, op. cit., p. 844-845.
145
L’INTERTEXTUALITE CONCLUSION La réflexion sur les régimes intertextuels dans un objet d’analyse donné a ouvert une double perspective : (i) la description des formes que prend la réalisation concrète a permis l’identification des composantes d’un style intertextuel, accordé avec les thématiques développées ; (ii) à partir du système des valeurs, on peut caractériser la « morale du langage » qui préside à l’activité intertextuelle et l’esthétique mise en œuvre. Combinant la mémoire individuelle et la mémoire collective, la création littéraire selon Gracq attache de la valeur à l’« art mnémonique », tel que le conçoit Baudelaire1. Sans doute la vérité « supérieure » est-elle à ce prix. L’activité intertextuelle qui se révèle au grand jour donne accès à ce qu’une surface homogénéisée et apparemment unifiée dissimulerait au regard : que l’œuvre dans son épaisseur et sa densité est nécessairement un espace d’interaction entre des textes et des discours. « Toute œuvre est un palimpseste, écrit Gracq dans Un beau ténébreux, - et si l’œuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique »2 : la conception de l’œuvre comme un palimpseste qui fait valoir ses origines et révèle, à l’analyse, également l’hétérogénéité des écritures, n’est pas incompatible avec la foi dans la capacité du sujet d’énonciation à singulariser son projet d’expression. L’altérité littéraire y contribue, puisque, en renforçant la sensibilisation du sujet, elle crée une des conditions de possibilité de l’œuvre littéraire : ce qui fonde la poésie, écrit Gracq, c’est « à la fois, contradictoirement, [le] sentiment rajeuni de l’étrangeté du monde et [le] pressentiment concomitant, justifié ou non, de la possibilité d’accéder au cœur de cet ‘autre’ impénétrable que le monde constitue »3. Enfin, à travers la dynamique mise en œuvre, l’intertextualité impulse la réactivation du sens et participe au déploiement des virtualités sémantiques. Ainsi, que l’instance d’accueil choisisse de se soumettre au dire étranger avant de s’en emparer ou qu’au contraire, elle l’objective pour mieux se ressourcer au contact de l’autre multiple, l’unicité spécifique de l’œuvre se forme précisément à travers la dualité du même – la permanence de l’écriture devancière – et du différent, sur la base de la continuité, de la trace et de l’empreinte, mais aussi, nécessairement, sur celle de la discontinuité et de l’élan renouvelé : » […] peut-être que le génie n’est pas autre chose qu’un apport de bactéries particulières, écrit Gracq, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l’énorme matière littéraire qui préexiste à lui »4. COLAS-BLAISE Marion Université du Luxembourg marion.colas@education.lu
1 Voir A.-M. Amiot au sujet du « seul art véritablement digne de ce nom », « Les eaux étroites. Aux sources de la ‘haute mémoire’ », art. cit., p. 67. 2 J. Gracq, Un beau ténébreux, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 146. 3 « Réponse à une question sur la poésie », Œuvres complètes, op. cit., t. 2, p. 1174. 4 Préférences, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 864. Nous soulignons.
146
JEUX D’ECRITURE DE L’INTERTEXTUALITE… BIBLIOGRAPHIE AMIOT A.-M., « Les eaux étroites. Aux sources de la ‘haute mémoire’ », in P. Marot (éd.), Julien Gracq 3. Temps, Histoire, souvenir, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, 1998, p. 65-92. AUTHIER-REVUZ J., Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, t. I et t. II, 1995. AUTHIER-REVUZ J., « Remarques sur la catégorie de l’‘îlot textuel’ », Cahiers du français contemporain, 3, 1996, p. 91-115. AUTHIER-REVUZ J., « Modalisation autonymique et discours autre : quelques remarques », Modèles linguistiques, t. XVIII, fasc. 1, 1997, p. 33-51. AUTHIER-REVUZ J., « Aux risques de l’allusion », in L’allusion dans la littérature, M. Murat (éd.), Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2000, p. 211-235. BARTHES R., Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973. BERTHIER P., Julien Gracq critique, d’un certain usage de la littérature, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990. COLAS-BLAISE M., « Figures temporelles et régimes énonciatifs dans Les eaux étroites de Julien Gracq », communication au colloque Donner du sens, Zürich, avril 2003. COLAS-BLAISE M., « Le discours rapporté au point de vue de la sémiotique. Dynamique discursive et avatars de la dénomination propre chez Patrick Modiano », in J.-M. Lopez-Muñoz, S. Marnette & L. Rosier (éds), Le Discours rapporté dans tous ses états : question de frontières, Paris, L’Harmattan, 2004. FONTANILLE J., Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998. FONTANILLE J., Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, P.U.F., 1999. FONTANILLE J. & ZILBERBERG C., Tension et signification, Sprimont-Belgique, Pierre Mardaga, 1998. GENETTE G., Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982. GENINASCA J., « Pour une sémiotique littéraire », Actes sémiotiques, Documents, 83, 1987. GRACQ J., Les eaux étroites, Paris, José Corti, 1977. GRACQ J., Œuvres complètes, édition établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1989, t. II, 1995. GREIMAS A. J. & COURTÉS J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, t. I, 1979, t. II, 1986. LAURENT J., « La stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976, p. 257-281. MAROT P., La forme du passé. Écriture du temps et poétique du fragment, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, 1999. MERLEAU-PONTY M., Résumés de Cours, 1952-1953, Paris, Gallimard, 1968. PIÉGAY-GROS N., Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996. QUÉRÉ H., Intermittences du sens, Paris, P.U.F., 1992. RIFFATERRE M., La production du texte, Paris, Seuil, 1979. SAMOYAULT T., L’intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 2001. TASSEL A. (éd.), Nouvelles approches de l’intertextualité, Narratologie, 4, 2001. VIERNE S., Jules Verne et le roman initiatique, Paris, Les Éditions du Sirac, 1973. ZILBERBERG C., « Esquisse d’une grammaire du sublime chez Longin », Langages, 137, 2000, p. 102121.
147
L’IMITATION SUBLIME Peut-être suis-je le seul, dans ce colloque 2003, à utiliser dès le titre le terme désuet, archaïque, simpliste et, à juste titre, répudié, bref dévalorisant, d’« imitation ». La principale raison en est que, chez les Anciens, Grecs et Latins, on parle constamment de mimêsis et d’imitatio et, on le verra, c’est bien à partir de l’idée d’une reproduction partielle de textes antérieurs qu’on raisonne. Or c’est leur point de vue qui m’intéresse ici. L’imitation est partout dans l’Antiquité, mais tout particulièrement dans le domaine latin, qui est le mien. Au XIXe siècle, les romantiques allemands, tout en exaltant la littérature grecque, comme née du sol même de la patrie, condamnaient la littérature latine, tout entière issue de la littérature grecque (ce qui n’est pas contestable), comme travail de pure imitation, le mot étant à peu près entendu dans le sens de plagiat. Ce jugement n’était pas dépourvu d’arrière-pensées : dévaloriser la Phèdre de Sénèque comme sous-produit de l’Hippolyte d’Euripide, c’était à plus forte raison dévaloriser la Phèdre de Racine comme sous-produit de celle de Sénèque. Personne aujourd’hui (du moins parmi ceux à qui ces noms disent encore quelque chose) ne considère plus, je l’espère, Virgile comme un simple imitateur d’Homère, Cicéron comme un singe de Démosthène. En revanche la réhabilitation n’est pas encore complète pour certains poètes de l’époque la plus originale de la littérature latine, le premier siècle apr. J.-C. : à cette époque, l’intertextualité atteint une densité inégalée, chez Ovide d’abord, davantage encore chez Lucain et dans les tragédies de Sénèque ; enfin on peut parler de saturation avec Stace — palimpseste où se superpose un nombre incalculable de couches d’écriture. Dans quel esprit les poètes adoptent-ils une telle démarche ? Je veux ici mettre en rapport ce fait avec un passage du Traité du Sublime, traité grec anonyme, sans doute écrit dans la première moitié du Ier siècle de notre ère. Il est dédié à un 1 Romain et son influence s’est exercée à Rome , non, semble-t-il, en Grèce.
1 Et aussi à l’époque moderne, de la Renaissance au romantisme. Je ne parlerai pas ici (sinon de façon très allusive) de l’intérêt qu’on lui porte à nouveau aujourd’hui.
149
L’INTERTEXTUALITE 1. IMITATION ET RIVALITE Le Traité a longtemps été attribué au rhéteur Longin. On parle aujourd’hui, en France, du « pseudo-Longin ». Pour celui-ci « le sublime est la résonance d’une grande âme » ou, selon les autres traducteurs, « l’image » ou « l’écho de la grandeur 1 d’âme » (9, 2) . Il existe, selon lui, cinq sources du sublime. La première est la faculté de concevoir des pensées élevées (noêsis). La seconde réside dans « la véhémence et l’enthousiasme de la passion (pathos) » : il est essentiel de bien comprendre qu’il s’agit ici de la passion de l’auteur et non, comme c’est habituellement le cas depuis Aristote, de celle de l’auditeur ou du lecteur. À propos surtout de ces deux sources apparaît la première distinction nette, dans la tradition de Platon, entre le talent du poète technicien et le génie qui, parfois, se rit des règles : l’auteur parle de mania, délire poétique, de possession, d’enthousiasme (mot où figure 2 théos, « dieu ») . Il ne s’en tient pourtant pas là. Mentionnons seulement ici les trois autres sources, qui ont un caractère technique : l’utilisation des figures, le choix des mots et leur agencement (sunthesis). C’est ensuite que, comme incidemment, il évoque une sixième source, l’imitation des génies du passé et l’émulation qui pousse à rivaliser avec eux. Un autre terme repris de Platon est anablepein, « regarder vers le haut » : de même que le jeune athlète n’a de cesse avant d’égaler les performances du champion qui est son idole, il s’agit, devant l’œuvre géniale, d’admirer d’abord avec toute la ferveur qu’elle exige, puis d’aspirer « de toute son âme (panti thumô) » à s’élever à la même hauteur — et au-delà : « Il y a, outre celles que nous avons indiquées, encore une autre voie pour parvenir au sublime… C’est l’imitation et l’émulation (mimêsis kai zêlôsis) des grands génies du passé, tant en prose qu’en vers. Voilà, très cher ami, le but que nous devons fermement viser. Beaucoup d’écrivains sont inspirés d’un souffle étranger, de la même façon que, suivant la tradition, est possédée la Pythie, lorsqu’elle s’approche du trépied ; il y a, en effet, dans la terre une crevasse d’où s’exhale, dit-on, une vapeur divine qui féconde la prêtresse d’un pouvoir surnaturel et qui lui fait rendre sur-le-champ des oracles inspirés. Pareillement, du génie des anciens s’échappent, comme de l’ouverture sacrée, certains effluves qui pénètrent l’âme de leurs rivaux, même des moins doués d’inspiration, et les font s’exalter de la grandeur d’autrui. » (13, 2). Il faut savoir, pour bien saisir le texte, que cette façon de procéder s’appuie implicitement sur une pratique courante, qui figure déjà parmi les exercices scolaires : la paraphrasis, réécriture d’un texte littéraire antérieur, est à cette 3 époque largement pratiquée . Très tôt, les écoliers apprennent à reprendre, oralement et/ou par écrit, les fables d’Ésope avec leurs propres mots, à abréger ou développer une histoire, à la raconter en commençant par le milieu ou par la fin… L’orateur continue à s’entraîner selon des méthodes comparables : Cicéron 1 J’utilise ici l’édition d’H. Lebègue (C.U.F., 1939) qui est la seule à permettre une confrontation de la traduction avec le texte grec. Ce n’est pas méconnaître les vertus des traductions de Boileau (accessible dans le Livre de poche) et de J. Pigeaud (Petite Bibliothèque Rivage, 1991). 2 “ J’oserais affirmer avec confiance qu’il n’y a rien de si grand qu’une passion noble quand elle vient à propos. Elle s’exhale comme sous l’action d’un transport, d’un souffle enthousiaste, et semble animer les discours de l’inspiration de Phébus ” (8, 4). C’est fausser le texte que de vouloir y reconnaître les théories des trois styles. 3 “ La paraphrase consiste à changer la formulation tout en gardant les mêmes pensées ” (Théon, Prog., p. 107 Patillon).
150
L’IMITATION SUBLIME considère par exemple qu’un excellent exercice consiste à transposer des vers en prose. Le terme de « paraphrase » ne rend aucunement la complexité et le raffinement de la paraphrasis. Pour les Romains, c’est un exercice du même type que de traduire les textes grecs : leur traduction ne vise guère à ce que nous appelons « exactitude ». Elle est toujours conçue comme rivalité : produire un texte aussi beau, aussi enthousiasmant que l’original — ce qui implique d’abord une analyse minutieuse du style. Mais à ce que tous présentent simplement comme une opération technique, le Traité est seul à insuffler la chaleur d’une communication passionnée. Il va encore au-delà, car la communication n’est pas à sens unique : « Pour nous aussi, lorsque nous travaillons à un ouvrage qui réclame élévation de style et grandeur de sentiments, il sera bon de nous figurer par la pensée ceci : ‘Comment, le cas échéant, Homère aurait dit la même chose ? Avec quelle grandeur l’auraient exprimée Platon ou Démosthène, ou, dans l’histoire Thucydide ?’ Ces illustres personnages, parce qu’ils dépassent notre émulation et qu’ils nous éclairent comme des flambeaux élèveront en quelque sorte nos âmes vers les hauteurs que nous imaginons. Et mieux encore : si c’est cet autre sujet que nos esprits esquissent : ‘Comment Homère, s’il était présent, ou Démosthène entendraient-ils telle ou telle chose que je dis ? Quelle impression leur laisserais-je ?’ C'est une grande épreuve en réalité de présupposer pour nos propres expressions un tel tribunal, un tel théâtre et, devant de si grands héros appelés comme juges et comme témoins, de feindre par jeu de leur rendre compte de nos écrits. » (14, 1-2). 2. LES SPARTES : D’OVIDE A SENEQUE La confrontation de deux textes permettra de voir comment un écrivain s’empare délibérément du texte d’un prédécesseur à la fois dans un souci d’émulation et pour le faire sien, sans l’abolir pour autant. Le premier est le récit par Ovide, dans les Métamorphoses (III, 104-130), de la légende des « hommes semés », les Spartes. Cadmus, exilé de Phénicie, est arrivé en Béotie et a tué un dragon. Minerve lui donne l’ordre d’en semer les dents : « Il obéit et, quand la charrue, pressée par sa main, a ouvert des sillons, il sème dans le sol, suivant l’ordre qu’il a reçu, ces dents d’où doivent naître des mortels. Alors (prodige incroyable) la glèbe commence à se mouvoir ; d’abord apparaissent hors des sillons des pointes de lances, ensuite des casques agités par des têtes qu’ils couvrent de leur cône aux vives couleurs ; puis des épaules, des poitrines, des bras chargés de traits sortent de terre et il pousse une moisson de soldats armés de boucliers… Effrayé par ces ennemis nouveaux, Cadmus se disposait à prendre ses armes : ‘Ne les prends pas, lui crie un des guerriers dans la foule que la terre venait de créer ; ne te mêle pas à une guerre civile.’ Au même instant, d’un coup d’épée il frappe tout raide près de lui un des frères que la terre lui a donnés ; lui-même tombe sous un javelot lancé de loin. Celui qui l’a livré à la mort ne lui survit pas longtemps et rend le souffle qu’il venait de recevoir ; à leur exemple toute la troupe s’abandonne à la fureur et ces frères subitement enfantés succombent dans une lutte intestine sous les coups qu’ils se portent mutuellement. Déjà ces jeunes hommes à qui le destin n’avait accordé qu’une si brève existence heurtaient de leurs poitrines encore tièdes leur mère ensanglantée ; il n’en restait plus que cinq, parmi lesquels Échion. Sur un ordre de la Tritonienne (Minerve), il jeta ses armes à terre ; il demanda à ses frères et leur donna des gages de paix. Le 151
L’INTERTEXTUALITE héros émigré de Sidon les eut pour compagnons de ses travaux, lorsqu’il fonda la ville que l’oracle d’Apollon lui avait prescrit de bâtir » (trad. Lafaye, modifiée). Ovide fait vivre l’épisode, tout en y introduisant nombre de traits ingénieux et piquants : - la liaison entre agriculture et guerre vient sans doute d’Euripide, « la moisson des Spartes au casque d’or » (Phoen. 939-940). Mais alors que, chez le tragique grec, la métaphore éclatante contribue à faire voir et accepter le prodige, Ovide, loin de chercher à le rendre croyable, en souligne l’aspect paradoxal par des alliances de mots insolites, qu’aplatit forcément la traduction. L’expression « ces dents d’où doivent naître des mortels » rend comme le peut mortalia semina, dentes (105) : les dents sont des « graines de mortels ». Dans seges clipeata uirorum (110), c’est en latin la moisson elle-même, seges, qui est armée de boucliers. - les liens de parenté, plusieurs fois soulignés, deviennent des ressorts dramatiques : ces guerriers nés ensemble sont tous frères (118 ; 122-123) et la terre est leur mère (125). - le thème des frères ennemis (Atrée et Thyeste, Étéocle et Polynice, 1 Romulus et Rémus) a été lié par les poètes aux guerres civiles , qui ont ensanglanté Rome et qu’Ovide introduit ici, de façon inattendue (117). Sénèque, dans un chœur d’Œdipe (731-750), qui déplore les malheurs passés et à venir de Thèbes, transpose le texte, en le concentrant, du narratif au lyrique : « Ou bien c’est la terre qui, grosse d’une portée monstrueuse, enfanta des armes : la trompe de corne recourbée retentit, le clairon d’airain incurvé lança ses notes stridentes : jamais encore ils n’avaient éprouvé l’agilité de leurs langues et leur bouche, ignorant la parole, s’y essaya d’abord dans un cri de guerre ; des armées de frères se disputent le terrain et cette race, digne des semences répandues, parcourant son existence en un seul jour, née après l’arrivée de Lucifer, mourut avant le lever de Vesper. L’étranger est épouvanté par de tels prodiges et redoute les combats de ce peuple naissant, jusqu’au moment où succomba la jeunesse meurtrière et où la mère vit rentrer en son sein ses enfants à peine mis au monde. Puissent les guerres civiles avoir ainsi fait leur temps ! Puisse Thèbes, cité d’Hercule, n’avoir connu que ces combats fratricides ! » (trad. Herrmann, mod.). Les paradoxes passent d’emblée au premier plan : la maternité de la terre suppose sa grossesse (feta, partu, 731), l’enfantement, progressif et pittoresque chez Ovide, est concentré et renforcé par une métonymie brutale, qui déshumanise les guerriers : effudit arma, 732. Plus tard, les fils rentrent dans le sein de leur mère (genetrixque suo reddi gremio… uidit alumnos, 746-747). Sénèque fait tout autre chose que « paraphraser » Ovide. En face de l’aspect ludique du récit des Métamorphoses, le ton est ici celui du pathétique. Luttes fraternelles (agmina cognata, 738) et guerre civile (ciuile nefas, 748) évoquent directement le conflit futur entre les fils d’Œdipe (prœlia fratrum, 750), l’enchaînement de crimes et de combats qui mèneront finalement Thèbes à sa perte. En reprenant les trouvailles de celui qu’il qualifie ailleurs de poetarum ingeniosissimus (N. Q. III, 27, 13), Sénèque ne procède pas autrement qu’Ovide luimême. Quand celui-ci reprenait des expressions virgiliennes, son but n’était pas, disait son ami Pollion, « de dérober, mais d’emprunter sous les yeux de tous (non 1 Antoine a épousé Octavie, sœur d’Octave. Déjà auparavant, Pompée et César sont “ le gendre et le beau-père, socer generque. Lucain parlera de “ guerres plus que civiles ”.
152
L’IMITATION SUBLIME surripiendi causa sed palam mutuandi) en sorte qu’on reconnût » (Sen. Rh., Suas. 3, 7). Cadmus n’est pas nommé et la connaissance du texte d’Ovide, qui reste à l’arrière-plan, est nécessaire pour que le spectateur goûte celui de Sénèque — et même le comprenne. La présence de l’hypotexte produit comme un effet de relief ou de stéréophonie : Ovide chante dans l’imagination du lecteur, parce qu’il a chanté auparavant dans celle de Sénèque, en la fécondant. Comme le veut l’auteur de Traité, l’imitation est à la fois hommage, rivalité, dialogue. 3. L’OLYMPE DE STACE Le morceau du chœur de Sénèque constitue un exemple simple, puisqu’il ne comporte qu’un seul modèle. La polyphonie s’enrichit avec Stace. Dans son épopée, la Thébaïde, Œdipe a maudit ses fils. Jupiter va entériner la malédiction et profiter de cette occasion pour réaliser précisément ce que redoutait le chœur chez Sénèque, châtier les multiples crimes de Thèbes. Qu’existe-t-il, lecteur, de plus sublime au monde ? Qu’est-ce nous contraint le plus naturellement à anablepein, à lever les yeux vers le ciel ? Les dieux, évidemment, et leur séjour, l’Olympe. Eh bien, nous y voici. Comment procède Stace ? On peut distinguer, si on suit les analyses des anciens, trois éléments de sa démarche : - il a senti s’élever en lui enthousiasme et exaltation devant ce qu’ont écrit sur le sujet ses plus grands prédécesseurs. Son amour passionné de la poésie (lire et écrire, c’est là toute sa vie) suscite une admiration qui l’élève au-dessus de luimême et l’excite à rivaliser avec les conceptions de ses sublimes prédécesseurs, Homère, Virgile, Ovide. Ainsi se déchaîne, chez le uates (le terme désigne à la fois le poète et le prophète, « voyants » l’un et l’autre), le divin délire, mania de Platon et du Traité, furor, amentia, oestrus chez Stace. - le uates, poète inspiré, est aussi poeta, du grec poiêtês, « fabriquant », artisan en matière de beaux vers ; et même « poète savant », poeta doctus. Le père de Stace, qui fut aussi son maître, était un érudit en ce domaine : il lui a appris à analyser les textes et les techniques des plus grands, à réfléchir sur chaque détail, afin de suivre leurs traces. - ni l’enthousiasme, ni la technique poétique ne suffisent évidemment. Pétrone présente, dans le Satiricon, un poète, Eumolpe, qui possède l’un et l’autre, mais ne recueille que huées, justifiées, semble-t-il, et jets de pierres. Seul l’ingenium, un don naturel exceptionnel, permet de composer un nouveau tableau possédant une nouvelle unité en parfaite adéquation avec le projet général du poète. En quoi cette démarche diffère-t-elle de la démarche habituelle des écrivains et des poètes ? Les prédécesseurs de Stace, pour faire imaginer l’Olympe, se sont inspirés des palais royaux et du faste qui entoure les souverains. Démarche implicite chez Homère et Virgile, explicite chez Ovide qui, avec une feinte timidité, vend, si on ose dire, la mèche : « Tel est le séjour que j’oserai appeler, si on me permet un langage si audacieux, le Palatin du ciel » (Met. I, 175-176). La démarche est inverse chez Stace : grâce à Homère, Virgile, Ovide, il connaît tout de l’Olympe, de son éclat et de sa magnificence. Et quand il est invité à un repas au Palatin, c’est le palais de Domitien que, dans une pièce des Silves, il compare à l’Olympe : « Il me semble qu’au milieu des astres, je suis à la table de Jupiter et que, servi par l’échanson troyen, c’est le vin des immortels que je bois » (Silv. IV, 2, 10-11). L’enchantement du lecteur (ou plutôt de l’auditeur des lectures publiques, recitatio153
L’INTERTEXTUALITE nes) naît à la fois de la description de Stace et du souvenir de scènes que tous connaissent par cœur : encore fallait-il que le présent ne fût pas indigne du passé, que dans la multiplication des notations, chacune rayonnât de son multiple éclat. L’analyse présentée ici ne peut que relever quelques détails à propos desquels une traduction peut préserver quelque chose de la splendeur du texte original. Chaque expression, chaque construction, la place de chaque mot dans le vers mériterait de faire l’objet de pareilles remarques : « Cependant, convoqué par Jupiter, l’ordre supérieur des dieux s’était réuni pour un Conseil, plus haut que les demeures de la voûte rapide, au cœur même du ciel. De cette distance, toutes choses sont proches, séjours du Levant et du Couchant, terres et ondes, tout ce qui s’étend sous le jour. Lui, dominant de haut les dieux qui l’entourent, s’avance, répandant malgré son visage serein la crainte, et s’installe sur le trône constellé ; les habitants du ciel n’osent s’asseoir avant que le père lui-même, d’une main paisible, ne leur en octroie la faveur. Alors la foule des demi-dieux changeants, Fleuves, frères des nuées aériennes, Vents, étouffant par respect leurs murmures, emplissent la salle toute d’or. Le firmament frémit de la majesté de tant de dieux, les hauteurs rayonnent d’une clarté plus pure et les portes s’illuminent d’un mystérieux éclat. Quand l’ordre fut donné de se taire et que l’assemblée épouvantée eut fait silence, du haut de son trône, Il prend la parole (un poids imposant et immuable s’attache à ses saintes paroles et les destins suivent sa voix) : ‘Des crimes de la terre et de l’esprit humain, toujours avide des Furies, je me plains. Jusques à quand seraije donc contraint de châtier les coupables ? Je suis las de sévir de l’éclat de ma foudre ; depuis longtemps les bras industrieux des Cyclopes s’épuisent et les feux font défaut aux enclumes éoliennes’ ” (Theb. I, 197-218). Dans l’Énéide, Jupiter découvre depuis le ciel de vastes perspectives, « toute la terre, le camp des Dardaniens et les peuples latins » (X, 3-4). La vertigineuse plongée qui confond les étendues terrestres n’est plus chez Stace celle qu’on découvre du sommet d’une montagne, ni même, comme chez Ovide, celle de l’oiseau ou de l’avion, mais comparable à celle du satellite. Renchérissement sur les modèles, certes, volonté de grandir qu’on retrouve en d’autres occasions. Mais ce renchérissement n’est pas gratuit. Le Jupiter de Stace, au contraire de celui de Virgile, ne se soucie plus des individus, mais seulement des cités, et avant tout quand il s’agit de les châtier. Il a tout à fait perdu de vue les souffrances humaines. Non qu’il soit vraiment méchant, mais en face de Junon (dont il sait déjà, il le dira, qu’elle va le contredire) et des autres membres de sa divine famille, il éprouve le besoin de manifester son autorité : ce n’est pas se montrer injuste à son égard que de le qualifier d’autocrate compulsif. Aussi va-t-il piquer une de ces colères que nous appelons homériques ou, dit Ovide, « une colère digne de Jupiter » (dignas Ioue concipit iras, Met. I, 166). Depuis l’Iliade, l’étiquette est stricte à la cour céleste : « Tous les dieux de leur siège se lèvent ensemble, afin d’aller au-devant de leur père : aucun n’ose attendre sa venue sur place : il les trouve tous debout devant lui » (Il., I, 533-535 : trad. Mazon). L’ordre des mots, chez Stace, nous contraint à partager le respect des dieux, en prolongeant l’attente avant le terme qui indique ce qui est en cause, s’asseoir (sedendi) : nec protinus ausi/caelicolae, ueniam donec pater ipse sedendi/tranquilla iubet manu (203-205) — soit, en un calque barbare (ou peut-être klossowskien) : « non, ils n’osent aussitôt,/les habitants du ciel, jusqu’à ce que 154
L’IMITATION SUBLIME l’autorisation, le père lui-même, de s’asseoir,/calmement l’ordonne de la main ». La place en rejet de caelicolae, sujet postposé au verbe, souligne le paradoxe : ceux qui manquent ainsi d’audace, ce sont (on hésite à le croire !) ces dieux si redoutables pour nous autres, mortels. La juxtaposition (iunctura) des trois termes isolés dans le dernier vers, tranquilla iubet manu, associe trois attributs du dieu suprême, sérénité, autorité, toute-puissance… Arrêtons-nous sur les uagi semidei, Fleuves et Vents (205-206), pour lesquels on a dû proposer la pauvre traduction « les demi-dieux changeants ». Fleuves et Nymphes viennent au Conseil des dieux comme divinités anthropomorphes dans l’Iliade (XX, 7-9). Chez Virgile, l’assemblée est trop aristocratique pour admettre ce qu’Ovide s’amuse à appeler, sans précision, la plèbe des dieux (Met. I, 173). L’épithète uagi dont use Stace, quand il les invite à nouveau, désigne ce qui est instable ou insaisissable, nuages, eau, sable ou les Syrtes où se mêlent de façon indiscernable éléments liquide et terrestre. Ces semidei, bien que personnifiés, conservent en même temps la fluidité ou l’inconsistance que nous leur connaissons : l’ambiguïté se poursuit avec murmura, à la fois chuchotement de la foule et souffle du vent. Cette savante et mystérieuse ambiguïté, Stace l’a apprise d’Ovide, mais elle est constante chez lui. Ce n’est pas un des aspects les moins séduisants de son art. Jupiter va-t-il aussitôt exprimer sa colère ? C’est mal connaître ses habitudes. Ses premiers mots sont, dans l’Odyssée, ô popoï, « oh ! misère ! » (I, 32) ; dans l’Iliade, où il répond à Thétis venue lui demander d’intervenir en faveur d’Achille : « Ah ! la fâcheuse affaire, si tu me dois induire à un conflit avec Héra, le jour qu’elle me viendra provoquer avec des mots injurieux » (I, 518-519). Virgile tient à assurer à Jupiter une suprême dignité. Mais Ovide, toujours prompt à voir ce qu’il ne faut pas voir, a relevé cette tendance du roi des dieux et la reprend ironiquement dès le second vers du Conseil : « Lorsque le père des hommes, fils de Saturne, a vu ce spectacle du haut des cieux, il gémit (ingemit) » (Met. I, 163-164). Telle est l’origine du queror, « je me plains », qu’il prononce chez Stace au vers 215. La cause de cette plainte est à la fois liée aux épopées antérieures et propre à la Thébaïde : il a constaté l’inutilité de ses interventions passées, ses colères sont restées sans effet, le voici fatigué, voire dégoûté (taedet, 216). Peut-on s’amender, quand on est l’Omnipotent ? Il faut, pour le comprendre, lire jusqu’au bout la Thébaïde — mais aussi les critiques, entre lesquels l’accord est encore loin de s’être 1 fait ! Ces quelques remarques montrent l’ingéniosité du poeta, du maître de la technique poétique (technê, ars) qu’est Stace et comment mimêsis et zêlôsis ont fécondé son génie, même si on ne peut, à partir d’une traduction, rendre pleine justice aux qualités esthétiques du texte, à la vigueur d’une conception qui unifie toutes les trouvailles de détail, à une puissance d’évocation qu’admirait en particulier Gœthe (remarquons pourtant la lumière surnaturelle qui baigne le tableau, aux vers 208-210). Cette beauté, on ne peut qu’à peine le suggérer à partir d’un fragment si court, se met au service d’une réflexion sur la divinité et sur les liens que l’homme entretient avec elle. C’est par là que Stace se veut totalement uates. 1 Cf. mon livre, Stace, poète épique : originalité et cohérence, Louvains, Peeters, 2000. Des vues souvent proches dans D.C. FEENEY, The gods in epics, Oxford, 1991, assez différentes chez S. FRANCHET D’ESPÈREY, Conflit, violence et non-violence dans la Thébaïde de Stace, Paris, Belles Lettres, 1999, très différentes dans W. J. DOMINIK, The mythic voice of Statius, Leyde, Brill, 1994.
155
L’INTERTEXTUALITE Les derniers vers de la Thébaïde proclament à la fois son ambition de rivaliser avec « la divine Énéide » et une toute relative humilité : « contente-toi de la suivre de loin et adore la trace de ses pas » (XII, 816-817). Tel est précisément l’esprit de l’« imitation » telle que la conçoit le Traité du Sublime : « N’est-ce pas en réalité un beau combat… quand, dans cette lutte contre les anciens, la défaite même n’est pas sans honneur ? » (13, 4). Le « sublime par imitation » a suscité des œuvres qui sont éminemment « littérature sur la littérature », « littérature au second degré », même si elles sont aussi bien davantage. La démarche de Stace, quand il décrit l’Olympe, est de ce point de vue significative. Les conséquences ne sont pas insignifiantes. À Rome, à partir d’Ovide, la poésie mythologique s’est affranchie de ses liens avec la religion : on distingue la « théologie fabuleuse » (celle des poètes) de la « théologie civile » (les cultes de la cité). « La licence féconde des uates se déploie sans limites et ne s’astreint pas comme l’histoire à la vérité », écrit Ovide (Am. III, 12, 41-12), avant d’évoquer, au nombre des sujets fictifs que lui-même a traités, Thebana semina, dentes (35). Les critiques de Platon à l’égard de l’immoralité des dieux d’Homère 1 n’ont plus de raison d’être pour les poètes latins . Ainsi s’est constitué, à l’écart de croyances disparues, un monde fictif, fondé sur la poésie et la culture, assez fort et cohérent pour que sa beauté et sa richesse survivent aux invasions et aux catastrophes. Ce n’est rien retirer au génie grec que de rappeler que c’est grâce à Ovide et à quelques-unes des poètes de ce temps que dieux et héros grecs ont 2 continué, au moyen âge, à la Renaissance et bien au-delà, à émerveiller les lecteurs et qu’ils ne sont pas encore tout à fait sortis de la mémoire de nos contemporains. DELARUE Fernand Université de Poitiers euraled @ club-internet.fr
1 La distinction a en un sens toujours existé à Rome entre cultes indigènes et légendes importées de Grèce, même si on n’en devient pleinement conscient que sous l’Empire. Rien de tel chez les Grecs : l’auteur de Sublime considère comme choquante la guerre des dieux de l’Iliade, “ à moins qu’on l’interprète de façon allégorique ” (9, 7). 2 Sous leurs noms latins : nul ne s’étonne qu’à Athènes, la Phèdre de Racine subisse la haine de Vénus, et non d’Aphrodite. Tout le monde se souvient-il des noms grecs de Junon, de Mars, de Vulcain ?
156
LE JEU DE L’INTERTEXTUALITÉ DANS BENVENUTA1 : UN PALIMPSESTE INITIATIQUE Une séance de projection dans une bibliothèque, la voix d’un jeune cinéaste venu interroger les souvenirs d’une romancière, et nous voilà plongés au cœur de l’intertextualité. Sur fond de fresque pompéienne se superposent les fantasmes des créateurs et de leurs personnages, en un vertigineux palimpseste des origines. Le support pictural devient un réseau intertextuel, où le texte et l’image entrent en résonances initiatiques ; du verbal au non verbal, nous sommes invités à un parcours herméneutique dans l’en deçà et l’au-delà de l’intertexte. De cette configuration en abyme émerge la figure complexe du palimpseste, dont Gérard Genette a su souligner l’esthétique ambiguë : « Cette duplicité d’objet […] peut se figurer par la vieille image du palimpseste, où l’on voit, sur le même parchemin, un texte se superposer à un autre qu’il ne dissimule pas tout à fait, mais qu’il laisse voir par transparence ».2
Sur la page/écran se construit en clair-obscur le jeu interprétatif du plein et du vide. Par transparence et opacité, la lecture des intervalles nous conduit de l’hypertexte potentiel à l’hypotexte fantasmé. Au carrefour des possibles, nous sommes convoqués au bal des fantômes et des morts-vivants, dans ce jeu de « la transfusion, la contagion et la métamorphose »3 qui instaure un dialogue à l’infini entre la Littérature, la Peinture et le Cinéma. La fragmentation du vide caractérise la mise en place du réseau intertextuel centré sur la fresque : le dialogue entre la romancière et le cinéaste s’articule autour du manque projeté en pointillés sur le mur du salon obscur. Il s’agit alors d’arracher les mots et les images au néant qui s’informe et se déforme entre les silences et les marques d’inachèvement. L’invocation au vide éveille tout d’abord un monde latent qui semble peupler la pièce sombre de sa présence/absence. La voix magique et hésitante du 1 Film belge d’André Delvaux (1983), Benvenuta est l’adaptation d’un roman de Suzanne Lilar paru en 1960 et réédité en 1983. Nous utilisons la réédition Gallimard [S. Lilar, Benvenuta, La Confession anonyme, Editions Gallimard, 1983]. 2 G. Genette, Palimpsestes, La Littérature au second degré, Editions du Seuil, 1982, p. 556. 3 C’est ainsi que Jean-Louis Leutrat définit « la nature vampirique du cinéma qui s’est assimilé la substance d’autres moyens d’expression antérieurs à lui, qu’ils relèvent de la littérature, des arts graphiques, des spectacles sur scène, etc » [J.L.Leutrat, Vie des Fantômes, Le Fantastique au Cinéma, Editions de l’Etoile, Cahiers du Cinéma, 1995, p. 71].
157
L’INTERTEXTUALITE jeune scénariste appelle à ressusciter les souvenirs qui filtrent à travers les premiers clichés. L’étrange effet de surimpression entre la photo sépia et la vue de Naples incite à un commentaire lacunaire des images : dans la nuit artificielle monte un appel d’outre-tombe, l’ébauche d’un récit crépusculaire à la merci d’une projection fragmentée. Les mots qui commentent la succession des diapositives réveillent des fantômes, instaurant un mode de lecture fractal du Réel et de sa représentation : la baie de Naples, l’impluvium, le jardin du péristyle amorcent une grille interprétative en clair-obscur ; dans l’entre-deux iconique s’inscrit ainsi la figure littéraire et filmique du lecteur potentiel. De fait, cette sollicitation nocturne s’adresse à l’enfant qui sommeille en nous, à l’image de cette petite fille venue s’intercaler parmi les souvenirs de voyage. Cette présence enfantine à l’écran, doublée d’un regard à la caméra, nous parle de nous-même ; elle annonce l’entrée dans la peinture pompéienne comme un retour programmé aux sources de l’inconscient. L’enfant de la photographie est le lecteur supposé de la fresque, celui que Pascal Quignard ressuscite au chapitre XV de son essai intitulé Le Sexe et l’effroi : « Quand on entre dans la villa des Vignerons au sud de Pompéi le silence précède l’effroi. […]Dans la fresque silencieuse, un enfant lit. Nul ne l’entend même dérouler le rouleau qu’il tient dans ses deux mains. »1
À travers cette évocation de l’enfance se constitue donc la figure lectorielle, plaçant le destinataire que nous sommes au cœur d’un vaste processus imaginaire. Le jeu critique peut alors commencer, matérialisé à l’image par le paysage maritime où viennent se refléter les projections mentales du lecteur-spectateur. Sur le profil lisse de la baie de Naples se reflète en surface et en profondeur une superposition de fantasmes en trompe-l’œil. La silhouette d’un arbre sur un fond bleu indéfinissable annonce les errements de toute démarche interprétative à travers la représentation d’un monde à claire-voie ; l’ombre de Jeanne, la romancière, passe et repasse devant ce miroir trompeur, initiant un parcours à l’infini dans l’espace-temps de la bibliothèque. Le piège de la mémoire ainsi projetée rejoue en clair-obscur le ludisme de l’inconscient. Une configuration elliptique se dégage progressivement de la mise en scène à double fond, comme si le sens de lecture se nourrissait tout aussi bien de la présence que de l’absence. La voix hésitante se règle sur les prises de vue successives, pour amorcer une traversée initiatique dans l’entrelacs du clair et de l’obscur, de la parole et du silence. Des fragments de peinture s’allument dans la pénombre, redonnant chair aux formes évanescentes. De gauche à droite s’organise un parcours signifiant qui se nourrit de ses propres manques : « Il se retourne en souriant tandis qu’elle entre dans la salle des mystères. Il se tait. Elle ne savait rien, elle sait tout. Elle se reconnaissait avec stupeur. Tout cela elle l’avait vécu : l’initiation, le sacrement… »2
Les failles de la mémoire et les brèches de la peinture recomposent en écho un univers de la discontinuité. L’activité interprétative devient un jeu oxymoronique dont la fresque est le reflet ; la quête du sens se joue entre les blancs du texte de Suzanne Lilar et le noir photographique choisi par André Delvaux. De la blancheur trompeuse de la villa romanesque à la pénombre inquiétante d’une cabine de projection s’organise tout un 1 2
P. Quignard, op. cit., Editions Gallimard, 1994, p. 313. A. Delvaux, Benvenuta, séquence 12.
158
LE JEU DE L’INTERTEXTUALITE DANS BENVENUTA : UN PALIMPSESTE INITIATIQUE univers de représentation lézardé. Les étranges silhouettes peintes sur le mur décrépi retracent le processus intertextuel qui mène du texte à l’image et que le roman de Suzanne Lilar contient en puissance : « Oui, ces figures figées au mur par la vénération et l’effroi étaient les mythes mêmes de mon amour – avec stupeur, je les reconnaissais comme des sœurs familières m’attendant à l’étape »1.
Tel un prisme interne à l’œuvre écrite et filmée, la peinture nous renvoie le chromatisme du désir et du manque. De fait, l’espace scénique de la lecture se recompose autour du vide et de son comblement imaginaire. Suivant le schème de la fissure des apparences, l’ombre d’un doute plane sur cette scène qui en cache une autre. Comme nous le rappelle Pascal Quignard à propos de la Villa des Mystères, « Il y a toujours un enfant derrière la porte de la chambre secrète » et, ajoute-t-il, « De même que le peintre est toujours accroupi derrière le tableau, il y a toujours une scène derrière le discours ».2 Celle-ci est donc doublement circonscrite et indéfiniment redoublée selon le principe de la chambre obscure. Les fantômes de la page blanche et les ombres de l’écran s’y croisent dans un aller et retour constant entre le visible et l’invisible. L’effet arachnéen de la configuration inscrit le destinataire dans un parcours signifiant du plein et du vide. Par le jeu du montage iconotextuel, le lecteur-spectateur est en effet confronté à une représentation en creux du Réel. Entre diapositives et commentaires, le sens s’élabore dans le silence et la suture, le papillotement de la projection et les failles de la mémoire : François – « Et vous les avez conservées, ses lettres ? Ses lettres à lui ? Jeanne – Certaines, oui. Il y avait des moments très beaux. Il écrivait beaucoup, bientôt tous les jours, deux fois par jour. François – Et vous les avez conservées ? »3
Dans l’ombre portée de la trace verbale et du fragment visuel se joue l’intertextualité, pour un dispositif en transparence et en opacité. Il en résulte un effet de tissage lectoriel et spectatoriel. Le jeu polyphonique des couches de sens nous conduit à l’endroit et à l’envers de la représentation : François – « Impluvium. Le jardin au centre du péristyle. C’est ici que le gardien aurait pris la seule photo des amants. Livio prendrait Benvenuta par le bras, se pencherait vers elle, sourirait. Jeanne – Livio se tient à sa droite. Il lui donne le bras gauche ; elle le prend ; il se penche ; il sourit au gardien ; il lui glisse un pourboire ; elle reprend l’appareil. La photo sera voilée, mais il reste les deux ombres ».4
Le système est de fait réversible, selon que nous considérons le cliché ou son négatif, la ligne ou l’interligne. Le destinataire peut alors se glisser dans un entre-deux mondes, lieu de tous les fantasmes et de tous les fantômes. La fresque des Mystères réactualise les revenants du texte et de l’image, dans un assemblage en clair-obscur entre les pâles figures du roman et les ombres de l’écran. Nous flottons dans un univers de représentation ambivalent, où l’image actuelle visible voile et dévoile à la fois l’image virtuelle invisible. Selon Gilles Deleuze, cette « image-temps directe est le 1
S. Lilar, op. cit., p. 200. P. Quignard, op. cit., p. 337. 3 A. Delvaux, op. cit., séquence 12. 4 Ibidem. 2
159
L’INTERTEXTUALITE fantôme qui a toujours hanté le cinéma » 1 ; le sens se construit donc en deçà et audelà de la figuration spectrale, selon une dialectique de l’occultation et de la révélation. L’arc sémantique qui parcourt les champs littéraire et filmique relie en surface et en profondeur les différents niveaux de signification. L’effet de montage iconotextuel révèle, dans les reflets et les ombres de la parabole, tous les degrés de la représentation : du texte à l’image, la ronde symbolique recompose en relief la chaîne associative du manque. Le jeu de contamination sémantique s’effectue d’abord à travers la gestuelle des acteurs-personnages. Les connexions ont lieu par frôlements et subtiles vibrations lors de la séance de projection dans le bureau de la romancière. L’ombre des corps semble se refléter dans une mer intérieure : par l’intermédiaire du miroir photographique, les silhouettes de Jeanne et François rejoignent celles de Benvenuta et Livio, les présents et les absents se reconnaissant tous à travers les personnages de la fresque. La danse initiatique amorcée dans la peinture infuse et diffuse les circonvolutions des couples respectifs. Ces effets d’ébauches et de prolongements assurent aux figures romanesques et filmiques une continuité signifiante. Nous assistons à un processus de croisements identitaires qui se matérialise par l’entrelacement des bras et des chevelures. L’arrondi des gestes de Jeanne et Benvenuta se trouve démultiplié par l’attitude des jeunes pompéiennes. Les corps s’allongent et s’incurvent à l’unisson, rappelant ces vers de Reiner-Maria Rilke, cité ailleurs par Livio et sa maîtresse : Livio – « Les visages et les corps s’étirent, se tournent, se colorent… Benvenuta —… prennent forme et solidité, sortis tout entiers de ma tasse de thé ». 2
L’illusion du rapprochement se double d’une confusion des rôles : les personnages croisent leurs doubles, les vivants semblent danser avec les morts, dans une configuration des corps à la fois érotique et mortifère. Le motif de la répétition vient amplifier cet effet de chassé-croisé, et rappelle le caractère millénaire du rituel initiatique. Le paratexte de Suzanne Lilar rattache clairement l’enjeu romanesque à un fait de civilisation très ancien : « Dans quelle mémoire ancestrale, animale peut-être, Livio puise-t-il ses inventions ? Dans quel répertoire occulte les variantes de cette chorégraphie qui a par elle-même pouvoir de révélation ? »3
Ces gestes séculaires, mille fois répétés, confèrent une amplitude maximale au cérémonial : un « va-et-vient de conscience »4 s’établit entre les amants et leurs modèles, les acteurs et les personnages ; l’amplification joue ainsi du rappel et de l’anticipation, du dédoublement et de la fusion. Par ailleurs, la superposition des voiles accompagne et souligne la gestuelle romanesque et filmique. L’arc vélaire qui s’ébauche sur les trois petits pans de mur s’amplifie dans la page blanche et revient en écho à l’écran. Ce dispositif en miroir permet de reconsidérer la fresque dans son épaisseur et sa transparence, et de la relire comme « l’illusion de la présence finie ».5 Le voile cache et manifeste, reliant la densité charnelle des personnages de Suzanne Lilar à 1
G. Deleuze, Cinéma 2 – L’Image-Temps, les Editions de Minuit, 1985, p. 17. A. Delvaux, op. cit., séquence 3. 3 S. Lilar, op. cit., p. 240. 4 Ibidem. 5 P. Quignard, op. cit., p. 320. 2
160
LE JEU DE L’INTERTEXTUALITE DANS BENVENUTA : UN PALIMPSESTE INITIATIQUE leur projection fantomatique pour l’adaptation d’André Delvaux. Le rite de la dénudation suit les effets de matière, pour reconstituer par imitation ou variation la parabole initiale. Les voiles et leurs doublures recomposent donc en boucle les étapes du cheminement initiatique. Le mouvement adopté est celui du tournoiement et de la pétrification. Cet élan dialectique transparaît à tous les niveaux de signification, qu’ils soient littéraires, picturaux ou filmiques. Un lien ténu parcourt le jeu de la transposition artistique, se noue et se dénoue selon une dynamique tournoyante et figée ; cette figure, désignée sous le nom de « l’Epouvantée », est décrite par la romancière belge comme une « forme enveloppée d’un voile projeté en arrière par le mouvement d’une terreur qui ne peut s’appeler autrement que sacrée »1 L’image aussitôt disparue réapparaît chez André Delvaux dans les fantasmes de Jeanne, imprimant au montage des souvenirs des ondulations très pompéiennes. Entre la ronde érotique et l’effroi qui fige, le champ de la représentation est traversé tout entier par le code du dévoilement. L’effet de surimpression qui en résulte nous incite à une lecture à rebours du Réel ; ce qui est caché peut se révéler par le fait de la superposition et du décalage. La vérité se manifeste en surexposition, dans l’évanescence des corps et la légèreté des étoffes. Les circonvolutions de Jeanne devant l’écran, l’ébauche d’un geste pour réajuster son châle trahissent son secret en pleine lumière. L’ombre de ses vêtements recouvre à peine les voiles de l’initiée, nous laissant entrevoir l’image d’un amour qui en chasse un autre. Les volutes de fumée qui s’échappent de sa cigarette redoublent le caractère ambigu de la mise en scène : les vapeurs blanches voilent et dévoilent les visages surimprimés et les émotions décalées, dans une mise en abyme inquiétante du Réel. De ce fait, nous assistons à un processus de dédoublement des personnages et de leurs ombres. La reprise en miroir de la fresque démultiplie les doubles féminins de Benvenuta et de Jeanne. Le défilé des différentes figures, découpées, fractionnées et remontées, produit un effet de miroitement fantastique. Des vingt-neuf personnages initiaux ne subsistent chez Suzanne Lilar que « les troublantes apparitions de l’Épouvantée, de l’Agenouillée, de la Flagellée du Salon des Mystères »2 ; le cinéaste, en superposant le code photographique des diapositives au code cinématique de la visite commentée, crée une projection où les fantômes et leurs modèles vivants vont jusqu’à se confondre. Le filtre cinématographique semble fissurer la couleur, creuser l’ombre et ouvrir une brèche dans la surface lisse des apparences. Ce bal macabre inscrit le champ de l’intertextualité sous le signe d’Éros et Thanatos ; les revenants sont réactivés, les doubles sont libérés dans un réseau érotique et mortifère qui joue de la mémoire et de la recréation. Les mascarades du peintre Ensor et les personae à l’Antique se reflètent en miroir, en un chassé-croisé ambigu qui relève aussi bien du ludisme orgiaque que de la communion mystique. Par vampirisme et contagion, les masques se colorent et les peintures se pétrifient, pour une lecture à la fois inventive et fusionnelle de la fresque dionysiaque. Ces coïncidences étranges nous mettent donc en relation avec un univers de mortsvivants, et nous confrontent par là à l’ambivalence du jeu interprétatif. 1 2
S. Lilar, op. cit., p. 45. Ibid., p. 199.
161
L’INTERTEXTUALITE La navigation herméneutique prend la forme d’une ellipse polyphonique, qui se constitue sur le principe de l’interactivité. Les potentialités sémantiques laissent l’espace libre au jeu de l’interprétation. Cette configuration elliptique prévoit un destinataire, dont la présence et la fonction se manifestent par la circulation des regards et le jeu des points de vue. La spirale des possibles se met en place lors de la séance de projection, comme à l’intérieur d’une chambre obscure. Selon le principe d’une montée mélodique, toute la mémoire du monde se lit et se relit sous forme spirique. Le voile qui s’arrondit au-dessus de la tête de l’initiée, une danseuse vue de dos, les mains levées, les bras en rond, qui tournoie sur elle-même en frappant des cymbales, jusqu’à l’arc tenu par un Cupidon aux ailes blanches sont autant de motifs qui accompagnent les regards du lecteur-spectateur. Les cercles concentriques de la danse se dilatent ou se rétractent, repris en écho par la trajectoire circulaire de Benvenuta dans la Villa des Mystères, ou par les évolutions nerveuses de Jeanne devant l’écran de projection. La place du destinataire peut être cernée en fonction des éléments centrifuges ou centripètes de la représentation. La figure interprétative est prévue comme un fantôme qui hante la chambre obscure ; au centre de gravité de cette configuration en spirale, le jeu lectoriel et spectatoriel consiste à explorer toutes les virtualités du texte et de l’image. Entre le roman possible et la projection virtuelle, le lecteur-spectateur est ce personnage invisible placé au cœur du mouvement ondulatoire : pris entre les regards des initiateurs et des initiés, il remonte le fil spéculaire qui gouverne les constructions romanesque et filmique. À la croisée des sens et des points de vue, il peut dénouer ou renouer le tissu symbolique, selon son degré d’adhésion face à cette œuvre à double fond visuel et sémantique. Au jeu des intervalles et des interprétations se dégage le caractère réversible de ce dispositif en spirale. Nous sommes comme à l’intérieur et à l’extérieur de la chambre obscure, dans un champ visuel dédoublé. Notre statut fantomatique nous permet d’entrer et de sortir des spires de la représentation, avec la possibilité de lire et de voir en relief et en creux. La mise en scène du regard s’accompagne d’un redoublement de l’activité perceptive et cognitive, avec une inversion de la figure qui n’est que le moule en creux de la reprise. Ce jeu de retournement d’une image dans une autre tend à représenter l’activité de la pensée, comme celle du Philosophe en méditation 1 de Rembrandt. Or, si la spirale évoque la transcription spatiale de notre intériorité, la figure suggère aussi – par sa réversibilité – la nature ambivalente de toute activité herméneutique. Aussi sommes-nous confrontés au code de l’anamorphose2, matérialisé par l’utilisation du miroir déformant. Fonctionnant comme une chambre optique, la peinture du Salon des Mystères a une valeur anamorphosante sur les relations de 1 D’après l’analyse picturale de Jean-Louis Leutrat, la représentation « cochléaire » induit un jeu visuel et sémantique entre l’intériorité méditative du personnage et son extériorisation dans le tableau : « La pièce du Philosophe est comme le fond d’une cave où mûrit la pensée qui s’élève par le chemin spiralé » [J.L. Leutrat, op. cit., p.182]. A l’envers et à l’endroit de la spirale signifiante se construit donc un signifié réversible, pour un cheminement herméneutique à l’infini. 2 L’anamorphose est une déformation, un renversement de la forme ; comme le rappelle le critique Jurgis Baltrusaitis, le changement réfère au point de vue adopté par le spectateur, et non à l’apparence de l’image, contrairement à la métamorphose [J. Baltrusaitis, Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux, Paris, O. Perrin, 1969, passim].
162
LE JEU DE L’INTERTEXTUALITE DANS BENVENUTA : UN PALIMPSESTE INITIATIQUE coprésence entre le texte et l’image. Au carrefour de tous les regards et de toutes les transformations, le support mural est un espace tantôt opaque tantôt lumineux où les personnages et leurs doubles, les lecteurs et les spectateurs ne se reconnaissent pas forcément. À l’instar de la femme à la toilette représentée sur le dernier pan de mur, nous ne captons que des rayons obliques et déformés par le jeu spéculaire. D’un bout à l’autre de la chaîne signifiante, nous sommes à la fois inclus et exclus, invités dans l’intimité d’une histoire qui ne nous appartient pas. L’effet divergent et kaléidoscopique que peut produire ce montage iconotextuel menace toute activité réceptive d’éclatement. De la mise en abyme picturale jaillit une mosaïque de sens, répercutés en écho entre la page et l’écran. La danse vertigineuse des ménades1, redoublée par la mise en scène romanesque et filmique, incite le destinataire à explorer en tous sens l’espace de la représentation. Entre distance et folie, dérision et rejet, les personnages et leurs doubles nous renvoient l’image d’un Réel éclaté. L’entrée dans ce carrousel visuel et sémantique s’accompagne d’un regard critique : par disjonction et dissolution, notre vision de la réalité se fissure et se délite, laissant place au doute et à la perplexité. Dans ce cas de figure, le caractère hétérogène de la vision relaie une conception parodique de l’œuvre d’art. À l’inverse, l’effet convergent et fusionnel de la métaphore optique peut être privilégié par le destinataire pour une lecture de type abyssal. Le système de surcadrage qui entoure la peinture infuse et diffuse son pouvoir d’absorption sur la page et à l’écran. Tout comme la jeune romaine qui s’abyme dans le miroir que lui tend un petit Cupidon aux ailes blanches, nous sommes simultanément les sujets et les objets d’un complexe d’« ophélisation » 2 : pris entre le système de l’empilement textuel et celui de l’avalement cinématographique, nous nous noyons dans la contemplation de nos doubles imaginaires. Cette dynamique vertigineuse a pour corollaire un regard unifié et unificateur. Ainsi le caractère homogène de la vision traduit-il une conception vampirique de la création artistique et de sa réception. Enfin, le code de la cristallisation permet de resituer les enjeux herméneutiques dans la perspective de l’intertextualité. Le miroir déformant renvoie à l’œil du récepteur, les personnages n’étant que nos doublures interprétatives. Ce regard virtuel, œil vide ou trou noir, est l’espace vacant pour un autre film ou un autre texte ; les compétences lectorielles et spectatorielles sont ainsi réfractées et diffractées dans un jeu de collage visuel et de fusion sémantique. Située au carrefour des potentialités, l’activité interprétative engage, selon Sophie Rabau, « un défi herméneutique où la lecture linéaire devrait à chaque instant se résoudre en une verticalité intertextuelle mais se poursuit pourtant, où l’interprétation est absolument nécessaire mais en même temps peut-être superflue ».3 Les choix herméneutiques s’effectuent donc en fonction de la nature ambivalente du jeu intertextuel ; si nous nous situons du côté du point de vue unifiant, l’interprétation revêt un caractère symbolique. Le regard du destinataire 1 Dans l’Antiquité, les ménades –ou Bacchantes- étaient les femmes qui composaient le cortège de Dionysos ; prises d’une folie extatique, elles célébraient son culte en chantant, dansant et jouant sur des instruments de musique. 2 L’ « ophélisation » est à rattacher au « complexe d’Ophélie » qui, d’après les analyses de Gilbert Durant, est une épiphanie de la mort (G. Durand, Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, Dunod, Paris, 1992, Livre Premier, p. 107). 3 S. Rabau, L’intertextualité, Flammarion, 2002, p. 35.
163
L’INTERTEXTUALITE réfléchit le processus de connexion entre le visible et l’invisible, le Réel et l’Imaginaire. L’effet de sens est métaphysique, et le régime de réception peut être qualifié de synthétique. Si au contraire nous adoptons un point de vue critique, la démarche interprétative se rapproche d’une esthétique de l’hybridation1. Il s’agit alors d’une configuration éclatée, au centre de laquelle l’œil lectoriel et spectatoriel renvoie l’image d’une fracture du Réel doublée d’une crise des valeurs. L’effet de sens devient ludique, avec un régime d’adhésion de type analytique. Quoi qu’il en soit, et dans les deux cas de figure, l’homme demeure « un regard désirant qui cherche une autre image »2 derrière tout ce qu’il lit et tout ce qu’il voit. La mise en jeu de l’intertextualité vise donc systématiquement un destinataire. Cette constatation nous autorise à rattacher l’herméneutique intertextuelle à la théorie de la réception, élaborée en Europe par l’école de Constance, et notamment Wolfgang Iser avec son analyse des « blancs » du texte3. Jean Bessière, quant à lui, note que la pratique intertextuelle est toujours ambivalente, puisqu’elle engage simultanément une recomposition syntagmatique et paradigmatique, selon une interrelation duelle que nous retrouvons à l’échelle de l’adaptation filmique. Par ailleurs, l’utilisation de la fresque pompéienne par Suzanne Lilar et André Delvaux problématise, nous semble-t-il, les enjeux de l’intertextualité ; celleci est mise en scène autour des trois articulations du jeu intertextuel répertoriées par Sophie Rabau : ces effets de manques, de reliefs et de potentiels sont autant de codes qui permettent de reconstituer la configuration du palimpseste initiatique. Du mode verbal au mode non verbal, nous sommes confrontés à une expansion spatiale de la figure qui remet simultanément en question la linéarité temporelle. Ainsi faisonsnous l’expérience d’un espace-temps réversible, qui nous emmène à l’endroit et à l’envers des normes de la représentation humaine. DESPRES Hélène Université de Toulouse-le Mirail helene.despres@free.fr BIBLIOGRAPHIE M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Ed. Gallimard, 1978. J. BALTRUSAITIS, Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux, Paris, O. Perrin, 1969. G. DELEUZE, L’Image-Temps, les Éditions de Minuit, 1985. G. GENETTE, Palimpsestes, La Littérature au second degré, Éditions du Seuil, 1982. W. ISER, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Mardaga, 1985. J.-L. LEUTRAT, Vie des Fantômes, Le Fantastique au Cinéma, Éditions de l’Étoile/Cahiers du Cinéma, 1995. P. QUIGNARD, Le Sexe et l’effroi, Éditions Gallimard, 1994. S. RABAU, L’intertextualité, Flammarion, 2002.
1 L’hybridation de l’image renvoie au concept de « construction hybride » tel que le définit Mikhaïl Bakhtine : « Nous qualifions de construction hybride un énoncé qui [...] appartient au seul locuteur, mais où se confondent, en réalité, deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux « langues », deux perspectives sémantiques et sociologiques « [M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Ed Gallimard, 1978, pp. 125-126. Ainsi la coprésence d’éléments hétérogènes dans un même énoncé iconique peut-elle conduire à une vision éclatée du Réel. 2 P. Quignard, op. cit., p.10. 3 W. Iser, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Mardaga, 1985, passim.
164
PUBLICITÉ, INTRADISCOURS ET INTERDISCOURS1 « La langue est si belle… Sans effort elle se glisse en vous et vous pénètre tout entier. Elle s’installe sans déranger, sans brusquerie, et puis un jour, elle est là, elle vous possède. Vous n’avez rien vu, rien compris non plus, et tout devient facile, soudain fluide, c’est comme si vous l’aviez toujours su. Les phrases remontent d’une mémoire antique et mystérieusement votre mémoire y a accès. Vous ne l’avez pas cherché, vous n’avez rien demandé, mais c’est ainsi. C’est très mystérieux, la mémoire » (Claire Béchet, Entre parenthèses, Calmann-Lévy, 2001, p. 174).
1. INTRODUCTION Discours hétéroclite s’il en est, la publicité puise dans le réservoir linguistique et socioculturel pour exploiter des matériaux de diverses provenances : non pas seulement ceux qui peuvent être étiquetés comme intertextuels ou comme interdiscursifs, mettant en jeu les notions de texte et de discours, mais elle s’emploie aussi à mettre l’accent, de façon ludique, cynique ou critique, sur son propre discours, qu’elle a édifié au fur et à mesure de son développement et de son histoire. Dans ce cas, elle fait appel à l’intradiscours. Intertexte et interdiscours sont, qu’on le veuille ou non, difficilement dissociables : nous parlerons d’intertexte pour nous référer aux échos d’autres textes, appartenant à d’autres genres, dans le texte publicitaire ; et l’interdiscours désignera plus proprement l’interaction d’autres genres avec celui-ci. Cependant, la notion d’interdiscours renvoie aussi à l’intertexte du fait que tout texte appartient à un discours. Nous y reviendrons. En outre, l’intertexte et l’interdiscours se distinguent tous les deux de l’intradiscours dans la mesure où ce dernier vise la publicité ellemême en tant que genre. D’autre part, le discours publicitaire utilise des éléments concernant différents domaines de l’activité sociale qui lui fournissent le cadre pour argumenter en faveur de l’objet vanté. La question qui se pose est celle de savoir si ces éléments peuvent ou non véhiculer une éventuelle intertextualité ou interdiscursivité, et elle est d’autant plus pertinente que la délimitation de ces notions fait problème à ceux qui les abordent. 2. L’INTERTEXTUALITE ET L’INTERDISCURSIVITE Le terme d’intertextualité apparaît pour la première fois en 1966 chez Julia Kristeva dans plusieurs essais repris en 1969 dans Semêiotikè, où elle dit à propos du texte littéraire : 1
Ce travail a été partiellement financé par le projet PGIDT01PXI20407PR.
165
L’INTERTEXTUALITE « Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins, comme double » (Kristeva, 1969 :85).
Supposant une originalité certaine dans la lecture et l’interprétation des textes qui vient supplanter la critique traditionnelle des sources, l’intertextualité s’est démarquée peu à peu de la seule littérature, de telle sorte qu’on a dévoilé sa présence un peu partout et que l’emploi du terme s’est généralisé. La popularité de la notion s’est accrue à la mesure de sa fécondité tant et si bien que les chercheurs notent à l’unanimité que son succès est corrélatif à son émiettement. En prenant comme point de repère le texte littéraire, Riffaterre a contribué lui aussi à diffuser la notion en la liant étroitement à la mémoire et à l’érudition du lecteur, qui réalise en l’espèce une lecture non linéaire : « L’intertexte est l’ensemble des textes que l’on peut rapprocher de celui qu’on a sous les yeux, l’ensemble des textes que l’on retrouve dans sa mémoire à la lecture d’un passage donné. L’intertexte est donc un corpus indéfini. On peut toujours, en effet, en reconnaître le commencement : c’est le texte qui déclenche des associations mémorielles dès que nous commençons à le lire. Il est évident, par contre, qu’on n’en voit pas la fin. Ces associations sont plus ou moins étendues, plus ou moins riches selon la culture du lecteur. Elles se prolongent et se développent selon le progrès de cette culture, ou même en fonction du nombre de fois que nous relisons le texte » (Riffaterre, 1981 :4).
On voit pointer les problèmes de démarcation. Étant donné que l’intertexte recouvre des relations différentes entre les textes, Genette (1982 : 7-16) en a proposé un classement, dressé selon le type de rapport instauré : pour ce faire il a utilisé les termes de transtextualité, intertextualité, paratextualité, architextualité, métatextualité, hypertextualité et hypotextualité. Genette explique la transtextualité, équivalent générique de l’intertextualité chez Riffaterre, comme la « transcendance textuelle du texte ». L’intertextualité est alors, selon lui, la « coprésence entre deux ou plusieurs textes ». Des exemples en sont la citation, l’allusion, le plagiat ou le pastiche. Le paratexte embrasse tout ce qui est à côté du texte (illustration, accroches, slogans, notes marginales…). L’architexte se réfère à la relation qu’un texte entretient avec le genre auquel il appartient ; le métatexte est le commentaire qu’un texte fait d’un autre texte sans nécessairement le nommer. Finalement, l’hypertextualité est la relation d’un texte postérieur à un texte antérieur, celui-ci étant son hypotexte. Sans entrer dans le détail du classement qu’il mène à terme, on constate qu’il donne une définition restrictive de l’intertextualité, qui porte sur les seules relations de coprésence, mais du fait qu’il reconnaît que toute œuvre évoque une autre, il n’exclut pas une hypertextualité généralisée. Tout bien considéré, le problème posé reste le même du moment qu’il s’agit d’inclure, comme on le fait souvent, dans le cadre de la reprise textuelle le savoir partagé, ce que Marc Angenot (1988 : 24-25) appelle le « discours social », qu’il définit comme la somme de tout ce qui se dit et s’écrit à un moment donné dans une société, la totalité de la reproduction des représentations sociales ; autrement dit, l’intertexte qui n’a pas de configuration précise2. Et que l’on parle d’intertextualité, d’hypertextualité ou d’interdiscursivité, l’écueil des mots texte et discours est toujours à l’affût, alors que ce sont justement eux qui font problème si l’on aborde 2
Au sujet des liens étroits entre intertextualité et discours social, cf. López Díaz, 1992 :111125.
166
PUBLICITE, INTRADISCOURS ET INTERDISCOURS ce savoir diffus qu’est le savoir partagé, la voix du sens commun, que l’on nomme aussi discours social. En ce qui concerne l’intertextualité, il faut signaler tout de même que, malgré les formulations diverses et parfois contradictoires, la commodité du terme est indéniable pour conceptualiser les interactions textuelles en général. Sa fortune a été cependant corrélée d’un élargissement qui a fini, bien évidemment, par le diluer et le vider d’un contenu précis : au fur et à mesure que ses limites se sont étendues, son sens est devenu de plus en plus indécis, de telle sorte qu’il a fini par renvoyer à l’essence même du langage et non pas à la seule circulation des textes. Aux embûches de sa définition et de ses limites vient s’ajouter celle des catégories spécifiques qu’il recouvre. Les auteurs constatent à l’unanimité les divergences et le manque de rigueur en ce qui concerne l’utilisation du terme. Pour preuve l’affirmation d’Angenot : « Un des enjeux de cette affaire d’intertexte, est de savoir pourtant quelle étendue donner au "champ intertextuel" même » (1983a : 128) ; ou encore celle de Piégay-Gros : « À considérer, comme c’est souvent le cas, que tout est intertexte, on risque fort de priver l’intertextualité de sa spécificité et de faire perdre à la notion toute efficacité » (1996 :2). Toujours est-il que le risque de prendre le concept d’intertextualité au sens large entraîne la prise en considération de stratégies communicatives qui ne font nullement appel à des discours précis mais plutôt aux enjeux de la langue elle-même et des représentations partagées qui modèlent un savoir social diffus. On empiète ainsi sur des concepts tels que connotation, inférence, sous-entendu, script, stéréotype, etc., qui sont à vrai dire en dehors du cadre de l’intertextualité. En effet, ce qui est au départ pour l’intertextualité tout simplement une affaire de référence, devient, comme on va le voir, aussi bien lorsqu’on prend la notion au sens large que dans certaines conceptions de l’interdiscours, une question de signification des termes, qui est d’ailleurs nécessaire à la compréhension. Au lieu de renvoyer au processus de circulation des discours et des textes, intertexte et interdiscours renvoient alors à l’essence même de la langue et de la sémiosis parce que dans cette perspective large c’est la signification qu’on envisage, et non pas la référence. Or, il est utile de rappeler que l’on gagnerait beaucoup à dissocier ce qui relève de la signification (essentielle ou accessoire) et ce qui est du domaine de la référence. En guise d’illustration, on peut proposer des exemples où l’on discerne aisément que les traces d’un éventuel « discours antérieur » sont de nature bien différente. Ainsi, dans les énoncés publicitaires suivants : a) X fait le potage de vos grand-mères b) Liberté. Égalité. Bijoux force est d’admettre qu’à la lecture du premier exemple viennent à l’esprit les idées d’amour, de tradition, de savoir-faire connotées par le concept de grand-mère, mais sans qu’aucun rapport direct avec un autre texte ou un autre discours déterminés soit en principe établi. En revanche, dans le deuxième exemple la devise de la République est convoquée de façon évidente, bien qu’elle soit altérée. Par ailleurs, on a beau ne pas annoncer la formule, les destinataires ne la reconnaissent pas moins. On est là devant un cas d’intertextualité ou d’interdiscursivité qui fait émerger un discours historique ayant trait au patrimoine national et aux valeurs républicaines. Du reste, un soubassement idéologique oppose un énoncé qui est senti 167
L’INTERTEXTUALITE comme propre en a), à un autre énoncé reçu comme celui d’autrui en b). À notre avis, ce serait bien évidemment ce dernier le seul qui s’avère intertextuel ou interdiscursif. Or il n’en est pas toujours ainsi, car l’exemple a) contient dans la perspective de Charaudeau « un jeu de renvois entre des discours qui ont eu un support textuel mais dont on n’a pas mémorisé la configuration » et relève donc d’après lui de l’interdiscours (cité par Maingueneau, 2002 : 325). En raison de la disparité de faits que l’on peut rassembler, Charaudeau essaie de jeter une lumière sur la question en postulant un discours à deux faces, l’une intertextuelle et l’autre interdiscursive : « [Le] discours est tantôt configuré dans des textes que nous dirons institués, parce qu’ils laissent une trace stable, qu’ils sont repérables, souvent signés, le plus souvent institutionnalisés, et que donc ils peuvent être cités ; on dira dans ce cas que le jeu de citations (explicite ou non) et la circulation de ces textes constituent une intertextualité. Mais il est des cas où le discours est configuré de manière que nous dirons flottante, parce qu’il y a peu de traces stables ; il apparaît sous la forme de fragments d’oralité anonymes et ne peut, à proprement parler, être cité. On dira qu’il constitue la rumeur publique (le « comme on dit »), que parfois il se durcit en stéréotype, et que sa circulation constitue une interdiscursivité » (1993 :57).
De ce point de vue, il y aurait deux types d’interdiscursivité : - l’une intertextuelle, ayant une configuration « codée » et basée sur des textes ; - l’autre non intertextuelle, puisqu’elle ne dispose ni de configuration ni de texte précis. Or l’interdiscursivité non intertextuelle est basée sur le préconstruit, l’évidence partagée, qui se rapproche, du reste, de la notion de présupposition, car elle porte la trace dans l’énoncé d’un discours antérieur et se démarque de ce qui est construit lors de l’énonciation. Comme le signale Branca-Rossof (2002 : 464) : « un sentiment d’évidence s’attache au préconstruit parce qu’il a été « déjà dit » et qu’on a oublié qui en était l’énonciateur ». Ce terme de préconstruit nous semble plus éclairant, étant donné que celui d’interdiscursivité pose le problème du manque de netteté, dû aux différentes significations qu’on peut lui attribuer. En outre, comme dans le cas de l’intertextualité, l’emploi généralisé de la notion la vide de contenu (s’agit-il de la circulation de discours précis ? du savoir socioculturel partagé ? ou bien de la compétence interprétative tout court ?), sans compter qu’il est des cas où elle semble plus difficile à appliquer que d’autres. Devant ce panorama, ne faudrait-il pas se demander quelles sont les conditions que l’intertextualité et l’interdiscursivité doivent remplir pour être telles, afin de ne pas les diluer en les généralisant excessivement ? Comme on l’a dit, il reste que l’intertextualité entraîne peu ou prou l’interdiscursivité, dans la mesure où les textes sont rattachés à des discours. Aussi préférons-nous prendre les notions au sens restreint. Par conséquent, afin d’employer les différents termes de façon tant soit peu rigoureuse et tout en profitant des acquis des différents travaux consacrés à l’intertextualité et à l’interdiscursivité, nous prendrons à l’appui la notion d’hétérogénéité énonciative, qui nous paraît d’ailleurs moins polysémique, telle que Jacqueline Authier-Revuz l’a conçue (1984 : 98), en la divisant en hétérogénéité montrée, marquée ou non marquée et en hétérogénéité constitutive.
168
PUBLICITE, INTRADISCOURS ET INTERDISCOURS 3. L’HETEROGENEITE ENONCIATIVE Les phénomènes de l’hétérogénéité énonciative tels qu’ils sont définis par Jacqueline Authier-Revuz ne vont pas sans évoquer l’intertextualité et l’interdiscursivité, tout en permettant à notre avis de résoudre au moins en partie les problèmes terminologiques. L’hétérogénéité énonciative s’appuie sur la conception du dialogisme de Bakhtine ainsi que sur l’approche psychanalytique du rapport entre le langage et le sujet, selon laquelle celui-ci est dépassé par l’extérieur et perd de ce fait son autonomie. Autrement dit, son pouvoir sur la langue n’est qu’une illusion. Selon l’idée de Bakhtine le dialogisme est interne au discours : la langue, orale ou écrite, possède une dimension foncièrement interactive, les mots sont toujours et inévitablement, qu’on le veuille ou non, « les mots des autres ». Dans le discours de tout locuteur se rencontrent les opinions des interlocuteurs immédiats, des visions du monde partagées. Étant donné que cette intuition traverse la parole, le dire ne peut pas se soustraire au déjà dit. Aucun mot n’est « neutre », mais « chargé », « occupé », « habité », « traversé » des discours dans lesquels il a été employé (Authier-Revuz, 1984 : 100). Il ne s’agit pas tant de connotations dont les mots seraient escortés, que d’un déjà dit constitutif du discours. Ce qui revient à dire que le discours est le produit de l’interdiscours avec ses préconstruits et que la parole du sujet est foncièrement hétérogène : « Hétérogénéité constitutive du discours et hétérogénéité montrée dans le discours représentent deux ordres de réalité différents : celui des processus réels de constitution d’un discours et celui des processus non moins réels, de représentation dans un discours, de sa constitution. […] À une hétérogénéité radicale, en extériorité interne au sujet, et au discours, comme telle non localisable et non représentable dans un discours qu’elle constitue, celle de l’Autre du discours, où jouent l’interdiscours et l’inconscient, s’oppose la représentation, dans le discours, des différenciations, disjonctions, frontières intérieur/extérieur à travers lesquelles l’un, sujet, discours, se délimite dans la pluralité des autres, et en même temps affirme la figure d’un énonciateur extérieur à son discours » (Authier-Revuz, 1984 : 106).
L’hétérogénéité est montrée et marquée si elle est rendue explicite comme dans le cas des citations, alors qu’elle est montrée mais non marquée si elle devient moins visible comme dans les allusions. Ces deux types s’opposent à l’hétérogénéité constitutive du discours en général. Dans son identité même, chaque discours est porteur selon l’idée de Pêcheux d’une hétérogénéité constitutive, puisque « ça parle avant, ailleurs et indépendamment » (Authier-Revuz, 1984 :100). Chaque discours apparaît dialectiquement comme unitaire et comme pluriel : d’une part il a une identité propre parce qu’il se distingue des autres, et d’autre part il est constitué de matériaux divers qui gardent des traces des univers qui les ont vus circuler. Par ailleurs, en ce qui concerne la publicité, quel que soit le message, le destinataire l’interprète comme une argumentation en faveur de l’objet. Tout échange communicatif repose donc sur un contrat tacite variant selon le genre ; chaque discours forme une unité de communication associée à des conditions de production et de réception déterminées. Cela étant, l’hétérogénéité constitutive du discours publicitaire traverse les multiples cadres dans lesquels on peut situer l’objet pour communiquer à partir de la langue elle-même. Et on sait à quel point il est hétéroclite. Tout familiers que sont ses éloges, il puise ses matériaux çà et là et ses décalages sont fréquents. Nous allons le voir à travers quelques exemples : la mise en scène linguistico-iconique de la publicité imprimée peut être tout à fait banale ou bien montrer des éléments 169
L’INTERTEXTUALITE déplacés ; mais quoi que ce soit elle est le lieu de cette hétérogénéité constitutive du préconstruit qui guide l’interprétation chez les destinataires. Aussi accordent-ils une certaine valeur au message en fonction de leurs diverses compétences. Par conséquent, devant la métaphore rebattue de la publicité suivante : (1) Le bijou 100 % numérique (caméra Nikon)
où une caméra est transformée en boucle d’oreille pour rendre la métaphore littérale, le destinataire sait bien que le fait de désigner un objet par le nom de « bijou » le valorise. Mais cela n’empêche pas qu’il semble plus approprié de considérer ce mécanisme tout simplement à notre avis comme un fait de signification mettant en jeu la compétence linguistique, que comme relevant de l’interdiscursivité. De même quand on dit : (2) Un prix très ordinaire (voiture Volkswagen Beetle)
pour renforcer l’image d’un phare de la voiture contenant deux étiquettes autocollantes du prix (109 900 F) comme s’il s’agissait d’un article de supermarché, le destinataire, mobilisant son expérience sociale, perçoit sans doute un décalage dans l’énonciation. Mais appeler ce décalage interdiscours peut certainement paraître embarrassant. C’est pourquoi nous préférons parler d’hétérogénéité constitutive tout court. En revanche l’hétérogénéité montrée bien que non marquée est claire dans : (3) Suze se distingue à chaque apparition (gentiane Suze)
puisque de ces propos se dégage une allusion au discours de la critique du spectacle, renforcée par l’image composée d’une bouteille à l’allure humanisée, pourvue d’un verre rempli posé sur le bouchon, à la manière d’une tête, et de deux rubans sur les côtés, comme des bras ouverts ; le tout donnant l’illusion d’un danseur dont la corde est justement formée par la phrase en question (« Suze se distingue à chaque apparition »). Il nous semble donc qu’il faudrait noter deux choses : d’une part, qu’on ne devrait pas transformer le procédé de référence qu’est l’intertextualité en une affaire de signification, et d’autre part que dans bien des décalages, où l’objet est présenté en dehors de son univers, il n’y a pourtant pas forcément d’interdiscursivité. La publicité absorbe sans cesse des fragments divers de l’extérieur qu’elle adapte et transforme à son profit. Ainsi, on distinguera les emprunts proprement discursifs qui relèvent des genres et des domaines de l’expression et manifestent l’altérité, de l’appropriation plus générale du système linguistique, dont il est besoin pour communiquer, ainsi que des objets, des stéréotypes et des symboles sociaux qui constituent l’univers de réalisation du discours publicitaire et pour lesquels l’appellation d’intertexte semble ne pas convenir et celle d’interdiscours ne paraît pas non plus tout à fait appropriée. Il est vrai que les mots signifient ce que ceux qui les ont employés avant leur ont fait signifier et que la lecture est conditionnée par les connaissances préalables du locuteur, mais il serait utile d’admettre que ces éléments mobilisés ne sont pas tous de même nature, comme le signale Dufays : « Lire, c’est bien entendu d’abord comprendre un texte. Mais qu’est-ce que la compréhension ? C’est une construction de topics, d’hypothèses de signification à partir de structures sémantiques préexistantes qu’on reconnaît et qui concernent tous les niveaux du texte (lexical, syntaxique, rhétorique, narratif, thématique, actanciel, idéologique). Ces structures peuvent être des intertextes précis (par exemple, le scénario de Tristan et Iseult se retrouve dans divers récits ultérieurs, tels L’Éternel retour de Cocteau), mais, le plus souvent, il s’agit de stéréotypies, de schèmes figés et inoriginés qui apparaissent dans un grand nombre de textes » (Dufays, 1991 :7).
170
PUBLICITE, INTRADISCOURS ET INTERDISCOURS Dans ce qui suit nous allons analyser tour à tour quelques exemples de l’hétérogénéité montrée. D’abord nous traiterons des formes marquées ou explicites que sont les citations, ensuite nous analyserons les allusions ou formes non marquées et donc implicites et finalement nous aborderons l’intradiscours publicitaire qui livre une hétérogénéité oscillant entre le marquage et l’absence de marquage. 4. LES CITATIONS La citation consiste à convoquer nommément un autre texte. Ce peut être le passage d’un auteur ou d’un personnage célèbre, généralement pour illustrer ou appuyer ce que l’on avance, en fournissant ou non au lecteur la source d’où la citation a été tirée. Les citations indiquent leur présence par leur forme même, au moyen des guillemets et de la typographie en général, tout en faisant preuve d’authenticité. Les plus canoniques sont les citations savantes signées qui servent d’argument d’autorité : (4) «… cette terre offre ses étendues désertes, couvertes de violet et de parfums. Dans les solitudes de la montagne de Lure, la lavande sauvage s’étale à perte de vue. À l’époque de la récolte, les soirs embaument. Les couleurs du couchant sont des litières de fleurs coupées… » Jean Giono. Provence. © Éditions Gallimard Une histoire vraie (gel à la lavande L’Occitane)
Il y a un décalage entre les deux énonciations, l’une littéraire et déplacée de son contexte originaire, celle de Giono, qui prend place dans le discours de la publicité, et l’autre celle du publicitaire qui qualifie de « vraie » la description contenue dans le fragment cité. Celui-ci sert d’ailleurs d’argument pour vanter l’objet en lui transférant non pas seulement son aura poétique mais aussi une caution qui le légitime. En effet, la citation exerce deux fonctions : l’une esthétique, qui a trait à la littérature d’auteur reconnu, et l’autre démonstrative, puisqu’elle est employée afin d’étayer le contenu publicitaire proprement dit. Le fragment cité est porteur, ne serait-ce que d’une petite partie, du texte absent auquel il appartient, ainsi que de la notoriété de l’auteur qui l’a formulé, de telle sorte que sa validité découle de l’autorité de son énonciateur. Par ailleurs, le texte source perd son monolithisme d’œuvre close et finie et acquiert des potentialités combinatoires : le signifiant a beau rester stable, le signifié, projeté dans la nouvelle situation de communication, se voit attribuer de nouvelles valeurs. Tout bien considéré, un texte qui cite un autre le transforme en retour, ne serait-ce que momentanément, outre qu’il le popularise et le divulgue. De toute façon, et malgré la coexistence à laquelle on soumet les deux textes, entre le discours citant et le discours cité se dessine une distance équivalente à celle ayant lieu entre le texte durable, faisant autorité, qu’est la littérature et le texte publicitaire qui ne peut pas s’empêcher d’être éphémère et précaire. Deux types de discours s’allient aux résonances sociologiques différentes : ce qui fait autorité en opposition à ce qui fait public, comme culture restreinte et valorisée d’un côté et culture de masse de l’autre. En effet, d’une part on se trouve devant un registre socioculturel restreint, impérissable, la parole de l’auteur consacré qui sert de référence ; d’autre part, on a un registre large mais éphémère et souvent déprécié, en tout cas servant rarement de référence culturelle, qu’est la parole publicitaire. Le discours cité, tout indépendant qu’il est, peut être glosé de façon très libre, bien sûr, par les autres énoncés, qui en tirent ainsi bénéfice : 171
L’INTERTEXTUALITE (5) « Tout est mouvement ». Héraclite Aujourd’hui les marchés mondiaux sont de plus en plus dépendants les uns des autres. Pour avancer, il faut acquérir une nouvelle dimension, plus globale. Il faut aussi s’y préparer à temps. La nouvelle structure de notre groupe Daimler-Benz, avec ses divisions Mercedes-Benz, AEG et Deutsche Aerospace va nous permettre de devenir un groupe de dimension mondiale (groupe Daimler-Benz) (6)"La beauté, la beauté harmonieuse…" (Guy de Maupassant). L’équilibre des lignes, la pureté du dessin, la finesse des formes, la prouesse technique portent un nouveau nom (montre Harmony de Vacheron Constantin)
L’énonciation publicitaire paraphrase les propos des auteurs célèbres, mais sans que ceux-ci perdent de leur autorité. La citation a une provenance prestigieuse et connue, mais il n’est pas d’information sur la source d’où elle est tirée. Or peu importe ; elle sauvegarde également les atouts de l’autorité qui la rendent indiscutable. Par la convocation de passages littéraires, philosophiques ou autres, on démythifie la référence aux auteurs célèbres et on s’approprie leur conception du monde. La citation, étant motivée et servant de thème, condense à elle seule le reste de l’énonciation linguistique qui compose le message et crée une sorte de rapport de filiation dans la mesure où elle sert d’étai au discours publicitaire. Les citations que nous venons de voir constituent un discours à côté du discours, puisque d’autres discours viennent escorter le discours publicitaire, tout en gardant leur autonomie et leur identité. Les mots sont utilisés en mention, de manière explicite, car ils sont entourés de marques qui les distinguent du reste du discours, mais en même temps ils justifient complètement la thématique du discours publicitaire proposé et en orientent la lecture. Si l’énonciateur de l’hypotexte n’est pas sollicité, la citation apparaît alors comme anonyme, sans signature ni source, seulement avec les marques formelles des guillemets. Dans ce cas il y a bien discours de l’autre, hétérogénéité montrée et marquée, mais non pas intertextualité. La seule caution de ce type de citation est le fait qu’elle a été produite par un informateur non identifié à titre personnel ou représentant une collectivité. Quoi qu’il en soit, la citation a beau manquer d’autorité, sa fonction de soutien du discours publicitaire n’en est pas moins indiscutable : (7) "Il est des signatures auxquelles on tient". (montres Van Cleef & Arpels)
Les citations, bien qu’elles restent plaquées sur la page comme des éléments à part, servent de soubassement sémantique et référentiel pour l’annonce et sont à même, le cas échéant, de constituer presque entièrement le message linguistique présenté. 5. LES ALLUSIONS Les allusions sont perçues autrement : au lieu d’apparaître comme des ajouts visibles, elles conforment elles-mêmes la signification linguistique du message publicitaire. Par ailleurs, alors que les citations se caractérisent par la présence localisable d’un discours autre avec un marquage bien précis dans le fil du texte, l’allusion est une forme non marquée, sans indices textuels, si bien que le discours d’autrui apparaît complètement intégré au message publicitaire, sans aucun signe de rupture. En conséquence, le lecteur est obligé de faire un effort supplémentaire pour leur reconnaissance, puisqu’il doit mobiliser sa culture et sa mémoire. L’acte de présenter explicitement un fait quelconque s’oppose à l’acte d’y faire allusion, car celui-ci exige de la part du destinataire une complicité accrue. 172
PUBLICITE, INTRADISCOURS ET INTERDISCOURS Aussi l’émetteur doit-il supposer que le récepteur est dans des conditions de discerner peu ou prou ce qui est voilé. Cela dit, comme elle ne s’annonce pas, l’allusion exige, pour être saisie, la perception d’un rapport entre le dit et le non dit, c’est-à-dire entre le message publicitaire qu’elle constitue et un autre texte absent auquel les propos renvoient de façon oblique. Bien qu’il n’y ait pas de décalage, si l’hypotexte est très connu, le référent absent s’impose facilement : (8) Allons enfants de la patrie (vêtements Girbaud)
En réalité, il s’agit d’une citation sans marques, puisque tous les francophones reconnaissent le premier vers du premier couplet de La Marseillaise. Un autre exemple de forme semblable, mais sans doute pour certains moins transparent en ce qui concerne la référence allusive, est le suivant : (9) Tant qu’il y aura des hommes (parfum Chrome de Azzaro)
qui est à coup sûr plus subtil, du fait même que tout le monde ne saura peut-être pas que c’est le titre d’un film américain, datant de 1953, de Fred Zinnemann ; film qui remporta huit oscars et qui connut un grand succès, en partie grâce à l’interprétation magistrale d’acteurs de renommée. Par conséquent, on peut noter que l’allusion n’est pas assumée, à l’opposé de la citation. L’hétérogénéité étant montrée mais non marquée, le savoir du destinataire joue un rôle primordial. Le clin d’œil qui renvoie à un discours absent est, on l’a vu, plus ou moins subtil non pas seulement selon le degré de familiarité de l’énoncé allusif, mais aussi en raison des modifications que celui-ci contient : (10) Moi, je vois la vie en rose. (éponges Spontex) (11) Je vois la vie en mauve. (chocolat Milka)
Tandis que le premier exemple reproduit tel quel le titre de la très célèbre chanson d’Édith Piaf La vie en rose, le second le détourne de façon ludique : en rose se voit transformé en en mauve. Il est à signaler toutefois que dans les deux cas la référence immédiate des énoncés se trouve dans le discours publicitaire : en tant qu’expression figée voir la vie en rose signifie « voir le bon côté des choses » ; et compte tenu des images, les deux énoncés sont aussi à prendre littéralement puisque dans le premier cas tout ce qui apparaît sur l’image est en rose et dans le deuxième en mauve, y compris les objets dont on fait l’éloge. L’essentiel, en effet, c’est le rapprochement entre deux idées : l’une présente et l’autre absente. Si nous revenons sur les exemples proposés, compte tenu de l’image, le choix des énoncés est tout à fait justifié. L’allusion peut surgir après coup parce que les énoncés constituent à eux seuls l’annonce et les icônes sont à cet égard éloquentes pour confirmer le sens des énoncés : en (8) l’image montre un groupe de jeunes, dont deux filles et deux garçons ; en (9) on présente trois générations d’hommes censés être le grand-père, le père et l’enfant ; et en (10) la jeune fille qui voit la vie en rose est en effet très gaie. Une allusion bien plus discrète est la suivante, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une citation plus ou moins déguisée comme les autres, mais d’une simple référence livresque sans autre détail formel que l’image d’une forêt avec une légende sur le côté disant « forêt de Brocéliande » : (12) Né de cette terre aux mille légendes. Loïc Raison. Le cidre breton.
C’est entièrement au lecteur qui est dévolu le travail de construire le pont entre la publicité et le texte absent du thème littéraire de la matière de Bretagne auquel il est 173
L’INTERTEXTUALITE fait référence. Les éléments allusifs faisant écho sont pris en charge par le contexte publicitaire, de telle sorte que leur reconnaissance vient le compléter et l’enrichir. D’autre part, il n’est pas toujours évident que le lecteur puisse déceler l’allusion, de la même manière que personne ne peut accuser la publicité de dire ce qu’elle ne dit pas explicitement. Le texte évoque, sans désigner, un non dit masqué, ancré dans un autre texte absent qu’il faut restituer. De ce fait, la non-perception de l’allusion ne semble pas nuire à la compréhension, elle viendrait tout simplement la renforcer par l’addition de nouvelles connexions référentielles qui permettraient en somme d’enrichir le sens. L’allusion superpose des éléments que la citation juxtapose. Par conséquent dans l’énoncé qu’elle prolonge, les relations entre le dit et le non dit sont inscrites dans le texte, mais elles exigent l’actualisation du lecteur. Plus la culture ou les connaissances de celui-ci sont élevées, plus il apprécie la richesse du texte : percevoir une allusion, c’est enrichir la lecture par une dimension supplémentaire, qui n’est en aucun cas parasitaire. Comme c’était le cas pour la citation, il peut y avoir des allusions non intertextuelles, lorsqu’elles sollicitent la compétence et la mémoire du lecteur sans convoquer un autre texte. Rappelons à ce sujet l’exemple (1), où l’on désignait une caméra numérique par le nom de « bijou », tout en l’arborant comme une boucle d’oreille et en créant une allusion au domaine de la joaillerie ; ou encore une publicité J & B diffusée en Espagne en 2003, où l’on voyait au premier plan le visage d’une jeune femme brune affublée d’une fausse moustache de longues pointes, en courbes raides vers le haut, qui ne pouvait que nous rappeler celle de Salvador Dalí. 6. L’INTRADISCOURS PUBLICITAIRE La notion d’intradiscours se réfère aux relations entre les constituants d’un même discours. Elle s’oppose à l’interdiscours dans la mesure où celui-ci signale les rapports entre plusieurs discours différents. Les exemples que nous proposons visent la publicité elle-même en tant que genre, c’est-à-dire le modèle publicitaire ou architexte, tantôt de façon déclarée, lorsqu’on mentionne ouvertement la publicité comme genre, tantôt de façon tacite, si au contraire ce marquage fait défaut. Ils viennent peu ou prou bousculer sa routine, puisqu’ils mettent le doigt précisément sur ce qu’il tait, pour démasquer ses rouages : (13) Mais qui est la vedette de cette publicité ? Gorcy ou moi ? (surgelés Gorcy)
Ce que l’architexte publicitaire conjoint cette publicité le dichotomise pour le mettre à nu de façon ludique. La publicité a l’air de se lancer un défi à elle-même comme pour déjouer l’efficacité qui lui est dévolue. En effet, la question surprend d’autant plus que l’idée habituelle de l’objet parfait qui transfère sa magie à la consommatrice idéale apparaissant sur scène est tournée en dérision. C’est donc à l’aide du présupposé que l’on déduit que la publicité produit des vedettes et que la femme et l’objet sont candidats au vedettariat au même degré. La même facture ludique apparaît dans l’exemple suivant, où par homonymie interposée (entre « tâches » et « taches ») le discours rebattu des publicités pour lessives est convoqué linguistiquement sans détours, encore faut-il que le destinataire y mette du sien et le reconnaisse : (14) Élimine les tâches, ravive les couleurs (ordinateur de poche Simply Palm)
174
PUBLICITE, INTRADISCOURS ET INTERDISCOURS Le recours à des textes précédents est, on le voit, la preuve d’un héritage et d’une tradition dans tous les domaines y compris la publicité elle-même. Sous un régime cynique, l’exemple qui suit fait fi du principe selon lequel les messages publicitaires cherchent à attirer l’attention des gens afin qu’ils les regardent : (15) 1 700 F Paris-New York aller/retour. Plus vous passerez de temps inutile à lire le texte superflu de cette publicité, moins il restera de places (Havas voyages)
Il s’agit là d’une stratégie de la provocation, qui fait semblant de déstabiliser le modèle publicitaire (on qualifie le texte de « superflu ») et qui met en question le respect dû au destinataire. Cependant, la publicité ne pouvant pas être prise au sérieux, le lecteur la décodera, bon gré mal gré, comme une invitation insolente à lire et à agir au plus vite3. Nous finirons par des exemples qui offrent une vision critique du discours publicitaire pour mieux endosser, en retour, ses qualités. Conçus pour des besoins de survie, dit-on4, ils constituent en quelque sorte une déclaration de principes : la publicité doit être intelligente, créative et respectueuse avec le public tout en le faisant réfléchir et s’émouvoir. Ce sont des cas de commentaires métatextuels : (16) La bonne publicité ne fait pas toujours vendre plus que la mauvaise. Mais au moins elle est bonne. La publicité n’a rien de mauvais du moment qu’elle est bonne. (agence BDDP & Fils) (17) Le jour où on arrêtera d’acheter des produits dont la publicité prend les gens pour des débiles, il y aura moins de publicités débiles. La publicité n’a rien de mauvais du moment qu’elle est bonne. (agence BDDP & Fils) (18) Un mauvais pétrolier pollue 50 km de côtes, une mauvaise publicité pollue la France entière. La publicité n’a rien de mauvais du moment qu’elle est bonne. (agence BDDP & Fils) (19) Dans les publicités, qu’est-ce que les lessives lavent le mieux : le blanc, les couleurs ou le cerveau ? La publicité n’a rien de mauvais du moment qu’elle est bonne. (agence BDDP & Fils)
La caricature disqualifiante de la « mauvaise » publicité montre une prise de distance radicale. Deux choses sont à signaler : la première est sans doute la portée polémique des critiques au genre en tant que tel, et la deuxième ce sont les faux truismes répétitifs des slogans (« la publicité n’a rien de mauvais du moment qu’elle est bonne »), qui en réalité sont porteurs d’information. Tout bien considéré, la critique dévoile que l’exutoire de la publicité moche, agressive et banale (la publicité mauvaise) serait la beauté, le respect et la créativité (la bonne publicité). 7. CONCLUSION Dans les limites de ce travail nous n’avons pu qu’esquisser quelques types de reprises dans le discours publicitaire, mais celles-ci seraient suffisantes pour nous fournir une image de la publicité comme discours bref par excellence, constitué en mosaïque, qui annexe non pas seulement d’autres genres mais aussi son propre discours. La présence de formes marquées et non marquées met l’accent sur une hétérogénéité montrée, dont on ne peut faire table rase, qui exige la participation
3
Les exemples 13 et 15 sont repris de notre travail « Sur l’humour et l’économie de mots dans la publicité », in H. Weydt (éd.), Langue. Communauté. Signification, Frankfurt am Main, Peter Lang, p. 296-300, 2002. 4 Magazine Marianne, nº 285, 7 octobre 2002, p. 82-85.
175
L’INTERTEXTUALITE active du lecteur. La parole étant par essence coopérative, on cherche d’autant plus à renforcer les liens avec le destinataire par le biais de ce pari sur sa compétence. Pour ce qui est de l’hétérogénéité constitutive, elle croise irrémédiablement le discours publicitaire, comme n’importe quel discours d’ailleurs. Il est question ici du préconstruit qui guide le décodage des messages chez le récepteur, que celui-ci réalise tout en combinant la face sémantique et l’angle référentiel. Les divers procédés de reprise témoignent d’autre part que les discours sont perméables. Les stratégies de la désintégration-intégration seraient dans ce sens « l’illustration magnifiée d’une culture émergente fondée sur la discontinuité, le collage et le rapprochement insolite » (Bachand, 1987 : 28), qui n’est pas le seul apanage de la publicité. Cela étant, à l’instar de la banalisation des pratiques discursives réputées, opérée par le discours publicitaire, d’autres genres jouissant a priori de prestige comme l’art ou la littérature s’approprient eux aussi de la publicité. Pensons aux bouteilles de Coca-cola et aux boîtes de soupe Campbell sérigraphiées par Andy Warhol ou encore aux pages que Le Clézio présente dans Les Géants (Paris, Gallimard, 1973) avec des simulacres d’annonces, pour ne nommer que quelques exemples. Cela est la preuve que les discours ne sont pas étanches, mais qu’ils recyclent la matière sémiotique disponible. Pour le destinataire, ces procédés sont créateurs de connivence, car celui qui est capable de saisir le clin d’œil éprouvera la satisfaction d’appartenir au cercle des initiés. DIAZ Montserrat López Université de Saint-Jacques-de-Compostelle fimonse@usc.es BIBLIOGRAPHIE AMOSSY, R., L’Argumentation dans le discours, Paris, Nathan, 2000. ANGENOT, M., « L’‘intertextualité’ : enquête sur l’émergence et la diffusion d’un champ notionnel », Revue des Sciences humaines, 189, p. 121-135, 1983a. ANGENOT, M., « Intertextualité, interdiscursivité et discours social », Texte, 2, p. 101-112, 1983b. ANGENOT, M., « Rhétorique du discours social », Langue française, 79, p. 24-36, 1988. AUTHIER-REVUZ, J., « Hétérogénéité (s) énonciative (s) », Langages, 73, p. 98-111, 1984. BACHAND, D., « L’art de/dans la publicité : de la poésie à la prophétie », Études françaises, 22/3, p. 2133, 1987. BRANCA-ROSSOF, S., « Préconstruit », in P. Charaudeau et D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, p. 464, 2002. CHARAUDEAU, P., « Des conditions de la ‘mise en scène’ du langage », in, L’Esprit de société, sous la dir. d’Anne Decrosse, Liège, Mardaga, 1993. DUFAYS, J.-L., « Lire avec les stéréotypes. Les conditions de la lecture littéraire en classe de français », Enjeux, 23, p. 5-18, 1991. GENETTE, G., Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. KRISTEVA, J., Séméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969. LÓPEZ DÍAZ, M., « L’emprise des faits sociaux sur les faits linguistiques : quelques exemples publicitaires », Sociocriticism, VIII/2 (nº16), p. 111-125, 1992. LÓPEZ DÍAZ, M., « L’interdépendance du texte et de l’illustration ou comment la publicité forge des histoires », Semiotica, 142/1-4, p. 125-152, 2002. MAINGUENEAU, D., Les Termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 1996. MAINGUENEAU, D., Analyser les textes de communication, Paris, Dunod, 1998. MAINGUENEAU, D., « Interdiscours », in P. Charaudeau et D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, p. 324-326, 2002. PIÉGAY-GROS, N., Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996. RIFFATERRE, M., « L’intertexte inconnu », Littérature, 41, p. 4-7, 1981.
176
LES HAMLET ET LES DON QUICHOTTE RUSSES …rien de plus forte et plus profonde que cette œuvre. Elle reste la dernière et la plus géniale création de l’esprit humain… Dostoïevski sur Don Quichotte
Les grands auteurs réalistes russes du XIXe siècle, fascinés par les personnages de Hamlet et de Don Quichotte, les ont « transformés » pour créer de nouveaux archétypes de personnalité, avec toute la richesse complexe, psychologique, sociologique et politique de la réalité russe de leur temps. C’est le type de « l’homme de trop », dont l’importance dépasse le cadre littéraire proprement dit ; sa problématique concerne la pensée historique et philosophique, le destin des intellectuels ayant des idées contestataires et/ou révolutionnaires, leur mentalité et leur lien avec le peuple. La représentation littéraire de « l’homme de trop » a révolutionné la mentalité des intellectuels russes, et la question de savoir si le prototype littéraire précède la réalité ou inversement, est aussi vaine que méditer sur la primauté de l’œuf par rapport à la poule ou inversement. Son expression se trouve avec une prise de conscience particulièrement affinée dans le roman tourguenievien, ainsi que dans son essai « Hamlet et Don Quichotte ».* En fait, « donquichottisme » et « hamletisme » de « l’homme de trop » dans ses variantes diverses sont omniprésents dans la littérature russe dès le début du XIXe siècle. Les « héros » tourguenieviens ont leurs précurseurs et leurs contemporains : je mentionnerais seulement les personnages de Tchatski (du Malheur d’avoir de l’esprit), Oneguine (du roman immortel de Pouchkine), ainsi que, sur un autre plan, le personnage de Petchorine (dans Un héros de notre temps de Lermontov) personnage plus ou moins autobiographique, qui montre avec lucidité et cruauté la solitude et l’extrême désespoir de « l’homme de trop » de la fin des années 1830. Herzen, dans Qui est le coupable ? du début des années 1840, nous offre peut-être le premier portrait littéraire d’un « homme de trop » qui ne soit plus dans l’univers de la noblesse ou de l’aristocratie, mais est un « raznotchinetc », * Cet essai fut primitivement une conférence publique de Tourguenev (du 22 janvier et du 6 février 1860) dont le texte figure dans les éditions complètes de ses œuvres, cf. : Poln. Sobr. Sotch. T. VIII. M. L. 1962.
177
L’INTERTEXTUALITE c’est-à-dire un membre des classes moyennes. Dans les romans de Tourgueniev, presque tous les personnages représentent soit l’archétype des « Hamlet russes » (Lavretskij, Roudin), soit celui des « Don Quichotte russes », soit encore la synthèse de ces deux composantes. Je m’empresse de dire que « l’homme de trop » comme synthèse de Hamlet et de Don Quichotte ne doit pas être considéré comme une définition, car toute définition serait simpliste concernant les archétypes littéraires (comme par exemple « une définition » de Don Juan, de Faust, ou du « double » etc.). Ces notions sont infiniment riches et complexes, car elles relèvent à la fois de l’évolution littéraire, historique, philosophique, et des aspects psychiques et sociaux de l’homme. Pour illustrer ma méfiance à l’égard de l’exigence scolaire des définitions dans les domaines culturels, j’évoque l’anecdote de Joseph Sàri, compositeur d’avant-garde contemporain et professeur au célèbre Conservatoire Franz Liszt de Budapest qui, interviewé par un journaliste qui lui demanda : « Qu’est ce que la musique ? », répondit : « Je ne le sais pas ». Pour éviter les écueils d’un résumé énumératif à la « Que sais-je ? », je préfère mener une réflexion générale sur la question, en m’appuyant principalement sur les romans de Tourgueniev. Ma démarche appelle une certaine complicité avec mes lecteurs concernant les classiques de la littérature russe et l’histoire culturelle russe du XIXe siècle. En effet, mon sujet, abordé selon l’approche de l’intertextualité, ne peut pas se contenter de la démarche habituelle de l’analyse de texte ; de la confrontation de deux ou plusieurs textes. Si je considère que la signification d’un Texte/a, au contact d’un Texte/b nous amène vers un Texte/c (ou à un texte a/bis ou b/bis, etc.) ; cela donne une algèbre simpliste appliquée à la question des archétypes. En réalité, tout texte littéraire historiquement, culturellement important, devient une composante du réel au niveau des idées, des courants, de la conscience collective. Cette réalité du texte avec des personnages emblématiques et des archétypes « se comporte » comme si ces personnages en papier et en mots étaient des êtres vivants. Ils dépassent leur statut de fiction romanesque ou théâtrale et influencent à leur tour de nouvelles créations littéraires. Donc, il ne s’agit plus du chaînon Texte/a – Texte/b – Texte/c, mais plutôt Texte/a – Réalité/a (du monde socio-historique, y compris des idées) – Texte/b – Réalité/b – Texte/c, etc. Autrement dit, supposer l’influence purement et uniquement littéraire du texte au texte serait un non-sens. Le texte culturellement significatif est une réalité, il en fait partie organique. Tout texte important est en même temps un horstexte mais pas en tant qu’illustration subordonnée au texte ; il prend son autonomie par rapport à ses origines littéraires. Mentionnons en passant un exemple où se relève l’extrême complexité de ce genre d’intertextualité : les liens conflictuels entre Tourgueniev et Gontcharov, concernant le projet du roman Précipice (que le malheureux traducteur français a titré « La falaise ») et le Roudine tourguénevien. Les Hamlet et les Don Quichotte russes provoqueront une nouvelle lecture de ces chefs-d'œuvre de Cervantes et de Shakespeare. Cette nouvelle lecture, au sein du monde des lettres russes est plus qu’une simple interprétation, c’est une création, un enrichissement de la pensée russe et européenne, tout comme par exemple l’Œdipe roi de Sophocle repensé par Freud est culturellement plus qu’une « lecture », beaucoup plus qu’un fait analysable dans le cadre strict de l’intertextualité. Don Quichotte. Les expressions « Don Quichotte » ou « donquichottisme », pour caractériser un comportement contemporain, étaient courantes bien avant 178
LES HAMLET ET LES DON QUICHOTTE RUSSES même l’étude de Tourgueniev. La liste en serait trop longue et je ne mentionnerai que le discours de Vautrin adressé à Rastignac (dans Le père Goriot). Mais chez les Russes, surtout dans les œuvres de Tourgueniev il s’agit d’autre chose : Don Quichotte reçoit une nouvelle signification, le donquichottisme devient dans sa pensée, dans son œuvre romanesque (« pensée en images » selon le génie de son maître philosophique, Belinski), un concept historique sur l’intellectuel russe de son siècle. Rappelons d’abord que chez Cervantes, dans son roman immortel qui marque le début de la modernité littéraire, Don Quichotte est le héros du décalage de la conscience individuelle par rapport à l’esprit de son temps. La pensée cervantesienne prépare, bien avant Hegel, Marx, Freud et Lukàcs, le concept moderne de l’interaction entre l’histoire et la fausse conscience. Chez Cervantes, la beauté comique de ce chevalier défenseur des pauvres et des humiliés représente une rupture avec le passé. Don Quichotte est ridicule dans sa naïveté, et touchant dans sa pureté qui le rattache à l’univers des romans picaresques, c’est-à-dire à une vision du monde qui est devenue caduque, balayée par « la prose de la vie » (ce terme vient de l’esthétique de Hegel). Deux cents ans plus tard il deviendra un concept désignant le réalisme bourgeois, toujours dans le sens de l’esthétique hégelienne. Les rêves de Don Quichotte le rattachent au passé et Cervantes, homme moderne, se moque doucement, avec beaucoup de tendresse, de son personnage rétrograde. Mais Cervantes représente également le commencement du roman moderne par son divorce entre la vision du monde de l’auteur et celle de son personnage. Cette « non identité » offre des possibilités inépuisables pour la création des archétypes, car elle constitue une véritable libération de la littérature par rapport au schéma médiéval, fondé sur l’identité psychique et religieuse de l’individu. Cervantes découvre que l’homme n’est pas identique à ce qu’il croit être, à ce qu’il pense de lui-même et de sa place dans le monde. L’homme peut être, par exemple, moralement meilleur ou pire que l’image qu’il s’est forgé de lui-même. Et, inversement, la philosophie de vie de l’homme peut être « meilleure » ou « pire », en tout cas inadéquate à sa personnalité. Cervantes représente le tournant laïque de la littérature et par ce biais le libre examen critique du lien entre la personnalité et la vision du monde. Concrètement, Don Quichotte est un rétrograde à l’âme pure, que nous pouvons aimer sans embrasser sa représentation du monde, il en sera autrement deux siècles plus tard, lorsque les nostalgiques du passé deviendront de plus en plus féroces et cyniques, et de moins en moins purs et innocents, ou alors de plus en plus romantiques à l’âme pure, mais en rupture avec la réalité (chez Balzac nous trouvons une galerie de portraits extrêmement variés de ces caractères contradictoires). Bien sûr, les nobles idéaux de justice et d’assistance aux pauvres que défend Don Quichotte représentaient une fausse conscience du réel, en décalage total avec les mœurs cruelles du monde chevaleresque (comme « économie » de l’explication, je suggère la lecture des « exercices » scéniques de Brecht, sa « transcription » de Roméo et Juliette). En faisant un saut de quelques siècles, chez Tourgueniev la vision critique du narrateur n’empêche pas la sympathie affective de l’auteur à l’égard de ses personnages. Tourgueniev sympathise avec son Roudine, son Bazarov, mais il ne s’identifie pas avec leur philosophie de vie. Le donquichottisme vu et représenté par Tourgueniev est diamétralement opposé à celui de Cervantes. Le noble chevalier espagnol est mu par des illusions 179
L’INTERTEXTUALITE passéistes, les héros tourguenieviens sont en avance sur leur temps. Ils sont les Don Quichotte du futur. Ils ont pris conscience de la nécessité historique de changer le vieux monde, ils veulent attaquer les moulins à vent de ces vieilles forteresses, mais ils sont faibles, isolés et ils échouent, car le vieux monde historiquement condamné par une conscience d’avant-garde résiste, il est vermoulu mais en même temps fort et peut écraser ceux qui le contestent. La conscience de l’avant-garde intellectuelle russe est forte pour comprendre le monde, mais faible pour réaliser des changements. Le glacis social russe était déjà assez obsolète pour éveiller les consciences intellectuelles et tirer la sonnette d’alarme (Le kolokol, en français : La cloche, de Herzen en est un exemple historique), mais en même temps assez solide pour résister à ses détracteurs. Le Don Quichotte passéiste de Cervantes devient chez les Russes un militant romantique dans ses illusions et réaliste quant à sa pensée critique de la société : tel le personnage de Roudine portrait littéraire du jeune Bakounine, ami de Tourgueniev. L’écrivain russe, tout comme son grand exemple espagnol, est un chantre de la beauté de l’acte gratuit, du sacrifice inutile à court terme. Roudine (avec une biographie modifiée par rapport à son modèle) meurt incompris sur les barricades de la révolution de février 1848 à Paris. Tourgueniev, comme Cervantes, admire son personnage, ce qui n’empêche pas une douce ironie, ainsi que de la distance par rapport aux idées et aux illusions de son « héros ». Sympathie et ironie dans des proportions différentes, selon l’algèbre des rapports complexes entretenus entre l’auteur et ses personnages, tout au long des superbes portraits de la galerie tourguenievienne : Lavretski, Roudine, Insarov, Bazarov et les narodniks.* Peut-être, Insarov représente-t-il une exception, car dans ce roman intitulé La veille, l’ironie concerne Choubine et Bersenev, les deux amis d’Insarov, étudiant bulgare de Moscou, véritable héros engagé dans la lutte de libération de sa patrie, accompagné par Yelena, la première jeune fille russe (de la littérature) qui ose rompre avec son milieu familial confortable pour s’engager dans une voie d’émancipation. Le plus tragiquement donquichottesque est peut-être le destin des narodniks : ils rêvent de porter la conscience révolutionnaire dans le peuple, c’est-à-dire à des paysans pauvres et illettrés, mais ceux-ci n’ont pas confiance en ces messieurs qui viennent des classes supérieures, avec des idées perturbatrices : les paysans les dénoncent à la police tsariste. En France, au début des années 1970, l’échec de « la marche vers le peuple » des maoïstes, la plupart originaires de la bourgeoisie parisienne, illustre un scénario déjà élaboré par Tourgueniev dans Terre vierge. Une sympathie critique. Dans ses romans, ainsi que dans sa vie, c’est le même paradoxe : il sympathise avec ses personnages, ses « héros » révolutionnaires, il les aide même financièrement (par exemple, il soutient le mouvement des narodniks), tout en marquant son désaccord avec leur programme politique. Il regarde avec tendresse et émotion la pureté et l’abnégation de la jeunesse radicale : ce sont pour lui des martyrs, des saints dont la mémoire est chantée dans un de ses « Poèmes en prose », mais, il craint que leurs sacrifices soient sans résultat ou qu’ils ne portent leurs fruits que dans un avenir lointain. Par ailleurs, cet état d’esprit le rapproche de Herzen, son contemporain exilé à Londres, ainsi que de Kossuth, chef *
Lavretski, personnage de Nid des gentilshommes ; Roudine, personnage du roman Roudine ; Insarov, de La veille ; plusieurs personnages d’une communauté des narodniks du roman Terre vierge. Goubarïov est du roman La fumée.
180
LES HAMLET ET LES DON QUICHOTTE RUSSES historique de la Révolution Hongroise de 1 848 et des exilés polonais à Paris. Aussi voit-il tristement que dans certains cas le discours contestataire des exilés devient un verbiage de salon (le personnage de Goubarïov dans son roman La Fumée). Tourgueniev est hégelien et la philosophie de l’histoire qui constitue l’arrière-fond de tous ses romans renvoie à son maître à penser, mais sans que ses romans représentent une application servile des thèses philosophiques, car les racines de son écriture l’attachent à la réalité russe de son temps. Il est proche de cette réalité comme un journaliste : la plupart de ses romans renvoient d’une manière datée à une période récente. Mais, heureusement, il n’est pas « journaliste » au sens péjoratif que je donne à ce terme, car il ne s’arrête jamais au niveau de l’écume du jour, il ne se contraint pas à trouver l’important là où il n’y a que l’insignifiant ; il sonde des grands mouvements, des lames de fond de l’histoire. L’utopie. Aussi, dans cet esprit de recherche romanesque, il se penche sur l’utopie, ce levain de l’histoire. Aucune société n’existe sans l’espoir d’un futur. Le présent, que ce soit la réalité historique ou la vie affective ou encore d’autres domaines, est lié, qu’on le veuille ou non à notre représentation du futur. Tourgueniev est conscient que l’utopie est omniprésente, même là où on la nie. Aussi, dans ses romans, est implicite la question des utopies d’un monde meilleur, mais ces utopies sont menacées de tous côtés : elles peuvent être les chimères d’âmes naïves ou peuvent être détournées par des forces historiques rétrogrades. Rien n’est plus fragile que l’utopie. Elle est soumise à des récupérations et à toutes sortes de déformations. Il y a toujours le jeu subtil des relations entre maîtres à penser et disciples. Est-ce que le christianisme médiéval est fidèle à ses origines ? Les cathédrales expriment-elles authentiquement l’esprit de la civilisation chrétienne ? Ou est-ce l’Inquisition ? Est-ce que l’idéologie nazie a récupéré Nietzsche en le déformant, ou sa prétention d’être « au-delà de la morale » n’est-elle pas vraiment une des racines de l’idéologie nazie ? Qui récupère qui ? Lénine est-il fidèle à Marx ou le trahit-il ? Depuis l’aube des temps, les faux et les vrais disciples compliquent la clairvoyance des doctrines ayant joué ou jouant un rôle historique. Le monde pullule de faux Don Quichotte et de faux prophètes. Dostoïevski dénonce avec véhémence les détracteurs, les bavards, les récupérateurs des idéaux des utopies sociales : est-il contre les vrais ou les faux révolutionnaires ? Sa condamnation morale de la philosophie nietzschéenne selon laquelle les buts justifieraient les moyens (Crime et châtiment), serait-elle un rejet de sa part de toute utopie sociale, en se détournant de ses idéaux de jeunesse lorsqu’il fréquentait le cercle Petrachevski ? Ou, peut-être les mystiques, les ultra-réactionnaires de la fin du siècle (par exemple Merejkovski) auraient-ils raison en se référant à Dostoïevski pour attaquer les courants progressistes, socialistes, révolutionnaires au nom de la religion ? La lutte pour « un avenir radieux » (j’emprunte cette expression ironiquement utilisée par le romancier Zinovïev qui continua les meilleures traditions des lettres russes depuis Gogol) est souvent déformée par la réalité hideuse, et le monde se moque des nouveaux Don Quichotte qui croient encore en des idées et des idéaux que les « réalistes », les « politiquement corrects », considèrent comme dépassés. La question reste ouverte : les utopies révolutionnaires du XIXe siècle seront-elles jugées au niveau de leur état originel ou selon le « résultat » engendré par leur récupération, leur altération ? Ce questionnement est d’une brûlante actualité, mais ses racines remontent aux auteurs russes du XIXe. Et, 181
L’INTERTEXTUALITE sur le plan personnel, est-ce que les grandes âmes doivent être jugées en regardant leurs « compagnons de route », leurs détracteurs qui les compromettent ? Dans Pères et fils, à côté de Bazarov, ce caractère fort et pur, ce premier personnage nihiliste de la littérature russe, nous trouvons son ami, qui veut maladroitement l’imiter ; Tourguenev nous présente ces deux facettes de l’histoire des hommes et des idées, des maîtres à penser et des disciples. Hamlet. Le « donquichottisme » des personnages tourguenieviens est souvent lié au « hamletisme ». Ils agissent, mus par leur prise de conscience précoce par rapport aux conditions historiques, ou, au contraire ils hésitent, freinés par leur égoïsme, ils agissent trop tard. Mais que veut dire historiquement « trop tard » ou « précoce » ? Il s’agit d’une certaine inégalité de l’évolution historique des idées par rapport à la réalité, magistralement résumée par le paradoxe de Hegel : Tout ce qui est réel est rationnel, mais tout ce qui est rationnel est réel. Pensons à l’exemple classique de l’époque des Lumières, où les forces de l’ancien régime (leur « rationalité ») avaient « raison » sur les forces (encore faibles) de la Raison, puis vinrent la Révolution et la Raison (des Lumières) devint une réalité. Ajoutons à cela que les hégelianistes de droite privilégiaient unilatéralement la première proposition de la phrase du Maître et les hégelianistes de gauche (comme Bakounine, Tourgueniev et d’autres en Russie), mettaient leur espoir dans le changement dialectique de ce paradoxe. Malheureusement pour eux et avant tout pour la société russe, l’histoire (l’Histoire !) n’obéissait pas au schéma hégelien : la force de la réalité et le triomphe de la raison (nouvelle réalité) restaient inextricablement enchevêtrés et les intellectuels russes, faute de « base sociale », étaient toujours perdants au siècle de Tourguenev (la révolte des Décembristes, les cercles radicaux d’avant 1848, les nihilistes, les anarchistes, les populistes et peut-être faut-il classer dans cette lignée les sociaux-démocrates de 1904) face à la pesanteur d’une société où les masses populaires étaient coupées de l’avant-garde intellectuelle ou, plutôt, inversement : les intellectuels voulant libérer le peuple se trouvaient loin du peuple. Ils sont des « Hamlet », car ils comprennent trop tard que « quelque chose est pourri au royaume de Danemark ». Prendre conscience tardivement, ce fut la tragédie hamletienne des intellectuels du XIXe siècle et c’est devenu celle de millions d’hommes au vingtième siècle, où les gens « se réveillent » trop tard pour comprendre la nécessité de résister au fascisme ou au stalinisme lorsqu’ils sont déjà emprisonnés ou jetés dans un camp et privés de la possibilité de résister. La conscience malheureuse (dont le concept philosophique est important chez Kierkegaard et le jeune György Lukàcs de la période de Heidelberg) caractérise l’état d’âme de la plupart des « hommes de trop » en mal hamletien et à la recherche d’une action adéquate à leur pensée critique. Le terme de « nausée » que Sartre utilise est déjà présent chez Kierkegaard. Il est dur de porter le fardeau de son impuissance d’agir, lorsque la conscience nous conduit à l’impératif moral de l’action. L’intellectuel russe, isolé, sans appui du peuple, ni même par un mouvement politique efficace, soutenu à peine par un cercle étroit d’amis, est un David face au Goliath des forces réactionnaires, conservatrices. Mais la légende biblique exprimant une vision optimiste (David vaincra Goliath), malheureusement ne se répète pas dans l’histoire où le plus souvent les David sont écrasés et les Goliath triomphent. Précisément, le drame des « hommes de trop » consiste en l’inadéquation de leur esprit avec la capacité de le faire triompher. En plus, ils ne 182
LES HAMLET ET LES DON QUICHOTTE RUSSES sont pas infaillibles. Ni Tourguenev, ni ses grands contemporains ne les idéalisent. Ce sont des êtres humains avec leurs faiblesses qui s’ajoutent à leurs échecs sur le plan de l’action historiquement juste. Roudine est trop livresque, il disserte quand il faudrait agir. Le nihilisme de Bazarov est lié à une vision du monde simpliste qui le rend vulnérable. Les personnages des narodniks (Terre vierge) sont incapables de s’approcher d’une façon réaliste du peuple et pourtant ils militent pour sa libération. Ces personnages vivent avec la conscience douloureuse de l’altération de leurs nobles idées. D’une part, si les idées ne sont pas liées à une praxis pour les réaliser, c’est déjà une altération. D’autre part, la mise en action par un militantisme tous azimuts déclenche également une altération des idées par rapport à la « pureté » primitive des idéaux. La question hamletienne : « être ou ne pas être ? » sous-tend implicitement « agir ou ne pas agir ? » Et, comme le prince du Danemark, les narodniks, intellectuels idéalistes qui veulent œuvrer pour le bonheur du peuple, voient que leurs idéaux subissent une érosion au contact avec la réalité. Les hésitations, le paradoxe tragique de la confrontation des idées avec la pratique historique, rapproche ces hommes et ces femmes de l’archétype faustien. En effet, le Faust de Gœthe (à la différence des autres Faust qui le précèdent) vend son âme au diable non pour l’or, mais pour un plus grand trésor que l’or, pour la connaissance, pour la raison qui aboutit à l’homme historiquement actif. L’idéal de l’homme de dimension faustienne anime déjà au début du siècle la poésie de Pouchkine et de Lermontov, chantres de la liberté et de la raison. Liberté et raison, même au prix de sacrifices. Tourgueniev dès sa jeunesse (en compagnie de Bakounine et Belinski) étudie Faust et la philosophie de l’histoire de Hegel pour en arriver à la représentation de « l’homme de trop » qui prend le défi historique de la recherche de l’action dans le fol espoir de comprendre et changer le monde. Mais « l’homme de trop » russe est une version pessimiste de Faust. Les défaites se succèdent tout au long du siècle : la révolte des décembristes se termine par des pendaisons et l’exil en Sibérie, les cercles de 1848 sont persécutés, Dostoïevski est en Sibérie, Tourgueniev est molesté par le pouvoir car il a osé qualifier Gogol de « grand » et les autorités lui donnent la leçon : « grand », après Dieu, ne peut être que le Tsar et pas un écrivain. Molestés et pour certains persécutés, les intellectuels sont incompris par le peuple qu’ils veulent élever. Ce thème est abordé aussi par Tolstoï, dans sa nouvelle Une matinée d’un propriétaire terrien comme par d’autres encore. Tolstoï, qui exprime maintes fois sa solidarité avec les persécutés, les Polonais exilés, les minorités ethniques maltraités (les Tatares, les Tchétchènes etc.) est censuré en Russie des tsars et privé du soutien européen : le Prix Nobel lui est refusé par le jury qui le juge « immoral » (!). Les grands écrivains qui analysent « l’homme de trop », le sont aussi « de trop », du point de vue des forces réactionnaires, ainsi que par des extrémistes pseudo-révolutionnaires. Et ces grandes âmes souffrent mais la créativité, la force de caractère maintiennent leur intégrité. En revanche, beaucoup de petites gens souffrent de l’effet destructeur que leur propre conscience malheureuse exerce sur leur personnalité intime ; l’insuccès sur le plan des idéaux sociaux, les rend perdant sur le plan de leur vie privée, ou inversement. Bazarov se révolte contre la vision du monde aristocratique de l’amour sentimental et lui-même devient l’esclave d’un amour banalement petit-bourgeois. Mais sa mort est une apothéose de sa pureté, contredisant sa propre vision du monde : Bazarov, adepte d’un darwinisme social vulgaire prêchant un égoïsme « naturel » opposé au 183
L’INTERTEXTUALITE romantisme aristocratique, meurt en sacrifiant sa vie pour sauver un enfant malade. Les romans de Tourgueniev provoquaient des polémiques violentes autour de la question de « l’homme de trop ». Les intellectuels discutaient de ces romans et de leurs personnages comme s’ils étaient des êtres vivants qu’on peut approuver ou rejeter. Le roman polémique de Tchernychevski, Que faire ?, ainsi que plusieurs articles polémiques de Pissarev et de Dobrolïoubov sont les vagues de cette tempête (Vaclav Havel, dans un de ses discours peu après son triomphe historique d’il y a une dizaine d’années, a confondu Dobrolïoubov avec Belinski). Le roman fustigeant l’égoïsme et l’hypocrisie bourgeois ou nobiliaire traverse tout le siècle de l’homme de trop, de Pouchkine à Tchékhov. En débordant de mon sujet, je mentionne que ce thème rapproche plusieurs écrivains français de leurs confrères russes : l’amour égoïste et meurtrier dans Carmen (si tu ne m’aimes pas je te tue), ainsi que tout le canevas de sa nouvelle, est une reprise des Tsiganes de Pouchkine que Mérimée a traduit en français. On constate également la parenté étroite de Thérèse Raquin avec Crime et châtiment et de Madame Bovary avec Anne Karénine. Dans ces romans la condamnation morale de l’égoïsme apparaît d’une façon indirecte, par le biais du destin des personnages, et elle est associée à une analyse impitoyable : l’égoïste prétend défendre sa propre personnalité (son « bonheur » dans la sphère privée) ; or, il la « rétrécit » paradoxalement et la détruit dans les cas extrêmes. Une chose est certaine : après la parution de chaque roman de Tourgueniev, la notion du hamletisme-donquichottisme est chaque fois profondément repensée, affinée, enrichie. À chaque œuvre (non seulement de Tourguenev, mais avant lui de Pouchkine, Lermontov, ou de son grand contemporain et rival Gontcharov), la conscience des intellectuels russes, des « hommes de trop », s’approche de la grande question utopique : Quelle société ? Et pour ces acteurs marginaux, la question : comment cesser d’être « de trop ». Que faire pour un intellectuel russe du XIXe siècle, qui a pris conscience de son impuissance à faire valoir son sens de la justice sociale, qui a constaté que les forces conservatrices d’une société, le rouleau compresseur d’un état arriéré, le condamnent à l’inaction ? Dans quel sens faut-il comprendre qu’un tel homme est « de trop » ? Pour qui, de quel point de vue est-il « de trop » ? Remarquons que la traduction française de ce terme ne correspond pas tout à fait à l’expression russe : « lichnij tchelovek ». En fait, il s’agit d’un homme « de trop », mais en même temps « superflu », « non reconnu », « rejeté », « exclu », « marginalisé ». Il s’agit d’un caractère, d’un comportement, d’une vision du monde, d’une position philosophique (nette ou floue), d’une attitude contestant les mentalités et les idéologies dominantes. Ces hommes qui ne se mettent pas dans le rang, qui s’interrogent sur l’ordre social, la hiérarchie sociale, les injustices, l’état arriéré de la société russe de leur temps, le parasitisme des classes dirigeantes, la misère du peuple, sont « de trop » précisément du point de vue de ceux qui sont la cible de ces intellectuels contestataires. Il faut bannir de la société ces fous, ces perturbateurs, car ils représentent un danger pour « l’ordre ». C’est donc le côté social de la problématique. Mais cet aspect est inextricablement lié au côté psychique : les hommes, sous la pression sociale et politique deviennent (ou peuvent devenir) plus ou moins déséquilibrés, leur caractère souffre d’être vilipendé et désigné comme une bête noire par la société conservatrice. L’exclusion sociale est intériorisée. L’interaction de structures sociale et psychologique donne une variété 184
LES HAMLET ET LES DON QUICHOTTE RUSSES infinie de caractères. Il existe toute une gamme de comportements possibles, depuis les personnalités fortes qui assument leur révolte jusqu’aux caractères moins forts ou faibles qui subissent les conséquences de la pression provoquée pourtant par leur attitude critique. Évidemment, un aristocrate doté d’une intelligence critique et contestataire aura un parcours et un comportement très différents d’un révolté roturier. La douceur du caractère d’un Prince Mychkine (Dostoïevski) ou d’un Oblomov (Gontcharov) serait inimaginable pour un pauvre étudiant comme Insarov (Tourguenev) ou pour Raskolnikov (Dostoïevski). Le type humain de « l’éternel étudiant » dans le théâtre, ainsi que dans quelques nouvelles de Tchékhov, marque également le déclin de l’homme de trop « classique » des années soixante (N.B. : dans l’histoire russe, le terme « des années soixante » désigne la période allant approximativement de la fin de la guerre de Crimée jusqu’aux réformes de l’abolition du servage). Les grands révoltés de cette époque deviennent anachroniques ; Tchékhov nous présente des personnages faibles, embourbés dans la petitesse de leur vie privée ou dans l’amateurisme philosophique de gens marginalisés, de philosophes de cabaret ou de café de quartier, inoffensifs du point de vue de « l’ordre » social, dont chaque petite ville enfermée dans la poussière et la boue ou la neige (selon la saison) dans l’immensité de la Russie, abrite au moins un « original ». Vers la fin du siècle, le type de « l’homme de trop » est en déclin, mais pas sa représentation romanesque. Tourguenev présente des intellectuels, enfermés dans leur petitesse dans ses deux derniers romans et dans le récit Le Hamlet du district Tchigrovo. Mais déjà dans les années soixante, Gontcharov immortalise dans Oblomov l’homme de trop passif, devenu si clairvoyant qu’il ne fait plus rien, car ceux qui sont actifs, les entrepreneurs, les Schtolz (son ami et rival) ne l’enthousiasment pas. L’homme « entrepreneur », le cadre dynamique et débrouillard, représente le capitalisme envahissant la société russe, opposé au rêveur et « homme de trop » aristocratique ; c’est le dilemme du choix historique constituant l’axe du chef-d'œuvre de Gontcharov et quelques décennies plus tard de La cerisaie de Tchékhov. Les perspectives capitalistes dégoûtent tellement Oblomov qu’il préfère être perdant et ne rien faire pour se défendre. En effet, qu’y a-t-il d’exaltant dans le fait de sortir de la crise morale du hamletisme et du donquichottisme par la voie bourgeoise ? À la fin du siècle, apparaissent en Russie, avec la naissance de la classe ouvrière, les premiers groupes sociaux-démocrates, les premiers intellectuels adeptes de Marx. Plekhanov est l’un des théoriciens les plus connus ; leur état d’esprit, leur mode de vie, n’est pas très différent de « l’homme de trop » précédent. Mais après la première révolution russe (1 905), et surtout après la division des sociauxdémocrates en une aile modérée (minoritaire ou en russe : « menchévik ») et radicale (majoritaire, en russe : « bolchévik »), le type même de l’homme de trop devient problématique. Le chant du cygne de ce type d’intellectuel est exprimé dans le théâtre de Tchékhov (Mouette, Oncle Vania) et de Gorki (Les bas-fonds et Egor Boulitchov) ou, peut-être même dans son roman La vie de Klim Samguine, où Gorki présente un personnage nommé Lénine, encore exempt du style hagiographique. Serait-il, ce Lénine de Gorki, le représentant tardif du donquichottisme-hamletisme, avant de devenir le « classique » du « marxisme-léninisme » ? Malheureusement, je n’ai pas pu consulter l’édition originale de La vie de Klim Samguine, et je crains que les éditions soviétiques aient été retouchées. 185
L’INTERTEXTUALITE En dehors de la Russie et jusqu’à nos jours. Depuis le tournant du siècle, le rayonnement de la littérature russe essaime un peu partout en Europe. Sans l’influence de « l’homme de trop », il serait difficile d’imaginer l’œuvre de Thomas Mann, grand connaisseur de la littérature russe, de Kafka, Joyce, Musil, Hermann Broch, ainsi que certains romanciers de la « grande génération » américaine (par exemple Fitzgerald). Dans la littérature de l’Europe de l’Est, injustement moins connue que celle des « grandes » nations, je mentionne seulement un chef-d'œuvre de la littérature serbo-croate Le retour de Latinovitch de Krleza, sur le destin balkanique de « l’homme de trop ». Mais le destin tragique de la civilisation yougoslave, ravagée par le néo-impérialisme des grandes puissances européennes pose déjà la question des « nations de trop ». De nos jours, « l’homme de trop » est remplacé par l’intellectuel pseudocontestataire, par le play-boy « nouveau philosophe » dont l’esprit critique n’est qu’apparence ; il assure quotidiennement le maintien idéologique du pouvoir « démocratique » en fustigeant quelque chose de lointain, quelque chose qui ne remet pas en cause le pouvoir « hic et nunc », et ce dernier le récompense généreusement pour ses services. DIENER Peter Orientations bibliographiques La littérature (textes et ouvrages critiques), est trop abondante pour être citée ; en plus des références à la signification des archétypes universels comme Don Quichotte, Hamlet et Faust, elle contient virtuellement toute la richesse des lettres russes du XIXe siècle. En ce qui concerne plus particulièrement l’œuvre de Tourgueniev, on peut utilement consulter la bibliographie universitaire : Istoria rousskoï literatury XIX veka. Bibliografitcheskij oukazatel’ pod red. K.D. Mouratovoï. Izd. A.N. SSSR, Moskva – Leningrad 1962. Le chapitre sur Tourgueniev mentionne plus de 500 titres. Cervantes i vsemirnaïa literatura Izd. Nauka M. 1969, avec bibliographies. Shakespeare i russkaïa kultura, Izd. « Nauka », M. 1965. H. Granjard : I. Tourgueniev et les courants politiques et sociaux de son temps. Paris, Inst. d’études slaves, 1954. Mon essai ne traite qu’une infime partie des questions de l’héritage de Cervantes et de Shakespeare du point de vue des lettres et théâtre russes ; à consulter : Teatralnaïa encyclopédia, réd. : S. Mokulskij, Gos. Izd. « Sov. Encyclopedia », Moskva, 1961, en 4 vol. Pour la théorie de l’intertextualité chez les Russes : Voprosy textologii, M. 1957 et 1960. D.S. Likhatchov : Textologia, Izd. A.N. M. L. 1962, etc.
186
INTERTEXTUALITÉ, ACTIVITÉS LECTORALES ET RÉCEPTION
PROLOGUE Dans l’étude des structures narratives et sémantiques de l’ordre de l’énoncé, on fait appel à ces deux instances, individuelles et sociales que sont l’énonciateur (l’émetteur ou l’auteur) et l’énonciataire (le récepteur ou le lecteur). D’après Greimas « La dimension connotative du langage peut être postulée, en principe, dans les univers sémiotiques individuels aussi bien que sociaux : on peut dire que tout homme camoufle son être sémiotique grâce à un réseau de significations aliénantes, à l’intérieur duquel il croit vivre, sentir, juger et croire. »1 Pour Greimas, certes, la sémiotique traite du sens et son objet essentiel est de savoir ce qui se passe sous les signes ou entre les signes, ce qui est à la base de leurs mutuelles relations d’où jaillit le sens avec toutes ses nuances, toutes les menues variations qui l’accompagnent. Ce double aspect (individuel et social) du langage ou ce doublet « émetteur et récepteur », a une fonction considérable dans la théorie de l’intertextualité ; il y aura bien la question du statut social des sujets d’énonciation. Selon J. Fontanille « Il n’y a pas d’énonciation strictement individuelle, mais plutôt des ré-énonciations individuelles d’un substrat textuel et culturel collectif. » 2 L’intertextualité est donc traitée suivant les diverses modalités de la prise en charge d’une énonciation à l’intérieur d’une autre énonciation. Piégay-Gros affirme que « « l’intertextualité est donc le mouvement par lequel un texte récrit un autre texte, et l’intertexte l’ensemble des textes qu’une œuvre représente ».3 Fondant ce travail sur les points théoriques de l’intertextualité, j’essayerai de donner quelques exemples concrets en m’appuyant particulièrement sur Les Gommes de Robbe-Grillet, publié en 1953, qui par la reprise du mythe d’Œdipe, marque un moment mémorable dans l’histoire du Nouveau Roman français. 1
Greimas A. G. Du sens, Essais sémiotiques, éd. Seuil, Paris, 1970. p. 100. Fontanille J. Sémiotique et littérature, Essais de méthode, Ed. PUF. Paris 1999. p. 129. 3 Piéguy-Gros N. Introduction à l’intertextualité, éd, Dunod, Paris, 1996, p. 7. 2
187
L’INTERTEXTUALITE 1. PERSPECTIVES THEORIQUES 1.1. La production du sens Dans la perspective de l’intertextualité, le sens est produit dans une situation d’interprétation d’un texte, impliquant l’émetteur (l’auteur), le récepteur (le lecteur) et le texte, ainsi que l’entour de sa production et de sa réception. Dans cette conception, le travail de lecteur ne se limite pas ou ne se résume pas à déchiffrer le sens caché du texte codé par l’émetteur mais par contre, le lecteur crée et recrée le sens dans sa propre analyse en insistant sur la matière sémique et sur la matière textuelle.4 Et cela, dans un univers d’analyses où le lecteur trace son propre chemin en utilisant les informations existantes, en en modifiant certains ou en en créant de nouvelles. Si un mot doit être situé dans un texte avant que l’on puisse déterminer son sens, de même un texte doit être placé dans le contexte de l’analyse d’un lecteur, une entité intertextuelle, son « anagnose »5 avant de pouvoir être pleinement analysé. Le travail interprétatif est implicitement et profondément intertextuel. Ce travail englobe le texte et ses rapprochements sémantiques. Le matériau textuel comprend les données textuelles qui sont à interpréter. Le matériau textuel est donc le support textuel de l’interprétation et il est vu comme structure de signes linguistiques. Dans cette situation où le texte est conçu comme la plus large unité étudiée et seuls des signifiants sont donnés au lecteur, tout le reste est à interpréter. Les présupposés, connaissances du domaine, normes codifiées donnant lieu à des stabilités sémantiques sont en partie issues d’une masse textuelle qui constitue une entité englobant le texte. On peut dire qu’à l’image d’un auteur, mais à un autre niveau, le lecteur crée et modifie cette nouvelle entité textuelle, en instaurant de nouvelles proximités, de nouvelles dépendances ou libertés, bref de nouveaux rapports entre textes. Il faut donc accepter que la constitution de la classe intertextuelle soit le résultat d’une interprétation, à un autre niveau, mais dont le résultat dépend toujours des objectifs et des compétences du lecteur. 1.2. L’interprétation intertextuelle du lecteur : Nous avons déjà dit que l’interprétation d’une phrase ne saurait pas se fonder sur le sens de ses constituants (mots, expressions etc.). La production du texte fait partie d’une pratique de communication. Le texte en tant que résultat final, obtient un rôle dans une société de textes déjà établie à laquelle ont conscience l’auteur (le producteur) et le lecteur (le récepteur). Le lecteur peut ainsi interpréter, mais selon son point de vue et sa compétence interprétative, il situe le texte dans une société textuelle qui détermine la lecture qu’il fait de ce texte. 6 Par conséquent, le sens des mots et des expressions d’un texte vient d’une réutilisation ou d’une modification
3 L’auteur lui-même, comme le lecteur, crée pour sa part, le sens de son propre écrit dans un univers de texte en privilégiant certains et en s’éloignant d’autres. 5 L’expression est de Thlivitis Théodore ; nous en parlerons dans les lignes qui suivent. 6 Thlivitis Théodore explique qu’ « Homère sera lu différemment par un sociologue essayant d’établir les structures sociales de l’époque, par un archéologue qui veut relever des éléments relativement à l’emplacement physique d’un rôle mentionnée dans le texte, ou par un philologue intéressé aux structures thématiques. » http://www-iasc.enst-bretagne.fr/~thliviti/node20.html
188
INTERTEXTUALITE, ACTIVITES LECTORALES ET RECEPTION des sens qui préexistent dans la société de textes où on le situe. Ces relations entre textes se situent précisément au niveau intertextuel. En supposant qu’un texte littéraire a déjà été analysé et que ses interprétations sont plus ou moins stabilisées, le lecteur peut essayer une nouvelle interprétation sous la lumière de nouveaux éléments. De toute façon, de multiples interprétations du même texte sont possibles mais selon différentes intertextualisations. 1.3. L’intertexte Pour définir l’intertexte nous disons : l’ensemble de textes qui entretiennent des réalités sémantiques, ou l’ensemble des textes entre lesquels fonctionnent les relations d’intertextualité. L’intertexte n’est pas donc une notion qui soit prescrite par l’auteur, mais il est établi par chaque lecteur. En plus, l’intertexte, constitue l’acte le plus fondamental du processus créateur que le lecteur s’octroie. Certes l’auteur peut devenir lecteur de sa propre œuvre et fournir son propre intertexte. Un texte n’a pas donc un intertexte unique, mais chaque lecteur peut en créer un nouveau, ce qui prouve aussi la polysémie du texte littéraire. D’après ce que nous constatons, l’intertexte n’est pas un domaine intrinsèque d’un texte mais plutôt il est conçu comme un espace d’analyse. L’intertexte constitue la part du lecteur et la sélection qu’il effectue selon ses propres objectifs interprétatifs. Il est bien évident qu’on ne peut pas mettre en rapport tout avec tout sans risquer d’effectuer une analyse incohérente. L’espace textuel joue donc un rôle de support et les interprétations y trouvent leur fondement. Le lecteur passe de l’espace textuel à l’espace intertextuel de création interprétative. Cette création du lecteur est appelée « une anagnose » qui est considérée comme représentative de l’espace interprétative du lecteur, qui se crée au sein de l’interaction du lecteur avec la matière et qui est la projection textuelle de l’univers interprétatif du lecteur avec la matière textuelle. C’est le lieu où les relations intertextuelles sont propres à la compétence interprétative du lecteur. Une anagnose est ainsi le positionnement d’un ensemble de textes, d’un réseau de textes mis en relation. Par conséquent, un texte reçoit un sens précis dans le contexte d’une anagnose. Il faut constater que les agents de ces contextualisations ne sont pas les mêmes. Aucun texte ne peut recevoir un sens précis sans une anagnose. 1.4. Interprétation, intertextualité, interprétant L’intertextualité est une interprétation productive. Dans un texte est présent l’auteur, par ses choix, issus de ses intentions et bien sûr de ses compétences interprétatives. Interprétation et intertextualité sont deux notions fortement et inexorablement reliées l’une à l’autre. Elles se complètent et elles se nourrissent. L’interprétation est définie comme l’assignation d’un sens à une suite linguistique. Cette assignation est affectée par un lecteur dans une situation de communication et de réception et dans un ensemble de relations sémiques. Relève donc de l’interprétation toutes les correspondances entre une relation sémantique et un matériau textuel. C’est en cela que l’intertextualité est une interprétation productive. Elle dépend des associations propres au lecteur ; le lecteur a la possibilité d’utiliser n’importe quelle source comme interprétant d’une relation sémique ; le lecteur commente le sens des termes selon sa propre vision. Par conséquent, pour comprendre un texte, il est souvent nécessaire d’utiliser explicitement des ressources 189
L’INTERTEXTUALITE textuelles externes au texte. Ces recherches de ressources prouvent la sociabilité de texte où l’interprétation, l’intertextualité et l’interprétant se réunissent pour situer le texte tel qu’il est conçu. 1.5. L’angle comparatiste La théorie de l’intertextualité a attiré profondément l’attention des comparatistes. « We are such stuff/Asdreams are made on… Cette étoffe dont nous sommes faits, avec laquelle nos rêves sont faits, s’il faut en croire à Shakespeare au tout début d’Hamlet pourrait être celle des thèmes que le comparatiste étudie. »7 Cette étoffe donc le texte est fait, avec laquelle nos rêves sont faits. Le réseau de production et de réception textuelles interculturelles où se situent les études de littérature comparée donne une place considérable à l’intertextualité. Le jeu de l’émetteur et de récepteur se couvre ici d’une dimension interculturelle et interlinguistique. La notion d’intertextualité joue donc un rôle primordial dans la littérature internationale et dans les relations inter-littéraires et inter-culturelles. L’intertextualité et la réception vont ensemble. Elles se dépendent et se complètent ; la réception littéraire cherche à déplacer la réflexion de l’auteur (émetteur) au lecteur et au public (récepteur), à passer d’une certaine idée de création à l’interprétation, à une herméneutique des textes littéraires. Le lecteur devient le véritable héros de la recherche en littérature. L’intertextualité fournit et autorise au comparatiste une lecture comparatiste à partir d’un seul texte et d’une seule histoire littéraire. 1.6. Le processus de recyclage Il y a lieu d’évoquer cette phrase si connue de L. Aragon : « Si je n’avais pas tant lu je n’aurais pas tant écrit. » Tout auteur avant d’être un auteur est un grand lecteur. L’écriture et lecture sont deux notions qui vont toujours ensemble. Chaque lecture effectuée par un auteur peut potentiellement être la source d’une ou plusieurs créations. Toute création littéraire est lue par un ensemble d’auteurs qui sont eux aussi des grands lecteurs. L’auteur tombe automatiquement dans un cercle vicieux où tout se recycle implicitement et explicitement dans le texte. Les textes se nourrissent, se complètent et enfin s’influencent. Voici le schéma de recyclage des écrits par les lecteurs dans la perspective intertextuelle et interculturelle. Lecture Auteur 1
Écriture Lecture Écriture Lecture Auteur Traducteur Traducteur Récepteurs critiques 2 3 4 5 a- Chaque écrivain est un grand lecteur. b- Chaque écrivain crée et imagine par le biais de ses lectures. c- Le traducteur est un lecteur et joue le rôle d’un intermédiaire (le cas de l’intertextualité interculturelle.) d- Le traducteur fait le travail de réécriture, il recrée le texte dans une autre langue et le fait entrer dans une autre culture. e- La culture cible prépare des lectures critiques différentes. Elles peuvent potentiellement être la source de créations.
1.7. L’intertextualité et question de référent : L’intertextualité englobe les problématiques de l’écriture et de la lecture ; Ces deux notions sont l’une complément de l’autre. L’intertextualité est la relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes. L’intertextualité est la relation de 7
Pageaux D. H. Littérature générale et comparée, Ed, Armand Colin, Paris, 1994. p. 77.
190
INTERTEXTUALITE, ACTIVITES LECTORALES ET RECEPTION dérivation, les relations implicites et explicites entre plusieurs textes. Tout texte est écrit et compris en référence à notre monde ; tout récit entretient de multiples relations avec d’autres récits. Tout texte est en général, un montage de textes cités, mentionnés, évoqués. On entend par le référent ce à quoi un signe renvoie. Ce renvoi est compris comme une opération de lecture. Selon Ghislain Bourque, « le renvoi, en circonstance textuelle, se présente comme une opération de lecture. »8 Son exercice qui, d’une trace, invite le lecteur à se reporter à tel ou à tel référent, n’a d’autre choix que d’être mercantile et commercial. Il ajoute : « A cela rien d’anormal, étant donné que l’objectif même du renvoi en cause est de faire apparaître, en remplacement de la trace, un référent, porteur de sens, et réglé en vue d’accorder à la trace échangée une valeur. Une valeur qui se trouve orientée selon une perspective textuelle, et contrôlée le plus souvent de manière sémantique. »9 2. Hypotexte et hypertexte 2.1. Les Gommes, un exemple de l’hypertextualité 2.1.1. Un roman iconoclaste Pour joindre la théorie à la pratique, j’ai choisi un texte moderne de RobbeGrillet qui a fait en refusant la tradition balzacienne une grande évolution dans le roman de la seconde moitié de XXe siècle. Ce roman qui est connu pour ces caractéristiques iconoclastes, porte en lui les germes de la tradition et de l’imitation de l’antiquité. Ce roman de Robbe-Grillet correspond à la période de l’esthétique de la ruine et de la défondation du récit. Par un regard sur l’histoire de la lecture de ce roman on peut remarquer les multiples lectures critiques. Celles de 1950 et 1960 diffèrent de celles de 1980. Les interprétations ne sont pas les mêmes, elles sont antagonistes. Les appellations, tels littérature objective, littérature littérale, romans blancs, antiroman, technique du cageot, roman de la table rase, roman chosiste, roman sans personnage, école du regard, sont autant de termes qui témoignent, pour les uns, de la mort du roman et, pour les autres, de sa renaissance. Le refus de sens préétabli chez Robbe-Grillet exclut toute interprétation fixiste du texte et implique la possibilité de reconstruire des sens possibles. Cette idée de Robbe-Grillet croise la perspective de W. Iser selon laquelle le texte reste un événement possible. Iser dote le texte de fins infinies, d’un pouvoir potentiel, car le texte est toujours là pour répondre à des horizons possibles, et produire des effets possibles ou des interprétations possibles. 2.1.2. Les indices de l’hypotexte 2.1.2.1. Parodie du roman policier Ce roman est une parodie du roman policier ; il se présente sous une description scientifique où, à la suite d’un meurtre, se trouvent réunis un assassin, un détective, et une victime. Le roman policier est le modèle de la littérature 8
Bourque G. « La retrempe référentielle », p. 1. http://www.chass.utoronto. ca/french/ as/ASSANo2/GB1.html 9 Idem. p. 1.
191
L’INTERTEXTUALITE énigmatique. L’énigme s’y réduit à la question qui a tué ? Pourquoi a-t-il tué ? L’histoire d’un policier qui enquête sur un meurtre supposé et qui finit, involontairement, par commettre lui-même ce meurtre. 2.1.2.2. Parodie du mythe d’Œdipe Le premier lecteur qui a saisi dans Les Gommes l’allusion au mythe était S. Beckette. Ce roman met en exergue la citation de Sophocle « Le temps qui veille à tout a donné la solution malgré toi ». Wallas, personnage principal, représente l’image d’un nouvel Œdipe, d’un nouvel homme. Il accomplit en effet le crime contre la nature. Le héros, le détective Wallas, mène l’enquête sur un meurtre, pendant une journée dans une ville au plan labyrinthique et il devient lui-même l’assassin, un nouvel Œdipe, car la victime n’était pas morte. Bien des éléments du mythe sont présents dans le roman, tels : l’enfant abandonné, le sphinx, la ville de Thèbes etc. sous forme d’objets sur lesquels le personnage porte un regard attentif. L’espace des Gommes est représenté par une ville, pleine d’objets où Wallas tourne en rond, où il est à la recherche d’une Gomme pour effacer son destin. Wallas s’identifie à Œdipe. Celui-ci est présent dans Les Gommes. RobbeGrillet illustre le drame primitif. Il y a le reflet de l’oracle, de Jocaste et du sphinx qui précise la future identité de Wallas et montre son identité œdipienne. 2.1.2.3. La lecture de l’hypertexte Pour étudier le problème de l’hypertextualité dans Les Gommes, voici les lectures critiques qui sont faites de ce roman : Celle de G. Genette : Pour Genette, à l’aide de l’épigraphe et de divers clins d’œil dans le texte au mythe, tout dépend du déchiffrement et de la réception de l’énigme hypertextuelle. L’enquête du détective déterminant le meurtre dont la conséquence proprement oedipienne au sens freudien l’inceste reste absente. Selon Genette « La discrétion du contrat paratextuel (épigraphe) est donc compensée par l’insistance du métatexte officieux comme si l’auteur tentait à assurer à son roman une lecture hypertextuelle, sans toutefois l’assumer en la revendiquant lui-même de manière univoque : c’est évidemment le principe de l’énigme et de la devinette, dont le déchiffrement doit rester à la charge du lecteur, mais dont la bonne réception dépend de ce déchiffrement, auquel l’auteur doit parfois « aider » de manière indirecte. La relation thématique à l’hypotexte sophocléen reste en effet partielle et sélective. »10 Celle de J. Ricardou : Pour Ricardou, Robbe-Grillet dans cette entreprise veut renverser l’ordre de la tragédie : « Chez Sophocle au début de la pièce le meurtre est déjà commis et Œdipe se décide à débusquer le criminel qui est lui-même : il s’agit d’une quête d’identité, du dévoilement d’un signifié caché. »11 Chez Robbe-Grillet le meurtre programmé du professeur Dupont a été masqué par l’exécutant maladroit (Garinati). Dr Dupont se faisant passer pour mort, l’agent spécial Wallas (Œdipe de l’histoire) croit rechercher son meurtrier et, par un fatal concours de circonstance, finit par tuer
10
Genette G . Palimpsestes, littérature au second degré, Seuil, Points, Essais, Paris, 1982. p. 435-436. Ricardou J. Le Nouveau roman, « Coïncidences pour un Œdipe inverse, Seuil, Points, Essais, Paris, 1973. p. 44-59. 11
192
INTERTEXTUALITE, ACTIVITES LECTORALES ET RECEPTION la victime présumée qui, apprend-on, pourrait bien avoir été son père. Le voilà nouvel Œdipe, identité acquise à coup de revolver. Celle de P. Brunel : P. Brunel12 met l’accent sur la réapparition de Corinthe sous ses multiples variations dans l’ensemble des romans de Robbe-Grillet. L’auteur emprunte le motif corinthien à la mythologie grecque pour un nouveau jeu dont la gravité ne peut échapper au lecteur. - Pr. Dupont et Dr Juard dans la clinique de la rue de Corinthe. - Œdipe abandonné par son père Laïos, trouvait un second père en Polybe, le roi de Corinthe auquel des bergers l’avaient remis. La rue Bergères est, dans Les Gommes, proche de la rue de Corinthe, et Wallas a été guidé vers la clinique de Dr Juard par une image bordée sur des rideaux recouvrant des fenêtres aperçues au passage : des bergers se penchent avec sollicitude sur un nouveau-né. - Le mystère de la naissance et de la double paternité est présent dans Les Gommes. Ce thème est repris dans Le Miroir qui revient dont les premières pages constituent une variation. - Sur le plan thématique ce roman est classé comme une parodie d’Œdipe-Roi de Sophocle. Sur le plan historique, il est une tentative de créer véritablement un nouveau roman. Celle d’A. Karatson : « Tout ce passe comme si une sorte de tabou obligeait à gommer le jeu œdipien qui préside à la réécriture du thème d’Œdipe et qui, malgré plusieurs trouvailles de l’ambition novatrice, confère à l’entreprise une allure de conflit irrésolu ». 13 Est-ce que Robbe-Grillet a voulu dévaloriser le thème sophocléen en le parodiant ou le réaliser sous la forme d’un équivalent moderne ? Peut-on parler ici d’un roman post-freudien ? Chez Sophocle Œdipe fuit Corinthe parce qu’il serait incestueux et parricide. Freud substitue à l’oracle la pulsion sexuelle inconsciente de l’enfance. Le lecteur constate que l’action des Gommes s’arrête au parricide, qu’aucun acte sexuel n’est constaté et que c’est l’enquête qui détermine le meurtre. Cette situation est pour Genette le refus de l’interprétation freudienne. D’après A. Karatson, « Placer ouvertement l’hypertexte en position parricide vis-à-vis de l’hypotexte, tel semble être, sur le plan de la transtextualité, l’intérêt du recours par Robbe-Grillet au thème d’Œdipe. » 14 ÉPILOGUE Ainsi ce roman s’intègre dans le jeu intertextuel. Le lecteur y découvre un tissu de reprises, de déformations et de déplacements parodiques. Mais en entrant dans ce courant intertextuel, Robbe-Grillet entend faire mieux ; c’est ainsi qu’il répète l’œuvre ancienne avec un contenu nouveau. Le lecteur rétablit le rapport entre les éléments du texte et ça reste toujours un problème de lecture. On peut tirer ce résultat que toute relation hypertextuelle porte en elle un esprit du nouveau. Dire c’est, dans une certaine mesure, toujours redire différemment. Dire est donc un hypotexte modifié, défiguré, désagrégé, manipulé, 12
Brunel P. « Variations corinthiennes », Corps écrit, 1985, N° 15. p. 117-124. Karatson A. « Du complexe d’Œdipe au complexe Tirésias : Réécriture et lecture dans Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet ». in Revue des sciences humaines, Lille III, 1984, N°196. p. 93. 14 Karatson A. « Du complexe d’Œdipe au complexe Tirésias : Réécriture et lecture dans Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet ». in Revue des sciences humaines, Lille III, 1984, N°196. p. 103. 13
193
L’INTERTEXTUALITE qui survit sous une autre forme dans l’hypertexte. C’est ainsi que Les Gommes répondra perpétuellement aux horizons d’attente des lecteurs à venir qui réactualiseront ce roman à leur manière et lui redonneront des sens, a priori infinis selon leur propre conception et appréhension du texte. *Finalement, d’après ce que nous venons de constater, sur le plan théorique nous pouvons dire que la seule parole qui peut ne pas être intertextuel c’est bien évidemment la parole de Dieu, car Dieu n’imite pas, Il est l’origine de tout. Il est la source de la création. *Tout le reste entre forcément dans le jeu de l’intertextualité, mais avec des variations et des niveaux différents d’une œuvre à l’autre. *Dans le processus de la création, la direction de la création va de l’hypotexte vers la création d’un hypertexte ; l’auteur imite, parodie, pastiche, cite, récrit des hypotextes possibles pour arriver à un hypertexte. *Dans le processus de la lecture et de la réception, le sens de la lecture et de la contextualisation va de l’hypertexte vers l’hypotexte, c’est-à-dire pour interpréter et enfin pour produire le sens, le lecteur met en relation le texte en question (hypertexte) avec les autres textes du passé et du présent (hypotexte). DJAVARI Mohammad Hossein Université de Tabriz-IRAN BIBLIOGRAPHIE Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978. Bakhtine Mikhaïl, Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1978. Bourque Ghislain, « La retrempe référentielle », http ://www.chass.utoronto.ca/french/as/ASSANo2GB1.html Brunel Pierre, « Variations corinthiennes » in Corps écrit, 1985, N° 15. Djavari Mohammad Hossein, La fin du nouveau roman, problèmes esthétiques, problèmes de réception à travers les romans de Robbe-Grillet, Thèse de Doctorat, Paris III, Sorbonne Nouvelle, 1998. Fontanille Jacques, Sémiotique et littérature, Essais de méthode, PUF, 1999. Genette Gérard, Palimpsestes, la littérature au second degré, Seuil, Points, Essais, Paris, 1982. Greimas A. Julien, Du sens, Seuil, Paris, 1970. Jauss Hans-Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978 pour la traduction française. Holland Michael, « De l’intertextualité : métacritique, in Revue de critique et de théorie littéraire, 1983, N° 2. Karatson André, « Du complexe d’Œdipe au complexe Tirésias : réécriture et lecture dans Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet », in Revue des sciences humaines, Lille III, 1984, N° 196. Kristéva Julia, Séméiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Le Seuil, 1969. Col. Points, 1978. Piéguay-Gros Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Ed, Dunod, Paris, 1996. Reuter Yves, L’analyse du récit, Dunod, Paris, 1997. Ricardou Jean, Le Nouveau Roman, Seuil, Points, Essais, Paris, 1973 et 1990. Riffaterre Michaël, La production du texte, Le Seuil, 1979. Robbe-Grillet Alain, Les Gommes, Minuit, Paris, 1953. Ruprecht Hans-George, « Intertextualité » in Revue de critique et théorie littéraire, 1983, N° 2. Saint-Gelais Richard, « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », http://www. fabula.org/forum/colloque99/224.php Sophocle, Œdipe Roi, Classique Hachette, 1994. Sperber Dan, « La communication et le sens », http://www. perso. club-internet. fr/sperber/sens.htm Sullà Eric, « Le clos et l’ouvert », http://www. fabula.org/revue/cr/301.php Thlivitis Theodore, Sémantique interprétative intertextuel, 1988. http://www-iasc.enst-bretagne.fr/~thliviti/th/node20.html Todorov Tzvetan, Mikaïl Bakhtine, le principe dialogique, Le Seuil, 1981.
194
L’INTERTEXTUALITÉ COMME STRATÉGIE ÉNONCIATIVE
INTRODUCTION Notre travail s’inscrit dans le projet, formulé par François Rastier, d’une Herméneutique matérielle — expression reprise à Schleiermacher — prenant la forme d’une Sémantique interprétative et adoptant une problématique rhétoriqueherméneutique. La sémantique interprétative se positionne dans une problématique du texte, opposée à une problématique du signe de tradition logico-grammaticale, et privilégie l’étude du sens, considéré comme le résultat de l’interprétation. Le texte, défini comme « suite linguistique autonome (orale ou écrite) constituant une unité empirique, et produite par un ou plusieurs énonciateurs dans une pratique sociale attestée. » (Rastier 2001 : 302), est conçu comme un cours d’action sémiotique. La sémantique interprétative cherche à restituer l’aspect dynamique de la production et de l’interprétation des textes en décrivant en premier lieu, les dynamiques des fonds et des formes sémantiques1. Ces fonds et formes sémantiques sont caractérisés par des inégalités qualitatives, et marquent des mouvements textuels correspondant aux gestes sémantiques de l’énonciateur. « Les parcours interprétatifs doivent reconnaître les mouvements textuels, comme les crescendos, les ruptures, qui correspondent à ce que l’on peut appeler, à la suite de Françoise Douay, les gestes de l’énonciateur. » (Rastier 2001 : 45) C’est dans ce cadre théorique et épistémologique que nous inscrirons notre démarche d’analyse.
1
fond sémantique : ensemble des faisceaux d’isotopies sur lesquelles se détachent les formes sémantiques ; forme sémantique : groupement stable de sèmes articulés par des relations structurales ; ex. : molécule sémique (Rastier 2001 : 299).
195
L’INTERTEXTUALITE 1. LA PROBLEMATIQUE Nous faisons nôtre la définition de la Rhétorique proposée par Aristote (Rhétorique I, 1356a [1932]) : « sa fonction propre n’est pas de persuader, mais de voir les moyens de persuader que comporte chaque sujet ; il en va pareillement de tous les autres arts » Soucieux de développer l’art rhétorique autour de l’adaptation à l’auditoire et de la force persuasive que revêt la crédibilité de l’orateur, Aristote distingue trois types de preuves techniques : les preuves logiques (relatives au logos, à la logique), les preuves éthiques (relatives à l’ethos de l’orateur), et les preuves pathétiques (relatives au pathos de l’auditoire). Outre l’invention (le choix des preuves) d’autres parties1 de l’art rhétorique antique concourent à la persuasion : la disposition (l’ordonnancement des arguments dans le discours), l’élocution (le choix des mots, le choix du style), la mémoire (le choix de formules facilitant la mémorisation du discours) et l’action oratoire (la voix et les gestes de l’orateur). Nous analyserons ici, dans le cadre de la persuasion, différentes stratégies intertextuelles mises en œuvre par l’énonciateur. Il s’agira pour nous de repérer à titre d’hypothèses interprétatives2, les rôles persuasifs joués par ces stratégies intertextuelles. Dans notre travail de thèse, nous nous intéressons aux dimensions rhétoriques de textes relevant de deux discours3 persuasifs contemporains, le discours politique et le discours publicitaire, en tentant d’adapter certains principes de l’art rhétorique antique. Nous procédons à l’analyse « sémantico-rhétorique » de ces textes en repérant des stratégies énonciatives persuasives et en détaillant les procédés oratoires employés (procédés argumentatifs, procédés stylistiques, figures « énonciatives », figures rhétoriques…). Dans le cadre de ce colloque sur l’intertextualité, nous avons choisi de nous intéresser à l’usage des guillemets dans les discours de Jean-Marie Le Pen lors de la campagne présidentielle de 20024.
1
La théorie des cinq parties de la rhétorique est attestée pour la première fois en détail dans la Rhétorique à Hérennius (86-83 av. J.-C.). 2 « La sémantique interprétative n'a pas pour but de restituer les intentions de l'auteur, ni même de le comprendre en tant que personne ; encore moins, comme l'espérait Schleiermacher, de le comprendre mieux qu'il ne s'était compris lui-même. On est toujours tenté d'appeler intentions de l'auteur les hypothèses interprétatives que l'on fait, fût-ce en tenant compte des contraintes philologiques. Mais on ne peut affirmer que les stratégies interprétatives correspondent aux stratégies génétiques. Ces deux sortes de stratégies n'ont peut-être pas de commune mesure. » (Rastier 1997 : 329). 3 discours : ensemble d'usages linguistiques codifiés attaché à un type de pratique sociale. Ex. : discours juridique, médical, religieux (Rastier, 2001 : 298). 4 Notre corpus de travail était composé des discours suivants du candidat du FN : - discours du 27 Janvier 2002 à Paris - discours du 10 Février 2002 à Bordeaux - discours du 3 Mars 2002 à Lille - discours du 21 Avril 2002 à Saint-Cloud - discours du 1er Mai 2002 à Paris - discours du 2 Mai 2002 à Marseille.
196
L’INTERTEXTUALITE COMME STRATEGIE ENONCIATIVE 2. ÉLEMENTS D’ANALYSE1 Sur la base de notre corpus de travail, nous avons retenu plusieurs passages textuels — palier de la période2 — au sein desquels nous avons repéré différents usages persuasifs des guillemets. 2.1. Accusation et disqualification - « Chirac a joué avec la vie des travailleurs, des salariés et des paysans français ; il les a délibérément sacrifiés à l’euromondialisme bruxellois. C’est d’ailleurs luimême qui le disait, le 2 avril 1990, dans l’émission Aparté de Pierre-Luc Séguillon : « Si, comme le veut M. Delors, on faisait une monnaie unique, il faut bien que les Français sachent les conséquences… Nous n’aurions plus de politique budgétaire nationale, plus de politique sociale indépendante, notre politique économique et notre politique monétaire seraient gérées par les bureaucrates de Bruxelles ». Cela ne l’empêcha pas de déclarer le 28 août 1996 sur TF1 : « La monnaie unique permettra plus de croissance et plus d’emplois ». Le reniement européen de Chirac, c’est la mort de notre agriculture : ministre de l’agriculture en juillet 1972, il y avait 2 millions 700 000 agriculteurs en France. Sous Chirac président, il y en a moins de 600 000 ! C’est aussi la mort de nos industries. Depuis 1995, la France a perdu 450 000 emplois industriels. Voilà l’effet des délocalisations et du libre-échangisme mondialiste ! »3 Discours du 1er mai 2002 L’énonciateur accuse J. Chirac — candidat au second tour des présidentielles — d’avoir trahi les « travailleurs », les « salariés » et les « paysans français » en adoptant la monnaie unique alors même qu’il présentait en 1990 les conséquences néfastes pour les Français d’une telle adoption. L’énonciateur cherche également à discréditer J. Chirac en mettant en évidence la contradiction de deux de ses propos : l’un clairement opposé à l’adoption de la monnaie unique (propos du 2 avril 1990), l’autre très favorable à l’Euro (propos daté du 28 août 1996). L’énonciateur souligne alors que le changement de positionnement de J. Chirac coïncide avec son arrivée au pouvoir (à la Présidence de la République), ce qui semble l’autoriser à parler de trahison, celle de J. Chirac envers les Français. - « C’est pour échapper à ses juges, en vertu de l’irresponsabilité attachée aux actes du président de la République, qu’il s’est représenté. On comprend mieux sa confidence d’août 1995 : « Mon seul objectif, c’est ma réélection dans 7 ans ». Voilà ce dont le Peuple français doit se débarrasser. » Discours du 1er mai 2002 L’énonciateur reprend les paroles de J. Chirac (août 1995), paroles qu’il présente comme une « confidence » censée révéler a posteriori la culpabilité de J. Chirac et son implication effective dans les « affaires ».
1
Les analyses complètes sont présentées dans notre thèse (thèse en fin de préparation). Période : « palier inférieur du texte, mésosémantique » (Rastier, 1996). 3 Nous utilisons les guillemets anglais “ … ” pour indiquer que nous citons un extrait d’un discours de Jean-Marie Le Pen. 2
197
L’INTERTEXTUALITE L’énonciateur cherche ici à disqualifier son adversaire, à le discréditer totalement, en révélant son véritable ethos (« mœurs réelles » de J. Chirac). 2.2. Le recours à l’autorité - « L’immigration est une donnée fondamentale dans l’histoire de l’humanité. La classe politique française a décidé d’éluder le débat pour ne pas, paraît-il, choquer les consciences et contrarier la police de la pensée. Comme l’écrivait il y a peu, Thierry Desjardins, « si Jean-Marie Le Pen avait déclaré qu’il aimait Mozart, Mozart serait interdit d’antenne. » Pourtant on devrait pouvoir discuter librement d’un tel sujet. » Discours du 27 janvier 2002 L’énonciateur reprend comme plaidant en sa faveur et dénonçant l’attitude frileuse des politiques, un passage de l’essai Lettre au Président à propos de l’immigration, et de quelques tabous qu’il faudra bien finir par aborder écrit par l’auteur et journaliste Thierry Desjardins. Le propos de T. Desjardins (autorité) est censé témoigner de la mise à l’écart, du complot, dont est victime Jean-Marie Le Pen. - « En matière d’immigration, de l’aveu des spécialistes du système statistique public, c’est « le règne du bricolage ». Car, dans ce pays bureaucratisé qui compte tout, on ne sait pas officiellement combien il y a de ressortissants étrangers sur notre territoire ! Tout cela n’est évidemment pas l’effet du hasard et s’il n’y avait eu les travaux de notre ami Milloz, jamais démentis par la moindre étude officielle, on n’en saurait strictement rien. Aussi bien, je cite l’INSEE, il y avait 3,3 millions d’étrangers au recensement de 1999 mais « le nombre des étrangers ainsi recensés est inférieur au nombre total d’étrangers autorisés à résider sur le territoire français ». On s’en serait douté ! Certaines données officielles sont tellement contradictoires avec d’autres qu’elles laissent perplexes : le nombre des ressortissants turcs (pour l’essentiel des Kurdes) admis à séjourner de manière permanente ou résidents en France est passé de 122 000 à 208 000 de 1982 à 1999, plus 71 % en 17 ans ! Le spécialiste en matière de population étrangère, Mme Michèle Tribalat, qui n’est pas de nos amis, écrit dans la revue de l’Institut national des études démographiques : « L’apport démographique débute après la seconde guerre mondiale. La population proprement immigrée a été multipliée par deux, mais depuis 1975, sa croissance est faible, presque nulle (4,2 millions de personnes). Le relais est pris par l’apport indirect, c’est-à-dire les naissances en France qui n’auraient pas eu lieu en l’absence d’immigration. Le nombre des personnes nées en France du fait de l’immigration passe ainsi de 1,7 million en 1946 à 6,3 millions quarante ans plus tard, soit une multiplication par 4. Deux tiers d’entre elles sont de nationalité française. À titre indicatif, selon l’étude annuelle d’André Lebon, de la Direction de la population et des migrations, sur 80 694 entrées au titre des dispositifs permanents de séjour en 1999, 90,2 % ont concerné des ressortissants d’Afrique et d’Asie. » Discours du 2 mai 2002 (c’est nous qui soulignons)
198
L’INTERTEXTUALITE COMME STRATEGIE ENONCIATIVE Dans le premier passage que nous avons noté en caractères gras, l’énonciateur reprend des propos censés être assumés par les « spécialistes du système statistique public » (dialogisme). Dans le deuxième passage noté en gras, l’énonciateur cite un passage d’un rapport de l’INSEE (organisme faisant autorité) dans lequel une aberration est censée être signalée. Il s’agirait ainsi de « l’aveu » de l’existence d’une contradiction, contradiction censée avoir été démontrée depuis un certain temps par le rapport Milloz. L’énonciateur cite ensuite le propos d’un chercheur de l’INED. Ce propos est censé garantir le bien fondé de la critique de l’énonciateur envers l’INSEE, accusé de ne pas connaître exactement le nombre officiel de ressortissants étrangers sur le sol Français, mais il est censé également garantir la validité des données du « rapport Milloz »1, rapport qui avance que le nombre d’immigrés en France est beaucoup plus important que ce que les autorités veulent bien admettre. Ce recours à la citation d’un auteur faisant autorité dans le milieu de la recherche démographique a d’autant plus de poids que cet auteur est présenté comme ne faisant pas partie des « amis » du FN2 — alors que Pierre Milloz lui est clairement présenté comme un « ami » du FN et pour cause il est membre actuel du Bureau Politique et du Comité Central de ce parti. - « Faute d’un second porte-avions, la France sera privée de tout groupe aéronaval en 2004-2005 et 2010-2011 ! Pas étonnant, dans ces conditions, que le procès-verbal du Conseil de la fonction militaire de la Marine, contresigné de son chef d’Étatmajor et d’un officier-marinier, puisse rapporter : « Le moral est au plus bas. La motivation et la fierté vacillent, la déception et l’amertume grandissent ». […] Le Rapport spécial sur le budget de la défense 2002 commente : « Le sacrifice constant de l’équipement militaire tout au long de la législature handicape la réalisation du modèle d’armée 2015. Fin 2001, les plus hauts responsables militaires reconnaissent désormais qu’il y aura, sinon ruptures de capacités d’ores et déjà avérées, du moins érosion des matériels et inquiétudes sur la cohérence des forces ». […] Un rapport parlementaire relève aussi que durant les bombardements contre le Kosovo, « lorsque l’Armée de l’air s’est trouvée en deuxième ligne, c’est parce que les matériels dont elle disposait n’étaient plus à la meilleure pointe de la technologie et des conditions actuelles d’emploi ». L’Armée de l’air risque même d’être à court de carburant pour ses avions, son chef d’état-major ayant déclaré devant la commission de la Défense à l’Assemblée 1
Le « rapport Milloz » (dont le titre exact est : Rapport Milloz. Le coût de l'immigration) a été publié en mars 1990 par Pierre Milloz, juriste et économiste, alors vice-président du Conseil Scientifique du Front National. 2 Et le mot est faible quand on sait que Michèle Tribalat, démographe à l'INED, a co-écrit avec PierreAndré Taguieff un ouvrage intitulé Face au Front national. Arguments pour une contre-offensive (Paris, La Découverte, 1998). Michèle Tribalat consacre plus de quarante pages du livre à l’analyse critique et argumentée des données du « rapport Milloz ». On notera que Jean-Marie Le Pen ne fait pas mention de cette étude. Et en précisant juste avant de citer le propos de M. Tribalat, que les travaux de Milloz n’ont « jamais [été] démentis par la moindre étude officielle », il semble même, implicitement, remettre en cause la validité des résultats de cette étude (provocation).
199
L’INTERTEXTUALITE nationale : « Il conviendrait, en cours d’année, de majorer les crédits de carburant opérationnel, afin de ne pas faire dépendre l’activité aérienne et l’entraînement des forces des aléas du marché ». » Discours du 2 mai 2002 L’énonciateur présente la situation catastrophique1 dans laquelle est censée se trouver l’Armée Française. Afin de garantir la validité de son propos, il convoque des extraits de textes officiels (autorité) qu’il présente comme autant de témoignages concrets attestant du déclin militaire de la France. 2.3. Une marque d’implicite « Or, non seulement elles n’ont pas stoppé cette dérive, mais elles ont coopéré à l’entreprise subversive en lui apportant l’appui de la Loi et le concours de la puissance publique. Voilà la forfaiture ! De servantes du Bien commun, nos « autorités » se sont fait les mercenaires du Mal ! » Discours du 2 mai 2002 Cet emploi des guillemets s’apparente selon nous aux « guillemets ironiques » décrits par Victor Klemperer2 dans le discours des dirigeants nazis des années 1930 : « Chamberlain, Churchill et Roosevelt ne sont jamais que des « hommes d’État », entre guillemets ironiques, Einstein est un « chercheur », Rathenau un « Allemand » et Heine un « poète allemand ». Pas un seul article de journal, pas une seule reproduction de discours qui ne grouille de ces guillemets ironiques, et même dans les analyses détaillées, rédigées plus tranquillement, ils ne manquent pas. » (Victor Klemperer, cité par A. Krieg 1999 : 30) Les guillemets constituent ici nous semble-t-il une marque d’implicite et une forme de vacance argumentative3 qui requiert l’interprétation de l’énonciataire. L’énonciateur semble suggérer que les représentants de la puissance publique sont des pseudo-représentants, qu’ils ne remplissent pas leur rôle et ne méritent pas d’êtres nommés « autorités ». On retrouve ce procédé dans le passage suivant : - « Jusqu’ici, le « débat » politique a surtout consisté à opposer Schuller à Teulade et les détournements des uns aux malversations des autres. » Discours du 2 mars 2002 L’énonciateur souligne que les polémiques autour des « affaires », qui alimentent ce début de campagne présidentielle, ne sont pas à la hauteur de ce que les Français sont en droit d’attendre, à savoir d’un vrai débat politique. 1 Passages du discours de J-M Le Pen du 2 Mai 2002 : “ L’insécurité est aussi le fait de l’effondrement de notre Défense nationale ” ; “ Jamais, le débarquement à Fréjus, chez Frère Léo, d’immigrés kurdes […] ne se serait pas produit si notre Marine nationale avait eu les moyens, ce qui est quand même le b-a-ba de la souveraineté, de surveiller et d’intercepter un navire suspect s’approchant de nos côtes ! ” ; “ la dissolution de notre armée ” ; “ la décroissance de notre effort militaire ” ; “ La liquidation de l’effort de défense ” ; “ Dans un goutte à goutte mortel, la France perd ainsi sa capacité à forger l’outil de son indépendance et de sa sécurité nationales ” … 2 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIème Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, 1996. 3 Nous reprenons le concept de « vacance argumentative » à Alice Krieg (op. cit.).
200
L’INTERTEXTUALITE COMME STRATEGIE ENONCIATIVE - « Le débat de fond, le débat d’idées, quant à lui, est d’une grande indigence. Si l’on entend parfois parler d’insécurité – le mot criminalité, trop réaliste, trop dur, est banni du vocabulaire politiquement correct – c’est plus pour la qualifier de « préoccupation » des Français que pour prendre en compte une réalité intolérable et proposer des solutions concrètes. » Discours du 3 mars 2002 Les guillemets signalent que le mot « préoccupation », présenté comme étant celui des politiques et des médias, ne convient pas. Cet usage des guillemets s’apparente selon nous à ce que A. Krieg appelle la « dénonciation du mauvais mot de l’autre qui nomme mal » (Krieg op. cit. : 20) ou encore la « dénonciation des mots-des-autres-qui-mentent »1 (ibidem : 24-25). L’énonciateur reproche ici aux politiques l’utilisation volontaire d’un terme euphémique leur permettant de masquer la réalité, de ne pas révéler le véritable malaise (censé être) vécu par les Français. On repère dans le passage suivant, cette même dénonciation de la manipulation opérée par le choix délibéré — de la part ici des sociologues — d’un terme euphémique — terme censé ici permettre d’éviter de parler d’insécurité : « Sans parler de ce que les bonnes âmes de la sociologie branchée appellent les « incivilités » et qui n’entrent même plus dans les statistiques. » Discours du 2 mai 2002 2.4. Une dimension éthique « Voilà comment on a sciemment désarmé l’autorité publique et surtout livré les honnêtes citoyens aux exactions des délinquants et à la barbarie des fauves à visage d’homme. Car il faut remettre les idées à l’endroit et sortir de l’angélisme : il n’y aura jamais sur terre de société totalement pacifique. « L’ombre d’un homme fait toujours de l’ombre à un autre », dit un proverbe mexicain. » Discours du 2 mai 2002 L’énonciateur adopte l’ethos du moraliste, il cite un proverbe mexicain qui confère un ton solennel à son discours. 2.5. Une dimension pathétique « au cours des manifestations de samedi dernier, 200 000 personnes selon la presse, dans quarante villes et à l’appel de 80 organisations, ce qui fait 60 têtes de pipe par organisation subventionnée…, ils défilaient en hurlant que pour m’écarter, il fallait choisir, je les cite, « l’escroc ». Ah, il est beau l’Établissement, proclamant que le candidat qui a ses faveurs au poste de chef de l’État, est un voleur patenté ! […] Victor Hugo, le poète préféré de la gauche, a d’ailleurs bien dit cela dans ses Châtiments : « Il fallait que la fin de cet escroc fatal/Par qui le guet-apens jusqu’à l’Empire monte/Fut telle que la boue elle-même en eût honte/Et que César, flairé des chiens avec dégoût/Donnât en y tombant la nausée à l’égout ». 1 « tout l’extérieur discursif de l’extrême droite est représenté comme contaminé par le mensonge éhonté » (Krieg, op. cit. : 29).
201
L’INTERTEXTUALITE Oui, la nausée que provoque ce dégorgement, aux allures de possession collective, résume à elle seule toutes les insécurités que vivent les Français. » Discours du 2 mai 2002 (c’est nous qui soulignons) L’énonciateur cite un passage de la célèbre invective de Victor Hugo à l’encontre de Napoléon III. Les mots de Hugo, le visionnaire, sont alors censés décrire avec précision la situation actuelle de la France1. L’hypotypose — figure qui sert à mettre les choses sous les yeux2 — et l’hyperbole — figure qui sert à amplifier3 — peuvent alors susciter chez l’énonciataire un sentiment de dégoût, d’écœurement et de colère (pathos) vis-à-vis de la classe politique — et en particulier de J. Chirac — mais aussi vis-à-vis des réactions des manifestants au soir du premier tour de l’élection présidentielle4. CONCLUSION En guise de conclusion, nous évoquerons des stratégies dialogiques intertextuelles mises en œuvre par le candidat Jean-Marie Le Pen dans sa profession de foi pour le second tour des élections présidentielles de 2002. Nous reproduisons ci-dessous un extrait de la page 3 de cette profession de foi : « J’ai fait un rêve pour chacun d’entre vous. Le rêve d’une France retrouvée (l. 18) dans laquelle il ferait, à nouveau, bon vivre. (l. 19) N’ayez pas peur de rêver, vous, les petits, vous, les exclus, vous, les jeunes, vous, (l. 20) les victimes du Système, vous, dont on refuse d’entendre la voix. (l. 21) Ne vous laissez surtout pas piéger par les vieilles divisions de la gauche et de la (l. 22) droite. Vingt ans durant, vous avez subi toutes les fautes et les malversations des (l. 23) politiciens. Vingt ans durant, ils vous ont menti sur l’insécurité, le chômage, (l. 24) l’immigration, sur l’Europe et sur le reste. (l. 25) » Aux lignes 18 et 19, l’énonciateur reprend des éléments marquants du célèbre discours — « I have a dream » — prononcé par Martin Luther King, Jr, sur les marches du Lincoln Memorial, Washington D.C, le 28 août 1963. « Je vous dis aujourd’hui mes amis qu’en dépit des difficultés et des frustrations, je fais pourtant un rêve. C’est un rêve profondément ancré dans le Rêve Américain. Je fais le rêve qu’un jour, cette nation se lèvera pour vivre pleinement les articles de sa foi : nous tenons ces vérités pour évidences que tous les hommes naissent égaux. Je fais le rêve qu’un jour, sur les collines rouges de Géorgie, les fils des esclaves et les fils des esclavagistes pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. Je fais le rêve qu’un jour, même l’État du Mississippi qui se consume dans les feux de l’injustice et de l’oppression, se transformera en une oasis de liberté et de justice…
1 On notera que juste avant, l’énonciateur reprend le terme « escroc » (terme qui figure aussi chez Hugo) sans en assumer la responsabilité (dialogisme) – il précise qu’il cite les propos des manifestants. 2 « procédés qui, même dans l’exposé des faits, ont un très grand poids, pour mettre dans tout leur jour ceux que l’on expose aussi bien que pour les amplifier ; car ainsi, lorsque nous agrandirons ces faits, l’image qu’en donnera notre discours semblera, pour les auditeurs, la réalité. » (Cicéron, [1971], De l’Orateur, Livre III, LIII, 202, Edition Les Belles Lettres). 3 « on peut aussi, pour grossir ou atténuer les faits réels, en exagérer l’expression et même la porter audelà de la vérité » (Cicéron, [1971], De l’Orateur, Livre III, LIII, 203, Edition Les Belles Lettres). 4 L’énonciateur ajoute à la dimension pathétique de la scène, une dimension ironique en précisant que Victor Hugo est justement l’auteur de référence de la Gauche.
202
L’INTERTEXTUALITE COMME STRATEGIE ENONCIATIVE Je fais le rêve que mes quatre petits-enfants vivront un jour dans un pays où on ne les jugera pas à la couleur de leur peau noire mais à l’aura de leur caractère… […] » La convocation de cet intertexte permet à l’énonciateur de revêtir l’ethos de Martin Luther King et de se positionner comme le Guide du Peuple Français — peuple censé être à l’abandon et victime de toutes les injustices (association de deux contextes historiques, celui du Peuple noir américain en 1963 et celui du Peuple français en 2002). À la ligne 20, l’énonciateur utilise une expression présente dans de nombreux discours et homélies du pape Jean-Paul II : - Extrait de la première homélie, 22 octobre 1978 (c’est nous qui soulignons) « N’ayez pas peur ! Ouvrez toutes grandes les portes au Christ ! N’ayez pas peur ! Ouvrez à la puissance salvatrice du Christ les frontières de l’État, ouvrez les systèmes politiques et économiques, les immenses empires de la culture, de la civilisation et du développement. Frères et sœurs, n’ayez pas peur d’accueillir le Christ et d’accepter sa puissance. N’ayez pas peur. Laissez parler le Christ. Lui seul a les paroles de vie, oui, les paroles de la vie éternelle. » - Extrait du message pour la XVIII° journée mondiale de la Paix, 1er janvier 1985 (c’est nous qui soulignons) « Le premier appel que je désire vous adresser, jeunes hommes et jeunes femmes d’aujourd’hui, est celui-ci : n’ayez pas peur ! N’ayez pas peur de votre propre jeunesse, et de ces désirs profonds que vous éprouvez du bonheur, de la vérité, de la beauté et d’un amour durable ! On dit parfois que la société craint ces désirs ardents des jeunes, et que vous-mêmes en avez peur. N’ayez pas peur ! » - Extrait du discours d’accueil des JMJ 2000 à St Jean de Latran (c’est nous qui soulignons) « En inaugurant votre Jubilé, très chers jeunes, garçons et filles, je désire répéter les paroles à travers lesquelles j’ai commencé mon ministère d’Évêque de Rome et de Pasteur de l’Église universelle ; je voudrais qu’elles guident votre séjour romain : N’ayez pas peur ! Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ !. Ouvrez vos cœurs, vos vies, vos doutes, vos difficultés, vos joies et vos affections à sa force salvifique et laissez-le entrer dans vos cœurs. N’ayez pas peur ! » L’énonciateur reprend cette expression dans son discours du 2 mai 2002 mais cette fois-ci en l’associant à l’expression « Entrez dans l’espérance ! ». « N’ayez pas peur, chers amis ! Heureux serez-vous quand on vous diffamera ! Cela veut dire que l’Établissement sent arriver sa dernière heure et il vomit tous ses crachats comme un possédé ! Rien ne lui pèse tant que la vérité, et je suis, depuis un an, le candidat, de la vérité qui rend libre ! Entrez dans l’espérance ! » Discours du 2 mai (c’est nous qui soulignons) Cette seconde expression correspond au titre du livre du pape Jean-Paul II (1994) : Entrez dans l’Espérance ; nous reproduisons ci-dessous un extrait de cet ouvrage (c’est nous qui soulignons) : « Il est très important d’entrer dans l’espérance, non pas pour s’y arrêter, mais pour nous laisser emporter en avant par celui-ci. » La reprise de deux expressions qui ont marqué le pontificat de Jean-Paul II, sacralise le discours de l’énonciateur, sacralisation susceptible de toucher fortement et d’émouvoir (pathos) l’énonciataire — de religion catholique.
203
L’INTERTEXTUALITE On soulignera ici la présence de nombreuses exclamations traduisant l’exaltation de l’énonciateur (pathos). L’énonciateur se positionne alors en prophète1 et conjure l’énonciataire de croire en lui. Ces reprises s’inscrivent pleinement dans le cadre de l’intertextualité ; l’énonciateur indique son intertexte, pose son corpus de référence et par là se positionne dans le champ du discours politique. DUTEIL-MOUGEL Carine Université de Toulouse-Le Mirail carine.duteil@wanadoo.fr Bibliographie AMOSSY R., Images de soi dans le discours, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999,. ARISTOTE, Rhétorique I, II, texte établi et traduit par M. Dufour, Paris, Édition Les Belles-lettres, 1932. BRETON P., L’argumentation dans la communication, Paris, Éditions La Découverte, 1996. DUCROT O., Le Dire et le dit, Paris, Édition de Minuit, 1984. FLOCH J.-M., Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les stratégies, Paris, PUF, 1990. KRIEG A., « Vacance argumentative : l’usage de (sic) dans la presse d’extrême droite contemporaine », Mots, 58, 1999. PERELMAN C., L’empire rhétorique, Paris, Vrin, 1997. PLANTIN C. (éd.), Lieux communs, topoï, stéréotypes, clichés, Paris, Kimé, 1993. RASTIER F., Sens et textualité, Paris, Hachette, 1989. RASTIER F., Sémantique interprétative, Paris, PUF, [1987] 1996. RASTIER F., « La sémantique des textes : concepts et applications », Hermès, 16, 1996, p. 15-37. RASTIER F., « Défigements en contexte », Martins-Baltar M. éd. La locution, entre langue et usages, col. Signes, édition Fontenay/Saint-Cloud, diff. Ophrys Paris, 1997, p. 305-329. RASTIER F., Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001.
1 On notera à ce propos l’invocation dans le discours du 1er Mai 2002, de la parole de Saint-Jean : (c’est nous qui soulignons) “ Quand, je vais rappeler, n’en déplaise à une poignée d’évêques, maçons ou marxistes la parole de St Jean : « c’est la vérité qui vous rendra libre » je soulignais le rôle majeur du mensonge dans la vie politique française. Le mensonge, l’arme du malin, celle qui sert à tromper mais aussi à diaboliser ses ennemis. J’ai fait, et je m’en honore, pour vous et pour moi une campagne de vérité, exigeant que les responsables et d’abord le Président de la République sortant fassent le compte rendu de leur mandat. ” Il s’agit vraisemblablement du chapitre 8, 31-32 de l’évangile selon Saint-Jean : (Jésus s’adresse aux Juifs) « Si vous me demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. ».
204
LES MANIFESTATIONS DE L’INTERTEXTUALITÉ DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD La présente étude ne s’attachera pas à discuter du concept d’intertextualité dans ce qu’il présente de conflictuel, de controversé ou de labile, comme en témoignent les différents travaux publiés à ce sujet depuis que J. Kristeva avait initié cette problématique en 1967. L’une des nombreuses questions soulevées concerne notamment le caractère intrinsèque ou extrinsèque au texte du concept d’intertextualité. M’opposant à sa définition étendue, j’en restreindrai le champ pour ne considérer qu’un ensemble de faisceaux remarquables par leur ampleur et par la force probante de leurs marques concrètes. C’est dans cette perspective volontairement circonscrite que je me propose ici de considérer comme une unité première ce que je nomme la « tétralogie » de J. Rouaud (Les Champs d’Honneur, Des hommes illustres, Le monde à peu près, Pour vos cadeaux), ensemble architecturé qui comprend des micro-structures se répondant mutuellement dans un rapport de réécriture, ou d’intertextualité restreinte. Cette unité peut être ensuite considérée, sur un autre plan, comme la matrice de référence de la dernière œuvre Sur la scène comme au ciel, qui clôt la saga familiale. Les phénomènes d’« intertextualité » sont bien différents dans les deux cas. Alors qu’au sein de la « tétralogie », l’auteur1 procède à des variantes et des glissements tout en préservant des identités macrostructurales et des constantes dans les rôles des personnages (entre autres exemples), le dernier roman représente un changement radical. Sur la scène comme au ciel constitue en quelque sorte la somme commentée par les personnages eux-mêmes, narrateur compris, des quatre récits précédents. Dans ce discours fondamentalement polyphonique, la réécriture apparaîtra, dans la première phase du roman, comme un récitatif à deux voix – celle du narrateur et celle de sa mère – dont la confrontation éclaire d’un jour nouveau l’épaisseur des personnages et l’obligation quasi-morale que contracte l’auteur envers ses créatures. 1 Par choix méthodologique je mettrai au second plan le narrateur, instance fictionnelle, pour mettre en avant son démiurge, à savoir l’auteur, et ce afin de m’attacher avant tout à la démarche de création esthétique.
205
L’INTERTEXTUALITE D’autre part, les liens intertextuels offrant un maillage solide à l’ensemble de l’œuvre de Rouaud, révéleront leur nature d’outil d’analyse métatextuelle. Je m’efforcerai de montrer qu’à travers celle-ci, le narrateur peut mener à son terme un travail de réflexion sur la justification, la nature et la fonction de son entreprise d’écriture. 1. ARCHITECTURE ET TISSAGE INTERTEXTUEL : UNE TRAME SERREE L’intertextualité, telle que je la conçois, n’est pas réduite à des échos ou des systèmes de variations sur le seul plan verbal stricto sensu. La dimension architecturale de la totalité de l’œuvre romanesque entre pour une bonne part dans le tissage intertextuel2. Il en va des même des enchaînements entre les différents romans dont la continuité de l’un à l’autre fonctionne par des liens intertextuels de type thématique et sémantico-syntaxique. Ainsi, le premier roman de la tétralogie, Les Champs d’Honneur, s’achève sur les phrases « Il3 veut bien essayer encore. Il remonte l’allée centrale en compagnie de cette petite force têtue – oh, arrêtez tout. » (p. 159), il étant le pronom clitique référant à Joseph Rouaud ; or le roman suivant, Des hommes illustres, commence par l’évocation d’un personnage dénommé également par il, dont on saura, quatre-vingt-treize pages plus loin4, qu’il s’agit du père du narrateur, Joseph Rouaud, qui fermait le roman précédent. L’enchaînement d’un roman à l’autre se poursuit jusqu’à Pour vos cadeaux, dans les dernières pages duquel se met en place toute la clôture de la tétralogie : verrouillage de l’ensemble et retour au début dans un motif de boucle. Une première relation intertextuelle interne, de la fin au début du roman, comme une remontée aux origines, préfigure le retour au commencement du commencement, dans Les Champs d’Honneur. Il convient en effet de comparer : « Vous êtes à côté d’elle qui entre maintenant en agonie. Vous êtes devant ce mystère que vous ne parvenez toujours pas à vous enfoncer dans la tête (Pour vos Cadeaux, II, 4 p. 184) à « C’était la loi des séries en somme, martingale triste dont nous découvrions soudain le secret – un secret éventé depuis la nuit des temps […]. C’est grand-père qui a clos la série, manière d’enfoncez-vous-ça-bien-dans-la-tête tout à fait inutile. » (Les Champs d’Honneur, I, p. 9) Les dernières phrases du roman Pour vos Cadeaux permettent de consommer l’association mère/fils, au sein d’un discours polyphonique qui exploite la variabilité référentielle de l’embrayeur de première personne : « Ah, je ris… ». C’est un préalable indispensable à l’élaboration du dernier roman Sur la scène comme au ciel, qui s’ouvre sur la relation du narrateur à sa mère, lien au fondement même de l’existence de ce dernier roman. Aborder l’œuvre sous un tel angle offre 2 Les contraintes de la publication ne me permettent pas de traiter tous les aspects que peuvent revêtir les phénomènes intertextuels. Je pense notamment aux variations onomastiques. Mais soutenues par une construction aussi rigoureuse que celle que nous nous proposons de mettre en lumière, ces variations ne peuvent pas apparaître comme des obstacles à l’intelligence d’une forte cohésion d’ensemble cimentant la tétralogie. Ce problème sera développé dans une autre publication. 3 L’italique dans les exemples manifestera désormais un soulignement de ma part. 4 Cf. S. Freyermuth, sous presse, Université de Chambéry, « Encodage et décodage du pronom cataphorique : réflexion stylistique sur un outil de cohésion romanesque dans l’œuvre de Jean Rouaud. » « L’énigme de la page 9 » se trouve résolue grâce à un système micro/macro-structural de relations intratextuelles.
206
LES MANIFESTATIONS DE L’INTERTEXTUALITE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE… un éclairage sur un fonctionnement intertextuel différent, dont nous allons voir qu’il a des répercussions d’importance sur le statut du narrateur, et du même coup sur celui du texte. 2. ROMAN SOLITAIRE ET ROMAN DE TOUS LES ROMANS Outre l’aspect architectural du roman Sur la scène comme au Ciel, qu’on n’a guère pu évoquer dans la partie précédente, cette œuvre présente des caractéristiques distinctives par rapport à la tétralogie, dont la première est la présence, avant même la partie I, c’est-à-dire en dehors de toute structure interne au roman, d’une mise en exergue qui s’affiche délibérément comme une référence intertextuelle : « Elle ne lira pas ces lignes,/Pour vos cadeaux ». Cette seule formule porte en elle toute la dualité de l’écriture de Rouaud, tout comme celle de l’instance narrative : « Elle ne lira pas ces lignes », formule laissée volontairement ouverte sur la virgule, correspond en effet à la voix du narrateur, mais son origine - Pour vos cadeaux - fait apparaître l’instance créatrice. Cette dualité est confirmée dès la première page, puisque le narrateur se dévoile comme auteur : « Une supposition […] mais qu’en dépit de l’incipit elle l’ait lu ce livre qui parle d’elle, lequel, de fait je n’aurais jamais pu écrire de son vivant, et d’ailleurs je n’y avais même pas songé […] » (Sur la scène comme au ciel, I, a1, p. 11). Les passages ultérieurs interdisent de croire à un subterfuge et à un narrateur qui se ferait passer pour l’auteur puisqu’on lit, p. 13 : « Mais c’est un peu comme si parmi les spectateurs de l’an deux mille cent se rencontrait une émule de notre doyenne affirmant se souvenir parfaitement d’avoir acheté Le Journal de Mickey à l’auteur de ce texte, du temps que celui-là vendait des journaux dans un kiosque, à Paris, au 101, rue de Flandre, dans le XI Xe arrondissement » (ibid., I, a1, p. 12-13). Et si le doute pouvait encore persister, aux pages 18 et 19, cela n’est plus possible : « Et pourtant dès le début il ne fait pas mystère : Elle ne lira pas ces lignes, et pour cause, puisqu’elle, c’est ma mère, qui vient de mourir six mois plus tôt, et donc l’intention est claire et limpide, il s’agit pour l’auteur, bien entendu abusif, d’écrire un livre sur sa mère. » En dépit de la mention roman sous le titre de l’œuvre, le pacte autobiographique dont parle P. Lejeune (1975 – 1996) est par ces mots scellé avec le lecteur, qui sait désormais que le narrateur est bien l’auteur du texte, non pas seulement de Sur la scène comme au ciel, mais également de la tétralogie, de sorte que le déclenchement du processus d’anamnèse, pour emprunter au lexique psychanalytique – quoique je ne souhaite pas mener une telle lecture de l’œuvre – s’opère indiscutablement dans le dernier roman5. Dès lors remontent à la mémoire des échos qui, rétroactivement, prennent toute leur valeur intertextuelle. Ainsi, Jean est déjà clairement annoncé, avec Des hommes illustres, comme auteur/témoin de l’histoire de sa famille, mais au lieu que le pacte soit clairement conclu avec le lecteur dès le début de la tétralogie, il n’intervient de façon explicite qu’à la fin du cycle, à la manière d’un dévoilement ou d’un aveu. Coup de 5
Je préfère envisager la question sous l’angle des phénomènes cognitifs qui président à la reconnaissance des informations stockées antérieurement en mémoire et à la constitution de l’intertexte. Il est évident que ce processus dépendra de la personnalité de chaque lecteur – est-il plus sensible à tel ou tel événement relaté ? – mais dépendra aussi de la durée de sa lecture et du laps de temps qui sépare la lecture d’un roman de celle d’un autre – pourra-t-il encore ramener de la mémoire de stockage à la mémoire de travail l’épisode auquel il est fait allusion deux romans plus tard ? Et quid s’il lit l’œuvre de Rouaud dans l’ordre qui lui plaît ? Cette réflexion ne peut être exposée ici compte tenu des contraintes de la publication.
207
L’INTERTEXTUALITE théâtre comme inviterait à le penser le titre du dernier roman Sur la scène comme au ciel ? Ou alors volonté d’approcher au plus près de la vérité, de ne pas trahir les aimés ? De là cette intervention de la mère par le recours au discours polyphonique, qui vient s’inscrire dans un rapport dialogué avec le fils historien de la famille, afin de réparer ses errements et donner à ceux qui ont été ainsi mis en scène, malgré eux, un droit de réponse ? La solution à ces interrogations se trouve probablement dans le dernier roman, Sur la scène comme au ciel, lieu de la cristallisation d’éléments qui s’affirment à ce moment dans leur pleine valeur intertextuelle. Plusieurs types de ces renvois y sont à l’œuvre, et chacun assume une fonction particulière. Les autocitations, tout d’abord, reprises intégrales d’un roman antérieur, sont peu nombreuses mais d’une importance majeure, car elles servent deux objectifs. Leur première fonction est structurante puisqu’elle offre rétroactivement une cohérence architecturale à l’ensemble de l’œuvre. La mort de la mère sur son lit d’hôpital, (fin du quatrième roman) devient clôture de la Ie partie du dernier roman Sur la scène comme au ciel, dans une espèce de terrain neutre de la narration. En effet, c’est ici très exactement que prend fin l’alternance polyphonique du récitatif en contrepoint mère/fils. La seconde fonction de ces incrustations de passages antérieurs dans le roman ultime permet à l’auteur d’opérer un retour critique sur son travail d’écrivain – Genette parle ici de métatextualité –, et cette démarche réflexive témoigne d’un questionnement sur le processus de création. C’est ainsi que la mise en exergue, dans le roman Sur la scène comme au ciel, de la première phrase de Pour vos cadeaux, génère une interrogation sur l’émergence de la métaphore des enragés dans le cheminement de l’écriture : « Car enfin, que viennent faire ici ces enragés ? […], que viennent faire ces enragés d’un autre âge ? » Le temps de l’écriture offre du temps à la compréhension, puisque dans Sur la scène comme au ciel, p. 66-67, Jean Rouaud, décrivant de manière expressionniste les derniers instants de sa mère, justifie ainsi cette métaphore, au premier abord et jusque là insistante mais incomprise : « […] c’est là que dut s’imposer l’épisode subliminal qui ouvre ce livre qui parle d’elle, […] au bout de trois lignes, cette évocation du calvaire autrefois des enragés qui s’impose d’emblée, comme une vérité littéralement aveuglante, inutile de dissimuler plus longtemps, ce calvaire, ce fut le sien. » La condensation est une autre forme de manifestation de l’intertextualité. Soit elle concentre en quelques lignes la trame totale d’un roman antérieur, soit elle évoque, par une simple expression, des événements développés précédemment. Enfin, certains événements ou anecdotes apparaissent de manière récurrente dans la tétralogie et trouvent leur consécration, au sein du dernier roman, sous forme de leitmotive dominés par un thème majeur, celui de la mort, largement contrebalancé cependant par l’incroyable force de vie émanant des personnages ; l’auteur voit le jour et avec lui, l’œuvre que nous analysons : « il vous faut impérativement naître, c’est le b a ba, pas de maman, pas de roman, à quoi ressemblerait cette non-ériture d’une non-vie ? » (Pour vos cadeaux, II, 4 p. 181) Parmi les deuils répétés auxquels le narrateur/auteur a été confronté directement ou indirectement, ceux qui revêtent une figure obsédante sont essentiellement celui du père, dédoublé d’abord par celui du grand-oncle, et celui de la mère. 208
LES MANIFESTATIONS DE L’INTERTEXTUALITE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE… La mort du père trouve sa place dans chacun des cinq romans qui constituent l’histoire de la famille Rouaud, instaurant par là un lien intertextuel, mais également intratextuel dans la mesure où cette réitération se produit à l’intérieur d’un même texte. En dehors des éléments identiques, à savoir le jour et le moment (le soir, un lendemain de Noël, la veille de la Saint-Jean l’Évangéliste), le récit de cet événement tragique est chaque fois renouvelé, parce qu’il s’articule sur le (s) personnage (s) dominant chaque texte. On est tenté de voir apparaître dans ce procédé une approche du père réalisée par touches successives, une tentative d’en cerner la personnalité et la dimension humaine à travers ses relations familiales. Cette démarche se trouve confirmée dans le dernier roman : « Celui-là était une création romanesque, une statue taillée à grands éclats, pour les besoins d’une démonstration, pour combler un manque […] » (Sur la scène comme au ciel, III, p. 107). Le portrait de la mère, quant à lui, se précise à mesure qu’avance la tétralogie, mais dans cette évolution, un motif revient avec régularité : l’épisode du bombardement du 16 septembre 1943 à Nantes, dont Anne/Annick a été miraculeusement sauvée. Comme la mort du père, à laquelle celle de la mère fera une espèce de pendant, cet événement constitue un leitmotiv inter- et intratextuel qui donne lieu à des récits successifs dans lesquels change le nom du cousin salvateur. C’est Annick Rouaud qui a le dernier mot et rectifie, post mortem, dans Sur la scène comme au ciel, l’identité du cousin, Marc et non pas Freddy ni Pierre, de même que le nom du cinéma, l’Olympia, et non pas le Katorza. Or on se rend compte que cet épisode est vital pour l’auteur/narrateur, car dans la construction a posteriori de sa genèse, il est nécessaire qu’Anne/Annick rencontre le grand Joseph, suffisamment déçu par la blonde Émilienne pour se laisser séduire par la petite jeune-fille brune. Cette conscience de la fragilité de sa vie, de sa destinée, de la justification même ce son existence, l’auteur/narrateur la possède de manière aiguë dès le roman du père, à la fin duquel il apostrophe sa mère : « […] et toi disparue en ce jour sombre, qu’advient-il de nous ? qui nous propulsera vers la lumière ? » (Des hommes illustres, II, 5, p. 173) De fait, le thème de la remontée représente une autre constante dans l’ensemble de l’œuvre : qu’il s’agisse de l’ascension vers le jour des réfugiés rescapés du bombardement de Nantes, ou du lent retour à la vie de la mère, après dix ans de veuvage, le jour d’une visite de condoléances dont elle revient en se tenant les côtes de rire (le défunt ressemblait à Oliver Hardy) ; qu’il s’agisse encore du coup de talon que le narrateur donna à son Solex après l’accident qui faillit lui coûter la vie, et qui lui fit penser entamer « une assomption triomphale », cette aspiration vers le haut, vers la lumière et la vie est la force même qui vient contrecarrer le courant de destruction qui décime cette famille. C’est peut-être aussi la métaphore même de la création littéraire qui vient justifier l’existence de l’auteur ou tout au moins la recherche de son origine. Dans cette quête de l’identité, ce qui pourrait passer pour une phrase convenue, une plaisanterie anodine « On n’est pas des lapins », tisse en fait, entre les romans, un lien qui se renforce progressivement. En effet, cette formule devenue rituelle au fil de l’œuvre est la matérialisation de l’osmose parfaite entre le fils et sa mère : Jean Rouaud saisit précisément, une fois sa mère éteinte, ce qui rendait sa personnalité si attachante. Alors seulement il pourra mener à son terme le 209
L’INTERTEXTUALITE cheminement vers la lumière de son identité retrouvée. Elle est celle d’un écrivain qui interroge sa démarche créatrice. 3. L’ECRITURE : UNE EPREUVE DE VERITE ? Ainsi qu’on l’avait annoncé précédemment, le réseau intertextuel qui structure le dernier roman et l’articule à la tétralogie constitue un ensemble de réflexions critiques sur le travail de créateur, sur l’engagement moral de celui-ci par rapport à ses personnages et à leurs correspondants dans le monde du réel : est-il admissible de livrer sur la scène publique certains événements intimes de la vie de ses proches ? Le discours polyphonique fait certes entendre une pluralité de voix, et en ce sens il pourrait donner le sentiment que les personnages assument leur discours. Mais l’échec inévitable de la transmission de la vérité est clairement avoué. En effet, est-il possible de dire la vie des morts comme ils auraient aimé qu’on en parle ? Dans Sur la scène comme au ciel, l’auteur/narrateur fait ainsi déclarer à sa mère post mortem : « D’autant qu’il aura beau faire, ce ne sera jamais moi. Ma version, quoi qu’il prétende, sera toujours la sienne, et ma vérité, sa vérité. […] tout ce qui sera dit en mon nom ne pourra être retenu contre moi, puisque c’est lui qui vous parle. […] Peut-être au fond est-ce vraiment moi qui parle à travers lui. […] ces voix comme des pelotes de fils emmêlés, si bien qu’à la fin on ne sait plus qui parle pour qui. » (Sur la scène comme au ciel, I, a3, p. 23-24). De la même façon, l’auteur/narrateur reconnaît n’avoir guère laissé de chance à la ressemblance du portrait qu’il avait reconstitué de son père, avec le modèle vivant : « Ce serait lui, notre statufié, dépossédé de sa voix par celui qui a témoigné au sujet de quelques épisodes supposés de sa vie et qui les a écrits, et dont nous n’avons jamais su si son témoignage était vrai. » (ibid., II, p. 103) Le choix de donner la parole à des êtres réels, ou tout au moins celui de parler d’eux, engage la responsabilité morale de l’écrivain qui les met en scène. Un excellent exemple se trouve être l’épisode narré dans Des hommes illustres, à nouveau évoqué, d’un autre point de vue, aux pages 182 et 183 de Pour vos cadeaux, puis à la page 65 de Sur la scène comme au ciel. En dévoilant l’existence d’Émilienne, la première fiancée de son père, et par là même en jetant la lumière sur une rivale de sa mère, Jean Rouaud met cette dernière dans une position délicate. En effet, l’auteur/narrateur rapporte ce premier amour du grand Joseph dans Des hommes illustres, sans toutefois impliquer sa mère. Mais à la lecture de ce roman consacré au père, Annick Rouaud, même hors de cause, en prend ombrage et le signifie à son fils : « […] Allons bon, qu’est-ce que j’ai fait encore ? Vos sœurs vous l’apprennent : c’est Émilienne, la blonde fiancée qui ne passe pas. » (Pour vos cadeaux, II, 4, p. 182) Cette indiscrétion de l’écrivain, la mère y revient longuement post mortem en l’assimilant à une insoutenable dénudation forcée : « Mettez-vous à ma place. […] il a tout dit. D’un coup, il suffisait qu’un lecteur le parcoure, ce prétendu roman, et nous n’avions plus de secrets pour lui, […] » (Sur la scène comme au ciel, I, m3, p. 29). Il faut encore un peu de temps à Annick pour dire clairement le fait incriminé, ainsi, ibid, p. 64 : « Qui voulez-vous que ça intéresse, ces vieilles histoires ? D’ailleurs, je trouve qu’il serait temps pour lui qu’il change de registre, 210
LES MANIFESTATIONS DE L’INTERTEXTUALITE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE… qu’il laisse un peu tomber la famille et se mette à raconter autre chose. Et puis, ça ne regarde personne. […] Il y a des limites tout de même. » Jean Rouaud l’avait bien senti, cet agacement né d’incursions indiscrètes dans la vie intime de ses proches, puisqu’il avoue dans le dernier roman : « […] maintenant qu’elle n’était plus il devenait possible de parler d’elle, des épisodes marquants qui avaient agité cette eau tranquille […] » (ibid., p. 24, I, a3). Suit en une phrase complexe de sept lignes le condensé de la vie d’Annick Rouaud, vie racontée tout au long du quatrième roman Pour vos cadeaux qui annonce la naissance enfin possible du dernier roman, clé de tous les autres6. Le droit de réponse, exercé en priorité par la mère, l’est aussi par les amis du père, désolés de n’avoir pas retrouvé, dans le portrait brossé par le fils, les traits de leur « grand Jo ». Cela constitue la totalité de la IIIe partie, annoncée à la fin de la IIe comme un retour à l’être vivant, et non à la reconstruction d’une figure idéalisée dans le roman Des hommes illustres (cf. Sur la scène comme au ciel, II, p. 102-103). Cette partie présente la particularité de donner la parole aux amis du père, à travers un discours dont la polyphonie se traduit par un glissement constant d’un énonciateur à l’autre sans aucune marque de ponctuation. On retrouve alors différents épisodes racontés par le fils, mais cette fois enrichis d’éléments nouveaux qui viennent parfois corriger, en tout cas toujours éclairer d’un point de vue renouvelé, le portrait du grand Joseph. Le réseau d’intertextualité tissé par Jean Rouaud ne sert pas seulement à rendre justice à ceux qui ont contribué malgré eux à son entreprise d’écriture. Sur la scène comme au ciel présente ponctuellement des passages dans lesquels l’auteur/narrateur évoque sa démarche créatrice. Par ce regard simultanément critique et rétrospectif, Jean Rouaud établit un lien avec la tétralogie : « Vous organisez le tout autour de quelques images […] : trois images de destruction amorçant une renaissance, et vous voilà parti. » (ibid., I, a3, p. 24) Un peu plus loin, Jean Rouaud précise la nature du texte qu’il écrit : le rapport intertextuel entre le dernier roman et les quatre premiers, autrement dit, cette cohésion déclarée et avérée lève le voile sur le compromis auquel le créateur doit sans cesse consentir avec le texte, entité animée et autonome. À cet égard, les pages 33 et 34 sont déterminantes pour la compréhension de la genèse des Champs d’Honneur et des choix qui se sont imposés à l’auteur/narrateur. Ce qui semblait correspondre au premier abord à une errance trouve une justification a posteriori dans le dernier roman : « […] Ce sixième sens du texte, c’est lui, par exemple, qui m’a conduit dans les tranchées de Quatorze, […]. » (Sur la scène comme au ciel, I, a4, p. 33) Et au fur et à mesure qu’il avance dans l’ultime roman, Jean Rouaud accorde un pouvoir croissant à son texte, au point qu’il semble en être devenu une espèce de médium, comme habité par sa force qui le guide, analyse son âme et lui impose ses détours lorsque la vérité des faits est top dure à assumer : « […] le texte a senti des réticences, et combien cette évocation du père était encore prématurée, 6 Jean Rouaud réalise ce retour sur sa propre écriture dans un réseau intertextuel à propos de plusieurs personnages, jusqu’aux plus anodins. En effet, Sur la scène comme au ciel voit l’auteur / narrateur faire acte de contrition au sujet du coiffeur-maraîcher de Campbon. « Alors pour lui, ce repentir : grand-mère fut une bonne mère, et, par la même occasion, le coiffeur-maraîcher un bon coiffeur maraîcher, ceci pour sa fille qui a été peinée en lisant ce que j’avais écrit sur son père. Qui fut surtout un bon maraîcher. (…) Mais un père est un père et je suis sincèrement désolé. » (ibid., I, a7, p. 53-54)
211
L’INTERTEXTUALITE alors avec astuce il a procédé à une substitution. Nom pour nom. Car un Joseph Rouaud en cachait un autre. » (ibid, I, a4, p. 34) Ce court passage, on le voit, évoque les lignes de force des Champs d’Honneur, ce que j’appelle une condensation, livrant dans un précipité non seulement la chronologie de la narration - son ouverture avec « la loi des séries, martingale triste » (p. 9) et sa clôture avec la mort de Joseph en 1916 - mais aussi la présence de cet autre Joseph qui achève le premier roman : « Il veut bien essayer encore » (p. 159). Cela constitue également une référence intertextuelle supplémentaire, manière d’annoncer la transition vers le roman suivant Des hommes illustres, consacré au père de l’auteur. Un procédé semblable est utilisé dans Sur la scène comme au ciel (II, p. 97 et 98), où il est question cette fois d’une contraction des romans suivant Les Champs d’Honneur : « Une exposition théâtrale dirait ceci : la scène se passe dans un magasin de vaisselles […] mais tout cela a été suffisamment ressassé, avec les tempêtes arrachant les fils électriques et téléphoniques, le vent d’ouest parfumant le linge d’iode et de sel, la variété des pluies, et la luminosité des ciels d’Atlantique. Une petite dame sans âge s’affaire seule dans la pénombre au milieu de ses cartons. » Le rappel d’éléments de Pour vos cadeaux encadre celui de Des hommes illustres qui, par la référence aux tempêtes et aux fils arrachés, évoque le jour même de la mort du père, un lendemain de Noël. La poursuite d’une réflexion métatextuelle de Jean Rouaud sur son propre texte est en outre doublée des considérations post mortem de sa mère. De la sorte, alors que l’espace dans lequel s’exprime l’auteur/narrateur diffère de celui dans lequel évolue et parle Anne/Annick (le temps étant une entité mise en commun), ce récitatif à deux voix présente un caractère extrêmement cohésif : le procédé du contrepoint devient un instrument de dynamique narrative. Comme nous l’avons déjà vu, la mère revient sur les œuvres de son fils en usant de son droit de réponse. Mais elle ne se contente pas de commenter ce qui la met directement en cause, elle émet un jugement sur les talents d’écrivain de « Jeannot » (Sur la scène comme au ciel, I, m3, p. 31). C’est encore une occasion d’entrer dans le domaine de l’intertexte qui comporte des références explicites aux romans précédents : « […] s’il y avait eu la moindre chance qu’il m’écoute, je lui aurais conseillé de s’en tenir à la description des paysages. Il aurait ainsi pu écrire des articles pour des magazines de géographie, par exemple. » (ibid. p. 63-64) Il est manifeste que ce passage polyphonique de Sur la scène comme au ciel est la matérialisation du travail introspectif que seul Jean Rouaud mène sur sa démarche d’écriture, et l’artifice du jugement de sa mère livré post mortem est l’expression d’une capacité à réfléchir d’un point de vue autre que le sien, à s’interroger sur sa responsabilité, en bref, une volonté de mettre un point d’orgue à une longue entreprise en en dressant le bilan, un peu comme on s’arrête, le travail achevé, pour contempler son œuvre, s’assurer du bien-fondé de ce qui en a motivé la réalisation et examiner ce qu’elle a transformé parmi les êtres et les choses. 4. LE RETOUR AUX ORIGINES Le désir de porter un regard rétrospectif englobant, embrassant une œuvre que l’auteur/narrateur perçoit enfin comme parvenue à sa clôture et donc à son terme, se trouve confirmé par le contenu de la IVe partie de Sur la scène comme au ciel, qui entame un lent retour en arrière vers le début de la tétralogie : de 212
LES MANIFESTATIONS DE L’INTERTEXTUALITE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE… l’évocation de la mort de la mère et de celle de son premier fils Pierre, malade du choléra contracté à sa naissance à la maternité de Nantes (Pour vos cadeaux), Jean Rouaud passe à Le monde à peu près, roman du deuil du père. En effet, à la p. 141 de Sur la scène comme au ciel (IV, 2), on lit : « Le manque de ce père, plus tard : à crier secrètement de douleur. » Mais sans s’attarder sur cette blessure qui fut probablement un des moteurs de l’écriture, la narration chemine à contre-courant, évoquant cette fois les motifs majeurs de Des hommes illustres. À présent, les références intertextuelles prennent toute leur mesure, car les évocations débordent largement sur la Ve partie. Mais surtout, elles consacrent la réunion des deux parents, dont chacun avait eu précédemment la préséance dans son roman personnel : il y est question de la naissance de leur amour et de leur postérité (dont Jean), également des épreuves et moments heureux partagés. Le retour en arrière se poursuit vers Les Champs d’Honneur, puisque l’auteur/narrateur nous conduit vers les sépultures de tous les êtres qu’il a aimés, sous le ciel et la pluie de l’Atlantique, et c’est bien devant une pierre de granit que s’achève le premier roman de la tétralogie. La boucle est ainsi bouclée, les parents réunis, et de ce fait, l’existence même de Jean Rouaud à jamais justifiée : « C’était désarmant, cette situation inédite, mes deux piliers réunis par-delà la mort, et moi de l’autre côté, à ma place habituelle, petit arbre ayant pris racine depuis trente-trois ans à force de rester planté devant la tombe. […] Ce fils qui a tant parlé de vous, s’est tant servi de vous, en dépit de vous, qui vous a portés plus haut que ne le pouvaient ses bras, lui qui aimerait vous dire autre chose qui ne tiendrait pas dans le corps de la phrase, demeurait, un comble, sans voix. » (Sur la scène comme au ciel, V, p. 186-187) En effet, la seule parole que Jean Rouaud soit capable de proférer est « mes vieux chéris », la seule qui lui donne le sentiment « qu’ [il] n’avai [t] pas dû tomber très loin. De la vérité, peut-être. » (ibid., V, p. 188) Il avoue qu’après « ces années de traque à plier les événements pour qu’ils aboutissent à leur rencontre, c’était peut-être le moment de leur accorder de partir seuls pour leurs grandes vacances éternelles. » Mais la capacité de leur dire en toute simplicité et spontanéité « mes vieux chéris » représente la certitude à laquelle on ne peut parvenir que lorsqu’on a épuisé toutes les ressources et tous les artifices pour assigner une place à chacun – y compris à soi-même – dans sa généalogie. Cette impossibilité de dire simplement son amour filial a été neutralisée par l’écriture : « […] mais c’est un don, que, s’il manque, on doit compenser par un autre, qui nécessite plusieurs volumes, mais enfin, maintenant, nous y sommes. » (ibid., V, p. 188) L’écriture romanesque trouve enfin son accomplissement dans cette lumineuse évidence « mes vieux chéris », à laquelle peut maintenant succéder la sérénité : « Après avoir beaucoup abusé de vous, de votre temps de vie, je vous rends à vous-mêmes, mes familiers illustres, je vous laisse en paix. » (ibid., V, p. 189) Dans les divers phénomènes d’intertextualité que nous venons d’évoquer, se fait jour la tension constante entre micro-structure et macro-structure, entre linéarité et stratification, entre aspect homogène et aspect hétérogène du texte. Cependant, ces constantes, repérables dans les propriétés générales de l’intertextualité et donc dans bon nombre d’œuvres, semblent prendre une vigueur toute particulière au sein de la création romanesque de Jean Rouaud.
213
L’INTERTEXTUALITE Dans la tétralogie comme dans le cinquième roman, les manifestations de l’intertextualité incarnent des courants qui sous-tendent la création littéraire, dans un mouvement profond labourant le texte sous le joug de l’histoire du narrateur, de ses souvenirs, ses regrets et ses manques. Cependant, seul l’ultime roman permet d’étreindre l’ensemble de l’œuvre, à la fois dans sa diversité et sa forte cohésion. De fait, en resserrant la gerbe de la tétralogie autour de quelques motifs récurrents, Sur la scène comme au ciel apparaît comme une espèce d’Aufklärung, aussi bien pour le lecteur, qui retrouve son chemin dans cette pérégrination initiatique7, que pour l’auteur/narrateur, qui voit sa quête enfin aboutie. FREYERMUTH Sylvie Université de Metz BIBLIOGRAPHIE ARRIVE, M., Le plaisir de l’intertexte, R. Theis, H.T. Siepe, éds., Bern, Peter Lang, 11-31, 1986-1989, 2° éd. corrigée. FREYERMUTH, S., « Encodage et décodage du pronom ana-cataphorique : réflexion stylistique sur un outil de cohésion romanesque dans l’œuvre de J. Rouaud », Université de Chambéry, sous presse. FREYERMUTH, S., « Symbolique de la ville dans l’œuvre romanesque de Jean Rouaud : les rapports de force du rural et de l’urbain », 99-109, CALS/CPST, Toulouse, 2003. FREYERMUTH, S., « L’écriture du massacre dans Les Champs d’Honneur de J. Rouaud. », Peter Lang, sous presse. GIGNOUX, A.-C., « De l’intertextualité à la récriture », Narratologie, n° 4, 53-64, Nice, Presses Universitaires de Nice-Sophia Antipolis, 2001. LEJEUNE, PH., Le pacte autobiographique, Éditions du Seuil, Paris, 1975-1996 MOLINIE, G., « Les lieux du discours littéraire », Lieux communs. Topoï, stéréotypes, clichés, 92-100, Ch. Plantin (éd.), Paris, Kimé, 1993. PIEGAY – GROS, N., Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996. ROUAUD, J., Les Champs d’Honneur, Paris, Minuit, 1990. ROUAUD, J., Des hommes illustres, Paris, Minuit, 1993. ROUAUD, J., Le monde à peu près, Paris, Minuit, 1996. ROUAUD, J., Pour vos cadeaux, Paris, Minuit, 1998. ROUAUD, J., Sur la scène comme au ciel, Paris, Minuit, 1999.
7
Cf. FREYERMUTH, S., sous presse, « Encodage et décodage du pronom ana-cataphorique : réflexion stylistique sur un outil de cohésion romanesque dans l’œuvre de J. Rouaud.»
214
INTERTEXTUALITÉ, INTERICONICITÉ ET ICONOCLASME DANS LA ROSE DE PERSONNE DE PAUL CELAN La poésie de Celan a souvent retenu l’attention de la critique intertextuelle dont elle illustre au demeurant plusieurs présupposés et controverses : d’une part l’effacement de l’auteur et l’éviction du hors-texte ; d’autre part le clivage entre le référentialisme de l’écriture et le postulat d’autonomie de cette dernière ; en troisième lieu, l’affirmation, réitérée dans les écrits poétologiques de Celan, du dialogue comme étant consubstantiel à l’écriture. Au-delà de ces questions préjudicielles, j’esquisserai une typologie fonctionnelle des phénomènes de citation, d’hyper- et de métatextualité dans le recueil La Rose de personne, étendue à une dimension tangente à la problématique de l’intertextualité, que j’appellerai le paradoxe ou l’aporie de l’intericonicité celanienne, à savoir la reprise d’images antérieures, picturales et littéraires, qui se veut négation des images. I 1. EFFACEMENT DE L’AUTEUR ET INTERTEXTUALITÉ TITULAIRE Ce recueil de poèmes paraît en 1962, à une époque où le structuralisme proclame la mort du sujet et de l’auteur en particulier. Celan y dit sa dette envers son grand inspirateur et dédicataire de l’ouvrage, le poète russe et juif Ossip Mandelstam. L’ouvrage paraît de prime abord composite, comme une marqueterie de différents sous-genres poétiques, de la comptine à la ballade, en passant par le psaume biblique, la complainte et l’élégie, truffé de réminiscences littéraires universelles et de citations plurilingues. Celan affiche les indices d’intertextualité et se défend âprement contre ceux qui l’accusent de plagiat, au premier rang desquels la veuve du poète Ivan Goll, qui instruit un procès médiatique contre l’ancien ami du couple. Le titre du recueil semble lui-même revendiquer la disparition de l’auteur : la rose est le chiffre de la poésie. Le recueil n’est l’œuvre de personne… ou de tout le monde : il n’est qu’intertexte, entretissement de citations, de références autant 215
L’INTERTEXTUALITE littéraires qu’usuelles. Celan le proclame : « je n’ai jamais été capable d’inventer »1, l’auteur s’efface devant ses sources. 2. AUTOTELISME ET REFERENTIALITE Avec le succès de son premier poème publié, la célèbre Fugue de la mort, Paul Celan, natif de Bucovine, dont les parents ont été les victimes des déportations nazies, apparaît d’abord comme le poète des Juifs persécutés et des camps d’extermination. Sur cette image d’un auteur témoin des horreurs de l’histoire se greffera la « lecture ecclésiastique, synagogale », ainsi que Jean Bollack la qualifie péjorativement, de ceux qui font de Celan le porte-parole de la judéité, et plus largement le chantre d’une expérience mystique transcendant l’expérience personnelle et historique. Mais la parution de recueils plus ésotériques, De seuil en seuil et surtout Grille de parole, gommant les références biographiques, fera prévaloir l’image d’un poète hermétique, héritier de Mallarmé, des surréalistes et des poètes-philologues acméistes. L’autoréflexivité de l’écriture, les préoccupations métapoétiques prennent le pas sur l’expression de la réalité, étayées par les gloses poétologiques de l’auteur. La critique celanienne verra désormais s’affronter « référentialistes » et « autonomistes ». Ces derniers emboîtent le pas aux théoriciens de l’intertextualité qui, comme Riffaterre, mettent l’accent sur l’autoréférentialité de l’écriture. Celan paraît leur donner raison lorsqu’il vitupère contre les poètes réalistes ou engagés, tels Enzensberger ou Bobroswki, qui prétendent agir sur le réel alors que la poésie ne peut qu’appréhender indirectement la réalité, à travers le filtre du langage, la « grille de parole », et dans un dialogue avec d’autres textes ou discours. En même temps, cette écriture autotélique, prisonnière d’elle-même – derrière les grilles du langage – n’en est pas moins en quête de réalité2. Contre le formalisme de la poésie expérimentale3, Celan réaffirme la référentialité de sa poésie qui se veut acte de mémoire, non de simple remémoration littéraire, mais de pieuse anamnèse, mémoire des maux et des morts4 autant que mémoire des mots et « mémoire des dates »5. Si nous revenons au titre du recueil, celui-ci autorise ainsi d’autres lectures. L’hypostase du pronom « Niemand » (= Personne) ne renvoie pas seulement à la mort présumée de l’auteur, mais au divin, en vertu de l’inomabilité ou de la polynomase du dieu mystique6 : là aussi, l’allusion est parodique et entend récuser la poésie inspirée du poète messager de Dieu, la poésie hölderlinienne qui prétend s’originer comme la fleur, dans le divin. Le titre contient aussi des indices biographiques : un papier diffamatoire publié en 1960 et reprenant les accusations de plagiat proférées à l’encontre du poète se gausse de son pseudonyme, Paul Celan – 1
Lettre datant de 1962 citée par George Steiner in Grammaires de la création, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2001, p. 186. 2 Dans son Allocution de Brême, Celan évoque le poète « blessé par la réalité et cherchant la réalité » : in Paul Celan, Le Méridien & autres proses, trad. J. Launay, Paris, Seuil, 2002, p. 58. 3 Cf. « Lettre à Hans Bender », ibid., p.44. 4 Le poème « L'écluse » s'achève sur le mot hébreu « Yizkor » qui signifie se souvenir et désigne une prière pour les défunts : Paul Celan, La Rose de personne, trad. M. Broda, Paris, 1979, p. 33. 5 P. Celan, Le Méridien…, op. cit., p. 73. Comme Thomas Mann (« j’avais exprimé ma croyance misincère, mi-plaisante, en certaines symétries et correspondances des nombres dans ma vie » : Le journal du Docteur Faustus, trad. L. Servicen, Paris, plon, 1962, p. 1) ou, après lui, Günter Grass, Celan se fait une religion des dates. 6 « Loué sois tu, Personne », lit-on dans le poème Psaume, La Rose de personne, op. cit., p. 39.
216
INTERTEXTUALITE, INTERICONICITE ET ICONOCLASME… anagramme (ou plus exactement anasyllabisme ou métathèse syllabique1) de Paul Antschel –, sous le titre de « Est-ce que seulement j’existe ? ». À la suite de quoi Celan écrira : « Je suis celui qui n’existe pas », s’identifiant à son coreligionnaire exilé comme lui à Paris, Henri Heine, l’auteur de la célèbre Lorelei présenté comme anonyme par les nazis2. La rose de personne est plus largement la poésie des anonymes, des Juifs assassinés, et de l’innommable, de la Shoah, la rose étant le symbole du peuple juif. La démarche celanienne transcende donc le clivage entre ce qui relève de la topique littéraire et ce qui relève de la référentialité, de l’ancrage biographique, historique ou philosophique de sa poésie. 3. LE DIALOGISME Dans le discours du Méridien prononcé à l’occasion de la remise du prix Büchner, Celan affiche sa volonté de briser le monologisme poétique pour atteindre une polyphonie qui ne se réduit pas à une conglomération d’hétérogènes3. Sa théorisation s’appuie sur la lecture des écrits philosophiques de Martin Buber, mais nous fait penser à Bakhtine, cet autre pétersbourgeois avec lequel il partage au demeurant la fréquentation des romans de Jean Paul4. Il s’agit tout d’abord d’un dialogisme intratextuel, que Celan définit luimême dans son discours Le Méridien comme une dialectique du Même et de l’altérité. Chez lui, le « Je » lyrique est protéiforme autant que l’interlocuteur ou destinataire, le « tu ». Le flou référentiel des pronoms conduit Jean Bollack à identifier derrière le « toi » lyrique celanien l’avènement du moi comme autre, alter ego. C’est aussi, bien sûr, un dialogisme intertextuel, un dialogue avec des textes cités ou repris sur un mode allusif ; un dialogue également avec des textes constitués en genres ou sous-genres, qui relève de l’intertextualité générique ; un dialogue métatextuel enfin avec des poètes et leur conception de l’inspiration poétique. II Les études portant sur l’intertextualité dans la poésie de Celan s’en tiennent pour la plupart à l’examen de la nature de l’intertexte (citations littéraires ou nonlittéraires, mythologiques, bibliques ou scientifiques, notamment minéralogiques et biologiques) et de son mode de marquage5. En référence à la typologie genettienne, j’insisterai davantage sur la relation (intertextuelle au sens strict, puis méta-6 et hypertextuelle7) ainsi que sur la fonction8 (ou le « régime », sérieux ou parodique) des pratiques transtextuelles dans le recueil La Rose de personne. Celan use dans La Rose de Personne de tous les modes de référenciation intertextuelle et intersémiotique : À côté des citations scripturales, figurent des 1
Cf. Christoph Perels 1988, p. 127. Cf. Wolfgang Emmerich, Paul Celan, Reinbek, rowohlt, 1999, pp. 116 sq. 3 Cf. Hamacher 1988, p. 260. 4 Les premiers ouvrages dont il fit l’acquisition à Vienne sont une édition en dix-neuf volumes des Oeuvres de Jean Paul. 5 Cf. Schulz 1977. 6 Cf. Frey 1988. La métatextualité est la relation de commentaire qui unit un texte à un autre texte dont il parle, le poème celanien la « réinterprétation de ses textes-sources » (Bernd Witte, « Der zyklische Charakter der Niemandsrose von Paul Celan » in Argumentum e silentio, Berlin, 1987, p. 76). 7 Le concept d’hypertextualité générique inclut ce que Winfried Menninghaus (1988, pp. 171 sq.) appelle assez improprement « citation métrique » ou plus justement « pastiche métrique ». 8 Cf. Sabine Markis 2000. 2
217
L’INTERTEXTUALITE 1
citations numériques (dates) , iconiques (Trinité, quadunité ; Mandorle ; Fenêtre de hutte) et musicales (Anabase) explicites ou cryptées. L’écriture est multiréférencée, à la fois dans le temps et dans l’espace (Parménide, Ovide, Pétrarque, Dante, Villon, Mandelstam, Sachs, Bobrowski, Enzensberger, etc.), renvoyant à un corpus littéraire autant qu’usuel, diachronique et synchronique, ouest- et est-européen. Les procédés d’assimilation et de dissimilation (ou de continuité et de discontinuité) s’observent tant au plan formel qu’au plan idéel ; au plan formel, concernant : - le mode d’inclusion de la citation : incorporée au texte du poème ou paratextuelle, placée en exergue au poème ou à la section (dans les avant-textes successifs), isolée ou chorale (polyphonie) ; - la forme typographique : recours aux italiques ou aux guillemets ; - le mode de restitution de la citation : fidèle ou altérée par le non-respect de la ponctuation ou de la syntaxe d’origine, voire tronquée ou mutilée, parfois jusqu’au non-sens ; Au plan du contenu, les citations comme les mentions allusives sont intégrées ou non intégrées, c’est-à-dire dissonantes ou consonantes au reste du poème. Les analyses de l’intertextualité celanienne, en accord avec la distinction opérée par Bakhtine, Julia Kristeva et Genette, mettent l’accent tantôt sur le mode de la répétition, tantôt sur celui de la transformation. La répétition celanienne est amplification, soit en tant qu’écho à valeur testimoniale, soit en tant que « répétition compulsive »2 ou palinodique. La transformation est, quant à elle, un processus de réduction/condensation3, c’est-à-dire de dégradation (carnavalesque ou alchimique), de dé-figuration et de trans-figuration de l’hypotexte. 1. RÉPÉTITION DÉFÉRENTE La citation a, chez Celan, une fonction testimoniale d’authentification de sa propre parole poétique lorsqu’il invoque la tradition judaïque ou convoque les auteurs maudits ou exilés d’Allemagne ou de Russie, Heine, Büchner ou Mandelstam. La citation paratextuelle4, placée en exergue au poème ou à la section (dans les avant-textes), a toujours valeur phatique d’authentification et d’ancrage idéologique et culturel : ainsi en est-il des citations de Heine (« Mais parfois, en de sombres temps »5) et de Marina Zwetajewa en russe (« Tous les poètes sont des juifs »6). Les éléments intertextuels épars et pluriculturels forment un tissu hétérogène et néanmoins convergent, comme dans Un air de filous et de brigands par exemple. Le poème Tout en un montre également une interrelation surprenante des références disparates et commémoratives7 (les victimes du métro Charonne, la guerre d’Espagne, la révolution russe avec le croiseur Aurore, emblème métallique 1
Cf. Jean Firges 1989. Wiederholungszwang, concept que Dietmar Goldschmigg (1987, p. 60) emprunte au fondateur de la psychanalyse. 3 Cet aspect a été relevé très tôt par la critique celanienne : Weinrich et Hartung dans Über Paul Celan, Frankfurt, suhrkamp, 1970, pp. 214 et 252 parlent respectivement de « Kontraktion » et de « Reduktion ». 4 La « citation d'harmonie » « ne prétend s'insérer en aucune structure contraignante du tissu des énoncés (à tel point qu'elle se présente en langue étrangère) » : Anna Jaubert, La Lecture Pragmatique, Paris, Hachette, 1990, p. 157. 5 Un air de filous et de brigands…, La Rose de personne, op. cit., p. 47. 6 Et avec le livre de Tarussa, ibid., p. 147. 7 Cf. Firges 1989, p. 85. 2
218
INTERTEXTUALITE, INTERICONICITE ET ICONOCLASME… du Saint-Pétersbourg révolutionnaire, l’exil sud-américain) et de mots d’ordre révolutionnaires jacobins (« Paix aux chaumières ! ») ou républicains (« No pasarán »1) en un faisceau unitaire. 2. RÉPÉTITION PALINODIQUE La répétition se fait aussi autotextualité, l’auteur se citant lui-même, en partie sur le mode compulsif ou palinodique, et métatextualité. Le poème liminaire du recueil, Il y avait de la terre en eux est la répétition compulsive de la Fugue de la mort. Les deux poèmes Douze ans et… bruit la fontaine évoquent le thème de la mémoire et de l’autofécondation ou de la spécularité de l’écriture. Le titre fait allusion aux douze années qui se sont écoulées depuis l’arrivée de Celan à Paris en juillet 1948, date de la rédaction du poème cité En voyage publié en 1958 dans le Recueil Pavot et mémoire. Le poème Douze ans est un poème poétologique dans lequel le lexique de la parole et de l’écriture prédomine2. Le poème thématise l’intertextualité, soulignant le caractère fragmentaire de l’écriture. Tout poème est un fragment d’un continuum verbal et ne constitue pas un ensemble clos, mais une pièce dépendante des textes et du contexte. L’aspect fragmentaire est signalé par la ponctuation : la présence d’une ligne de pointillés divise le poème en deux morceaux et le tiret ajouté au vers d’origine scinde en deux l’autocitation démarquée par la typographie (les italiques). L’autocitation apparaît comme la métonymie du poème dans son ensemble, un miroir brisé qui reflète incomplètement le souvenir de sa propre écriture. La ligne de pointillés représente également l’ellipse temporelle et le feuilletage de la mémoire, la superposition du passé et du présent du « Je » lyrique. Le contenu réflexif du poème renvoie à la quête de vérité à laquelle le poète travaille inlassablement, de ses « mains » : l’écriture est un « métier » (Handwerk)3 et un autosacrifice. L’auteur se réfère une nouvelle fois implicitement au credo poétique de Hölderlin et à son mot célèbre : « Ce qui demeure, les poètes le fondent », qu’il relativise. La vérité n’est pas dite une fois pour toutes, elle est un processus de création permanente, un « devenir » qui doit continûment déjouer les pièges de la fossilisation. Une « ligne » (= un vers) ne peut demeurer vraie qu’en se transformant : Celan redistribue sur trois vers une phrase qui, à l’origine, n’en constituait qu’un ; mais il s’agit ici, à l’inverse de la citation de Hölderlin dans Tübingen, janvier, d’une déconstruction positive : la citation reste elle-même, littérale, tout en devenant une autre grâce aux modifications typographiques et à la recontextualisation. Le citateur exégète revivifie le texte en lui donnant un sens nouveau et le sauve donc de la momification et de l’oubli. Le poème reflète également la méfiance foncière de Celan envers le langage qui se corrompt dès qu’il s’énonce et prend corps ou figure : le poison fleurit en même temps que la rhétorique. Celan semble un temps lui préférer le mutisme et le langage du regard des amants. Mais le terme de « Gift » (poison) est à double entente : il désigne aussi étymologiquement le don, le don de mots « vrais » refondés par le poète et par l’amour.
1
La Rose de personne, op. cit., p. 113. ligne, mutisme, surdité, paroles et formes, nom, dédier. De même, la main comme le doigt sont chez Celan des métonymies de l’acte d’écriture. 3 « Lettre à Hans Bender », in Le Méridien…, op. cit., p. 44. 2
219
L’INTERTEXTUALITE …bruit la fontaine est un autre poème programmatique, toujours sur le palimpseste de la mémoire, référence directe à un poème antérieur écrit en 1948 et intitulé Kristall (publié dès 1952, puis dans le recueil Pavot et mémoire) et référence lointaine à la rosacée du conte de la Belle au bois dormant et au réveil, « cent ans plus tard », d’un monde pétrifié, cristallisé par la malédiction. Le titre contient une autocitation littérale qui exhibe son caractère de fragment à la fois par les points de suspension et par la brisure syntaxique (le titre ne constituant pas un énoncé autonome). Dans le corps du poème, l’auteur reprend, en le tronquant1, le premier hémistiche du vers final, ainsi qu’en les redoublant, les éléments lexicaux d’un autre vers extrait du même poème (v. 11-12 et v. 21-23) : de « l’œil » et de « la larme », il fait un composé déterminatif (« la paire d’yeux ») ou additionnel syndétique (« larme-et-larme »), réduplication inter- et intratextuelle. Sur le plan métapoétique, le poème réaffirme que la vérité du poète ne réside pas dans l’engagement militant ou religieux auquel les auteurs contemporains exhortent Celan (« vos couteaux aiguisés de prière »2), mais dans la spécularité d’une écriture vraie, à vif, « écorchée », dans le dialogue qu’elle entretient avec elle-même et ses sources (ses « fontaines » bruissantes), jamais taries, revivifiées par la lecture et la réécriture. Celan remue son couteau dans sa propre plaie ; l’écriture vraie est un don et un sacrifice de soi-même, une mise à nu et une automutilation en même temps qu’une mise à nu et une mutilation du langage. Les paroles et les citations, même les autocitations deviennent « droites » parce que le poète leur fait subir une torsion, au besoin leur tord le cou, comme il le fait exemplairement dans la dernière strophe avec le mot haché, syllabisé, « hommes » (Men-schen), mutilation à référent non seulement métapoétique, mais aussi historique, évoquant le génocide des Juifs par les nazis3. 3. TRANSFORMATION PARODIQUE Le plus souvent, notamment lorsqu’il cite la tradition du poète inspiré de l’Antiquité à l’époque moderne (Parménide, Hölderlin, Rilke), le mode de réécriture est parodique, c’est la dissonance intertextuelle qui prévaut. La poésie référée devient une mascarade. Celan se livre à une « cannibalisation » et à une « carnavalisation » de l’héritage poétique, du renversement burlesque4 du poème parménidien (Par le vin et par la perte) à la poésie de Verlaine (Huhediblu), en passant par l’hymne hölderlinien (Tübingen, Janvier). Celan démarque Hölderlin ou Rilke pour mieux se démarquer de la tradition lyrique allemande dont la convocation est une mise à distance, une révocation. Le poème Tübingen, Janvier5 contient deux allusions à Hölderlin, deux citations explicites – et de plus référencées – du même auteur, ainsi qu’une citation 1
La troncation de l’hémistiche est signalée par le tiret. Ce motif est lui-même une allusion aux propos de Wolfgang Weihrauch sur la nécessité de l’engagement contre la course aux armements : « Je ne dois pas m’émousser. Mon poème est mon couteau ». Ce dernier slogan servit de titre à une anthologie publiée par Hans Bender en 1960 et à laquelle Celan a refusé de collaborer. 3 men et shen sont en outre les signifiants anglais et chinois pour « homme » : cf. Peter-Horst Neumann, Zur Lyrik Paul Celans, Göttingen, 1968, p. 21. 4 Bollack soutient contre l’image commune d’un poète au tempérament saturnien que la poésie de Celan a des accents comiques. 5 Cf. Sabine Markis 2000, pp. 524-529. 2
220
INTERTEXTUALITE, INTERICONICITE ET ICONOCLASME… cryptée de Büchner. Le poème s’ouvre sur l’actualisation du motif de la cécité, repris par Hölderlin. Celan cite dans la première strophe un vers de ce poète, citation doublement marquée et mise à distance par la forme typographique : la présence de guillemets, et, comme souvent chez Celan, de tirets interpolés. De plus, la citation est certes incorporée au poème, mais ne se coule pas dans le texte ; elle reste hors construction, en incise, phénomène d’hétérogénéité ou d’« agrammaticalité » syntaxique pour reprendre un terme de Riffaterre. La citation, dont l’auteur mentionne en outre l’origine tout en la dissimulant dans le composé « Hölderlintürme », est littérale, sans être fidèle : Celan casse le vers extrait de l’hymne au Rhin de Hölderlin et donc son unité sémantique et son rythme, le segmente sur trois vers, donnant l’impression d’une diction laborieuse, et brise par un double enjambement le jaillissement créateur de cette source mystérieuse qu’évoque le poète romantique : « Énigme, ce qui naît d’une source limpide »1. Celan détourne sa « source » et en tarit la symbolique poétologique, l’analogie entre la naissance du fleuve divinisé et la naissance d’un poème inspiré. La troisième strophe contient, sinon une citation, du moins une allusion voilée à un autre vers célèbre de Hölderlin, tiré de l’élégie Brot und Wein et commenté par Heidegger : « A quoi servent les poètes dans les temps difficiles ? » A célébrer, selon Hölderlin, en prophètes ou « patriarches », l’avènement de nouveaux dieux. Celan ne croit pas au poeta vates auquel il oppose le bégaiement de deux fous rédempteurs dont il superpose les paroles insensées : Woyzeck, le héros de Büchner et Hölderlin, une dernière fois, enfermé dans sa tour. 4. BROUILLAGE INTERTEXTUEL Le poème Flhuerissentles (Huhediblu)2, totalement dissonant, relève du collage ou du bricolage cher à Levi-Strauss, de l’« assemblage » discontinu de citations, et rappelle de prime abord les expérimentations dadaïstes, futuristes ou encore lettristes avec le langage3. Le titre est la réduction méconnaissable d’un vers de Paul Verlaine dans sa traduction allemande : Wann blühen die Septemberrosen ? (« Ah, quand refleuriront les roses de septembre ! »)4. Riffaterre parle de « brouillage intertextuel » lorsque le bouleversement de l’ordre des mots et la destruction des rapports syntaxiques de la phrase de départ aboutit à un « texte aberrant »5. Des bribes du même vers sont répétées et variées comme un bégaiement dans les strophes médianes et l’original en français est cité et transformé dans le dernier vers : « Oh quand refleuriront, oh roses, vos septembres ? » L’ânonnement et le démembrement détruisent la musicalité du vers de Verlaine. Celan inverse non l’ordre linéaire des mots du vers cité, « roses » et « septembre », mais leur hiérarchisation syntaxique. L’inversion syntagmatique se double d’une substitution paradigmatique apparemment anodine et à peine 1 « Ein Rätsel ist Reinentsprungenes : Auch / Der Gesang kaum darf es enthüllen » : Friedrich Hölderlin, « Der Rhein », Werke und Briefe, éd. F. Beißner et J. Schmidt, Frankfurt/Main, Insel, 1969, t. 1, p. 148. 2 Je renvoie à l’excellente interprétation de Amy Colin, « Geschichte und Innovation. Paul Celans ‚Huhediblu’ », in Celan-Jahrbuch, Heidelberg, 1987, pp. 89-114. Cf. également Sabine Markis 2000, pp. 530-534. 3 La critique renvoie également à la « poésie concrète » ouest-allemande et au « groupe de Vienne » ; cf. Ferdinand van Ingen 1987, p. 69. 4 Verlaine, « L'espoir luit », Sagesse III, in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1962, p. 278. 5 Michael Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil, 1983, p. 176.
221
L’INTERTEXTUALITE perceptible de l’interjectif « Oh » à « Ah », qui devient signifiante grâce au commentaire métatextuel subséquent : le « Oh » référant à l’exécution, le « Ah » à la floraison, la vie et la mort, l’alpha et l’oméga de l’existence. Celan reprend le motif de la rose, synonyme pour Verlaine d’amour et de bonheur, et symbole aussi de la poésie, pour le tourner en dérision et l’associer phonétiquement à la mort : « Hüh – on tue », aux massacres de septembre 1792 qui mettent un terme à la révolution de juillet1. Il y ajoute la mandragore, dont un auteur nazi, Hanns Heinz Ewers, a fait le titre d’un roman. Ces fleurs de rhétorique mortifères sont celles des « poètes proscripteurs », compagnons de route des nazis à la langue vipérine comme Will Vesper, qui prétendait que Heine n’avait pas écrit la Lorelei, et de leurs successeurs contemporains, dont Celan s’estime victime et qu’il soupçonne d’antisémitisme : leurs épithètes de nature (schmückendes Beiwort) – « herbe superfétatoire,/épice, épithète, ou mot coupe-tête, ad-/jectivement »2 –, leurs paroles lénifiantes – Celan cite un ready-made qui est aussi le titre d’un poème d’Enzensberger : call it love (1957)3 – sont comme des « couperets de guillotine » (Beilwort)4. Celan assimile ces auteurs et leurs ructus mystici au Schinderhannes d’Apollinaire et à ses pets5, Jeannot-bourreau, brigand allemand sentimental passé maître dans l’assassinat de Juifs : « elle rote, obèse d’exister,/la guillotine se met à roter, – call it (hott !) / love. »6 III 1. INTERDISCURSIVITÉ Si l’on souscrit à la définition extensive de l’intertextualité de Kristeva ou de Barthes, il faut y inclure, au-delà des références explicites ou implicites à des textes identifiables, toutes les interférences plus diffuses, voire inconscientes relevant de l’inconscient auctorial (« biographèmes »), collectif (« mythologèmes ») ou sociologique (« idéologèmes »)7. Au-delà de la reprise déférente ou déceptive, explicite ou implicite, de fragments textuels isolés, Celan active aussi bien des topiques scripturales ou discursives – le lyrisme de la nature et les exercices de style ou la langue de la soldatesque du XVIIe siècle et la lingua tertia imperii – que des schémas génériques canoniques ou des références picturales. Nous illustrerons ciaprès ces deux derniers types. 1 Révolution à laquelle fait discrètement allusion la palillogie, le redoublement contigu du prénom de la compagne de Schinderhannes, « Juliette ». 2 « als schmucklos-schmückendes Beikraut, / als Beikraut, als Beiwort, als Beilwort, / ad- / jektivisch » : La Rose de personne, op. cit., pp. 124 sq. 3 Verteidigung der Wölfe (1957) in Die Gedichte, Frankfurt am Main, 1983, p. 22. 4 Celan, prolongeant la réforme opitzienne, part en guerre contre l’épithète (Beiwort). 5 « On mange alors toute la bande / Pète et rit pendant le dîner / Puis s’attendrit à l’allemande / Avant d’aller assassiner » : Apollinaire, « Schinderhannes », Alcools (1913) in Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, 1965, p. 118. 6 La Rose de personne, op. cit., p. 127. Selon la Theologia mystica (1627) du flamand Maximilian van der Sandt, le mystique « pressé par l’amour ne parle pas, il rote » : cité par in M. Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), Paris, P.U.F., 1999, p. 810. 7 Manfred Pfister (in Intertextualität, Tübingen, 1985) oppose ainsi « Einzeltextreferenz » (référence à un texte singulier) à « Systemreferenz », référence à des codes culturels ou scientifiques (en particulier pour Celan les traités de botanique et de pétrologie), et plus généralement au discours social pré-construit, oral ou écrit – l'« interdiscours » (par exemple la variation sur le proverbe « Morgenstund’ hat Gold im Mund » dans Trinité, quadrunité).
222
INTERTEXTUALITE, INTERICONICITE ET ICONOCLASME… 2. HYPERTEXTUALITÉ GÉNÉRIQUE Le recueil contient maint poème dont le titre stipule le contrat de réécriture : Psaume, Benedicta, Un air de filous et de brigands. Ce dernier est une complainte pour le Juif errant à l’imitation de Villon, fondée sur le retournement carnavalesque. Le titre et les deux premières strophes citent et imitent l’épitaphe de Villon : le renversement burlesque de l’importance géographique (« Je suis Francoys, dont il me poise/Né de Paris emprès Pontoise ») et l’humour noir du poète qui se voit pendu au gibet : « Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez,/Et arrachié la barbe et les sourcis […]/ Puis ça, puis la, comme le vent varie,/A son plaisir sans cesser nous charie »1. Le poème s’achève par un « Envoi », nouvelle référence hypertextuelle aux ballades de Villon. Enfin le dernier substantif, « la peste », en italiques et donc identifiable comme citation, voire comme référence titulaire, évoque la peste brune et le roman de Camus. Les poèmes Trinité, Quadrunité et Mandorle sont des pastiches de deux genres : la comptine ou berceuse en vers trochaïques à quatre temps rimant deux à deux et la devinette versifiée. Les deux poèmes se distinguent par la simplicité, voire la naïveté de leur facture, le recours à la parataxe et à l’anadiplose. Le premier contient une allusion à la poétesse juive Nelly Sachs, sur le mode de l’assimilation avec la même valeur dysphorique d’un motif botanique – la menthe crépue (manta crispa) tachée de sang annonce chez Nelly Sachs l’anéantissement de Saül et des siens que le poème de Celan évoque au vers 8 (« avec les proches déclins »2) – en même temps qu’une référence à l’hypallage et à la métaphore de Verlaine : « Que ton vers soit la bonne aventure/Eparse au vent crispé du matin/Qui va fleurant la menthe et le thym…/Et tout le reste est littérature »3. 3. INTERICONICITÉ Mais le pré-texte peut aussi être un tableau : les titres de deux poèmes, Trinité, quadrunité et Mandorle empruntés à l’histoire de l’art médiéval, dénotent explicitement le figurisme religieux, référant soit les représentations sacrées de Marie à l’Enfant ou du Christ en majesté entouré d’un halo de lumière en forme d’amande. La « trinité avec Anne » est une représentation des trois générations de la Sainte-Famille, Anne, Marie et l’enfant. Le jeu d’emboîtement de la citation scripturaire (la référence biblique dans le poème de Nelly Sachs) et de la citation iconographique (la référence au culte marial) établit un dialogue entre les religions juive et catholique4. Le poème Mandorle s’inspire dans sa forme des dialogues de catéchèse ou du jeu de l’énigme avec une succession de questions et de réponses à la fois simples et lourdes de mystère. Là encore, le motif iconique de la mandorle est rapporté à l’image biblique de l’amandier et de l’œil en amande qui figurent le peuple juif : il 1
Villon, Œuvres, Paris, Champion, 1991, pp. 294 sq. La Rose de personne, op. cit., p. 21. 3 Verlaine, « Art poétique », in Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 327. 4 Il n’est pas exclu que les deux poèmes, comme Fenêtre de hutte, puissent référer à des œuvres réelles dont on trouverait des indices dans le texte, sorte de littéralisation (image textualisée) ou de commentaire de tableau, ekphrasis : cf. Sabine Könnecker, « Sichtbares, Hörbares ». Die Beziehung zwischen Sprachkunst und bildender Kunst am Beispiel Paul Celans, Bielefeld, 1995, p. 55. Celan a publié dans d’autres recueils des Bildgedichte (poèmes-tableaux) qui sont des descriptions de tableaux de Van Gogh, Géricault et des commentaires de l’œuvre de Brancusi et de Rembrandt (ibid.). 2
223
L’INTERTEXTUALITE s’agit à nouveau d’un dialogue interconfessionnel. La mandorle enveloppe à la fois le Christ en majesté ou transfiguré (le Roi) et le Néant de la mystique juive, le Rien, l’En sof, première hypostase divine. Le poème pourrait être l’ekphrasis parodique des icônes de la Transfiguration des XVe et XVIe siècles1. L’icône, qui dans la tradition orthodoxe désigne métonymiquement, en tant qu’image acheiropoétique (non faite de main d’homme), la présence divine, se voit privée de son pouvoir de révélation, de sa puissance théophanique. L’œil du spectateur ne découvre dans l’amande de gloire que le Néant, ou, par métaphore, le reflet spéculaire de lui-même. L’éternel brille par son absence. Le ciel céruléen, symbole d’éternité, devient gris. Le bleu (des yeux) est aussi le chiffre celanien de l’erreur et de la monstruosité germanique, le gris (des cheveux et des cendres) celui de la judéité et de la vérité (cf. la Fugue de la mort). Au-delà du symbolisme chromatique, Celan milite pour la décoloration poétique de la réalité, pour une « langue plus grise »2. Aux images prolixes et colorées, Celan préfère le silence monochrome de la pierre – la pierre tombale du poème titulaire de Grille de parole et l’écriture tombale de La Rose de personne, dont le titre renvoie à l’inscription funéraire de Rilke3. IV 1. DÉFIGURATION Genette emprunte à l’ouvrage de Barbara Johnson (Défigurations du langage poétique) le concept titulaire de « défiguration » qu’elle applique à l’exercice de prosification auquel s’est livré Baudelaire pour au moins deux de ses « poèmes en prose », et lui ajoute celui de « transfiguration, ou transposition figurative » (« défiguration + refiguration ») qu’il décrit comme le « passage d’un système essentiellement métaphorique […] à un système simplement comparatif […] et métonymique »4. En référence à l’opposition fondatrice de Jakobson entre contiguïté métonymique (axe syntagmatique) et similarité métaphorique (axe systématique), Szondi voit le principe de contiguïté à l’œuvre dans l’usage que fait Celan de la parataxe dans ses traductions5. Coly avance pour sa part que le principe de la composition de Huhediblu et de Un air de filous, celui la recombinaison des syllabes (métathèse), de l’association phonétique, est basée sur la contiguïté et non sur la similarité ou l’affinité sémantique. À l’instar de ses modèles russes, les poètes acméistes, Celan part en guerre contre le symbole et la métaphore6, leur préférant les relations métonymiques : la pierre ou l’écorce de hêtre sur lesquelles on écrit deviennent les métonymies de l’écriture. Comme les acméistes ou les poètes judéo-allemands de Bucovine dont l’ambition était de rénover la langue sans pour autant balayer les conventions d’écriture en créant une néo-langue futuriste ou dadaïste, Celan entend transfigurer la langue poétique et transformer la matière verbale par un processus de 1
Cf. notamment l’œuvre magistrale de Theophane le Grec exposée à la galerie Treptiakov de Moscou. « Réponse à une enquête de la librairie Flinker, Paris (1958) », in P. Celan, Le Méridien…, op. cit., p. 32. 3 « Rose, du reiner Widerspruch, Lust / Niemandes Schlaf zu sein untersoviel / Lidern ». 4 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 310. 5 Peter Szondi, « Poetry of Constancy », in Celan-Studien, Frankfurt am Main, 1972, pp. 42-45. 6 Cf. Mandelstam : « Nous ne pouvons nous satisfaire d'une promenade dans la "forêt des symboles"», Le Matin de l'acméisme, in La Revue de Belles Lettres, n° spécial Mandelstam, 1981, p. 157. 2
224
INTERTEXTUALITE, INTERICONICITE ET ICONOCLASME… condensation alchimique. Et, comme son compatriote Alfred Kittner, il combine la représentation de la schechina disséminée et celle d’une transmutation : « Laissez venir à moi les pauvres mots, aujourd’hui exilés dans les recoins, dans les limbes de l’enfer de la langue et faites-les ressusciter, une fois purifiés dans la géhenne et attaqués par les poisons »1. Dans son discours du Méridien, Celan théorise son rejet de la « langue à images »2, du figurisme poétique des romantiques et symbolistes français et allemands (Hölderlin, Baudelaire, Verlaine, Rilke) : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) »3, écrivait Baudelaire qui définit par ailleurs le poème comme « forêt de symboles »4. Celan entend, quant à lui, « faire une croix sur les tropes » et entreprend « à la lumière de l’utopie, une étude de topoï »5. Le poème Par le vin et par la perte, qui suggère une chanson bachique, décrit le poète-aurige transporté par l’effet de l’ivresse et emporté sur une monture divine dans une course folle d’obstacles humains qui rappellent les cadavres empilés des camps de la mort (cf. le poème En l’air qui clôt le recueil). Celan mobilise la topique poétique et ses « transports » métaphoriques – le voyage et la chevauchée cosmique du proème de Parménide – pour mieux la rejeter. Au-delà de la dérision carnavalesque de la scène se dessine le projet celanien, délibérément iconoclaste. Dieu et le poète, son cavalier, se rient des humains, incapables d’entendre leur langue inarticulée qu’ils transforment en textes sacrés « imagés », « en lesquels », comme dit le proème, « il n’y a pas de créance vraie »6 : « ils/transcrivaient,/trahissaient notre hennissement/dans une/de leurs langues à images »7. La prévention de Celan à l’égard des tropes et des topoï résulte d’un mélange, d’une part, d’iconoclasme hébraïque qui substitue l’écriture, les lettres, aux images, d’autre part, de rejet de l’esthétique symboliste – Celan reprend la topique métapoétique de Mandelstam récusant la « forêt de symboles » de Baudelaire – et enfin, d’essentialisme qui rejette le recours purement illustratif aux figures, la figurativité ornementale, cosmétique. La dimension plastique, esthétique de l’image est rejetée au profit de sa valeur de vérité (quête du Beau vs quête du Vrai). Ainsi le motif de la rose est omniprésent dans le recueil, de façon explicite ou en creux, et y connaît diverses métamorphoses sympathiques ou antipathiques. La référence titulaire au topos de la rose détourne la métaphore de l’épitaphe de Rilke. Dans Huhediblu, Celan retourne en un paradoxe, une contre-parole, le symbolisme de Verlaine : les roses de septembre deviennent les « septembres », le temps des massacres, dont celui des roses, c’est-à-dire de la communauté juive (das Rosengeschlecht). Le poème Gel, Eden à la couleur romantique, pleure, dans une imitation déceptive d’un chant de Noël – « Es ist ein Land Verloren » < « Es ist ein Ros entsprungen » –, le pays perdu de l’enfance, le pays des métaphores et du clair de lune romantique. En revanche, le poème Radix, matrix reprend la collocation 1
Alfred Kittner, Schattenschrift, Aachen, 1988, pp. 87-88, cité par Colin, op. cit., p. 91. Cf. le poème Où m'est tombé le mot : « l'œil, un valet d'images », La Rose de personne, op. cit., p. 119. 3 Baudelaire, Mon cœur mis à nu, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1975, t. 1, p. 701. 4 Baudelaire, « Correspondances », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1975, p. 11. 5 Le Méridien, op. cit., pp. 83 et 84. 6 Lambros Couloubaritsis, Mythe et philosophie chez Parménide. En Appendice Traduction du Poème, Bruxelles, Ousai, 1986, fragment 1, p. 369. 7 La Rose de personne, op. cit., p. 17. 2
225
L’INTERTEXTUALITE récurrente à l’époque romantique de la rose et de l’abîme1. Selon la tradition mystique d’Angelus Silesius – « la rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit » –, reprise par Heidegger2, la rose est une présence sur fond d’abîme, le sansfond de Dieu, « néant incréé »3. 2. TRANSFIGURATION : LE HÊTRE ET LA LETTRE Celan ne nie pas le caractère aporétique de son dessein qu’il qualifie, par une figure étymologique, de u-topique, à la fois non-topique et utopique au sens courant, c’est-à-dire en quête d’une écriture impossible, qui ne pourrait renoncer aux topoï qu’en se condamnant au silence des sourds-muets et des victimes de la Shoah et de leurs survivants4 ou au balbutiement infralexical, aux cris inarticulés – cris de douleur ou d’allégresse – (« Aum », « Heia »5), à l’écholalie de Woyzeck ou de Hölderlin dans sa démence (toutoutoujours, Pallaksch, Pallaksch)6 et à la syllabisation (cf. Les syllabes douleur). Outre les anti-paroles et l’anti-langage des bruits vitaux (cri, rire, souffle), il privilégie les logatomes, les non-mots (« Flheurissentles ») : tandis que les citations sont émendées, les mots eux-mêmes sont émondés comme l’amandier de Un air de filous7 ou « circoncis »8. Les signes linguistiques sont pulvérisés (« un sable de mots »9). Ne restent plus que les signes graphiques et numériques, « des formes vides »10. L’anamnèse celanienne n’invite pas seulement le lecteur à une remontée aux « sources », et notamment à l’ÉCRITURE sainte, elle se veut plus radicale encore en référant à l’origine matérielle de l’écriture, aux premiers pétrogrammes : aussi la pierre, gravée à la main, en tant que support matériel de la première écriture, ainsi que la pierre matricielle cosmogonique11 deviennent-elles chez lui le chiffre même de la poésie originelle contre l’image idéaliste hölderlinienne de la source, du jaillissement créateur inspiré de Dieu. Celan joue sur les significations multiples diffractées par les arêtes de la langue. La troncature des mots-cristaux révèle leurs référents multiples comme les facettes d’un cristal. Les mots ou les syllabes se diffractent comme les « syllabes douleur » que Celan égrène à l’issue du poème du même nom ; le triplement final de la syllabe « buch-, buch-, buch-/[stabierte, stabierte] » (« ép-, ép, -é/pelait »)12 1 « ce sol / à fruits aussi est béant, / ce / tombe-en-bas, / l'une des couronnes de la / fleur sauvage » : La Rose de personne, op. cit., p. 67. Cf. la rose trémière de Nerval : « La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux », Artemis, in Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1993, p. 648. 2 Heidegger, Le Principe de raison (1957), Paris, Gallimard, 1962, pp. 97 sqq. 3 Dans la méontologie de Maître Eckhart, la déité est l’abîme : cf. Sermons I, Paris, Seuil, 1974, p. 56. 4 Cf. Il y avait de la terre en eux, … bruit la fontaine et Douze ans : « Mutisme et surdité s’installent / derrière les yeux », La Rose de personne, op. cit., p. 29. 5 Un air de filou et de brigands, ibid., p. 48. 6 Tübingen, janvier, La Rose de personne, op. cit., p. 41. 7 « Mandelbaum » (amandier) devient « Bandelbaum » (= « Galgenbaum », la potence), puis « Machandelbaum » (le genévrier du conte du Machandelboom le cardiophage de Grimm), qui, par retranchement d’une syllabe, devient « Chandelbaum » (= évoquant le chandelier ou la ménorah), puis l’arbre (« Baum ») est étêté en « Aum », onomatopée de la douleur physique. 8 « A celui-ci, / circoncis le mot » : A un qui se tenait devant la porte, La Rose de personne, op. cit., p. 71. 9 Les Globes, ibid., p. 121. 10 Les syllabes douleur, ibid., p. 133. 11 L'autogenèse du cosmos à partir d’une materia prima minérale est conforme à certains mythes cosmogoniques. Cf. Florent Gabaude 2004. 12 La Rose de personne, op. cit., pp. 134 sq.
226
INTERTEXTUALITE, INTERICONICITE ET ICONOCLASME… renvoie aux trois chiffres de la poésie celanienne : à sa Bucovine natale (das Buchenland, le « pays des hêtres »), à l’écriture littéraire (Buch, le livre et Buchstabe, la lettre, mot qui désigne étymologiquement les caractères runiques inscrits sur des planchettes de bois de hêtre1) et enfin à la Shoah (le camp de Buchenwald, « la forêt de hêtres »). L’entreprise de transfiguration met en avant quelques mots-signes qui entretiennent avec l’objet une relation iconique ou indicielle et renvoient à une infinité de sens. L’arbre et la pierre se substituent à la forêt de symboles : l’arbreessence de tous les souvenirs (le hêtre), l’arbre de la résistance juive et l’arbre cosmique inversé, la « pantarbe » ou pierre stellaire philosophale2, le cristal adamantin, le menhir breton. La puissance allusive des jeux de mots et du style de Celan, la brièveté et la concentration de ses vers fait penser à l’agudeza de Gracián, à la rhétorique baroque de la pointe (acumen), – « la pointe acérée (de l’infini)3 » – mais le « conceptisme » celanien est étranger au ludisme maniériste et demeure fortement ancré dans l’actualité, le biographique et l’histoire. Comme il l’exprime lui-même dans le Méridien, l’écriture de Celan est mue par l’aiguillon (« l’accent aigu »4) de l’actualité et de la douleur. L’intertextualité revêt chez Celan un caractère dynamique et dialectique. D’une façon comparable au processus entropique de dissémination et de retour des âmes à Dieu décrit par la théologie de la Kabbale, Celan procède à une centrifugation et un appauvrissement du langage par atomisation de ses constituants et, concomitamment, à un mouvement centripète d’enrichissement sémantique sur le mode alchimique autour de mots catalyseurs et porteurs de faisceaux de sens, un mouvement de « polymérisation ». Tandis que la répétition parodique et la reprise déceptive de la métaphore florale relèvent de la dégradation entropique, la condensation minérale sur des mots cellulaires, des mots-cristaux métonymiques qui s’opère dans le creuset du chimiste devient néguentropique. GABAUDE Florent Université de Limoges florent.gabaude@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE BOLLACK J., Poésie contre poésie : Celan et la littérature, Paris, P.U.F., 2001.
1 Cf. l'étymologisation de Saussure sur la « baguette de hêtre » in Jean Starobinski, Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris : Gallimard, 1971, p. 40. 2 « Les pierres / claires traversent les airs, les / blancheclaires, porteuses / de lumière. / Elles ne veulent / pas toucher le bas, l'abîme, / leur but. » : Les pierres claires, La Rose de personne, op. cit., p. 89. Cf. Philostrate, Apollonius de Tyane, trad. A. Chassang, Paris, Sand, 1995, livre III, chap. XLVI, p. 116 : « La nuit, elle [la pantarbe] donne de la lumière, comme le feu, tant elle est brillante et étincelante ; le jour, elle éblouit les yeux par des milliers de reflets. Cette pierre a une force d'aspiration incroyable : elle attire tout ce qui est proche ». En jouant sur la paronymie de Stein, Stern et Stirn (pierre, étoile, front), Celan suggère l'ontogenèse de l'homme comme être-jeté dans le monde (Geworfenheit) ou étincelle de feu céleste pétrifiée dans l'écorce de l'individuation, selon la tradition de la Kabbale (cf. les poèmes Où m'est tombé le mot et Radix, matrix). 3 Celan a fait de cette citation altérée de Baudelaire le titre français d'un poème du recueil : A la pointe acérée. Cf. Baudelaire, « Le Confiteor de l’artiste », in Le Spleen de Paris, Œuvres complètes, op. cit., p. 278 : « il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini ». 4 Le Méridien, op. cit., p. 64.
227
L’INTERTEXTUALITE COLOMBAT R., LEFEBVRE J.-P., VALENTIN J.-M. (dir.), Paul Celan, poésie et poétique, Paris, Klincksieck, 2002. FOURNANTY-FABRE C., Images et réalité dans l’œuvre de Paul Celan, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 1999. FIRGES J., « Citation et date dans la poésie de Paul Celan », in G. Klein (dir.), Réécritures, Heine, Kafka, Celan, Müller : essais sur l’intertextualité dans la littérature allemande du XXe siècle, Grenoble, 1989. FREY H.-J., « Zwischentextlichkeit von Celans Gedicht : Zwölf Jahre und Auf Reisen », in W. Hamacher et W. Menninghaus, Paul Celan, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1988. HAMACHER W., « Die Sekunde der Inversion. Bewegungen einer Figur durch Celans Gedichte », ibid. MENNINGHAUS W., « Zum Problem des Zitats bei Celan und in der Celan-Philologie », ibid. PERELS C., « Erhellende Metathesen. Zu einer poetischen Verfahrensweise Paul Celans », ibid. GABAUDE F., « Paul Celan et les cosmogonies antiques et renaissantes. Relecture de quelques poèmes de La Rose de personne », in A. Le Berre (dir.), De Prométhée à la machine à vapeur. Cosmogonies et mythes fondateurs à travers le temps, Limoges, PULIM, 2004. GOLTSCHNIGG D., « Das Zitat in Celans Dichtergedichten », in Psalm und Hawdalah. Zum Werk Paul Celans. Kolloquium New York (1985), Bern, Peter Lang, 1987. INGEN (van) F., « Das Problem der lyrischen Mehrsprachigkeit bei Paul Celan », ibid. HÜNNECKE E., Poésie et poétique de Paul Celan, thèse, Aix-Marseille, 1987. MARKIS S., « "Was das Gedicht spricht" – Funktionen der Intertextualität in der Lyrik Paul Celans », in Etudes Germaniques, juillet-septembre 2000. MENNINGHAUS W., « Wissen oder Nicht-Wissen. Überlegungen zum Problem des Zitats bei Celan und in der Celan-Philologie », in C. Shoham et B. Witte (dir.), Datum und Zitat bei Paul Celan. Akten des Internationalen Paul-Celan-Colloquiums (Haifa 1986), Bern, Peter Lang, 1987. RICHTER A., « Die politische Dimension der Aufmerksamkeit im Meridian », in Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 4, décembre 2003. SCHULZ G.-M., « "fort aus Kannitverstan". Bemerkungen zum Zitat in der Lyrik Paul Celans », in text + kritik, n° 53/54, 1977. ZSCHACHLITZ R., Vermittelte Unmittelbarkeit im Gegenwort. Paul Celans kritische Poesie, Frankfurt, Lang, 1990.
228
FERNANDO PESSOA : «…UN POÈTE INSPIRÉ DE LA PHILOSOPHIE » Le poète portugais Fernando Pessoa (1888-1935) a laissé un court jugement sur luimême, dans un fragment, en anglais, dont la date est calculée entre 1905 et 1910, où il affirme : I was a poet animated by philosophy not a philosopher with poetic faculties1. Il s’agit d’un jugement important car il révèle le clair ordre mental du jeune Pessoa : il se sait et se veut poète avant tout et poète inspiré en priorité de la philosophie. Cet avertissement pourrait paraître inutile, mais l’expérience montre qu’il ne l’est pas. Nous trouvons souvent des chercheurs immobilisés dans des discussions interminables sur les weltanschauungen qui peuvent être trouvées dans son œuvre, ayant oublié, la plupart du temps, qu’ils sont face à un objet artistique dont la nature spécifique ne peut pas être ignorée. Il faut cependant rappeler ce que Dewey a exprimé d’une heureuse expression — et le poète d’Orphée, tout seul peut-être, avait déjà découvert : l’art est toujours plus que l’art ; elle est, à un temps, une forme et un monde2. Voilà pourquoi Fernando Pessoa se hâte de rappeler que la matière philosophique entre dans son œuvre seulement de manière subordonnée ; ce qu’il fait est nettement artistique, son identité, celle d’un artiste. Si dans son œuvre se trouvent, sous forme de poèmes, les vives questions de la pensée de l’époque, elle veut être art et comme tel se spécifie, sans mépris de sa nature, même si elle s’offre à des regards d’autres ordres ou même si elle accomplit d’autres fonctions. Art qui joue sur des idées et des welthanschauungen, sans prendre parti d’aucun côté. Ceci dit et commençant à regarder son œuvre sous le point de vue thématique de ce Colloque, la première considération à faire est qu’elle nous apparaît comme le cas par antonomase de relations intratextuelles, comme un paradigme privilégié, unique peut-être, de construction intertextuelle. En elle l’intertextualité n’est pas 1
Apud: Textos filosóficos. Etablis et publiés par António Pina Coelho. 2 v. Lisbonne, Ática, 1968, p. XIX. 2 cf. Luigi Pareyson. Os Problemas da Estética. São Paulo, Librairie et Maison d’Édition Martins Fontes, 1984, chapitre Autonomia e Funções da Arte, pp. 35-52.
229
L’INTERTEXTUALITE épisodique, mais constitutive. Elle se trouve dans sa téléologie intérieure, dans le spunto qui constitue l’origine de l’hétéronymie. Elle se présente comme un forum de débats où des voix surgissent et dialoguent, soit entre elles, soit avec la tradition littéraire, philosophique et mystique de l’Occident et parfois de l´Oriente aussi — polémiquant contre elles, les réinterprétant et les comparant, la plupart des fois de façon subreptice. Son œuvre est espace de discussion, aréopage. C’est arène ou scène, comme il nous a, lui-même, poussés à la considérer, dans un fragment détaché et sans date, lorsqu’il s’est présenté comme un poète qui est (soit) plusieurs poètes, un poète dramatique qui écrit en poésie lyrique. Chaque groupe d’états d’âme plus semblables deviendra insensiblement un personnage, avec un style propre, avec des sentiments peut-être différents, opposés même, aux sentiments typiques du poète dans sa personne vivante1. Chaque hétéronyme poète — Alberto Caeiro, Ricardo Reis et
Álvaro de Campos — aussi bien que l’orthonyme, entre solitairement en scène, récite son monologue plein d’allusions, citations et parodies, réinterprétant singulièrement des topoi et de grands thèmes littéraires, divergeant de poétiques et de poètes antérieurs, dialogant avec des philosophes et mystiques, contestant ou appuyant des affirmations, proposant des issues pour les apories de l’époque. Lorsque, cependant, le lecteur attentif envisage les relations qui s’établissent entre les hétéronymes poètes et l’orthonyme, un nouveau drame se constitue et acquiert un sens plus large, qui les englobe, leur accordant une certaine unité. C’est ce que Fernando Pessoa explique dans un autre texte, publié dans la revue Presença, quand il affirme que ces personnages dramatiques, qui ne sont pas insérés dans une action, forme (nt) chacun une sorte de drame ; et tous ensemble forment un autre drame […]2 Passons maintenant à l’analyse de l’œuvre. Dans une lettre à Casais Monteiro (13/1/1935), Fernando Pessoa, expliquant la genèse des hétéronymes, raconte : j’eus un jour l´idée de faire une blague à Sá Carneiro – d´inventer un poète bucolique, d´un genre compliqué, et de le lui présenter […]. Je mis plusieurs jours à élaborer le poète, mais ne réussi pas. Un jour où j’avais finalement renoncé — c’était le 8 mars 1914 — je m´approchai d’une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je peux. Et j´ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurai définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je ne pourrais en connaître d´autres comme celuilà. Je débutai par un titre O Guardador de Rebanhos (Le gardeur de troupeaux). Et ce qui suivit ce fut l’apparition en moi de quelqu’un, à qui j’ai tout de suite donné le nom de Alberto Caeiro. Excusez l’absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi3.
Prenons maintenant le poème d’ouverture de cet ensemble, une auto-présentation où l’hétéronyme, de façon ingénieuse, présente aussi sa poétique : 1
Je n’ai jamais gardé de troupeaux, Mais c’est tout comme si j’en avais gardé. Mon âme est comme un berger, Elle connaît le vent et le soleil Et elle va guidée par la main des Saisons Toute à suivre et à regarder. La paix entière de la Nature sans personne Vient s’asseoir à côté de moi.
8-3-1914
1 Fernando Pessoa. Obra poética. Organization, introduction et notes de Maria Aliete Galhoz. 4ª ed., Rio de Janeiro, Companhia José Aguilar Editora, 1972, p. 199. 2 FP – Presença. Coimbra, nº17, Dezembro, 1928,p. 10. 3 Pessoa en personne, José Blanco éd., trad. Simone Biberfeld, La Différence, 1986, p.302. Apud : FP – Œuvres poétiques. Édition établie par Patrick Quillier. Paris, Éditions Gallimard, 2001, p. 1651.
230
FERNANDO PESSOA : «…UN POETE INSPIRE DE LA PHILOSOPHIE »
2
3
4
Mais moi je demeure triste comme un coucher de soleil Selon notre imagination, Quand l’air fraîchit tout au fond de la plaine Et que l’on sent que la nuit est entrée Comme un papillon par la fenêtre. Mais ma tristesse est tranquillité Parce qu’elle est naturelle et juste Et qu’elle est ce qui doit se tenir dans l’âme Dès lors qu’elle pense qu’elle existe Et que les mains cueillent des fleurs à son insu. Comme un bruissement de sonnailles Par-delà le tournant de la route, Mes pensées sont contentes. Il y a que j’ai mal de les savoir contentes, Parce que, si je ne le savais pas, Au lieu d’être contentes et tristes, Elles seraient joyeuses et contentes. Penser gêne autant que marcher sous la pluie
Lorsque le vent s’accroît et que la pluie semble tomber plus fort. […]2
Le premier vers du premier poème du poète bucolique d´un genre compliqué constitue une preuve de sa complexité et une provocation. Il dément le titre de l’ensemble qu’il venait d’énoncer. Nous voici donc devant un gardeur de troupeaux qui n’a jamais gardé de troupeaux. Comme il fait plaisir au poète d’Orphée, nous voici devant un paradoxe. L’ensemble de la production poétique des hétéronymes s’ouvre, donc, sous ce signe. Cette figure qui préside aux Fictions de l´interlude, préside probablement à toute l’œuvre de Pessoa. Le gardeur de troupeaux qui ne garde pas de troupeaux garde, cependant quelque chose. Ce sont les vers suivants qui viendront au secours de notre envie de comprendre. […] Je n’ai pas plus d’ambitions que de désirs. 5 Être poète n’est pas une ambition pour moi. C’est ma façon d’être tout seul. […] Quand je m’assois écrivant des vers Ou que, me promenant par les chemins et les sentiers, J’écris des vers sur du papier qui se trouve dans ma pensée, Je me sens une houlette dans les mains 7 Et je vois quelque silhouette de moi-même Au sommet d’une colline Regarder mon troupeau et voir mes idées, Ou regarder mes idées et voir mon troupeau, Et sourire vaguement comme qui ne comprend pas ce qu’on dit Et veut faire mine de comprendre. Je salue tous ceux qui me liront, En leur tirant mon large chapeau […] Je les salue et leur souhaite le soleil, Et la pluie, quand la pluie est nécessaire, Et que leurs maisons possèdent 8 Au coin d’une fenêtre ouverte Une chaise de leur prédilection Où ils puissent s’asseoir, tout en lisant mes vers. Et à la lecture de mes vers puissent-ils penser 2 FP – Oevres poétiques. Traduction de Maria Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne et Patrick Quillier, p. 5-7.
231
L’INTERTEXTUALITE Que je suis une chose naturelle — Par exemple, l’arbre ancien À l’ombre duquel encore enfants Ils se laissaient tomber, floc !, fatigués de jouer, Pour y essuyer la sueur de leur front brûlant Sur la manche de leur tablier à rayures.1
Dans ces vers un moi s’identifie comme poète et raconte que son troupeau, ce sont ses idées ; c’est elles qu’il doit garder. L’inhabituel choix du terme gardeur, rapporté à troupeaux devient plus intelligible une fois que ce qui est habituel c’est d’appeler celui qui garde des troupeaux de berger. Si ce poète bucolique appartient à un genre compliqué, ce n’est pas moins compliqué sa conception de troupeau/idées. Les garder pourquoi ? En quoi consisterait telle garde ? En chasser de "mauvaises pensées"/imaginations, rêveries ? En empêcher leur égarement ? En les défendre de dangers ? Les vers postérieurs viendront nous éclaircir. Comme s’il ne disait rien d’important ou de grave, dans la seconde strophe du poème il explique que sa tristesse est naturelle et juste/Et qu´elle est ce qui doit se tenir dans l´âme/Dès lors qu´elle pense qu´elle existe. N’y aurait-il pas ici une allusion au Cogito, ergo sum, assez discrète pour, dans une lecture moins attentive, passer presque inaperçue, mais aussi assez pondérée pour introduire, d´une manière presque insensible, le leitmotiv du maître Alberto Caeiro ? Cet hétéronyme, le premier à entrer en scène, le premier à proférer son monologue, c’est lui qui donne le « motif » à Ricardo Reis, Álvaro de Campos et Fernando Pessoa lui-même. C’est lui qui déclenche la conversation. Et quel serait ce « motif » sinon la douleur de la pensée, dans l’expression de son précurseur des années mille huit cents, António Nobre2? À la différence de l’optimisme euphorique de tant de penseurs rationalistes, éblouis de l’éclat et des potentialités de la Raison, l’hétéronyme Alberto Caeiro, à la suite de certains poètes de la fin du siècle, surtout Nobre dans le contexte portugais, profère un monologue seulement en apparence doux. Cela constitue un tour de force de cette poésie : faire passer une sensation de douceur en même temps qu’il polémique avec virulence. Il commence en contrariant, en ton mineur, des supposées prérogatives de l’hyperbolique Raison des rationalistes, montrant un autre côté pas aussi enthousiasmant, car ce qui doit se tenir dans l`âme de celui qui pense qu´il existe c’est, nécessairement, une tristesse naturelle et juste. Le lecteur est aussi informé que penser gêne autant que marcher sous la pluie/Lorsque le vent s’accroît et que la pluie semble tomber plus fort. On comprend, alors, qu’il devient nécessaire de garder les pensées, d’exercer une sorte de vigilance ascétique sur elles, pour que la gêne ne soit pas exorbitante. Le leitmotiv introduit, les différents poèmes constituent des variations qui le développent, explorant ses divers angles. Il importe de ne pas oublier que les poèmes de Alberto Caeiro datent de mars 1914, quand la crise de la raison était à toute allure dans le monde occidental, à la suite de la décadence de l’idéalisme hegelien et de l’apparition des penseurs des années mille huit cents que Paul Ricoeur avait groupé sous la dénomination d´école du soupçon : Marx, Freud et Nietsche. La dissolution du dernier et plus ambitieux système rationaliste, l’idéalisme absolu, n’était pas terminée quand, dans cette ambiance, 1 2
Idem, ibidem, p. 7. António Nobre - Só. 16e ed. Porto, Tavares Martins, 1974, p. 164, Sonnet 18.
232
FERNANDO PESSOA : «…UN POETE INSPIRE DE LA PHILOSOPHIE » Alberto Caeiro se présente sur le grand agora de la culture européenne et déclame des poèmes anti-rationalistes, anti-idéalistes et précurseurs de l’existentialisme, surtout dans sa modalité heideggerienne. Écoutons-le polémiquant contre Berkeley : […] L’Univers n’est pas une idée à moi. C’est mon idée de l’Univers qui est une idée à moi. La nuit ne se fait pas nuit à travers mes yeux. C’est mon idée de la nuit qui se fait nuit à travers mes yeux. En dehors de moi qui pense ou en qui il existe des pensées, La nuit se fait nuit concrètement Et la lueur des étoiles existe tout autant que si elle avait du poids2.
Nous savons que Heidegger et sa première œuvre, Être et Temps (Sein und Zeit), n’entreront en scène qu’en 1927. Or, en 1927, Alberto Caeiro et plusieurs de ses poèmes avaient déjà vu la lumière depuis plus d’une décennie, en 1915, dans les deux premiers numéros de la revue Orpheu. Une fois de plus dans l’histoire, la poésie, sans mépris de sa condition d’objet artistique, est allée au-devant de la philosophie. À l’idéalisme dogmatique berkelien et au spiritualisme absolu de Hegel, Fernando Pessoa oppose le matérialisme absolu et non moins dogmatique de Alberto Caeiro, qui propose un vigoureux retour à la Nature, avec une majuscule. L’opuscule Le Chemin de la Champagne, de Heidegger qui, par un chemin différent, invite au retour à la nature et, à travers elle, à l’originariété, sera bien postérieur à la création de l’hétéronyme Alberto Caeiro et son long monologue, où, de nombreuses fois et de différentes façons, il enseigne que la Nature est belle et antique, que luimême doit être pensé comme une chose naturelle/Par exemple, l’arbre ancien/À l’ombre duquel encore enfants/Ils se laissaient tomber, ou quand, lorsqu’il parle de fleurs, il dit qu’elles ont le même coloris ancien/Qu’elles eurent sans entrave sous le premier regard du premier homme… Dans un autre poème, la confrontation : L’‘homme’chemine avec ses idées, aussi faux qu’étranger/Et les pas vont avec le système ancien qui fait que les jambes marchent.1 Que peut signifier cette insistance sur l’adjectif antique ou ancien sinon une immense nostalgie des origines, d’un état premier, harmonieux, qui existait avant quelque chose qui l’a changé ? Alberto Caeiro constitue une création limite. Son monologue a été conçu avec un radicalisme pareil et contraire à celui du système dressé par Hegel. Créé pour choquer, il appelle fortement l’attention, secoue brutalement les intelligences malades de spiritualisme, affirmant seulement la concretude extérieure de chaque être, ce qui s’offre aux sens. Quand l’hétéronyme Alberto Caeiro affirme, dans le poème II : Moi je n´ai pas de philosophie : j´ai des sens… 2, il ne dit évidemment pas la vérité, bien que son lecteur le croie et qu’il en abuse. Prévoyant, cependant, qu’il finirait par perdre cette confiance, il prend des précautions, commençant le poème V avec une autre trouvaille paradoxale : C’est assez de métaphysique que de ne penser à rien.3 Dans ce long poème s’instaure un débat avec la métaphysique traditionnelle, héritière d’Aristote par la voie de la scolastique, dont la plus grande figure a été Thomas d’Aquin. Plein d’interrogations et d’exclamations, il écarte ces problèmes proposés par les scolastiques, méprisant leurs questions fondamentales et leurs respectives terminologies : « Constitution intime des choses «…/« Sens intime de l’univers »… Tout ça est 2
FP – ibidem, p. 68. FP, ibidem, p. »1668, p. 7, p. 32, p. 54. 2 Idem, ibidem, p. 7. 3 Idem, ibidem, p. 10. 1
233
L’INTERTEXTUALITE faux, tout ça ne veut rien dire./ C’est incroyable que l’on puisse penser à de pareilles choses. Sa méthode est celle de capter la sympathie de l’interlocuteur pour sa cause et
mettre en ridicule la position contraire, en la dépréciant plus qu’en présentant des arguments. En plus de combattre la métaphysique scolastique, dans le même poème if fait une allusion mordante à Eça de Queirós, citant méchamment une phrase d’un de ses contes les plus connus, Le Suave Miracle, publié pour la première fois dans un périodique de 1898. Rappelons-nous : Je ne crois pas en Dieu car je ne l’ai jamais vu./S’il voulait que je croie en lui,/Sans nul doute il viendrait me parler/Et entrerait chez moi par la porte/En me disant, Me voici ! Il semble que Fernando Pessoa n’a pas pardonné à Eça de
Queirós l’émotivité de cette sorte de fable ou histoire de profit et exemple, écrite dans les dernières années de vie du caustique et même cynique créateur de La Relique. Son rejet de ce récit peu caractéristique de Queirós, ou révélateur d’une nouvelle manière de Queirós, est mis dans la bouche de Alberto Caeiro, qui peut dire ce qu’il veut bien, sans compromettre son créateur. Ne s’agit-il pas d’une des règles de base de son jeu ? C’est ainsi que ces poèmes de Caeiro, ceux de Ricardo Reis et ceux de Álvaro de Campos doivent être considérés Il ne faut pas chercher en eux des idées ou des sentiments à moi, car beaucoup parmi eux expriment des idées que je n’accepte pas, des sentiments que je n’ai jamais eus1.
Les questions que Caeiro se pose ne se limitent pas, sur le plan religieux, à la dépréciation des problèmes scolastiques. Si nous voyons le poème XXXVIII du Gardeur, nous trouverons un autre dialogue du Maître, important, qui nous mènera à une compréhension plus profonde des variations et dédoublements de sa thématique : XXXVIII Béni soit le soleil identique sur d’autres terres Qui fait de tous les hommes mes frères, Puisque tous les hommes, un moment dans la journée, le regardent comme moi, Et en ce pur moment Tout limpide et sensible Ils retournent imparfaitement Et dans un soupir qu’ils sentent à peine À l’Homme véritable et primitif Qui voyait le soleil naître et ne l’adorait pas encore. Car cela est naturel — plus naturel Que d’adorer le soleil et par la suite Dieu Et par la suite tout le reste de ce qui n’existe pas.2
Le vers initial du poème, une bénédiction et une louange adressée au même soleil, attire notre attention. Il n’est pas bien connu dans tout le monde chrétien — peutêtre même hors de lui — le Cantique du Soleil de François d’Assis, texte de base de la poésie mystique chrétienne ? N’est-ce pas là-dedans que nous trouvons la structure de prière Laudato si, mi Signore… neuf fois répétée ? Le martèlement de l’anaphore — inoubliable — s’ouvre faisant référence au Soleil, appelé frère. C’est
1 FP - Obra Poética. Organization, introduction et notes de Maria Aliete Galhoz. 4ª ed., Rio de Janeiro, Companhia José Aguilar Editora, 1972. Note détachée de Fernando Pessoa, publiée par Galhoz comme Notice préliminaire aux Fictions de l´ interlude, p. 199. 2 Œuvres poétiques. Traduction de Maria Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne et Patrick Quillier, p. 14-15.
234
FERNANDO PESSOA : «…UN POETE INSPIRE DE LA PHILOSOPHIE » par l’intermédiaire du Soleil que la louange à l’Être Transcendant, le Altíssimo omnipotente bon Signore, devient faisable, une fois que nullo homo ene digno te mentovare3. Comme nous avons minutieusement analysé ce dialogue dans le livre Alberto Caeiro/"Descobridor da Natureza"? 1, nous ne le répéterons pas. Nous ne rappellerons que la dé-construction du mystique italien a constitué une des références fondamentales dans la construction de l’hétéronyme Maître. La spiritualité de François d’Assise est marquée par un amour révérenciel envers la nature. La voyant, dans sa beauté et perfection, il la voit aussi comme œuvre du Créateur. La Nature lui parle de Dieu. Son Cantique du Soleil, en plus d’être inséré dans une tradition religieuse, établit les fondements d’une tradition chrétienne d’art et de poésie de la Nature. Disant mieux : ses chants religieux sont en même temps des chants de louange à la Nature et au Créateur. Lorsqu’il la regarde et l’admire, il s’élève et, sans la mépriser, il la transcende. Ayant ces idées en tête, rappelons-nous maintenant le poème de Alberto Caeiro, qui ne peut pas être appelé ni Laudes Creaturarum ni Laudes Solis ; bien au contraire, c’est un Laus ad solem. Le soleil est son point final. Il ne le transcende pas, en y voyant aussi le Créateur. Sa vision est immanente et il s’en vante. Utilisant une structure de prière, Alberto Caeiro fait une parodie — pas comique, évidemment — du Cantique de François et de la vision chrétienne du monde, qui est, à différents titres, immanente et transcendante. Comme il finit par dire dans un de ses poèmes : Moi je ne passe jamais de l´autre côté de la réalité immédiate2 Plus clairement, nous trouvons le dialogue : Toi le mystique, tu vois une signification en toute chose./[…] Ce que tu vois, tu ne le vois jamais que pour voir autre chose.// Pour moi, grâce à mes yeux faits seulement pour voir,/ Je vois absence de signification en toute chose. […] 3.
Je ne peux pas manquer de citer encore une autre provocation à François d’Assise, à d’autres poètes de la tradition franciscaine et à d’autres types de mystiques, bien postérieurs, comme les symbolistes, António Nobre et Guerra Junqueiro, par exemple : Quelquefois je me mets à regarder une pierre./ Je ne me mets pas à penser si elle sent.//Je ne me fourvoie pas à l´appeler ma sœur./ Mas je l´aime parce qu´elle est une pierre,/ Je l´aime parce qu´elle ne ressent rien,/Je l´aime parce qu´elle n´a aucune parenté avec moi4.
Pour toutes ces raisons, Alberto Caeiro, monologuant en scène, ose dire : Je suis le Découvreur de la Nature./ Je suis l´Argonaute des sensations véritables, ou : […] j´ai été l´unique poète de la Nature5. Même s’il se vante de ses seules études primaires, du
privilège de ne pas avoir de culture, cet hétéronyme est au courant d’une tradition de poètes de la Nature et même d’Argonautes, ce qui n’est pas le cas, habituellement, chez les illettrés… […] la seule innocence, c´est ne pas penser, poème II6. Nous ne comprenons pas très bien comment il sait aussi que innocence vient de noceo, es, nocere, qui veut dire faire du mal, être nuisible. C’est dans ce non empoisonnement qui consiste sa santé d’exister. 3 Saint François d’Assise - Cantico Del Sole o delle Creature. Texte extrait de Augusto Vicinelli - Gli Scritti de San Francesco d’Assisi e "I Fioretti". (s.l.), Arnoldo Mondadori Editor, 1955, p. 243. 1 Maria Helena Nery Garcez - Alberto Caeiro/"Descobridor da Natureza"? .Porto, Centro de Estudos Pessoanos, 1985. 2 Oevres poétiques, p. 64. 3 FP, ibidem, p. 57. 4 Idem, ibidem, p. 60. 5 Idem, ibidem, p. 40 et p. 63. 6 Idem, ibidem, p. 205.
235
L’INTERTEXTUALITE C’est pourquoi il propose : Qu´ils soient comme moi – ils ne souffriront pas./ Tout le mal du monde vient que nous nous soucions les uns des autres1, vers où résonnent nettement deux sentences de l’Évangile : Apprenez de moi […] et Aimez-vous les uns aux autres. C’est en cela qui consiste le nouveau paganisme apporté par Caeiro, qui se présente comme un nouveau guide spirituel, le Maître, que devraient suivre et imiter les disciples Ricardo Reis, Álvaro de Campos et Fernando Pessoa lui-même, aussi bien que, hors de l’espace de sa création de fiction, le copain d’Orphée et d’âme, Mário de Sá-Carneiro. Analysant ensuite, de manière nécessairement brève, le drame qui naît dans Fictions de l´Interlude de l’interaction du monologue du Maître avec les monologues de ceux qui, successivement, entrent en scène, passons à une ode de l’hétéronyme Ricardo Reis. 12-6-1914 Maître, placides sont Toutes les heures Que nous perdons, Si dans la perte, Ainsi que dans un vase Des fleurs nous disposons. Pas plus de joies Que de tristesses Dans notre vie ; Lors donc, sachons, Sages insoucieux, Non pas la vivre, Mais son cours suivre, Tranquilles et placides, Regardant les enfants Pour nos maîtres, Nos yeux gorgés Par la nature… En bord de fleuve, En bord de route, Au gré des aléas, Sans cesse dans le même Repos léger De nous trouver en vie.
Passe le temps Ne nous dit rien. Nous vieillissons. Sachons, quasi Malicieux, nous Sentir partir. À rien ne sert De faire un geste. Nul ne résiste Au dieu atroce Qui ses enfants Toujours dévore. Cueillons des fleurs. Mouillons légères Nos mains à la Paix des rivières, Pour entrer en Paix nous aussi. Tournesols toujours Rivés au soleil, Nous quitterons la vie Tranquilles, forts De nul remords, Fût-ce d’avoir vécu.2
Dans la première confidence que Ricardo Reis fait à Caeiro — car ce long monologue constitue une confidence, où le disciple raconte au Maître son interprétation de l’enseignement reçu — nous remarquons qu’il assume la Nature comme valeur majeure, les enfants comme des maîtres par leur innocence, leur caractéristique de vivre dans le présent et dans l’instant présent. Mais, ce monologue/dialogue est assombri par une préoccupation obsessionnelle et angoissante : celle de la perte continue et progressive de tout, avec le temps qui passe. Or, cette préoccupation n’était pas présente dans les poèmes du Maître, qui, lui, considérait le passage du temps et toutes les pertes, même celle de la vie, comme des faits absolument naturels, comme le rythme de la Nature. Alberto Caeiro parvient même à dire : Je sens une joie énorme/À la pensée que ma mort n´a aucune importance.// Si je savais que demain je vais mourir. Et que le printemps est pour après-demain,/ Je mourrais 1
Idem, ibidem, p. 31. FP, ibidem, p. 110. (Traduction de Maria Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne et Patrick Quillier.) 2
236
FERNANDO PESSOA : «…UN POETE INSPIRE DE LA PHILOSOPHIE » contente, de ce qu´il soit pour après-demain./Si tel est son temps, quand devrait-il venir sinon en son temps ?/ J´aime que tout soit réel et que tout soit exact ;/ Et j´aime ça parce qu´il en serait ainsi, même si je n´aimais pas ça./ C´est pourquoi si je meurs à présent, je meurs content,/ Parce que tour est réel, parce que tout est exact1.
Cependant, si le disciple Reis, sur le plan théorique comprend peut-être et même admire cette sagesse du Maître — il ne nous est pas donné de le savoir — sur le plan "existentiel", soit qu’il n’y arrive pas, soit qu'il ne soit pas d’accord avec lui ou même ne veuille pas, il ne partage absolument pas cette placidité olympienne. Sa formation classique informe son regard sur la Réalité, il a une « histoire de vie », une « biographie » et, même s’il reconnaît le Maître comme tel, il se distingue de lui. Il lui raconte alors sa propre manière d’atteindre la placidité face à toutes les pertes — celle des heures et, en dernière analyse celle de la vie. La solution qu’il trouve — mettre des fleurs aux heures, embellir ce qui se perd — c’est esthétique. Il dit qu’il apprend la placidité aussi avec les jeux des enfants-maîtres qui, à l’exemple de ceux qui font les œuvres d’art, visent, avant tout, le plaisir. La création artistique est une modalité des activités ludiques, un jeu qui ne compromet pas. Embellir les heures qui se perdent c’est les élever à un ordre plus parfait, celle de l’esthétique, qui, instaurant l’harmonie, s’élève au sacré. Faire de l’art c’est une façon de résister au passage des heures, à la détérioration du temps, de se soustraire au chaos et immerger dans un ordre plus élevé. Si la première ode et beaucoup d’autres affirment cela — qu’on voit surtout l’extraordinaire Les Joueurs d´échecs — tous les thèmes classiques de la fuite du temps, de la précarité de la vie, de l’horreur de la mort et, par conséquent, du carpe diem, se font également présents. Nous ne pouvons pas nous dédier à analyser la réinterprétation du topos du carpe diem, tel qu’il apparaît dans les vers anthologiques de l´ode Viens t’asseoir avec moi, Lydia, au bord de la rivière. Il est extrêmement curieux que l’hétéronyme qui proclame à haute voix la soumission de l’homme au Destin et aux Parques inexorables, finisse par faire, dans cette ode, aussi bien que dans Les Joueurs d´échecs, une des plus impressionnantes et inoubliables affirmations de la liberté de choix de l’homme. Il y a, en effet, quelque chose de bien nouveau dans ces proclamations de liberté de choix — non seulement de la libre acceptation du Destin — qui me fait penser que le christianisme n’est pas passé par lui en vain. De toute façon, Ricardo Reis est bien disciple, mais à sa mode. Je veux dire par là qu’il se conserve comme un autre par rapport au Maître. Je crois que nous tous, éducateurs d’une certaine façon, puisque nous sommes maîtres et/ou parents, nous pouvons comprendre très bien cet aspect des rapports hétéronymiques. Voyons rapidement le rapport Álvaro de Campos- Alberto Caeiro : Maître, mon maître chéri ! 15-4-1928 Cœur de mon corps intellectuel et entier ! Vie de l’origine de mon inspiration ! Maître, qu’en est-il de toi dans cette forme de vie ? Tu ne t’es pas soucié si tu mourais, si tu vivrais, ni de toi ni de rien, Âme abstraite et visuelle jusqu’aux os, Attention merveilleuse au monde extérieur toujours multiple, Refuge des saudades de tous les dieux antiques, Esprit humain de la terre maternelle, Fleur par-dessus le déluge de l’intelligence subjective… Maître, mon maître ! 1
FP, ibidem, p. 62.
237
L’INTERTEXTUALITE Dans l’angoisse sensationniste de tous les jours sentis, Dans la blessure quotidienne des mathématiques de l’être, Moi, esclave de tout comme une poussière l’est de tous les vents, Je tends mes mains vers toi, qui es si loin, si loin de moi ! Mon maître et mon guide ! Que nulle chose n’a blessé, fait souffrir, désorienté, Sûr comme un soleil donnant son jour involontairement, Naturel comme un jour qui montre tout, Mon maître, mon cœur n’a appris ta sérénité. Mon cœur n’a rien appris. Mon cœur n’est rien. Mon cœur est perdu. Maître, je ne serais comme toi que si j’avais été toi. Qu’elle est triste la grande heure joyeuse où je t’ai entendu pour la première fois ! Depuis tout est fatigue dans ce monde subjectivé, Tout est effort dans ce monde où l’on veut des choses, Tout est mensonge dans ce monde où l’on pense des choses, Tout est autre chose dans ce monde où l’on sent tout. Depuis, j’ai été comme un mendiant abandonné à l’humidité de la nuit Par l’indifférence de toute la ville. Depuis, j’ai été comme les herbes arrachées, Laissés en tas selon des alignements privés de sens. Depuis, j’ai été moi, oui moi, pour mon malheur, Et moi, pour mon malheur, je ne suis pas moi ni un autre ni personne. Depuis, mais pourquoi donc m’as-tu enseigné la clarté de la vue. Si tu ne pouvais pas m’enseigner à avoir l’âme avec laquelle y voir clair ? Pourquoi donc m’as-tu appelé au sommet des montagnes Si moi, enfant des villes de la plaine, je ne savais pas respirer ? Pourquoi donc m’as-tu donné ton âme si moi je ne savais que faire d’elle Comme qui transporte de l’or en plein désert, Ou qui chante d’une voix divine parmi des ruines ? Pourquoi donc m’as-tu éveillé à la sensation et à l’âme nouvelle, Si moi je ne saurai jamais sentir, si mon âme est depuis toujours et à jamais la mienne ? Que n’a-t-il plu au Dieu irrévélé que je demeure à jamais ce brave Poète décadent, stupidement prétentieux, Qui aurait pu au moins un jour ou l’autre plaire, Et qu’en moi ne surgisse pas l’effroyable science du voir. Pourquoi m’as-tu changé en moi ? Tu aurais dû me laisser être humain ! Heureux l’homme apprenti, Qui a sa tâche quotidienne normale, si légère même si elle est lourde, Qui a sa vie usuelle, Pour qui le plaisir est le plaisir et le divertissement le divertissement, Qui dort du sommeil, Qui mange de la nourriture, Qui boit de la boisson, et qui pour cette raison a de la joie. Le calme que tu avais, tu me l’as donné, et il m’a été inquiétude. Tu m’as libéré, mais le destin humain c’est d’être esclave. Tu m’as réveillé, mais le sens d’être humain c’est dormir.1
Le poème est éloquent, il est assez parlant. Dans le style propre à Álvaro de Campos, nous l’écoutons dire que ce Maître — déjà mort — lui est très cher et lui manque viscéralement. Campos lui fait un éloge révérencieux et ému, s’adresse à lui comme s’il priait, mais à cette apologie du Maître s’ensuit une plainte douloureuse, véhémente et presque lancinante : Alberto Caeiro lui a présenté une 1 FP, ibidem – Traduction de Michel Chandeigne et Pierre Léglise-Costa, avec le concours de René Tavernier, p. 388-9.
238
FERNANDO PESSOA : «…UN POETE INSPIRE DE LA PHILOSOPHIE » nouvelle manière de vivre et d’entrer en relations avec le Monde, l’a attiré vers sa doctrine mais ne lui a pas donné les moyens pour qu’il puisse la mettre en pratique. Le Maître, celui qui a apporté la nouvelle Révélation1, ne lui a pas accordé la capacité de la vivre, la grâce, dirions-nous en termes chrétiens. De là, sa douleur et son désespoir. Le dialogue, initialement apologiste, devient apostrophe, face à la constatation : ce qui fait le bonheur d’une personne ne fait pas nécessairement le bonheur d’une autre, car cet autre est vraiment un autre : Le calme que tu avais, tu me l’as donné, et il m’a été inquiétude./Tu m’as libéré, mais le destin humain c’est d’être esclave./Tu m’as réveillé, mais le sens d’être humain c’est dormir. Aucun Maître ou éducateur ne peut garantir que son
enseignement sera suivi et tournera bien pour un autre. Comme il est une autre personne, il est libre d’incorporer ou non ces enseignements et, même s’il veut le faire, il peut arriver qu’il y arrive ou non. Il est impossible de prévoir ce qui se passera dans les relations avec l’autre. À part les Fictions de l´Interlude mais à l’intérieur des rapports intratextuels, nous avons encore l’orthonyme, qui a aussi des rapports avec Alberto Caeiro et l’admire. Ce n’est pas très différent du cas de Campos. Il n’y a qu’à invoquer ici le très connu poème du Cancioneiro, qui se construit à partir de la figure de la moissonneuse. Lorsqu’il la contemple dans son dur travail manuel et s’aperçoit qu’elle chante, l’orthonyme réfléchit sur sa condition humble, son chant et son bonheur présupposé. Cette contemplation débouchera sur une comparaison compliquée et nostalgique : Ah, chante, chante sans raison !/ Voilà qu´en moi ce qui sent pense./Ah, viens répandre dans mon cœur/Ta voix incertaine ondoyante !// Pouvoir être toi, étant moi !/ Avoir ta joyeuse inconscience/Et en avoir conscience ! Ô ciel !/ Ô terre ! Ô chanson ! Que la science// Est lourde, et que la vie est brève !// Pénétrez bien en moi ! Changez// Mon âme en votre ombre légère !/ Et puis, en m´emportant, passez !2
Nous retrouvons la nette comparaison entre l’hypertrophie de la pensée et l’hyperbolique valorisation de la nature. Nous retrouvons la convoitise avec laquelle les créations de Pessoa voient l’homme/la femme commun/e, celui/celle qui pense peu et qui, pour cela, pourra peut-être être heureux/se. Nous retrouvons encore, tel que chez Álvaro de Campos, la reconnaissance de l’impossibilité de garder les pensées (voir le poème Analyse), de les transformer tous en sensations. L’orthonyme, aussi bien que Álvaro de Campos, sont des intellectuels incorrigibles. Il leur est donc impossible le bonheur selon le Maître. Pour en finir, il reste à dire pourquoi le destinataire de cette espèce d’antidote pour le mal du siècle — nommé Alberto Caeiro — était Sá-Carneiro. Poète idéaliste et décadent par antonomase, il avait ouvert son livre Dispersion avec le poème Départ (daté de 1913), qui présente sa poétique : […] La vie, la nature,/ que sont-elles pour l’artiste ? rien du tout./ Ce que nous devons faire c’est sauter dans la brume,/courir dans le bleu à la recherche de la beauté.// […] Au triomphe plus grand, en avant donc !3 La course
créatrice — qu’il annonçait triomphale — devrait tourner le dos à la Nature et avancer vers l’irréalité. Il va essayer de concrétiser cette proposition, présentée dans le premier texte de la plaquette, le long des 10 suivants, pour déboucher sur le poème qui clôt l’ensemble, La Chute : 1 Espólio de FP, Envelope 71 A-2, intitulé Álvaro de Campos - Prosa Biblioteca Nacional, Lisbonne. Voir aussi l’œuvre, déjà citée, Alberto Caeiro/"Descobridor da Natureza"?, p. 11. 2 FP, ibidem, p.570. Traduction de Michel Chandeigne et Patrick Quillier, avec la collaboration de Maria Antónia Câmara Manuel et Liberto Cruz. 3 Mário de Sá-Carneiro - Poesias, vol.II, Lisbonne, Edições Ática, s.d., pp. 53 et 54.
239
L’INTERTEXTUALITE Et moi qui suis le roi de toute cette incohérence,/ moi-même tourbillon, je désire la fixer/et je tourne jusqu’à ce que je parte… Mais tout m’échappe/en brume et somnolence.//[…]Je n’ai pas pu me vaincre, mais je peux m’écraser,/ — Vaincre quelquefois est le même que tomber —/Et comme je suis encore lumière, dans un grand mouvement en arrière,/En rages idéales je monte jusqu’au bout :/je regarde du haut la glace, sur la glace je me jette…//…. …. … /Je suis tombé…//Et je reste seul écrasé sur moi !….1
Le moi poétique de cet envol vers l’irréel — nouvel Icare — se reconnaît impuissant pour réaliser son projet d’ambition démesurée. Alors, dans l’exercice de sa liberté, il choisit de se jeter sur la glace et il y tombe — tel un autre Lucifer dans le Cocyte — écrasé et seul. L’utopie Alberto Caeiro a eu aussi, comme un autre axe de son invention, la figure de Mário de Sá Carneiro, précieux ami intime, à qui Pessoa a dit avoir voulu le présenter pour lui faire une blague. Blague ou antidote, la possible santé d’exister a été accueillie par Mário avec enthousiasme et admiration, mais, sur le plan existentiel des deux grands poètes de Orpheu, il se passe le même que, comme nous l’avons vu, s’est passé dans le drame hétéronymique. L’antidote n’a pas eu de force pour changer, guérir ou sauver l’autre. L’autre peut écouter, être d´accord et même admirer l´enseignement reçu, mais le choix est à lui. Et, même quand il choisit de mettre ces enseignements en pratique, il peut arriver qu´il n´y réussit pas. Rappelons. Ces personnages dramatiques forme (nt) chacun une sorte de drame ; et tous ensemble forment un autre drame […],le drame de l´altérité et de la liberté. L´œuvre de Fernando Pessoa est une sorte d´échiquier où nous pouvons contempler la représentation du complexe jeu des humains, qui étant différents entre eux et libres, interprètent le monde d´une façon personnelle. En contemplant ce drame, il me vient à l´esprit un vers d´António Machado, que je me permets de paraphraser : que chaque marcheur suive son propre chemin. GARCEZ Maria Helena Nery Université de São Paulo – Brésil mhgarcez@plugnet.com.br BIBLIOGRAPHIE GARCEZ MHN., Alberto Caeiro/« Descobridor da Natureza » ? Porto, Centro de Estudos Pessoanos, 1985. PAREYSON L, Os Problemas da Estética. Traduction : Maria Helena Nery Garcez. São Paulo, Librairie et Maison d’Édition Martins Fontes, 1984, chapitre Autonomia e Funções da Arte, p. 3552. PESSOA F., Espólio. Lisboa, biblioteca Nacional. PESSOA F., Obra poética. Organization, introduction et notes de Maria Aliete Galhoz. 4ª ed., Rio de Janeiro, Companhia José Aguilar Editora, 1972, p. 199. IDEM, Œuvres poétiques. Bibliothèque de la Pléiade. Édition établie par Patrick Quillier. Traduction de Maria Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne et Patrick Quillier Paris, Éditions Gallimard, 2001. IDEM, Textos filosóficos. Etablis et publiés par António Pina Coelho. 2 v. Lisbonne, Ática, 1968. Presença. Coimbra, nº17, Dezembro, 1928. SÁ-CARNEIRO M., Poesias, 2 vols, Lisboa, Edições Ática, s.d.. VICINELLI A., Gli Scritti de San Francesco d´Assisi e « I Fioretti ». (s.l.), Arnoldo Mondadori Editor, 1955.
1
Idem, ibidem, p. 80
240
INTERTEXTUALITÉ, INTERSÉMIOTIQUE La notion d’intertextualité, dans les études critiques, s’étend souvent à des domaines divers. On admet ainsi qu’un intertexte puisse appartenir à un autre langage que le texte dans lequel il s’insère (langues étrangères, textes non littéraires, images) ou à une autre forme d’art (cinéma, photographie, peinture etc.). Pourtant, le consensus sur la définition de l’intertextualité tourne autour de la notion de « texte » : qu’il s’agisse de la définition de Kristeva : « le texte est un croisement de textes »1 ou du vocabulaire employé par Genette2, qui comporte toujours en lui la racine « texte » (« transtextualité, hypertextualité » etc.). Certes, ce mot « texte » est privilégié pour ses connotations étymologiques : « entrelacement, tissu, contexture », de « texere », « tisser, tresser », qui mettent en valeur l’idée du « croisement de textes », c’est-à-dire de l’interdépendance entre hypertexte et hypotexte. Elles permettent aussi la métaphore de la « trame » et du « tissu ». Mais il ne faut pas oublier que le texte, pour les sémioticiens mais aussi de façon courante, désigne la « manifestation discursive d’un système de signes »3. Le Grand Larousse de la Langue Française ne donne pas, dans ses exemples sur le mot « texte », d’exemple de texte musical (si ce n’est le texte d’un opéra, d’une chanson). D’où la question à laquelle nous allons tenter de répondre : est-il légitime de parler d’intertextualité quand un livre évoque une musique ? Comment décrire le croisement qui se fait alors entre musique et langage, si ce n’est pas de l’intertextualité ? Nous montrerons d’abord en quoi le rapport texte/musique est différent d’un rapport de texte à texte, puis nous verrons que la classification de l’intertextualité aide cependant à décrire ce type de rapport. Enfin, nous étudierons quelques exemples de livres dans lesquels une œuvre musicale tient une place importante. Le rapport texte/musique n’est en effet pas un rapport texte à texte, puisque la musique n’est pas un texte. Certes, elle est un système de signes, du moins en ce qui concerne l’écriture du solfège : à chaque note écrite sur la portée est associé un son de hauteur et de durée précises, mais aucune signification. Ce que les auditeurs perçoivent, et veulent interpréter comme signification, sont tout au plus des sentiments, des impressions, souvent subjectives, en tout cas assez vagues : joie découlant d’un mode majeur ou d’un rythme rapide par exemple. En aucun cas, contrairement au système de signes particulier qu’est une langue, chaque signe n’est affecté d’une signification. La peinture abstraite n’offre pas plus de signification à nos yeux ; quant au littéraire lui-même, certaines poésies, que l’on qualifiera alors d’hermétiques, ne visent pas tant à exprimer de la signification qu’à produire, chez le lecteur, des impressions. La littérarité n’est-elle pas liée autant à la signification d’une œuvre qu’à ces impressions ou sentiments qu’imprime le texte, ou le style, au 1
Séméiotikè, recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 145. Notamment dans Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. 3 Grand Larousse de la Langue Française, tome 7, article »le texte » par Michel Arrivé. 2
241
L’INTERTEXTUALITE lecteur ? Ce n’est pas notre propos ici, mais il était nécessaire de rappeler que la musique n’est pas un texte et ne peut l’être. C’est pourquoi on parlera d’intersémiotique et non d’intertextualité. Ce concept d’intersémiotique nous renvoie d’abord à Jakobson, qui dans le chapitre IV des Essais de linguistique générale4 intitulé « Aspects linguistiques de la traduction » distingue premièrement la traduction intralinguale ou reformulation, deuxièmement la traduction interlinguale ou traduction proprement dite, troisièmement la traduction intersémiotique ou transmutation, qui consiste « en l’interprétation des signes linguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques ». À la fin du chapitre, sa définition est plus large, puisqu’elle autorise une relation de n’importe quel système de signes à n’importe quel autre, même si l’exemple qu’il choisit privilégie encore la sémiose linguistique : il parle en effet de « transposition intersémiotique » « d’un système de signes à un autre, par exemple de l’art du langage à la musique, à la danse, au cinéma ou à la peinture ». Le concept d’intersémiotique renvoie aussi à la sémiostylistique de Georges Molinié, notamment au premier chapitre de Sémiostylistique — L’Effet de l’art5. L’auteur pose d’abord la différence essentielle entre l’art verbal d’une part et les arts non verbaux, dont la musique, d’autre part ; à savoir que seul l’art verbal dit quelque chose, a un sens ; les autres arts n’ont pas de sens, mais une valeur, et ne disent rien, mais expriment le monde. L’art musical comme l’art pictural exprimeraient du thymique, de l’affectif, et non du noétique (composante intellectuelle) comme l’art verbal. Il conclut donc que la musique ne dit rien, ce qui rejoint notre affirmation qu’on ne peut pas parler de texte musical. Il définit ensuite ce que serait l’intersémiotique : une étude du traitement sémiotique d’un art dans la matérialité du traitement sémiotique d’un autre art. Ces deux rappels faits, nous pouvons revenir à notre question. Une réflexion sur l’intersémiotique littérature/musique n’est pas hors sujet dans un colloque sur l’intertextualité. D’une part, parce que l’on va montrer l’analogie entre les rapports texte/texte et les rapports texte/musique. D’autre part, parce que la musique, pour entrer en littérature, se voit transformée en texte, verbalisée, comme le serait un tableau dans un texte (sauf s’il était reproduit visuellement dans le livre, ce qui n’est guère possible pour une musique). Il est intéressant d’étudier aussi comment les écrivains verbalisent la musique : comment décrire une œuvre sonore, non signifiante, au moyen de mots ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous allons d’abord répertorier les différentes relations ou interactions existant entre musique et littérature avant de nous attacher particulièrement à certaines d’entre elles. Jean-Louis Backès6 rappelle que depuis bien longtemps existent ces interactions intersémiotiques entre musique et littérature. Il fait la distinction7 entre « parler de la musique » : produire un commentaire, descriptif ou interprétatif, et « faire parler la musique » : essayer de donner du sens aux signes musicaux. En effet, on n’a jamais cessé de vouloir voir dans la musique un langage signifiant : le titre de l’œuvre aiderait à la comprendre, ainsi que tout le paratexte. D’innombrables métaphores tentent toujours de conférer à la musique un pouvoir de dire, qui n’est pas le sien. L’ambiguïté de toutes les musiques chantées (chant, 4
Paris, Minuit, 1963, traduit par Nicolas Ruwet. Paris, P.U.F., 1998. 6 Musique et littérature, Paris, P.U.F., 1994. 7 op. cit. p. 115. 5
242
INTERTEXTUALITE, INTERSEMIOTIQUE musique religieuse, opéra) n’est pas pour rien dans cette confusion musique/sens. Dans cette mesure, « faire parler la musique » revient finalement à « parler de la musique » : le commentateur ne fait rien d’autre qu’ajouter, projeter du texte sur une musique qui ne dit rien. Si le commentaire s’avoue commentaire, reconnaît n’exister qu’autour de la musique, la volonté de traduire la musique en texte reflète une ambition autre : celle de parvenir à déchiffrer le « sens » de la musique. Cependant, ce déchiffrage n’est pas plus motivé que le commentaire et revient finalement au même : à un nouveau texte, qui est en interaction sémiotique avec la musique, mais n’en est certes pas une transcription. L’analogie entre l’intersémiotique et l’intertextualité reste cependant justifiée. Pour le vérifier, on peut reprendre les cinq catégories efficacement décrites par Genette des pratiques intertextuelles, et voir si ces catégories sont transposables à la musique. La première, l’intertextualité, définie par Genette comme la présence effective d’un texte dans un autre, citation, plagiat ou allusion, correspondra à la présence, dans une œuvre musicale, d’une « phrase » mélodique empruntée à une autre œuvre. Néanmoins, la musique ne pourra pas citer un tableau ou un texte, sauf dans son titre, ou dans les paroles d’une musique chantée. La seconde, la paratextualité, ou rapport de l’œuvre littéraire à son paratexte (titre, sous-titres, préface, notes) est à l’origine, pour la musique, de la confusion que l’on a évoquée précédemment. Une œuvre musicale entretient en effet des rapports avec son titre, sa préface, ses notes infrapaginales mais aussi les indications d’interprétation : nul doute que le titre de symphonie « pastorale » influence notre interprétation de l’œuvre. Satie joue avec les indications d’interprétations, par exemple dans la troisième Gnossienne : « conseillez-vous soigneusement », « munissez-vous de clairvoyance », « seul, pendant un instant ». Le rapport entre la musique et le texte chanté relèvera également de cette catégorie, le texte étant extérieur à la musique elle-même, même s’ils sont conjointement émis par la voix. La troisième, la métatextualité ou « relation de commentaire qui unit un texte à un autre texte dont il parle », correspondra aux commentaires sur la musique. Ceux-ci sont nécessairement verbaux. Ce type de rapport relève donc de l’intersémiotique, puisqu’il confronte une musique au commentaire verbal élaboré à partir de cette musique. La quatrième, l’architextualité, est pour Genette le rapport d’un texte à son genre et connaît donc son équivalent en musique : rapport d’une œuvre musicale au genre dont elle se réclame ou qu’elle parodie. L’examen de ce type de rapports nécessite une solide culture de l’histoire musicale, mais paraît aussi fécond et prometteur que l’architextualité littéraire : en musique aussi, le créateur confronte son originalité et sa créativité personnelles aux codes et aux exigences du genre qu’il choisit, que ce soit la fugue, la sonate ou la symphonie. La cinquième et ultime catégorie, l’hypertextualité, est, dit Genette, « toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire ». Dans notre réflexion, il nous faudra alors distinguer deux pratiques différentes : d’une part, l’hypertextualité ou son équivalent musical entre deux œuvres musicales — on pense de façon évidente aux variations musicales, par exemple dans le second mouvement de la sonate à Kreutzer, « andante con variazioni ». D’autre part, une pratique intersémiotique, qui consiste à fonder un texte, une œuvre littéraire entière, sur une musique. On étudiera de façon plus 243
L’INTERTEXTUALITE approfondie l’exemple d’un livre de Michel Butor consacré à une œuvre de Beethoven : Dialogue avec 33 variations de Beethoven sur une valse de Diabelli. C’est dans cette dernière catégorie qu’intervient non plus seulement du langage verbal, mais du verbal littéraire. Ainsi, de ces cinq catégories, certaines nous aident à catégoriser les rapports « intertextuels » ou « hypertextuels » (mais les termes ne conviennent pas, on l’a dit) entre différentes œuvres musicales, une d’elles renvoie l’œuvre musicale à son genre musical ; tandis que deux sont proprement intersémiotiques, confrontant la musique à une autre sémiose : le verbal, soit par un commentaire, soit en l’intégrant dans une œuvre littéraire. C’est ce dernier type de rapport qui va nous intéresser. C’est aussi dans cette dernière catégorie que le rapport intersémiotique est en même temps un rapport intertextuel : car il ne s’agit plus seulement de musique, mais de musique verbalisée, donc transformée en texte, descriptif ou narratif. Prenons comme exemple la façon dont André Gide a intégré dans son 8 roman la symphonie pastorale de Beethoven. L’œuvre musicale donne son titre au livre, et place ainsi ce dernier dans une problématique intersémiotique que l’on va retrouver à l’intérieur du roman, puisque la jeune aveugle, Gertrude, doit appréhender le monde autrement que visuellement, et donc principalement par le verbal et le musical. Puis on assiste à une description non de la musique elle-même, mais des impressions (on est dans le thymique) qu’elle engendre : On y jouait précisément La Symphonie pastorale. Je dis « précisément » car il n’est, on le comprend aisément, pas une œuvre que j’eusse pu davantage souhaiter lui faire entendre. Longtemps après que nous eûmes quitté la salle de concert, Gertrude restait encore silencieuse et comme noyée dans l’extase. — Est-ce que vraiment ce que vous voyez est aussi beau que cela ? dit-elle enfin. — Aussi beau que quoi, ma chérie ? — Que cette « scène au bord du ruisseau ». Je ne lui répondis pas aussitôt, car je réfléchissais que ces harmonies ineffables peignaient, non point le monde tel qu’il était, mais bien tel qu’il aurait pu être […]
On retrouve, dans ces « harmonies ineffables », qui expriment si merveilleusement bien le monde, l’idée que la musique ne dit rien en effet. De plus, le narrateur va ensuite tenter de décrire la musique, mais pour cela il va utiliser les couleurs — bien sûr, dans le souci pédagogique de les expliquer à Gertrude, mais aussi dans une perspective intersémiotique qui relie le musical et le pictural par leur spécificité (ne rien dire) : Le rôle de chaque instrument dans la symphonie me permit de revenir sur cette question des couleurs. Je fis remarquer à Gertrude les sonorités différentes des cuivres, des instruments à cordes et des bois, et que chacun d’eux à sa manière est susceptible d’offrir, avec plus ou moins d’intensité, toute l’échelle des sons, des plus graves aux plus aigus. Je l’invitai à se représenter de même, dans la nature, les colorations rouges et orangées analogues aux sonorités des cors et des trombones, les jaunes et les verts à celle des violons, des violoncelles et des basses ; les violets et les bleus rappelés ici par les flûtes, les clarinettes et les hautbois.
À défaut de faire intervenir le musical dans son texte, Gide pratique l’intersémiotique en verbalisant la musique, et aussi en la comparant au pictural ; ce dernier fait est particulièrement intéressant car il témoigne d’une conception globale des arts. Ces tentatives de description (par la verbalisation) de la musique s’apparentent à la verbalisation des tableaux que la rhétorique décrit sous le nom d’ecphrasis : Georges Molinié9 la définit comme la « description d’une œuvre 8 9
La Symphonie pastorale, Paris, Gallimard, 1925. Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de poche, 1992.
244
INTERTEXTUALITE, INTERSEMIOTIQUE d’art ». S’il s’agit avant tout d’œuvres d’art pictural, rien ne nous empêche d’utiliser le mot pour l’art musical. L’ecphrasis et la musique sont encore au cœur d’un autre roman, La Sonate à Kreutzer de Tolstoï. Le fait que Tolstoï, comme Gide, ait choisi comme titre de sa nouvelle, après avoir d’abord envisagé « Le Meurtrier de sa femme », l’œuvre de Beethoven, révèle l’importance que ce morceau de musique avait prise, pour lui, dans l’intrigue. On sait que le livre raconte comment un homme est amené, par jalousie, à tuer sa femme, au bout de plusieurs années d’un mariage tumultueux. Le livre présente une critique du mariage et de la sexualité, mais aussi de la musique, associée précisément à la sexualité : Et il y a entre eux10 le lien de la musique, la forme la plus raffinée du désir.
Le livre s’achemine vers une tension de plus en plus exacerbée entre les époux, l’apogée étant justement le concert privé donné par la femme du criminel et le violoniste amoureux : — Ils jouaient la sonate à Kreutzer de Beethoven. Connaissez-vous le premier presto ? Vous le connaissez ! s’écria-t-il. Ah ! Quelle chose terrible que cette sonate ! Surtout ce mouvement-là. Et, en général, quelle chose terrible que la musique ! Qu’est-ce exactement ? Je ne le saisis pas. Qu’est-ce que la musique ? Quelle est son action ? Et pourquoi agit-elle comme elle le fait ?
L’ecphrasis insiste à nouveau davantage sur l’effet produit par la musique sur les récepteurs, qu’elle ne tente de décrire ou d’interpréter cette mélodie. Car pour le narrateur, seul Beethoven peut connaître la signification de l’œuvre qu’il a écrite. Il est également intéressant, dans une perspective intersémiotique, de revenir sur la genèse de l’œuvre. On sait en effet que c’est en 1888, après avoir entendu l’œuvre jouée par son fils et une élève du conservatoire, que Tolstoï a décidé d’écrire une nouvelle sur le thème de la sonate à Kreutzer ; mais il l’a également proposé à deux amis se trouvant là, un peintre et un acteur (ce dernier aurait pu faire une lecture de la nouvelle de Tolstoï). Malheureusement, ceux-ci n’ont pas donné suite à cette proposition, nous privant ainsi d’une intéressante confrontation intersémiotique visant à exprimer, par différentes sémiotiques artistiques, la substance du contenu de la sonate à Kreutzer. Un autre exemple de livre centré sur une œuvre musicale est Le Naufragé de Thomas Bernhard. Le narrateur y raconte les liens particuliers de trois amis de jeunesse, trois amis qui se sont rencontrés grâce à la musique, lors de leurs études de piano : Glenn Gould, Wertheimer, et le narrateur lui-même. De ces trois amis, seul Glenn Gould poursuivra une carrière musicale : les deux autres, terrassés par le génie du pianiste, abandonnent leur carrière. Glenn Gould meurt sur son piano en jouant les variations Goldberg de Bach. Mais Wertheimer ne se remet pas de cet échec et il met fin à ses jours. Le narrateur essaie alors de comprendre ce suicide, et l’explique par l’impact des variations Goldberg (jouées par Gould) : La fatalité a voulu que Wertheimer soit passé devant la pièce trente-trois du Mozarteum au moment précis où, dans cette pièce, Glenn Gould jouait l’aria, comme on l’appelle. Wertheimer me raconta ce qui lui était arrivé, qu’ayant entendu jouer Glenn, il était resté planté devant la pièce trente-trois jusqu’à la fin de l’aria. J’avais compris alors ce que c’est qu’un choc, pensai-je maintenant. (p. 173)
Tout en insistant sur l’importance de ce morceau, et de cette interprétation, sur le destin des trois hommes, tout en écrivant un roman qui a comme sujet principal la puissance des Variations Goldberg, et qui s’achève d’ailleurs sur celles10
Sa femme et l’amant présumé, qui est violoniste.
245
L’INTERTEXTUALITE 11
ci , Bernhard se garde bien pourtant de faire parler la musique et même de parler de la musique : il parle de ses effets, mais ne décrit à aucun moment le moindre contenu de cette œuvre. On est surpris de voir que, dans tout le livre, aucune ecphrasis n’apparaît. La seule évocation descriptive est extrêmement brève, il s’agit dans l’exemple ci-dessus d’un simple substantif : « un choc ». Encore l’auteur parle-t-il plus alors de l’interprétation de l’œuvre par Gould que de l’œuvre ellemême. On est bien obligé alors de convenir que Bernhard se refuse à décrire les Variations Goldberg, qui reviennent pourtant à plus de seize reprises dans le roman. Ce refus de l’ecphrasis nous semble témoigner d’une radicalisation de la pensée de la différence musicale : faute de pouvoir admettre un langage musical, Bernhard préfère renoncer à décrire la musique, et donc renoncer à toute verbalisation de la musique. Ce point de vue, radical puisque la plupart des écrivains n’ont pas ces scrupules et donnent à des œuvres musicales une signification, est intéressant par là même. Mais nous allons maintenant nous intéresser à un livre qui ne refuse pas cette confrontation musique/littérature, mais au contraire la recherche. La première remarque que l’on peut faire sur le Dialogue avec 33 variations de Ludwig Van Beethoven sur une valse de Diabelli de Michel Butor, est une remarque sur l’édition elle-même. La première édition, chez Gallimard, en 1971, se présentait sous la forme d’un livre classique. La réédition de 2001 se présente sous la forme d’un livret : le format est celui d’un Compact Disque, l’épaisseur d’un petit livre, et un disque est inclus, à la fin du livre, les Variations Diabelli opus 120, bien sûr, interprétées par Jean-François Heisser. Au-dessus du « code-barres » et à côté du numéro d’ISBN, apparaît la mention « livre disque », qui semble instituer un genre nouveau, proprement intersémiotique. Toutefois, ce n’est pas un livret d’opéra : la lecture du livre ne peut pas (par sa longueur) et n’est pas prévue pour être simultanée à l’écoute du disque. Même si on met à part cette édition particulière, on constate que le genre du livre, comme souvent chez Michel Butor, est délicat à définir : car il ne s’agit pas purement d’une relation de commentaire, de type métatextuel, entre le texte de Butor et la musique de Beethoven ; il s’agit aussi d’une œuvre littéraire, que l’on peut définir comme poétique, à la fois par la recherche d’une prose poétique, et par l’importance de la disposition typographique que l’on avait déjà, par exemple, dans Mobile ou 6 810 000 litres d’eau par seconde12. Le livre entre ainsi dans un rapport métatextuel et hypertextuel avec l’œuvre — ou la verbalisation de l’œuvre — de Beethoven. Il nous donne l’occasion de penser et de formaliser tous les rapports qui peuvent exister entre un texte littéraire et une œuvre musicale. Michel Butor, on le sait, explore depuis longtemps les rapports intertextuels, mais également intersémiotiques, souvent en collaboration avec des poètes, des dessinateurs. Le choix de l’œuvre à commenter, les 33 variations de Beethoven, n’est pas anodin : l’œuvre entre en interaction intersémiotique non seulement avec la valse de Diabelli dont elle constitue l’expansion, mais également avec les autres variations écrites, sur l’invitation de Diabelli, par d’autres compositeurs ; et l’œuvre est aussi fondée sur la réécriture, par le principe des variations : 33 morceaux brefs, étroitement liés les uns aux autres par la structure, la tonalité, et parfois la mélodie et le rythme. C’est donc 11 « Je priai Franz de me laisser dans la chambre de Wertheimer et me passai les Variations Goldberg par Glenn que j’avais aperçues sur le tourne-disque encore ouvert de Wertheimer. » (p. 188) 12 Gallimard, 1962 et 1965.
246
INTERTEXTUALITE, INTERSEMIOTIQUE parce que c’est une réécriture que l’œuvre intéresse Butor : elle pose les questions, essentielles en intertextualité, de la création et de l’originalité : Son intérêt, c’est donc le contraire de ce qu’on appelle d’habitude l’originalité. (p. 17) dit-il de la valse thème de Diabelli.
Michel Butor commence par verbaliser la musique et ce, sans scrupule, en ayant tout à fait conscience que la signification qu’il affecte à chaque variation vient de lui-même, et n’est pas trouvée dans la musique. Aussi insiste-t-il sur le fait qu’il est à l’origine de cette verbalisation : Je vous propose de donner comme surnom Jupiter […] (p. 12) Pour mieux baliser notre exploration, j’ai baptisé les variations, mais pour bien respecter la dimension hyperprogrammatique de l’œuvre, j’ai donné à chacune plusieurs noms. (p. 24)
La verbalisation consiste, en un premier temps, à décrire les structures musicales de l’œuvre. Ces descriptions, arides, dénuées de tout commentaire et de toute extrapolation, sont d’une rigueur mathématique. En voici deux exemples : Leur cadre général est formé de deux ailes de 16 mesures chacune, toutes deux reprises, ce qui nous donne le schéma AABB, la première allant de l’accord de tonique (do majeur) à l’accord de dominante (sol majeur), la seconde effectuant le retour harmonique ; je puis écrire le schéma « DS, DS, SD, SD ». Une variation normale comporte donc, comme le thème, 64 mesures. (p. 22-23) Chez Beethoven, les deux dernières pages, la grande fugue et le menuet varié sont beaucoup plus longues que les autres, la première s’étalant sur 160 mesures, sans reprises, l’autre ajoutant à un menuet de 24 mesures écrites, dont 48 exécutées, une coda de 24 plus un point final (en tout 72 ou 73). (p. 28-29)
Michel Butor ne s’en tient pas toutefois à ce type de commentaire ; il donne de la signification à la musique, il la « sémantise » : le fait de donner des titres évocateurs aux variations, constitue la première étape de cette « sémantisation », par exemple : tonique : 1) Alla marcia maestoso, le sceptre majeur, l’âge d’étain, ou si l’on préfère de bronze dans la composition duquel ce métal entre : 2) Poco allegro, introduction au bal de la cour 3) L’istesso tempo, soudain le regard du docteur Faust se mêle au sourire des demoiselles dans la galerie 4) Un poco più vivace, la Chandeleur. (p. 21)
Dans un second temps, Michel Butor les décrit mais cette fois par un discours réellement littéraire ; il fait parler la musique : On pourra considérer la grande fugue (32) comme un couple de variations doubles dont la deuxième est incomplète, sans deuxième reprise. Parfois c’est une seule phrase qui contraste avec celles qui l’entourent, nous avons alors une fenêtre […]. On pourrait même parler d’un soupirail, laissant apparaître ce qui est derrière un décor fragile, filtrer ce qui se forge dans ces cavernes où nous fera descendre la méditation de novembre à la fin du second versant. (p. 33)
Ainsi, partant des impressions qu’il a ressenties à l’audition des variations, il élabore un discours poétique, narratif, exposant des personnages, des situations, des scènes. Enfin, Michel Butor confronte l’œuvre musicale à d’autres œuvres, musicales et littéraires, la plaçant ainsi dans un mouvement de contextualisation en interaction avec ces autres œuvres. Les références à d’autres œuvres musicales sont multiples. Le premier renvoi, on l’a dit, se fait à Diabelli, mais également aux autres compositeurs, contemporains ou non de Beethoven : Czerny (p. 69), Mozart (p. 75), Weber (p. 80), Haendel, Haydn, Gluck (p. 94), Chopin, Schumann (p. 101) etc. La référence la plus importante et largement développée par Butor reste les variations Goldberg de Bach. Michel Butor souligne le fait que l’on n’est pas sûr que 247
L’INTERTEXTUALITE 13
Beethoven les connaissait , mais peu lui importe en réalité, le rapprochement n’en est pas moins justifié. Butor se livre à une étude comparative des deux œuvres : Mais alors que les Variations Goldberg utilisent tous les intervalles de canon depuis l’unisson jusqu’à la neuvième, les Variations Diabelli utilisent presque exclusivement le canon à l’octave. (p. 72)
Enfin, des références sont faites à l’œuvre de Beethoven lui-même : allusion à des symphonies comme l’Eroïca (p. 46) et la Pastorale (p. 83), allusion surtout aux 32 sonates pour piano : De même que les Variations Diabelli peuvent être considérées comme une coda aux 32 sonates les résumant, de même cette coda résume l’œuvre […]. (p. 158)
Ainsi, comme pour les œuvres littéraires, dont les études sur l’intertextualité ont montré l’importance de les replacer dans un contexte, dans une bibliothèque universelle, Michel Butor éprouve le besoin également de contextualiser une œuvre musicale en la confrontant aux œuvres qui l’ont précédée et suivie. Les exemples de Gide, Tolstoï, Bernhard et Butor nous ont donc montré comment les écrivains pouvaient exploiter la transposition verbale, la verbalisation d’œuvres d’art musical dans leurs œuvres d’art verbal. Cette œuvre musicale joue dans nos exemples un grand rôle dans l’intrigue : le concert bouleverse la vie des personnages. Elle témoigne également, par l’ecphrasis, d’une vision intersémiotique, d’une vision élargie de l’art, qui enrichit la littérature. Enfin, elle illustre la singularité de la musique et de la littérature : seule la littérature peut analyser, en verbalisant, les autres arts, ce qui constitue une supériorité sur ceux-ci ; mais la musique exprime quelque chose qui est précisément au-delà du langage verbal. GIGNOUX Anne Claire Université de Paris IV-Sorbonne BIBLIOGRAPHIE BACKÈS J.-L., Musique et littérature, Paris, P.U.F., 1994. GENETTE G., Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. GENETTE G. (dir.), Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992. JAKOBSON R., Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963. KRISTEVA J., Séméiotikè, recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969. MOLINIÉ G., Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, 1992. MOLINIÉ G., Sémiostylistique – L’effet de l’art, Paris, P.U.F., 1998. NATTIEZ J.-J., Proust musicien, Paris, Christian Bourgois, 1999. STRAVINSKY I., Poétique musicale, Paris, Flammarion, 2000.
13 « Nous n’avons pas la preuve formelle que Beethoven a connu cette œuvre du grand Bach, mais il y a toute vraisemblance, puisque c’était l’une des rares à être éditée, quatrième partie de la Clavier-Uebung, et les points de rencontre sont si nombreux que c’est une quasi-certitude. » (p. 28)
248
L’INÉPUISABLE : INTERTEXTUALITÉ ET INFLUENCE Le présent article vise à explorer les façons dont la similarité (ou la différence) entre deux ou plusieurs objets culturels (dans notre cas, deux ou plusieurs textes) peut être expliquée. Le type de théorie que l’on adopte (implicitement ou explicitement) afin d’expliquer cette similarité (ou cette différence) détermine, à notre avis, la sorte de comparaison que l’on établit entre des textes. Les théories qui expliquent la cause de la similarité entre des objets culturels (qui incluent les textes littéraires) peuvent être divisées, grosso modo, en deux groupes généraux, que nous appellerons le modèle de l’influence (ou de la dérivation philologique) et le modèle de l’intertextualité1 (ou de la ressemblance structurale). Dans le premier modèle, le fait qu’un texte A soit similaire à un texte B est expliqué par le fait que l’auteur du premier texte a été (directement ou indirectement, implicitement ou explicitement, consciemment ou inconsciemment) influencé par la lecture du second texte : par exemple, lorsqu’il écrivit les Tentations de Saint Antoine, Flaubert fut influencé par la lecture de la Vie d’Antoine d’Athanase, ce qui explique la similarité entre les deux textes.2 Au sein de ce cadre intellectuel, influence signifie qu’un nombre considérable d’éléments du texte A est présent également dans le texte B, et qu’il y a des preuves historiques que l’auteur du premier texte ait été inspiré, dans la fabrication textuelle de ces éléments, par la lecture du texte B.3 Assez rarement la similarité entre deux textes peut être 1
Sur le concept d’intertextualité, cfr U.J. HEBEL, Intertextuality, Allusion and Quotation. An International Bibliography, New York et Londres, Greenwood Press, 1989 ; J. KRISTEVA, Séméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1969 ; H.G. RUPRECHT, « Intertextualité », dans Texte, 2, 1983, p. 13-22. 2 Dans un système multimedial d’influences, l’on pourrait admettre la possibilité que le créateur d’un texte (soit-il verbal ou non) soit influencé par le contact avec des textes utilisant des moyens expressifs différents ; par exemple, Flaubert conçut la première idée d’écrire les Tentations, comme l’auteur même le raconte dans une lettre, en regardant un tableau de Bruegel le Jeune, qui représentait visuellement le même sujet. 3 Dans notre exemple, il n’est pas difficile de déterminer la présence d’un processus d’influence entre Athanase et Flaubert, car leurs textes racontent plus ou moins la même histoire (quoique d’une façon
249
L’INTERTEXTUALITE définitivement expliquée dans le cadre d’un modèle de l’influence. En effet, même lorsque l’auteur du texte A a écrit des annotations sur son exemplaire du texte B,1 et des documents prouvent que l’auteur possédait cet exemplaire avant la création (même dans la forme initiale d’un schéma purement mental) du texte A, l’on ne peut pas démontrer de façon définitive qu’un processus d’influence a eu lieu (du moins si nous ne possédons aucun document dans lequel l’auteur reconnaît avoir été influencé,2 ce qui rendrait l’effort d’interprétation assez superflu). La recherche historique a élaboré plusieurs stratégies afin de prouver l’existence d’un processus d’influence, par exemple l’étude des textes dont un auteur pouvait disposer à telle ou telle époque ou, plus généralement, l’étude des textes qui étaient imprimés ou en vente à une époque donnée, et l’analyse de leur circulation. De ce point de vue, l’étude des influences est inséparable d’une histoire de la lecture (c’est-à-dire des conditions sociales de lecture d’un groupe spécifique d’individus dans lequel l’on choisit de situer l’auteur) et d’une histoire des lectures (les conditions individuelles des lectures, par exemple les livres contenus dans la bibliothèque de tel ou tel auteur ou d’autres signes qui puissent suggérer quels livres un auteur puisse avoir lu avant de créer son propre texte).3/4 Plus généralement, le modèle de l’influence doit contenir également une théorie de la réception, et une sémiotique de tous les signes que la réception d’un livre (d’un texte) produit (ces signes constituant la preuve historique de la possibilité d’une influence). Si le modèle de l’influence rarement permet aux chercheurs de vérifier leurs hypothèses, il contient cependant quelques critères assez précis de falsification. Par exemple, un auteur ne peut pas être influencé, dans l’écriture d’un texte A, par un texte B créé (ou devenu disponible) après la création du premier. Le modèle de l’influence est, en fait, strictement chronologique. Dans ce modèle, il est fondamental de connaître exactement en quel moment un texte a été créé, et quand il
complètement différente) ; il serait plus difficile de démontrer que Flaubert lut le texte d’Athanase. Cependant, la correspondance de l’écrivain français est parsemée de références à la Patrologia de J.-P. Migne, qui contient le texte grec de la Vie d’Antoine d’Athanase. Flaubert en lut probablement la deuxième édition, qui contenait une traduction latine – l’écrivain ne connaissait pas le grec suffisamment bien pour lire directement le texte grec. Toutefois, cette édition fut publiée entre 1857 et 1866, tandis que Flaubert écrivit trois versions des Tentations, en 1849, 1856 et 1879. Mais il aurait pu lire également une traduction antérieure de la Vie d’Athanase. Dans le modèle de l’influence, la chronologie est fondamentale afin de prouver quels textes aient pu inspirer tel ou tel auteur. 1 Ce qui prouverait que cet auteur l’a lu attentivement. Dans le cas de Flaubert, je ne sais pas si des études spécifiques se sont occupées de la bibliothèque de Flaubert afin d’étudier la réception des textes qu’il lut. Cette question ne fait pas l’objet du présent article, dans lequel Flaubert est mentionné simplement comme un exemple introductif vis-à-vis de la thématique de l’intertextualité. 2 C’est le cas de la citation, qui ne soulève aucun problème d’interprétation (quoique l’on puisse s’interroger sur les différents buts de cette procédure textuelle) ; dans notre exemple, l’influence du tableau de Bruegel sur la première imagination des Tentations de Flaubert fut avouée par l’auteur même dans une lettre à Alfred Le Poittevin, écrite à Milan le 13 mai 1845. 3 Dans le cas de Flaubert, sa correspondance donne aux chercheurs nombre de détails sur ses lectures et sur ses réactions de lecteur. 4 Nous utilisons le terme texte dans le sens large d’artefact sémiotique, indépendamment du type de langage qu’il incarne. Les considérations proposées dans le présent article sont donc censées décrire les processus d’influence non seulement dans le monde littéraire, mais aussi dans d’autres sphères créatives (par exemple, lorsqu’un peintre est influencé par les images qu’il a vues avant de créer les siennes : la représentation picturale des Tentations réalisée par Max Ernst fut certainement influencée par le souvenir du retable de Grünewald qui représente le même sujet).
250
L’INEPUISABLE : INTERTEXTUALITE ET INFLUENCE a été (possiblement) lu.1 Un autre critère général est qu’un auteur ne peut pas avoir été influencé par un texte dont il ne pouvait absolument pas disposer (par exemple, les théologiens japonais avant 1543 – lorsque les premiers commerçants portugais arrivèrent dans les îles nippones – ne furent certainement pas influencés par le Christianisme). Toutefois, des nouvelles données historiques peuvent changer le cadre ; par exemple, si quelqu’un démontrait que des commerçants chinois ou indiens avaient introduit quelques idées chrétiennes au Japon avant 1543, le modèle d’influence devrait être modifié. Mais ce modèle ne contient pas seulement des certitudes négatives ; il implique aussi quelques vérités positives, lesquelles peuvent être placées dans un continuum de certitude (ou d’incertitude) croissante. La valeur qu’une hypothèse acquiert à l’intérieur du modèle de l’influence dépend du rapport entre un facteur intrinsèque (le degré de ressemblance entre deux textes) et un facteur extrinsèque (la quantité d’évidence historique indiquant qu’un processus d’influence a eu lieu). Les deux facteurs n’ont pas le même poids ; il y a une asymétrie dans leur relation. Si d’une part la similarité entre deux textes peut être si frappante que, même si les chercheurs ne disposent d’aucune preuve historique, la présence d’un processus d’influence peut être affirmée ;2 d’autre part, quoique l’on possède une preuve historique que l’auteur du texte A a lu le texte B, il n’y a aucune raison de construire un modèle d’influence si aucune similarité existe entre les deux textes.3 Étant donné cette asymétrie, il est par conséquent préférable de partir de l’analyse des similarités (structurales) entre deux textes, et ensuite rechercher le lien historique qui puisse les justifier. Une investigation philologique et historique concernant la similarité entre deux textes devrait donc être étroitement subordonnée à une théorie de l’analyse textuelle. Autrement, comment pourrait-on déterminer de quelle façon et jusqu’à quel point deux textes sont similaires ? À cet égard, la sémiotique générative de Greimas est un instrument très utile. Dans cette théorie, les caractéristiques des textes peuvent être rangées selon leur niveau de complexité. Au niveau le plus abstrait, un nombre énorme de textes présente de fortes similarités. L’on pourrait même imaginer que, dans une civilisation donnée, ou même dans toute civilisation, les contenus les plus abstraits des textes soient toujours les mêmes. Dans la théorie de Greimas, par exemple, l’on propose que l’opposition entre la vie et la mort caractérise les niveaux sémantiques les plus profonds de la majorité des textes occidentaux. Mais la théorie de Greimas n’affirme nullement que tous les textes aient la même sémantique. Au contraire, elle 1
Par exemple, Flaubert ne fut certainement pas influencé par le concert de Cecil Gray pour douze solistes, choeur et orchestre, qui porte le titre de The Temptations of Saint Anthony, écrit entre 1935 et 1937. Le procès d’influence, en fait, cela va sans dire, suit toujours l’ordre chronologique : ce fut Gray qui fut influencé par Flaubert, et non l’inverse. 2 Par exemple, la représentation picturale des Tentations de Bruegel le Jeune, que Flaubert vit dans le palace Balbi à Gênes, est structuralement si similaire à la représentation de Bruegel le Vieux du même sujet (dans la collection Samuel H. Kren, chez la Galerie Nationale d’Art de Washington), qu’une relation d’influence entre père et fils peut être considérée comme très probable. Toutefois, il serait plus difficile d’en démontrer l’existence du point de vue historique (quoique dans ce cas la relation parentale puisse être admise comme preuve historique). 3 Par exemple, Flaubert fut un lecteur prodigieux, mais il n’est pas raisonnable de penser que tout livre qu’il lut avant de concevoir la première idée des Tentations ait exercé une influence significative sur son écriture. L’on ne peut tenir compte que des textes qui furent lus par l’auteur, mais qui en même temps montrent également une quelque ressemblance avec les Tentations.
251
L’INTERTEXTUALITE formule l’hypothèse que les couches les plus profondes de la sémantique de (probablement) tous les textes sont similaires. À ces niveaux d’abstraction sémantique, il est cependant inutile de rechercher des dérivations philologiques, car plus un trait textuel est commun, moins il peut être choisi comme point de départ d’un modèle d’influence. Si tous les textes représentent la lutte entre la vie et la mort, en fait, il serait irraisonnable de s’interroger si, vis-à-vis de cette caractéristique textuelle, l’auteur d’un texte A ait été influencé par un texte B, car il aurait pu aussi bien être influencé par un texte C, ou D, ou par n’importe quel autre texte qui contienne la même caractéristique. En général, plus la présence d’un trait textuel relève d’une attitude sociale, culturale ou anthropologique, moins elle peut être étudiée dans le cadre d’un modèle de l’influence, qui cherche à reconnaître exclusivement des processus individuels de dérivation philologique (un auteur qui en lit un autre). Mais dans la sémiotique générative, puisque les traits des textes sont rangés sur des niveaux de complexité croissante, si d’une part tous les textes (probablement) contiennent les mêmes valeurs abstraites, ils sont de plus en plus différents quant aux niveaux sémantiques moins généraux ; par exemple la façon dont la narration est structurée, les traits du discours (la représentation de l’espace, du temps, des acteurs) et, même plus spécifiquement, les figures qu’un texte utilise. Dans ce schéma génératif, plus les couches sémantiques que l’on considère dans une comparaison sont superficielles (et moins abstraites), plus un texte apparaîtra comme unique (quoique l’on puisse affirmer que les textes sont uniques d’une façon purement combinatoire, mais ceci constitue un autre problème). Ainsi, de façon générale, plus un modèle d’influence adopte comme point de départ de son enquête philologique une similarité dont les éléments appartiennent à des couches moins abstraites et plus superficielles de ce schéma génératif, plus il sera raisonnable de rechercher des preuves historiques de l’existence d’un processus d’influence. Toutes les similarités textuelles qui ne peuvent pas être expliquées par un modèle de l’influence, peuvent être placées dans un modèle de l’intertextualité. Plusieurs cas peuvent être individués et caractérisés. Premier cas : il pourrait être très difficile de prouver l’existence d’un processus d’influence à cause du manque de données historiques. Dans ce cas, le modèle de l’intertextualité (à savoir de la ressemblance structurale entre deux textes) n’est qu’une réponse provisoire engendrée par notre ignorance historique. L’on pourrait même formuler l’hypothèse qu’un historien (ou un philologue) omniscient serait capable de transformer tout modèle d’intertextualité dans un modèle d’influence, et que toute ressemblance structurale puisse être expliquée exclusivement par l’interaction individuelle des textes. Dans ce premier cas, le modèle de l’intertextualité n’explique pas la similarité entre deux textes (comme le fait le modèle de l’influence), mais il se limite à la signaler. Deuxième cas : le modèle de l’influence doit être abandonné parce que la similarité entre deux textes est trop générique pour être expliquée philologiquement, ou parce qu’il n’y a aucune possibilité logique d’établir une relation historique entre deux textes. Dans ce cas, le modèle de l’intertextualité remplace une logique explicative de causation individuelle par une logique explicative d’étiologie contextuelle, sociale, culturelle ou anthropologique. Selon ce deuxième modèle, un texte A est similaire à un texte B non parce que (ou non seulement parce que) l’auteur du premier texte a lu le second, ou vice versa, mais parce que l’on estime que des conditions contextuelles, sociales, culturelles 252
L’INEPUISABLE : INTERTEXTUALITE ET INFLUENCE similaires peuvent donner lieu à des traits textuels similaires. La différence entre le modèle de l’influence et celui de l’intertextualité est alors analogue à la différence entre le modèle explicatif de l’anthropologie diffusionniste et celui de l’ethnologie structurale. Dans le premier modèle, les similarités entre cultures s’expliquent par le contact entre populations, tandis que dans le second les similarités sont expliquées en relation à l’hypothèse que des conditions contextuelles (ou même anthropologiques) similaires puissent donner lieu à des artefacts et à des pratiques analogues. Dans l’interprétation des textes, la contiguïté géographique du modèle diffusionniste est substituée par la contiguïté chronologique du modèle de l’influence, tandis que le concept de forme est central à la fois pour l’ethnologie structuraliste et pour le modèle de l’intertextualité. Il n’est pas toujours possible de choisir entre-temps et forme, histoire et morphologie : d’une part, aucune similarité peut être étudiée historiquement sans être d’abord morphologiquement perçue : même les historiens et les philologues doivent recourir à quelque sorte (même implicite) de théorie des formes et des structures (malgré l’idée, injustement répandue, qu’histoire et sémiotique soient deux procédures interprétatives mutuellement exclusives) ; d’autre part, l’on ne peut pas décider a priori quelle stratégie il est préférable d’adopter afin d’expliquer la similarité entre deux textes ; ce choix dépend du degré de complexité des éléments textuels qui sont similaires et de la disponibilité de données historiques. Il est important de souligner que l’adoption de l’un ou de l’autre modèle explicatif des similarités a des conséquences remarquables sur la construction de la comparaison littéraire (ou textuelle). L’on peut choisir de comparer des textes dont la similarité peut être historiquement expliquée (selon le modèle de l’influence) ou décrite structuralement (selon le modèle de l’intertextualité). Dans le présent article, nous dédierons d’abord quelques remarques introductives au concept de figure, qui caractérise l’une des couches les plus superficielles (et, donc, spécifiques) d’un texte dans le schéma de la sémiotique générative. Ensuite, une figure littéraire d’inépuisable richesse, le puits, sera choisie comme exemple, et analysée dans le cadre de deux ou plusieurs textes (dans lesquels le puits apparaît avec des caractéristiques similaires) afin de montrer dans quelles circonstances il est préférable d’adopter le modèle de l’influence et dans quels cas, au contraire, un modèle de l’intertextualité est un choix meilleur. Qu’est-ce une figure ? La bibliographie sur ce concept est plutôt vaste. Puisque figure est un mot assez vague, utilisé avec des significations différentes selon le cadre conceptuel que l’on adopte (ou même à l’intérieur du même cadre conceptuel), il est opportun de clarifier dans quel sens ce terme sera employé dans le présent article. L’une des acceptions les plus répandues de figure dans les études littéraires se réfère à l’essai d’Erich Auerbach Figura,1 où le philologue allemand résume l’histoire des figures dans l’exégèse biblique2 et les promeut comme un instrument de la critique littéraire en général. Dans le présent article, nous n’allons pas faire référence à cette tradition culturelle, mais plutôt à la façon spécifique dont les figures sont définies dans la sémiotique structurale : elles sont des objets du 1
E. AUERBACH, Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, Bern : Francke Verlag, 1967, p. 5592. 2 À partir de l’exégèse d’Augustine, l’Ancien Testament est considéré comme une préfiguration du Nouveau.
253
L’INTERTEXTUALITE monde réel (considéré lui-même comme un système sémiotique, dans lequel les objets constituent le plan de l’expression), qui sont incorporés dans un texte afin de constituer un monde fictionnel.1 La caractéristique la plus importante d’une figure est qu’elle peut toujours être lexicalisée, à savoir elle peut toujours être désignée par un mot. Lorsqu’un puits apparaît dans un texte, soit-il verbal ou visuel ou d’autre type, il devient une figure de ce texte. La façon dont une figure modifie la signification du texte dans lequel elle apparaît dépend au moins de trois facteurs : 1) La structure (la forme et la fonction) qui caractérise l’objet dans le monde réel (extratextuel), avant qu’il ne devienne la figure d’un texte ; 2) L’interaction entre cette structure et les autres caractéristiques du texte, qui contient l’objet en question comme l’une de ses figures ; 3) L’interaction entre le texte dans lequel la figure apparaît et d’autres textes, qui utilisent le même objet de façons analogues. Celui-ci est le terrain de la comparaison, et il est aussi le domaine par rapport auquel il faut choisir entre un modèle de l’influence et un modèle de l’intertextualité, afin d’expliquer la similarité entre les façons dans lesquelles les textes utilisent la même figure (dans notre exemple, le puits).
Ces trois facteurs ont été rangés par rapport à une échelle de complexité croissante : la structure intérieure d’un objet est assez facile à déterminer par une étude morphologique (l’étude des formes) et mécanique (l’étude des fonctions) ; le rôle d’un objet en tant que figure d’un texte est plus compliqué : il peut être défini par une analyse sémiotique des traits structuraux du texte ; enfin, le réseau de relations dans lequel une figure peut être placée est très difficile à saisir, et requiert un choix (mais aussi une coopération) entre sémiotique (l’étude de la ressemblance structurale) et histoire culturelle (l’étude des influences). Analysons d’abord le premier point. Quelle est la structure interne, morphologique, d’un puits ? Les puits ont généralement la forme d’un cylindre vide, long et étroit, caractérisé par une remarquable verticalité. D’un point de vue mécanique (fonctionnel), le but d’un puits est celui de créer une communication entre deux espaces : un espace 1, où il y a de l’eau, mais où il n’y a ni de l’air, ni de la lumière, et un espace 2, où il y a à la fois de l’air et de la lumière, mais il n’y a pas de l’eau. La communication est réalisée en transformant progressivement la terre dans l’air (en creusant le terrain, par exemple), jusqu’à ce que l’eau, la terre, l’air et la lumière ne se retrouvent ensemble dans le même espace. Comme il est évident à partir de cette description abstraite, la morphologie et la mécanique des puits sont caractérisées par un principe général d’asymétrie, qui est aussi le principe général qui sous-tend les définitions les plus abstraites de la narration. Dans la théorie de Greimas, mais aussi dans plusieurs conceptions narratologiques, la narration n’est qu’une façon de transformer un état d’asymétrie et déséquilibre (qui caractérisent le début d’un récit) dans un état de symétrie et d’équilibre (qui en caractérisent la fin). De ce point de vue, le puits est une figure qui naturellement contient la possibilité d’une exploitation narrative. En ce qui concerne les points 2 et 3, afin d’exemplifier de quelle façon la structure interne d’un puits (qui est toujours la même, du moins selon la signification que la plupart des langues occidentales attribue au mot puits) interagit avec les 1 GREIMAS et J. COURTÉS, Sémiotique – Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris : Hachette, 1993, p. 148-9. Le concept de figure dans la théorie de Greimas est beaucoup plus compliqué, puisqu’il est le résultat d’un bricolage de plusieurs théories (la théorie linguistique de L. Hjelmslev ; la théorie littéraire de G. Bachelard, etc.) dans lesquelles le terme figure apparaît avec des significations différentes. Pour les buts du présent article, toutefois, nous nous bornerons à notre définition simple (quoique un peu imprécise) de ce concept.
254
L’INEPUISABLE : INTERTEXTUALITE ET INFLUENCE autres figures d’un texte et, plus spécifiquement, comment il est possible de choisir entre influence et intertextualité dans la comparaison littéraire, nous allons considérer trois puits, qui apparaissent comme des figures dans trois différentes traditions hagiographiques : le puits de Sainte Claire, que nous allons dénommer le puits de la mémoire ; le puits de Saint Patrick, que nous définirons comme le puits du repentir ; et le puits de Saint Grégoire Arménien, pour lequel nous suggérons le surnom de puits du salut. Le puits de Sainte Claire est le titre d’un livre d’Anatole France.1 Les premiers mots du prologue sont particulièrement importants pour notre analyse : « J’étais à Sienne au printemps. Occupé tout le jour à des recherches minutieuses dans les archives de la ville, j’allais me promener le soir. […] Sur la voie blanche, dans ces nuits transparentes, la seule rencontre que je faisais était celle du R.P. Adone Doni, qui alors travaillait comme moi tout le jour dans l’ancienne Académie degli Intronati. »2
L’Académie degli Intronati fut fondée à Sienne, en Italie, entre 1525 et 1527, et à partir de 1758 héberge l’une des meilleures bibliothèques italiennes, très riche en manuscrits médiévaux et incunables. Anatole France et le Révérend Doni travaillèrent tous les deux dans cette bibliothèque, mais la nuit ils avaient l’habitude de s’asseoir ensemble sur la margelle d’un vieux puits, appelé le puits de Sainte Claire (du moins s’il faut croire à ce qu’Anatole France raconte dans son texte). Dans le prologue l’écrivain français relate la façon dont son ami italien lui avait expliqué l’origine d’une telle dénomination. Saint François d’Assise s’était rendu à Sienne avec son compagnon préféré, le frère Léon, afin de convertir les citoyens de la ville à la pauvreté et à l’obéissance, deux des trois vœux franciscains. Toutefois, les gens de Sienne étaient avares et cruels, et chassèrent le Saint et son compagnon hors de la ville. Le long de la route, juste au dehors des murailles, Saint François s’était souvenu de Claire, sa fille spirituelle la plus aimée, et il avait été épris par la crainte qu’elle se trouvât en danger. Voici la façon dont Anatole France décrit ce qui arriva dans cette circonstance : « Ces doutes l’accablaient d’un tel poids que, parvenu à ce point où la route se creuse entre les collines, il lui semblait que ses jambes s’enfonçaient à chaque pas dans la terre. Il se traîna jusqu’à ce puits, qui était alors dans sa belle nouveauté et plein d’une eau limpide, et il tomba sans force sur la margelle où nous sommes assis en ce moment. L’homme de Dieu demeura longtemps penché sur la bouche du puits. Après quoi, relevant la tête, il dit joyeusement au frère Léon : - Que crois-tu, frère Léon, agneau de Dieu, que j’ai vu dans ce puits ? Le frère Léon répondit : - Frère François, tu as vu dans ce puits la lune qui s’y mire. - Mon frère, reprit le saint de Dieu, ce n’est pas notre sœur la lune que j’ai vue dans ce puits, mais, par la grâce adorable du Seigneur, le vrai visage de sœur Claire, et si pur et si resplendissant d’une sainte allégresse que tous mes doutes ont été soudain dissipés et qu’il m’est devenu manifeste que notre sœur goûte à cette heure le plein contentement que Dieu accorde à ses préférés en les comblant des trésors de la pauvreté. Ayant ainsi parlé, le bon saint François but dans le creux de sa main quelques gouttes d’eau et se releva fortifié. C’est pourquoi le nom de sainte Claire a été donné à ce puits. »3
La structure interne du puits contient des positions vides, que le texte peut remplir avec les valeurs de son système sémantique (sémi-symbolique). Dans le prologue d’Anatole France, la profondeur du sous-sol, caractérisé par le manque 1
A. FRANCE, Le puits de sainte Claire, Paris : Calmann-Lévy Éditeurs, 1900, 39e édition. Ibidem, p. 1. 3 Ibid., p. 4. 2
255
L’INTERTEXTUALITE d’air et de lumière, est associée avec l’incertitude de la foi, tandis que la lumière de la lune représente la dissipation d’un tel doute ; le puits permet à l’eau au-dessous de la terre de refléter les rayons de la lune. La structure lexicale du texte suggère aussi que Saint François fonctionne lui-même comme un puits. D’abord, son aventure commence à l’endroit où « la route se creuse entre les collines », ce qui rappelle la locution française « creuser un puits » ; en deuxième lieu, au fur et à mesure qu’il s’avance vers le puits, ses jambes s’effondrent dans la terre de plus en plus, comme si le Saint fût en train de creuser un puits par le biais de son propre corps ; en troisième lieu, lorsqu’à la fin Saint François récupère la certitude de sa foi, il boit de l’eau du « creux de sa main ». Ce dernier passage achève la transformation de Saint François dans un puits : l’eau limpide de la mémoire transparente, qu’il a trouvée physiquement dans le puits, et spirituellement dans son âme, reflète la lumière de la lune (Claire est non seulement un nom féminin, mais aussi une référence à la lumière, à la transparence). Le puits de Sainte Claire est le puits de la mémoire dans le sens d’une double mise en abyme : le Révérend Père Doni se souvient de ses histoires pendant qu’il est assis sur la margelle d’un puits, tandis qu’Anatole France évoque ce puits comme la source de son inspiration poétique. Si, dans le texte de France, il est relativement facile de décrire la façon dont la structure interne du puits (en tant qu’objet du monde réel), une fois transformé dans une figure textuelle, interagit avec les autres traits structuraux du texte, il est plus compliqué d’établir quels autres textes, utilisant la même figure, puissent être liés à celui de France par une relation d’influence, lesquels par une relation plus générique d’intertextualité. L’existence d’un processus d’influence peut probablement être postulée entre le récit de l’écrivain français et les Petites fleurs de Saint François [Fioretti di San Francesco]. Le texte de France présente plusieurs analogies structurales et morphologiques avec cette tradition hagiographique de légendes et exempla concernant Saint François et ses plus proches disciples, qui se développa en Italie centrale à la fin du quatorzième siècle : les caractéristiques textuelles sont les mêmes, mais aussi le style quelque peu fabuleux est analogue. Ainsi, puisque les Fioretti étaient fort probablement connus par Anatole France (qui était un expert de littérature religieuse), quoique nous ne possédions pas une preuve historique qu’il les lut,1 il est assez raisonnable de supposer qu’il le fit, et que cette lecture exerça une influence significative sur la rédaction du Puits de Sainte Claire. Une autre relation (moins évidente) de similarité peut être établie entre le récit de France et la Bible. Plusieurs événements bibliques, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, ont lieu dans des régions arides, où les puits jouent un
1 D’ailleurs, il serait assez facile de soutenir cette hypothèse, par exemple en soulignant que lorsque Anatole France étudiait (et écrivait) à Sienne, plusieurs éditions des Fioretti étaient disponibles dans la bibliothèque des Intronati. Il serait aussi utile de confronter la chronologie du séjour de France en Toscane avec les livres qui étaient disponibles à la même période dans les bibliothèques de Sienne. Dell’albero di San Francesco vicino alle mura di Siena, de Luigi De Angelis (Sienne : auprès d’Onorato Porri, 1827), qui se trouvait déjà dans la bibliothèque des Intronati, par exemple, aurait pu exercé une influence considérable sur l’imagination de France. Il ne faudrait pas négliger non plus qu’un peintre nommé Adone Doni est mentionné par Vasari en relation à la ville d’Assise (la ville de Saint François). Peut-être, si le personnage du frère fut inventé par France, il aurait pu en trouver le nom dans les Vies du premier historien de l’art italien, qu’il connaissait sans doute.
256
L’INEPUISABLE : INTERTEXTUALITE ET INFLUENCE rôle logistique et (par conséquent) symbolique très important.1 En particulier, les puits dans la Bible sont souvent des lieux de rencontre pour de jeunes couples. La plus célèbre rencontre de ce type est celle entre Jésus et la Samaritaine (Jn 4). Saint François rencontre la lune-Sainte Claire près d’un puits, exactement de la même façon dont Jésus rencontre la Samaritaine dans l’évangile de Jean. Dans les deux rencontres, en fait, une relation sentimentale est tout de suite sublimée dans un rapport purement spirituel. Dans ce cas, il y a une ressemblance structurale entre les textes comparés (une rencontre spirituelle entre un homme et une femme), mais il y a aussi la possibilité d’une dérivation philologique : France connaissait sans doute l’épisode de la Samaritaine, où l’on trouve l’un des puits les plus connus du Nouveau Testament. Cependant, le degré de ressemblance et la qualité de la preuve historique qui lient les deux textes (Le puits de Sainte Claire de France et la Bible) sont en quelque sorte inférieurs par rapport à ceux que l’on peut établir entre le texte de France et les Fioretti de Saint François. Parfois le lien entre deux textes est si faible, que l’on doit abandonner définitivement tout projet de dérivation philologique, et recourir au concept de relation intertextuelle. L’un des poèmes écrits par Eugenio Montale entre 1920 et 1927, publiés pour la première fois en 1925 sous le titre de Ossi di seppia, « os de seiche », utilise la structure interne du puits d’une façon qui est similaire à celle du Puits de Sainte Claire d’Anatole France. Le titre du poème est Cigola la carrucola, « la poulie grince » ; voici le texte : « Cigola la carrucola del pozzo, l’acqua sale alla luce e vi si fonde. Trema un ricordo nel ricolmo secchio, nel puro cerchio un’immagine ride. Accosto il volto a evanescenti labbri : si deforma il passato, si fa vecchio, appartiene ad un altro… Ah che già stride la ruota, ti ridona all’atro fondo, visione, una distanza ci divide. »2
Une analyse détaillée de ce poème, de sa complexe structure expressive et sémantique, serait impossible dans le présent article. Cependant, les similarités entre le texte de Montale et celui de France peuvent être soulignées. Dans les deux cas, la structure interne du puits, qui contient un miroir d’eau, est utilisée comme une métaphore de la mémoire : une métaphore extatique pour Saint François, qui peut embrasser l’image reflétée de Claire-la lune, et une métaphore nostalgique pour Montale, qui déforme l’image de son passé au moment exacte où ses lèvres essayent de le toucher. Étant donné cette ressemblance structurale, est-il raisonnable d’affirmer la présence d’un processus d’influence ? Le puits de sainte Claire fut traduit pour la première fois en Italien en 1920, lorsque Montale commençait la rédaction de ses poèmes. En outre, France reçut le prix Nobel en 1921, acquérant ainsi une renommée très large. Il n’est donc pas impossible que le texte de France ait influencé celui de Montale. Toutefois, l’existence d’un tel lien philologique est improbable, pour deux raisons : d’abord, car la preuve historique est trop vague ; en 1
Cfr L. RYKEN, J.C. WILHOIT et T. LONGMAN III, Dictionary of Biblical Imagery, Downers Grove : Intervarsity, 1998, p. 940-41 ; T.J. JONES, Quelle, Brunnen und Zisterne im Alten Testament, Leipzig : E. Pfeiffer, 1928. 2 E. MONTALE, Ossi di seppia, Turin : Gobetti, 1925, p. 49.
257
L’INTERTEXTUALITE deuxième lieu, car la ressemblance structurale entre les deux textes est trop générique pour nous permettre d’approfondir l’investigation philologique. Par conséquent, quoiqu’il ne soit pas impossible de formuler l’hypothèse de l’existence d’un processus d’influence, il est plus sage de postuler la présence d’une relation intertextuelle plus générique : probablement, Montale ne fut pas influencé par France ; plus vraisemblablement, les deux auteurs furent inspirés par le même objet du monde, à savoir un puits ; cette hypothèse implique, comme nous l’avons mis en évidence dans notre introduction au présent article, que des conditions créatives analogues (la structure interne d’un puits) puissent donner lieu à des créations analogues. Toutefois, cette même structure interne peut être utilisée de façon radicalement différente, selon le contexte historique dans lequel les puits (et leur représentation textuelle) apparaissent. Considérons, par exemple, ce sonnet italien de la fin du seizième siècle : « Due gran serpenti avviluppati insieme Stan dentro una città, non in foresta ; Vanno sotterra con sue code estreme E d’essi n’esce fuori una sol testa. Questa ha ghirlanda in sue chiome supreme, Il capo è vuoto qual corbello o cesta, Ha due gran bocche e niuna d’esse freme ; Queste i due draghi l’uno all’altro presta. Fanno ambi un mostro tal che niun l’aborre ; Ma in bocca va del primo ognun festante E per la coda gli esce, e poi ne corre Per la coda dell’altro alla sua bocca ; Ma pria, nel ventre ammira bocche tante.’ Quand’alza gli occhi al cielo e l’acqua tocca. »1
La signification de ce poème, un exemple typique d’imaginaire baroque, serait très difficile à saisir sans la référence à un type assez particulier de texte, à savoir la structure architecturale d’un puits réellement existant. En fait, ce n’est que par la comparaison entre les caractéristiques structurales des serpents décrits dans le poème et la morphologie d’un puits particulier que le texte verbal peut être déchiffré. Mais, encore une fois, une interprétation convaincante ne naît que du bricolage entre analyse sémiotique et connaissance philologique. D’une part, la morphologie des serpents et les autres détails par lesquels ils sont décrits dans le poème (le fait qu’ils se trouvent dans une ville ; qu’ils vont dans le sous-sol, que leurs têtes ont la forme de corbeille, la conjonction entre air et terre mentionnée dans le premier vers du poème, etc.) encouragent le lecteur à formuler l’hypothèse que la cohérence sémantique de ce texte consiste dans une comparaison entre la forme d’un dragon et celle d’un puits ; d’autre part, l’intuition de la similarité entre ces deux éléments (respectivement, un texte littéraire et un texte architectural) ne peut être confirmée que si l’on recueillit des informations historiques à propos de puits Italiens du seizième siècle. Quel était le puits le plus connu de cette époque ? En 1527, une armée de lansquenets, engagée par Charles V, saccagea Rome. Le pape Clément VII se réfugia à Orvieto (entre Rome et Pérouse), qui fut donc transformée dans une forteresse. Afin de ravitailler la ville en eau pendant un possible siège, un puits gigantesque fut dessiné et construit dans le centre d’Orvieto par Antonio da Sangallo. Le puits, qui est aujourd’hui l'un des monuments les plus frappants de la 1
Cité dans C. PALAZZETTI, Il pozzo di San Patrizio, Viterbe : Betagamma, 1998.
258
L’INEPUISABLE : INTERTEXTUALITE ET INFLUENCE ville, mesure 58 m de profondeur et contient deux escaliers hélicoïdaux, assez amples pour permettre à des animaux (chevaux, bœufs, etc.) de transporter des larges quantités d’eau du fond du puits jusqu’à la surface. Cette information historique confirme l’intuition sémiotique : le poème (texte verbal) fut écrit par Francesco Grezzi afin de célébrer un second texte (architectural), à savoir le puits d’Orvieto ; les deux dragons bénins ne sont que les escaliers par lesquels l’eau était transportée du sous-sol au ciel. Dans ce deuxième exemple, un lien d’influence historique existe entre l’architecture du puits de Sangallo et celle du poème de Grezzi. Cependant, ce lien serait invisible sans la perception d’un réseau d’équivalences structurales entre les deux textes. Mais le puits d’Orvieto est le centre d’une autre relation intertextuelle. À partir de la fin du dix-huitième siècle, ce puits est connu sous le nom de Puits de Saint Patrick (« Pozzo di San Patrizio »). Cette locution, à présent si populaire qu’en italien elle est utilisée pour désigner métaphoriquement quelque chose d’extraordinairement profond, fut introduite probablement à Orvieto par quelques touristes irlandais à la fin du dix-septième siècle. Ils choisirent ce surnom car ils furent impressionnés par la similarité entre un trait structural du puits, à savoir sa profondeur extrême, et les caractéristiques avec lesquelles le puits apparaît dans une autre série de textes, dont l’origine se situe au sein de la légende irlandaise du purgatoire de Saint Patrick. Cette légende, qui s’inspire de quelques visions irlandaises précédentes du purgatoire, comme la vision de Fursa, ou celle de Tnúdgal,1 fut transformée pour la première fois dans un texte écrit latin, le Tractatus de Purgatorio Sancti Patricii,2 par Henry de Saltry, qui vécut à Huntingdon, près de Cambridge, au douzième siècle. Les premiers mots du quatrième chapitre introduisent le récit : « Miles quidam Œnus nomine, qui multis annis sub rege Stephano militaverat, licentia a rege impetrata, profectus est in Hiberniam ad natale solum, ut parentes visitaret ».3
Œnus, qui n’avait pas vécu une vie immaculée, décida d’expier ses péchés et de descendre dans le Purgatoire de Saint Patrick, qui la tradition irlandaise situe même aujourd’hui dans l’île de Lough Derg, dans le comté de Donegal. Œnus raconta son passage de l’enfer au paradis à travers le purgatoire à Gilbert, un moine de Louth (Licolmshire), qui à son tour passa le récit à Henri de Saltry. Le texte que cet auteur écrivit afin de raconter l’expérience surnaturelle d’Œnus fut à l’origine d’un réseau très complexe de relations d’influence : plusieurs écrivains chrétiens firent référence à cette légende dans leurs textes ;4 Dante la connut et probablement l’utilisa comme l’une des sources pour l’invention de la topologie de la Commedia ;5 une fresque 1
T. WRIGHT, Saint Patrick’s Purgatory: an Essay on the Legends of Purgatory, Hell and Paradise current during the Middle Ages, Londres, J.R. Smith, 1844 ; J. DRELINCOURT SEYMOUR (Saint), « Irish Visions of the Otherworld », Analecta Bollandiana, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1932, p. 418. 2 Cfr J.-P. MIGNE, Patrologiæ Cursus Completus, Series Latina, Paris, Migne, 1844-55, CLXXX, p. 975-1004. 3 Ibidem, p. 989. 4 Le purgatoire de Saint Patrick est mentionné dans les œuvres de Jacques de Vitry (il mourut en 1240), dans le Dialogus de Cæsarius von Heisterback (13e siècle), dans le Polychronicon de Ralph Hidgen de Chester (mort en 1363) et dans le Quattuor Novissima de Denis le Chartreux (1402 – 1471). Le récit fut aussi transposé en vers par Marie de France (l’Espurgatoire Saint Patriz). 5 Cfr L. BIELER, « Purgatorio di San Patrizio », dans U. BOSCO (éd.) Enciclopedia dantesca, 6 vols, Rome : Istituto della Enciclopedia Italiana, 1984 ; F. TORRACA, « I precursori di Dante », dans Nuovi studi danteschi, Naples : Federico & Ardia, 1921.
259
L’INTERTEXTUALITE 1
retrouvée à Todi, en Italie centrale, en 1980, mais datant au moins de 1346, représente cette légende, à laquelle fait référence aussi Ludovico Ariosto dans l’Orlando Furioso.2 Enfin, le Purgatoire de Saint Patrick fit l’objet d’une des comédies les plus connues de Calderón de la Barca, El Purgatório de San Patricio. Tous ces textes, qui utilisent des moyens expressifs différents et datent de plusieurs époques, appartiennent au même réseau d’influences historiques, lequel a son point de départ dans l’expérience d’Œnus ; en même temps, elles partagent également quelques similarités structurales : le puits y est utilisé toujours comme une métaphore du repentir, où le passage du sous-sol au ciel exprime métaphoriquement la conversion du péché au salut. Inversement, la façon dont la même figure, le puits, apparaît avec des traits similaires dans des textes différents, de la fresque de Todi jusqu’au poème de Calderón, peut être expliquée par une longue série d’influences philologiques. Comme dernier exemple des deux modèles par lesquels l’on peut choisir d’expliquer la similarité entre deux textes, nous voudrions mentionner deux fresques, peintes par Francesco Fracanzano en 1635 pour l’église de Saint Grégoire Arménien, à Naples. Ces images ne présentent aucune relation philologique avec la légende du Purgatoire de Saint Patrick, et cependant partagent certains traits structuraux avec le puits du Saint irlandais. Analysons ces images. La première [figure 1] représente le martyre de Saint Grégoire, qui fut jeté dans un puits. Ce genre de mort n’est pas rare dans l’hagiographie. Saint Sébastien aussi, dont on croit d’habitude qu’il fut tué par des flèches, survécut en fait à ce premier martyre grâce au secours de Sainte Irène, et fut ensuite jeté dans un cloaque par les Romains (naturellement, les peintres ont choisi de représenter le premier martyre plutôt que le second).3 Toutefois, la légende de Saint Grégoire Arménien est différente des autres, car elle utilise le puits non seulement comme un endroit (une figure) de mort et de martyre, mais aussi comme un lieu (et une figure) de salut. Dans la seconde de ses fresques, Francesco Fracanzano a représenté la fin de l’histoire : Saint Grégoire sort miraculeusement du puits. De ce point de vue, l’on peut affirmer que cette image est liée par une relation intertextuelle avec la tradition du Purgatoire de Saint Patrick. En effet, quoique ces deux éléments culturels soient philologiquement indépendants, ils emploient la figure du puits (et sa structure interne en tant qu’objet du monde réel) de façon analogue : ils le transforment dans un espace où l’on est confronté avec la mort du corps ou de l’esprit mais par lequel l’on parvient également à récupérer la vie et le salut. 1
La fresque représente le Saint florentin Filippo Benizi (1233-1285) ; elle a été attribuée à Iacopo di Mino del Pellicciaio et mesure 350 x 750 cm. Elle est située dans le Monastère de S. Francesco Borgo Nuovo, à Todi. Cfr M. CASTRICHINI, Dal Purgatorio di San Patrizio alla città celeste: a proposito di un affresco del 1346 ritrovato a Todi, Pérouse : Ediart, 1985. 2 L. ARIOSTO, Orlando Furioso, X, 92: « Ibernia fabulosa, ove / Il santo vecchiarel fece la cava / In che tanta mercé par che si trova / Che l’uom vi purga ogni sua colpa prava. » Une autre référence se trouve dans La secchia rapita de Tassoni. Plusieurs voyageurs italiens médiévaux, en outre, racontent leurs visites au Purgatoire de Saint Patrick : Guarino da Durazzo au 12e siècle, Malatesta da Rimini et Nicholas Beccariis en 1358, Tedio di Gualdandi et Guido Cini en 1360. Ils contribuèrent à la diffusion de cette tradition légendaire. Cfr A.M. TOMMASINI, Irish Saints in Italy, Londres : Sands and Company, 1937. 3 Cfr L. REAU, Iconographie de l’art chrétien, Paris : PUF, 1955, p. 1190-199. Saint Sigismond aussi fut jeté avec sa femme et ses enfants dans un puits à Saint-Péravy-la-Colombe, près d’Orléans, en France. Ce puits, qui fut ensuite nommé Puits Saint-Simon (Simon étant l’équivalent de Sigismond), devint bientôt un lieu de pèlerinage (les fidèles avaient l’habitude d’y tirer des épingles afin de guérir de la fièvre).
260
L’INEPUISABLE : INTERTEXTUALITE ET INFLUENCE Comme il est évident à partir de ce dernier exemple, les similarités intertextuelles qui peuvent être perçues entre les textes, au-delà de l’existence d’un processus d’influence, sont plus ou moins génériques selon le niveau de complexité où l’on situe les éléments de la comparaison. La brève analyse de la figure du puits, qui a été proposée dans le présent article, n’avait pas l’ambition d’être exhaustive : comme toute figure, en fait, le puits est inépuisable, et la possibilité d’en décrire le fonctionnement textuel dépend fortement de l’individuation d’un contexte circonscrit. Toutefois, nous avons utilisé cet exemple afin de toucher un problème qui est extrêmement important en sémiotique, dans la littérature comparée et en général dans toutes les disciplines qui travaillent sur l’interprétation des cultures, à savoir, la question de déterminer quel type de logique il faut choisir afin d’expliquer les similarités et les différences. Nous avons essayé de montrer que cette décision ne peut pas être prise une fois pour toutes, et que, au contraire, ce n’est que grâce à un bricolage des modèles de l’influence (histoire, philologie) et de l’intertextualité (sémiotique, ethnologie), que l’on peut parvenir à une explication satisfaisante. La mesure dans laquelle chacun des deux modèles doit être adopté dépend beaucoup du type de similarité existant entre les textes. De ce point de vue, la théorie sémiotique est un instrument efficace pour trouver un équilibre entre l’évaluation des preuves historiques et l’analyse des ressemblances structurales. LEONE Massimo Université de Sienne, Italie leonem@unisi.it
261
L’INTERTEXTUALITE
Figure 1 : Francesco Fracanzano, Saint Grégoire Arménian jeté dans un puits, 1635, église de Saint Grégoire Arménian, Naples.
Figure 2 : Francesco Fracanzano, Le miracle de Saint Grégoire Arménien, 1635, église de Saint Grégoire Arménien, Naples.
262
ÉCRIRE POUR RIRE (LA GUERILLA DES RIEURS) « L’hypertexte à son mieux est un mixte indéfinissable et imprévisible dans le détail, de sérieux et de jeu (lucidité et ludicité), d’accomplissement intellectuel et de divertissement. Cela bien sûr, et je l’ai dit, s’appelle l’humour […] » dit Genette in Palimpsestes (p. 558) et l’auteur de compter la parabole de la femme adultère avec cette variante après le « Que celui qui n’a jamais pêché lui lance la première pierre : une vieille femme s’avance avec un gros pavé et Jésus s’écrie « Maman, tu fais suer » ».
INTRODUCTION • Enseignant de philosophie et sciences de l’éducation à l’IUFM de Lyon, j’ai été amené à créer des modules, parcours et stages sur l’humour en éducation (ce que j’appelle la « géloformation », du grec « gelao ») à l’intérieur desquels j’ai introduit des ateliers d’écriture1. • Par conséquent, lorsque je parle par exemple de l’« ironie », je ne l’aborde pas seulement comme une figure de style (dans ce domaine les linguistes sont plus compétents que moi) mais également comme un état d’esprit, une philosophie (à la manière de Kierkegaard). • Chargé de la formation de professeurs d’école et aussi de collège ou de lycée (mais non de lettres en particulier), je ne peux ici entrer dans le détail de la discussion sur l’épreuve créative qui constitue aujourd’hui le troisième sujet de français en première. Pour montrer en quoi les théories de l’intertextualité (et du dialogisme) inspirent les démarches d’écriture, on peut partir de la spirale d’Oriol-Boyer qui montre (en particulier dans sa revue Textes en main et dans ses manuels de 6e et 5e) les relations existant entre lecture-écriture.
1
Je présente ces démarches dans : Savoir(s) en rire (3 tomes), De Boeck 1997 ; Se former dans l’humour, Chronique sociale, 1998 et 2001 ; Rire en toutes lettres, Septentrion, 2001 ; Potentialités de l’humour, L’Harmattan, 2001, Écrire pour rire, L’Harmattan, 2002.
263
L’INTERTEXTUALITE
Un texte sert de point de départ. On en dégage un procédé d’écriture qui est ensuite proposé dans l’atelier. On écrit sur papier. On réécrit sur un transparent qui est projeté enfin pour que le groupe et l’animateur puissent aider tour à tour chacun à continuer dans son style le processus de réécrire en évaluant non la personne mais l’écart, dans le texte, entre les propositions qui ont été données au départ et celles qui ont été en même temps appliquées et transformées (ou transgressées). À partir de cette structure, il est possible d’exposer un certain nombre de propositions d’écriture liées à l’humour qui peuvent être classées en plusieurs ensembles. 1. PARODIE, PASTICHE Le 2 mars 2001 C. Cusset s’amusait (dans Libération) à commenter l’actualité en parodiant tour à tour N. Sarraute (adresse à la deuxième personne), Céline (les points d’exclamation !), Robbe-Grillet (les descriptions minutieuses), Montesquieu (lettre d’Usbek l’afghan !), Delerm (« on… »), Duras. Si l’homme est une « personne » et que par conséquent il porte un masque, c’est donc qu’il est dans son essence de simuler, de « faire comme si », de jouer à « faire semblant ». D’où la parodie et le roman moderne (avec Don Quichotte). Sans enter dans l’analyse linguistique proprement dite, nous proposons ici quelques démarches pédagogiques qui permettent outre l’écriture, une véritable « guérilla des rieurs ». Ainsi, par exemple, lorsque le petit chaperon rouge, dans une version politiquement correcte, amène une galette « light » à une grand-mère atteinte de surcharge pondérale. Notre inconscient est une « hantologie », comme le dit Derrida. Tout auteur est un pilleur. En ce sens qu’il est « malmené, houspillé, assailli » (Trésor de la langue française, tome XIII, p. 370) au moindre de ses dires. Mais aussi en ce sens qu’il emprunte à d’autres (Larousse, tome V, p. 4287). Cependant, lui, il le dit. Et il ne détourne pas à son profit l’argent d’autrui puisqu’au contraire il est parfois objet de racket ! En tout état de cause, écrivant à partir d’autres textes, il ne peut jouer les vierges et doit anathématiser l’analphabétisme1. Avant d’être écriveur, il était liseron. C’est pourquoi lorsqu’à Alexandrie, Sarajevo ou Lyon, brûle une bibliothèque, ce sont de futurs Proust qu’on assassine. Contre les iconoclastes et les pyromanes : un même combat. Celui de Brassens pastichant Mallarmé (« Je suis hanté : le rut, le rut, le rut ! »). 1
On peut aussi dessiner à partir d’un autre dessin. Ainsi parodiant le dessin célèbre de Carandache sur l’affaire Dreyfus (« Ils n’en ont pas parlé », « Ils ont parlé ») Libération produisit au moment du vote du PACS une vignette où l’on voyait des gens du monde dans un dîner de gala, après en avoir parlé, tomber les uns sur les autres).
264
ECRIRE POUR RIRE (LA GUERILLA DES RIEURS) On prendra ici les exemples de l’appropriation modifiée d’une intrigue classique (ex. : la famille d’Emma Bovary, les cousines Karamazov, le procès 2 : la cassation, le naufrage du cuirassé Potemkine, etc.). 2. PLAGIAT ET COMPAGNIE Pas de littérature sans caviardage et, en ce sens, plagiat. Que serait Molière sans le Dom Juan de Tirso de Molina ? Jacques Rampal s’est à son tour emparé du Misanthrope pour créer Célimène et le cardinal. Que serait La Fontaine sans Ésope ? Tom Stoppard s’est emparé dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts du Hamlet de Shakespeare de même que Jacques Laurent du Lamiel de Stendhal ou Michel Tournier de Robinson et Vendredi empruntant son personnage à Daniel De Foe. On ne compte pas les adaptations d’Amphitrion ou Antigone. Régine Desforges dans La bicyclette bleue a été accusée de plagier Autant en emporte le vent. Récemment (non sans polémiques à son sujet) Térésa a voulu reprendre dans Cosette la suite des Misérables de Hugo. Autres exemples : « longtemps je me suis endormi en lisant Delerm ». (La parodie de La première gorgée de bière d’après Mme Bourguinat, journées CORHUM, Paris 8, juin 2001). On a écrit pour le pasticher : La première louche de caviar ou « la paire de chaussettes propres et autres plaisirs minuscules ». Le plus connu des pastiches est La première gorgée de sperme c’est quand même autre chose de Fellacia Dessert chez Blanche (le nom de l’auteur est une anagramme). • Écosser ses petits pois devient Exhausser ses petites ouailles. • Apprendre une nouvelle : en prendre une nouvelle. • Aller aux mûres : aller aux putes. • Odeur des pommes : odeur des hommes. • Dans un vieux train : dans un vieil arrière-train.
Plagions Malraux, long fleuve tumultueux d’une pierre philosophale, charriant des pépites d’or dans ses eaux fangeuses (M. Rosier). Aragon, dandy rouge, aristocrate et prolétaire, déambulant dans l’infini des mots. Vaillant, regard acéré, aiguisé dans l’acier du siècle. Etc., à votre guise. 3. STYLE (EXERCICES DE) Nous pouvons aussi, en prolongeant Queneau, faire écrire à partir de figures de style. • L’ancéphaléose ou récapitulation des principaux moments d’un récit. Ex. : dans Candide de Voltaire : « […] et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon 265
L’INTERTEXTUALITE pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches » […] ». • L’antiparastase : on réfute un argument en le poussant jusqu’à ses limites. Ex. : Montesquieu : l’esclavage des nègres. • Épanalepse : répétition (comme un refrain) d’un mot ou groupe de mots (cf. Tartuffe « le pauvre homme »). • Hyperhypotaxe : multiplication entre des propositions de conjonction de subordination (ex. : Proust). 4. EXEMPLE : « PARLER CREUX » « Tout ce que vous prêchez est je crois bel et bon Mais je ne saurais moi parler votre jargon » (Molière, Les femmes savantes, II, V, v. 473-474). On peut apprendre à parler creux ! Chaque mot d’une colonne peut être combiné avec n’importe quel mot des autres colonnes. L’excellence L’intervention L’objectif Le diagnostic L’expérimentation La formation L’évaluation La finalité L’expression Le management La méthode Le vécu Le recadrage L’ordonnancement La régularisation
renforce mobilise révèle stimule modifie clarifie renouvelle identifie perfectionne développe dynamise programme ponctue implique qualifie
les facteurs les processus les paramètres les changements les concepts les savoir-faire les problèmes les indicateurs les résultats les effets les blocages les besoins les paradoxes les conditions les vecteurs
institutionnels organisationnels qualitatifs analytiques caractéristiques motivationnels pédagogiques représentatifs participatifs cumulatifs stratégiques neurolinguistiques systémiques socio-éducatifs émotionnels
de la performance du dispositif de l’entreprise du groupe du projet des bénéficiaires de la hiérarchie des pratiques de la démarche des acteurs de la problématique des structures du métacontexte du métamodèle de la situation
Ce guide de conversation est à votre disposition pour singer les personnes légèrement atteintes d’ivresse verbale et leur renvoyer une caricature grinçante. À vous de savoir doser la pertinence de l’impertinence. Bien entendu, il s’agit d’en faire un usage homéopathique, le but étant de prévenir le mal en stimulant les défenses immunitaires (Aleph n° 1). Les phrases creuses, c’est comme les dents creuses : ça se sent de loin ! 5. LE CAS DES TEXTES SACRES Pour une part l’humour repose sur la transgression des interdits. Le jour où ceux-ci auraient disparu, on augure mal de l’avenir du rire. Les enseignants aujourd’hui, du fait que la culture religieuse est évanescente, ont parfois du mal à « faire passer » les sous-entendus, les allusions aux textes « sacrés ». Nous produisons ici, afin qu’ils aident des adultes (à qui cette démarche est réservée, les enfants prenant pour de la moquerie la parole littéraire) : - un texte de Desnos sur le « notre Père » - un texte de stagiaires. « Notre paire quiète, ô yeux ! que votre “non” soit sang (t’y fier ?) que votre araignée rie, que votre vol honteux soit fête (au fait)
266
ECRIRE POUR RIRE (LA GUERILLA DES RIEURS) sur la terre (commotion). Donnez-nous, aux joues réduites, Notre pain quotidien. Part, donnez-nous, de nos œufs foncés Comme nous part donnons À ceux qui nous ont offensés. Nounou laissez-pas succomber à la tentation Et d’aile ivrez-vous du mal. » (Corps et biens) « Notre pair qui êtes au ministère Que votre nom soit gratifié Que votre réforme arrive Que votre volonté soit fête Au lycée comme au collège Donnez-nous aujourd’hui nos 50 heures de demain Pardonnez-nous nos vacances Comme nous pardonnons à ceux qui sont en cessation Progressive d’activité Et ne nous soumet pas à la contestation Mais délivre nous de toute revendication ». (Le spécialiste de la parodie biblique est B. Sarrazin).
CONCLUSION Ces quelques exemples montrent le lien entre l’humour et l’esprit de beaucoup d’ateliers d’écriture. Ceux-ci ne doivent pas dériver dans un vague spontanéisme ni une expression sauvage des émotions non travaillées. Ni peut-être (mais les avis divergent sur cette question) : être prescrit autoritairement à un public voire à des enseignants non préparés en fonction d’une mode de courte durée. Mais intégrés à une réflexion du professeur qui juge qu’être sérieux n’est pas se prendre au sérieux. Écrire pour rire ne signifie pas sans effort, ni gratuitement. Car si l’écriture n’est pas une marchandise, tout se paye pourtant : en temps, en énergie. Comme le disait un auteur qui fait l’objet d’un exposé à ma suite. « Ce qu’il faut de sanglots/Pour un air de guitare »1 LETHIERRY Hugues (IUFM de Lyon) BIBLIOGRAPHIE Ouvrages généraux ADAMOV A., Théâtre 1, La parodie, Gallimard, 1999. BAKHTINE M., Esthétique et théorie du roman, Gallimard, col. Tel, 1987. BEHLER E., Ironie et modernité, PUF, 1997. BIASI P.-M. de, Intertextualité (théorie de l’), Dictionnaire des genres et notions littéraires. Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 1997. BOURGEOIS R., L’Ironie romantique, PUL, 1974. BOUILLAGUET A., L’Écriture imitative : pastiche, parodie, collage, Nathan Fac, 1996. BOUILLAGUET A., Proust et les Goncourt, Lettres modernes, 1997. DÉCOTTIGNIES J., Écritures ironiques, PUL, 1989. GENETTE G., Palimpsestes, Seuil, col. Points essais, 1992. GENETTE G., Morts de rire, Seuil, 2002. HAMON Ph., L’Ironie littéraire, Hachette, 1996. JANKÉLÉVITCH, L’Ironie, Flammarion, 1994. JEFFROY M., Poésie, du texte à l’image, Delagrave, 2000. 1
Aragon chanté par Brassens.
267
L’INTERTEXTUALITE JULIEN J., Parodie-chanson : l’air du singe, Triptyque, 1995. KIERKEGAARD, Le Concept d’ironie, L’Orante, 1975. LAFON M., Borges ou la réécriture, Seuil, Poétique, 1990. PIÉGAY-GROS N., Introduction à l’intertextualité, Dunod, 1996. SANGSUE D., La Parodie, Hachette, 1994. SWIFT, Modestes propositions, 1001 nuits, 2002. TODOROV T., Théorie de la littérature, Seuil, 1965. VRAY J.-B., Michel Tournier et l’écriture seconde, PUL, 1997. Articles et revues DOUCEY B., La petite fontaine de fables, Nouvelle revue pédagogique, sept. 1995. HUTCHÉON L., Ironie et parodie : stratégie et culture, Poétique, n° 36, 1978 et Ironie, satire, parodie, Poétique, n° 46, 1981. LANSON G., La parodie dramatique au XVIIIe siècle, 1895, réédité dans Hommes et livres, Slatkine, 1979. Écrire, éditer, Passim. Écrire Magazine, Passim. Cahiers du XXe siècle, n° 6, 1976. Les Clés de l’actualité, n° 367, 28/10 au 3/11/1999. L’École des lettres, n° 6, novembre 1999. Littérature, n° 41, fév. 1981, Intertextualités médiévales. L’écriture imitation, Pratiques, n° 42, juin 1984. Littérature, n° 55, La farcissure, intertextualités au XVIe siècle. Littérature, n° 69, Intertextualité et révolution. Poétique, n° 27, Intertextualités, 1976. TDC, mars 2000.
268
INTERTEXTUALITÉ, LITTÉRARITÉ, GÉNÉRICITÉ : LE CAS DU ROMAN NOIR Convoquer la notion d’intertextualité à propos du roman noir évoque immédiatement une intertextualité interne au genre : on imagine volontiers, et on a raison, que le roman noir contemporain fera référence aux glorieux aînés américains, Chandler et Hammett, entre autres. Pourtant, si l’on regarde d’un peu plus près quelles sont les références avouées et revendiquées des auteurs de romans noirs français, on est surpris de constater qu’elles appartiennent au champ de la littérature consacrée, en priorité au roman, bien sûr, mais pas seulement. C’est dire qu’une étude de l’intertextualité ne peut se contenter d’envisager l’intertextualité infra-générique. Il est préférable d’étudier les différentes facettes de l’intertextualité dans le roman noir français : intertextualité interne au genre et interactions avec la littérature consacrée. La période des années 80 et 90 est à ce titre particulièrement intéressante, parce que les auteurs y multiplient les références à la littérature consacrée, en même temps qu’ils font des clins d’œil à la littérature noire. Par ailleurs, le roman de la sphère légitime et même, le roman d’avant-garde flirte avec les structures et les motifs du roman noir, ce qui n’est pas sans conséquence pour ce dernier. Au-delà des modalités de l’intertextualité, ce sont ses enjeux, ses valeurs, qui sont intéressants : l’intertextualité est un moyen pour le genre de manifester sa non-innocence, et de trouver une forme de légitimité littéraire. De même, lorsque la relation intertextuelle s’inverse, et que c’est le roman d’avant-garde qui fait des emprunts au roman noir, le bénéfice en rejaillit sur ce dernier. L’intertextualité est donc un marqueur axiologique, qui permet au roman noir de prétendre et d’accéder à une certaine littérarité, et c’est aussi, semble-t-il, un marqueur générique : l’intertextualité infra-générique est un composant essentiel du genre ; en tant que genre, le roman noir se renouvelle, évolue grâce aux interactions avec le roman d’avant-garde.
269
L’INTERTEXTUALITE Le corpus d’étude sera constitué de romans noirs des années 80 et 90, de langue française exclusivement : les auteurs seront Jean-Hugues Oppel, JeanBernard Pouy, Laurent Martin, Michel Quint, essentiellement (voir bibliographie). Pour ce qui est du roman d’avant-garde, on se limitera ici à Jean Echenoz, chez qui les emprunts au roman noir sont particulièrement nombreux et récurrents. Ajoutons que le terme d’intertextualité sera employé ici au sens de la transtextualité telle qu’elle est définie par Gérard Genette1. On distinguera l’intertextualité infra-générique qui désigne les modalités par lesquelles un texte renvoie à un texte précis relevant du genre roman noir ; et l’intertextualité transgénérique, par laquelle un roman noir peut renvoyer à un texte relevant de n’importe quel genre appartenant à la sphère de la littérature légitime, consacrée, non-marquée du sceau de la paralittérature. La première partie sera consacrée à l’intertextualité infra-générique : à ce premier niveau, le roman noir cultive le goût du second degré. La deuxième partie examinera les enjeux axiologiques de l’intertextualité transgénérique. Enfin, la troisième partie sera l’occasion de faire un point sur les liens entre l’intertextualité, la généricité et la littérarité. 1. LE CULTE DU SECOND DEGRE : L’INTERTEXTUALITE INFRAGENERIQUE On ne peut parler de l’intertextualité dans le roman noir sans évoquer l’intertextualité infra-générique. Cette dernière notion appelle une précision : pour la définir, nous nous référons au modèle paralittéraire de Daniel Couégnas2, pour qui une œuvre est considérée comme tendant vers le modèle paralittéraire lorsqu’elle présente tout ou partie des traits suivants : un contrat de lecture sensible dès le paratexte, contrat générique, dans notre cas, littérature policière, dont le roman noir est une nuance ; une tendance à la reprise inlassable des mêmes procédés ; un maximum de procédés textuels tendant à produire l’illusion référentielle, donc à abolir la conscience de l’acte de lecture ; une lecture tendue vers l’aval du récit ; la domination du narratif dans l’espace textuel ; des personnages procédant d’une mimésis sommaire et réduits à des rôles allégoriques facilitant la lecture identificatoire et les effets de pathétique. La notion de paralittérature prend en outre son sens dans une opposition à la littérature, que nous appellerons par commodité littérature légitime ou consacrée, mais l’une n’est pas exclusive de l’autre, comme le rappelle Daniel Couégnas, qui parle d’un modèle de troisième voie, pour des textes qui relèvent à la fois du modèle littéraire et du modèle paralittéraire : l’intertextualité me semble précisément être un moyen pour le roman noir de tendre vers un modèle de troisième voie, voire un modèle littéraire. Ces précisions étant faites, revenons au roman noir et aux relations intertextuelles infra-génériques. L’intertextualité a d’abord pour raison d’être et pour fonction de souligner l’appartenance du texte à un genre, par un jeu de références de degrés divers.
Il serait intéressant de repérer dans le roman noir contemporain les relations architextuelles, afin de voir comment un roman s’enracine dans une tradition générique. Néanmoins, la notion d’architextualité n’est pas aisée à utiliser :
1 2
GENETTE G., Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982. COUEGNAS D., Introduction à la paralittérature, Paris, Le Seuil, 1992.
270
INTERTEXTUALITE, LITTERARITE, GENERICITE : LE CAS DU ROMAN NOIR le roman noir n’est pas une forme très normée, et les variantes en sont très nombreuses. En revanche, l’appartenance architextuelle est annoncée par des indices paratextuels : c’est ce que Gérard Genette appelle la paratextualité, phénomène par lequel le paratexte convoque d’autres œuvres. Ainsi que le rappelle Gérard Genette, la paratextualité est un lieu privilégié de la dimension pragmatique de l’œuvre et de son action sur le lecteur. L’épigraphe vaut pour commentaire tout autant que pour contrat de lecture. Les citations mises en exergue sont à ce titre très intéressantes : la plupart des auteurs de roman les utilisent, et quelques-unes font référence au roman noir. On est ici à mi-chemin entre relation intertextuelle et métatextuelle : en effet, la mise en exergue est une façon de convoquer un autre texte, mais c’est aussi une manière de tisser un lien de parenté entre le texte que nous allons lire et le texte cité, sorte de matrice idéale. Dans Ça y est, j’ai craqué, de Pascal Dessaint, la citation mise en exergue vaut pour revendication d’une filiation, via un commentaire de ce que représente pour l’auteur l’écriture de romans noirs : La conversation finie il faut rentrer chez soi et s’asseoir devant ce foutu bout de métal dont le rôle est d’écrire des mots sur le papier. Ouais, et on reste assis là, comme le type dans la chambre à gaz. Raymond Chandler3
Le procédé est identique chez Maurice G. Dantec, qui place en exergue des Racines du Mal cette citation de Robin Cook : Le lien entre la littérature noire et la métaphysique réside dans le fait que l’expérience humaine jugée primordiale par l’une et l’autre est la place de la mort dans la vie. Robin Cook4
Il peut arriver que l’auteur ait le souci de signaler à son lecteur qu’il se situe dans la tradition du roman noir, voire dans la tradition du roman hard-boiled : c’est le cas de Jean Vautrin, dans l’exergue de L’homme qui assassinait sa vie : Je fais partie de ces rares individus (si tant est qu’il en existe d’autres) modérément cultivés qui prennent le roman policier au sérieux. Cela ne veut pas dire que je prends particulièrement au sérieux mes propres livres ou ceux de certains auteurs — je parle du roman policier en tant que genre. Un de ces jours, quelqu’un en fera de la "littérature", et je suis assez imbu de ma propre personne pour me mettre sur les rangs, même si je suis encore loin d’avoir fait mes preuves. J’ai coutume de lancer de grandes tirades sur ce sujet, comme quoi c’est une terre vierge dont on ne soupçonne même pas les ressources et tout cela, mais je ne vais pas vous assommer avec ça. Lettre de Dashiell Hammett à Mrs Alfred A. Knopf5
Il faut préciser que ce roman a été publié dans la collection générale de Fayard, et non dans une collection polareuse : il a pu sembler nécessaire à J. Vautrin de souligner l’appartenance générique de son roman, en même temps que la citation est justement un argument en faveur de la légitimation du roman noir, légitimation qui peut passer, précisément, par des publications hors ghetto polareux… L’intertextualité infra-générique a surtout pour fonction de rendre hommage au roman noir dans son ensemble ou à un auteur particulier, hommage qui relève parfois du second degré, tradition dans le polar français.
L’intertextualité est souvent ludique et irrévérencieuse. Le style titulaire est un bon exemple cette intertextualité ludique : on sait que depuis la naissance de la Série Noire, la préférence va aux titres humoristiques, aux calembours (parfois calamiteux), et le plus souvent sans rapport aucun avec le contenu du roman. 3
DESSAINT P., Ça y est, j'ai craqué, Paris, Le Seuil, 2001. DANTEC M.G., Les Racines du Mal, Paris, Gallimard, Série Noire, 1995. 5 VAUTRIN J., L'Homme qui assassinait sa vie, Paris, Fayard, 2001. 4
271
L’INTERTEXTUALITE Certains titres contemporains convoquent de manière irrévérencieuse de glorieux modèles : le but est simplement de partager une connivence autour d’une référence intertextuelle partagée, éventuellement d’indiquer une piste sur le contenu du roman. Mais le lecteur, le plus souvent, ne peut en tirer aucune information pertinente. Avec Le Mystère de la sombre zone, de Pierre Siniac, le titre n’est pas seulement un clin d’œil de bon aloi : le roman est un hommage subtil au roman de Gaston Leroux. Rien de tel avec la série du Poulpe : J’irai faire Kafka sur vos tombes, La lune dans le congélo, Le chien des bas serviles, Touchez pas au grizzly, La petite marchande de doses, Un nain seul n’a pas de poches, Le vrai con maltais6. N’insistons pas davantage, le rapport avec le contenu du roman est la plupart du temps ténu, voire inexistant. Dans ce lieu de transaction essentiel qu’est le titre, il s’agit d’instaurer une connivence avec le lecteur potentiel, et d’installer un ton franchement humoristique, décalé et irrévérencieux, conforme au ton de la série. Notons toutefois que Didier Daeninckx intitule un de ses romans Play-Back7, titre qui offre certes un rapport direct avec la thématique du texte, mais qui est aussi un titre original de Chandler : de l’usage retors de l’intertextualité… On bascule dans le second degré quand le roman noir se fait allusion aux exigences du genre, par une relation intertextuelle, au sens genettien : il s’agit plus précisément d’un recours à la référence, qu’Annick Bouillaguet définit comme un emprunt non littéral et explicite8. Le procédé n’est pas nouveau, et il n’est pas très répandu. Il existe néanmoins chez les auteurs qui ont une approche ludique de l’écriture du roman noir. C’est le cas de Jean-Bernard Pouy, par exemple dans son dernier opus, H4Blues : dès la page 11, le narrateur nous le dit, "c’est une véritable série noire". Le narrateur fera plusieurs fois référence à Marlowe, généralement dans une attitude d’autodérision : - Marlowe l’aurait embrassée, prise par le coude, et balancée tout habillée dans une baignoire d’eau glacée. - Comme Marlowe avec son pote dans The long goodbye - Je me retrouvais dans la même situation que Marlowe.9
Pouy a également recours à l’allusion, dans le sens d’Annick Bouillaguet d’emprunt non littéral et non explicite : Je ne connaissais personne à Concarneau. Même pas un chien jaune.10
Dans les titres ou dans les textes, il s’agit toujours d’établir une connivence avec le lecteur en prenant appui sur son encyclopédie générique, et de se situer dans une tradition générique. C’est l’enjeu essentiel de l’intertextualité infragénérique. Le roman noir a souvent recours à l’hypertextualité : un texte dérive d’un texte antérieur par transformation simple ou par imitation.
L’hypertextualité a pour fonction de rendre hommage à un auteur précis, mais c’est aussi un exercice de virtuosité ayant pour but de manifester la noninnocence du genre, capable de mettre à distance ses procédés par le recours à l’imitation. Jean-Bernard Pouy s’essaie au pastiche dans 1280 âmes11 : le périple 6
Tous ces romans ont été publiés aux Editions Baleine. DAENINCKX D., Play-Back, Paris, Gallimard, Série Noire, 1996. 8 BOUILLAGUET A., L'Ecriture imitative. Pastiche, parodie, collage, Paris, Nathan, 1996. 9 POUY J.-B., H4Blues, Paris, Gallimard, Série Noire, 2003, pp.23, 102, 112. 10 ibid., p.162. 11 POUY J.-B., 1280 âmes, Paris, Baleine- Le Seuil, 2000. 7
272
INTERTEXTUALITE, LITTERARITE, GENERICITE : LE CAS DU ROMAN NOIR américain de Pierre de Gondol est en effet un pastiche de En cherchant Sam, de Patrick Raynal, et plus précisément du voyage de Manu sur les traces de son ami Sam. Mêmes décors, mêmes personnages, même Amérique profonde et déjantée. Dans la même lignée, Les Brouillards de la Butte, de Patrick Pécherot, est un hommage appuyé à Léo Malet : l’intertextualité y est présente via des citations, comme par exemple page 21, où la phrase "La vie est dégueulasse" est une reprise du titre de Léo Malet. Mais surtout, l’ensemble du roman est un hommage et une imitation du style de Malet : argot, tournures populaires, style volontiers oral, tout y est : Le boulot accompli, nous sommes sortis respirer le sirop de la rue. Je ne l’avais jamais trouvé aussi bon. Emmitouflé de brouillard matinal, Paris disparaissait sous la neige. Tout sentait le frais et le propre. C’était comme un jour de lessive. Aux flancs de la Butte, des fumées blanches montaient se perdre dans le ciel bas. J’ai salué les copains et j’ai sorti ma pipe du fond de ma poche. La pipe, je l’avais adoptée par ostentation. L’accessoire qu’on se colle au bec pour faire artiste. Du moins, je croyais. Les premières m’avaient rendu malade à crever, mais je suis un gars têtu. J’avais fini par m’y habituer plus que je ne l’aurais voulu. Du coup, Cottet m’avait surnommé Pipette. Comme blaze de poète, c’était pas vraiment ça. Rue des Martyrs, j’ai croisé la carriole du laitier. Son cheval efflanqué dérapait des quatre fers. Toujours plus lent, toujours plus triste, résigné à ce qu’un de ces jours, ses pas le conduisent à l’abattoir. Des trucs pareils, ça me foutait le bourdon. La vie est dégueulasse.12
Les modalités de l’intertextualité infra-générique sont très variées, et ses enjeux oscillent entre hommage ludique et auto-légitimation. 2. L’INTERTEXTUALITE TRANS-GENERIQUE : ENJEUX AXIOLOGIQUES Cette fonction ludique et intellectuelle, nous la retrouvons dans les rapports intertextuels du roman noir avec la littérature consacrée : à la fonction ludique se superpose un enjeu axiologique. La paratextualité On retrouve un rapport ludique à la littérature consacrée, par diverses relations paratextuelles. Le titre est à nouveau le lieu d’une transaction complice avec le lecteur, et un lieu d’hommage irrévérencieux et gratuit à la littérature, par un jeu de citations. Nous retrouvons ici les titres du Poulpe : Le cantique des cantines, Ouarzazate et mourir, La bête au bois dormant, Pour cigogne le glas, La petite fille aux oubliettes, Pigalle et la fourmi13. Plus sérieusement, Michel Quint intitule un roman La Belle ombre, et place en exergue ces vers d’Apollinaire : Passe ! Il faut que tu poursuives Cette belle ombre que tu veux Guillaume Apollinaire, "Clotilde", Les Soirées de Paris, n° 6, juillet 191214
Notons que l’épigraphe vaut pour explication du titre, titre qui lui-même apporte au roman une caution littéraire et culturelle. Didier Daeninckx a recours au même procédé dans Lumière noire15. 12
PECHEROT P., Les Brouillards de la Butte, Gallimard, Série Noire, 2001, p.21. Cf. note 6. 14 QUINT M., La Belle ombre, Paris, Rivages, Rivages/Noir, 1995. 15 DAENINCKX D., Lumière noire, Paris, Gallimard, Série Noire, 1987. 13
273
L’INTERTEXTUALITE L’intertextualité trans-générique est surtout un marqueur axiologique, par lequel l’auteur de roman noir revendique des influences, des filiations hors du champ polareux, ce qui est une manière de donner au roman noir que nous lisons une caution littéraire. Via le paratexte ou le texte lui-même, le roman noir se fait lettré et s’espère littéraire. Nous avons parlé ci-dessus des épigraphes : la plupart sont issues de la littérature consacrée, et pas exclusivement romanesque. On peut noter que certains auteurs sont récurrents : Céline, Faulkner. Rien d’étonnant à cela : les thématiques sombres et tragiques de leurs œuvres, leur écriture (l’oralité pour l’un, le comportementalisme pour l’autre) sont reconnues par les auteurs de roman noir comme étant proches de l’univers et de l’écriture du roman noir. On pourrait en dire autant de Carver, Harrison ou Harry Crews. Les auteurs américains sont nombreux : les États-Unis sont le berceau du roman noir, et le genre y est particulièrement vivant, sans que les ghettos éditoriaux y soient aussi marqués qu’en France. Gageons que c’est une manière pour nos auteurs de quêter la reconnaissance à l’américaine du roman noir français. En outre, la fonction de ces citations est ambiguë : il peut s’agir d’un clin d’œil amusé et néanmoins porteur d’une certaine "vérité" sur la vie, comme dans ces romans, mais les citations peuvent se faire plus graves16. Le roman est le genre le plus représenté, mais la poésie est assez souvent présente : elle semble être pour les auteurs de romans noirs la quintessence de la littérature consacrée, la convoquer, fût-ce dans le paratexte, est une caution culturelle, une manière de dire que le roman noir tend vers une forme de littérarité. Architextualité et hypertextualité Les degrés peuvent être divers, nous allons en donner quelques exemples. Il s’agit dans un premier temps de rendre hommage à une œuvre, à un auteur, en donnant une version contemporaine d’un récit fort de la littérature consacrée. JeanHugues Oppel en fait l’expérience avec Ambernave17 : le roman est explicitement un hommage au roman de Steinbeck, Des souris et des hommes. Une citation est mise en exergue ; le roman se structure en trois parties : "Des petits chiens" ; "et" ; "des ombres", référence transparente au titre de Steinbeck. Le personnage d’Émile, un clochard qui a la particularité d’avoir un toit, a pour trésor un exemplaire de ce roman, qu’il lit et relit, jusqu’à le vivre, puisqu’il rencontre un jeune homme colossal, d’une force herculéenne, privé de toute intelligence, accompagné d’un chiot qu’il couve de manière animale. Ce personnage est également un tueur redoutable, surnommé le croque-mitaine. L’hypotexte a valeur de caution : pour J.H. Oppel, Des souris et des hommes est un roman noir, et il en propose sa version, modernisée. C’est que, pour lui comme pour beaucoup d’autres, le roman noir est défini par sa dimension tragique : Émile, menacé d’expropriation et découvrant que son comparse est le tueur dont tout le monde parle, va tenter d’en tirer profit. La tragédie n’est plus celle de deux travailleurs agricoles brisés par la crise, mais celle d’un ancien docker clochardisé à la suite d’un accident du travail, et d’un homme brisé par des guerres lointaines. La tragédie est d’ailleurs une référence récurrente dans le roman noir, qui en serait en quelque sorte la version moderne. C’est la référence majeure de Laurent 16 17
Cf. annexe 1. OPPEL J.-H., Ambernave, Paris, Rivages, Rivages/Noir, 1995.
274
INTERTEXTUALITE, LITTERARITE, GENERICITE : LE CAS DU ROMAN NOIR Martin dans son Ivresse des Dieux : la relation est à la fois architextuelle et hypertextuelle, puisque le roman est structuré comme une tragédie, avec parodos, stasimon, diegesis et mimesis, stasimon, exodos. On y lit alternativement le récit du Chœur, du Coryphée, et du Héros : cette triple narration donne un rythme très particulier à l’intrigue, tout en multipliant les points de vue. L’intrigue est en effet digne d’une tragédie, tragédie d’une cité moderne, d’hommes broyés par la tentaculaire ville, et la tension ne cesse de croître, jusqu’au dénouement sombre et violent. Cette référence à la tragédie antique est d’ailleurs explicitée dans une note liminaire de l’auteur. Mais au-delà, Laurent Martin s’attache à mêler motifs et style familiers au roman noir, fait d’oralité, de personnages-types, et style de la tragédie antique, où l’emphase le dispute à la poésie : - Il se, d’un geste lent, relève. […] Car jamais il n’aura le pardon des hommes. - […] mais tout est sans doute joué d’avance. Un homme qui croit que les dieux ont soif du sang des victimes. - comme un obstacle à mon voyage infini sur l’Achéron - J’implore Sodome. J’invoque Gomorrhe. Je me souviens de ce Dieu cruel et vengeur. - Parle plutôt d’un sacrifice sanglant. Sur l’autel abandonné d’un ancien dieu païen. - C’est le destin cruel, la fatalité silencieuse, cette force inconnue qui régit le monde. - Tu comprends que Christiane, Aurore, et même Robert, ils ont été sacrifiés pour toi. Sur l’autel de l’hécatombe, tu absorbes la chair, le sang des victimes. Comme Dionysos, tu remontes des enfers. Comme lui, ton ivresse de vivre, même sans espérance, doit se libérer. Mais d’abord, détourne-toi de Marne-la Vallée. Va où la vie ressemble à la vie. - Au loin, j’aperçois les murs de la ville. Des rayons clairs s’en échappent. La lèpre urbaine semble reculer.18
Nous avons exposé quelques-unes des modalités de l’intertextualité dans le roman noir : en manifestant souvent de manière irrévérencieuse sa non-innocence, le roman noir souligne sa maîtrise et sa mise à distance des codes génériques, en même temps qu’il tisse des liens avec des œuvres relevant de la littérature légitime. 3. INTERTEXTUALITE, GENERICITE, LITTERARITE Mais au-delà, le roman noir, dans ses liens avec la littérature légitime, trouve le moyen de mettre en question ses codes génériques et de prétendre à une forme de littérarité, littérarité qui lui est reconnue, en creux, par le roman d’avantgarde, qui entretient avec lui des rapports de prédation et de reconnaissance. Nous esquisserons une analyse des liens entre intertextualité, littérarité et généricité. Il semble que cette façon d’installer une connivence avec le lecteur, de l’interpeller dans son encyclopédie générique et tout bonnement littéraire soit une spécificité générique de tout genre paralittéraire, actualisé de manière spécifique par chaque sous-genre : en ce sens, l’intertextualité dans le roman noir est une composante générique. Il en est de même pour l’architextualité à l’œuvre dans ces textes : la longévité des structures, des formes, permet à des textes plus anciens de continuer à exister. Paul Bleton explique ce mécanisme : "S’inscrivant dans une tradition, les auteurs se souviennent ; par ce recyclage intertextuel particulier à la paralittérature, ils réactualisent des récits oubliés de leur lectorat.19" (13) C’est ce que Paul Bleton appelle la "lecture louche" : le titre à double sens donne un mode 18 MARTIN L., L'Ivresse des dieux, Paris, Gallimard, Série Noire, 2002, pp.11, 14, 47, 49, 75, 216, 231, 232. 19 BLETON P., Ça se lit comme un roman policier, Québec, Editions Nota Bene, 1999, p.13.
275
L’INTERTEXTUALITE d’emploi de lecture du roman, il invite le lecteur à une méfiance et à une stratégie de lecture commandée par la sur-interprétation. Le lecteur de roman noir n’est donc pas nécessairement ce lecteur tendu vers l’aval du texte, piégé par la mimésis, il est aussi ce lecteur obligé à une coopération interprétative retorse, déjouant le double sens, et cherchant le double texte. Les romans de Jean-Hugues Oppel et de JeanBernard Pouy sollicitent sans cesse cette compétence interprétative. À la satisfaction d’avoir repéré l’allusion ou le modèle s’ajoute celle de la dérision partagée. Paul Bleton parle de "compréhension stéréosémique" : le texte conserve sa propre cohérence et son propre intérêt (il existe hors de l’intertextualité) tout en étant un texte piégé par l’intertextualité. Dans ces conditions, qu’elle soit ludique ou non, l’intertextualité dans le roman noir vaut également pour gage de littérarité.
Il n’est plus question ici de simples références intertextuelles ou d’exercices de style à la Oppel. Certains auteurs de roman noir ont un univers et un style directement issus d’œuvres de la littérature consacrée. L’ivresse des Dieux de Laurent Martin, que nous avons évoqué précédemment, prend ici tout son sens : la transposition de la forme et de l’écriture de la tragédie grecque n’est pas seulement un exercice de style, elle vaut pour réflexion sur le genre du roman noir. On dit souvent que le roman noir est la tragédie de la modernité : l’un des coups d’éclat de Patrick Raynal lorsqu’il devint directeur de la Série Noire fut d’y publier Œdipe Roi, de Sophocle : personne n’y vit de scandale, et le titre est toujours parmi les plus vendus de la Série Noire, dixit Raynal… L. Martin reprend l’affirmation à son compte, afin de voir si elle est cohérente et intéressante. Le fait est que la polyphonie énonciative héritée du modèle grec fonctionne sans artifice, et que la structure tragique soutient la progression de l’intrigue, en fait apparaître avec plus d’acuité les lignes de force et les ruptures. L’intertextualité permet donc une réflexion sur le romanesque au sein du roman noir. C’est là qu’intervient, à mon sens, l’interaction entre roman noir et roman d’avant-garde, que j’aborderai ici par l’intermédiaire de Jean Echenoz essentiellement. Les emprunts de la littérature d’avant-garde aux genres paralittéraires et notamment au genre policier ne sont pas une nouveauté : qu’on songe seulement au Nouveau Roman. Ce qui est aujourd’hui intéressant et inédit, c’est que non seulement le polar en tire un bénéfice symbolique, mais qu’au-delà, il s’imprègne de la réflexion et des innovations stylistiques de l’avant-garde. Il y a donc un mouvement d’aller-retour : le roman d’avant-garde emprunte les formes, les motifs, le style du roman noir, afin de nourrir sa réflexion et de renouveler ses formes, mais dans le même temps, le roman noir transpose cette réflexion et ces renouvellements formels en son sein, dans des expérimentations qui poussent le genre à ses propres limites et le remettent en question. Jean Echenoz est l’une des figures de l’avant-garde qui s’est le plus intéressée au polar. Dans plusieurs de ses romans, il utilise les codes génériques du polar et de ses variantes, telles que le roman d’aventures : la relation est donc architextuelle. Citons à cet égard Le Méridien de Greenwich, Cherokee, Lac, Les Grandes blondes20
20
Tous ces romans ont été publiés aux éditions de Minuit. Pour les dates, se reporter à la bibliographie.
276
INTERTEXTUALITE, LITTERARITE, GENERICITE : LE CAS DU ROMAN NOIR Dans Le Méridien de Greenwich, des personnages, tueurs à gage, commanditaires, entre autres, protègent ou cherchent à éliminer un scientifique qui vit sur une île déserte. Dans Lac, un agent secret espionne dans un hôtel un dignitaire étranger. Dans Cherokee, l’intrigue mêle agents d’assurance, détectives, policiers et malfrats. Mais au moment même où il impose une parenté générique, J. Echenoz transgresse le genre emprunté : dans Cherokee, l’incipit exhibe les codes du roman noir. Mais dans le même temps, la modalisation négative désamorce toutes les attentes du lecteur, et le passage se clôt sur un "comme si rien ne s’était passé". Dans Le Méridien de Greenwich, c’est une scène aussitôt désamorcée qui nous est donnée à lire, puisqu’elle se révèle être la projection d’un film, à la fin du chapitre… Dans Lac, Echenoz se livre à une parodie de l’écriture comportementaliste héritée des pères du hard-boiled, ruinant les codes génériques par une avalanche de détails : Introduisant dans la serrure ce petit cylindre — banal amalgame d’hexogène de pentrite et d’élastomère,- puis y adaptant un minuscule détonateur […] la charge finit par déflagrer avec un bruit furtif, incongru, de pot d’échappement déréglé.21
Echenoz confesse devoir beaucoup à Jean-Patrick Manchette, qu’il lisait et admirait : cette manie du détail à profusion, totalement inutile, pourrait bien être une référence à l’écriture de Manchette, qui poussait le comportementalisme à ses limites, et les descriptions d’armes à feu au-delà du vraisemblable, interrogeant par là même les conventions stylistiques et romanesques du roman noir. Jean Echenoz met à nu les procédés génériques et stylistiques du roman noir et de ses variantes, soulignant leur artifice, et prenant le lecteur au piège de ses attentes et de ses repères. Il déstabilise le sens du texte et du roman tout entier. Chez Echenoz, tout est simulacre et vide. C’est en fait le simulacre romanesque qui est mis en question, le lien d’évidence entre écriture, lecture, langage et réalité. Mais ce faisant, Echenoz réaffirme aussi le plaisir du récit, de la jubilation romanesque. Un bénéfice symbolique Les auteurs de roman noir s’agacent ou se félicitent de cet intérêt de l’avant-garde pour un genre jadis si décrié. Et le fait est que cet appétit de l’avantgarde pour les formes noires leur bénéficie : on peut même avancer l’hypothèse que cela a facilité le passage de certains auteurs vers les collections blanches (Pennac, Vautrin, Benacquista, Quint, par exemple). Le bénéfice est donc avant tout symbolique. L’intérêt porté au genre lui confère une certaine littérarité, en lui reconnaissant des potentialités littéraires. Mais on émettra aussi l’hypothèse que ces rapports de prédation permettent au roman noir de s’interroger sur ses propres limites et infléchissent son évolution, notamment par une plus grande exigence formelle et stylistique. Il me semble que ce phénomène peut relever de l’intertextualité, car les romanciers se situent, par leurs choix stylistiques, dans la trace d’écrivains consacrés. Deux romans d’Yves Buin entretiennent un rapport d’hypertextualité avec Céline. En effet, Yves Buin, avec Kapitza et Borggi, revisite les codes génériques du roman noir sur fond de musique jazz. Son travail tend moins vers le lyrisme que vers une oralité très célinienne, et tout aussi poétique. Ponctuation 21
ECHENOZ J., Lac, Paris, Editions de Minuit, 1989, p.152.
277
L’INTERTEXTUALITE expressive, structures emphatiques, fréquence des présentatifs, omission du ne de la négation, non-inversion dans l’interrogation, lexique populaire et argotique, etc., tels sont les traits constitutifs de l’écriture de Buin : Pour Sandeman, ça partait d’ailleurs, l’interrogation sur l’existence. De l’originel. Dans l’temps y avait eu un coït, qu’était pas forcément calibré et qu’avait tapé dans l’mille. Et : paf ! t’avais été inscrit sur le registre. Comme t’étais pas obligatoirement prévu, y avait eu hésitation : on le garde le Globule ou est-ce qu’on racle le bidet ? Ça dépendait, ton destin, d’un conciliabule entre les géants. On t’avait fait une fleur : t’avais été tatoué avec nom et prénom, Mister, et : bon pour le service, le grand théâtre où t’avais débarqué tout étonné pour ton tour d’honneur sans qu’taies rien demandé. Tu sauras jamais s’ils ont été des vertigineux, des champions du coït, ou s’ils pratiquaient dans la routine, le forniqué tiédasse, ceux qui t’ont fabriqué. Tu sauras pas si les géniteurs d’un soir, c’étaient des certifiés lyriques, des qui éprouvaient le grand frisson vertébral, la dilatation du cœur, la galipette extra. Tu sauras rien. Pourquoi, ils iraient te parler d’ça ?22
Yves Buin part pourtant d’une caractéristique traditionnellement reconnue au roman noir : la gouaille populaire, sensible dès les premières traductions fantaisistes de la Série Noire. Mais ici, l’effet de déstabilisation est total, et le résultat plus poétique que pittoresque : c’est en ce sens que la référence à convoquer nous semble être Céline, bien plus que la Série Noire des années 50. Les effets de rythme sont nombreux : la phrase de Buin est mélodique. Yves Buin mène par ailleurs un travail savant sur les structures et les motifs du roman noir : le jazz est un élément capital de son univers romanesque. Dans Kapitza, la structure est bipartite : la première partie s’appelle Intro, la deuxième Impro. Et en effet, comme un morceau de jazz, le roman semble être construit sur un principe d’improvisation, le récit s’ordonnant en une succession de variations, digressions, d’associations libres, tout en gardant la cohérence d’un roman noir, sur fond de politique internationale. Anne-Claire Gignoux a parlé dans ce colloque des liens intertextuels entre texte et musique : nul doute que l’œuvre d’Yves Buin se prêterait à de telles analyses. Quant à Michel Quint, il tire l’écriture du roman noir vers des codes propres au roman d’avant-garde, voire vers des formes proches de la poésie. Son écriture est volontiers métaphorique, et la syntaxe, assez déstructurée, crée un rythme syncopé, le plus souvent dans une succession de paragraphes brefs : - Un grand bélier noir dormait aux galets de la grève. Le fleuve lavait sa toison et des chevauchées de nuages passaient dans ses orbites vides où stagnait l’eau. - Parce que : Ils vont tous revenir, ceux d’autrefois et me ronger, me grignoter par en dedans. Le vierge et le vivace vont me faire faux bond, le bel aujourd’hui ce sera la soupe à la grimace. J’arriverai qu’à ramener du faisandé sous vos yeux. Et je pourrirai en plein midi. Éternellement.23
Gageons que le travail d’un Michel Quint ou d’un Yves Buin aurait été impossible sans certains romans d’avant-garde, comme ceux de Jean Echenoz : pour le moins, ils auraient été impubliables dans des collections polareuses, et même, n’auraient pas été conçus par leurs auteurs comme des romans noirs. Les modalités de l’intertextualité à l’œuvre dans le roman noir sont multiples, variées. Par l’intertextualité infra-générique, ce sont des valeurs de transmission qui se disent, en même temps que la prétention d’un genre à la 22 23
BUIN Y., Borggi, Paris, Rivages, Rivages / Noir, 2000, p.129. QUINT M., Le Bélier noir, Paris, Rivages, Rivages / Noir, 1997, pp. 11 et 14-15.
278
INTERTEXTUALITE, LITTERARITE, GENERICITE : LE CAS DU ROMAN NOIR légitimité littéraire, dans un jeu subtil d’adhésion et de distanciation vis-à-vis des codes. L’intertextualité transgénérique est la plus intéressante, la plus riche : les interactions entre roman noir et littérature d’avant-garde assurent un bénéfice symbolique au genre, tout en l’obligeant à évoluer. L’intertextualité est donc à la fois l’indice d’une maturité générique et le signe que le genre est vivant, qu’il ne se laisse pas enfermer dans une attitude postmoderne mortifère. LEVET Natacha IUFM du Limousin natacha.levet@limousin.iufm.fr BIBLIOGRAPHIE Ouvrages théoriques BLETON Paul, Ça se lit comme un roman policier, Québec, Éditions Nota Bene, 1999. BOUILLAGUET Annick, L’ÉCRITURE imitative. Pastiche, parodie, collage, Paris, Nathan, 1996. COUEGNAS Daniel, Introduction à la paralittérature, Paris, Le Seuil, 1992. GENETTE Gérard, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982. Romans BUIN Yves, Borggi, Paris, Rivages, Rivages/Noir, 2000. DAENINCKX Didier, Lumière noire, Paris, Gallimard, Série Noire, 1987. DAENINCKX Didier, Play-Back, Paris, Gallimard, Série Noire, 1996. DANTEC Maurice G., Les Racines du Mal, Paris, Gallimard, Série Noire, 1995. DESSAINT Pascal, Ça y est, j’ai craqué, Paris, Le Seuil, 2001. ECHENOZ Jean, Le Méridien de Greenwich, Paris, Éditions de Minuit, 1979. ECHENOZ Jean, Cherokee, Paris, Éditions de Minuit, 1983. ECHENOZ Jean, Lac, Paris, Éditions de Minuit, 1989. ECHENOZ Jean, Les Grandes Blondes, Paris, Éditions de Minuit, 1995. MARTIN Laurent, L’Ivresse des dieux, Paris, Gallimard, Série Noire, 2002. OPPEL Jean-Hugues, Ambernave, Paris, Rivages, Rivages/Noir, 1995. PECHEROT Patrick, Les Brouillards de la Butte, Gallimard, Série Noire, 2001. POUY Jean-Bernard, 1280 âmes, Paris, Baleine — Le Seuil, 2000. POUY Jean-Bernard, H4Blues, Paris, Gallimard, Série Noire, 2003. QUINT Michel, La Belle ombre, Paris, Rivages, Rivages/Noir, 1995. QUINT Michel, Le Bélier noir, Paris, Rivages, Rivages/Noir, 1997. SINIAC Pierre, Le Mystère de la sombre zone, Paris, Rivages, Rivages/Noir, 2001. VAUTRIN Jean, L’Homme qui assassinait sa vie, Paris, Fayard, 2001.
279
LA MACHINE DU MONDE : DE CAMÕES À DRUMMOND
Un des poèmes le plus intrigant de Carlos Drummond de Andrade et, pourquoi ne pas le dire, l´un des plus beaux de la littérature nationale est certainement la machine du monde, que l´on retrouve dans l´ouvrage Claire énigme, publié en 1951. Parmi les diverses approches possibles, le poème peut être lu en tant que réécriture critique de l´épisode narré par Camões dans le chant X des Lusiades. L´idée de la machine du monde n´est pas à proprement dit camonienne : elle s´est dessinée au cours du XIIIe siècle quand l´astronome et moine anglais Johannes de Sacrobosco a écrit son Tractatus de Sphaera1, livre en quatre chapitres et base de la science astronomique pendant plus de quatre siècles. Le traité regroupe des idées contenues dans l´Almageste – traduction arabe de la Grande Syntaxe Mathématique du grec Claude Ptolémée et des Éléments d´Astronomie d’Alfragano, l´astronome qui vécut au IXe siècle de notre ère. Malgré les nombreuses erreurs du point de vue scientifique, le traité de la Sphère servit d´introduction et de référence aux études liées à l´astronomie et à la géographie, principalement à tout ce qui a trait à la cartographie et ce jusqu’à la fin du XVIe siècle. L´importance de ce document fut telle qu´en pleine époque des grandes navigations ce document a été traduit par le mathématicien Pedro Nunes, cosmographe du roi Jean III et membre important de l´école de Sagres. Nunes a inséré dans son traité quelques notes et corrections qui ne modifient en rien l´essence du texte original de Sacrobosco, du moins en ce qui concerne le sujet sur lequel nous allons débattre. Pour mieux comprendre la réalité scientifique de l´époque, nous avons retranscrit ci-dessous et conformément à la traduction portugaise l´extrait le plus significatif du traité de la Sphère : 1 La première édition connue est celle de Ferrara (1472). On en retrouve un exemplaire à la Bibliothèque Nationale de Lisbonne.
281
L’INTERTEXTUALITE
Há duas divisões da esfera : a primeira é substancial e a segunda acidental. Substancialmente se divide a esfera em 9 esferas, a nona que é a primeiro mobile, em a esfera das estrelas fixas que se chama o firmamento, e em sete esferas de sete planetas. Das quais umas são maiores, e outras menores, segundo se chegam ou se afastam mais do firmamento. E portanto a esfera de Saturno é a maior e a da lua é a menor como na figura parecerá. Divide-se a esfera acidentalmente em esfera direita e oblíqua. Esfera direita têm os que vivem debaixo da equinocial [equador] se alguém aí pode habitar. E chamasse esfera direita porque a este nenhum dos pólos se levanta mais que o outro, ou porque o seu horizonte e a equinocial se cortam por ângulos esféricos direitos. Esfera oblíqua têm todos os que vivem fora da equinocial para uma parte ou para outra, e chamasse oblíqua porque têm sempre um dos pólos em cima do horizonte e o outro debaixo, ou porque o seu horizonte e a equinocial se cortam por ângulos desiguais e oblíquos. A universal máquina do Mundo divide-se em duas partes. Celestial e elementar. A parte elementar é sujeita a contínua alteração : e divide-se em quatro, a terra a qual está como centro do mundo no meio assentada, segue-se logo a água e ao redor dela o ar e logo o fogo puro que chega ao céu da lua, segundo diz Aristóteles no livro dos metheoros. Porque assim os dispôs deus glorioso e alto. E estes quatro são chamados elementos, os quais uns aos outros se alteram e corrompem e tornam a gerar. São os elementos corpos sem partes que não se podem partir em partes de diversas formas, pela mistura dos quais se fazem diversas espécies de coisas que se geram. E cada um dos três rodeia a terra por todos os lados, senão quando a secura da terra resiste a humidade da água protege a vida de alguns seres animados. E todos os outros, excepto a terra, se movem, a qual como centro com seu peso, foge igualmente de todas as partes o grande movimento dos extremos e fica no meio da Esfera. 1
Il est facile de s´apercevoir que la conception cosmologique choisie par Sacrobosco doit beaucoup à Ptolémée, pour qui la planète Terre était au centre de l´Univers. Dans la conception ptoléméenne, connue comme géocentrisme, la Terre serait immobile et autour d´elle tourneraient plusieurs sphères concentriques dans lesquelles seraient incrustés la Lune, les cinq planètes jusqu´alors connues (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne) et le Soleil. Pour Ptolémée l´Univers se partageait en deux mondes, le monde sous-lunaire dans lequel se trouve la Terre, et le monde supra-lunaire, hiérarchiquement supérieur, dans lequel se situent la Lune, le Soleil, les planètes et les étoiles fixes. Cette conception de l´atlas ptoloméen qui valorise l´immobilité et la position centrale de la Terre sera retenue par Sacrobosco au XIIe siècle et reprise par Pedro Nunes quatre siècles plus tard. Dans le schéma ci-dessous nous pouvons voir la machine du monde telle qu´elle était comprise jusqu´au XVIe siècle :
1
“Tratado da Sphera”, Obras, Academia das Ciências de Lisboa, vol. I, 1940.
282
LA MACHINE DU MONDE : DE CAMOES A DRUMMOND
Source : CAMÕES, Luiz Vaz de. Os lusíadas. Porto : Porto Editora, 2000, p. 573.
Les vers de Camões (stances quatre-vingts à quatre-vingt-dix du chant X) confirment cette conception de la machine et nous aident à comprendre son fonctionnement. Au centre du schéma il y a la Terre formée de terre et d´eau et entourée d´air et de feu, formant la région des quatre éléments : Bem como quis o Padre omnipotente Que o fogo fez e o ar, o vento e neve, Os quais verás que jazem mais a dentro E tem co Mar a terra por seu centro. (Ainsi l’a voulu le Père omnipotent qui créa le feu et l’air, le vent et la neige, que tu vois disposés à l’intérieur avec pour centre le Mer et la Terre)
On trouve ensuite en cercles concentriques, les sept cieux correspondant aux cinq planètes, au Soleil et à la Lune appelés les étoiles errantes. Debaxo deste grande Firmamento, Vês o céu de Saturno, Deus antigo ; Jupiter logo faz o movimento, E Marte abaxo, bélico inimigo ; O claro Olho do céu, no quarto assento, E Vénus, que os amores traz consigo, Mercúrio, de eloqüência soberana ;
283
L’INTERTEXTUALITE (Sous ce grand firmament, tu vois le ciel de l’antique Saturne. Puis Jupiter accomplit sa course, et, dessous, Mars, ennemi belliqueux ; au quatrième séjour, c’est l’œil brillant du ciel, puis Vénus qui traîne après soi les Amours ; Mercure à l’éloquence souveraine, et plus bas Diane et ses trois visages.)
La huitième sphère qui abrite les étoiles fixes est dénommée firmament. Olha estoutro debaxo, que esmaltado De corpos lisos anda e radiantes, Que também nele tem curso ordenado E nos seus axes correm cintilantes. Bem vês como se veste e faz ornado Co largo Cinto de ouro, que estelantes Animais doze traz afigurados, Aposentos de Febo limitados. (Regarde plus bas cet autre, émaillé de corps lisses et rayonnants auxquels il imprime un mouvement régulier, et qui roulent en scintillant sur leurs balanciers. Tu vois comme il se pare d’une ample écharpe d’or où sont figurés les douze animaux flamboyants que Phébus tour à tour visite également.)
Vient à la suite le Cristallin aussi dénommé Second Mobile, dont la fonction était d´expliquer le mouvement de précession des équinoxes allant d´occident en orient. Debaxo deste leve, anda outro lento, Tão lento e sojugado a duro freio, Que enquanto Febo, de luz nunca escasso, Duzentos cursos faz, dá ele um passo. (Sous cet orbe agile, il s’en meut lentement un autre assujetti à rude frein, si lentement qu’il fait un seul pas quand Phébus à l’inépuisable éclat accomplit deux cents courses.)
Enfin, le Premier Mobile, la sphère propulseur du mouvement diurne allant d´orient en occident. Englobant les dix sphères, l´Empyrée, ou ciel immobile, abritant les âmes divines et associé au paradis chrétien. Debaxo deste círculo, onde as mundas Almas divinas gozam, que não anda, Outro corre, tão leve e tão ligeiro, Que não se enxerga : é o Mobile primeiro. (Sous cet orbe immobile où les divines âmes pures goûtent la félicité, il en court un autre, si vif et si léger, si agile qu’il échappe aux regards : c’est le Premier Mobile.)
Sans perdre de vue la précarité des instruments dont on disposait à l’époque, et la morosité avec laquelle la science avançait au cours des longues années qui suivirent la publication, il est compréhensible que Da Sphaera contienne de grandes équivoques sur lesquelles les scientifiques durent se pencher longtemps, afin d´arriver à les mettre au clair. Mais, bien qu´il s´agisse d´un abrégé astronomique raisonnablement bien structuré et en acceptant même les raisons des erreurs rencontrées, il est un peu difficile de comprendre la prédominance durant tant de siècles des idées erronées de ce traité. Plus encore, une certaine surprise s´empare de nous quand on sait que la traduction de Pedro Nunes fut si tardive, principalement lorsqu´on se souvient que peu de temps avant l´héliocentrisme1 avait été énoncé par Nicolas de Cusa (14011464) et démontré par Copernic (1473-1543), contemporain de Nunes. Tout cela rend encore plus difficile de comprendre la raison pour laquelle Camões, qui était apparemment un bon connaisseur des principes d´astronomie, a conservé ce modèle
1
Dans l’Antiquité Classique, la théorie héliocentrique avait été énoncée par Aristarco de Samos.
284
LA MACHINE DU MONDE : DE CAMOES A DRUMMOND obsolète de représentation du monde dans ses Lusiades. Il faut considérer, pourtant, quelques points qui rendent l´option géocentrique plus justifiable. Avant tout il nous faut savoir que, vu les conditions précaires de la diffusion du savoir, la théorie de Copernic n´a vraiment été connue que bien des années plus tard avec Galilée (1564-1642) et Kepler (1571-1630), ce dernier responsable de la formulation des trois lois qui régissent le mouvement des planètes autour du Soleil. De plus, aussi bien Copernic que Camões devaient craindre les réactions de l´Église1, déjà sous pression du fait des conflits générés par la Réforme protestante. Copernic lui-même a accepté de publier ses travaux seulement après l´insistance répétée de ses disciples et aurait cherché, par une dédicace adressée au Pape Paul III, à atténuer des possibles frictions avec les autorités ecclésiastiques. Il est bon de souligner que Galilée, alors très connu (en 1616), presque un demi-siècle après la publication des Lusiades, pour éviter une condamnation plus qu´évidente a été obligé par la Sainte Inquisition de signer un décret dans lequel il affirmait que le système héliocentrique était purement hypothétique. Quant à Camões, que ce soit pour rester fidèle à ses idéaux chrétiens ou, plus probablement, parce qu´il craignait la rigueur du Saint-office, il a bien laissé transparaître l´utilisation symbolique qu´il fit des dieux mythologiques, comme on peut le constater dans ces stances du chant IX : Que as imortalidades que fingia A antiguidade, que os Ilustres ama, Lá no estelante Olimpo, a quem subia Sobre as asas ínclitas da Fama, Por obras valerosas que fazia, Pelo trabalho imenso que se chama Caminho da virtude, alto e fragoso, Mas, no fim, doce, alegre e deleitoso : Não eram senão prémios que reparte, Por feitos imortais e soberanos, O mundo cos varões que esforço e arte Divinos os fizeram, sendo humanos ; Que Júpiter, Mercúrio, Febo e Marte, Eneias e Quirino e os dous Tebanos, Ceres, Palas e Juno com Diana, Todos foram de fraca carne humana. (Car l’immortalité dans le séjour étoilé de l’Olympe, que l’Antiquité, éprise des hommes illustres, imaginait pour ceux qui s’élevaient sur les ailes fameuses de la Renommée comme prix de leurs exploits, et du labeur immense qui se nomme « chemin de vertu », chemin escarpé, raboteux d’abord, mais doux, riant, facile à la fin/N’était que la récompense que le monde décerne pour leurs faits immortels et sublimes aux illustres héros, simples humains que leur génie et leur vaillance ont divinisés. Car Jupiter, Mercure, Phébus et Mars, Énée et Quirinus, et les deux Thébains, et Cérès et Pallas, Junon et Diane, tous étaient faits d’humaine et faible chair.)
Ces magnifiques vers ne nous laissent aucun doute quant au rôle multiple et fondamental que jouait la mythologie dans les Lusiades et sur lequel il est important que nous nous arrêtions quelques instants. Du point de vue de la constitution formelle de l´œuvre, les dieux ont une fonction rhétorique. On sait que Camões reprend le modèle épique utilisé par les poètes de l´antiquité classique, où les muses étaient évoquées comme protectrices du travail artistique. Mais, en tant que représentant de la rationalité de la Renaissance, il est évident que Camões maintient 1 La conception géocentrique était adoptée par les théologiens médiévaux, qui réclamait pour la Terre la place privilégiée de l’Univers.
285
L’INTERTEXTUALITE vis-à-vis du respect aux normes du style, une attitude critique, ou, du moins, une certaine distance. Dans ce sens, il ajoute à son épopée personnelle les tagides, curieuses nymphes du fleuve Tage que le poète ne semblait n´avoir inventées que pour élever sa nation à la catégorie de grand empire, ou pour en affirmer son importance aussi grande que celle des nations auxquelles la mythologie grécoromaine fait allusion dans ses récits. Du point de vue de la fabula proprement dite, ici prise dans le sens d´énoncé, les personnages mythologiques retrouvent leurs rôles actanciels fondamentaux, créant pour les actions des personnages humains multiples obstacles et résolutions. Ce sans quoi probablement le récit des navigations manquerait de tout intérêt et de tout suspense, vu que les dieux multiplient par deux l´espace du conflit, ce dernier passant simultanément du maritime au céleste (ou olympique). Mais la fonction principale exercée par la mythologie dans les Lusiades concerne l´aspect idéologique et philosophique de l´œuvre. Les dieux représentent ici l´ensemble des vertus qui constituent les limites de la perfection humaine, ceci rendant un homme grandiose et invincible sans qu´il ne perde pour autant sa condition de simple mortel. Selon le point de vue camonien les dieux antiques, bien que plein de vices et des défauts possèdent des qualités désirables, principalement celles qui sont mises en exergue dans l´exercice du pouvoir. Actualisées au travers des êtres mythologiques ces vertus ne sont que potentielles chez l´homme de la Renaissance : c´est à ce dernier de s´en servir dans les situations où la bravoure, l´héroïsme et surtout la témérité demandent un effort supplémentaire à l’espèce humaine concernée. Ainsi, comme nous le montrent bien les vers déjà cités, Camões transfère l´immortalité des êtres à la perpétuité des faits héroïques : étant humains, effort et art les ont faits divins. L'utilisation symbolique de la mythologie gréco-romaine nous aide à comprendre un mécanisme argumentatif similaire repris par Camões en ce qui concerne l´idée de la machine du monde. Si la pression exercée par l´église a été décisive dans le choix d´un modèle dépassé de conception de l´univers, nous pouvons aussi penser que la machine des Lusiades a une fonction bien définie dans l´unité de l´œuvre. Et cette fonction est intimement associée à l´ensemble des idées grecques et le fait que ce soit ce peuple qui a fourni à Camões la base figurative et formelle de son épopée, ne relève pas du hasard. Le chaînon qui unit la mythologie, la machine et le monde de la Renaissance peut être retrouvé dans l´idée de la perfection. On sait que les Grecs antiques associaient à la perfection l´idée de repos, le mouvement pour eux étant le plus souvent mis en corrélation avec l´imperfection. Probablement influencé par cette manière de voir, Ptolémée, qui associait le pouvoir divin à l´Empyrée, immobile, a attribué le mouvement aux sphères des étoiles ainsi qu’aux sphères contiguës. Il a aussi maintenu la conception statique du monde, déjà prédominante à l´époque d´Aristote, mais a mis en valeur ce fait que, malgré son immobilité, la Terre était composée d´éléments en constant mouvement, et qu’en conséquence tout ce qui lui appartenait devait être compris comme périssable et corruptible. La perfection fut aussi un concept bien travaillé à la Renaissance, et de ce fait il a affecté, quoique indirectement, les parcours philosophiques et esthétiques utilisés par Louis de Camões dans son œuvre épique. L´anthropocentrisme, et d´une 286
LA MACHINE DU MONDE : DE CAMOES A DRUMMOND manière générale l´humanisme qui caractérisait la pensée européenne à l´époque de la Renaissance, a progressivement influencé la mentalité scientifique, augmentant sensiblement les attentes relatives à la possibilité de maîtrise absolue de l´homme sur la science. Aidé par les découvertes qui se succédaient comme des véritables cascades, l´homme portugais de la Renaissance se sentait de plus en plus prêt à atteindre, voire à dépasser avec génie et art la perfection et l´idéal de sagesse qu´il reconnaissait à ses ancêtres. Si nous pouvions résumer en peu de mots ce que fut cette période historique devenue la toile de fond de la Renaissance, nous ne pourrions pas éviter de mettre en valeur trois idées prédominantes : l´ordre, la stabilité et la prévisibilité. D’un point de vue synthétique l´ordre est nécessaire à la stabilité et tout ce qui devient stable produit le prévisible. Le concept de machine a donc imprégné la pensée scientifique de l´époque et devint plus tard déterminant dans la conception esthétique et scientifique de plusieurs artistes et savants, comme c´est le cas pour Léonard de Vinci, par exemple. Il n´est donc pas difficile de comprendre comment la Renaissance a envisagé le fonctionnement de l´univers lui-même comme une machine parfaite, où tout allait dans le sens de l´ordre et de la stabilité et où tout pouvait être prévu à partir d´un résultat actuel – c´était grosso modo l´idéal du scientifique du XVIe siècle, dont l´appétit de science commençait à être insatiable. Il faut pourtant relativiser cette idée de progrès et de maîtrise scientifique en ce qui concerne le cas spécifique du Portugal. Comme nous le montre Carvalho (1980), la Renaissance portugaise est apparue et s´est développée un peu en marge des mouvements scientifiques et culturels qui se répandaient en Europe, principalement en Italie et en France. Dans le cas du Portugal, l´Humanisme n´était pas le point d’ancrage des idées de la Renaissance. Celle-ci était plutôt dominée par des préoccupations technicistes, visant surtout le perfectionnement de la science nautique. Dans les Lusiades, toutefois, Camões se révèle imprégné autant de l´idéal scientifique qu´esthétique de la Renaissance européenne. Il construit une œuvre d´une régularité formelle surprenante, tout en transférant les concepts d´ordre et de stabilité dans ce qui concerne aussi la structure de l´œuvre. Pour ce qui en est de la prévisibilité, par contre, il y a une touche spécifiquement portugaise dans le traitement artistique donné par Camões et qui reflète les particularités de la Renaissance portugaise. Il s´agit de la connaissance basée sur l´expérimentation, et qui est liée de très près à l´activité commerciale centrée sur de l´expansion maritime. Ainsi, les obstacles interposés au voyage de Gama, le navigateur qui a expérimenté et pu confirmer ou refuser les vérités avancées par la science de la navigation, sont peu à peu retirés pour que se maintiennent l´harmonie et l´équilibre des conquêtes portugaises et pour mettre en relief l´éclat et la gloire de la nation portugaise dans son plus grand moment historique. Il faut également noter les nombreuses prophéties ou pseudo-prophéties énoncées tout au long du récit des Lusiades, et qui découlent de cette stabilité mise en valeur comme conséquence des conquêtes d’outre-mer. Citons par exemple les deux prophéties initiales de Jupiter. La première d´entre elles, située dès le début du premier chant, est proférée pendant le concile des dieux. La seconde prophétie de Jupiter apparaît dans le chant II comme réponse aux supplications de Vénus pour que le père protège ses navigateurs aimés. 287
L’INTERTEXTUALITE Par cette présence des êtres mythologiques, ces prophéties ont une fonction argumentative spécifique, qui est celle de corroborer l´idée du fonctionnement parfait de la pensée portugaise de l´époque. Par la configuration discursive du prophétique, se propage l´idée que l´homme domine le savoir à un tel point qu´il est capable de prévoir, à partir du déjà fait et connu les victoires à venir. La prophétie fonctionne de cette manière comme point de départ de la croyance inébranlable de la recherche de la vérité, rendant la propre connaissance une machine parfaite qui assimile et produit des idées nouvelles grâce aux engrenages qui se mettent mutuellement en route. Cet homme de la Renaissance que Camoes glorifie est très près des dieux grecs. Ainsi Vasco de Gama est convié à grimper au sommet de l´Île des Amours, ascension spatiale verticale qui rappelle le ciel chrétien, mais aussi garde des liens avec l´Olympe, où habitent les dieux grecs. La marche du navigateur en direction du modèle de représentation de l´Univers est le connecteur isotopique le plus évident de l´intertextualité qui se passe entre les Lusiades de Camões et le poème La machine du monde de l´écrivain moderniste brésilien Carlos Drummond de Andrade, dont nous allons parler. La machine de Drummond fait partie du livre Claire énigme, qui se caractérise par l´exploitation de thèmes sociaux et individuels, et principalement par la mise en exergue des contradictions de l´homme moderne, ces contradictions étant déjà annoncées par l´antithèse présente dans le titre du recueil lui-même. Dans ce poème d´inspiration narrative, le « je du poète » se trouve face à face avec la machine du monde, au moment où il suit une route de Minas Geraes (terre natale du poète). Dans cette rencontre entre la machine et l´humain, le manque d´espoir et la lassitude de l´homme se révèlent face à l´invitation apparemment irrésistible de la machine, qui offre à l´homme la possibilité d´embrasser en une seule fois toute la connaissance jamais imaginée par un mortel. S´en suit alors un refus inattendu et la reprise de la marche. Le dialogue entre Drummond et Camões s'appuie dans ce poème sur des éléments figuratifs (le « trasunto », la miniature), thématiques (la connaissance) et aussi formels (les vers classiques décasyllabes). Si l´image de la machine est au centre de cette conversation entre deux grands poètes de langue portugaise, il ne s´agit pas de la simple reprise d´un thème fascinant comme la maîtrise de la compréhension du fonctionnement de l´univers. Drummond se sert de la machine pour arriver à l´homme, tout comme Camões paraît s´être servi de l´homme pour arriver à la machine. C´est cette machine que le navigateur portugais reçoit sous forme de réplique en miniature, comme étant le prix pour avoir atteint son idéal de conquête. L’apparition de cette machine dans les Lusiades est tonitruante, comme doit l´être tout couronnement d´un fait extraordinaire. La réplique est présentée à Gama sur les hauteurs du mont de l´Île des amours1. Là, sur un champ d´émeraude et de rubis2, le globe renferme une lumière très claire, cette épithète étant probablement à l’origine du titre du livre de Drummond. En revanche, dans Claire énigme, 1
Curieusement on appelle « Mont des Amours » l’une des collines qui entourent Itabira, ville où est né Carlos Drummond de Andrade 2 Les pierres précieuses sont l’une des richesses de l’État de Minas, terre natale du poète et scénario du poème.
288
LA MACHINE DU MONDE : DE CAMOES A DRUMMOND l’apparition de la machine est discrète, et, quoique majestueuse, elle se produit dans un « calme pur », et, contre toute attente, d’une manière très naturelle. La machine apparaît à la nuit tombante, quand la lumière cède à la noirceur de la nuit. Elle s’ouvrit majestueuse et circonspecte Sans émettre un son, fût-il impur Ni une lueur plus dense que celles acceptables
Un contraste évident s´installe entre la positivité de Camões dans l´épisode examiné et la négativité de Drummond. Pour le premier, un monde nouveau s´entrouvre, conséquence de la recherche méticuleuse et osée de la maîtrise en technique de navigation. Pour le moderniste brésilien, au contraire, il existe la certitude que les chemins entrepris par la raison techniciste n´interfèrent pas dans le grand vide de l´homme, vide qui ne sera rempli par aucun prix de conquête. Ainsi, le poème moderne se réfère à l´inutilité de la recherche, qui ne met en évidence que l´effort de toucher à l´insaisissable. Car en vain nous répétons Les mêmes infinis et tristes périples
Cet homme sans route est un homme sans issue. C´est l´antithèse du vainqueur et du navigateur portugais à la grande destinée car il a même perdu jusqu’à l´intuition et les sens, son être n’ayant qu’à mourir. Il n´est plus intéressé par la compréhension de la totale explication de la vie, parce que n´existe plus en lui le désir d´une explication rationnelle, ni la soif d´embrasser la science hermétique qu’il a si longtemps cherchée sans succès. La machine pour lui est une vague interruption d´une marche sur une route de cailloux dans le Minas, espace bien distinct de l´immense mer portugaise, sur laquelle sont lancées les promesses des plus grandes conquêtes de la navigation. Ainsi, de même que la mer et l´île des Amours symbolisent la fertilité dans l´œuvre de Camões, la pierre, métaphore privilégiée dans l´œuvre du poète de Minas, se transforme ici en perte, la « pedra » devenant « perda ». Alors que mesurant ce que j’avais perdu J’allais à pas lents, les mains vides.
Les frontières contextuelles de cette phase créatrice de Drummond peuvent être jalonnées par trois grands facteurs qui justifient pleinement le manque d´espoir constaté en Clair énigme : le déclin des idées marxistes ; l’après-guerre et le début de la guerre froide ; et finalement la dictature Vargas. S´opposant à ce triste décor, où le manque d´espoir est senti dans toutes les sphères sociales, le Portugal que Camões dépeint dans le chant X des Lusiades, est une nation victorieuse, qui se nourrit de sa propre gloire pour aspirer à des triomphes chaque fois plus grands. D’où l´acceptation inconditionnelle du « trasunto » pour l´argonaute portugais et le refus conscient et lucide par le marcheur solitaire, espèce de synthèse du héros occidental post-guerre. Mais si notre attention se porte sur quelques détails du poème de Drummond, nous verrons que la relecture critique du poème de Camões ne s´épuise pas dans la non-ressemblance entre les deux propositions de machine du monde, ni même dans l´éloignement entre l´acceptation du navigateur et le refus du marcheur. Comme nous avons essayé de le montrer dans ce travail, Camões utilise de manière symbolique le motif de la machine, faisant appel à quelque chose qui puisse synthétiser la recherche du savoir ou, mieux encore, la plénitude de la rationalité. Se servant des artifices de la forme épique, il fait du modèle de la machine le paradigme de la connaissance à rechercher. 289
L’INTERTEXTUALITE Peu importe la validité scientifique du modèle, tout comme la vérité des faits dans l´épopée narrée. L´unique objectif est de glorifier la nation portugaise. De même, Drummond, par le biais du Xème chant, va à la rescousse de l´œuvre Les lusiades comme étant un « trasunto » poétique, espèce de paradigme d´une forme de poétique engagée sur des idées collectives. Cette poétique, base de la poésie chronologiquement antérieure à Rosa do Povo1, l´œuvre la plus engagée de Drummond, est à présent reniée par le poète, en quête d´autres expériences esthétiques, mais toujours centrées sur l´intériorité et la solitude humaines. Si l’on accepte cette lecture comme cohérente, il persiste pourtant un doute : aurait-on réellement une opposition, avec d´un côté le héros de Camões, débordant de l´esprit de conquête de la Renaissance portugaise et atteignant le statut de demidieux, et de l´autre côte l´anti-héros de Drummond, marchant sur une route de cailloux, route stérile, poussiéreuse d´épuisement d´un devenir incertain ? Y aurait-il vraiment de la part du je-énonciateur de l´œuvre épique de Camões une croyance inébranlable dans le succès de l´entreprise portugaise. Ou le je-poéte de Camões, tel le marcheur de Minas, serait-il perturbé par les incertitudes et pour cette raison s´éloignerait dans une espèce de refus des états passionnels de ce héros navigateur ? Le doute est licite et devient presque une certitude, si on n´isole pas l’euphorie des conquêtes nautiques du pessimisme évident qui exhale de la fin des Lusiades. Voyons par exemple ces vers connus et si mélancoliques situés à la fin de ce même chant analysé : No mais, Musa, no mais, que a Lira tenho Destemperada e a voz enrouquecida, E não do canto, mas de ver que venho Cantar a gente surda e endurecida. O favor com que mais se acende o engenho Não no dá a pátria, não, que está metida No gosto da cobiça e na rudeza Dhua austera, apagada e vil tristeza. (Assez, Muses, assez ! Ma lyre est désaccordée, et ma voix enrouée, non du chant, mais de voir que je chante pour des hommes sourds et endurcis. La faveur qui enflamme le génie, la Patrie la refuse, car elle est en proie aux convoitises, à la rudesse d’une morne, sombre et vile tristesse.)
Cette note d´amertume diluée dans la mer des délices rapportées par les conquêtes nautiques et par l´affirmation du peuple portugais en tant que nation souveraine et de grande vitalité mérite un examen plus détaillé : elle paraît échapper, comme un lapsus, à la symphonie héroïque qui transcende tout l´ensemble des Lusiades. Quoique subtile, cette dissonance ne passe pas inaperçue aux oreilles attentives et bien entraînées de Carlos Drummond de Andrade, puisque c´est probablement à tout cela que le grand poète brésilien fait référence à la fin de son chant sans espoir : Et comme si un autre être, mais alors plus celui qui m’habite Depuis tant d’années Commençait à commander ma volonté Qui déjà si volubile se refermait Semblable à ces fleurs réticentes En elles-mêmes ouvertes et fermées ; Comme si un tardif don ne mettait déjà plus en appétit Plutôt donnait la nausée
1
La rose du peuple
290
LA MACHINE DU MONDE : DE CAMOES A DRUMMOND Un don tardif a été certainement ce qu´a concédé la déesse grecque à Gama, qui à la fin des Lusiades est contaminé via le narrateur par la sombre perspective d´une nation qui chemine vers l´oubli. Nous voyons ainsi que l´intertextualité entre les deux poèmes analysés dépasse de loin le domaine du thématico-figuratif, puisque le scepticisme de la machine de Drummond ne fait pas à peine écho au désespoir dû à une perspective individuelle du poète, mais surtout fait écho au sentiment réticent et surprenant qu´il devine chez son homologue portugais. LIMOLI Loredana Université de Londrina – Brésil anaderol@dilk.com.br
BIBLIOGRAPHIE ANDRADE, C. D. de., Reunião, Rio de Janeiro, José Olympio, 1978. CAMÕES, L. V. de., Os Lusíadas. Porto : Porto Editora, 2000. CAMÕES, L. V. de., Les lusiades/Os lusíadas, édition bilíngüe portugais-français. Traduit du portugais par Roger Bismut, Paris, Robert Laffont, 1996. NUNES, P. Obras, Academia das Ciências de Lisboa, vol. I, 1940. CARVALHO, J. B. de, O renascimento português, Lisboa, INCM, 1980.
291
L’INTERTEXTUALITE
ANNEXE
La machine du monde, de Carlos Drummond de Andrade (traduction libre) Et cheminant alors sans destin sur les cailloux d’une route de Minas et parce qu’en cette fin d’après-midi une cloche grave se mélangeait au son pausé et sec de mes souliers et que les oiseaux planaient dans le ciel de plomb et que leurs formes noires se diluaient lentement dans l’obscurité majeure venue à la fois des collines et de mon propre être sans espérance, la machine du monde s’entrouvrit à qui s’esquivait déjà de la rompre et se lamentait d’y avoir seulement pensé Elle s’ouvrit majestueuse et circonspecte sans émettre un son, fût-il impur ni une lueur plus dense que celles acceptables aux pupilles fatiguées de l’inspection continue et douloureuse du désert et à l’esprit épuisé d’élaborer toute une réalité qui transcende la propre image en esquisse sur le visage du mystère, dans les abîmes. Elle s’ouvrit en calme pur et conviant tous les sens et intuitions qui restaient à ceux qui de les avoir tant sués les avaient déjà perdus et ne souhaitaient point les retrouver car en vain nous répétons les mêmes infinis et tristes périples les invitant tous en cohorte à se donner au pâturage inouï de la nature mythique des choses ainsi me dit-elle quoiqu’une seule voix ou écho ou souffle ou simple percussion ne puisse attester que quelqu’un de dessus la montagne à quelqu’un d’autre, nocturne et misérable se dirigeait de forme intime : « Ce que tu cherchas en toi ou en dehors de ton être restreint et qui ne se montra jamais même semblant se donner ou se rendant, et à chaque instant peu à peu se refermant regarde, observe, ausculte : cette richesse Transbordante à toute perle, cette science Sublime et formidable, mais hermétique, cette totale explication de la vie ce sens premier et singulier que tu ne conçois plus, car si furtif il se révéla face à la recherche ardente qui te consuma… regarde, contemple,
292
ouvre ton cœur pour le recueillir ». Les ponts et les édifices les plus superbes ce qui s’élabore en ateliers ce qui a été pensé et très vite atteint la distance supérieure à celle de la pensée, les ressources de la terre dominées et les passions et les impulsions et les tourments et tout ce qui définit l’être terrestre ou qui se prolonge jusque même aux animaux et arrive jusqu’aux plantes pour s’imbiber du sommeil plein de rancœur des minéraux, fait le tour du monde et s’engouffre dans l’étrange ordre géométrique de ce tout, et l’absurde original et ses énigmes ses vérités plus hautes que beaucoup de monuments érigés à la vérité ; et la mémoire des dieux, et le solennel sentiment de mort, qui fleurit de la tige de l’existence la plus glorieuse tout se présenta en cet instant et m’appela à son auguste règne enfin soumis à la vue humaine Mais, comme je résistais à répondre à tel merveilleux appel car la foi s’était ternie, et même l’élan le plus minime espoir de voir s’évanouir par ce lien les épaisses ténèbres qui se filtrent encore par les rayons du soleil puisque des défuntes croyances convoquées ne s’entraînèrent pas immédiatement à teindre de nouveau la face neutre celle que j’affiche de par les chemins et comme si un autre être, mais alors plus celui qui m’habite depuis tant d’années commençait à commander ma volonté qui déjà si volubile se refermait semblable à ces fleurs réticentes en elles-mêmes ouvertes et fermées ; comme si un tardif don ne mettait déjà plus en appétit plutôt donnait la nausée je baissai les yeux, las, sans curiosité, dédaignant cueillir la chose offerte qui s’offrait gratuite à mon talent. Les ténèbres les plus strictes s’étaient déjà posées sur les cailloux de la route de Minas et la machine du monde, rejetée se recomposa pièce à pièce, alors que mesurant ce que j’avais perdu j’allais à pas lents, les mains vides.
L’INTERTEXTE ET SES ARTEFACTS : ANALYSE DE DOCUMENTS NON-LITTÉRAIRES
AVANT-PROPOS L’approche que nous proposons à travers cet exposé ne concerne pas les théories de l’intertextualité, elle n’est pas non plus spécifiquement linguistique. Elle vise, en revanche, à préciser une des conditions essentielles sous lesquelles l’analyse intertextuelle devient un outil pratique, utilisable en dehors du cadre littéraire. À l’aide de deux exemples circonscrits, nous montrerons que la ‘performance’, qui permet au lecteur ‘érudit’ de retrouver dans le texte qu’il parcourt les marques d’un texte précédent, ne peut et ne doit pas constituer l’objectif de l’analyse. INTRODUCTION Nous voici désormais entrés dans une période où nous avons les moyens d’assister, en direct, à la disparition des langues. En même temps, nous nous sentons pris d’une frénésie d’en protéger les derniers reliefs. Quand c’est encore possible, en en favorisant le réapprentissage scolaire (l’alsacien, le basque, le breton, le catalan, le corse, et plus loin de nous, le berbère, le kurde, etc.). Quand ça ne l’est plus, en tentant de laisser un dernier témoignage photographique, sonore ou vidéo des locuteurs natifs de ces langues dont nous savons qu’elles disparaîtront à jamais. Dans cet enthousiasme généralisé, les spécificités ethnolinguistiques sont naturellement montées en première ligne. Ce qui est sujet à disparaître devient, par le fait même de cette menace, un pôle d’intérêt. D’où, par exemple, l’évolution sémantique de l’adjectif ‘‘minoritaire’’ décliné au sujet des langues, des cultures, des usages, etc. ‘‘Minoritaire’’, toutefois, ne constitue pas, en soi, un argument parce qu’il demeure une qualification descriptive. Or, traditionnellement, la seule description n’est pas reçue comme performative. Ainsi donc, entre cette dernière et la résolution d’agir en faveur de la protection des langues, s’intercalent les argumentaires. En règle générale, les lignes de force de ces derniers tendent à présenter les langues minoritaires comme des composantes de fond, à part entière, d’une société, comme des éléments centraux. En d’autres termes, l’argumentation vise à réduire le déséquilibre qualitatif entre la langue de la « capitale » et celles des « provinces ». On imagine que cela ne va pas sans un certain bouillonnement social. Or, paradoxalement, au lieu d’apaiser les passions, l’argument historique semble, dans de nombreux, cas jeter de l’huile sur le feu. Dans de telles conditions, la préservation des langues minoritaires a toutes les chances de tourner au marché de dupes. Et l’on comprend les insatisfactions réciproques. 293
L’INTERTEXTUALITE À notre avis, c’est qu’un vice de forme récurrent n’a pas été mis au clair. On peut d’ailleurs le comprendre, c’est une chose nouvelle que d’avoir à ‘conserver’ une langue. Deux situations d’intertexte nous permettront de mettre en lumière ce que nous avançons ici. - La première, essentielle pour une compréhension générale des préjugés fondamentaux, touche à un épisode biblique qui a fait office d’arrière-fond mythique, pour la civilisation judéo-chrétienne, depuis au moins 1 500 ans. - La seconde, concerne deux relectures de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
Ces deux exemples ont un lien que nous expliciterons après les avoir mentionnés. Pour le moment, rappelons le questionnement qui sous-tend notre exposé. Normalement, les argumentaires sont censés apporter la preuve que les langues minoritaires d’un pays constituent une part de son patrimoine. Autrement dit, qu’elles font partie intégrante de la culture de ce pays comme un bien propre, une richesse. D’où vient alors le fait que les textes qui défendent les langues minoritaires accusent une nette tendance à provoquer justement l’interprétation inverse ? Tournons-nous vers le premier récit, l’épisode biblique. 1. L’ÉPISODE BIBLIQUE Culturellement, quand il s’agit de faire référence aux diversités linguistiques en usant d’un support mythique, c’est toujours le récit biblique de la « Tour de Babel » qui est convoqué. Il s’agit là d’une preuve irréfutable qu’il est bel et bien passé à la postérité. En effet, nul n’est besoin de recourir aux attestations savantes. À quelque niveau que l’on se trouve, la référence à la multiplicité ethno-linguistique entraîne à un moment ou à un autre dans son sillage le nom propre « Babel/Babylone ». Nous en voulons pour preuve quelques exemples saisis au hasard : le site internet d’un éditeur d’ouvrages en langues régionales (www.babyl-one.com), le festival des musiques du monde à Strasbourg (« Babel »), etc. Nous citerons ici le texte original dont l’histoire de « Babel » est extraite, Genèse 11, 1-9. « La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. Or en se déplaçant vers l’orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four. » Les briques leur servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier. « Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisonsnous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre. » Le SEIGNEUR descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d’Adam. « Eh, dit le SEIGNEUR, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ! » De là, le SEIGNEUR les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi lui donna-t-on le nom de Babel [« bbl »]1 car c’est là que le SEIGNEUR dispersa [« bll »] les hommes sur toute la surface de la terre. »
Bien que ce texte soit connu de tous, en substance à tout le moins, son contenu ne représente toutefois qu’une des options de l’alternative biblique au sujet de la diversité des langues, et encore, l’option minoritaire. En effet, il existe une tradition différente qui soutient un point de vue rigoureusement opposé. Elle se trouve dans le 1
Jeu sur l’allitération des deux racines trilittères : « bbl » et « bll ».
294
L’INTERTEXTE ET SES ARTEFACTS. ANALYSE DE DOCUMENTS NON-LITTERAIRES même bloc de textes, un peu plus haut, et tout porte à croire qu’il s’agit en fait du texte source dont « la Tour de Babel » est une relecture. Notons tout de suite que c’est là chose courante dans le texte biblique. La preuve est faite depuis un siècle au moins1 que le texte biblique est, pour une large part, issu de nombreuses compilations de traditions locales, théologiques et historiographiques différentes, en cela, régulièrement contradictoires. À la différence de la précédente (« Tour de Babel »), la tradition qui suit est largement attestée. On en retrouve d’ailleurs la trace dans le livre des Chroniques, connu pour dresser une historiographie fort différente de celle de bien des récits du Pentateuque (Japhet, 1989 ; Graham et al., 1997). On trouve cette autre version des faits en Genèse 10, [1-2 5.] [6. 20.] [22. 31-32], à l’intérieur de la grande généalogie qui sert de transition entre la fin de la reformulation biblique du mythe mésopotamien du Déluge et le début de la saga des Patriarches. « Voici la famille des fils de Noé : Sem, Cham et Japhet. Il leur naquit des fils après le Déluge : Fils de Japhet : Gomer, Magog, Madaï, Yavân, Toubal, Mèshek et Tirâs […] C’est à partir d’eux que se fit la répartition des nations dans les îles. Chacun eut son pays suivant sa langue et sa nation suivant son clan. Fils de Cham : Koush, Miçraïm, Pouth et Canaan […] Tels furent les fils de Cham selon leurs clans et leurs langues, groupés en pays et nations […] Fils de Sem : Elam, Assour, Arpakshad, Loud et Aram […] Tels furent les fils de Sem selon leurs clans et leurs langues groupés en pays selon leurs nations. Tels furent les clans des fils de Noé, selon leurs familles groupées en nations. C’est à partir d’eux que se fit la répartition des nations sur la terre après le Déluge ».
Les multiples séparations, répétitions, etc., témoignent du fait que ces extraits ne constituent pas un ‘récit’ à proprement parler, mais une compilation de généalogies dans laquelle les redites et les bizarreries sont nombreuses. Toujours est-il que l’idée, tout aussi biblique que la précédente, selon laquelle l’existence de langues différentes est co-occurrente avec l’apparition des différentes races humaines (manifestées par le mythe des trois fils de Noé) prend ici sa source. Une question se pose nécessairement. Comment se fait-il que ce soit la tradition de la « Tour de Babel » qui ait pris le pas sur cette dernière ? Plus précisément, comment se fait-il que ce soit une tradition minoritaire et nettement étiologique – autrement dit, fortement allégorique – qui ait supplanté un récit majoritaire, au motif historiographique nettement reconnaissable – la généalogie ? Comme l’attestent ceux qui, de quelque bord scientifique qu’ils soient, s’y sont intéressés (Chafograck, 2000 ; Davies & Cline, 1998 ; Van Wolde, 1994 ; Zumthor, 1997), un certain nombre de détails signifiants séparent nettement ces deux textes voisins et parents. - Au niveau de la critique textuelle, le récit de la « Tour de Babel » est compact, les limites en sont nettement définissables, et témoignent d’une bonne organisation. - Au niveau littéraire, il s’agit d’une belle pièce de littérature hébraïque, très composée et jouant sur de nombreuses figures de style se répondant l’une l’autre. On sait que c’est le jeu sur la racine trilittère « bll » ‘disperser’ qui sert de point d’appui explicatif à l’attribution du nom « Babel » formé sur la racine « bbl ». - Au niveau théologique, le récit s’impose comme une mise en garde divine, un avertissement. En cela il possède une saillance spécifique. 1 Cf. l’antimétabole du Père Pouget (1847-1933) : « Le document mosaïque est une mosaïque de documents », (Guitton, 1985).
295
L’INTERTEXTUALITE - Au niveau historique, il fonctionne comme une sorte de coup de talon à la puissance occupante, l’empire babylonien (qui fut pour beaucoup dans la catastrophe historique du peuple juif), en faisant référence de façon étiologique à « Babel » (« Babylone »), ville dans laquelle se trouve en déportation l’élite juive après la prise de Jérusalem en 587586 av. J-C. - Au niveau linguistique, enfin, grâce à l’existence du nom composé « Tour de Babel », forgé par la tradition, le texte de Genèse 11 possède un avantage supplémentaire et sans doute décisif sur le texte concurrent de Genèse 10. L’efficacité mnémotechnique de ce nom tire toute sa force du fonctionnement original de ses composantes (Kleiber, 1985 a et b). En effet, l’« hybridité », qui conjugue les avantages de deux catégories nominales permet de dénommer des entités qui n’ont pas d’intérêt, en règle générale, à être nommées intégralement pour elles-mêmes. D’un côté, le nom commun (Nc) tête de syntagme permet de catégoriser le référent à rechercher. De l’autre, le nom propre (Npr), qui lui est adjoint, ajoute un élément référentiel stable, univoque. C’est, à n’en pas douter, la plasticité du matériau linguistique présent dans Genèse 11 qui a assuré la suprématie de « Tour de Babel » sur l’inadéquation des éléments linguistiques de Genèse 10. En effet, une appellation du même type, basée sur les éléments saillants de Genèse 10 que sont la « dispersion » et les « descendances », n’aurait guère été envisageable. Tout d’abord, du fait de la catégorie du Nc tête de syntagme. En Genèse 11, l’avantage de la dénomination est certain du fait de la référence du Nc tête au ‘clou’ du texte, l’élément concret « tour ». Parce qu’une « tour » est cognitivement un objet nettement identifiable du fait des attributs caractéristiques de hauteur, largeur, épaisseur, forme géométrique, etc. (on ne s’est d’ailleurs pas privé de la représenter depuis les enlumineurs médiévaux jusqu’aux illustrateurs des magazines.) À l’inverse, le Nc « dispersion » résultant de la nominalisation d’un procès dispose comparativement d’un pouvoir d’identifiabilité très faible. À cela s’ajoute, en outre, un facteur décisif. Le Npr « Babel » est un nom de lieu. Là encore, s’il est une différence cruciale entre une localisation et « descendance » c’est bien le fait que, par principe, un lieu dispose de coordonnées géographiques stables, tandis que « descendance » n’a nullement besoin d’un ancrage localisé1. La création de la dénomination « Tour de Babel » a donc permis une référence directe et surtout stable à un épisode précis, grâce aux éléments concrets et géographiques véhiculés par la nominalisation.
En définitive, les éléments précités se sont avérés autant de moyens de faciliter une référence aisée et rapide au récit de la « Tour de Babel » ce dont a singulièrement été dépourvu le récit de Genèse 10. Rien n’a donc favorisé qu’on accède aisément à ce dernier, et donc, qu’on s’y arrête. Il faut se rendre à l’évidence, au niveau de l’économie textuelle, dans le cadre de Genèse 10, la diversité linguistique ne se trouve pas être le ‘clou’, ce qui est mis en avant, mais fonctionne seulement comme un présupposé. C’est apparemment ce qui a été fatal à la transmission de cette tradition2 pourtant majoritaire. La qualité humaine perceptible dans Genèse 10, qui dénote une intelligence de la diversité linguistique comme un fait de l’existence – indéniable autant qu’inexplicable – ne s’est donc jamais imposée devant l’intégrisme noir et moralisateur du récit de la « Tour de Babel ». Mais laissons là, pour le moment, nos deux textes, et faisons un bond dans le présent.
1 On comprend alors mieux pourquoi des dénominations impliquant des procès comme : la « Sortie d’Egypte », la « Destruction de Jérusalem », la « Prise de Babylone », etc. ne posent, malgré tout, aucune difficulté. Elles possèdent toutes des lieux comme Npr. 2 Jusqu’à l’ouvrage de Ollender, Les langues du Paradis (1998) qui, malgré la richesse de ses sources, oublie justement de mentionner ce même récit, alors qu’il mentionne évidemment celui de la « Tour de Babel ».
296
L’INTERTEXTE ET SES ARTEFACTS. ANALYSE DE DOCUMENTS NON-LITTERAIRES 2. LA CHARTE EUROPÉENNE DES LANGUES RÉGIONALES OU MINORITAIRES Le Conseil de l’Europe adopte en novembre 1992 une charte garantissant la protection active des différentes langues européennes et plus particulièrement des langues minoritaires. Cette Charte fait alors l’objet de différentes relectures. D’un côté elle est suivie par un document émis par le même Conseil de l’Europe intitulé « Rapport explicatif » et bien plus tard, en avril 1999, elle fait l’objet d’un compte rendu, réalisé sous la direction de B. Cerquiglini (directeur de l’Institut National de la Langue Française), destiné au gouvernement. On peut présenter l’organigramme de relectures comme suit : Charte européenne Rapport explicatif Compte-rendu (Cerquiglini)
Ce sont les deux relectures de la Charte (le « Rapport explicatif » et le « Compte rendu ») qui nous ont intéressé. Rappelons que ces relectures sont censées appuyer l’action proposée par le Conseil de l’Europe. L’une (« Rapport explicatif ») est conçue comme un document pratique destiné aux différentes instances (régionales, municipales, scolaires, etc.) visant à rendre compréhensible l’application technique des directives de la Charte. L’autre (le « Compte rendu ») présente les spécificités françaises qui se trouvent concernées par ces mêmes directives. Pour ce qui regarde la question de l’intertextualité, nous nous trouvons devant une caricature (ou une conception ‘étroite’ cf. Genette, 1982 : 8) puisqu’il s’agit essentiellement de ‘citations’. Dans ce type de documents, nulle richesse littéraire, nul chassé-croisé avec un auteur facétieux. Les emprunts ‘crèvent les yeux’. Et c’est là que l’outil littéraire tombe à plat. Il faut en convenir, nous arrêter à la délimitation de ces emprunts ne nous aurait pas permis de rentabiliser notre analyse puisque les citations sont transparentes, s’agissant pour l’essentiel de reprises pures et simples. La modification du scope initial nous permet, cependant, d’obtenir un résultat de loin plus intéressant. En effet, une lecture attentive des trois documents révèle qu’à mesure que l’on s’éloigne du document source, les aspects problématiques de la diversité linguistique sont de plus en plus mis en avant. À partir des motifs de reprise, qu’il nous faut garder comme points d’appui, voici ce que l’on peut observer. Tout d’abord, la Charte, par elle-même, ne contient aucune référence à une perception négative de la diversité linguistique, encore moins aux conflits historiques ayant opposé une langue majoritaire à une ou des langues minoritaires. À l’inverse, le Compte-rendu contient deux mentions de cet ordre, qu’il reprend du Rapport explicatif, ce dernier en contenant six. À savoir (les paragraphes renvoient au Rapport explicatif) : § 13
« tendances à la désintégration »
297
L’INTERTEXTUALITE id § 14 § 28 § 69 id
« ressentiments du passé » « relations antagonistes » « remettre en cause l’ordre établi » « suspectes » « menaces territoriales »
Deuxièmement, puisque les mentions négatives n’apparaissent pas dans la Charte, comment est-ce que les rédacteurs ont fait pour aboutir à un tel résultat ? De façon prévisible, c’est par le procédé linguistique de la reformulation négative. On notera cependant qu’il s’agit d’une reformulation qui ne reprend pas stricto sensu le même matériel, mais développe un matériel absent du texte source. Nous pouvons citer comme exemple le cas ci-dessous. La Charte, partie II, article 7, § 1 propose l’objectif i suivant : « En matière de langues régionales ou minoritaires, dans les territoires dans lesquels ces langues sont pratiquées […] les Parties fondent leur politique […] sur les objectifs et principes suivants : […] i) la promotion des formes appropriées d’échanges transnationaux […] pour les langues régionales ou minoritaires pratiquées sous une forme identique ou proche dans deux ou plusieurs États. »
Ce dernier énoncé est repris, dans le Rapport explicatif par la formulation suivante (§ 69) : « Il est important que les États […] ne les [les langues] considèrent pas comme suspectes du point de vue de la loyauté attendue […] ou comme une menace contre leur intégrité territoriale ».
Enfin, alors que la première relecture de la Charte c’est-à-dire le Rapport explicatif, ne commence à faire mention d’éléments négatifs et problématiques qu’à partir du § 13, le Compte rendu les mentionne quant à lui dès les huit premières… lignes. En résumé, nous aboutissons donc à l’enchaînement suivant. À la base, la Charte ne fait état d’aucune perception négative de la diversité des langues, elle ne mentionne pas, non plus, l’existence de heurts historiques entre langues sur un même territoire. Le Rapport explicatif, qui se présente comme l’exégèse autorisée du texte source, développe dans une première partie, qui ne reprend pas explicitement le matériel de ce dernier, une série d’éléments négatifs. Puis, le commentaire juxtalinéaire qui suit, extrait de la Charte un élément neutre qu’il va reformuler négativement. Enfin, le Compte rendu reprend deux des mentions négatives extraites du Rapport explicatif, c’est-à-dire une partie seulement de ces dernières, mais les fait remonter à la toute première place. Autrement dit, elles apparaissent au bout de la chaîne comme des éléments essentiels devant être mentionnés avant toutes choses. Le mouvement de fond, observable d’une relecture à l’autre, se trouve être une indéniable montée en puissance des éléments problématogènes. Ces derniers étaient absents, rappelons-le, du document source. C’est maintenant que nous pouvons mettre en lien les textes bibliques et ceux que nous venons tout juste d’examiner. 3. D’UN TEXTE À L’AUTRE « DESCRIPTION » VS « EXPLICATION » = « CONTESTATION » Dans les cinq textes que nous avons survolés précédemment (les deux textes bibliques, ainsi que la Charte et ses deux relectures), la situation d’intertextualité a systématiquement valorisé un élément absent du texte source et a orienté, pour la 298
L’INTERTEXTE ET SES ARTEFACTS. ANALYSE DE DOCUMENTS NON-LITTERAIRES question qui nous intéresse, vers la perception de la diversité linguistique comme un danger, un mal, un contentieux. Factuellement qu’est-ce qui sépare ou rassemble ces cinq textes ? Du côté des textes de Genèse 10 (les fils de Noé) et de la Charte, nous nous trouvons en face d’un descriptif général : celui de la diversité linguistique consacrée comme un état de fait. Nulle ‘argumentation’, seulement une énumération des peuples, pour le texte biblique, et des principes concrets pour protéger et perpétuer la pratique d’une langue, pour la Charte. De l’autre côté, avec ceux de Genèse 11 (la « Tour de Babel »), le Rapport explicatif et le Compte rendu (Cerquiglini), c’est à des récits étiologiques et explicatifs que nous sommes confrontés. Il s’agit d’expliciter quelque chose, d’argumenter au sujet de la diversité. Une lecture attentive aux passages d’un texte à un autre nous permet donc de mettre en lumière deux paradoxes fondamentaux. Tout d’abord, les approches « descriptive » et « explicative » s’avèrent, dans les faits, non pas complémentaires, comme on pourrait le penser, mais rivales. Qu’on le veuille ou non, pour ce qui concerne les trois relectures (Genèse 11, le Rapport explicatif et le Compte rendu) la démarche « étiologique » et « explicative » finit par diffuser un jugement de valeur qui, concrètement, s’oppose au message descriptif des seules sources (la Charte et le récit de Genèse 10). C’est là ce que l’on pourrait appeler un premier artefact de l’intertextualité. Mais il y a plus, et c’est peut-être un corollaire du point précédent, le phénomène de reprise, qu’il s’agisse d’une citation ou d’une reprise globale, doit être perçu comme structurellement porteur de contestation. En effet, quelque ‘surveillé’ que soit le transfert d’un texte à un autre, le seul changement de matériel linguistique provoque, de fait, une réorganisation radicale des orientations argumentatives (cf. Ducrot, 1972 ; Anscombre & Ducrot, 1983). Le cas est évident avec les reformulations négatives. Sans rentrer dans le détail de la classification parfois complexe des négations (Larrivée, 2001 : 64ss ; Nølke, 1994 : 240ss), il est clair que l’énoncé cité plus haut : « Il est important que les États […] ne les [les langues] considèrent pas comme suspectes du point de vue de la loyauté attendue […] ou comme une menace contre leur intégrité territoriale ».
non seulement n’est plus équivalent, au niveau argumentatif, à l’énoncé source qu’il était censé gloser, mais il le met en question. En effet, l’affirmation négative « n’ [est]…pas… suspecte » ne correspond pas, ici, à un prédicat positif équivalent (= est sûre). Cela est lié à deux facteurs sémantiques que le texte ne maîtrise apparemment pas. La négation et le type de verbe utilisé. Arrêtons-nous tout d’abord sur le verbe. On sait que, dans les phénomènes liés à la présupposition, une partie des verbes d’opinion ne permet pas d’attribuer une valeur de vérité à l’énoncé présupposé en jeu (Ducrot, 1972 : 266 ss). Ainsi, (1) X considère Y comme Z (adj.) (ex : je considère cet homme comme dangereux)
s’oppose à (2) X sait Y Z (adj.) (ex : je sais cet homme dangereux)
en ce que dans (1) la qualification « Z » peut être vraie ou fausse, alors que dans (2) elle ne peut être que vraie. Ceci est mis en lumière par l’affirmation d’une valeur de vérité déterminée. Le fait que la suite (3) soit possible après (4), mais non après (5) (3)… mais elles ne le sont pas
299
L’INTERTEXTUALITE (4) On a longtemps considéré les chauves-souris comme nuisibles, mais elles ne le sont pas (5) *On sait les chauves-souris nuisibles, mais elles ne le sont pas
montre que « savoir » présuppose la qualification « nuisible » comme intrinsèquement vraie. Une fois introduit par le verbe « savoir », le prédicat « Y est Z (adj.) » ne peut plus se voir attribuer la valeur de vérité faux (cf. (5)). En revanche, le verbe « considérer », comme on le voit, n’implique aucune valeur de vérité a priori. Avec « considérer », la qualification « nuisible » reste dépourvue de jugement. On ne sait pas si objectivement « Y est Z (adj.) » ou ne l’est pas. Et la négation qu’on pourrait adjoindre pour orienter vers une valeur de vérité négative (6) On ne considère pas les chauves-souris comme dangereuses
resterait malgré tout incapable de lever l’incertitude. En effet, et c’est notre second point, ce serait sans tenir compte d’une spécificité sémantique liée à la portée de la négation. Quand on dit (7) X ne considère pas Y comme Z (adj.)
la négation n’affecte pas « Z ». Elle a portée, et c’est un phénomène bien connu, seulement sur le jugement de X sur Y (i.e. « considérer »). Autrement dit, à la ‘sortie’ de l’énoncé (6), Y peut être « dangereux » ou ne pas l’être quoiqu’en pense X. Revenons maintenant à notre extrait. Quand nous affirmons que l’énoncé « Il est important que les États, etc. » n’a plus la même direction argumentative que l’énoncé source, c’est parce que ce dernier présuppose l’existence de l’alternative : « les langues sont » ou « ne sont pas suspectes ». Mais l’énoncé en question, pour les deux raisons sémantiques que nous venons de voir, se trouve incapable de répondre à l’interrogation « sont-elles suspectes ? » La reformulation introduit donc, via le présupposé laissé sans réponse, une contestation de ce qui était une affirmation implicite dans le document source. À savoir, ‘parce que les langues ne sont pas suspectes du point de vue de la loyauté, on peut établir des liens transfrontaliers’. Au niveau du fonctionnement général, il est fort possible, en outre, mais il faudrait le prouver, que l’utilisation d’un matériel préexistant (a fortiori s’il est désigné au lecteur par des guillemets) ne puisse pas aller sans un réflexe cognitif de ‘distanciation’ de la part du locuteur, exprimé par diverses formes de médiations dont la reformulation négative. Nous pouvons maintenant tenter de répondre à la question que nous nous sommes posée au début. D’où vient le fait que les argumentaires qui sont censés valoriser la défense des langues minoritaires ont tendance à provoquer justement une interprétation négative de la diversité linguistique ? On peut émettre sans grand risque l’hypothèse qui suit. Quelle que soit la bonne volonté du texte source, qui s’attache manifestement à faire table rase des haines du passé, ces dernières ressortent spontanément dans les commentaires parce que l’intertexte provoque l’ouverture d’une brèche au niveau argumentatif. Les réactions manifestes dans les textes du Rapport explicatif et du Compte rendu n’auraient eu aucune chance de tenir, telles quelles, aux côtés de la Charte. L’intérêt de l’application d’une analyse intertextuelle à ces documents est donc de révéler que les idiosyncrasies lexicales ou syntaxico-sémantiques du passage d’un matériel à un autre, aux travers des termes de la reformulation, ont mis en lumière les endroits où ceux qui sont chargés de faire appliquer cette Charte ne sont pas d’accord avec elle, où ils la contestent. Or, on ne 300
L’INTERTEXTE ET SES ARTEFACTS. ANALYSE DE DOCUMENTS NON-LITTERAIRES peut pas ignorer le fait que la mise en œuvre des politiques de préservation des langues, au niveau local, ne se fait pas à partir de la Charte mais bien à partir des argumentaires qui l’assortissent. Sur le vu de cette situation, le contre résultat observé par les locuteurs des langues minoritaires était donc hautement prévisible dès la rédaction du Rapport explicatif. À un niveau plus général, cela nous permet de mettre le doigt sur un élément singulier dont on perçoit souvent trop globalement le contrecoup. Le fait que la possibilité fournie par l’intertextualité de transférer d’une source vers une cible un certain matériau textuel, soit assortie d’une fragilisation essentielle : celle d’un flottement au niveau argumentatif. Ceci n’est pas un truisme, comme on pourrait le penser à première vue, c’est sans doute même une des conditions essentielles de la citation. CONCLUSION Comme nous l’avions annoncé dans l’avant-propos, c’est ici que réside l’une des valeurs opératoires de l’enquête intertextuelle. À notre avis, si elle n’est pas suffisamment exploitée1, c’est parce qu’elle n’est pas intuitive. En effet, ce qui guide l’œil dans le passage d’un texte à ses relectures, ce sont les reprises, les citations (qu’il s’agisse d’items, de thèmes, etc.) Autrement dit, les indices de ‘fidélité’. Or, ce que nous proposons, au travers de la petite démonstration ci-dessus (certes limitée, nous en convenons), c’est de braquer le faisceau lumineux non pas tant sur les motifs de reprise, mais sur ce qui, dans chaque reprise met en relief la disjonction entre la source et la cible. Si nous voulions filer la métaphore jusqu’au bout, nous dirions que ce qui passe ostensiblement d’un texte à un autre, c’est la ‘couture’, mais comme chacun sait, dans un patchwork ce n’est pas le réseau des coutures qui fait l’intérêt visuel de l’ensemble, mais bien le contraste des tissus. Il en va de même pour nous, ce qui rend l’analyse intertextuelle efficace hors du cadre littéraire, ce n’est justement pas de dénicher les motifs de reprise, mais de révéler l’apparition de fractures, d’oppositions, d’incompatibilités entre les sites. Ce constat nous permet de raccrocher maintenant d’autres préoccupations et d’ouvrir cet exposé sur trois pistes. Premièrement, comme nous avons pu le voir, l’examen même rapide et très localisé de cinq textes d’époques pourtant différentes, a mis en valeur un certain nombre de fonctionnements identiques. Il y a indéniablement, derrière ces particularismes, des structures qui sont au fondement même des processus langagiers. On aura donc tout intérêt à s’intéresser aussi à l’intertextualité au travers des recherches linguistiques et psycholinguistiques pour mettre au clair ce qui, dans un tel phénomène de reprise en rupture, relève des réalités cognitives. Deuxièmement, vu l’explosion quantitative de la littérature scientifique, il est clair que, dans les prochaines années, nous aurons à effectuer un authentique travail d’analyse de nos méthodes de citation et de la façon de hiérarchiser ces dernières. À cet égard, nous pouvons nous demander quelle UFR dispose actuellement ne seraitce que de quelques heures de formation initiant les étudiants chercheurs à une déontologie de la citation…
1 Nous pensons par exemple aux domaines de l’exégèse vétéro- et néo-testamentaire qui, du fait des contraintes traditionnelles posées par le ‘canon’ biblique, restent dans ce domaine trop littéraires et bien en retrait des résultats pourtant formidables qu’une telle approche pourrait livrer.
301
L’INTERTEXTUALITE Troisièmement, dans une société dans laquelle les textes de loi sont en pleine expansion et où le maillage juridique du quotidien va en s’enrichissant, l’intertextualité devrait trouver là un extraordinaire champ d’application pour l’avenir. Une analyse intertextuelle qui s’intéresserait au matériau linguistique en soi, appliquée au corpus juridique (depuis la rédaction initiale des textes de loi, jusqu’à leurs diverses explicitations, leurs interprétations successives, leur jurisprudence, etc.), devrait permettre, autant pour le Législateur que pour les juristes et les avocats, de révéler les limitations, les contre emplois, les incohérences. Et ceci, avec une portée plus large et plus systématique encore que cela ne se fait aujourd’hui. Inutile de préciser que, finalement, quelque bien restreintes qu’apparaissent aux ‘postulants’ chercheurs les perspectives d’intégrer la recherche universitaire dans la conjoncture actuelle, le monde extra-muros a véritablement besoin de leurs outils. Mais, comme nous venons de le voir, cela ne va pas sans une adaptation sensible du mode opératoire de ces derniers. À ceux qui n’ont pas froid aux yeux, d’oser faire le mur… LOHR Yann Université Marc Bloch, Strasbourg ylohr@club-internet.fr BIBLIOGRAPHIE Anscombre, J.-Cl., & Ducrot, O., L’argumentation dans la langue, Bruxelles, Mardaga, 1983. La Bible, Traduction œcuménique de la Bible, Paris – Villiers-le-Bel, Le Cerf – SBF, 19913. Chafograck, J.-J., Les relectures de Genèse 11, 1-9 dans la littérature chrétienne des premiers siècles et le symbolisme de Babel, Thèse de Théologie Protestante, Université Marc-Bloch, Strasbourg, 2000. Davies, P. R., Clines, D. J. A., (eds), The world of Genesis, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1998. Ducrot, O., Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972. Genette, G., Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982. Guitton, J., Portrait de M. Pouget, Paris, Gallimard, 19853. Japhet, S., The ideology of the book of Chronicles and its place in biblical thought, Frankfurt am Main – Bern – New York – Paris, Peter Lang, 1989. Kleiber, G., Problèmes de référence. Descriptions définies et noms propres, Paris, Klincksieck, 1981. Kleiber, G., « Sur la sémantique et pragmatique des SN Le projet Delors et La camarade Catherine », L’information grammaticale 27, 3-9, 1985 a). Kleiber, G., « Énigme en syntaxe : une réponse », Linguisticae Investigationes, IX, 391-405, 1985 b). Larrivée, P., L’interprétation des séquences négatives. Portée et foyer des négations en français, Bruxelles, Duculot., 2001. Nølke, H., Linguistique modulaire : de la forme au sens, Paris, Peeters-France, 1994. Ollender, M., Les langues du paradis, Paris, Plon, 1998. Van Wolde, E., Words become worlds, Leiden – New York – Köln, Brill, 1994. Patrick Graham, M., Holgund, K. G., McKenzie, S. L., (eds), The Chronicler as historian, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1997. Zumthor, P., Babel ou l’inachèvement, Paris, Seuil, 1997. Sites Internet permettant d’accéder aux documents cités : Charte européenne des langues régionales ou minoritaires http://conventions.coe.int/treaty/fr/Treaties/Html/148.htm Rapport explicatif sur la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires http://conventions.coe.int/treaty/fr/Reports/Html/148.htm Cerquiglini, B., Les langues de la France, Rapport au Ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie et à la Ministre de la Culture et de la Communication. http://www.culture.fr/culture/dglf/lang-reg/rapport_cerquiglini/langues-France. html
302
LES GRAFFITIS DE NOM ET LES JEUX D’INTERTEXTUALITÉS
INTRODUCTION Le dictionnaire des genres et notions littéraires nous définit la fonction de l’intertextualité comme étant « l’élucidation du processus par lequel tout texte peut se lire comme intégration et transformation d’un ou de plusieurs autres textes. C’est en référence à cette définition que nous nous proposons d’analyser les tags et les graffitis de noms qui sont des éléments importants de la culture Hip Hop, après un bref rappel sur l’histoire et l’évolution du concept d’intertextualité. 1. BREVE HISTORIOGRAPHIE DU CONCEPT Des travaux du groupe « Tel Quel », qui marquèrent les années 60, à nos jours, la théorie de l’intertextualité a permis de nouvelles approches du texte littéraire qui n’est plus considéré comme figé et fermé sur lui-même, mais bien au contraire comme modifiant et transformant les autres textes, en même temps qu’il est modifié et transformé par eux. Les travaux des formalistes russes au début du XXe siècle, et la théorie du dialogisme du philosophe et théoricien du roman Mikhaïl Bakthine ont joué un rôle capital dans l’évolution de la théorie de l’énoncé, lequel perd son homogénéité et son unicité pour être considéré comme étant pris dans le réseaux des autres énoncés qui le produisent en quelque sorte, lui-même interférant sur eux en retour. Julia Kritéva a pour sa part mis en évidence le fait que dans l’espace d’un texte des énoncés pris à d’autres textes se croisent et se neutralisent. : "[…] tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité (entre le sujet de l’écriture et le destinataire) s’installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins, comme double. » 1
Avec Roland Barthes (le plaisir de l’intertexte) et Riffaterre (importance de la référence perçue par le lecteur) l’intertextualité est conçue essentiellement comme un effet de lecture : "Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. […] L’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. »2 1. Julia Kristeva, Sémiotiké, recherches pour une sémanalyse, Seuil, Paris, 1969, p.85. "Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman", Critique, avril, 1967. 2. Roland Barthes, « Théorie du Texte », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1973.
303
L’INTERTEXTUALITE – "L’intertextualité est la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie. Ces autres œuvres constituent l’intertexte de la première."1
Autre vision de l’intertextualité, celle de Gérard Genette qui ne la considère pas comme un élément principal, mais simplement comme une des relations qu’un texte entretient avec différents systèmes. Il détermine cinq types de relations trans-textuelles :l’intertextualité, la métatextualité, la paratextualité, l’architextualité et l’ hypertextualité. Il définit l’intertextualité « de manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire […] par la présence effective d’un texte dans un autre. »2 et met en évidence différentes relations plus ou moins clairement repérables, de la citation au plagiat, et jusqu’à l’allusion. On constate finalement une complexification des champs notionnels de l’intertextualité, le terme devenant polysémique à un point tel que son usage devient délicat et nécessite précautions et explications. Chargé sémantiquement de conceptions théoriques fortes, étendues et restreintes en même temps, ce terme est devenu instable comme le souligne très bien Samoyault Tiphaine dans Intertextualité, mémoire de la littérature. Mais le concept d’intertextualité nous permet de situer tout texte analysé dans un mouvement permanent d’interactions, de dialogues, de relations, qui peuvent être observés aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur, en en mettant à jour les processus de fonctionnement . La compréhension de ce qui se déroule entre les œuvres, la révélation de traces, de bribes de mémoire, permettent alors de mieux percevoir cet « horizon humain » dont parlait Bakhtine. 2. LE GENRE GRAFFITI C’est dans une perspective Bakthiniennee que nous parlerons de l’existence d’un véritable dialogisme graphique au sein des inscriptions qui font l’objet de notre propos, d’où le terme d’inter-scripturalité faisant pendant à celui d’intertextualité. Ce qui nous intéresse particulièrement, en effet, c’est le processus d’écriture graphique mis en œuvre dans les tags, processus d’imitation mais aussi de transformation du modèle graphique de graffiti, le tout s’inscrivant dans un espace, ou réseau graphique, intéressant à explorer. Mais qu’est ce qu’un graffiti ? 2.1. Définition du graffiti3 « Le terme graffiti qui avait auparavant désigné tous griffonnages, grattages et gribouillis, quels que soient leurs supports prit au XIXe siècle un sens nouveau pour les archéologues et les paléontologues en devenant un terme général servant à distinguer les inscriptions populaires cursives des inscriptions officielles formelles trouvées sur les monuments antiques. De nos jours,
1. Michaël Riffaterre, "La trace de l'intertexte", La Pensée, n°215, octobre, 1980. 2. Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982. “ Pour le sens commun, un graffiti, c’est une marque non officielle, inscription, dessin, ou mixte des deux, tracée à main levée, par un non spécialiste, sur un support qui n’était pas destiné à cet usage. Comme on le sait, graffiti est un nom d’origine italienne. Un essai de francisation, sous la forme un graffite (Larousse), des graffites, introduit aux XIX ème siècles, n’a pas réussi à s’imposer dans l’usage courant. Contre toute logique, on voit souvent écrit un ou des graffiti. En toute rigueur, il faut choisir entre les deux voies. La première, un peu cuistre, respecte la construction italienne du pluriel, graffiti, et impose de dire et d’écrire un graffito. La deuxième, que nous avons adoptée, suit l’usage parlé, et respecte la construction française du pluriel...” in Tribu n°10, “ L’ordre du graffiti ”, p. 25. 3
304
LES GRAFFITIS DE NOM ET LES JEUX D’INTERTEXTUALITES il désigne des inscriptions et dessins non officiels tracés à main levée et suppose des supports (murs de bâtiments, murailles colonnes, etc.) d’un caractère particulier. »1
Richard Conte désigne aussi le graffiti comme « le mot valise d’une époque qui s’abreuve dans la marge et dans l’interligne, d’un temps qui ne croit plus totalement à la cohérente déclinaison des idées et des représentations ».2Si c’est avec l’Antiquité qu’apparaît ce phénomène d’inscriptions ordinaires tracées à la main sur un mur, le graffiti comme genre d’expression populaire n’a jamais disparu au cours de l’histoire. Il a simplement pris des formes expressives différentes en revenant au-devant de la scène publique au XXe siècle. Avec mai 1968 en France, le graffiti prend une tournure contestataire alors que le graffiti américain, lui, s’oriente vers l’expression artistique. Du graffiti traditionnel aux graffitis contemporains, on peut distinguer différents types parmi lesquels on trouve les graffitis historiques antiques de Pompéi, Herculanum, ceux des églises de l’Eure, du Calvados en France, ceux découverts en Éthiopie par Marcel Griaule, etc. Les graffitis littéraires grecs et romains permettent de comprendre l’histoire politique et la vie quotidienne, d’étudier la langue (latin et grec vulgaire). Il en est de même des graffitis amoureux, des graffitis politiques, particulièrement ceux marqués par l’éloquence contestataire de mai 1968, des graffitis des pénitenciers, des latrines, des couloirs du métro, des wagons des trains, etc. Le graffiti comme genre générique apparaît alors comme un moyen d’expression avec ses langages et modes de présentations. 2.2. Le graffiti Hip Hop : un nouveau genre Avec le « graffiti de nom » américain, (modèle de référence pour le « graffiti de nom » français), s’impose un genre qui se manifeste par sa force créative et son extension dans le monde de l’art et de la culture. Certes, dans la mesure où il suit la tradition de l’écriture du nom, ce graffiti moderne rejoint la catégorie traditionnelle des graffitis, comme par exemple celle des graffitis amoureux, mais le numéro de rue qui y est ajouté et sa dimension graphique nous obligent à le classer dans une catégorie différente. Désignés sous le nom de « tags », ce sont des graffitis de nom qui apparaissent à la fin des années 60 aux États-Unis à côté des autres formes de graffitis : les graffitis de troupe des différentes communautés américaines, les graffitis politiques, les graffitis existentiels. Ces graffitis nouveaux se situant entre le linguistique (le nom) et le graphique (dessin) constituent un langage scriptovisuel inédit, en rupture avec le graffiti traditionnel. Nous n’avons plus à faire à un discours au sens banal du terme, mais à la mise en place et en scène d’une nomination (pseudonyme des auteurs) dans l’espace public urbain. Le « graffiti de nom » devient alors un mode de production graphique et d’expression artistique par le travail opéré sur le lettrage du nom. Quand on demande aux tagueurs ce que représente pour eux l’acte de taguer, à quelles fins ils l’accomplissent, ils répondent généralement que le tag est fait pour se faire connaître, et les « graffs » pour se faire reconnaître. Taguer, c’est "poser" son nom tout en y apportant quelque chose par la manière de l’écrire. Au début du mouvement, la création de tags avait pour but d’être reconnu partout, dans une sorte de jeu ritualisé dont les règles ne sont connues que des tagueurs. L’une de 1. Encyclopédia Universalis, Paris, 1998, p. 624. 2. Richard Conte, « L’ordre des graffiti », in Tribu n°10, Toulouse, 1985.
305
L’INTERTEXTUALITE ces règles était de pouvoir réaliser son inscription un certain nombre de fois, sur des supports de plus en plus difficiles d’accès, dans un souci de dépassement de soi. « Le nombre de fois que vous réussissiez à toucher au but fixé et le degré de difficulté de l’accès de l’endroit atteint, étaient les deux choses qui comptaient pour les nouveaux "writers". Ils appelaient ça "frapper un grand coup" ("getting up"). C’était devenu une vocation pour des milliers de jeunes qui voulaient devenir aussi connus que TAKI 183 »1.
Généralement défini comme la signature d’un pseudonyme répétée en de multiples exemplaires, et étudié sous l’angle sociologique, nous avons redéfini le tag dans notre thèse2 comme étant, du point de vue sémiolinguistique, : une inscription graphique d’une nomination graffitée sous la forme d’une signature et qui est répétée en de multiples exemplaires sur toutes sortes de supports, muraux ou non. Si le tag est la première forme fondamentale du mouvement scriptural graphique de la culture Hip Hop, le graff3 n’en est que le prolongement avec une dérivation iconique et esthétique. Le tag est l’inscription graphique du nom, alors que le graff peut prendre la dimension d’une fresque murale. Entre les deux, une phase de transition avec les Trowp up4 ou flop correspondant au changement d’échelle du tag. 3. INTERTEXTUALITE ET REFERENCE Une des questions que pose le concept d’intertextualité est celle des influences et des sources dans lesquelles puisent les œuvres. Ce qui nous renvoie obligatoirement aux origines et références au monde identifiables. Quels sont alors les univers de références présents dans les graffitis francophones ? 3.1. Les références socioculturelles : la contre culture Américaine Les origines de la pratique taguée en France et en Europe sont empruntées en droite ligne au modèle Américain5 qui a débuté à la fin des années 60 à New 1. Froukje HOEKSTRA, Coming from the Subway, New-York, Graffiti-Art, histoire et développement d'un mouvement controversé, Ubi, Paris, 1992, p. 11. 2. Doctorat, Approche intersémiotique des inscriptions graphiques taguées, Université de FrancheComté, novembre 2001. 3. Le graff lui, contrairement au tag, est une œuvre collective plus travaillée du point de vue graphique. Au travail du "lettrage" de la signature opéré sur le graff s’ajoutent un décor, des personnages (issus d’univers les plus variés); l’ensemble se rapprochant de la fresque murale qui constitue une genre artistique appelé “ graff’art ”. Le graff utilise des espaces appropriés pour sa création (terrains vagues, espaces muraux) plus conséquents que le tag et nécessite du temps pour sa réalisation. C’est une oeuvre graphique qui s’exécute généralement à plusieurs et rarement seul. Et dans son évolution il appartient de préférence au registre de l’image et fait donc partie d’un autre univers que le tag, qui, lui, relève plutôt du scriptural. Le graff se distingue également du tag de par sa plus grande complexité graphique, car il nécessite l’apport d’éléments scripturaux et figuratifs, ainsi que la couleur. 4. Les "throw ups"4 sont des tags agrandis qui font intervenir la plupart du temps deux couleurs. Les "throw ups" ont des dimensions plus importantes que la simple écriture du tag. L’échelle des lettres est déterminante ici pour la transition. En effet, si la lettre reste le support de base, elle va par contre subir un véritable travail esthétique. Le "throw up", simple tag agrandi inaugure le début du changement de taille du lettrage. Faites d’une seule couleur (simple monochrome) et tracées sans contours, les lettres du "throw up" sont pleines. De la simple production graphique improvisée et instantanée que représente le tag, on passe à un travail graphique plus élaboré, plus complexe, du monochrome des tags au polychrome pour les graffs, de la répétition du nom à l’œuvre unique avec la fresque. 5. Le graffiti est enraciné dans le mouvement Hip Hop qui a démarré dans les quartiers d’immigration des villes Américaines. A la base de ce mouvement la volonté de sortir de la situation d’exclusion dans laquelle se trouvait une bonne partie de cette population et cela grâce aux formes d’expression artistique
306
LES GRAFFITIS DE NOM ET LES JEUX D’INTERTEXTUALITES York et s’est propagé en France à partir des années 80. Appelé « writing », le fait d’écrire en 1971 donna naissance à un mouvement artistique appelé « New York graffiti ». L’Art Graffiti se transforma en un nouveau courant artistique aux USA. Cette pratique importée et copiée, au mieux selon le processus d’imitation créatrice, en référence à la définition que donne Aristote du mot « mimésis », a produit des modèles graphiques de noms avec de nombreuses variantes, et des styles différents. C’est la notion de style qui permet d’opérer des distinctions graphiques dans l’écriture du nom, de la simple signature à la peinture murale. Si l’Américan graffiti se situe comme l’hypotexte de référence pour le graffiti francophone, il n’en demeure pas moins que celui-ci s’est quelque peu affranchi de celui-là en créant, par transposition, un univers graphique dont le style s’affirme comme la marque d’un contexte francophone et européen. Mais l’emprunt à la culture américaine se perpétue par l’utilisation du nom en anglais. L’emprunt au modèle graphique américain consiste en outre à conserver la même structure morphologique , « le Nom + le chiffre », qui devient le modèle de base prototypique, mais, en France, sa valeur et sa signification changent. En effet, si du côté américain la notion de territorialité et de localisation est fortement présente dans le graffiti de nom, (le chiffre étant toponyme dans le système topographique américain), les tagueurs français ne peuvent établir le même lien au territoire car la structure topographique de référence est différente. Il semble que les tagueurs français n’aient rien ou peu à dire de leur territoire, contrairement aux tagueurs américains. Le chiffre toponyme du système américain devient ornemental ou décoratif en Europe, où la localisation ne s’opère pas de la même manière. S’il n’y a pas de guerre de territoire comme aux États-Unis, on retrouve cependant les marques d’ une volonté d’appropriation, voire de reappropriation, de l’espace urbain par la création de ce que nous avons appelé les territoires graphiques éphémères, qui s’inscrivent dans un autre mode de circulation dans l’espace urbain. De plus la mise en exposition des noms dans l’espace urbain ne s’opère pas de la même manière. « Alors qu’à New York, à la minute où un tag ou une inscription quelconque est barbouillé ou abîmé, la règle du jeu permet à d’autres graffiteurs d’écrire « par-dessus », couvrant l’inscription précédente de leur propre marque, occasion qu’ils saisissent dès qu’elle se présente, ce qui explique l’épaisseur de la peinture des graffitis superposés sur les murs de New York. Le graffiti parisien incorpore le mur en tant que partie de ce qui doit être vu distinctement en tant que cadre ; le graffiti de New York l’oblitère. » 1 Enfin, si les tagueurs français copient également, par l’utilisation du langage et de termes issus de leur mouvement, les tagueurs américains, ce phénomène d’intertextualité relève de la parodie2, que sont la peinture, la musique et la danse. Mouvement identitaire à la base voulant combattre la situation d’exclusion des quartiers et contestataire, il est devenu un référent culturel pour de nombreux jeunes du monde entier avec plus ou moins de légitimité selon qu’il s’agit du rap ou de la danse ou du graff lui moins valorisé dans le mouvement. Le mouvement graffiti américain est né dans un contexte particulier celui du mouvement pour les droits civiques des populations ethniques des quartiers Nord défavorisés au Nord de Manhattan du Bronx, Blookling. L’idée de revendication identitaire étant très forte elle s’est focalisée sur le NOM pour ne pas oublier leur existence. Le Nom devient ainsi le support de toute cette contestation et la bombe aérosol leur moyen artistique. 1.Richard SENNET, La conscience de l’œil, nouvelle édition révisée, traduit de l’anglais Etats-Unis par Dominique DILL, nouvelle préface, éd. Passion, Paris, 2000. 2. “ La parodie ne se limite pas aux domaines de l’art et de la littérature, mais […]elle fait partie de notre expérience quotidienne. Du moment qu’on considère comme parodique tout discours reprenant un autre
307
L’INTERTEXTUALITE puisqu’il consiste en la transformation d’une pratique tout en essayant d’en restituer le style par le pastiche. 3.2. La série, la répétition, le détournement : les influences du pop art La deuxième référence moins visible et dont l’influence semble être marquée dans le processus de création est l’allusion au mouvement artistique qu’est le pop art. Le contexte culturel dans lequel a émergé le mouvement graffiti américain est un élément pertinent pour le comprendre. Du point de vue artistique et culturel, c’est la période du Pop Art.1 : « Le pop art est né deux fois, la première en Angleterre et la seconde tout à fait indépendamment à New York . Il fascina dès sa deuxième naissance les jeunes du monde entier, mais il attira aussi toute une génération de gens d’âge moyen qui attendaient de la jeunesse un nouveau souffle dans le domaine des arts et du spectacle. » 2
Démarche esthétique de réappropriation des objets et des images de notre quotidien, de la culture de masse, le Pop art s’accapare les objets du milieu des mass media, et, surdéterminant leurs rôles et fonctions habituels, il les élève au statut d’œuvre d’art. C’est le triomphe de l’image télévisuelle, de la publicité, des stars du cinéma qui deviennent des objets de peinture, ainsi que des héros des comics. En même temps, s’opèrent une simplification de ces objets, et un changement dans la forme des images par le procédé de la répétition, qui définissent une conception moderne de l’art. Les œuvres traduisent alors une notion nouvelle : la reproductivité, la série, car elles sont reproduites à des centaines d’exemplaires, ce qui rompt avec l’unicité traditionnelle de l’œuvre d’art. Elles signifient l’ère de la société de consommation, le culte de l’image devenant une provocation en même temps qu’une parodie. Nous ne pouvons affirmer avec certitude que les writer ont suivi consciemment ce mouvement, mais on ne peut contester l’ influence notable de ce courant artistique, révolutionnaire pour l’époque, sur leurs inscriptions. « La technique du pop art ; c’est isoler l’objet, ou une partie et le montrer sur l’écran en gros plan, à la plus grande échelle possible. L’agrandissement énorme d’un objet ou d’un fragment d’objet lui confère une personnalité qu’il n’a jamais eue auparavant, et il devient ainsi le véhicule d’une puissance lyrique entièrement nouvelle. »3
La série, le détournement (idée de logo des marques), sont inscrits dans les graffitis. À la surmultiplication des objets, correspond la surmultiplication des noms dans l’espace urbain. Certaines fragmentations, distorsions, déconstructions observées sur le lettrage du nom sont également influencées par le milieu de l’art psychédélique des hippies des années 1960-1970, art que l’on trouve sur les pochettes de disque de l’époque. Or, les effets de lettres en trois dimensions et les couleurs flash se retrouvent dans les "throw ups" et les graffs.
discours avec une intention comique, ludique ou satirique, une bonne part des discours que nous tenons quotidiennement peuvent être qualifiés de parodiques. (...) Le but étant d’attirer l’attention du lecteur ou du spectateur par un alliage de familier et de nouveau, de provoquer chez lui le double plaisir de la reconnaissance et de la surprise. ” Encyclopaedia Universalis, Paris, 2000. 1. Le Pop Art est un mouvement artistique qui fera admettre l’imagerie populaire (emballage, la bande dessinée, la publicité) au sein des Beaux-Arts. Né dans les années 1950 en Grande Bretagne et au début des années 1960 aux Etats-Unis, ce style s’oppose à l’expressionnisme abstrait prédominant. 2. Lucy R. Lippard, Le pop art, Thames Hudson, Paris, 1996. p. 9. 3 . Lucy R. Lippard, Op.Cit, définition donnée par Fernand LEGER, p.18
308
LES GRAFFITIS DE NOM ET LES JEUX D’INTERTEXTUALITES 3.3. La culture des médias de masse (publicité, télévision) La troisième source d’influence est celle du milieu des médias de masse, particulièrement les techniques et les moyens modernes de communications développés dans l’art publicitaire. Écriture éphémère, le tag récupére les stratégies publicitaires de notre société de consommation en se présentant comme un logogramme (une marque graphique), en se répétant dans des lieux de visibilité optimale et en utilisant des supports muraux. Il est indissociable du contexte urbain, et s’inscrit alors parmi les autres écritures exposées de la ville. Les « comics américains », la bande dessinée, le dessin animé sont aussi des sources importantes d’inspiration. Leurs styles de lettre (linéales scriptes) se retrouvent dans les "bubble letters" ou encore dans les "throw up". Dans les graffs apparaissent des personnages ou "characters". Ajoutons enfin que toute une littérature informelle, « fanzines », et les magazines en circulation, ont été des vecteurs de diffusion et de propagation du mouvement graffiti dans le monde. Aujourd’hui, c’est Internet qui sert de relais à son expansion. 3.4. La signature du nom Entre imitation et transformation, le graffiti dans sa transposition française porte la marque du mouvement Hip Hop américain, qui demeure le lieu d’inspiration pour de nombreux jeunes, en même temps qu’il prend à leurs yeux une dimension mythique. Adapter la manière de taguer, de « graffer » a toutefois engendré une pratique d’écriture contemporaine avec un langage, un système, une culture graphique de l’image propre à l’espace urbain. Mais n’oublions pas qu’il s’agit de signatures. Inscription exposée qui présente autre chose que ce dont elle a l’air, donnée à voir pour être regardée, la signature du nom devient un spectacle graphique privé de son statut fonctionnel (signe d’identité, signe de validation). L’acte de signer devient une performance de monstration, voire de démonstration, où les noms sont exhibés, désignés à l’attention de tous par toutes sortes d’artifices visuels (couleur, signes de ponctuation, lieu de visibilité). Le tagueur s’amuse avec la parure du nom tout en spéculant sur sa représentation magique et son pouvoir. « C’est le nom comme marque, comme produit élevé au rang d’une publicité, au statut de produit à consommer. »1 4. INTERTEXTUALITE ET REECRITURE : HERMENEUTIQUE SCRIPTURAIRE 4.1. Mémoire d’une écriture éphémère Bien qu’identiques d’un point de vue linguistiques, les tags pourtant ne se ressemblent pas, car ils sont différents graphiquement et orthographiquement. Cette différence s’exprime parfois par un détail. Ainsi, un même nom peut se développer sous plusieurs variantes graphiques. C’est la raison pour laquelle dans la constitution 1. Joël CLERGET, Le nom et la nomination, sources sens et pouvoirs, Toulouse, Centre National de Lettres de Midi-Pyrénées, Erès, 1990, p.17
309
L’INTERTEXTUALITE du corpus, nous avons tenu à recueillir des séries de tags, les plus complètes possibles, et c’est par l’étude de séries taguées que nous pensons le lire et le déchiffrer. Écriture de la répétition, le tag est une graphie qui se redit en permanence et par conséquent est sans cesse reformulée, ce qui contribue à la création de variantes scripturales. Ces dernières se répartissent en variantes graphiques qui touchent au graphe d’écriture (point de vue formel) et en variantes orthographiques dans la manière d’écrire le nom d’où des jeux avec le langage. La variation à la fois comme moteur dynamique de la production graphique et comme principe général de formation est au cœur du système tagué. Si les variations graphiques favorisent l’exploration des variantes formelles et ses capacités expressives, les variantes orthographiques permettent de jouer sur le possible de la langue. Réécrire sans cesse pour trouver la forme adéquate la plus « esthétique » possible pour son tag entraîne le tagueur dans une activité scripturale de transformation graphique continue qui lui permet de révéler l’hétérogénéité et la plasticité des signes de l’écriture. Le tag nous donne ainsi à voir un nom qui se répète, mais qui en même temps s’altère sous l’effet de sa multiplication et sa réécriture. Le tag ne s’appréhende jamais seul mais toujours en interaction. Cela signifie qu’une lecture possible dans le sens tout d’abord d’un déchiffrage de l’inscription ne devient accessible que grâce à la multiplicité des graphies. Les tags sont parfois jugés illisibles et indéchiffrables, or toutes les variantes d’un même tag ne le sont pas, différentes étapes du lisible à l’illisible sont déclinées. Comprendre le tag, c’est donc explorer ses versions, ses variantes d’écritures, car il présente autre chose qu’une simple production fixe et finie de graphies. Il est le résultat d’un travail fructueux de notations qui se prêtent à de multiples lectures à condition de jouer sur l’espace de la différenciation graphique. Ainsi, les tags ne se lisent qu’en relation les uns avec les autres. Le rassemblement des différents tags du même nom permet de faire apparaître une certaine évolution dans le tracé graphique des formes qui traduisent deux tendances : vers une schématisation de l’écriture du nom pour écrire plus vite, et vers un geste calligraphique permettant une plus grande cursivité de l’écriture. Il s’opère de cette manière un passage du lisible au visible dans le processus de création du graffiti. 4.2. La réécriture comme procédé intertextuel Inscription de la répétition, le tag laisse entrevoir une production scripturale qui s’organise dans un réseau graphique en transformation perpétuelle et s’inscrit dans un espace dans lequel il faut circuler. Ainsi, se met en place dans les inscriptions une sorte de polygraphie scripturale dans la mesure où un tag peut être lu par le biais d’un ou des éléments scripturaux provenant d’un autre tag. Cela s’observe sur une forme graphique ou sur un style de lettre. Tout un jeu de renvoi, d’une forme à l’autre à l’intérieur d’une même graphie et même entre des graphismes différents, autorise une lecture qui peut se faire du point de vue interindividuelle pour un tag emprunté ou intra individuelle.
310
LES GRAFFITIS DE NOM ET LES JEUX D’INTERTEXTUALITES Ce principe de réappropriation, d’emprunt et de réorganisation à partir d’un élément, d’un style existant dans un autre tag qui se nomme « biting »1 est à la base de la production de tag qui s’auto engendre en quelque sorte par le biais de ses propres formes. Une autre règle d’appropriation appelée « sampling », souvent utilisée en musique, constitue un procédé de production pour les écritures, dont l’étendue des emprunts touche à un champ plus large de références culturelles ou sociales. Le « sampling » comme méthode et processus d’emprunt et de modification des éléments empruntés confère un grand « dialogisme » scriptural dans la pratique taguée pour la formation permanente de variantes scripturales typisées voire stylisée. Ces variantes utilisent différentes composantes culturelles qui sont transformées pour constituer quelque chose d’autre. Les signes empruntés sont dépossédés « de leur propriété sémiotique et fonctionnelle pour être reconvertis dans la sub-version. » Ainsi l’écriture est mise à l’épreuve dans son aspect formel par stylisation, mais la réécriture devient aussi un mode d’apprentissage du geste graphique avant de trouver son propre style. Le tag devient alors une inscription qui s’échange, mais ne se transmet pas comme un nom. La conséquence du « sampling » est la mise en œuvre d’échanges graphiques à l’intérieur de l’écriture, d’où une interscripturalité qui va générer une prolifération de variantes graphiques. L’écriture est alors soumise à un processus de décomposition et d’enrichissement qui lui confère une nature polysémique. Elle ne devient lisible et reconnaissable qu’à travers les différences, entre ses variantes scripturales. La pratique taguée apparaît donc comme un dialogue d’écritures où toute séquence écrite se fait par rapport à une autre provenant du même ou d’un autre tag. De sorte que toute séquence écrite est doublement orientée : vers l’évocation d’une autre écriture et vers sa transformation. Le tag ne se lit alors qu’en réseau. Un élément, un style tisse une relation graphique avec un autre tag et entre les tags dans une sorte de chaînes graphiques invisibles. Inscrit dans un jeu d’interaction constant ou les noms s’altèrent et se répondent par leur répétition, le tag fait trace et par là constitue une mémoire collective des éphémères, une mémoire scripturale qui fait référence et sert de repère. Une interscripturalité interne, c’est-à-dire propre au travail de lettrage opéré par le scripteur sur son inscription, se situe entre les formes canoniques de l’écriture scolaire apprise et le souci de s’en détacher pour trouver la forme, le style graphique pour son inscription d’où un dialogisme graphique à l’intérieur des formes. Une interscripturalité externe liée à la concurrence des tagueurs entre eux entraîne par contre une vitalité dans la création formelle et la stylisation graphique. CONCLUSION Imitation, transformation, stylisation sont les trois modes de fonctionnement permettant de comprendre ces graffitis qui installent alors des relations inter scripturales où les inscriptions sont en adaptations constantes. Si le tag suppose une interscripturalité formelle, les polygraphies nominales exaltent les formes graphiques, d’où la mise en œuvre d’ une nouvelle rhétorique visuelle pour notre champ visuel urbain. 1. “ Biting ” : veut dire prendre un dessin ou une idée de style voire même de nom (en le modifiant par un numéro) de quelqu'un d'autre ce qui est chose courant ” in Coming From the subway, New York Graffiti, p.11.
311
L’INTERTEXTUALITE Le mouvement graffiti toutefois évolue puisque ses éléments graphiques artistiques sont aujourd’hui employés dans les campagnes publicitaires. En outre des revues spécialisées et des vidéos traitant du sujet sont publiées. La mise en valeur des interactions présentes dans la culture des jeunes par rapport à la culture de masse entraîne la création d’un nouveau type de langage orienté vers une culture de l’image avec comme support d’expression le graffiti et le graphe de l’écriture. « Le graphe apparaît comme le lieu où la société et l’individu expriment, en jonction de pratiques chargées réellement et symboliquement, la représentation et la valorisation d’un sens. Il s’agit tout à la fois de répéter, en se l’appropriant par l’impression collective particulière, les gestes et les attitudes mentales fondatrices de l’écriture, et de déplacer les fonctions contraignantes de l’écrit, du graphe comme lieu où se cristallisent et s’énoncent en vérités absolues les pouvoirs économiques, religieux et symboliques […]. Le retour à la « lettre » est donc aussi retournement de la « lettre », tentative pour briser les rapports de dépendance et de soumission qui en constituent la base sociale : le graphe est travaillé par ses propres marques d’autorité, aux fins d’une destruction plus ou moins radicale de ses affirmations et de ses redites. Déconstruction, recomposition : à travers les diverses formes d’écritures, se joue la double partie d’une adaptation sociale des tracés aux exigences culturelles d’un groupe, d’un pouvoir […] et la mise en cause de ces formes elles-mêmes, considérées cette fois dans leur tyrannie pesante et sans faille […] Au cœur de la lettre, ou sur ses marges, le social et l’esthétique se rencontrent, se mêlent, se déchirent, par un mouvement de brisure qui serait celui de la société elle-même »1.
MAGLOIRE Marie-Christine Université de Franche-Comté m_christine_m@hotmail.com BIBLIOGRAPHIE KRISTEVA, J., Séméiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969. BAKHTINE, M., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. BAKHTINE, M., Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984. BARTHES, R., " Texte (théorie du) ", Encyclopaedia Universalis, 1973. CASTELMAN, C., Getting up : Subway graffiti in New York, New York, 1982. CLERGET, J., Le nom et la nomination, sources sens et pouvoirs, Toulouse, Centre National de Lettres de Midi-Pyrénées, Erès, 1990. CONTE, R., « L’ordre du graffiti », Tribu, n° spécial 10, Toulouse, 1985. FRAENKEL, B., La signature genèse d’un signe, Paris, Gallimard, 1992. GENETTE, G., Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982. HOEKSTRA, F., Coming from the Subway, New York, Graffiti-Art, histoire et développement d’un mouvement controversé, Ubi, Paris, 1992. JENNY, L., " La stratégie de la forme ", Poétique, n° 27, 1976 (n° spécial consacré à la notion d’intertextualité). LAFONT, R., Anthropologie de l’écriture, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984. LIPPARD, Lucy R., Le pop art, Thames Hudson, Paris, 1996 RIFFATERRE, M., La production du texte, Paris, Seuil, 1979. RIFFATERRE, M., Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil, 1983. PIÉGAY-GROS, N., Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996. SENNET, R., La conscience de l’œil, nouvelle édition révisée, traduit de l’anglais États-Unis par Dominique DILL, nouvelle préface, éd. Passion, Paris, 2000 SOMVILLE, L., " Intertextualité " in Méthodes du texte. Introduction aux études littéraires, M. Delcroix et F. Hallyn. Louvain-la-Neuve, Duculot, 1987, p. 113-131. ANGENOT, M., " L’intertextualité" : enquête sur l’émergence et la diffusion d’un champ notionnel ", Revue des sciences humaines, tome LX, n° 189, 1983. TODOROV, T., Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981 SAMOYAULT T., Intertextualité, mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 2001.
1. Robert LAFONT, Anthropologie de l’écriture, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984. p. 209.
312
ITALIANISMES DU FRANÇAIS DANS LES DICTIONNAIRES MONOLINGUES CONTEMPORAINS : INTERTEXTUALITÉ, ASSIMILATION, CULTURES Les italianismes seront ici une exemplification et un objet d’étude. En tant qu’exemplification ils renvoient à la problématique des emprunts, à partir des différentes étapes de parution et de diffusion des mots étrangers dans une langue jusqu’à leur assimilation et possible lexicalisation. Cette dernière focalise notre attention sur la lexicographie : dans ces quelques pages nous nous occuperons de dictionnaires monolingues français contemporains (dictionnaires de langue), avec quelque incursion dans la lexicographie en diachronie. Le Grand Robert de la langue française (1985) donne à l’entrée « intertextualité, n. f. » la définition suivante : Didact. Caractère fondamental de tout texte, par lequel il renvoie à d’autres textes (Kristeva, 1958)1
De par son statut, le dictionnaire est par excellence issu d’intertextualité, constituante, et diffuse à plusieurs niveaux : de l’élaboration de la macrostructure, source de bien des difficultés, aux rapports entre nomenclature, définitions et exemples (et entre ces derniers et les définitions). En schématisant au maximum, il est spécialement question d’intertextualité pour la filiation d’un dictionnaire à un autre, et encore d’intertextualité pour une des données les plus étudiées en microstructure, à savoir l’exemple. 2 1
Grand Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 1985, 7 vol. Nous ne proposons, dans la vaste bibliographie qui concerne l’exemple lexicographique, que quelques références de base : REY-DEBOVE J., Etude linguistique et sémiotique des dictionnaires français contemporains, La Haye, Paris, Mouton, 1971 ; MARTIN R., “ L’exemple lexicographique dans le dictionnaire monolingue ”, HAUSMANN F. J., REICHMANN O., WIEGAND H. E., ZGUSTA L. (dir.), Wörterbücher, Dictionaires, Dictionnaires, Encyclopédie Internationale de Lexicographie, Berlin/New York, Walter de Gruyter, vol. 1, 1989, p. 599 ; “Dictionnaires et littérature. Actes du Colloque International Dictionnaires et littérature. Littérature et dictionnaires (1830-1990) ”, Lexique, 12-13, 1995 ; Langue française, 106, 1995, numéro entièrement consacré à l’exemple : “L’exemple dans le dictionnaire de langue. Histoire, typologie, problématique”. 2
313
L’INTERTEXTUALITE Défini comme « élément de la microstructure [possédant] deux caractères nécessaires et suffisants : (1) C’est un énoncé qui contient le mot-entrée. (2) Il est présenté de telle sorte qu’on le distingue comme mentionné à l’intérieur d’un texte en usage » 1 l’exemple peut être forgé, construit par le lexicographe ou l’équipe de lexicographes, ou bien être un exemple cité, ou citation, le résultat d’un découpage et du prélèvement d’un fragment de texte dont la source est littéraire (de façon prédominante), ou paralittéraire, ou non littéraire. Selon une pratique lexicographique bien connue les dictionnaires se recopient l’un l’autre, utilisent des fonds communs de citations et d’exemples.2 En voici un témoignage, suivant le fil de transformations de citations du Grand Robert au Petit Robert, et de ce dernier au Micro Robert (même s’il n’a pas d’exemples cités, le Micro Robert représente une filiation directe du précédent) : «… il n’est pas destructeur ; il est purgé de toute ironie. Il est net de tout blâme, même dans l’invective ». SUARÈS, Trois hommes, Dostoïevski, V. (Grand Robert, s.v. net, nette 1°) Fig. et littér. Il est net de tout blâme : débarrassé, délivré (Petit Robert, s.v. net, nette I.A.2°) 3 « Les chagrins avaient prématurément flétri le visage de la vieille dame » (Balzac), Petit Robert, s.v. flétrir « L’âge a flétri son visage », Micro Robert, s.v. flétrir.4
En microstructure et encore au sujet des exemples la procédure de la neutralisation 5 est elle-même révélatrice d’intertextualité. Par neutralisation nous entendons la réduction d’une citation, souvent par étapes successives, à un modèle de langue : de « Brénugat passa deux longues journées à déménager ses meubles (Duhamel, cité par le TLF, s.v. déménager) [à] Il déménagea ses meubles, puis par de nouvelles réductions […] déménager ses meubles, déménager qqc. ».6 En ce qui concerne l’intertextualité lexicographique, nous voudrions rappeler deux travaux sur le Dictionnaire de l’Académie française (1694, première édition, dorénavant DA). L’étude de S. Delesalle et F. Mazière, Raison, foi et usage7 se situe dans le cadre de travaux portant sur les rapports entre grammaires et dictionnaires du français et montre comment sont présentés dans ce dictionnaire les « objets de la pensée » (noms, pronoms, adverbes, prépositions avec les phénomènes de dérivation et de composition) et les emplois des mots. Les rapports intertextuels avec Port-Royal (Grammaire et Logique), le recensement des usages des mots et de leurs spécificités (séries synonymiques, collocations) sont exemplifiés à partir de
1
REY-DEBOVE J., cit., p.258. Ce qui explique – a contrario – la mise en relief suivante dans l’Avant-propos du Dictionnaire du français. Référence apprentissage, REY-DEBOVE J. (dir.), Paris, Le Robert, Cideb, CLE International, 1999, p. XI : « Le Dictionnaire du français est une œuvre originale écrite entre 1996 et 1998 pour les apprenants; aucun texte ne provient d’un autre dictionnaire Robert, parce que cet ouvrage s’adresse surtout à un public non francophone dont les besoins sont spécifiques ». 3 LEHMANN A., “ Du Grand Robert au Petit Robert : les manipulations de la citation littéraire ”, Lexique, cit., p. 112. 4 CORBIN P., “ Le monde étrange des dictionnaires (8). Du Petit Robert (1967) au Micro Robert (1971) : le recyclage de citations ”, ibid., p. 135. 5 REY-DEBOVE J., Etude linguistique et sémiotique des dictionnaires français contemporains, cit., p. 303. 6 MARTIN R., cit., p. 600. TLF : Trésor de la langue française, Paris, 1971 Æ 7 DELESALLE S., MAZIÈRE F., “ Raison, foi et usage. Les modes de la signification dans le Dictionnaire de l’Académie (1694), la Grammaire Générale et Raisonnée et la Logique de Port-Royal ”, Sémantiques, 14, 1998, p. 45-68. 2
314
ITALIANISMES DU FRANÇAIS DANS LES DICTIONNAIRES MONOLINGUES… l’entrée homme.1 Nous sont très clairement indiqués les liens avec Port-Royal dans la première partie de l’article, où la condition humaine nous est décrite avec son lot de souffrances et de mort, dans une optique religieuse : HOMME. s. m. […] La condition de l’homme est bien malheureuse. L’homme est sujet à beaucoup d’infirmitez. Tous les hommes sont sujets à la mort. Tous les hommes ont péché en Adam. Tous les hommes ont été rachetez par JESUS-CHRIST. Le Fils de Dieu s’est fait homme. Il s’appelle luy mesme dans l’Évangile, le Fils de l’homme. Il est aussi appelé l’homme de douleurs. Il est vray Dieu & vray homme. Il est homme-Dieu […]
On y repère tout le tissage textuel que Port-Royal proposait dans sa Logique au sujet des : esprits des hommes ‘ordinairement faibles et obscurs, pleins de nuages et de faux-jours’ et qui se laissent détourner ‘de la considération des dangers de la mort’ par le double ‘fantôme’ de la ‘raillerie des lâches’ et de ‘la louange des vaillants’ et […] de ‘la corruption du péché [qui] le sépare [l’homme] de Dieu en qui seul il pourrait trouver son bonheur’. 2
L’autre étude, Le Dictionnaire de l’Académie française (1694) et la Préédition de 1687 de F. Mazière, 3 se penche sur cet important document qu’est la Préédition du DA. Intéressante à plus d’un égard, la Préédition révèle le grand cheminement qui s’est fait au niveau des définitions, des collocations, des exemples construits (comme on le sait bien pour le DA) et de l’organisation des articles. Suivant les consignes typographiques de l’auteur nous reproduisons ici le début de la microstructure de l’entrée Feindre dans la Préédition et dans le DA. Comme on peut le voir, une véritable intertextualité constituante s’y déploie. « Prééd. 1687 DA 1694 1-1 FEINDRE v.a. Faire paraître une chose qui 2.1. FEINDRE v.a. Simuler, se servir d’une fausse n’est pas. Feindre une maladie, feindre une apparence pour tromper, Faire semblant. entre prise, feindre de la joie, en feignant Feindre une maladie, feindre une entreprise, d’aller à la chasse, il se sauve. feindre de la joie, En feignant d’aller à la chasse, il se sauve, feindre d’estre triste, feindre d’estre en colère, il faut savoir feindre. l’art de feindre 1-2 Il signifie aussi, Inventer, contourner. Il feint 2-2 Il signifie aussi, Inventer contourner. Il feint des choses qui ne sont pas vrayssemblables. ce des choses qui ne sont pas vrayssemblables. ce poëte a feint des Héros qui n’ont jamais esté poëte a feint des Héros qui n’ont jamais esté. On dit en ce sens. Se feindre des chimères, des sujets de chagrin, de mécontentement 1-3 On dit, Se feindre des chimères, des sujets de 2-3 chagrin, de mécontentement. 1-4 Il est aussi neut. & signifie, Dissimuler, faire 2-4 semblant d’être ce qu’on n’est pas. Feindre d’être gai. feindre d’être triste. Feindre d’être en colère. Il faut savoir feindre, l’art de feindre 1-5 Il signifie encore, mentalement, Faire difficulté, 2-5 FEINDRE, v.n. hésiter à faire quelque chose, hésiter. Il ne feint point d’aller aux coups en faire difficulté. En ce sens, il ne se dit guère qu’avec la négative. Je ne feindrai point de donner cinquante pistoles de ce cheval là ».4
1
Un autre article est montré, celui qui concerne l’entrée Ne. DELESALLE S., MAZIÈRE F., cit., p. 54. MAZIÈRE F., “Le Dictionnaire de l’Académie française (1694) et la Préédition de 1687 ”, AUROUX S., DELESALLE S., MESCHONNIC H. (dir.), Histoire et grammaire du sens. Hommage à Jean-Claude Chevalier, Paris, Armand Colin, 1996, p. 124-139. 4 Ibid., p. 130-132. 2 3
315
L’INTERTEXTUALITE Les alignements et les italiques sont fidèles à l’original ; les gras soulignent les changements de DA 1694 par rapport à la Préédition de 1687 : on constate qu’en 2-1 se retrouvent 1-2 et 1-4, et qu’en 2-5 convergent 1-2 et 1-3. Dans le domaine lexicographique, eu égard à l’intertextualité (microintertextualité avançons-nous), une des premières données auxquelles on pense au niveau du lexique est celle de l’emprunt. Pas de langues vivantes sans emprunts, n’en déplaise aux puristes. Une seule citation résumera cet apport fondamental pour toute langue : L’emprunt est un problème de ‘langues en contact’, de bilinguisme sur un point précis : il se produit par attraction d’une langue par rapport à une autre, et résulte soit d’un contact humain, volontaire ou forcé, soit d’une relation politicoéconomique […], soit d’une influence ou d’un rayonnement particulier dans le domaine de la pensée, des arts […] etc. Aucune langue n’est ‘pure’ au sens où elle serait totalement exempte d’emprunts.1
Parmi les emprunts qui enrichissent donc la langue française et concourent à sa mouvance nous avons privilégié les italianismes.2 Les études qui s’en sont occupées ont généralement souligné l’aspect quantitatif de leur parution. En plus de travaux italiens, allemands et hollandais datant du début du XXe siècle3 et d’un important ouvrage anglais de la seconde moitié du siècle dernier,4 dans le cadre des études françaises nous rappelons que dans son "Introduction" au Dictionnaire étymologique de la langue française A. Brachet (1868)5 comptait 450 italianismes, qui deviendront un millier environ dans le Dictionnaire général de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas (1900).6 D’autres listes sont connues : de celles de Brunot, présentées au fil des périodes historiques7 au listage de 850 unités proposé par P. Guiraud (1965).8 Dans son étude sur les italianismes du XXe siècle M. Deslex en 1 COLIN J.-P., Le lexique, YAGUELLO M. (dir.), Le grand livre de la langue française, Paris, Seuil, 2003, p. 408 2 MARGARITO M.G., « Italianismes du français. Notes sur des parcours de recherche », Cahiers de lexicologie, 78, 2001, p. 117-126. 3 ADAMI V., Vocaboli italiani nella lingua francese, 1915 ; DESCHERMEIER L., Zur Geschichte der itanienischen Lehnwörter in der französischen Schriftsprache : die Wörter des militär-Gedankenkreises (bis ca. 1600), München, 1923 ; KOHLMANN G., Die italianischen Lehnworte in der neufranzösischen Schriftsprache (seit dem XVI. Jahrhundert), Kiel, Vegesack, 1901 ; SAARAUW C., Die Italianismen in der französischen Sprache des 16. Jahrhunderts, Bern-Leipzig, 1920 ; SAYA A., Contribution de l’Italie à l’enrichissement de la langue française, Messina, 1905 ; TRACCONAGLIA G., Contributo allo studio dell’italiano in Francia, Lodi, 1917 ; VIDOS B. E., "Contributo alla storia delle parole francesi di origine italiana", Archivium Romanicum, 15, 1931, p. 449-479 ; id., "Profilo storico-linguistico dell’influsso del lessico nautico italiano su quello francese", Archivium Romanicum, 16, 1932, p. 255-271 ; id., "Storia delle parole marinaresche italiane passate in francese. Contributo storico-linguistico all’espansione della lingua nautica italiana", Biblioteca dell’Archivium Romanicum, serie II, vol. 24, Ginevra e Firenze, 1939, XIII, p. 698 ; WIND B. H., Les mots italiens introduits en français au XVIe siècle, Deventer, Kluwer, 1928. 4 HOPE T.E., Lexical Borrowing in the Romance Languages, Oxford, Blackwell, 1971, 2 voll. 5 BRACHET A., Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, 1868, cité par DESLEX M., "Continuità, ritorni e novità nei prestiti italiani del XX secolo ", La letteratura e l’immaginario. Problemi di semantica e di storia del lessico franco-italiano, Atti dell’XI Convegno della Società Universitaria per gli Studi di Lingua e Letteratura Francese, Verona, 14-18 ottobre 1982, Milano, Cisalpino-Goliardica, 1984, p. 375-391. 6 HATZFELD, DARMESTETER et THOMAS, Dictionnaire général de la langue française, Paris, 1890-1900, cf. DESLEX M., ibid. 7 BRUNOT F., Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, Armand Colin, 1933-1953, XIII tomes. 8 GUIRAUD P., Les mots étrangers, Paris, PUF, 1971 [1965].
316
ITALIANISMES DU FRANÇAIS DANS LES DICTIONNAIRES MONOLINGUES… inventoriait 90 environ, lexicalisés dans les répertoires lexicographiques français parus de 1971 à 1980.1 Le panorama éditorial des années quatre-vingt-dix avance d’autres témoignages pour le recensement des italianismes, des travaux de H. Walter sur les mots d’origine étrangère qui sont entrés dans la langue française2 à la publication du Robert historique,3 à l’inventaire du Petit Robert-CD-Rom, première version électronique du Petit Robert (1997). 4 Le Petit Robert-CD-Rom dénombre 1150 mots d’origine italienne plus 53 appartenant à l’italien régional et dialectal.5 Cette visée historico-énumérative s’accompagne des domaines sémantiques privilégiés occupés par ces emprunts, au fil de leur assimilation au français et suivant les siècles. La tradition est respectée au XXe siècle aussi, même pour les italianismes en tant que néologismes, souvent non encore lexicalisés : cuisine, gastronomie, alimentation (gelati, panettone, tiramisu, cuisson al dente, café express, expresso, cappuccino…), musique divertimento, ostinato… Nous ne pouvons oublier l’entrée massive au XVIIIe siècle d’italianismes concernant cet art, ni que plus de 10 % du total des italianismes de la langue française appartient au lexique de la musique),6 sport (calcio, tifo, tifosi), politique (Brigades Rouges, clientélisme, Mains propres…), cinéma (dolce vita, paparazzi, western spaghetti…). Et puis, présent depuis le XIIIe siècle, souple, disponible et économique le suffixe - issime se relie aux adjectifs, aux noms et aux noms propres (sublimissime, mélodramissime, bonapartissime…).7 Mais, que reste-t-il des italianismes dans des dictionnaires français encore plus récents, ou contemporains toujours, mais interrogés de façon différente, au-delà du catalogage comptable et des champs sémantiques de pertinence ? L’optique intertextuelle que nous envisageons maintenant concerne cet ensemble d’informations que nous appelons génériquement culturelles. L’aspect culturel dans les dictionnaires est depuis des années un souci lexicographique, à partir d’une étude d’A. Rey de 19878 que nous prenons comme jalon récent de cette problématique, sans oublier que cet essai fait état d’une interrogation sous-tendue, préalablement explicitée. D’autres disciplines, inséparables de l’optique linguistique, ont abordé cet aspect, notamment en didactologie des langues-cultures les travaux de
1 DESLEX M., cit.. Du même auteur voir aussi , “ Le ‘fritalien’ existe-t-il ? – Emprunts néologiques à l’italien ”, Bulletin de l’Unité de recherche Linguistique n° 4 – Observation et enseignement /apprentissage du français contemporain, CNRS INALF, 5, 1989, p. 105-131. 2 WALTER H. et G. , Dictionnaire des mots d’origine étrangère, Paris, Larousse, 1991 ; WALTER H., L’aventure des langues en Occident. Leur origine, leur histoire, leur géographie, Paris, Laffont, 1994 ; id., L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Laffont, 1997. 3 Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de REY A., Paris, Le Robert, 1992, 2 voll. 4 Le Petit Robert dictionnaire de la langue française, version électronique, Le Robert, Havas Interactive, 1997. 5 Pour ces données nous avons utilisé la recherche sur la barre d’outils, par critères "étymologie" et "langue". 6 MARGARITO M.G., "La musique de ces italiens (italianismes de la langue française : notes sur le lexique musical. Première ébauche)", Studi di storia della civiltà letteraria francese. Mélanges offerts à Lionello Sozzi, Paris, Champion, 1996, 2 voll ; 2e vol., p. 924-938. 7 MARGARITO M.G., « Italianismes du français. Notes sur des parcours de recherche », cit., p. 117-126. Cf. aussi CHAURAND J. (dir.), Nouvelle histoire de la langue française, Paris, Seuil, 1999, le chapitre Quelques regards jetés vers l’avenir, p. 739-740. 8 REY A., “Le dictionnaire culturel ”, “ Introduction ”, Lexicographica, 3, 1987, p. 3-50
317
L’INTERTEXTUALITE 1
R. Galisson et, tout récemment, des analyses lexicographiques et traductologiques aussi.2 Le corpus de dictionnaires que nous avons interrogés se compose des ouvrages suivants : Le Petit Robert des enfants, Paris, Le Robert, 1988 ÆREn Le Robert méthodique, Paris, Le Robert, 1989 ÆRM Le Robert pour tous, Paris, Le Robert, 2001 [1994] ÆRT Le Petit Robert CD-Rom, version électronique du Nouveau Petit Robert, 1997 ÆPRE Dictionnaire du français. Référence apprentissage, 1999 ÆRA3
Nous ne nous attarderons pas sur la présentation du Petit Robert et du Robert méthodique dictionnaires bien connus, mais nous réserverons quelques lignes aux autres dictionnaires de ce corpus. Le Robert pour tous annonce en quatrième de couverture son optique culturelle et caractérise implicitement le type de culture convoquée : « Une ouverture culturelle par des citations littéraires, poétiques, historiques, des allusions et des pensées ». Quant aux destinataires, il s’agit évidemment, comme le titre l’indique, du « plus large public, toutes catégories réunies ».4 Le Petit Robert des enfants, dont le public est explicité par le titre, tranche d’âge 7-11 ans, a marqué un tournant dans la lexicographie française. C’est un dictionnaire pour enfants qui donne des définitions et s’oppose en cela aux dictionnaires pour enfants et pour jeunes qui ne proposent que des exemples à valeur définitoire. 5 L’organisation de l’ouvrage est sur trois colonnes dans chaque page : parmi les nouveautés qu’il présente, une des plus saillantes est sans aucun doute d’avoir actualisé une fonction linguistique habituellement absente des dictionnaires, à savoir la fonction narrative. Les exemples du REn mettent en scène des personnages, des lieux, une histoire et le pari de lire un dictionnaire comme on ne le lit jamais, non pas pour le consulter, mais pour suivre un récit est ici gagné. Le Dictionnaire du français. Référence apprentissage s’adresse à un public d’apprenants non francophones (français langue étrangère), présente une macrostructure établie à partir de critères de fréquence et d’« importance »6 des
1
Cf. Cahiers de lexicologie, 78, 2001, “Hommage à R. Galisson ”. Cf. Etudes de Linguistique Appliquée, 128, 2002. 3 MORVAN D., avec le concours de REY A., Le Robert pour tous, Paris, Le Robert, 2001 [1994] REY-DEBOVE J. (dir), Le Petit Robert des enfants, Paris, Le Robert, 1988 REY-DEBOVE J. (dir.), Le Robert méthodique, Paris, Le Robert, 1989 REY-DEBOVE J. (dir.), Dictionnaire du français. Référence apprentissage, cit. REY-DEBOVE J. , REY A.(dir.), Le Petit Robert CD-Rom, version électronique du Nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, Havas Interactive, 1997 4 RT, Avant-propos, p. XIII. Sur ce dictionnaire cf. l’étude de HEINZ M., “ L’exemple lexicographique à fonction culturelle dans Le Robert pour tous”, Etudes de Linguistique Appliquée, 128, 2002, p. 413-430. 5 REn, REY-DEBOVE J., Préface, p. X : « On a volontairement choisi de définir les mots comme dans les dictionnaires d’adultes et en opposition avec la mode récente et paresseuse qui consiste à donner seulement des exemples ». Voir sur ce dictionnaire l’essai de LEHMANN A., “Une nouvelle conception du dictionnaire d’apprentissage : le Petit Robert des enfants ”, Cahiers de lexicologie, 59, 1991, p. 109150. 6 RA, REY-DEBOVE J., Avant-propos, p. IX : « Nous avons retenu la notion d’importance, qui correspond mieux aux besoins du lecteur. Est important un mot dont on ne peut se passer dans la vie quotidienne, ou pour comprendre, ou pour s’exprimer. Une grande partie des mots fréquents sont importants (dormir, interdit, argent, vite), mais d’autres moins fréquents sont extrêmement utiles parce qu’ils désignent des choses précises sans avoir des synonymes (coincer, comparable, collision, obligatoirement) ». 2
318
ITALIANISMES DU FRANÇAIS DANS LES DICTIONNAIRES MONOLINGUES… mots, nomenclature où apparaissent même les formes fléchies et, soucieux des besoins de ses destinataires, propose des faux amis en quatorze langues.1 Des programmes différents informent ces dictionnaires, mais dans la visée d’intertextualité culturelle qui est la nôtre nous y chercherons d’une part ce qu’il reste de l’identité originaire de ces emprunts, la couleur, d’une certaine manière, si nous voulons utiliser une métaphore éculée (surtout lorsqu’il est question d’Italie), de l’autre de quelle culture les données que nous relevons sont porteuses. À savoir, et en reprenant la distinction de R. Galisson entre culture savante (pour être bref, celle qu’on apprend à l’école) et culture quotidienne, existentielle2 quelles informations sont véhiculées en microstructure, notamment par les exemples, ou les citations, si ces dernières sont présentes. Nous avons choisi d’aller consulter notre corpus de dictionnaires à partir de ces quelques entrées : intermezzo, le suffixe – issime, maestro, macaroni, pizza, spaghetti, choisies pour leur « représentativité ». Intermezzo et maestro renvoient à l’important lexique musical dont nous sommes redevables aux Italiens, macaroni, pizza et spaghetti sont des rappels du domaine de la cuisine et de la gastronomie, et bien au-delà. Le traitement varie d’un répertoire à l’autre, parfois l’assimilation à la langue française est telle que l’origine est estompée, absente : -ISSIME Elément d’adjectifs et de noms à valeur superlative qui signifie « très, au plus haut degré ». V. – ime. La base est de la même catégorie grammaticale que le composé (ex. d’adj. Rarissime, richissime, sérénissime ; ex. de n. généralissime) RM MAESTRO n. m. Compositeur de musique ou chef d’orchestre célèbre. V. Maître. Les deux maestros RM
alors que, sous d’autres entrées et dans le même dictionnaire, on l’y retrouve : PIZZA n.f. ∙ Tarte italienne de pâte à pain garnie de tomates, anchois, olives, jambon, fromage.. (Cf. Pissaladière). Servir des pizzas en entrée ▼PIZZERIA n. f. ∙ Restaurant italien spécialisé dans la pizza. Des pizzerias RM
Ailleurs, les informations sur l’origine, l’histoire du mot suivent l’entrée et n’appartiennent ni à la définition, ni aux exemples : INTERMEZZO n. m. < ital. de mezzo « à demi », du latin medius Æintermède > Intermède musical – fig. « Intermezzo » (pièce de Giraudoux) RT intermezzo [RtDYmDdzo] n. m. • 1868 ; mot it. ♦ Mus. 1 ♦ Partie musicale insérée entre les actes d’une œuvre théâtrale. ⇒ intermède. 2 ♦ Mouvement de liaison dans une œuvre musicale. Des intermezzos PRE
Le rappel à l’origine des mots s’avère très intéressant dans REn, où l’italianité s’affiche de plusieurs façons : comme élément concernant l’origine, éventuellement comme notation d’orthographe, comme explicitation, parfois redondante, dans les exemples : MAESTRO n. m. Compositeur de musique ou chef d’orchestre très connu. Toscanini était un maestro italien célèbre dans le monde entier. [colonne de droite : Maestro est un mot italien/[…] Au pluriel : des maestros] REn
1
Ibid., p. X : « Une des originalités de ce dictionnaire consiste à signaler les faux amis dans 14 langues ». Cette distinction se retrouve dans bien des essais. Cf. notamment GALISSON R., De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE International, 1991 ; “Où il est question de lexiculture, de Cheval de Troie, et d’Impressionnisme…”, Etudes de Linguistique Appliquée, 97, 1995, p. 5-14 ; “Didactologie : de l’éducation aux langues-cultures à l’éducation par les langues-cultures”, Etudes de Linguistique Appliquée, 128, 2002, p. 497-510. 2
319
L’INTERTEXTUALITE Côté culture quotidienne, nous rencontrons MACARONIS n. m. pl. Pâtes en forme de tube. Claire aime beaucoup les macaronis au gratin. [colonne de droite : Macaroni est un mot d’origine italienne/colonne de gauche : Va voir aussi nouilles, spaghettis] REn PIZZA n. f. Tarte italienne faite de pâte à pain et recouverte de tomates, de jambon, de fromage… Hippolyte a commandé une pizza aux olives et aux anchois [colonne de droite : On mange des pizzas dans une pizzeria/colonne de gauche : […] Au pluriel : des pizzas] REn SPAGHETTIS n. m. pl. Pâtes longues et fines. Antoine a avalé une énorme assiette de spaghettis à la crème. [colonne de droite : Va voir aussi macaronis, raviolis/colonne de gauche : Le g est suivi d’un h. C’est un mot d’origine italienne] REn
Côté culture savante, nous rappelons (voir ci-dessus) la citation d’un texte littéraire sous intermezzo (RT) et nous allons montrer quelque attestation dans RA. Dans ce dictionnaire d’apprentissage les entrées que nous avions choisies ne nous ont permis de glaner aucun trait d’italianité : ni macaroni, ni pizza, ni spaghetti. Non que l’indication de la langue d’origine soit complètement absente des microstructures : elle peut paraître dans les exemples, parfois de façon inattendue. Ci-dessous quelques témoignages : s.v. baroque : Le style baroque vient d’Italie (culture savante, arts) s.v. comédie : « La Locandiera » est une comédie de Goldoni. (culture savante, littérature) s.v. fascisme : Mussolini a établi le fascisme en Italie en 1922 (culture savante, histoire)
Si les références culturelles (culture savante, culture quotidienne, culture populaire, etc.) sont de plus en plus apparentes dans les dictionnaires les plus récents, le traitement hétérogène réservé aux emprunts quant à leur origine nous invite à souligner combien les différences concourent à l’amalgame et combien le statut lui-même d’emprunt est culturellement important. Qu’il ne soit pas laissé pour compte. MARGARITO Mariagrazia UNIVERSITÉ DE TURIN (ITALIE) mariagrazia.margarito@unito.it BIBLIOGRAPHIE BRUNOT F., Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, Armand Colin, 1933-1953, XIII tomes. Cahiers de lexicologie, 78, 2001. CHAURAND J. (dir.), Nouvelle histoire de la langue française, Paris, Seuil, 1999. COLIN J.-P., Le lexique, YAGUELLO M. (dir.), Le grand livre de la langue française, Paris, Seuil, 2003. CORBIN P., « Le monde étrange des dictionnaires (8). Du Petit Robert (1967) au Micro Robert (1971) : le recyclage de citations », Lexique, 12-13, 1995, p. 125-145. DELESALLE S., MAZIÈRE F., « Raison, foi et usage. Les modes de la signification dans le Dictionnaire de l’Académie (1694), la Grammaire Générale et Raisonnée et la Logique de Port-Royal », Sémantiques, 14, 1998, p. 45-68. DESLEX M., "Continuità, ritorni e novità nei prestiti italiani del XX secolo ", La letteratura e l’immaginario. Problemi di semantica e di storia del lessico franco-italiano, Atti dell’XI Convegno della Società Universitaria per gli Studi di Lingua e Letteratura Francese, Verona, 14-18 ottobre 1982, Milano, Cisalpino-Goliardica, 1984, p. 375-391. DESLEX M., cit. Du même auteur voir aussi, « Le ‘fritalien’ existe-t-il ? – Emprunts néologiques à l’italien », Bulletin de l’Unité de recherche Linguistique n° 4 – Observation et enseignement/apprentissage du français contemporain, CNRS INALF, 5, 1989, p. 105-131. « Dictionnaires et littérature. Actes du Colloque International Dictionnaires et littérature. Littérature et dictionnaires (1830-1990)”, Lexique, 12-13, 1995. Etudes de Linguistique Appliquée, 128, 2002. GALISSON R., De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE International, 1991. GALISSON R., « Où il est question de lexiculture, de Cheval de Troie, et d’Impressionnisme… », Etudes de Linguistique Appliquée, 97, 1995, p. 5-14.
320
ITALIANISMES DU FRANÇAIS DANS LES DICTIONNAIRES MONOLINGUES… GALISSON R., « Didactologie : de l’éducation aux langues-cultures à l’éducation par les languescultures », Etudes de Linguistique Appliquée, 128, 2002. GUIRAUD P., Les mots étrangers, Paris, PUF, 1971 [1965]. HEINZ M., « L’exemple lexicographique à fonction culturelle dans Le Robert pour tous », Etudes de Linguistique Appliquée, 128, 2002, p. 413-430. Langue française, 106, 1995. LEHMANN A., « Du Grand Robert au Petit Robert : les manipulations de la citation littéraire », Lexique, 12-13, 1995, p. 105-124. LEHMANN A., « Une nouvelle conception du dictionnaire d’apprentissage : le Petit Robert des enfants », Cahiers de lexicologie, 59, 1991, p. 109-150. MARGARITO M.G., "La musique de ces italiens (italianismes de la langue française : notes sur le lexique musical. Première ébauche)", Studi di storia della civiltà letteraria francese. Mélanges offerts à Lionello Sozzi, Paris, Champion, 1996, 2 voll ; 2e vol., p. 924-938. MARGARITO M.G., « Italianismes du français. Notes sur des parcours de recherche », Cahiers de lexicologie, 78, 2001, p. 117-126. MARTIN R., « L’exemple lexicographique dans le dictionnaire monolingue », HAUSMANN F. J., REICHMANN O., WIEGAND H. E., ZGUSTA L. (dir.), Wörterbücher, Dictionaires, Dictionnaires, Encyclopédie Internationale de Lexicographie, Berlin/New York, Walter de Gruyter, vol. 1, 1989. MAZIÈRE F., « Le Dictionnaire de l’Académie française (1694) et la Préédition de 1687 », AUROUX S., DELESALLE S., MESCHONNIC H. (dir.), Histoire et grammaire du sens. Hommage à Jean-Claude Chevalier, Paris, Armand Colin, 1996, p. 124-139. MORVAN D., avec le concours de REY A., Le Robert pour tous, Paris, Le Robert, 2001 [1994]. REY A., « Le dictionnaire culturel », « Introduction », Lexicographica, 3, 1987, p. 3-50. REY A (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, 2 vol. REY-DEBOVE J., Etude linguistique et sémiotique des dictionnaires français contemporains, La Haye, Paris, Mouton, 1971. REY-DEBOVE J. (dir), Le Petit Robert des enfants, Paris, Le Robert, 1988. REY-DEBOVE J. (dir.), Le Robert méthodique, Paris, Le Robert, 1989. REY-DEBOVE J. (dir.), Dictionnaire du français. Référence apprentissage, Paris, Le Robert, Cideb, CLE International, 1999. REY-DEBOVE J., REY A. (dir.), Le Petit Robert CD-Rom, version électronique du Nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, Havas Interactive, 1997. WALTER H., L’aventure des langues en Occident. Leur origine, leur histoire, leur géographie, Paris, Laffont, 1994. WALTER H., L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Laffont, 1997. WALTER H. et G. , Dictionnaire des mots d’origine étrangère, Paris, Larousse, 1991.
321
HYPERTEXTE : DE DAUDET A HUGO, BANVILLE ET GRINGORE
1. INTRODUCTION La nouvelle d’Alphonse Daudet « La chèvre de Monsieur Seguin » présente la particularité, si l’on considère les conditions de sa réception dans un passé relativement récent, d’avoir été à la fois très lue et mal connue. Une enquête que nous avons conduite sur près de 25 années (de 1973 à 1997), dans des contrées aussi différentes que le Tarn, Les Hautes Alpes, l’Aveyron, La Haute Garonne, la Principauté d’Andorre et le Gabon, donnait toujours les mêmes résultats, à savoir que près de 90 % des personnes interrogées affirmaient connaître ce texte, mais, à la question « Vous souvenez-vous de la première phrase de la nouvelle ? », la plupart citaient « Ah… qu’elle était jolie la petite chèvre de monsieur Seguin ! »1 (55 % de ceux qui avait un souvenir), d’autres « Monsieur Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres », c’est-à-dire la première phrase de l’histoire édifiante, et quelques-uns, sans jamais avoir pu citer exactement cette première phrase demandée, se rappelaient vaguement « qu’il était question d’un certain Gringoire ». Nous obtiendrions sans doute des résultats assez différents aujourd’hui, si nous reprenions l’enquête, car le texte est toujours, ou presque, publié dans son intégralité alors que jusque dans les années 80, la plupart des éditeurs scolaires supprimaient le prologue, et parfois allaient jusqu’à censurer, par exemple, ces quelques lignes relatant la rencontre de Blanquette avec le jeune chamois : « Il paraît même, — ceci doit rester entre nous, Gringoire, — qu’un jeune chamois à pelage noir eut la bonne fortune de plaire à Blanquette. Les deux amoureux s’égarèrent parmi les bois une heure ou deux, et si tu veux savoir ce qu’ils se dirent, va le demander aux sources bavardes qui courent invisibles sous la mousse. »
Ce passage était sans doute considéré comme osé et non conforme à la « morale scolaire » de l’époque. Notons qu’en censurant le texte on crée une instance de réception intermédiaire qui devient instance énonciatrice d’un nouveau 1 Hachette publia dans « 7 contes câlins pour chaque soir de la semaine » une version adaptée par Evelyne Lallemand pour les jeunes enfants. La première phrase de ce texte correspond bien à la réponse qui nous fut le plus souvent donnée : « Ah, qu’elle était jolie la chèvre de Monsieur Seguin, avec ses yeux doux et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande. ». Quant à la dernière phrase, « Alors le méchant loup mangea l’imprudente chèvre de M. Seguin, qui, une journée durant, s’était si bien amusée dans la montagne. » , elle se passe de commentaire…!
323
L’INTERTEXTUALITE texte, or cette instance intermédiaire est tout simplement parasitaire, alors que « l’importance décisive de l’instance de réception dans l’échange argumentatif »1 ne prête pas à discussion… Aux effets produits par ces mutilations, ajoutons ceux dus au fait que des acteurs et comédiens ont souvent enregistré la seule histoire édifiante, sans le prologue. 2 En outre ce conte est essentiellement proposé dans les écoles maternelles, où l’on raconte l’histoire en l’adaptant aux possibilités de compréhension des jeunes enfants, et à l’école élémentaire où il fut longtemps présenté comme « le beau texte » dont on tirait la morale. On peut regretter que l’analyse textuelle très fine qu’en firent Robert Lafont et Françoise Gardès – Madray 3 en 1976, n’ait pas été plus connue des enseignants ni étudiée dans les Écoles Normales d’alors, ce qui aurait permis de préparer les futurs lecteurs à aller plus facilement au-delà de la « lecture enfantine » qui a fait de la nouvelle de Daudet « un outil idéologique d’asservissement de l’institution scolaire ; au delà, de renforcement de l’autorité parentale, de l’autorité sociale ».4 Nous pouvons également citer l’étude sémiotique que Nicole Everaerte présenta lors de l’une des communications qu’elle donna au Colloque d’Albi, étude qui se termine par la mise en évidence des deux voix qui se font entendre dans le texte de Daudet : « 1° La plus forte, celle que l’école a entendue, correspond à ce que le narrateur dit explicitement à Gringoire : si vous refusez votre rôle de chèvre-animal domestique (Gringoire traduit : de chroniqueur, et l’écolier : d’enfant soumis), vous serez mangé par le loup (Gringoire traduit : écrasé par la société, et l’enfant : puni).
Voilà ce que dit le plan pragmatique du récit. Dans ce sens, le texte exerce une fonction d’intégration de l’individu à l’ordre établi. 2° L’autre voix, celle que l’école étouffe, et qui appartient à l’analyse des programmes narratifs, si l’on est attentif au plan cognitif, dit : vous pouvez vous débarrasser des contraintes et réaliser votre désir. En effet, la chèvre se dresse deux fois contre l’ordre établi et deux fois réussit sa quête : 1. l’euphorie dans la montagne – 2. enfin ! »5
2. SENS DU TEXTE ET INTERTEXTUALITÉ 2.1. Le prologue On constate que le prologue contient des « marqueurs d’intertextualité » qui orientent nettement la lecture de l’histoire édifiante, laquelle contient le mot-clef permettant d’expliciter une ou plusieurs relations d’intertextualité : « Tu seras toujours le même, mon pauvre Gringoire ! Comment ! on t’offre une place de chroniqueur dans un bon journal de Paris, et tu as l’aplomb de refuser… Mais regarde-toi, malheureux garçon ! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en déroute, cette face maigre qui crie la faim. Voilà pourtant où t’a conduit ta passion des belles rimes ! Voilà ce que t’ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo… Est-ce que tu n’as pas honte, à la fin ? Fais-toi donc chroniqueur, imbécile ! fais-toi chroniqueur ! Tu gagneras de beaux écus à la rose, tu auras ton couvert chez Brébant, et tu pourras te montrer les jours de première avec une plume neuve à te barrette… 1
Ruth Amossy 2000 –« L’argumentation dans le discours » Nathan-Université p. 33. L’enregistrement le plus célèbre , et longtemps le plus vendu, fut celui de Fernandel. 3 Robert Lafont et Françoise Gardès – Madray 1976 « Introduction à l’analyse textuelle » Larousse Université - collection « Langue et langage », p. 134-148. 4 Ibid. p. 148. 5 Nicole Everaerte 1981 « Sémiotique du Récit » Cabay- Libraire – Editeur Louvain - La – Neuve, p. 122123 2
324
HYPERTEXTE : DE DAUDET A HUGO, BANVILLE ET GRINGORE Non ? Tu ne veux pas ? Tu prétends rester libre à ta guise jusqu’au bout… Eh bien, écoute un peu l’histoire de ‘La chèvre de Monsieur Seguin’. Tu verras ce que l’on gagne à vouloir vivre libre. »
Parmi les champs lexicaux de ce texte il en est un qui peut surprendre à première lecture, c’est le champ défini par le sème/médiéval/représenté par les lexèmes/pourpoint/, /chausses/, /pages/, /écu/, voire/rose/sur le plan symbolique. Par effet d’une « rétro lecture » les termes/chroniqueur/, /barrette/, /sire Apollo/viennent enrichir ce champ. Cette allusion au Moyen Âge s’explicite très clairement lorsque le narrateur, en plein récit, s’adresse au destinataire de la lettre : « Ah ! Gringoire, qu’elle était jolie la petite chèvre de Monsieur Seguin ! […]C’était presque aussi charmant que le cabri d’Esméralda1, Tu te rappelles, Gringoire ? » La référence à « Notre Dame de Paris » est là très nettement dénotée et confirme la relation d’hypertextualité avec le roman de Hugo. 2.2. La figure de rhétorique de l’allusion Que peut-on dire de cette première relation d’intertextualité si ce n’est qu’elle prend la forme de l’allusion définie par Dumarsais comme « [présentant] un sens et en [faisant] entendre un autre »2. Elle répond également aux définitions qu’en donnent Jean-Claude Bologne : « […] il s’agit d’un énoncé intégré au discours (à l’inverse de la citation) évoquant un fait littéraire (auteur, œuvre, thème, extrait) supposé connu de l’interlocuteur, ou faisant partie d’un patrimoine commun (et visant à la complicité) ».3
et Nathalie Piegay-Gros : « figure de rhétorique par laquelle on fait comprendre une chose sans la dire directement ; l’allusion intertextuelle consiste à mettre en relation, de manière implicite, un texte avec un autre ».4
Est-ce pour des raisons de style et d’élégance rhétorique que Daudet utilise ainsi la figure de l’allusion qui jette sur son texte, pour certains une obscurité relative, alors qu’elle éclaire le sens de la lettre pour ses complices culturels. Raisons littéraires, opportunisme politique… ? Quoi qu’il en soit, ce texte file une allusion qui va bien au-delà du simple clin d’œil au lecteur complice, car le problème posé n’est plus seulement celui du danger de vivre libre, mais celui plus subversif de la liberté d’expression… Nous sommes en 1866, sous le Second Empire et sa censure, alors que Hugo est en exil ! 1) Une fois décodée l’allusion explicite au roman de Hugo, les lecteurs ne peuvent ignorer le sous-titre de la nouvelle : « A M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris », certains se souvenant alors que Pierre Gringoire est l’un des personnages de « Notre Dame de Paris » dont le chapitre II du livre premier a pour titre « Pierre Gringoire ». La relation d’intertextualité se complique alors car Daudet ne pouvait ignorer le succès que venait d’avoir au théâtre, « Gringoire », la pièce de Théodore de Banville. Banville, comme Hugo, s’inspire de la vie du poète pamphlétaire Pierre Gringore (1470-1539). Gringore écrivait, entre autres choses, des sotties qui allaient dans le sens de la politique étrangère de Louis XII, mais il narguait parfois le 1
C’est nous qui soulignons. Du Marsais, et M. l’Abbé Batteux . « Des tropes ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une langue » - publié à Lyon en 1815 par Amable LEROY, imprimeur-libraire –pp106109. Notons que Du Marsais lie l’allusion à l’allégorie, mais surtout qu’il considère l’allusion comme dangereuse. « nous avons dans notre langue un grand nombre de chansons, dont le sens littéral, sous une apparence de simplicité, est rempli d’allusions obscènes. Les auteurs de ces productions sont coupables d’une infinité de pensées dont ils salissent l’imagination, et d’ailleurs ils se déshonorent dans l’esprit des honnêtes gens »… ! 3 Jean-Claude Bologne – 1989- « Les grandes allusions », Larousse, p. 10. 4 Nathalie Piegay – Gros – 1996 – « Introduction à l’intertextualité » Editions Dunod, p. 179. 2
325
L’INTERTEXTUALITE pouvoir royal comme un bouffon de la littérature. Outre les sotties, il écrivit des pièces de théâtre dont l’une, « La chasse du cerf des cerfs », jouée en 1510, était une charge très dure contre la politique et les débordements sexuels du pape Jules II. Sous François Ier, Gringore dut se taire car la politique extérieure du Royaume de France changea. Le destinataire de cette cinquième Lettre de mon moulin, Gringoire, personnage de fiction, reçoit le conseil d’imiter Gringore, auteur connu de la littérature française, qui accepta la censure royale. Quant à l’allusion de Daudet à Hugo, elle n’est pas « ponctuelle », et si en « [présentant] un sens elle [en fait] entendre un autre »1la figure est filée, et tissée en un réseau complexe : Le nom de Paris apparaît dans le sous-titre de la nouvelle comme il figure dans le titre du roman de Hugo ; 2) La lettre est adressée à « Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris », or Pierre Gringoire est le premier personnage important décrit et intervenant dans l’action du roman de Hugo. Le chapitre III du livre premier de « Notre – Dame de Paris » commence par cette exclamation « Pauvre Gringoire ! » reprise par Daudet dans la première phrase de son prologue : « Tu seras toujours le même, mon pauvre Gringoire ! ; 3) Esméralda est l’héroïne citée du roman ; 4) Blanquette, la chèvre de Monsieur Seguin et Djali la chèvre d’Esméralda ont en commun d’être blanches ; 5) Le « pourpoint troué » et les « chausses en déroute » du conte font écho à la « souquenille trop râpée » et à la semelle « si transparente qu’elle pouvait servir de vitre à une lanterne », voire aux « souliers qui boivent » du Gringoire du roman ; 6) Les expressions « malheureux garçon », « cette face maigre qui crie la faim », rappellent « l’individu […] grand, maigre, blême […]à pâle figure » décrit par Hugo ; 7) Le « couvert chez Brébant »2 renvoie au « buffet public de la ville » dont le héros de Hugo, malgré sa terrible faim, ne profitera pas car « les petits drôles avaient de meilleures jambes que lui ; quand il arriva ils avaient fait table rase. Il ne restait même pas un misérable camichon à cinq soldes la livre » ; 8) Les « loyaux services dans les pages du sire Apollo » constituent un pendant à des éléments du portrait de Gringoire tracé par Hugo : « Gringoire était de ces esprits élevés et fermes, modérés et calmes […]la noble nature des poètes […]une partie d’intérêt contre neuf parties d’amourpropre » (p. 56). Le narrateur du conte dit à Gringoire : «…tu es du parti des chèvres, toi, contre ce bon M. Seguin », or Blanquette se battra avec courage « comme une brave chèvre de M. Seguin qu’elle était » ; 9) Le portrait flatteur de la chèvre de Monsieur Seguin (« Ah ! Gringoire qu’elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin ! qu’elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient comme une houppelande ! C’était presque aussi charmant que le cabri d’Esméralda, Tu te rappelles Gringoire ? ») est écrit dans la même tonalité que le portrait fait par Hugo de Djali (« Alors Gringoire vit arriver une jolie petite chèvre blanche, alerte, éveillée, lustrée, avec des cornes dorées, avec des pieds dorés, avec un collier doré… ») (p. 95) ; 10) Lorsque Daudet décrit le comportement de Blanquette, tantôt il la maintient dans son animalité (« …broutait l’herbe de si bon cœur », « achevait de la traire » etc.), tantôt il donne dans l’anthropomorphisme : («…elle se dit en regardant la montagne… », elle parle à M. Seguin : « Écoutez, M. Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller dans la montagne »). Mais, dans la séquence décrivant l’arrivée de Blanquette dans la montagne, animalité et humanité sont intimement mêlées, et des phrases telles que « La chèvre blanche à moitié soûle, se vautrait là-dedans les jambes en l’air… etc. » entretiennent cette ambiguïté qui, finalement, irrigue tout le texte. Dans « Notre – Dame de Paris » cette ambiguïté humain-animal est affirmée explicitement par Hugo, lorsque Gringoire regarde Esméralda et sa chèvre marcher devant lui : « … deux fines, délicates et charmantes créatures, dont il admirait les petits pieds, les jolies formes, les gracieuses manières, les confondant presque dans sa contemplation ; pour l’intelligence et la bonne amitié les croyant toutes les deux jeunes filles ; pour la légèreté, l’agilité, la dextérité de la marche, les trouvant chèvres toutes les deux ». À noter que ces 1
Définition de Du Marsais (op. cit. p 106) qui donne un exemple en citant Madame des Loges disant à Voiture qui venait de « jouer au proverbe avec des dames » : « Celui-là ne vaut rien, percez nous – en d’un autre », ce qui était une allusion à la profession du père du poète qui était tonnelier. 2 « Chez Brébant », célèbre restaurant du Faubourg Poissonnière où se retrouvaient les Goncourt, Renan, Flaubert, J. Ferry, Daudet, Tourgueniev. C’était un restaurant cher où l’on payait 9 francs la cuisse de poulet et 6 francs l’aile… !
326
HYPERTEXTE : DE DAUDET A HUGO, BANVILLE ET GRINGORE passages connotent et dénotent, selon les moments, une érotisation très marquée. Cet inventaire n’est évidemment pas exhaustif, mais il suffit à démontrer à quel point l’allusion faite par Daudet au roman de Hugo va beaucoup plus loin que la simple citation, et sollicite le « palimpseste du cerveau du lecteur »1 tout au long de la lecture du conte.
2.3. Un des autres hypotextes probables : le « Gringoire » de Théodore de Banville Quand la cinquième « lettre de mon moulin », intitulée « A Monsieur Pierre Gringoire » paraît le 14 septembre 1866 dans le journal « L’Événement », signée du pseudonyme Marie-Gaston (elle est la dernière à être signée de ce pseudonyme), il y a presque trois mois que la pièce de Théodore de Banville « Gringoire » a été présentée au « Théâtre Français » (le 23 juin 1866) et a obtenu un succès considérable. Comme Hugo, Banville met en scène sous le nom de « Gringoire », Gringore, le poète des sotties, mais il situe l’anecdote sous Louis XI qui fait preuve de clémence en accordant sa filleule en mariage à Gringoire qui a composé un poème contre le roi, parodie par Banville de la ballade des pendus de F. Villon. Le texte de Banville fait donc, lui aussi, écho à celui de Hugo et c’est un phénomène complexe d’hypertextualité que nous constatons entre les textes respectifs de Gringore, Hugo, Banville (avec Villon) et Daudet, textes auxquels viennent s’ajouter « La chèvre de maître Raphel » de Mistral (1865), une version du « Petit Chaperon Rouge » écrite par Daudet entre 1859 et 1862, réécriture de la fable de La Fontaine « Le Loup et le Chien » et du conte de Perrault. Ballade des pendus (composée et récitée par Gringoire au roi Louis XI, dans la pièce de Théodore de Banville) : Sur ses larges bras étendus, La forêt où s’éveille Flore, À des chapelets de pendus Que le matin caresse et dore. Ce bois sombre, où le chêne arbore Des grappes de fruits inouïs, Même chez le Turc et le More, C’est le verger du roi Louis. [………………] Ces pendus, du diable entendus, Appellent des pendus encore… [………………] Un essaim d’oiseaux réjouis Par-dessus leur tête picore. C’est le verger du roi Louis.
Dans le « Roman du petit Chaperon Rouge » que Daudet avait publié en 1859 dans « Le Figaro » du 18 décembre, se trouve déjà le thème du personnage qui va à la mort plutôt que de remettre en cause le plaisir d’être libre, un plaisir qui ne se marchande pas : « Un loup est là qui s’impatiente à m’attendre, et pour éviter sa dent cruelle, je ne puis rien faire, hélas ! Il est dans ma destinée de Chaperon Rouge d’accepter cette mort sans se plaindre ; imitez mon exemple, chers enfants, et ne regrettez jamais un plaisir, si cher que vous ayez à le payer. Le bonheur n’a pas de prix ; il n’y a que des sots pour le marchander. » 2
1
De Quincey – 1845 « Le palimpseste du cerveau humain -suspicia de profundis » in « Les confessions d’un mangeur d’opium » Gallimard coll. « L’imaginaire », 1990. cité par Nathalie Piégeay –Gros 1996 in « Introduction à l’intertextualité », édit. Dunod, p. 127. 2 Cité par Roger Ripoll in « Alphonse Daudet Œuvres » Tome I La Pléiade Gallimard, 1986, p. 1291.
327
L’INTERTEXTUALITE Le texte de Mistral, « La chèvre de maître Raphel », publié en 1865, se termine par la même phrase, en Provençal, que celle qui achève le conte de Daudet : « lou loup la mangé ». Enfin, on ne peut pas ne pas citer « Jean-des-Figues » de Paul Arène, texte qui se présente comme un hypertexte par rapport à celui de Daudet, mais que nous signalons, car Octave Mirbeau accusa Daudet d’avoir fait publier plus tard sous son nom « La chèvre de M. Seguin », et d’autres « Lettres », qui auraient été écrites par Paul Arène, le poète de Sisteron, que Daudet rencontra à Paris, ainsi que Mistral. On sait que Daudet écrivit la première série des « Lettres de mon Moulin » en étant conseillé par Arène, et par Julia Allard, riche héritière qui devait devenir Madame Daudet l’année suivante, en 1867. Paul Arène répliqua indirectement à Mirbeau en écrivant à Daudet : « Encore dans celles [Les lettres de mon moulin »] qui me regardent un peu, ta part reste-t-elle la plus grande, car si j’ai pu y apporter – du diable si je m’en souviens – quelques détails de couleurs ou de style, toi seul, toujours, en trouvas le jet et les grandes lignes »1.
Remarquons que Blanquet, l’âne de « Jean-des-Figues » d’Arène, et Blanquette, l’héroïne de Daudet ont le même nom (masculin/féminin) et sont décrits dans la même tonalité : « Excellent Blanquet, comme je l’aimais avec ses belles oreilles touffues et son long poil blanchi en maint endroit par le soleil, les coups de bâton, et la rosée […]. Mais toute cette charge ne l’empêchait pas de filer gaiement, et son grelot, tintant à chaque pas faisait un bruit plus joyeux que mélancolique »2.
Daudet a reconnu dans un livre de souvenirs, « Trente ans de Paris », que Paul Arène avait participé à la naissance des premières « Lettres de mon moulin » : « Les premières ‘Lettres de mon moulin’ ont paru vers 1866 dans un journal parisien ou ces chroniques provençales, signées d’abord d’un double pseudonyme emprunté à Balzac « Marie – Gaston », détonnaient avec un goût d’étrangeté. Gaston, c’était mon camarade Paul Arène qui, tout jeune, venait de débuter à l’Odéon par un petit acte étincelant d’esprit, et vivait tout près de moi, à l’orée du bois de Meudon. Mais quoique ce parfait écrivain n’eût pas encore à son acquis « Jean des Figues », ni « Paris ingénu », ni tant de pages délicates et fermes, il avait déjà trop de vrai talent, une personnalité trop réelle pour se contenter longtemps de cet emploi d’aide – meunier. Je restai donc seul à moudre mes petites histoires, au caprice du vent, de l’heure, dans une existence terriblement agitée. ».3
En somme, le texte du conte de Daudet serait l’hypotexte d’un hypertexte, les deux ayant été, en partie au moins pour le premier, écrits par le même auteur ! Notons qu’en usant de la métaphore de l’aide – meunier, Daudet se garde bien de donner des précisions sur la nature de la collaboration d’Arène à qui il attribue une fonction subalterne. 3. LE COURAGE, LE DIEU « PAN » ET LE « CAPRICE » 3.1. Fierté et courage La lecture du conte de Daudet dans son intégralité, et la mise en évidence d’une partie du réseau intertextuel dans lequel ce texte s’inscrit, remet en cause ce « sens préfabriqué » que l’on enseignait aux petits élèves des Troisième et 1 Paul Arène le 16 Décembre 1883 « Pour un fait personnel » Gil Blas- cité par Roger Ripoll ibid. p. 1270. 2 Paul Arène 1870 « Jean – des – Figues ». Edition de 1921 Lardanchet éditeur à Lyon 10 rue du Président Carnot. Chapitre II, p. 5. 3 Alphonse Daudet « Trente ans de Paris » éditeur Ernest Flammarion.p.176 Date probable de l’édition (épuisée) en notre possession : autour de 1890.
328
HYPERTEXTE : DE DAUDET A HUGO, BANVILLE ET GRINGORE Quatrième Républiques, sens que nous pouvons condenser par ces mots : « Il ne faut pas désobéir pour ne pas être puni ; à s’amuser en toute liberté on risque la mort. » Or le narrateur de l’histoire de la chèvre semble prendre une position opposée en faisant l’éloge du plaisir (la vie dans la montagne), un plaisir qui ne se conçoit que dans la liberté, qui refuse l’autorité (M. Seguin) et l’enfermement (le clos de Monsieur Seguin), un plaisir qui se sublime dans le courage nécessaire pour affronter la mort, le prix à payer. Il suffit de relire la scène du combat contre le loup pour s’en persuader. Blanquette, se comporte plus comme une aristocrate, voire une prolétaire de l’époque, que comme une bourgeoise. Par sa manière de s’adonner au plaisir dans son engagement à défendre sa lignée, elle se montre digne de la vieille Renaude dont elle connaît l’histoire. Ce thème de la fierté et du courage est un trait de caractère commun à un grand nombre des personnages importants décrits dans les textes que nous avons cités. Mais Blanquette pouvait-elle faire autrement que de se « cabrer »1, c’est-à-dire de « faire la chèvre » ? Certes nous savons qu’il est facile de faire dire à l’étymologie tout et son contraire, mais nous sommes bien obligé de tenir compte du sens du verbe « se cabrer » qui veut d’abord dire « se dresser sur les pattes de derrière », mais qui prend le sens second, très usité, de « se dresser contre quelqu’un ou quelque chose, se rebiffer, se révolter » nous dit le « Petit Robert » qui cite une assertion de Roger Caillois très en phase avec notre propos : « L’artiste se cabre constamment contre la morale ». 3.2. Anthropomorphisme, Dieu Pan, érotisme et révolte. Nous avons noté plus haut qu’on retrouvait chez Daudet comme chez Hugo, les traces d’un certain anthropomorphisme qui associe les traits spécifiques/chèvre/et/humain/, or la figure mythologique qui lie les deux aspects, homme et chèvre, est celle du dieu Pan des Acadiens, voire celle du Faunus latin. Nous ne nous étendrons pas sur la vie sexuelle très active, lascive, de ce dieu souvent confondu par son aspect avec les Satyres qui, comme lui, aiment le plaisir de l’amour et la bonne chère, ce qui est également le cas de la chèvre de M. Seguin. Mais un fragment d’un dialogue de Baudelaire laisse entendre qu’au cours d’un banquet commémoratif de la révolution de Février, « un toast a été porté au dieu Pan, par un de ces jeunes gens qu’on peut qualifier d’instruits et d’intelligents. --- Mais, lui disais-je, qu’est-ce que le dieu Pan a de commun avec la révolution ? ---Comment donc ? répondait-il ; mais c’est le dieu Pan qui fait la révolution. Il est la révolution. » (L’école païenne)2.
Dans les « Notes diverses sur l’art philosophique », s’exprimant sur l’utopie de Chenavard, Baudelaire lui impute ce propos : « Le Temple moderne, la Sainteté moderne, c’est la Révolution. Donc faisons le Temple de la Révolution, et la peinture de la Révolution. C’est-à-dire que le Panthéon moderne contiendra l’histoire de l’humanité. Pan doit tuer Dieu. Pan, c’est le peuple ».3 1 Le latin « capra » a donné caber, cabri, crabière en Provençal et en Occitan. Tous ces termes et leurs dérivés (chevron, chevrier, caprice, cabriole, etc. ) viennent du verbe grec « Koptô » qui veut dire couper, d’où « caper », le bouc châtré. 2 Article publié dans « La semaine théâtrale » du 22 Janvier 1852. C’est Banville que Baudelaire visait dans cet article. D’après une note d’Y.-G. Le Dantec in « Baudelaire – Œuvres complètes » Gallimard 1961- Bibliothèque de la Pléiade, p. 1660. 3 Ibid. p.1106.
329
L’INTERTEXTUALITE Les linguistes et les sémioticiens ne nous pardonneraient sans doute pas, et ils auraient raison, de parler d’« isotopies intertextuelles » de l’/amour/, de la/liberté/, de la/révolte/, de l’/érotisme/, du/courage/de la/ténacité/, de/l’entêtement/, s’agissant des thèmes qui irriguent les textes que nous avons cités, mais ces récurrences sémantiques, se manifestant sous la forme d’allusions, explicites ou implicites, de citations, d’imitations, en interagissant, contribuent à donner une cohérence à l’espace intertextuel mis en évidence. Nous voulons dire par là que ces thèmes récurrents signalés par des marqueurs d’intertextualité, constituent dans l’esprit du lecteur comme des structures, qui loin d’être des strates, des sédiments culturels statiques, dynamisent au contraire le processus intellectuel de la lecture, et les lectures potentielles dont elles sont la source pourraient définir des lectures littéraires des textes littéraires. 3.3. La chèvre et l’âge d’argent Comme son nom l’indique, l’héroïne du conte est blanche, et l’on peut considérer, en référence à Hésiode, qu’elle est de « l’âge d’argent ». Pourquoi ? Parce qu’elle est étymologiquement « capricieuse » et victime de « l’ubris », de la démesure. Dans « Les travaux et les jours » Hésiode écrit (vers 109 à 201) : « Puis une race bien inférieure, une race d’argent, plus tard fut créée encore par les habitants de l’Olympe. Ceux-ci ne ressemblaient ni par la taille, ni par l’esprit à ceux de la race d’or. L’enfant, pendant cent ans, grandissait en jouant aux côtés de sa digne mère, l’âme toute puérile, dans sa maison. Et quand, croissant avec l’âge, ils atteignaient le terme qui marque l’entrée dans l’adolescence, ils vivaient peu de temps, et par leur folie, souffraient mille peines. Ils ne savaient pas s’abstenir d’une folle démesure. Ils refusaient d’offrir au culte des Immortels et de sacrifier aux Saints Autels des Bienheureux, selon la loi des hommes qui se sont donné des demeures. Alors Zeus, fils de Cronos, les ensevelit, courroucé parce qu’ils ne rendaient pas hommage aux Dieux Bienheureux de l’Olympe. Et quand le sol les eut recouverts, à leur tour ils devinrent ce que les mortels appellent les Bienheureux des Enfers, génies inférieurs mais que quelque honneur accompagne encore. ».
Sans remettre en cause le thème de « l’angoisse de la défloraison » que Robert Lafont et Françoise Gardes – Madray ont mis en évidence dans le texte de Daudet1, nous pouvons avancer que le caractère de « Blanquette » correspond assez bien à la psychologie des hommes de l’âge d’argent décrits par Hésiode, psychologie qui annonce l’éternel adolescent capricieux vivant longtemps dans les jupons de sa mère, laquelle n’a pas su couper le cordon ombilical, tel qu’il est décrit par la psychanalyse. Nous n’affirmons pas que Daudet s’est souvenu d’Hésiode, qu’il avait lu, mais on peut admettre que l’inconscient d’un lecteur puisse construire un sens qui finisse par rejoindre l’inconscient de l’auteur, non par quelque opération magique ou transmission de pensée, mais tout simplement parce que les marqueurs d’intertextualité trouvent des échos dans le palimpseste cérébral du lecteur. Quant au rapport Freud Å> Hésiode, il peut fort bien s’admettre quand on se souvient de la connaissance à la fois vaste et profonde qu’avait Freud des textes grecs anciens qu’il annotait et sur lesquels il rédigea une multitudes d fiches. Disons que c’est « La bibliothèque de Daudet » qui se retranscrit en partie dans son œuvre, et que seul le 1 « Devant ce sens produit, prend toute sa valeur la bifurcation des investissements de lecteur : du côté de la proie ( émotivité de jeune fille), du côté du prédateur (émotivité mâle). » in Robert Lafont et Françoise Gardes – Madray 1976 opus cité, p. 147.
330
HYPERTEXTE : DE DAUDET A HUGO, BANVILLE ET GRINGORE hasard peut mettre en relation cette transcription avec celle du ou des lecteurs potentiels de son texte, pour reprendre un thème développé par Foucault dans « La bibliothèque fantastique ».1 CONCLUSION Finalement il est difficile de savoir si, dans ce texte, Daudet défend la liberté, le plaisir, l’amour, et le combat pour l’honneur jusqu’à la mort, ou s’il prêche l’obéissance à l’autorité, la prudence et la morale traditionnelle. Le texte reste très ambigu, les propos de l’auteur de la lettre s’adressant à Gringoire, c’est-à-dire « l’énonciation énoncée »2, ventant la prudence, alors que l’histoire édifiante, c’està-dire « l’énoncé énoncé »,3 met en valeur le comportement de Blanquette, « une brave chèvre de Monsieur Seguin… ». Si, dans une perspective pragmatique, nous tentons de repenser le texte dans le contexte de son écriture et de sa parution, c’est par rapport à la reprise des rênes du pouvoir par la grande bourgeoisie et une partie de l’aristocratie depuis 1848 que nous devons le situer. Daudet est un fils de bourgeois ruinés, et, comme la majorité des petits bourgeois de l’époque le réflexe sécuritaire est, semble-t-il chez lui, premier, même s’il fréquente, ou fréquentera, des écrivains vomissant le régime en place comme les Goncourt, Flaubert, Zola, Tourgueniev, etc. Certes se plier aux exigences d’un journal n’impliquait pas qu’on se pliât aux exigences de l’État comme le fit Gringore vis-à-vis de François Ier,4 et ne relevait pas d’une situation conflictuelle entre la société civile et l’État. Mais en 1866 la presse est soumise à la censure et ne publie qu’avec l’accord de l’État5. En outre, depuis 1859, Daudet connaissait Rochefort dont il dira : « Mon ami Rochefort était un peu comme sa rue et faisait bon marché de son passé. On le savait noble, fils d’un comte ; il semblait ignorer cela, se laissant appeler Rochefort tout court ; et cette simplicité américaine ne laissait pas de m’impressionner, moi tout frais débarqué de notre vaniteux Midi légitimiste ».6 Provincial éberlué par l’aristocrate qui provoque en duel le directeur du journal « Le gaulois », Daudet reste très marqué par l’idéologie royaliste, et son désir de liberté ne l’empêche pas de rester attaché à « l’état pastoral » dont parlait Foucault, c’est-à-dire un état protecteur du peuple à qui il ne confie aucune responsabilité politique, un état suffisamment fort pour maîtriser toute tentative d’émergence d’un individualisme qui pourrait se développer dans la société civile. S’agissant de Rochefort il se montre très prudent lorsqu’il en évoque le souvenir dans « Trente ans de Paris » puisqu’il n’évoque pas la comparution de celui-ci devant le troisième conseil de guerre de Versailles qui, le 21 mars 1871, le condamna au bagne calédonien, non pour avoir participé 1
Michel Foucault « La bibliothèque fantastique » in « Travail sur Flaubert » Seuil 1983 collection Points, p. 104-107. 2 A.J.Greimas et J.Courtés 1979 « SEMIOTIQUE dictionnaire raisonné de la théorie du langage » Hachette université, p. 128. 3 Joseph Courtés 1991 « Analyse Sémiotique du Discours de l’énoncé à l’énonciation » Hachette Supérieur, p. 247. 4 Gringore peut être considéré comme le premier auteur de théâtre à avoir porté la politique sur la scène, mais après l’avènement de François 1e , il perdit sa liberté d’expression, et, après avoir accompagné le roi à Marignan, il partit pour Nancy, et se mit sous la protection du Duc Antoine de Lorraine. 5 Le régime de l’autorisation préalable des « Lois de la presse » ne fut supprimé qu’en 1868. 6 « Trente ans de Paris », p. 195.
331
L’INTERTEXTUALITE directement à La Commune (qu’il avait critiquée avec violence dans « Le Mot d’ordre »), mais pour avoir fondé « La Lanterne » sous le Second Empire. C’est en somme un Daudet avant tout ami de l’ordre qui écrit : « Aiguillonné, Rochefort redoubla d’insolence et d’audace. La censure […]trouva que tout ce qu’écrivait Rochefort avait un arrière-goût politique. Le Figaro fut menacé dans son existence, et Rochefort dut quitter le journal. Là-dessus, il fonde La Lanterne, démasque ses sabords et hisse hardiment le pavillon de corsaire »1. Daudet se montra toujours prudent, et si « La chèvre de M. Seguin » est un clin d’œil à l’auteur de NotreDame de Paris, il ne sera pas question plus tard, malgré l’admiration portée à Hugo, de faire un clin d’œil complice à l’auteur de l’« Année terrible ». Il est vrai qu’ils furent peu nombreux ceux qui sauvèrent l’honneur des lettres françaises après la chute de la Commune, et Daudet ne pouvait certes pas rejoindre Hugo, Verlaine et Rimbaud… Mais il ne trouva même pas comme Flaubert, pourtant farouche anti-communard qui trouvait « qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune » (Lettre à Georges Sand du jeudi 12 octobre 1871), des mots pour exprimer son écœurement devant les massacres commis par les Versaillais… Il revendiquait le statut d’artiste… mais le bourgeois conservateur, fils de commerçants ruinés n’a pas vu, ni voulu voir, le rêve, l’utopie politique de ceux qu’il appelle les « communeux » : « Serrés autour du drapeau rouge, la musette de toile en sautoir, les communeux marchaient d’un pas résolu dans toute la largeur de la chaussée, et de voir ce peuple en armes, si loin des quartiers du travail, ces cartouchières serrées autour des blouses, ces mains d’ouvriers crispées sur les crosses des fusils, on pensait aux ateliers vides, aux usines abandonnées… Rien que ce défilé ressemblait à une menace »2.
Daudet fut conscient de sa nature double, qui lui fit très tôt entretenir une ambiguïté liée à une certaine indifférence. Il ne fut sans doute qu’un « humain parmi les humains », ainsi que l’écrit Julia Allard- Daudet dans la préface des « Notes sur la vie » qu’elle publia en 1899 à Paris, pensées détachées que l’auteur écrivait au hasard de l’inspiration, mais il sacrifia souvent les sentiments humains à l’esthétique. « Les souvenirs d’un homme de lettres » s’ouvrent sur cette note choisie par l’épouse de l’écrivain : « Homo duplex, homo duplex ! la première fois que je me suis aperçu que j’étais deux, à la mort de mon frère Henri, quand papa criait si dramatiquement : ‘ il est mort ! il est mort !’ Mon premier moi pleurait et le second pensait : ‘ Quel cri juste ! Que ce serait beau au théâtre !’ J’avais quatorze ans ».3
Ce propos et le contexte socio-politique de l’époque peuvent expliquer en partie la « complexité intertextuelle » de « La Chèvre de M. Seguin », et les ambiguïtés éthique et sémantique qui s’en dégagent, masquées sous une apparente simplicité. La pesanteur d’un certain conformisme bourgeois fait toujours de ce conte dont les qualités littéraires sont indiscutables, un instrument dangereux pour la liberté, lorsqu’il est proposé sans précautions, ou censuré, à de jeunes enfants. Il reflète parfaitement les contradictions du monde historique réel, et se définit comme un lieu particulièrement signifiant de l’interdiscours au sens « bakhtinien » du terme. MARILLAUD Pierre Université de Toulouse-le Mirail
1
Ibid. p. 216. A ; Daudet « Souvenirs d’un homme de lettres » éditions C. Marpon et E. Flammarion 26 Rue Racine p. 77 –78. 3 Alphonse Daudet 1899 « Notes sur ma vie » textes recueillis et choisis par Julia Daudet . Editeur bibliothèque- Charpentier Fasquelle, p. 1. 2
332
INTERTEXTUALITÉ, INTERTEXTE ET INTERDISCOURS EN QUÊTE DU FIL D’ARIANE José Saramago, bien avant avoir gagné le Prix Nobel de Littérature, écrit : « la plupart de ce qu’on écrit n’est que des gloses du déjà dit ». On dirait que Saramago connaît déjà les œuvres du Cercle Bakhtine. Mais on était à Soixante-huit et, au Portugal, une telle connaissance était plutôt difficile. On était en plein « Printemps Marcelliste », on rêvait de liberté. Mais il y en avait encore qui, comme Saramago, voyait la situation avec des yeux un peu plus sceptiques. Dans la chronique où il écrivait la phrase supra citée, Saramago joue avec de différentes lectures suscitées par des connaissances interdiscursives et intertextuelles diversifiées – de Fernando Pessoa à la vox populi, tous les fils sont bons pour être tordus dans son texte qui parle de la fragilité et de la force de l’âme humaine face au destin. Mais pourquoi faire des références distinctes entre intertextualité, interdiscursivité et intertexte ? Parce que, bien que travaillées sans cesse, nous croyons qu’il y en a encore des choses à dire. Mais avant d’essayer de définir les concepts tels que nous les utilisons, il nous faut rappeler que les termes tiennent des origines différentes. Intertextualité et intertexte sont des notions qui proviennent du domaine littéraire (rappelons Kristeva 1969, Barthes 1973, Genette 1979, 1982). De ce point de vue, l’intertextualité correspond à « la co-présence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » (Genette 1982 : 8). À leur tour, interdiscursivité et interdiscours sont des notions qui proviennent du domaine de l’analyse du discours (citons, à titre d’exemple, les travaux de Pêcheux 1975, Courtine 1981, Maingueneau 1984, 1987, 1991 et Charaudeau & Maingueneau 2002). L’interdiscursivité c’est la possibilité constitutive de tout discours, par laquelle il est mis en rapport avec l’ensemble des discours déjà produits. L’interdiscours, qui s’organise par des formations 333
L’INTERTEXTUALITE discursives, est en même temps ensemble du déjà dit et matrice des discours à produire. Mais la notion d’intertextualité n’a pas été écartée du domaine de l’analyse du discours – ce qui ne signifie pas que sa place y devienne évidente. En fait, dans le Dictionnaire d’Analyse du Discours, D. Maingueneau attribue au terme deux sens. D’un côté, il peut s’agir de la propriété caractéristique de tous les textes, qui concerne le rapport inévitable avec des discours préexistants – correspondant, dans ce cas-ci, à une « variante d’interdiscursivité », comme l’auteur le dit explicitement (Maingueneau 2002 : 327). De l’autre côté, ce qui est en question est "l’ensemble des relations implicites ou explicites qu’un texte ou un groupe de textes déterminé maintient avec d’autres textes" – le terme recouvrant alors trois des rapports de transcendance textuelle mis au point para Genette, à savoir, l’intertextualité, la métatextualité et l’hypertextualité (Genette 1982). Il y a donc ambiguïté entre les notions/termes qui sont en question – intertextualité et interdiscursivité – mais on peut se douter que cela soit inévitable, voire nécessaire. On peut même se demander si cette ambiguïté n’est pas le reflet de questions plus larges, comme celles qui concernent la définition des notions de texte et de discours (qui semblent souvent se substituer l’une à l’autre, comme si elles étaient, elles aussi, synonymiques) ou la caractérisation de leur statut, en linguistique. Pour notre part, nous prenons les textes comme des objets empiriques, oraux ou écrits, tels qu’ils circulent en société. Pour rendre compte de ces objets, il faut recourir aux catégories texte et discours – qui se tiennent dans un rapport d’indissociabilité, que nous représentons par l’image de la feuille de papier (recto/verso) – c’est-à-dire qu’il s’agit d’une entité à deux faces (comme celle du couple signifiant/signifié, proposée par Saussure). Cela veut dire que tout texte (en tant qu’objet empirique) est doté et d’une composante discursive et d’une composante textuelle : il s’agit, pour la première, de l’appropriation de la langue dans une situation concrète de communication, ce qui implique, soit la reprise de discours déjà produits, soit la maîtrise du type de discours (en tant que pratique sociale et linguistique) en question, avec la gestion des contraintes, plus ou moins rigides et institutionnalisées, qui lui sont associées ; la seconde met en œuvre le travail organisationnel, aux niveaux micro et macro linguistiques, qui aboutit à un ‘format’ textuel. On peut admettre que les rapports entre ces deux aspects soient réglés à travers le genre – catégorie qui sera reprise en bas. Pour le moment, soulignons que les contraintes discursives et le format textuel sont des éléments réglés par le genre dont relève le texte en question. De ce point de vue, on peut admettre qu’il n’y a pas de synonymie entre les notions d’interdiscursivité et d’intertextualité, mais qu’il s’agit d’un choix lié à l’objet d’analyse – comme le montre le schéma 1 :
334
INTERTEXTUALITE, INTERTEXTE ET INTERDISCOURS EN QUETE DU FIL D’ARIANE Schéma 1
Puisqu’on n’a pas accès au discours qu’à travers l’objet empirique qui est le texte, on recourt à la distinction suivante : • interdiscours – ensemble des discours qui sont convoqués dans un texte et dont on n’identifie plus de supports textuels ; • intertexte – ensemble des discours qui sont convoqués dans un texte et dont on identifie des supports textuels. Voyons des exemples. Exemple 1 – « Le menu
« Le menu » convoque l’interdiscours – l’ensemble de discours produits à propos de ce qui s’est passé récemment au Portugal au domaine alimentaire avec des analyses positives de nitrofurans chez les poulets d’élevage, du désastre du Prestige et de l’affaire des « vaches folles » – cet interdiscours circulait dans les journaux, dans la rue, chez les équipes vétérinaires ou les médecins qui se sont prononcés sur les différentes affaires. Ce que le dessin de presse récupère c’est justement l’ensemble qui s’était produit, pas un texte concret, mais tous les textes produits – ceux qui sont censés être connus à travers les moyens de communication et ceux qui 335
L’INTERTEXTUALITE ne le sont pas, à cause de leur nature conversationnelle spontanée. C’est ce qu’on peut appeler l’archive de l’affaire alimentaire qui hante les Portugais depuis plusieurs années, avec des contours différents. Nous avons choisi l’exemple suivant pour illustrer l’utilisation de l’intertexte. Exemple 2 – « Felgueiras »
Il s’agit d’un épisode un peu rocambolesque, pendant lequel une femme, maire d’une ville du Nord de Portugal, était formellement chargée d’avoir commis de crimes d’abus de pouvoir, de népotisme et de bourle aggravée. Décrétée la prison préventive de la suspecte, elle a réussi à s’échapper pour le Brésil. En plus, la dame ne peut pas être rapatriée pour le Portugal, parce que, étant née au Brésil, elle ne peut pas être rapatriée pour un pays ou elle subirait la Justice. Cependant, elle est la bien aimée de la grande majorité des habitants de sa région. Ce que le dessin de presse récupère c’est un vers d’une Opéra Rock bien connue – « Évita ». Et c’est justement sur l’évocation du profil de « femme d’état » qui se bâte et la critique et le comique. Ce que nous venons d’analyser fait appel à une mémoire textuelle – que nous avons nommée, au départ, intertexte. Nous suivions alors ce que proposait Jean-Paul Bronckart, dans Activité langagière, textes et discours : l’intertexte y est défini comme « l’ensemble de genres de textes élaborés pas les générations précédentes, tels qu’ils sont utilisés, et éventuellement transformés et réorientés, par les formations sociales contemporaines. » (cf. Bronckart 1997, 103). En tenant compte du fait qu’il s’agissait là d’un usage qui n’est pas le plus couramment associé à ce 336
INTERTEXTUALITE, INTERTEXTE ET INTERDISCOURS EN QUETE DU FIL D’ARIANE terme, l’auteur a accepté de le remplacer par celui d’architexte (cf. Bronckart, à paraître) – à envisager comme un espace structuré qui contient des genres préexistants. Nous concevons l’architexte organisé en couches architextuelles qui se structurent à partir des archigenres (trans-historiques et trans-culturels) jusqu’aux genres (disponibles dans une époque donnée, pour une culture donnée). C’est cette combinaison que révèle le texte empirique. Si nous prenons à nouveau le genre textuel « dessin de presse » (en portugais on utilise « cartoon »), nous pouvons envisager un peu mieux ce que nous voulons dire. Il s’agit d’un genre transhistorique – nous pouvons tracer son histoire dès le XIXe siècle. Voyons les exemples. Exemple 3 – « Chinois »
337
L’INTERTEXTUALITE Exemple 4 – « Crise de valeurs »
Les caractéristiques liées à une stratégie de comicité – une image et un commentaire sur une situation sous la forme de légende ou d’intervention d’un des personnages représentés – sont les mêmes, dans les exemples « Chinois » (XIXe siècle) et « Crise de valeurs » (XXIe siècle). Bien que séparés de plus de cent ans, les mécanismes utilisés sont les mêmes – l’accent est mis sur l’effet de comique qui naît de la rupture visible entre les mots et les faits C’est justement la stabilité de certaines caractéristiques qui rend l’autonomisation à un genre. Mais si nous posons le problème du côté du trans-culturel, voyons les exemples suivants. Le premier, « Marxisme-soarisme », reproduisant une bien connue propagande utilisée par les partis de gauche, critique les caractéristiques du Parti Socialiste portugais pendant la direction de M. Mario Soares aux années quatre-vingt du XXe siècle ; le second, « La guerre à qui la travaille », qui critique d’une façon tout à fait désarmante les options politiques de quelques chefs européens, le cas échéant celles de M. Aznar, Premier Ministre de l’Espagne en 2003. Les deux dessins de presse, bien que produits dans deux pays différents et pendant des époques éloignées, utilisent le même fond culturel — la mémoire des clichés marxistes qui, en étant détournés deviennent source de comique.
338
INTERTEXTUALITE, INTERTEXTE ET INTERDISCOURS EN QUETE DU FIL D’ARIANE Exemple 5 – « Marxisme-soarisme »,
Exemple 6 – « La guerre à qui la travaille »
Le schéma 2 montre les rapports entre l’architexte, le genre et le texte empirique, tels que nous venons de les assumer :
339
L’INTERTEXTUALITE Schéma 2
Concentrons-nous, maintenant, sur la catégorie genre – et demandons-nous : comment décrire un genre ? Dans son texte fondateur, en ce qui concerne cette question, Bakhtine a suggéré l’importance de trois aspects : le thème, la compositionnalité et le style. (Bakhtine, 1984, 265). Rappelons que Bakhtine distingue le style individuel du style de langue (ou style de fonction) ; c’est ce dernier qui est envisagé, en tant qu’élément de caractérisation d’un genre : En fait, le style de langue ou de fonction n’est rien d’autre que le style d’un genre propre à une sphère donnée de l’activité et de la communication humaine. Chaque sphère connaît ses genres, appropriés à sa spécificité, auxquels correspondent des styles déterminés. » (Bakhtine, 1984, 269). Maingueneau développe la problématique du genre au moins depuis 1996 ; on peut repérer de légers remaniements dans ses textes mais, en gros, on peut dire qu’il a signalé les éléments suivants, comme constitutifs du genre : la finalité, le statut des partenaires, les conditions spatiales et temporelles, le support matériel et l’organisation textuelle – y compris la présentation matérielle et le plan de texte (cf. surtout Maingueneau 1998, 2002). En se référant en particulier à Maingueneau 1996, Adam propose d’élargir les aspects référés, en énumérant huit composantes du genre, à savoir, sémantique, énonciative, pragmatique, stylistique et phraséologique, compositionnelle, matérielle péritextuelle et métatextuelle (Adam, 2002, 40-41). Suivant le point de vue que nous avons assumé plus haut, en ce qui concerne l’indissociabilité entre texte et discours, nous pensons aussi que le genre prévoit des aspects discursifs et textuels, à l’intérieur du texte qui lui est associé. C’est pourquoi il nous semble possible de réorganiser les composantes référées, selon son caractère plutôt discursif ou textuel. On aboutit donc à une division comme celle proposée dans le schéma 3 :
340
INTERTEXTUALITE, INTERTEXTE ET INTERDISCOURS EN QUETE DU FIL D’ARIANE Schéma 3
En retenant, pour le moment, la composante textuelle, nous remarquerons quelques-unes des caractéristiques du genre dessin de presse (ou cartoon), dans l’actualité, au Portugal. En ce qui concerne le plan de texte et la compositionnalité, soulignons : • l’image comme unité textuelle fondamentale (tandis que la composante verbale peut être dépensée) ; • des segments textuels qui sont souvent : - d’ordre dialogal (dans la tradition de la BD) – même si la structure dialogale est souvent réduite à une seule intervention ; - d’ordre descriptif – du type ‘légende’, associée à des dessins qui s’inspirent tantôt de la caricature tantôt de la BD ; - dans tous les cas, le recours à l’intertexte/l’interdiscours est un des moyens les plus courants. Par rapport au style – en tant que « style de langue ou de fonction », dans le sens bakhtinien, à distinguer du style individuel – on constate que différentes couches/zones architextuelles se greffent sur un genre (plus ou moins stabilisé à une époque donnée) sous forme de styles génériques possibles : c’est pourquoi le dessin de presse, dans l’actualité, accepte des styles aussi différents que ceux de la caricature, de la BD ou de la conversation. MENÉNDEZ Fernanda fmenendez@netcabo.pt COUTINHO Maria Antónia acoutinho@fcsh.unl.pt Faculdade de Ciências Sociais e Humanas, Universidade Nova de Lisboa
341
L’INTERTEXTUALITE BIBLIOGRAPHIE ADAM J.-M., "En finir avec les types de textes" in BALLABRIGA M. (dir.), Analyse des discours. Types et genres : Communication et Interprétation, Toulouse, EUS, 2002, 25-43. BAKHTINE, M. « Les genres de discours », Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 263-308 BRONCKART, J.-P., Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1997. BRONCKART, J.-P., « Os géneros de texto e os tipos de discurso como formatos de interacções do desenvolvimento » in Actas do Seminário Internacional de Análise do Discurso, Lisboa, CLUNL – FCSH, à paraître. CHARAUDEAU, P. & MAINGUENEAU, D., Dictionnaire d’Analyse du discours, Paris, Seuil, 2002 COUTINHO, M. A., « Perspectivas linguísticas sobre a noção de estilo », Encontro comemorativo dos 25 anos do Centro de Linguística da Universidade do Porto, Porto, CLUP, 41-54. GENETTE, G., Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982. GENETTE, G., Seuils. Paris, Seuil, 1987. KRISTEVA, J., Sémiotique ; recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969. MAINGUENEAU, D., Analyser les textes de communication, Paris, Dunod, 1998. MAINGUENEAU, D., « Un genre de discours » in Dardy, C. ; Ducard, D. & Maingueneau, D. 2002. Un genre universitaire : le rapport de soutenance de thèse. Paris : Presses Universitaires du Septentrion, 2002, 47-86.
342
INTERACTION TEXTUELLE ET GÉNÉRIQUE QUELQUES ASPECTS INTRODUCTION : LES TEXTES ET LES GENRES En nous proposant de développer la notion d’interaction textuelle et générique, nous assumons comme donnée préalable la notion de genre, devenue centrale dans le cadre des études linguistiques sur les textes et les discours1. Il nous paraît fort utile de commencer par-là, pour établir le cadre théorique dans lequel notre approche prend sens. Nous partons de la distinction entre textes et genres : les premiers sont des objets empiriques (des observables, pourrait-on dire, à la suite de Culioli), tandis que les seconds correspondent à des modèles de texte (s) associés à un type de discours (ou pratique sociale et linguistique relativement conventionnelle), plus ou moins stabilisés dans une époque et une culture données. Chaque texte effectivement produit relève donc d’un genre, à travers un rapport qui peut se situer entre la reproduction stricte et l’innovation la plus imprévue – étant donné que les possibilités de variation sont réglées par le type de discours dans lequel s’intègre le genre en question. Inversement, il faudra prévoir les changements que peut subir le genre, par la dynamique des textes produits : que les mouvements d’innovation soient lents et subtils ou brusques et affichés, les genres ne connaissent qu’une relative stabilité ; ils naissent et ils meurent, ils changent, ils se réorganisent (comme d’ailleurs les pratiques sociales auxquelles ils sont liés). Tous ces mouvements constituent une mémoire textuelle – que nous comprenons, à la suite de Jean-Paul Bronckart, comme « l’ensemble de genres de textes élaborés pas les générations précédentes, tels qu’ils sont utilisés, et éventuellement transformés et réorientés, par les formations sociales contemporaines. » (cf. Bronckart 1997, 103). Il s’agit d’une sorte de réservoir auquel a recours le sujet en situation de production ou de compréhension d’un texte : en offrant un éventail de genres disponibles, la mémoire textuelle fournit la connaissance (plutôt implicite, la plupart du temps) de ces genres et, de ce fait, elle permet le choix du genre jugé adéquat à la situation de communication et la disponibilité du modèle, pour les tâches de compréhension ou de production2. La connaissance (ou la maîtrise) d’un genre correspond, en fait, à la connaissance (ou maîtrise) des aspects qui le caractérisent – c’est-à-dire, ses 1 Au-delà du rôle précurseur de Bakhtine, en cette matière, on peut se référer à Rastier 1989, Bronckart 1997, Adam 1999, 2002, Maingueneau 1998, 2002 (malgré quelques divergences mineures, le genre y est une catégorie récurrente). 2 N’étant pas nécessairement la même pour tout le monde (car elle dépend de l’expérience de textes que le sujet a eue), cette mémoire textuelle devrait être développée en classe de langue maternelle, ce qui aurait pour effet d’assumer, parmi d’autres tâches, celle du travail de la maîtrise des genres diversifiés.
343
L’INTERTEXTUALITE composantes, pour reprendre une désignation devenue courante (cf. Maingueneau 2002, Adam 2002)1. Sans entrer dans les détails, nous poserons ici les composantes d’un genre comme se présentant sous trois aspects2 : finalité, conditions spatiotemporelles et organisation textuelle (y compris la présentation matérielle et le plan de texte). Pour terminer cette introduction, nous analyserons brièvement comment ces trois composantes se présentent dans le genre annonce publicitaire dans le texte ci-dessous, considéré comme un exemple assez typique du genre. Exemple 1
Le texte illustre une finalité caractéristique du genre, à savoir la promotion d’un produit avec pour objectif sa vente, et il est lié à des conditions spatio-temporelles elles aussi caractéristiques du discours publicitaire contemporain, celles de sa parution dans une revue hebdomadaire. En ce qui concerne l’organisation textuelle, on soulignera les aspects typiques suivants : - L’image comme unité constitutive du texte, à tel point qu’elle occupe le centre du texte, tandis que les unités textuelles d’ordre linguistique deviennent péritextuelles). - Le ‘logo’ et d’autres informations (téléphones, site internet, e-mail) en position péritextuelle assez détachée. - Une construction argumentative soigneusement élaborée, dont on retiendra le rôle de l’appel, qui pourrait, à lui seul, soutenir une conclusion implicite [venez], mais qui est repris dans le corps du texte, où il y a l’occurrence de l’injonction (Sempre que…, venha a Vale do Lobo/Quand vous…, venez à 1 La notion a été travaillée par Maingueneau depuis 1996, mais ce terme n’apparaît que plus tard (Maingueneau 2002) ; Adam 2002 l’utilise aussi – se reportant pourtant à Maingueneau 1996. 2 À travers ses différents travaux, qui présentent quelques remaniements peu significatifs, Maingueneau souligne, comme éléments constitutifs du genre, la finalité, le statut des partenaires, les conditions spatiales et temporelles, le support matériel et l’organisation textuelle. En se référant en particulier à Maingueneau 1996, Adam propose huit composantes du genre, à savoir, sémantique, énonciative, pragmatique, stylistique et phraséologique, compositionnelle, matérielle péritextuelle et métatextuelle (Adam, 2002, 40-41). Puisque ce n’est pas notre but la discussion de ce point, nous suivrons ici Maingueneau 2002.
344
INTERACTION TEXTUELLE ET GENERIQUE Vale do Lobo) et qui intègre comme argument une séquence descriptive dont la valeur d’argument est fortement marquée par des éléments appréciatifs positifs (2 km de costa algarvia, gastronomia nacional e internacional, um vasto leque de…, 2 campos de golfe famosos a nível europeu, apartamentos de luxo/2 km de côte en Algarve, gastronomie nationale et internationale, un large éventail de…, deux courts de golf de renommée européenne… appartements de luxe). LES RAPPORTS DE TRANSCENDANCE TEXTUELLE Palimpsestes, que Gérard Genette a publiée en 1982, est devenue une référence fondamentale quand on veut penser les rapports entre textes et genres – sans doute parce qu’une de ses plus significatives contributions est le fait de proposer une systématisation des différentes modalités de la « transcendance textuelle des textes », en organisant des notions déjà présentées par Genette lui-même, dans des travaux antérieurs, et développées par d’autres auteurs. La catégorisation des modalités – que nous présenterons brièvement – a l’avantage d’être nettement flexible. Cela veut dire que les formes de « transtextualité » (terme par lequel Genette désigne l’ensemble des rapports transcendants) admettent des superpositions et des croisements, ne correspondant pas à des catégories fermées, qui ne communiqueraient pas (cf. Genette, 1982, 14). C’est cet aspect particulier qui va nous permettre de construire une nouvelle articulation des modalités, en adoptant comme axe les deux catégories sur lesquelles est centrée notre réflexion : le texte et le genre. Voyons donc les cinq formes identifiées par l’auteur – en respectant, pour le moment, la séquence de l’organisation qu’il a proposée, selon un degré croissant d’abstraction, d’implicitation et de globalité : Intertextualité : rapport de co-présence entre deux textes ou plus. Elle peut assumer des formes différentes, comme la citation, le plagiat et l’allusion. Cette notion reprend les travaux de Julia Kristeva, tout en restreignant la portée qu’elle lui assignait. Paratextualité : rapport du texte (de l’œuvre littéraire, selon le point de vue de l’auteur) avec son paratexte (des titres, des préfaces, des épigraphes, etc.). Comme on le sait, cette modalité a été approfondie dans Seuils, qui date de 1987, où Genette a proposé une sous-catégorisation suivant un critère fondamentalement spatial : d’un côté, le péritexte (constitué par les éléments situés dans la proximité du texte, comme le titre et les sous-titres, par exemple) et, de l’autre côté, l’épitexte (constitué par les éléments qui ont leur origine hors du texte, comme des entretiens ou la correspondance, dont le thème soit l’œuvre en question). Comme on le verra par la suite, la distinction entre péritextualité et épitextualité sera très utile, dans le cadre de notre recherche. Métatextualité : rapport de « commentaire », où un texte reprend un autre texte pour parler à propos de lui (il peut y avoir citation ou simple allusion) ; « c’est, par excellence, la relation critique » (Genette, 1982, 10). Hypertextualité : cette forme, qui constitue l’objet spécifique de l’œuvre de 1982, est définie par Genette comme « toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte)
345
L’INTERTEXTUALITE sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire ». (Genette, 1982, 11-12) Architextualité : rapport du texte avec les différentes classes dans lesquelles il s’intègre (types de discours, modes d’énonciation, genres, etc.). Or, si nous prenons comme critère d’organisation les entités qui participent dans ces relations transtextuelles, on pourra identifier deux grands groupes de procédés. D’un côté, il y a les modalités où un texte établit des rapports qui – tout en étant transcendants – ne dépassent pas l’objet individuel, c’est-à-dire la constitution de ce seul texte en tant qu’individu. De l’autre côté, il y a les formes où un texte établit des rapports avec d’autres textes ou avec des genres différents de son propre genre. L’architextualité et la péritextualité se retrouvent donc dans le premier groupe, tandis que le second comprend l’intertextualité, l’hypertextualité, la métatextualité et l’épitextualité. Schéma 1 Architextualité
Intertextualité Hypertextualité
TEXTE Métatextualité Péritextualité Épitextualité En redistribuant les modalités transtextuelles comme le propose le schéma 1, on reconnaît deux sous-ensembles : à gauche les rapports péritextuels et architextuels du texte pris dans sa singularité, à droite sont localisés les différents processus à travers lesquels un texte particulier peut établir des rapports soit avec d’autres textes soit avec d’autres genres. Nous focaliserons notre attention dans cet espace de liaison dialogique entre (plus de) deux textes et/ou genres. INTERACTION TEXTUELLE ET GENERIQUE Nous désignerons par interaction textuelle et générique les processus qui permettent de mettre en rapport (plus de) deux textes et/ou genres différents dans l’espace d’une seule configuration textuelle. On pourra rapprocher ce type de rapport global de la notion d’hypertextualité. Même s’il y a des différences1, il s’agit toujours d’un « hypertexte » qui convoque, de façon totale ou partielle, des « hypotextes » ou des « hypogenres ». 1 Soulignons une différence importante entre l’ “hypertextualité” de Genette et notre “interaction textuelle et générique” : la première a été conçue afin de mettre en évidence les rapports de dérivation entre des textes (comme la parodie) ou entre des genres (comme le pastiche) ; par contre, dans la notion que nous présentons sont inclus soit des rapports de dérivation, soit des rapports de co-présence. C’est pourquoi nous mettons au premier plan le rapport par lequel un texte convoque d’autres textes et/ou genres.
346
INTERACTION TEXTUELLE ET GENERIQUE On peut réunir sous cette désignation deux grandes classes de processus, identifiés en fonction des catégories qui dialoguent. D’un côté, il y a les cas où l’hypertexte convoque des textes empiriques pré-existants (ou des fragments de textes). Pour ces formes, nous retiendrons le terme « intertextualité » – en assumant le caractère restreint de la notion, d’après Genette. Dans cette modalité nous accepterons encore différentes formes de co-présence de textes, comme la métatextualité et l’épitextualité, puisqu’il s’agit là de processus spécifiques d’interaction entre des textes attestés. De l’autre côté, il y a les cas où l’hypertexte convoque d’autres genres (ou des traits que l’on peut identifier comme étant associés à d’autres genres) ; pour cette classe de processus nous proposons une désignation différente, à savoir, « intertextualisation ». La structure générale de ce qu’on vient d’exposer est résumée dans le schéma 2. Schéma 2 INTERACTION TEXTUELLE ET GENERIQUE («hypertextualité ») Un hypertexte qui convoque…
INTERTEXTUALITÉ
INTERTEXTUALISATION
… un hypotexte
… un hypogenre
Épitextualité Métatextualité La réorganisation que le schéma 2 montre permet de mettre en évidence le type de catégories avec lesquelles les textes peuvent interagir – même s’il peut y en avoir d’autres1. De plus, si on caractérise les modes d’interaction en prenant comme critère de base ces deux catégories « le texte » et « le genre », on ne peut ignorer qu’il s’agit là de deux plans organisationnels de nature différente. Nous ferons ensuite une introduction au fonctionnement de ces deux processus, en essayant d’établir des divergences et les points de contact entre ces deux grandes modalités : l’intertextualité et l’intertextualisation. DES ASPECTS CARACTERISTIQUES DE L’INTERTEXTUALITE Pour qu’il y ait intertextualité, au sens strict de la notion, telle que nous l’avons ici assumée, il faut (au moins) deux textes empiriques en présence. Le texte 1
En effet, on pourrait identifier des processus où les textes établissent des interactions avec d’autres plans qui ne soient pas le textuel et le générique. Par exemple, un texte peut convoquer différents types de discours (le littéraire, le politique, le publicitaire, le scientifique, etc.), plusieurs langues naturelles, des systèmes sémiotiques différents (verbaux et non-verbaux), des registres sociolinguistiques différents, etc.
347
L’INTERTEXTUALITE qui accueille, et fonctionne donc comme hypertexte, convoque des textes ou des fragments d’autres textes. « L’autre texte » peut être convoqué sous forme d’introduction directe, comme dans le cas de la citation textuelle ou du « discours direct », ou de reformulation (par exemple, la paraphrase et d’autres possibilités de transformation, y compris la parodie). Les différents mécanismes de l’intertextualité font partie d’un continuum qui va de l’allusion (la forme la moins explicite) à la citation textuelle avec l’indication de la source (la forme la plus explicite). Il faut souligner, cependant, que le choix d’une forme ou d’une autre n’est pas tout à fait libre ; il s’agit toujours d’une décision contrainte par des facteurs d’ordre diverse, notamment le genre de texte où l’hypertexte s’inscrit (et donc, aussi, son contexte discursif de production, circulation et réception1) et les représentations de l’énonciateur sur les connaissances du co-énonciateur. Nous le verrons un peu plus en détail, par la suite. Les formes de citation varient, comme on le sait, selon les genres et les types de discours. La parole d’autrui n’est pas introduite de la même façon dans la presse, dans le discours scientifique ou dans le discours littéraire. Ces divergences naissent, se fixent et se transforment à l’intérieur même des pratiques, de même que deviennent plus ou moins stables les formes de démarcation des unités « d’autrui ». À titre d’exemple, voyons le cas de l’intertextualité dans le discours publicitaire. Quand on observe le genre « annonce de revue » – un des genres de ce discours – on constate qu’il y a deux façons de convoquer un autre texte : une forme marquée et une forme non marquée. L’exemple 1 (cf. Introduction), correspond à l’annonce d’un « resort touristique de luxe », situé dans une plage de la région sud du Portugal (Algarve). Comme on l’a déjà vu, plus haut, l’argument principal est associé au fait que le "resort" dispose d’espace suffisant (« 2 km de côte en Algarve ») pour garantir le « caractère privé » au public visé, ceux qui « en ont marre de plages encombrées ». C’est en fonction de cette orientation argumentative qu’est convoqué un texte censé être connu du public visé : il s’agit du proverbe « Quem vai ao mar perde o lugar »2, qui est introduit dans l’appel et dans le corps du texte. Le producteur du texte se représente3 son destinataire comme connaissant le proverbe, et c’est cette représentation qui rend possible soit l’introduction du texte sans indication de la source, soit le jeu de reformulation qui présente dans l’appel deux caractéristiques évidentes : 1. l’énoncé admet (au moins) deux lectures valides, puisque le contenu propositionnel peut être interprété littéralement (mar fait alors référence à la mer et lugar à l’endroit sur la plage) ou de façon métaphorique, comme c’est le cas quand il s’agit de proverbes ; 1
Cette transitivité concerne le rapport d’inclusion entre genres et types de discours, selon la perspective de François Rastier (Rastier, 1989, 2001). 2 Soulignons le fait que le proverbe portugais fait intervenir la “mer”, là où en français il s’agit de “chasse”. C’est un détail important, évidemment, pour la publicité en question. 3 La notion de “représentation” est liée au cadre théorique de la logique naturelle. Il s’agit donc d’une construction cognitive de l’énonciateur à propos, notamment, du co-énonciateur et de ses connaissances. Cette notion ne se confond pas avec celle d’ “image”, qui correspond à une construction discursive. (cf. Grize, 1990, 33)En ce qui concerne notre exemple, nous pourrons dire que c’est la présence (ou l’absence) de marques explicites de l’introduction du texte convoqué que nous inférons les représentations du producteur du texte, par rapport aux connaissances dont le co-énonciateur doit disposer afin d’interpréter le message véhiculé.
348
INTERACTION TEXTUELLE ET GENERIQUE 2. cette introduction est réalisée à travers un mécanisme de reformulation qui se manifeste par la construction d’un énoncé négatif et par le rattachement de l’adverbe locatif. Cela permet de restreindre la valeur générique propre du proverbe et d’opérer la réorientation argumentative : « quem vai ao mar perde o lugar », mais pas ici. Il y a de nouveau allusion au même proverbe dans le corps du texte (sous forme de clôture conclusive), cette fois-ci faisant intervenir une expression idiomatique (perder a cabeça ») : Agora, já não vai perder o lugar mas sim a cabeça (maintenant, vous ne perdrez plus votre place, mais plutôt votre tête). On constate de nouveau le recours à la négation et l’inclusion de l’adverbe temporel (agora) – qui établit, en articulation avec já, un renversement temporel (et argumentatif). La construction já não/mas sim (ne… plus/mais plutôt) rend explicite l’argumentation orientée vers le changement de place pour les vacances, la nouvelle option (Se estiver farto… venha/si vous en avez marre… venez). Voyons maintenant un autre texte, relevant du même genre. Sur l’exemple 2 – qui est aussi une annonce publicitaire – on voit les éléments d’identification (le nom du restaurant) et de localisation (l’adresse complète). On peut dire qu’il s’agit d’une annonce à « thème mixte », puisque ce sont deux les produits publicités : au-delà du restaurant, il y a la photo et le ‘logo’ d’une marque de whisky, ce qui conditionne l’apparition de l’énoncé « Seja responsável. Beba com moderação » (Soyez responsable. Buvez avec modération) – dont l’inclusion est exigée, par des dispositions légales, dans la publicité de boissons alcooliques, au Portugal. Exemple 2
Ce qui nous intéresse ici c’est que toute l’argumentation qui concerne la publicité du restaurant est construite sur l’inclusion d’un fragment d’un autre texte : la critique de la revue Visão (soulignons aussi que l’annonce en question est apparue dans cette même revue et qu’elle a été publiée dans une section de critiques à des restaurants). Le fragment introduit ne sera probablement pas connu par le destinataire, et c’est en cela que réside la particularité de ce cas. C’est pourquoi il y a l’indication de la source et d’autres éléments caractéristiques de la citation : l’introducteur segundo (selon), les deux points et les guillemets. Comme nous le voyons, la citation dans ce genre contient comme seule référence le nom de la revue-source ; c’est-à-dire, qu’il n’y a ni la date de 349
L’INTERTEXTUALITE publication ni la page. Il s’agit d’un trait caractéristique du genre annonce, où l’on peut citer sans fournir tous les éléments dont le lecteur aurait besoin pour confronter le fragment cité avec la source de la citation (comme c’est le cas, par exemple, dans le genre article académique). Dans ces deux exemples, nous avons pu vérifier deux mécanismes différents de co-présence des textes empiriques (reformulation et introduction). Nous avons vu aussi que ce processus peut convoquer des textes entiers (comme le proverbe) ou des fragments (comme le passage de la critique). Finalement, nous constatons que la présence ou l’absence de marques peut être associée aux représentations de l’énonciateur sur les connaissances du destinataire, notamment celles dont il aura besoin pour l’interprétation. C’est dire que, si l’on suppose que le (s) textes (ou fragments de textes) sont connus par le destinataire, l’indication de la source n’est pas nécessaire et apparaissent différentes formes de reformulation. Le cas extrême, c’est la parodie du texte tout entier, mais il y en a d’autres comme le recours à la négation (qui laisse entendre un énoncé affirmatif sous-jacent) et la transformation par substitution, élimination ou augmentation d’éléments. Si ces connaissances sont censées ne pas être disponibles, il y a l’indication de la source, le recours à des signes de ponctuation spécifiques (deux points, guillemets), à des introducteurs d’univers de discours (segundo, conforme, para…/selon, d’après, pour…) et à des procédés de segmentation graphique. Ces marques varient selon les genres – ce qui permet, d’ailleurs, la démarcation des responsabilités énonciatives. DES ASPECTS CARACTERISTIQUES DE L’INTERTEXTUALISATION Nous considérons, en référence à François Rastier (1989, 2001), que les genres fonctionnent comme des « programmes de prescriptions » sur les différentes composantes de la configuration textuelle, c’est-à-dire de la textualisation (textualiser correspondant donc à la construction d’un texte selon les paramètres que les genres assument comme valides). Sous le terme d’intertextualisation1, nous voulons rendre compte d’un processus spécifique, à l’intérieur d’une textualisation donnée : celui qui met en rapport différentes possibilités de textualiser dans l’espace d’un texte, en créant un effet de co-présence de deux (ou plus de deux) genres. Comme c’est le cas pour l’intertextualité, ce processus subit lui aussi des contraintes génériques, d’où il découle que l’intertextualisation n’est pas une possibilité de construction tout à fait libre et arbitraire. En fait, il y a des genres, et même des types de discours, où l’on ne peut pas avoir recours à ces croisements, qui risquent d’apporter des ambiguïtés et des problèmes en termes de cohérence globale, mettant en danger les conditions d’interprétation textuelle et la fonction sociale assignée au (x) genre (s). Par exemple, une prescription médicale ne peut pas se permettre d’inclure des traits caractéristiques d’une lettre (salutations, formules d’ouverture et de clôture, voire d’autres énoncés ritualisés, associés au discours épistolaire), ce qui mettrait en doute l’authenticité du texte et empêcherait, très probablement, qu’il réussisse sa fonction sociale (liée à la vente d’un médicament). Dans le processus d’intertextualisation, les éléments génériques qui sont convoqués peuvent varier, sur une échelle qui va de l’allusion (ou réminiscence) au pastiche. 1 Les processus d’intertextualisation constituent actuellement l’objet d’une recherche plus développée, menée par Florencia Miranda (co-auteur de la présente communication), dans le cadre de sa thèse en Linguistique – Théorie du Texte.
350
INTERACTION TEXTUELLE ET GENERIQUE Voyons l’exemple 3 — qui s’intègre dans le genre annonce publicitaire (comme c’était le cas pour les exemples antérieurs). Exemple 3
L’argumentation de cette annonce se fonde sur la comparaison entre la voiture et un appartement, car l’argument central est celui-ci : « para a sua família se sentir em casa » (pour que votre famille soit comme chez vous). Deux genres textuels sont convoqués, afin d’introduire cette orientation argumentative et de fonctionner comme démonstration : 1) le plan d’un appartement, 2) la petite annonce. Pour l’identification du premier (un genre nettement grapho-verbal) on dispose d’éléments graphiques typiques (les chiffres qui signalent les dimensions, les lignes qui marquent la distance, la courbe associée à l’ouverture de la porte, la calligraphie particulière des architectes, etc.) et d’un marqueur verbal associé à ce genre : le lexique qui concerne les pièces d’un appartement (quarto das crianças, sala de estar,…/ chambre des enfants, salle,…). Par rapport au second genre convoqué – la petite annonce – il n’y a que des marques verbales spécifiques : le vocabulaire (le champ lexical associé à l’habitation, l’usage de termes axiologiques positifs, des processus d’adjectivation et de quantification), la syntaxe (suite de syntagmes nominaux) et l’organisation séquentielle (construction d’une énumération-description). On remarque aussi la substitution du numéral dois (deux) par le chiffre correspondant et l’absence d’explicitation de l’objet du discours (l’appartement) – ce qui fait encore partie des caractéristiques des petites annonces. C’est d’ailleurs ce dernier aspect, le thème implicite, qui rend possible le jeu d’ambiguïté construit. On le voit, pour que ce processus fonctionne, il faut que certaines connaissances soient partagées par les interlocuteurs. Il ne s’agit pas seulement de 351
L’INTERTEXTUALITE connaissances culturelles, mais aussi des schémas d’organisation textuelle. Cette combinaison de connaissances (culturelles et textuelles) et la capacité de production/compréhension de la diversité de genres correspond à ce que l’on peut nommer, à la suite de Maingueneau (Maingueneau, 1998, 29), « compétence générique ». L’intertextualisation prévoit donc une identification adéquate, de la part du destinataire, c’est-à-dire le producteur du texte, qui considère que celui qui l’interprète (ra) possède les connaissances génériques nécessaires pour la compréhension du processus. C’est pourquoi la culture et le système générique socialement partagés doivent être communs aux interlocuteurs, et c’est aussi pourquoi ce processus peut soulever de sérieuses difficultés de traduction, les textes produits dans une communauté linguistique s’adressant à une autre communauté qui ne possède pas le même système générique. Le rôle central qui revient donc aux connaissances partagées constitue un aspect fondamental, en ce qui concerne la différenciation des processus d’interaction textuelle et générique. Comme on l’a vu, le processus d’intertextualisation exige que le destinataire soit capable d’identifier le (s) genre (s) convoqué (s) ; par contre, il y a des cas d’intertextualité où l’on peut trouver des éléments qui explicitent l’introduction d’un élément venu d’ailleurs, c’est-à-dire que, dans ces cas, ce qu’il faut connaître ce n’est pas nécessairement le texte cité, mais plutôt les mécanismes de citation. Dans l’exemple que nous venons d’observer, l’intertextualisation se présente comme un phénomène singulier, spécifique de ce texte et pourtant ce processus peut ne pas être occasionnel. Cela signifie que le « mélange » de genres (ou de traits caractéristiques de genres) arrive à se stabiliser (pour une période donnée, une société, un moyen de circulation, etc.), en créant de nouveaux genres qui pourront, au début, être ressentis comme « hybrides » et gagner, plus tard, de nouveaux labels. En fait, cela signifie que l’intertextualisation constitue un facteur d’innovation générique. Pensons à la « lettre publicitaire », toujours dans le cadre du discours publicitaire. Ce genre circule aujourd’hui et on le reconnaît, on identifie sa configuration textuelle et sa fonction sociale. À l’origine de ce genre, pourtant, il y a probablement eu une intertextualisation, le croisement de traits associés à deux genres différents, l’annonce et la lettre : l’objet et le but du premier, le support et la construction énonciative du second. Il y a pourtant toute une gamme de nuances, entre le phénomène isolé, occasionnel, et la transformation socio-historiquement consolidée. L’exemple 4 montre une de ces possibilités, en exhibant un intérêt très particulier : il constitue un échantillon d’innovation générique qui n’est pas généralisée. Elle est restreinte à un seul journal portugais, du moins d’après ce que nous connaissons, mais cet exemple permet de corroborer l’hypothèse que l’hybridation des genres puisse se stabiliser, car il s’agit là d’un genre réutilisé chaque semaine, dans le même journal.
352
INTERACTION TEXTUELLE ET GENERIQUE Exemple 4
Il s’agit d’une infographie de la section économique du journal portugais Diário de Notícias, construite avec une composante verbale qui présente des informations sur l’économie de plusieurs pays. Il y a introduction d’éléments « extérieurs », qui sont d’ordre graphique et sont associés au genre « information météo » : une carte et toute une série d’icônes qui représentent les conditions météorologiques. L’introduction de ces éléments accomplit une fonction de localisation spatiale et d’évaluation de la situation présentée par les segments verbaux. Le nom de la rubrique (Tempo económico/Temps économique) exprime, à son tour, l’union des deux genres associés dans ce texte – l’information économique et l’information météorologique, ce dernier permettant de créer le jeu métaphorique qui devient l’aspect le plus innovateur du texte. INTERTEXTUALITE ET INTERTEXTUALISATION – QUELS POINTS DE CONTACT ? Comme nous l’avons vu, ces deux processus diffèrent par plusieurs aspects : les entités convoquées, le rôle des connaissances partagées et les formes de marquer/interpréter les phénomènes. En outre, les exemples que nous avons choisis montrent trois classes de mécanismes par lesquels ces processus peuvent se réaliser : les mécanismes d’introduction, de reformulation et d’imitation. Sur ce point, il y a aussi des divergences à signaler : l’intertextualité permet le recours aux deux premiers mécanismes (introduction et reformulation), tandis que l’intertextualisation peut faire appel aux mécanismes soit d’introduction, soit d’imitation1. Au-delà de ces spécificités, on peut encore remarquer, dans le fonctionnement de ces processus, quelques aspects convergents. D’un côté, il faut souligner que les formes d’interaction observées fonctionnent sous plusieurs régimes (dans le sens où Genette utilise ce terme) ; cela veut dire que la co-présence de textes ou de genres peut, en principe, être réalisée dans une atmosphère sérieuse – ou bien ludique, ironique, humoristique, polémique ou satirique. D’un autre côté, le fait de convoquer un autre texte ou genre fait toujours partie d’une stratégie discursive qui oriente la construction de l’hypertexte ; par exemple, les hypotextes ou hypogenres peuvent légitimer le discours, introduire des arguments, des contre1 Nous sommes donc d’accord avec Genette lorsque nous assurons qu’il ne peut pas y avoir de vraie “imitation” d’un texte empirique (cf. Genette, 1982, 89 et ss). Par contre, un hypogenre peut être imité, mais il ne peut pas être reformulé.
353
L’INTERTEXTUALITE arguments, des exemplications, des comparaisons, des évaluations, etc. ; ils peuvent aussi aider à attirer l’attention de la lecture ou de l’écoute, ou encore attribuer à l’hypertexte des fonctions et des caractéristiques qui appartiennent aux textes ou aux genres convoqués. Ces phénomènes peuvent donc produire ou développer plusieurs effets de sens. Un autre point de convergence, qui a déjà été remarqué, est lié au fait que les deux processus sont soumis à des contraintes génériques. Cela signifie que ces interactions ne sont pas valables pour n’importe quel genre, et qu’il y a toujours des contraintes lorsqu’elles sont acceptées. En tout cas, pour recourir à ces modalités dans la construction d’un texte (ou pour les interpréter de façon convenable) il faut que l’on dispose de connaissances appropriées et spécifiques. Soulignons encore un dernier aspect de convergence, malgré son évidence : l’intertextualité et l’intertextualisation constituent des processus discursivement transversaux. Cela veut dire qu’il ne s’agit pas de phénomènes exclusifs d’un discours particulier, quel qu’il soit. Nous avons travaillé sur trois textes publicitaires et un texte journalistique, mais il n’est pas difficile de trouver des cas semblables dans les discours littéraire et politique, par exemple. Remarquons, cependant, que seule l’intertextualité a été objet d’études de plus en plus fécondes et diversifiées, tandis que l’intertextualisation reste un domaine presque vierge, pour toute approche qui se situe hors de la théorie littéraire. Voici donc un nouveau défi pour parcourir les chemins dialogiques de la complexité textuelle. MIRANDA Florencia florencia.miranda@clix.pt COUTINHO Antónia acoutinho@fcsh.unl.pt Universidade Nacional de Rosario BIBLIOGRAPHIE ADAM J.-M., Linguistique Textuelle. Des genres de discours aux textes, Paris, Nathan, 1999 ADAM J.-M., "En finir avec les types de textes" in BALLABRIGA M. (dir.), Analyse des discours. Types et genres : Communication et Interprétation, Toulouse, EUS, 2002, 25-43. BOUILLAGUET, A., L’écriture imitative. Pastiche, parodie, collage. Paris, Nathan, 1996 BRONCKART, J.-P., Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1997 GENETTE, G., Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982 GENETTE, G., Seuils, Paris, Seuil, 1987 GRIZE, J.-B., Logique et langage, Paris, Ophrys, 1990 MAINGUENEAU, D., Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 1996 MAINGUENEAU, D., Analyser les textes de communication, Paris, Dunod, 1998 MAINGUENEAU, D., « Un genre de discours » in Dardy, C., Ducard, D. & Maingueneau, D., Un genre universitaire. Le rapport de soutenance de thèse, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, 4786 RASTIER, F., Sens et textualité, Paris, Hachette, 1989 RASTIER, F., Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001 SAMOYAULT, T., L’intertextualité, Paris, Nathan, 2001
354
L’INTERTEXTUALITÉ COMME FACTEUR PERTINENT DE LA COHÉSION TEXTUELLE
1. GENERALITES Le problème de l’intertextualité pourrait paraître du premier point de vue trop vague car ce phénomène, qu’on l’admette ou non, reste valable pour tout texte littéraire étant donné que sa perception se produit APRÈS la lecture d’autres textes dont les idées d’AVANT sont acceptées ou rejetées par le lecteur. De plus, on tiendra encore compte du niveau des connaissances encyclopédiques : les allusions mythologiques, par exemple, resteront des signifiants sans signifiés pour celui qui se trouve hors de ce sous-système culturel. Comment comprendre le sens sous-jacent du vers racinien : (1) […] Pour en développer l’embarras incertain, Ma sœur du fil fatal eût armé votre main [Racine. Phèdre1],
sans s’adresser au mythe de Thésée et au système relationnel de ses personnages ? Tout le texte risquerait rester obscur : nom de la sœur de l’héroïne et son destin tragique, ambiguïté de l’épithète fatal appliquée à la locution figée [fil d’Ariane], source métaphorique du verbe et de son complément [armer la main], et même rôle stylistique du Subjonctif plus-que-parfait. Partant de cet exemple et en nous servant des notions l’AVANT et l’APRÈS mentionnées supra2, nous visons à attirer l’attention au facteur temporel propre au phénomène de l’intertextualité. Si dans le cadre de l’histoire racontée il signale la successivité des séquences narratives, dans le domaine de la syntaxe génétique (Guillaume LL3 1973 : 216)3, il s’agit de la formation successive des sens 1
Jean Racine. Théâtre complet, Paris, Garnier, p. 562-563. Cette antithèse introduite par la théorie de la psychomécanique du langage [celle de G.Guillaume, v. les références bibliographiques] a été exploitée plus tard par la sémiotique générative (Greimas 1966). 3 Terme proposé par G.Guillaume pour nommer les étapes successives de la formation des effets de sens occurrenciels dans le discours. Leur évolution se passe dans le cadre du modèle dialectique général – particulier – universel. 2
355
L’INTERTEXTUALITE interprétatifs liés par le temps mental pré-discursif, celui-ci étant nécessaire pour la pensée du lecteur qui passe de la virtualité de l’esprit vers l’actualité du discours produit. Ainsi dans le texte racinien (p. 1)1, l’élément encodé [ma sœur] renvoie aux connaissances préalables de la mythologie grecque qui permettent d’identifier ce terme traditionnel de parenté avec le nom propre uniquement valable pour la situation présentée [Ariane]. En d’autres termes, il y a l’AVANT des connaissances acquises et l’APRÈS de leur exploitation pratique nécessaire pour le procès de décodage. 2. LES PRINCIPES THEORIQUES DU MODELE TEMPOREL DANS L’ETUDE DE L’INTERTEXTUALITE Après ces remarques d’ordre général, nous abordons le problème basique de notre hypothèse en essayant de justifier le choix du facteur temporel considéré comme essentiel dans l’étude des liens intertextuels. Cette problématique touche, d’une façon générale, le rapport entre l’appareil cognitif et l’appareil linguistique dans la genèse du sens occurrenciel des unités textuelles. Nous supposons que ce procès dynamique prend pour origine trois théories appartenant aux branches différentes de la philologie romane : 1) côté de la sémantique interprétative – théorie des isotopes textuels (Greimas 1966 ; Rastier 1987 ; Eco 1985 (1979) ; Greimas et Courtés 1991 ; Courtés 1991 et bien d’autres). F. Rastier détermine l’isotopie comme effet de la récurrente syntagmatique d’un même sème (1987 : 274). Selon l’auteur, cette itérativité de l’isotopie horizontale sert de base pour l’isotopie verticale à valeur métaphorique (1972 : 80 ; v. infra l’analyse de l’ex. 6) On distingue de plus l’isotopie inhérente basée sur les sèmes génériques et isotopie afférente générant les sèmes spécifiques propres au contexte déterminé (id., p. 112 sqq.)2. 2) côté de la sémiotique générative — théorie de la structure secondaire du signe textuel (Barthes 1985 : 76sqq). Si la signification se réalise à travers la Relation R entre l’Expression E et le Contenu C [ERC], ce système peut se transformer en simple élément du second système interprétatif marquant la relation avec le nouveau contenu C², soit [(ERC) x R²C²] (id. : 77). En d’autres termes, tout le signe primaire assume la fonction d’un signifiant pour le nouveau signifié, ce qui arrive, par exemple, au sens métaphorique dans l’exemple : (2) Pierre est un loup.
Pour y arriver, il faut d’abord présenter – à travers leur sens générique — les deux acteurs en question, et, en deuxième lieu, le domaine sémantique où se révèle l’affinité de certains de leurs attributs (férocité, méchanceté, etc.). 3 ) côté linguistique – théorie de la psychomécanique du langage postulée par l’école de G. Guillaume. Nous y puisons quelques notions indispensables pour la construction de notre modèle d’analyse intertextuel. Dans le métalangage de cette théorie, le rôle important appartient à celle du temps opératif mental [dans la suite top] : si rapide que soit le procès mental, il exige un certain temps pour que la pensée soit formulée dans sa variante définitive (Guillaume² LL3 : 233sqq.). Partant le signifié de puissance des unités linguistiques [i.e. de leur potentiel énergétique, la 1
Strictement dit, la forme de la perception – visuelle ou audio-visuelle – n’est pas pertinent pour notre analyse. V. sur ce sujet Greimas 1972 : 98 sqq; Eco 1985 :117 sqq. ; Courtés 1991 : 193 sqq.
2
356
L’INTERTEXTUALITE COMME FACTEUR PERTINENT DE LA COHESION TEXTUELLE pensée portée par le top avance vers les effets de sens occurrenciels – points successifs de leur actualisation1. En formulation approximative, on a l’itinéraire suivant : sens primaire générique – sens concret contextuel – sens métaphorique généralisant, etc. Cet avancement du temps opératif mental peut être présenté d’une façon suivante : Schéma 1.
SYSTÈME VIRTUEL : langue SENS DISCURSIFS : Signifié de puissance Effets de sens occurrenciels de la forme temps opératif de l’actualisation : générique – particulier - universel
Soulignons spécialement que le temps opératif appartient au domaine prédiscursif du texte produit. Selon G. Guillaume, créateur de ce terme, AVANT son actualisation la pensée doit traverser trois étapes présentant l’unité des contradictions dialectiques, à savoir, partant du général (sèmes inhérents du lexème, marquant leur nature même) vers le spécifique de la singularité concrète ou abstraite (sèmes afférents liés au sens occurrenciel), la pensée aspire à l’universalisme de l’abstraction globale. Pour expliciter cette idée, reprenons les exemples présentés par G. Guillaume (19731 : 148-151) : (3). Un soldat français sait résister à la fatigue – sens générique : n’importe quel. (4a). Un homme entra, qui avait l’air hagard – sens particulier : un inconnu. (4b). L’homme était entré et s’était assis au coin du feu – sens particulier défini par le contexte précédent. (5). Le soldat français sait résister à la fatigue – sens universel classématique : le soldat = tous les soldats [cf. l’homme est mortel = tous les hommes].
La pensée portée par le temps opératif du générique (ex. 3) vers l’universel (ex. 5) à travers le particulier (ex. 4a et 4b) passe ainsi les saisies suivantes : Schéma 2. Général 1
2a
Universel 2b
3
Nous voyons qu’il s’agit du modèle dynamique dans laquelle à l’entrée, s’introduit une notion générique [I-ère saisie : un soldat comme tous les autres], telle qu’elle est présentée au niveau lexicographique. Portée par le temps opératif actualisateur, cette notion subit d’abord la restriction sémantique vers le particulier [II-e saisie : particulier indéfini inconnu in 4a ; particulier défini par le contexte in 4b]. La spirale dialectique progresse ensuite vers l’universel de l’abstraction suprême [III-e saisie de l’ex. 5].
1 Le problème du temps opératif textuel est posé dans certaines de nos publications, p.ex., in 1997 : 6590 ; 2002 : 497 – 509.
357
L’INTERTEXTUALITE 3. LA VALIDITE DU MODELE TEMPOREL POUR L’ANALYSE DE L’INTERTEXTUALITE Cette partie de l’article vise à valoriser le modèle temporel d’orientation psychomécanique que nous proposons pour l’analyse du facteur de l’intertextualité. Présentons les arguments en faveur de cette hypothèse. Le schéma guillaumien explique l’actualisation discursive par l’avancement du temps opératif mental selon le vecteur général – particulier – universel. Nous supposons que le même trajet est propre pour les lexèmes qui actualisent leur potentiel énergétique en déplaçant le sens d’effet discursif du concret générique vers l’abstraction métaphorique ou/et symbolique dans le cadre du texte littéraire. C’est dans ce point nodal où s’entrecroisent les lignes essentielles des trois théories mentionnées supra. Nous allons le prouver à l’exemple d’un vers classique : (6). Mon bras qu’avec respect toute Espagne admire, Mon bras qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de fois affermi le trône de son roi, Trahit donc ma querelle et ne fait rien pour moi. [P. Corneille. Le Cid]1.
Analysons ce texte du point de vue de l’isotopie comprise comme récurrence de sèmes identifiables dans plusieurs signes du même texte (v. p. 2-3.). J. Courtés précise que l’isotopie n’est possible que si les sémèmes concernés comportent virtuellement le trait sémique qui établira leur parenté contextuelle (1991 : 195). Nous tenons compte de cette vision dans notre approche basée sur l’intertextualité théorique qui aide à révéler la systématisation hiérarchique de la genèse des sens discursifs. En l’occurrence, la répétition explicite et implicite du modèle DetN [mon bras] crée les sèmes isotopiques que le temps opératif de l’actualisation mène successivement du sens direct concret [le générique = partie du corps] au sens figuré métonymique [relation partie – tout : mon bras = moi-même] et au sens figuré métaphorique [mon héroïsme qu’on admire] pour être couronné dans la mémoire du lecteur par le sens abstrait idéologique du code de l’honneur chevaleresque. On peut voir dans ce changement la manifestation de la deuxième analogie de Kant citée au programme du colloque actuel : « tous les changements arrivent suivant la cause de la liaison des effets et des causes » (1987 :224). La psychomécanique introduit dans ce cas la théorie de l’incidence : chaque étape précédente de l’actualisation est incidente à l’étape suivante qui en découle (Guillaume LL3 1973² : 225). Dans l’exemple analysé, le sens direct du nom bras reste dans les dimensions pré-discursives. Incident au contexte mésogénérique2, ce nom accepte le sens métonymique et assume dans sa deuxième mention le sens métaphorique. Enfin le macro-contexte historico-culturel met en avant-scène le sens idéologique incident à deux précédents. Essayons maintenant de résumer en première synthèse les fondements de notre modèle basé sur l’intertextualité théorique. Le lexème comme élément sémantique virtuel se déplace des dimensions pré-discursives dans le domaine du discours organisé thématiquement et idéologiquement. C’est dans cette ambiance surchargée par la visée intentionnelle de l’énonciateur qu’il reçoit son potentiel énergétique qui le transforme en signifié de puissance systématique susceptible de générer les sens d’effets occurrenciels [= isotopes]. Et c’est le temps opératif mental 1 2
Pierre Corneille. Le Cid, Paris, Larousse, 1990, p. 44. Terme de F.Rastier (1987: 275) marquant le milieu sémantique du même domaine herméneutique.
358
L’INTERTEXTUALITE COMME FACTEUR PERTINENT DE LA COHESION TEXTUELLE (v. p. 3-4) qui porte la pensée vers les degrés successifs de l’actualisation suivant la loi dialectique citée supra – du générique pré-discursif au particulier occurrenciel (métonymique ou/et métaphorique) et à l’universalisme du sens symbolique Ainsi le fait que la substance matérielle du lexème persiste au milieu des changements sémantiques devient pertinent et corrobore la première analogie de Kant (1987 : 219). 4. LE TEMPS OPERATIF TEXTUEL COMME CREATEUR DES ESPACES INTERTEXTUELS INTERPRETATIFS Vus sous cette lumière, les isotopes textuels considérés comme effets de sens discursifs appartiennent à la verticalité des niveaux interprétatifs. Vérifions maintenant la validité du modèle d’analyse proposé à l’exemple du micro-contexte littéraire créé par la pensée d’un auteur moderne : (7). Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherche le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nus oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. [ Georges Perec. Penser/classer]1.
C’est la comparaison raffinée de Georges Perec, comparaison à double fond : Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel,
qui focalise l’idéologie de ce micro-texte créant un champ sémantique de grande tension ayant pour source les liens intertextuels. Le MOI du narrateur construit ici l’axiologie temporelle à deux vecteurs contradictoires : d’un côté, l’allusion au passé biblique, de l’autre – l’orientation vers l’avenir macabre de l’humanité créé par la fantaisie de Borges. Réunis à l’intérieur de la Tour Babel enfin construite (qui n’est rien d’autre qu’une immense bibliothèque contenant tous les livres en toutes les langues devenues incompréhensibles), les gens restent impuissants tout comme leurs ancêtres primitifs car la clé de la lecture est oubliée pour toujours. Ce trope crée un espace narratif à plusieurs vecteurs temporels :
Schéma 3. espace référentiel Référent I Babel biblique
temps de perception
Référent II Babel borgésien
moment de énoncé lu l’énonciation [lector in fabula] [auteur]
champ de la histoire culture individuelle culturelle de la civilisation
On comprend que le lecteur [le fameux lector in fabula, selon la formule d’Umberto Eco, 1985] englobe tout le champ sémantico-temporel créé par l’auteur, champ qui présente l’unité dialectique des contradictions étant donné qu’i est, à la fois : 1
Georges Perec. Penser / Classer. Paris, Hachette, 1985, p. 42.
359
L’INTERTEXTUALITE a) non-discret dans sa grandeur philosophique – v. la formule remarquable de Perec : « Nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable ». Ce qui est écrit doit être considéré comme achevé et figé, et il semble que les deux les deux notions en question correspondent à cette exigence. En réalité, leur contexte idéologique génère, comme les fenêtres de Windows, de nouveaux horizons interprétatifs (v. infra). Ici entre en jeu la théorie de l’incidence de G. Guillaume (1973) : l’étape actualisatrice précédente sert de base pour l’étape suivante qui en découle. b) discret, comme le montre le schéma 3, dans la représentation des référents spatio-temporels pris dans leur imbrication intratextuelle. En deuxième lieu, il s’agit du texte littéraire dont les éléments hétéroclites doivent être soudés dans le même cadre narratif cohérent. Si l’on avance dans l’analyse, on verra que chaque notion possède son espace à elle. Tout en gardant son noyau sémantique autonome, la description de chaque espace se lie à son homologue temporel à l’aide des connecteurs implicites, susceptible d’être visualisés à l’aide des méthodes spéciales. Par exemple, pour deux images philosophiques de la Tour Babel, on peut le faire à travers le dénominateur commun qui, en l’occurrence, peut être déterminé comme effacement du signifié dans le signe dévalorisé. Dans le cas de la Tour biblique, c’est la confusion des langues et la perte de leur fonction phatique communicative. Dans le cas de la Tour borgésien, la perte du sens des mots dans l’avenir apocalyptique signifie l’impossibilité de les déchiffrer : la forme reste sans contenu1. Dans les deux cas, la lecture idéologique avance l’idée de l’impasse pour l’humanité : - l’image iconique de la Tour Babel est celle du début préhistorique de la civilisation car il faut recommencer l’histoire dans les conditions de la pluralité des langues ; - l’image fantastique de Borges est celle de la fin prévisible de la civilisation dans la version post-historique borgésienne. Le cercle se ferme. Cet univers fermé est basé sur l’intertextualité du code culturel : Schéma 4. passé du locuteur présent du locuteur Tour de Babel biblique Tour de Babel borgésienne D S I Y A N C code historico-culturel: code culturel moderne : C H l’achevé l’insaisissable H R que nous croyons compris extrapolé dans l’avenir R O O N Dénominateur commun N I “effacement du signifié I E dans le signe dévalorisé” E 1 Le phénomène en question – signifiant sans signifié – est parfois utilisé par les écrivains dans les besoins stylistiques. Cf. chez E.Zola : Jeanne, sans bouger, demanda enfin à voix basse : « Maman, tu vois, là-bas, près de la rivière, ce dôme qui est tout rose…Qu’est-ce donc ? C’était le dôme de l’Institut. Hélène, un instant, regarda, parut se consulter. Et doucement : « Je ne sais pas, mon enfant. » |…] Emile Zola. Une page d’amour. Paris, Bordas, 1970, p. 84.
360
L’INTERTEXTUALITE COMME FACTEUR PERTINENT DE LA COHESION TEXTUELLE On voit que l’intertextualité crée dans l’espace sémantique d’une seule phrase plusieurs niveaux isotopiques. Précisons qu’il s’agit de l’isotopie narrative, i.e. celle qui génère des histoires complémentaires (Eco 1985 : 127). Ce procès dynamique d’interprétation prend en considération la période pré-discursive – moteur générant la pluralité des vecteurs interprétatifs successifs. Le langage particulier de Georges Perec recourt aux liens intertextuels pour plonger le lecteur dans les profondeurs de sa conception philosophique. Le schéma 4 visualise la successivité de certaines étapes de la genèse des niveaux isotopiques : - notion I : Tour Babel biblique – sens surchargé de la symbolicité de ses liens intertextuels qui font partie du code esthétique de la civilisation occidentale ; il s’agit non seulement du texte canonique de la Bible avec tous les niveaux de son interprétation, mais aussi de la locution phraséologique correspondante. C’est le domaine de l’achevé – ou, au moins, de l’illusion de l’achevé, partie intégrale de l’univers spirituel de l’homme. - notion II : Tour Babel borgésien – sens aux liens intertextuels plus restreints qui font partie du code esthétique intellectuel des lecteurs de Borges. C’est le domaine de l’insaisissable ou, plutôt, du vertige de l’insaisissable. Le rêve de l’homme primitif est réalisé, mais l’humanité de l’avenir reste primitive dans sa Tour Babel, entourée de livres dont le contenu est devenu incompréhensible pour eux. Il est évident que la deuxième notion découle de la première comme variante interprétative, et que tous les deux forment ensemble la même sphère intellectuelle, espace qui tient compte de la successivité temporelle de ses composantes. Signalons les sèmes afférents communs pour les deux champs cognitifs : - sèmes confusion des langues, dispersion physique (Babel biblique) ou intellectuelle (Babel borgésien) des peuples ; - sème impasse de la civilisation (anti-diluvienne ou post-apocalyptique). De ce point de vue, l’article défini in le livre devient le générateur de plusieurs niveaux isotopiques à valeur intertextuelle. Précisons encore : si bref que soit le temps de l’entendement, la mémoire du lecteur doit se référer d’abord aux connaissances culturelles préalables [AVANT] pour traverser ensuite quelques étapes de l’actualisation guidée par la visée intentionnelle de l’auteur [APRÈS]. Essayons de déterminer ces étapes suivant le modèle d’analyse proposé dans le schéma 2 (p. 5), tenant compte du fait que le lexème la tour n’apparaît pas explicitement dans le texte cité – les bibliothécaires borgésiens de Babel. 1re saisie nom propre Babel chargé de symbolisme culturel oriente les lecteurs vers le cliché biblique la tout Babel et par là – vers le sens générique du lexème tour [construction artificielle comportant l’idée de verticalité dans ses sèmes inhérents]. 2e saisie a) notion biblique particulière (voir p. 10) ; b) notion individuelle de l’écrivain qui, partant du cliché culturel, crée son image utopique de l’avenir imaginaire.
361
L’INTERTEXTUALITE e
3 saisie universalisation de l’idée d’aliénation, celle de l’homme détaché des valeurs de la civilisation perdue à jamais. Perec renforce cette idée par le pronom nous généralisant l’état de ceux qui appartiennent au même milieu intellectuel. Nous vivons dans l’illusion non-justifiée que nous avons hérité notre passé achevé, mais le vertige de l’avenir insaisissable prouve le contraire : c’est le présent qui forme l’homme déraciné de sa propre culture. Il faut apprécier la maîtrise de l’écrivain contemporain qui utilise le phénomène de l’intertextualité pour créer son propre espace narratif. Un syntagme à trois éléments [bibliothécaire borgésiens de Babel] est suffisant pour l’expansion de son univers dans le passé (code culturel implicite de la Bible) et dans l’avenir imaginaire explicité par le génie d’un autre écrivain. Résumons notre idée : le nom propre Babel devient dans le contexte analysé l’analogue sémantique de trois formes grammaticales : Futur hypothétique (variante explicite borgésien), Plus-que-parfait (variante implicite biblique) et présent omnitemporel focalisé par le pronom personnel nous1. Cette forme soutenue par la sémantique de la comparaison analysée, révèle la vérité – Babel en tant que facteur philosophique, c’est encore l’actualité de l’homme qui reste toujours au carrefour de ses recherches spirituelles. MOSHE Tabachnick Université de Tel-Aviv tabachni@hotmail.com BIBLIOGRAPHIE BARTHES R., « Éléments de sémiologie », L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 17-84. COURTÉS J., Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette-Supérieur, 1991. ECO U., Lector in fabula. Le rôle du lecteur. Paris, Crasset, 1985. GREIMAS A.-J., Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1972. GREIMAS A.-J., COURTÉS J, Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Supérieur, 1979-1986. GUILLAUME G., Langage et science du langage, Paris — Québec, Nizet – Presses de l’Université Laval, 19731. GUILLAUME G., Leçons de linguistique, 3, série C, Québec – Paris, Les Presses de l’Université Laval — Klincksieck, 1973². KANT E., Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 1987. RASTIER F., « Systématique des isotopes », in Greimas A.-J., éd., Essai de sémiotique poétique, Paris, Larousse, p. 80-106. RASTIER F., Sémantique interprétative, Paris, 1987. TABACHNICK M., « Signe dévalorisé dans la prose exupérienne. Essai de l’analyse sémantique du texte traditionnel », Sémiotiques, 13, Paris, Didier, p. 65-90. TABACHNICK M., « Rôle du temps opératif dans l’actualisation textuelle du système verbo-nominal », in LOWE R., éd., Le système des parties du discours. Sémantique et syntaxe. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 497-509.
1 Notons incidemment que dans la théorie de G.Guillaume, le présent reçoit ses paramètres temporels en empruntant une parcelle du passé et une parcelle du futur dont chacune a sa propre longueur : cf. :Pierre travaille vs Pierre vit toujours dans la même maison (19731 : 211 ).
362
SOI-MÊME COMME UN AUTRE : AUTOTEXTUALITÉ, REPRISE, RESSASSEMENT Le même n’est le même qu’en s’affectant de l’autre. Jacques Derrida1
Si l’intertextualité érige la littérature en bibliothèque interactive dans laquelle un dialogue infini s’établit d’un livre à l’autre, certaines œuvres engagent aussi une forme de relation plus restreinte, en quelque sorte plus narcissique : celle d’un dialogue avec elle-même. L’écriture ne peut alors se concevoir dans son autonomie tant elle résonne de son propre passé. Ainsi, la célèbre reprise quasi littérale de l’incipit d’Histoire de Claude Simon à la fin de L’Acacia, plus de vingt ans plus tard, constitue l’exemple même d’une telle autotextualité. Chaque roman se donne à lire comme un travail sur le déjà-écrit, sorte d’archive, hypertexte en tout état de cause, d’où peut sourdre la création. J’étudie ici les formes de cette intertextualité restreinte chez Claude Simon, écrivain s’il en est de la reprise. De la répétition littérale, autocitation ou jeu de connivence, à la transformation d’un texte préexistant, souvenir ou véritable refonte, ce dialogue de soi à soi soulève des questions essentielles sur le travail de l’écriture comme incontournable dialogue, questions qui font écho autant qu’elles la reproduisent, à la problématique d’une intertextualité plus large. On peut définir la réécriture comme « toute opération consistant à transformer un texte de départ A pour aboutir à un nouveau texte B, quelle qu’en soit la distance au point de vue de l’expression, du contenu, de la fonction »2. Anne-Claire Gignoux oppose à juste titre l’intertextualité, imprécise et par nature aléatoire, et la réécriture3, qui « nécessite tout un ensemble de marques matérielles, tangibles et 1 DERRIDA J., La voix et le phénomène, PUF, 1967, p.95. 2 BEHAR H., « La réécriture comme poétique ou le même et l’autre », Romanic Review, 1981, vol.72, n°1, p.51. 3 Récriture ou réécriture : ces termes recouvrent la même réalité. M.-L. Bardèche opère une distinction entre la réécriture, reproduction littérale, et la récriture, reformulation, BARDECHE M.-L., La répétition au principe de la production littéraire, thèse de doctorat, EHESS, 1996, p.211-212. Nous considérons ici la deuxième acception.
363
L’INTERTEXTUALITE probantes »1. En outre, une telle esthétique de la réécriture constitue, d’après elle, un critère définitoire du Nouveau Roman2 : à travers son analyse, elle montre comment cette pratique est partagée par tous les nouveaux romanciers et dirait « la préoccupation constante des nouveaux romanciers pour l’écriture, dont la réécriture n’est que le verso indissociable et réflexif »3. Mais Claude Simon se distingue des autres en tant qu’il généralise une telle esthétique. L’œuvre simonienne se construit en effet tout entière sur la remémoration ou, pour le dire avec Gérard Roubichou, « sur la mémoire des mots et des textes » : elle nous renvoie à de multiples réseaux de faits, de données qui se sont mis patiemment en place au long de plus de trente ans, comme si l’œuvre était d’abord une tentative de reconstitution ; mais elle nous renvoie aussi à cette mémoire des textes qui exige du lecteur une attention de tout instant pour reconnaître et dépasser ce « déjà-lu ». Pour littéralement en faire un « autrement lu »4.
Ce cas particulier d’intertextualité invite donc à considérer précisément cette relation du texte à son propre passé : s’agit-il de se reproduire comme discours de soi, ou de s’envisager tel le discours de « soi-même comme un autre » ? DE SOI A SOI : AUTOCITATION, ALLUSION L’autocitation constitue un premier exemple de reprise, quasi littéral, qu’il s’effectue dans un même roman ou à l’échelle de l’œuvre. Le motif du cheval tombé est ainsi lié à des contextes différents : il appartient tour à tour à une mosaïque, au contenu d’un tableau du Caravage et à la débâcle de 1940 : une jambe (antérieur) de cheval repliée (appartenant sans doute à une monture tombée à terre se débattant) dessinant un V renversé c’est-à-dire le coude touchant la terre le genou au sommet du V le sabot retourné touchant le sol. Le cheval essaie de se relever, se débattant, tordant son encolure en arrière comme pour voir lui aussi ce qui l’écrase, l’une de ses jambes de devant dessinant un V renversé, le coude touchant terre, le genou en haut, le sabot replié frappant convulsivement la terre. Il fait de violents mouvements pour se dégager. L’une de ses jambes de devant dessine un V renversé, le coude touchant terre, le genou en haut, le sabot retourné frappant le sol convulsivement5.
La propriété métaphorique du langage fonctionne ici à plein : comme l’étymologie nous l’indique, le mot est proprement transporté à travers le roman dont les différentes strates s’imbriquent au point de n’être plus séparables. Un tel bruissement, réinscrit en des lieux distincts, se dote d’une signification nouvelle et comme décuplée : il entraîne dans son sillage les sens pris ailleurs. De la même façon, les lettres tronquées de Leçon de choses prennent des significations nouvelles selon la série qui les accueille :
1 GIGNOUX A.-C., La récriture : formes, enjeux, valeurs autour du Nouveau Roman, thèse de doctorat, Université de Paris IV, 1996, p.47. 2 La validité de ce critère est d’ailleurs amplement confirmée par les nouveaux romanciers eux-mêmes. N. Sarraute affirme par exemple au sujet des variantes utilisées dans Martereau (Paris, Gallimard, 1953) que cette technique « est aujourd’hui considérée comme une des caractéristiques essentielles du Nouveau Roman », « Ce que je cherche à faire », Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, 2. Pratiques, Paris, UGE, 10/18, 1972, p.36. 3 GIGNOUX A.-C., La récriture : formes, enjeux, valeurs autour du Nouveau Roman, th. cit., p.351. 4 ROUBICHOU G., « La mémoire des mots », Claude Simon. Chemins de la mémoire, textes réunis par M. Calle-Gruber, Canada, Le Griffon d’Argile, coll. Trait d’Union, 1993, p.92. 5 La Bataille de Pharsale, Minuit, 1969, p.80, p.119, p.223. Cette lettre est réellement migrante puisqu’elle s’adapte à maints contextes et on la rencontre de part en part : p.21, l’idéogramme V désignant le pantalon ; p.24, le V des rayons lumineux ; p.39 et p.236, le V renversé dessinant un œil.
364
SOI-MEME COMME UN AUTRE : AUTOTEXTUALITE, REPRISE, RESSASSEMENT Série GUERRE : Au milieu des salissures brunes et entrecroisées laissées par la graisse, les fragments du titre d’un article, composé en caractères gras, sont encore visibles :… IERS (ouvriers ?) IVRE… (ivres ?) …ENT (périssent ?) ECRA… (écrasés ?) …EUX (deux ?) …OMB… (tombés ?) …EMENT (effondrement ?) EN… (entraînés ?) …COR… (encorbellement ?)1. Série OUVRIERS : Sur la feuille déchirée et grise on peut lire en caractères gras des fragments de mots composant un titre :… IERS (vacanciers ?) …IVRES (suivre ?) ECRAS… (écrasés ?) …EUX (affreux ?) AC (accident ?) …EMENT (effondrement ?) EN… (ensevelis ?) …UT… (chute ?) ROCH… (rochers ?) COR… (corniche ?)2. Série PROMENEURS : Sur le mince cylindre apparaissent et disparaissent selon ses mouvements quelques fragments des mots qui composent le titre d’un article :… IERS (cavaliers ?) …IVRE… (livres ?) …ENT (courageusement ?) ECRA… (écrasants ?) …RIEUX (furieux ?) …OMB… (combats ?) …EMENT (de retardement ?) EN… (ennemi ?) …ROCH… (accroché ?) …COR… (corps à corps ?)3.
Comme l’a noté Philippe Hamon, ces fragments sont « identiquement répétés » mais le texte leur donne « à chaque fois une lecture et une interprétation différentes, en liaison avec les thématiques fondamentales du roman »4 : chaque sens conféré aux abréviations concerne une autre série de sorte qu’un dialogue incessant se trame de l’une à l’autre. Cora Reitsma-La Brujeere affirme de même, au sujet des Géorgiques : le texte cité ou rapporté perd la signification qu’il avait dans son contexte original ; son sens est réinventé par le nouvel ensemble textuel où il est inséré5.
L’œuvre offre des cas d’autocitation de plus grande ampleur, dont la reprise quasi littérale de l’incipit d’Histoire aux dernières pages de L’Acacia offre une illustration remarquable. Simon déclare à ce propos qu’il s’agit d’« un clin d’œil à [s] es anciens lecteurs »6, livrant en cela un véritable acte de répétition7. Bien que non marqué, aucun signe, tels les guillemets, ne vient désigner la reprise, cet exemple de répétition littérale peut s’entendre comme cas d’« autocitation ». On peut penser au phénomène d’« impli-citation »8 observé par B. Magné au sujet de Perec ou celui de « mention » analysé par D. Sperber et D. Wilson, qu’ils opposent à celui d’emploi : Lorsqu’on emploie une expression on désigne ce que cette expression désigne ; lorsqu’on mentionne une expression on désigne cette expression 9.
Ces mentions à d’autres romans dont il est lui-même l’auteur s’imposent pour Simon comme formes d’« auto-ironie »10, puisqu’il cite un écrit antérieur. 1 Leçon de choses, Minuit, 1975, p.145. 2 Ibid., p.167. 3 Ibid., p.182. 4 HAMON Ph., « A propos du « Générique » de Leçon de choses », Esprit Créateur, hiver 1987, vol.XXVII, n°4, p.101. 5 REITSMAN-LA BRUJEERE Cora, « Récit et métarécit, texte et intratexte dans Ls Géorgiques de Claude Simon », French Forum, 1984, n°9, p.226. 6 SIMON C., « L’atelier de l’artiste », entretien avec J.-C. Lebrun, Révolution, 29 septembre 1989, n°500, p.40. 7 Un tel acte constituerait, selon M.-L. Bardèche, le fondement même de la répétition, conçue comme opération énonciative, voir La répétition au principe de la production littéraire, thèse de doctorat, EHESS, 1996, en particulier p.86. 8 MAGNE B., Emprunts à Queneau, Petite bibliothèque quénienne, n°1, Limoges, Ed. Sixtus, 1989, p.6. 9 SPERBER D., WILSON D., « Les ironies comme mention », Poétique, novembre 1978, n°36, p.404. 10 Ibid., p.412. On pourrait aussi rapprocher cette mention de l’usage moderne de la parodie qui implique « plutôt une distance critique entre le texte d’arrière-plan qui est parodié et le nouveau texte enchâssant, une distance ordinairement signalée par l’ironie. Mais cette ironie est plus euphorisante que dévalorisante,
365
L’INTERTEXTUALITE Autocitation ou auto-ironie font signe d’une écriture au second degré, tournée vers elle-même. Le déjà-écrit constitue la matière même qu’elle transforme et distord. Nous devons donc observer ce jeu de modulations qui traverse les œuvres. DE SOI A L’AUTRE : VARIATION, TRANSFORMATION Plusieurs formes d’altération sont observables, depuis la présentation matérielle du texte qui exploite les possibilités de changement de caractères ou de mise en forme, jusqu’aux variations narratives qui rappellent le fonctionnement de l’hypertextualité. On le sait, Gérard Genette distingue un certain nombre d’exemples de « transmodalisations »1 ; pour le cas du narratif, il repère ainsi des changements d’ordre temporel, de durée et de fréquence, de mode et de distance, de focalisation, de voix et reprend donc, pour ce faire, les outils mis en place dans ses analyses antérieures2. Appliqué à un même intratexte, ce phénomène montre à quel point la réécriture instaure une complémentarité : la variation, faisant le lien entre différents passages de l’œuvre, fournit un « complément d’information »3. La panique de l’escadron, scène obsessionnelle tout au long de l’œuvre, illustre particulièrement bien ce principe. La Route des Flandres constitue la référence parce qu’elle retrace l’épisode linéairement, c’est-à-dire sans rupture, épousant le déroulement des événements. Au contraire, les autres romans où l’on rencontre cette même scène brouillent la chronologie, condensent le récit et présentent ce que l’on peut appeler une « réduction »4. Les cas d’expansion sont tout aussi présents : ils développent ou complètent d’autres séquences, rapides ou survolées. Le chapitre II de L’Acacia est par exemple le développement d’un passage allusif de La Route des Flandres au sujet du colonel5. Certaines reprises, constituant autant de variantes d’un même fait, s’éclairent ainsi mutuellement. Les transformations peuvent également toucher la narration elle-même : on connaît les fluctuations du il au je dans La Route des Flandres. C’est encore le cas dans La Bataille de Pharsale ou Histoire. Enfin, certaines scènes sont reformulées d’un point de vue lexical : la répétition de la vision nocturne6 dans Le Palace en est une illustration remarquable. Qualifiée de « réécriture »7, elle propose en effet nombre d’altérations lexicales. Ce travail sur la langue semble remarquable et pourrait tracer la frontière entre l’artisan et l’artiste ; René Passeron l’affirme : ou plus analytiquement critique que destructrice », HUTCHEON L., « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, novembre 1978, n°36, p.468. 1 GENETTE G., Palimpsestes, Seuil, 1982, p.406 et suiv. 2 Essentiellement, Figures III (Seuil, 1972) et Nouveau discours du récit (Seuil, 1983). 3 Rappelons que Claude Simon avait envisagé d’adopter ce titre pour L’Acacia : cela est loin d’être anecdotique puisque se trouve par là confirmer l’équivalence des liens résidant entre les répétitions circulant dans un seul livre et celles instaurant un dialogue intratextuel − même si elles n’impliquent pas le même lecteur et n’ont pas la même portée. 4 SARKONAK R., Les trajets de l’écriture, Toronto, Paratexte, 1986, p.196. Voir aussi GENETTE G., Palimpsestes, op. cit., p.321-331 où il est question d’ « auto-condensation ». 5 La Route des Flandres, Minuit, « double », 1960, p.146. Voir aussi le cas d’expansion relevé par J.-Y. Laurichesse dans « Aux quatre coins du monde », Le Jardin des Plantes de Claude Simon, Actes du colloque de Perpignan, Cahiers de l’Université de Perpignan, 2000, n°30, Presses Universitaires de Perpignan, p.118 : l’entretien de S. avec un journaliste dans Le Jardin des Plantes semble dériver des pages 26 et 27 d’Album d’un amateur. 6 Le Palace, Minuit, 1962, p.144-145 et p.175-176. 7 LANCERAUX D., « Modalités de la narration dans Le Palace », Littérature, décembre 1974, n°16, p.15.
366
SOI-MEME COMME UN AUTRE : AUTOTEXTUALITE, REPRISE, RESSASSEMENT l’artisan laisserait transparaître au niveau des formes finalement instaurées quelque chose de la répétitivité de son travail − quitte à ce qu’on valorise cette intégration du faire au produit considéré comme « traditionnel » − l’artiste au contraire s’efforcerait de « cacher l’art par l’art » (Ingres), ou bien d’arracher son travail-même à la répétitivité1.
Le lecteur doit redoubler d’attention pour repérer ces variations d’une écriture qui se déplace de manière infime. La variation affectant le vocabulaire correspondrait à une écriture du bricolage, tant revendiquée par l’auteur2. Car répétitions et variations disent aussi cela : un même élément, traversant le tamis scriptural où il est travaillé, modelé, modulé, prend bientôt une autre forme de sorte qu’il n’est plus tout à fait le même, ni tout à fait un autre. La variation ne serait qu’une transformation du Même. Bien d’autres passages dans l’œuvre pourraient de la sorte servir d’exemple à ce type de travail sur le lexique3 qui désigne également un autre aspect, spécifique à cette écriture4 : un réinvestissement de la matière scripturale. On assiste de fait à une refonte du matériau de base ; identique d’une page à l’autre, d’un roman à l’autre, il est remanié. Par là se trouve mis en évidence l’idée-force d’une écriture par définition itérative : il s’agit moins d’apporter du nouveau, d’informer, d’avancer, que de travailler dans le connu, d’amasser des faires différents, d’accumuler les versions d’un même fait. D’une certaine manière, l’écriture se nourrit de ces états antérieurs : la répétition apparaît non seulement comme la « rythmique existentielle de l’œuvre »5, mais aussi comme indissociable du bricolage simonien. DU RESSASSEMENT AU RECYCLAGE : LE SAS DE L’ECRITURE Le faire simonien paraît dès lors inextricablement lié à la répétition, comme voué à répéter : l’on peut parler d’esthétique de la réécriture. De fait, le travail de variation autour du déjà-écrit manifeste une ambition de totalisation non pas du monde externe à l’œuvre, mais du monde de l’œuvre, dont les composants sont sans cesse recyclés. Tiphaine Samoyault parle ainsi, au sujet de la reprise de l’incipit d’Histoire à la fin de L’Acacia, d’un « monde qui s’est refermé sur son monde »6. On saisit le lien qui unit une telle fermeture de l’œuvre sur elle-même et cet « effetmonde ». Jean-Claude Vareille évoque comme suit les leitmotivs simoniens : ils sont comme un air connu, où la loi de développement interne du texte rejoint celle de la réception, qui se l’est parfaitement intériorisée. En somme, par la répétition qui structure (c’est le rôle de tout reflet), par aussi l’assurance qu’il ne s’est pas trompé, le lecteur reçoit une prime de perspicacité. Sans doute, pour ces mêmes raisons, l’œuvre devient-elle de moins en moins ouverte7.
1 PASSERON R., « Poiétique et répétition », Création et répétition, sous la direction de R. Passeron, Paris, Clancier-Guenaud, 1982, p.10. 2 Voir par exemple Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 12-13 pour une comparaison avec l’artisan. 3 Sur quelques reprises dans Le Jardin des Plantes, voir SERÇA I., « Le Jardin des Plantes : une composition en damier », Littératures, printemps 1999, n°40, p.65. 4 On retrouverait chez Duras ou Butor des similarités puisque, comme le montre A.C. Gignoux, « le déjàécrit, le déjà-lu finissent par constituer la matière même de leurs livres », La récriture : formes, enjeux, valeurs autour du Nouveau Roman, th. cit., p.188. 5 FLECNIAKOSKA J.L., « La série : séquence pour un mobile / un motif inépuisable », Suites et séries, op. cit., p.136. Souligné dans le texte. 6 SAMOYAULT T., Romans-monde. Les formes de la totalisation romanesque au 20e siècle, thèse de doctorat, Université Paris VIII, décembre 1996, p.628. 7 VAREILLE J.-C., « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », Le Nouveau Roman en questions, avril 1992, n°1, p.96.
367
L’INTERTEXTUALITE A.-C. Gignoux parle de macronarrateur pour désigner cette mise en relation de plusieurs romans, qui reste « inaudible si le lecteur ignore le macrotexte »1. On pourrait parler de macrolecteur : c’est bien à lui que revient en dernier lieu d’actualiser ces liens virtuels. Sans cela, le cycle n’a pas de réalité véritable : Le texte programme une intertextualité virtuelle en « recyclant » tel motif, voire tel mot, mais c’est au lecteur d’actualiser le lien, de faire venir un texte dans un autre2.
Par là, c’est bien à l’image du palimpseste que nous sommes ramené3. Chaque roman constitue comme une pièce contribuant à enrichir une totalité qu’elle englobe au même instant parce qu’elle en est autant un constituant qu’une reprise. De « la totalisation accomplie »4 à l’idée d’un « roman-somme »5, Les Géorgiques d’abord sont qualifiés de véritable « cosmos »6, termes aussi bien utilisés ensuite pour évoquer L’Acacia, dont G. Roubichou affirme qu’il « peut être lu comme la dernière pièce d’un tout (la pièce manquante du "puzzle", sans laquelle ce dernier ne saurait trouver son sens) »7 ou, plus récemment, Le Jardin des Plantes : Dès lors LJP ne se définit pas seulement comme la tentative de restitution du travail de la mémoire d’un sujet : il est aussi mémoire d’une écriture, mémoire de son lecteur, il est devenu mémoire d’une œuvre8.
L’œuvre simonienne constituerait un « tout quasi organique »9, une œuvremonde, image du cosmos et cosmos lui-même10. Ralph Sarkonak utilise par exemple la majuscule lorsqu’il parle du « Texte » simonien conçu comme unité11. Cette conception d’une œuvre « capable du Tout »12 s’explique certes par le couronnement du Nobel, qui a entraîné une vision totalisante de l’œuvre. Pourtant, cette vision était déjà prégnante dès les années soixante. Comme certains autres nouveaux romans, Le 1 GIGNOUX A-C., La récriture : formes, enjeux, valeurs autour du Nouveau Roman, th. cit., p.348. 2 SARKONAK R., Les trajets de l’écriture, op. cit., p.211. 3 R. Sarkonak le remarque : « on éprouve une très grande euphorie lectorale, car on a l’impression de déchiffrer un véritable palimpseste », ibid., p.184. 4 DÄLLENBACH L., « Les Géorgiques ou la totalisation accomplie », Critique, n°414, novembre 1981, p.1226. Jean-Claude Vareille caractérise de même l’entreprise simonienne comme « un texte qui ne dirait pas les propriétés du cosmos ou pas seulement mais qui se les intérioriserait dans son avancée, sa structure et son épaisseur, bref qui serait analogue à un cosmos, qui serait un cosmos, une vision du monde passant dans la façon de construire une phrase, ou le roman », VAREILLE J.C., Fragments d’un imaginaire contemporain, Paris, José Corti, 1989, p.104 (souligné dans le texte). 5 PIEGAY-GROS N., Claude Simon. Les Géorgiques, PUF, Etudes Littéraires, 1996, p.6. 6 DÄLLENBACH L., « Les Géorgiques ou la totalisation accomplie », op. cit., p.1235 (Repris dans Claude Simon, Seuil, Les contemporains, 1988, p.138). Voir aussi CALLE-GRUBER M. : « Les Géorgiques fait le tour de tous les romans de Simon et Georges n’est pas seulement héritier des manuscrits de son ancêtre révolutionnaire : il est surtout héritier de tous les textes simoniens déjà écrits », « Sur les brisées du roman », Micromégas, 1981, vol.VIII, n°1, p.112. 7 ROUBICHOU G., « La mémoire des mots », op. cit., p.86. Entre autres exemples, nous pouvons citer également Bernard Andrès, pour qui L’Acacia représente une « véritable somme » du Texte simonien, Profils du personnage chez Claude Simon, Paris, Minuit, 1992, p.263 ; SARKONAK R., « Un drôle d’arbre : L’Acacia de Claude Simon », Romanic Review, 1991, vol.82, n°2, p.220 : « L’Acacia est une somme qui tout en faisant partie de l’ensemble, le contient, l’évoque, le textualise, bref le "réincarne" » (repris dans Les trajets de l’écriture, Toronto, Paratexte, 1994). 8 RANNOUX C., « Eclats de mémoire : la page fragmentée, Le Jardin des Plantes de Claude Simon », La Licorne, 2000, n°52, p.260. 9 FLETCHER J., « Claude Simon : Autobiographie et fiction », Critique, n°414, novembre 1981, p. 1214. 10 Voir SAMOYAULT T., Romans-Mondes : les formes de la totalisation romanesque au vingtième siècle, th. citée, p.654. 11 SARKONAK R., Les trajets de l’écriture, op. cit., p.11 : « Le "Texte simonien" est donc à entendre comme la totalité de l’"œuvre textuelle" de Simon ». 12 Selon l’expression de L. Dällenbach, « Les Géorgiques ou la totalisation accomplie », op. cit., p.1236. Dans Claude Simon, op.cit., p.139.
368
SOI-MEME COMME UN AUTRE : AUTOTEXTUALITE, REPRISE, RESSASSEMENT Vent traduirait un « désir de totalité »1. Au sujet de L’Herbe, la critique évoque l’« épuisante et totale vision de quelques destins particuliers dont la particularité ne cesse d’ailleurs pas une seconde d’appartenir, de contribuer à l’universel contexte qui l’englobe, la répète, la contredit et l’accroît à l’infini »2. Tiphaine Samoyault a bien observé cette réception totalisante, dès la publication des textes. L’attraction qu’exerce le Tout sur l’ensemble marque par ailleurs une évolution : le cercle ou la combinatoire laisse place au « roman total », reflet non plus seulement de lui-même mais aussi de l’œuvre qui l’accueille3. Nous renvoyons au « tableau des catégories utilisées par les critiques pour définir des romans totalisants de la seconde moitié du vingtième siècle » établi par T. Samoyault4. Rappelons les catégories qui apparaissent pour chaque roman : Le Vent, archipel, réseau ; L’Herbe, cosmos, boucle ; La Route des Flandres, synthèse, réseau, combinatoire ; Le Palace, révolution, inventaire, chronique ; La Bataille de Pharsale, fresque, romanlaboratoire, triptyque, épopée, chronique ; Triptyque, boucle, rhapsodie, triptyque ; Leçon de Choses, inventaire, encyclopédie. Dans les commentaires, Balzac et Proust ne sont d’ailleurs jamais très loin, que ce soit pour fustiger Simon ou au contraire, pour faire de lui un digne héritier. En tout cas, la comparaison s’impose. L’effet principal de l’intratextualité consiste, indéniablement, à clore l’univers romanesque sur lui-même telle une vie parallèle. De fait, si l’on accepte d’éviter la caricature, jeter une passerelle depuis cet incontournable pilier littéraire du dix-neuvième siècle jusqu’à la création simonienne, voire considérer Balzac comme « le roi des bricoleurs »5, est sans doute légitime. En outre, si les échos intratextuels établis ouvrage après ouvrage délimitent bien une forme de totalité, c’est naturellement à « l’effet-Comédie Humaine » qu’il convient de jauger le Tout simonien. Le terme même de « cycle » employé fréquemment pour regrouper certains romans de Simon corrobore cette possibilité. À ce titre, les références constantes de Claude Simon à la peinture, ce dès La Corde Raide, sont significatives. La thèse désormais bien connue de B. Ferrato-Combe6 a suffisamment montré à quel point la réflexion esthétique de l’auteur s’établit en référence à l’art pictural, dont Cézanne est sans doute la figure tutélaire. Il ne s’agit pas pour nous de reprendre cette étude d’une écriture rêvant le geste du peintre mais plutôt d’observer comment ce lien indissociable conduit naturellement à la forme cyclique. Le sous-titre du Vent, Tentative de restitution d’un retable baroque ou Triptyque dont Francis Bacon a inspiré l’écriture7, constituent déjà les indices d’une 1 MAGNY O. de, « Le Vent par Claude Simon », Les Lettres Nouvelles, décembre 1957, n°55. 2 MAGNY O . de, « L’Herbe par Claude Simon », Les Lettres Nouvelles, décembre 1958, n°66. 3 C’est le cas, on ne s’en étonnera pas, d’Histoire, des Géorgiques et de L’Acacia, pour lesquels on rencontre les catégories de cosmos, d’Œuvre et de roman total. A noter que la totalité contenue dans le texte vise aussi à englober genres, formes et thèmes littéraires : une œuvre les contenant toutes, donc. 4 Romans-Mondes, th. cit., p.256-260. 5 DÄLLENBACH L., « Un texte "écrit avant notre modernité" », Balzac. Une poétique du roman, sous la direction de S. Vachon, Montréal, XYZ Editeur, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, p.454. Voir dans le même collectif, ANDRES (B.), « Claude Simon et Balzac : "patiemment, sans plaisir" », p.435-445. 6 FERRATO-COMBE B., Ecriture et peinture chez Claude Simon, thèse de doctorat, Université ParisSorbonne, 1992. Sur la référence aux polyptiques, on lira particulièrement p.349-363. 7 Voir lors du colloque de Cerisy, les propos de Simon ; il affirme avoir été « fortement impressionné » par la peinture de F. Bacon et ajoute : « certaines œuvres avaient pour titre Triptyque, titre et principe que j’ai trouvés en eux-mêmes tellement excitants que j’ai décidé d’adjoindre à mes deux premières séries une
369
L’INTERTEXTUALITE référence marquée aux polyptyques. De fait, les deux références tendent à s’indifférencier lorsqu’on sait dans quel sens les entend Simon. Tel qu’il l’utilise, le retable « représente diverses scènes de la vie d’un personnage que vous pouvez embrasser d’un seul coup d’œil »1 ; il n’est qu’à rapprocher cette signification de celle que recouvre le terme de triptyque pour mesurer la parenté : Je propose un mode de lecture en évoquant ces peintures composées de trois volets qui représentent quelquefois des scènes totalement différentes et quelquefois un ensemble homogène (la vie d’un même saint). Mais ce qui fait l’unité de ce genre d’œuvres, c’est une unité de nature picturale, c’est, disons, que tel rouge en haut du volet de gauche peut renvoyer à tel autre rouge ou encore à tel vert en bas de celui de droite, si bien que les trois tableaux sont composés de manière à n’en former qu’un seul. Cette harmonie de couleurs et ces renvois de l’un à l’autre, voilà ce qu’indique le titre Triptyque, du moins dans mon esprit2.
Le retour des personnages corrobore ce phénomène de recyclage. En effet, L’oncle Charles apparaît dès Le Tricheur, puis reparaît dans Histoire, La Bataille de Pharsale et Les Géorgiques. Corinne, sa fille, est l’une des principales protagonistes de La Route des Flandres et joue divers rôles de figuration au sein d’Histoire, La Bataille de Pharsale, Triptyque et Les Géorgiques. Son époux, le capitaine de Reixach, simplement évoqué dans L’Herbe, assume une fonction de premier plan au sein de La Route des Flandres, puis redevient seulement une vague référence à l’intérieur d’Histoire, Triptyque et Les Géorgiques. Georges, le reflet romanesque de l’auteur, qu’il porte ce prénom ou qu’il soit affublé d’un autre, qu’il soit nommé ou ne le soit pas, s’avère omniprésent au centre de la quasi-totalité de l’œuvre. Les lointains ancêtres de la famille marquent également de leur présence divers romans simoniens. Le général régicide, appelé Laverne dans Le Tricheur puis convoqué sous les initiales L.S.M. (Lacombe Saint-Michel) dans Les Géorgiques, permet, grâce à sa réapparition, quelque trente-six ans après sa première apparition, de relier entre eux le premier et le dernier ouvrage de Simon3.
Les principes de récurrence se rapprocheraient ainsi de l’entreprise de Balzac même si, on le sait, Simon juge l’ambition de concurrencer l’État Civil très éloignée de sa propre conception de l’écriture. La dynamique de l’œuvre quant à elle s’apparenterait davantage à celle de La Recherche. Si le cercle et les échos qui l’habitent sont balzaciens, la ligne des romans et leur déploiement seraient proustiens en tant qu’ils peuvent se résumer ainsi : comment Simon est devenu Simon. Du Tricheur au Jardin des Plantes, c’est en effet une lente appropriation de soi qui se donne à voir. Sous couvert d’abord de personnages exhibant leur fictivité mais non sans attributs réels, voilés ensuite par des masques aux initiales anonymes (O.), par des périphrases (l’étudiant, le brigadier), le narrateur assume lentement son identité, certes pas sous la forme d’une revendication pleine, mais, à l’instar du seul Marcel concédé dans l’œuvre de Proust, dans cette discrète lettre, S.. En outre, L’Acacia pourrait bien servir d’emblème à ce sens de l’histoire : véritable roman initiatique, il retrace le parcours d’un homme s’attablant « devant une feuille de papier blanc »4 autant que celui d’une vocation, et résonne par là d’un son très proustien. J.-C. Vareille l’explique clairement : troisième, celle de la station balnéaire, inspirée d’ailleurs elle-même par des toiles de Bacon », « Claude Simon à la question », Lire Claude Simon, Colloque de Cerisy, UGE, 10/18, 1986, p.425. 1 SIMON C., « Je cherche à suivre au mieux la démarche claudicante de mon esprit », La Tribune de Lausanne, 20 octobre 1959. 2 SIMON C., « Claude Simon à la question », Lire Claude Simon, colloque de Cerisy, Paris, UGE, 10/18, 1974, p.427. 3 BERTRAND M., Langue romanesque et parole scripturale, PUF, 1988, p.151-152. 4 L’A., p.380. Cette situation est, on le sait, dessinée par l’auteur dans une célèbre représentation de son bureau donnant sur une fenêtre ouverte. Il est reproduit dans Orion Aveugle.
370
SOI-MEME COMME UN AUTRE : AUTOTEXTUALITE, REPRISE, RESSASSEMENT L’influence majeure qu’a pu exercer Proust sur Simon trouve ici son couronnement. L’Acacia se présente comme une nouvelle Recherche du temps perdu − recherche et perte qui s’achèvent sur des retrouvailles et une décision : celle d’écrire un livre. Le texte, conformément au modèle célèbre, se termine par le début de l’écriture […]. Une écriture rend compte des conditions de sa propre naissance en s’achevant sur la décision de s’écrire : cette circularité en forme d’hommage est parfaitement codée »1.
Le livre dont les premières lignes sont écrites à la fin de L’Acacia renvoie d’abord à sa propre écriture2, mais aussi aux débuts de l’œuvre et en particulier au Tricheur : le soldat évadé devenu écrivain dans les derniers mois de la guerre publiera son premier roman en 19453. Deux classements en cycle se dessinent dans lesquels on peut faire entrer le même roman : on distinguerait par exemple un cycle guerrier et un cycle familial. L’imbrication des romans entre eux montre que chaque livre développe un aspect d’un fond commun, permettant ainsi d’apporter des précisions et d’enrichir le « déjà lu » : « on apprend un peu plus à travers chaque œuvre »4. En outre, la difficulté même d’un classement signale la partie comme image potentielle du tout. Le cycle correspond alors à un déploiement, à une expansion. Cette caractéristique fournit une raison supplémentaire de rapprocher l’entreprise simonienne de La Recherche proustienne. T. Samoyault l’évoque en ces termes : Une forme mouvante et perpétuellement extensible, ouverte autant au divers qu’à la différence, à la fois isolable dans chaque volume et transversale à l’univers de l’ensemble des textes : si l’œuvre de Simon a pu être comparée à la Recherche du temps perdu, c’est sans doute ainsi (sic) parce qu’elles sont toutes deux des entreprises de totalisation expansive, des itinéraires vers le déploiement progressif et expositif du monde à travers ses signes »5.
L’acception astronomique du mot « cycle », qualifiant « l’espace de temps au bout duquel une situation initiale, par exemple astronomique, se trouve reconstituée »6, entre alors en résonance avec son acception littéraire : tel un autre big-bang, l’univers promis explose et ne cesse de s’expanser7. J.-P. Goux montre bien à ce titre que liaison et dynamique, continu et mouvement ne s’excluent 1 VAREILLE J.-C., « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.99. Voir aussi SARKONAK R., Les trajets de l’écriture, op. cit., p.185 : « Ce qu’il faut faire, c’est lire L’Acacia comme on lit, ou plutôt comme on devrait lire, Le temps retrouvé car le roman de Simon est véritablement proustien » ; VIDAL J.-P., « L’écriture orpheline », Claude Simon : chemins de la mémoire, op. cit., p.73 : L’Acacia « se donne une allure plus autobiographique qu’aucun de ceux qui l’ont précédé. Comme s’il se trouvait finalement pour tâche rétrospective d’expliciter comment on devient Claude Simon ». 2 Voir l’analyse de G. Raillard : « Protagoniste du roman, moyeu de ce livre-roue à douze rayons, il en est l’organisateur qui s’apprête à écrire (…) le livre que nous venons de lire », « L’Acacia de Claude Simon, La Quinzaine Littéraire, 1er-15 septembre 1989. Cette circularité n’est pas sans soulever les mêmes interrogations que Michel Charles pointe au sujet du « statut impossible » de La Recherche, « œuvre qui existe, puisque je la lis, mais qui n’existe pas, puisque ce que je lis est l’histoire d’un projet », CHARLES M., Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p.327 et 336. 3 Voir cette déclaration de l’auteur : « J’avais écrit la moitié de mon premier roman, Le Tricheur, avant la guerre. Après m’être évadé, je suis venu à Perpignan et je l’ai terminé », « Claude Simon sur la route du Nobel », Libération, 10 décembre 1985, p.27. 4 ROUBICHOU G., « La mémoire des mots », op. cit., p.83. 5 Romans-mondes, th. cit., p.245. I. Calvino n’écrit rien d’autre en affirmant que Proust « ne peut voir la fin de son roman-encyclopédie : (…) parce que l’œuvre s’épaissit et se dilate de l’intérieur en vertu de son propre système vital », CALVINO (I.), Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard, 1989, p.177. 6 SOURIAU E., Vocabulaire d’esthétique, op. cit., p.537. 7 C’est ainsi qu’« il était inévitable que L’Acacia fût écrit, parce qu’il était déjà écrit », VAREILLE J.-C., « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.97.
371
L’INTERTEXTUALITE nullement. La métaphore utilisée par Gracq de « cohésion nucléaire » lui permet d’illustrer son propos : la « force d’attraction et d’adhérence qui assure sa cohésion »1 à l’ensemble ne l’immobilise pas et maintient par là le désir du lecteur. Ainsi chez Simon, les romans dans leur succession, proche de cette énergie atomique, sont dans un état d’inclusion réciproque que l’image des poupées gigognes ainsi présentée par Claude Simon entérine : Mes livres sortent les uns des autres comme des tables gigognes. Je n’aurais pu écrire Histoire sans avoir écrit Le Palace, ni Le Palace sans La Route des Flandres. En général, c’est avec ce qui n’a su être dit dans les livres précédents que je commence un nouveau roman2.
L’attraction du tout exerce une force centripète et de gravitation, aimantation de l’ensemble sur les parties. Cette énergie est aussi force vitale : relié au conglomérat des énergies qui l’entoure, l’écrivain « se projette sur l’extérieur, selon le rythme systole/diastole qui est celui-là même de la respiration et de la circulation. En somme Simon emmagasine une immense énergie qu’il se contente de restituer sous une autre forme : il est échangeur, transformateur, traducteur, ou transcripteur »3. L’infini mouvement de ces échos mêmes, qui interdit l’enfermement de l’œuvre dans un cercle clos en des résonances cohérentes et stables, inscrit aussi l’irréductible fuite de l’univers qui n’est pas sans rappeler, paradoxalement, « le roman selon Balzac », tel du moins qu’il est analysé par Jean Paris : le critique parle ainsi de la « récursivité » du langage balzacien, récursivité qui réside dans la possibilité « d’insérer dans une structure déjà constituée (ou matrice) un ou plusieurs éléments adventices par simple enchâssement »4. Et de recourir à des termes comme « branchements », « collage », « racolage » pour qualifier cette écriture, termes que ne désavouerait sans doute pas Simon. Dès lors, en tant qu’il est à la fois ligne et cercle, emboîtement et expansion, replié sur lui-même et perpétuellement à déplier, le cycle simonien serait bien à qualifier de recyclage : D’une œuvre à l’autre, Claude Simon nous donne des textes qui se constituent progressivement l’un par rapport à l’autre et l’un à partir de l’autre, comme si l’univers en expansion, qui s’ouvre avec Histoire pour se clore avec L’Acacia était à la fois de redistribution, de redéploiement, bref d’explication, si l’on veut donner à ce mot son sens d’explicitation et de développement5.
Nombre d’études mettent ainsi en avant les multiples déplacements repérables au fil de l’œuvre, construite comme un permanent dialogue entre les romans :
1 GOUX J.-P., La fabrique du continu, Champ Vallon, Seyssel, 1999, p.40. 2 SIMON C., « Claude Simon, franc-tireur de la révolution romanesque », entretien avec Thérèse de Saint-Phalle, Le Figaro littéraire, 6 avril 1967, p.7. Cette image des tables gigognes nous ramène à ce passage du Vent, Minuit, 1975 : « ou tout n’est que hasard (…), ou bien la réalité est douée d’une vie propre (…) et alors essayer de la trouver, de la découvrir, de la débusquer, peut-être est-ce aussi vain, aussi décevant que ces jeux d’enfants, ces poupées gigognes d’Europe Centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu’à quelque chose d’infime, de minuscule, insignifiant : rien du tout », Le V., p.10. 3 VAREILLE J.-C., « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.102. 4 PARIS J., Balzac, op. cit., p.106-107. S. Vachon, en affirmant que « La Comédie Humaine est un univers en perpétuelle expansion », a une lecture très proche qui permet, une fois encore, de mettre en parallèle Balzac, Proust et Simon. VACHON (S.), Les Travaux et les Jours d’Honoré de Balzac. Chronologie de la création balzacienne, Presses Universitaires de Vincennes, du CNRS, de l’Université de Montréal, 1992, p.16. 5 ROUBICHOU G., « La mémoire des mots », op. cit., p.85.
372
SOI-MEME COMME UN AUTRE : AUTOTEXTUALITE, REPRISE, RESSASSEMENT Il y a maints fragments du Texte qui sont cités, réemployés et retravaillés, soit à l’intérieur d’un même livre, soit dans des livres ultérieurs1.
Michel Bertrand déclare à cet égard que « le roman simonien se présente comme un réservoir où l’œuvre future puise dans les œuvres passées »2. Le terme de recyclage, qui met en avant le fait de produire du « neuf à partir de l’ancien »3, n’a aucune connotation péjorative : si la reprise constitue le fondement de la création simonienne, chaque texte apporte des éléments de connaissance supplémentaires et des modifications essentielles, qui pourraient aussi bien nous conduire à parler de réincarnation4 ou de brassage5. Il s’agit bien de mettre en avant les transformations subies par une matière identique : Se contentant d’inventer le moins possible, le Texte simonien ne cesse de revenir à quelques "scènes", de les juxtaposer de façons différentes pour qu’en naissent des rapports nouveaux6.
Aussi le cycle simonien prend-il la forme « d’un kaléidoscope que l’écrivain ferait bouger légèrement de roman en roman »7, rappelant en cela la remarque d’Edgar Morin : « Le retour au commencement n’est pas un cercle vicieux si le voyage, comme le dit le mot trip, signifie expérience, d’où l’on revient changé »8. Multiplicité et unité cohabitent en cette œuvre, et si ce mariage ne va pas sans tension, il caractérise de manière définitoire cette totalité. Parce que les répétitions se mêlent de modifications et de modulations, parce que le Même est toujours Autre, parce que le cercle de l’œuvre se déplace et se tord, la spirale s’impose comme représentation emblématique de ce cycle, à entendre en écho au préfixe de retour contenu dans le mot de ré-pétition. Il s’agit de « chercher à nouveau », de partir une nouvelle fois en quête9. La répétition intègre la variation et entraîne dans le sillage de sa récursivité retorse la ligne parfaite du cycle, à son tour préfixé. ORACE Stéphanie Université de Paris III
1 SARKONAK R., Les trajets de l’écriture, op. cit., p.170. 2 BERTRAND M., op. cit., p.200. 3 Selon l’expression de SARKONAK R., Les trajets de l’écriture, op. cit., p.212. 4 Comme SARKONAK R., Les trajets de l’écriture, op. cit., p.183-184 : « L’Acacia est une somme qui, tout en faisant partie de l’ensemble, le contient, l’évoque, bref, le "réincarne" ». Le critique utilise par deux fois le verbe « recycler » (p.184 et p.211) 5 Voir par exemple VAREILLE J.-C., « L’Acacia ou Simon à la recherche du temps perdu », op. cit., p.97. 6 SARKONAK R., Les trajets de l’écriture, op. cit., p.170. 7 CLEMENT-PERRIER A., Claude Simon. La fabrique du jardin, Paris, Nathan, coll.128, 1998, p.112. 8 MORIN E., La Méthode, Seuil, Points Essais, 1977, tome 1, p.22. 9 Voir le Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, sous la direction d’A. Rey, rappelant le sens du repetere latin, « chercher à atteindre », « atteindre de nouveau » et la « valeur intensive et itérative » du préfixe, p.1771.
373
L’INTERTEXTUALITÉ, UN ÉTAYAGE PARMI D’AUTRES POUR DES ÉLÈVES DE COURS MOYEN
INTRODUCTION Fort d’une assez longue expérience en maternelle, je postule que la différenciation extrêmement rapide entre l’oral et l’écrit à l’école élémentaire favorise les difficultés rencontrées par des élèves, alors que l’argumentation qu’ils développent se révèle très pertinente lors de discussions « interprétatives ». L’écriture d’un élève de cours moyen est, il me semble, insuffisamment construit, pour prétendre à la même performance montrée à l’oral (entre 9 et 11 ans). Cette étude se voudrait donc aussi un témoignage du travail d’un instituteur dans une classe de milieu rural. Dans le cadre de la formation continue, une conférence pédagogique était organisée sur les nouveaux programmes à l’école primaire. La notion d’intertextualité est apparue comme liaison entre les thèmes des livres issus de la liste de littérature de jeunesse1. Aucune remarque sur l’écriture proprement dite n’était énoncée, ce qui correspond à la dénonciation que porte POSLANIEC (2002)2 sur le fait, que globalement, seule la structure de surface est abordée dans les classes. Or il m’a semblé que si un travail sur l’intertextualité est mené dans une classe, il est nécessaire d’essayer tout d’abord de percevoir comment les élèves entrent dans l’univers fictionnel. Je postule que l’implication des élèves dans la lecture est en rapport avec la manière dont ils l’interprètent. Mais cela reste
1
Cette liste est éditée, depuis juillet 2002, par le Ministère de l’Education Nationale. « L’étude de la réception littéraire des enfants (effets programmés, intertextualité, structure), dans la partie précédente, montre qu’ils sont nombreux à avoir la capacité d’interpréter les livres, d’en négocier le sens, et éventuellement de confronter leurs interprétations. […] Nous pouvons à présent faire l’hypothèse que c’est sans doute lié à des pratiques scolaires qui privilégient la lecture de surface (il est alors facile de contrôler si les enfants ont lu le livre), et ne s’intéressent pas à une lecture profonde. » POSLANIEC C. "Réception de la littérature de jeunesse par les jeunes", Paris, I.N.R.P., p.180, 2002. 2
375
L’INTERTEXTUALITE une hypothèse à valider. Dans cette étude, je me suis cantonné aux incipit d’un grand nombre de livres et à trois textes portant sur le même thème. Il est certain que des jeunes élèves connaissent de nombreux ouvrages et peuvent être capables de les mettre en liaison. Mais d’autres maîtrisent difficilement cette culture livresque. C’est pourquoi, après avoir donné quelques repères observables sur leur implication, je vais m’attacher à dégager quels sont les moyens utilisés par les jeunes, au cours des conversations enregistrées, pour étayer leurs propos. L’intertextualité1 ne serait alors qu’un exemple possible, inscrit dans un domaine plus vaste qu’est l’analogie. Lors des séquences, j’utilise un certain nombre d’outils pour me permettre de suivre au mieux, du moins je l’espère, ce que proposent les élèves. Ils seront abordés en premier lieu. 1. LE RECUEIL DE DONNEES 1.1. Les mouvements interprétatifs Partant de plusieurs outils sémiotiques que sont les éléments du discours (FRANÇOIS F.2), la logique naturelle (GRIZE J-B.3) et une théorie des représentations (SALLABERRY J-C.4), j’ai suggéré l’existence de mouvements interprétatifs (PLACE M.5). Ces derniers sont issus de l’observation menée dans des groupes de très jeunes élèves et de manière plus générale dans les comportements observables dans toutes les situations courantes de l’école. Je pense qu’ils se révèlent encore pertinents pour des groupes d’élèves plus âgés Ces mouvements sont définis dans le sens le plus restreint. Le discours peut porter sur soi, sur l’autre ou sur l’objet à interpréter, ce qui correspond la base des enchaînements chez FRANÇOIS F.. Pour autant, lorsqu’il y a mouvement, ce n’est pas seulement la reprise du discours sur l’autre, mais bien le déplacement dans une histoire racontée comme nouvelle expérience. Ce va-et-vient observable permet d’apprécier l’entrée des élèves dans l’illusion référentielle. Il ne s’agit pas de mesurer mais plutôt d’interpréter en direct les échanges entre élèves concernant un texte, une phrase. « Ça ressemble plutôt à la 1 La littérature, pour POSLANIEC C. et HOUYEL C., ("Activités de lecture à partir de la la littérature de jeunesse ", Paris, Hachette éducation, p.222, 2000), est considérée « comme un vaste ensemble solidaire où chacune des œuvres est en relation avec les autres. Ce qui revient à dire que si chaque œuvre est autonome en tant qu’objet (on ouvre un livre puis on le referme), elle s’inscrit en même temps dans une sorte de grand livre abstrait reliant toutes les œuvres de l’esprit.[…]On pourrait dire alors qu’un livre renvoie à la réalité par ses références, et au champ des œuvres de l’esprit (fiction, essais, documentaires, cinéma, peinture, etc.) par son intertextualité … ». 2 collectif, "La communication inégale, heurs et malheurs de l'interaction verbale", Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1990. "Jeux de langage et dialogues à l’école maternelle", Argos, C.R.D.P. Midi-Pyrénées, 1994 3 GRIZE J.B., "Logique naturelle et communication", Paris, P.U.F., 1996. 4 SALLABERRY, Jean-Claude, Dynamique des représentations dans la formation", Paris, L'Harmattan, 1996. SALLABERRY, Jean-Claude, "Groupe, formation et alternance", Paris, L'Harmattan, 1998. SERRES A, images. 5 PLACE M., "Contribution à l’étude des représentations chez les jeunes enfants — le cas d’un travail sur un poème dans une classe de maternelle", Thèse, Université François Rabelais, Tours, 14 décembre 2000.
376
L’INTERTEXTUALITE, UN ETAYAGE PARMI D’AUTRES POUR DES ELEVES… situation de celui qui, écoutant son interlocuteur, essaye de savoir si c’est du discours répété ou inventé, si c’est pour de rire ou pour de vrai, et. Bref, il s’agit d’interprétation, d’éclairage, pas de savoir objectif. » (FRANÇOIS, F., "Pratiques de l’oral", Nathan pédagogie, p. X, 1993) 1.2. L’oral et l’écrit La lecture par l’enseignant d’un livre dans la classe peut rappeler pour certains élèves une expérience vécue en privé. C’est par exemple Emeline, 11 ans, qui après écoute nous dit : « Cela me rappelle quand j’étais petite et que ma maman me lisait des histoires. » Nous sommes bien dans une situation d’oralité appréciée1. Un autre intérêt réside dans la possibilité offerte par des élèves fragiles à l’écrit de contribuer à la conversation. Si l’on considère les échanges et la circulation des représentations comme un apprentissage d’une interprétation collective, que pourra enrichir chaque participant, la prise de parole ne sera plus tributaire des résultats scolaires. Certains élèves peuvent avoir de grandes compétences langagières sans que pour autant ils aient investi l’écrit. Il n’est pourtant pas question de nier le statut particulier qu’il possède. 1.3. Les enregistrements Le recueil de données correspond aux enregistrements effectués en classe. Chaque groupe est composé d’une dizaine d’élèves. Ils sont amenés tout d’abord à lire le ou les textes jusqu’à ce que chacun soit capable d’une lecture fluide. Ensuite, une discussion portant sur les écrits est engagée. Elle est provoquée parfois par une question portant sur la compréhension ou sur une difficulté lexicale. L’intérêt de cette lecture répétée est avant tout l’apprentissage de la lecture mais aussi la mémorisation partielle ou complète de phrases, de paragraphes et plus globalement de la narration. Les élèves peuvent rechercher facilement les énoncés si besoin est. J’utilise aussi un corpus issu de recherches menées en maternelle avec la chance (ou la malchance selon d’autre point de vue) d’avoir ces mêmes élèves maintenant. Je retrouve ainsi quelques manières d’être qui perdurent. 1.4. Les textes Le nouveau programme scolaire introduit de manière significative la littérature de jeunesse. Partant de là, nous avons travaillé à partir des incipit. Je ne peux reprendre toute la bibliographie, trop longue dans cet écrit, mais environ trente ouvrages ont été consultés. Cela a permis de dégager un certain nombre de critères qui devraient pouvoir être transférés pour l’apprentissage de l’écriture. Les élèves ont pu apprécier les différences et similarités entre les auteurs. Un tableau recense
1
Je pense que cette remarque correspond aussi à quelque chose qui pourrait être de l’ordre de l’objet transitionnel. « Un livre n’est, à tout prendre, qu’un objet transitionnel un peu plus complexe que le nounours, puisqu’il contient un texte qui signifie quelque chose. Il a cependant la même fonction. « Loin », dans la réalité que l’on évoque à l’occasion de cette lecture ; « ici », dans ses propres fantasmes, désirs ou angoisses que l’on convoque en même temps. » p.15, ("Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse", POSLANIEC, C., HOUYEL, C., op.cit. p.15, 2000).
377
L’INTERTEXTUALITE 1
ces remarques dans la classe . Ce travail d’explicitation des premières phrases constitue une des bases d’écriture. Pour autant, il se fait à l’oral. Ainsi, chaque élève peut rendre compte de son point de vue en l’exprimant avec ses propres mots et non dans un code qu’il manie encore faiblement. Cette première phase du travail sur les phrases est à mon avis importante dans la vie de la classe car elle se veut un début de ce qu’il faut bien appeler l’approche d’un métaniveau. Elle permet aux élèves de se rendre compte que certains ouvrages ont les mêmes particularités dans la construction des phrases. Ce qui serait le début de la construction d’un état d’esprit critique vis-à-vis des ouvrages lus. On peut aussi démontrer que les impressions ne sont pas toujours vraies. « Romain : Souvent, dans les débuts de livre, c’est souvent « C’était ». Instituteur : Toi, tu penses que dans les débuts de livre, le mot « C’était » revient. Une bonne partie. On pourrait regarder dans les livres si on trouve la même chose. Alors, le « C’était » on appelle ça un présentatif. Un présentatif. Une phrase qui présente. Maxime : Ah ! Ben alors, c’est sûr qu’ils vont le mettre au début des phrases. Instituteur : Oui, mais tu vois, là, on ne le trouve pas, par contre. Maxime : Là, ils ne l’utilisent pas, là non plus, là non plus. »
2. LES OBSERVATIONS 2.1. L’identification Choisir les incipit comme entrée dans les ouvrages a pour but de repérer comment les enfants rentrent dans le monde crée par l’auteur. On peut penser que l’entrée dans l’ouvrage le sera par l’identification dans le sens le plus courant qui est celui de « se mettre à la place de l’autre ». Nous en avons de multiples exemples tant en maternelle qu’en élémentaire. En maternelle, j’ai relevé celui qui m’a semblé le plus parlant à propos d’un personnage, Ida, d’un livre "Ca va pas " de LEGAUT C., (Rodez, Éditions du Rouergue, 1996) « Ti. : Non, c’est Tiphaine. Mt : Non, c’est joujou. Ti. : Non, c’est Tiphaine. Instituteur : Est-ce que c’est toujours la même fille ? Mx : Non. Ti. : Si Mx : Non. Mt : Si, c’est toujours Tiphaine, ah ! Oui. Mx : Mais non, c’est pas toujours la même fille parce que là la manque un cheveu. Ti : Ben, ça fait rien. Xa : Il manque des cheveux. Ti. : Ça fait rien vu qu’elle est à côté de l’autre. Mx : Ah ! Ben non… ». Xa : Il manque des cheveux. Mx : Il doit en avoir plus. En manque trois. Ti : Ça fait rien.
Lorsqu’ils sont plus âgés, les enfants ont la capacité de mieux se décentrer et donc de verbaliser leurs actions. Cette enfant qui, très jeune, s’identifiait à Ida, 1 En fait ce tableau non exhaustif recense des éléments que l’on retrouve dans au moins quatre ouvrages : POSLANIEC C., HOUYEL C., (op.cit.) RODARI (G), "Grammaire de l'imagination", Paris, Messidor, 1979, DUCHESNE A., LEGUAY Th., "Petite fabrique de littérature", Paris, Magnard, 2001.
378
L’INTERTEXTUALITE, UN ETAYAGE PARMI D’AUTRES POUR DES ELEVES… aujourd’hui explique pourquoi le dialogue lui offre une entrée facilitée dans l’ouvrage. « Instituteur : Oui, alors qu’est-ce que ça te fait quand tu lis ça ? Claire : Ben, je trouve ça bien. Instituteur : Tu trouves ça bien et pourquoi ? Claire : Ben, parce qu’on raconte soi-même. Instituteur : D’accord et toi Tiphaine ? Tiphaine : Ben moi, quand je prends des livres où que c’est les personnages qui parlent… je crois que c’est moi qui parle quand je lis. Instituteur : C’est vrai ! ? Parce que qu’est-ce que cela te fait. Tu peux expliquer ? Tiphaine : Quand je lis, ça fait comme si je parlais de ma famille. »
On peut conjecturer que l’on s’approche de l’espace transitionnel. Nous avions déjà noté que le groupe acceptait ou non cette identification en maternelle, et le court dialogue le montre. Dans les deux cas, nous sommes en interne, autrement dit, c’est l’enfant lecteur qui prend en charge le personnage. Il fait part de son choix. L’acceptation du groupe fait que Tiphaine peut être ce qu’elle veut et que le personnage disparaît au profit de l’individu ou au contraire, que l’individu disparaît au profit du personnage. Cette juxtaposition entre les deux, propre de l’oscillation de la métaphore est importante en terme de compréhension. Se mettre à la place de l’autre est une manière de jouer avec un personnage. Mais cela peut aller plus loin que cela. « Plus tard, je suis devenu capable de me dissocier de leur fiction ; mais dans mon enfance et pendant une grande partie de mon adolescence, ce que le livre me disait, si fantastique que ce fût, était vrai au moment de ma lecture et aussi tangible que la matière dont le livre était fait. » (MANGUEL, A, « Une histoire de la lecture », (Actes Sud, 1998, p. 25) Cette position est constructive et peut se révéler riche d’enseignement1. La manière dont certains élèves s’impliquent dans la lecture pourrait être un bon indicateur de leur qualité de lecteur2. Il peut l’être aussi choisi par le groupe. Un enfant est assimilé à un personnage et cette représentation circule au sein de la classe. L’attention soutenue de l’adulte, dans ce cas, est importante car il existe des risques de rejet d’un individu par le groupe3. R : Oui. Instituteur : Il n’a pas envie de parler. E : Et… ça enregistre. Voilà. R : Il fait comme Lagaffe, des fois. 1 Je ne peux que mettre en rapport cette manière d’être de cette enfant et ce qu’écrit Luigi PAREYSON dans « Conversations sur l’esthétique » (Paris, Gallimard, 1966, 1994 pour la traduction française, p.128). « [...]accéder à une œuvre signifie l’exécuter, autrement dit la faire vivre de sa vie propre et la rendre de façon dont elle a été faite et dont elle veut vivre encore et toujours, ce qui n’est possible qu’à travers l’interprétation, c’est-à-dire à travers une activité éminemment personnelle et singulière, qui, loin d’ajouter à la nécessaire exécution de l’œuvre quelque chose qui lui est étranger, se sert au contraire de l’unique organe efficace de pénétration dont puisse disposer une personne humaine, sa personnalité même. ». 2 POSLANIEC (op. cit. 2002) a dégagé, à partir d’un échantillon de 200 élèves de CM2, « trois profils de lecteur » : les « déjà lecteurs », les « stagneurs » et les « démarreurs ». L’élève dont je parle ici aime lire mais elle n’a pas accédé aux compétences qui la catégoriserait dans le profil de « déjà lecteur » ce qui pose des problèmes d’ordre pédagogique. Car ses fragilités scolaires font qu’elle accède difficilement à la structure profonde du texte. 3 Je fais référence ici à la théorie du bouc émissaire traité par René GIRARD dans son livre " Des choses cachées depuis la fondation du monde ", Paris, Grasset et Fasquelle, Biblio. essais, 1978.
379
L’INTERTEXTUALITE Instituteur : Comment ? T : Il n’a pas envie de travailler. A : C’est Lagaffe deux, en fait.
Certains élèves commencent à acquérir une compétence de lecteur non négligeable et ils attendent quelque chose du texte en rapport avec leur expérience livresque passée. Il est de l’ordre du thème. Mais d’autres utilisent très peu cette mise en lien. Ce sera l’objet de la deuxième partie de cet article. 2.2. Le thème Il est souvent ce qui donne le lien le plus rapide pour les jeunes élèves. Il donne prise directement à d’autres textes lus dans la classe où ailleurs et a une valeur en terme d’intérêt. Instituteur : Il n’y a personne qui s’occupe de nous. Tu peux expliciter, tu peux expliquer ça. S : Et bien si tu es tout seul et que tu es paresseux. Instituteur : Oui. S : Ben il y a un problème, comment tu vas te nourrir, comment tu vas prendre des forces.. G : C’est comme le texte qu’on a lu, là. Instituteur : Oui. G : Paresseux et pourquoi pas, ils font rien. Instituteur : Tu fais une relation entre ce texte-là et l’autre, le journal.
Les enfants vont plus ou moins aimer les textes en fonction du sujet. Cela reste très marqué dès le plus jeune âge. J’ai pris ici un exemple issu d’un corpus en maternelle, à partir d’un texte de Prévert, « Chanson pour les enfants l’hiver » Maxime : Moi je sais pourquoi j’aime bien, le bonhomme de neige. Instituteur : Et pourquoi ? Maxime : Parce que j’aime bien des petites histoires qui parlent de neige. Virginie : Moi j’aime bien ces histoires de bonhomme de neige, parce que c’est Noël. Instituteur : Virginie, tu aimes bien parce que c’est Noël. Maxime : Peut-être que Noël est déjà passé.
Nous retrouvons ce critère en cours moyen où les ouvrages empruntés à la bibliothèque d’école le seront sur des critères de thème comme celui de la collection « Chair de poule ». Nous connaissons, si je ne me trompe, les mêmes critères à l’âge adulte. A : Oui, ils disent : "Avant d’ouvrir le placard de l’évier dans la nouvelle cuisine notre famille était normale et heureuse." Avant de l’ouvrir, elle était heureuse et normale, mais après, ça va se passer quelque chose. On sent bien. Ti : Ah ! On commence… A : Évidemment, c’est "Chair de poule" Instituteur : D’accord. Ti : A donner un p’tit peur. Il va se passer un autre truc, avant la famille était heureuse.
Nous avons vu que pour rentrer dans l’histoire, des élèves avaient tendance à privilégier le dialogue et les thèmes qu’ils aiment comme celui de Noël ou policier selon leur âge. Je ne fais que retrouver les conclusions auxquelles arrivaient POSLANIEC sur la réception de la littérature de jeunesse par les jeunes. Ce détour par la réception de l’œuvre me semblait nécessaire avant d’aborder la question du comment les jeunes étayent leur discours. 2.3. La citation Parallèlement au travail sur les phrases, j’ai donné à lire trois textes portant sur le thème du travail : une fable de La Fontaine, « Le laboureur et ses
380
L’INTERTEXTUALITE, UN ETAYAGE PARMI D’AUTRES POUR DES ELEVES… enfants », un article issu d’un journal destiné à la jeunesse1 et une bande dessinée du personnage de Gaston Lagaffe2. Les élèves se les sont appropriés rapidement. Lors des conversations, la citation vers l’auteur est caractéristique d’une recherche de preuve de l’énoncé. Cette manière semble similaire à celle qui consiste au dégagement des idées principales d’un texte. S : Sinon, ils n’ont plus de nourriture. Ils ne peuvent plus.. Instituteur : Attention, ne parlez pas tous en même temps. Il faut que vous puissiez vous entendre. W : Parce que là c’est marqué : « Un riche laboureur sentant sa mort prochaine » pour qu’ils travaillent, comme ça quand il sera mort, ils travailleront, ils remplaceront. S : Oui.
Cette pratique de la citation reste encouragée par l’école sans qu’elle soit nécessairement explicitée. Son élucidation favoriserait une posture scolaire dont l’élève aura besoin dans sa scolarité. Il me semble que plus l’attente d’une institution est élucidée tôt, plus l’enfant a des chances d’y répondre. En pratiquant l’exercice de la citation, l’enfant ne s’occupe que du texte. Il n’en est pas de même lorsqu’il le lie à sa propre expérience. 2.4. L’expérience Elle est un élément privilégié, et comment en serait-il autrement, pour comprendre le monde proposé ou les arguments énoncés par les élèves. Dans toutes les discussions, il apparaît ce moment où l’enfant construit son discours à partir de ce qu’il connaît de l’expérience quotidienne. Cet extrait est tiré d’un dialogue portant sur « Le laboureur et ses enfants ». Je précise à nouveau que je travaille dans un milieu rural. Romain et Maxime connaissent les travaux en rapport avec la terre et ils disent y participer souvent : Romain : Oui, mais qu’est-ce qu’ils creusaient, ils creusaient la terre, ils creusaient pour rien. Ah ! Bon. Tiphaine : Non, parce qu’ils ne le disent pas.. Romain : Si. Maxime : « Creusez, fouillez, bêchez.. » « Creusez, fouillez, bêchez.. » Maxime : Ca veut dire. Prenez les pelles, faisez des trous, faisez tout le champ, euh ! Creusez jusqu’à la pierre. Juliette : Du travail. Instituteur : Comment ? Maxime : Du travail comme des fous. Instituteur : Qu’est-ce que ça fait, faire du travail comme tu dis ? Maxime : D’un côté, c’est bien parce que tu rapportes de l’argent, mais d’un, mais de l’autre côté, tu t’uses, aussi. Juliette : Tu es fatiguée. Instituteur : Comment ? Juliette : Tu fatigues. Baptiste : Tu fatigues. Romain : Tu t’uses.
2.5. Le référent adulte L’expérience du quotidien est aussi liée au discours de l’adulte investi affectivement ou porteur d’un savoir reconnu. Peut-être est-ce le premier discours à 1 2
Les clés de l’actualité junior, n°257, 2002. FRANQUIN, « Le cas Lagaffe », p.40, Bruxelles, Dupuis, 1971.
381
L’INTERTEXTUALITE interpréter que celui de sa propre famille et/ou est-ce le premier grand texte1 sur lequel il faut s’appuyer ? S : Justement, en travaillant, ils vont gagner de l’argent et.. W : C’est pour ça qu’il… K : Oui, mais après s’ils dépensent tout l’argent ? Enfant : Ben, ils ont l’or. S : Ben, non, parce qu’ils continuent à travailler. G : C’est comme tes parents. K : Ils seront tout seuls. G : C’est comme tes parents quand ils vont acheter. En travaillant, ils récupèrent des sous, ils vont le dépenser, mais vu qu’ils travaillent toujours, ils n’en manqueront pas.
Les parents ou d’autres adultes sont donc appelés comme référents. Il arrive assez souvent que le narrateur soit confondu avec l’auteur. Cette confusion narrateur/auteur est proche de celle du point de vue, si difficile à faire percevoir pour des jeunes élèves alors qu’ils y sont confrontés systématiquement. 2.6. L’intention de l’auteur Le dégagement du point de vue du narrateur est fondamental puisqu’il construit le monde. L’intention de l’auteur peut être perçue sur le mode pragmatique car il veut nous faire faire quelque chose. Il y a de l’intention chez ceux qui écrivent ou qui produisent un énoncé. Cette confusion entraîne des remarques propres à faire avancer la compréhension des élèves. Instituteur : Et alors quand vous entendez, « Ils avaient parcouru un kilomètre environ quand ils furent attaqués. » Maxime : Là aussi, c’est pareil que l’autre livre. On rentre tout de suite dans le détail. Instituteur : On rentre tout de suite dans le détail. Oui, mais comment, parce qu’apparemment ce n’est pas un « je » qui est employé, ce n’est pas un dialogue direct. Maxime : En fait c’est l’auteur qui rencontre quelqu’un et puis quelqu’un était avec les autres qui étaient attaqués et puis il lui dit. Alexandre : Confusion Il aura vu. Il était à côté et il regardait. Instituteur : Donc là, on se met… Tu peux répéter, ça, Alexandre… Alexandre : On pourrait dire qu’il était à côté et qu’il regardait comment la scène se passait. Instituteur : Oui, Gérémy, tu voulais dire quelque chose. Gérémy : Oui, mais je ne sais plus qui c’est qui a dit si « Il l’avait vu » mais dans le livre il marque « Ils avaient parcouru » sinon il aurait dit « On avait parcouru ». Instituteur : Oui.
Un autre exemple est celui donné par Amandine qui, après lecture d’un poème humoristique, s’aperçoit très vite de l’intention de l’auteur. Amandine : Parce que… Cette poésie et ben ! Ils l’ont inventée avec de drôle de mots quand même, hein ! Instituteur : Pourquoi des drôles de mots ? Amandine : Pour faire rire les enfants. Instituteur : Oui ! ?
En définitive, il faut bien reconnaître que l’intertextualité n’est qu’un des moyens utilisés pour comprendre le texte. Globalement, les exemples issus des enregistrements restent très faibles vis-à-vis des autres procédés. 2.7. L’analogie Le modèle sous-jacent est celui de l’analogie1, de la mise en correspondance avec ce qui est connu : la connaissance partagée par des expériences 1
Ici, j’emploie de manière synonymique le discours de l’adulte et le texte qui en est issu.
382
L’INTERTEXTUALITE, UN ETAYAGE PARMI D’AUTRES POUR DES ELEVES… communes, les émissions de télévision, la vie quotidienne et notamment celle de l’école. Il renvoie à la théorie de l’esprit, dans le domaine de l’intention2. L’interprétation se joue dans l’intertextualité au même titre que dans le contexte. La rencontre personnelle entre ce que les autres disent du texte et ce que j’en pense peut ainsi créer les conditions d’une interprétation, qui, si elle est dégagée, va enrichir celle (s) du groupe. L’enseignant est donc amené à concevoir ce que j’appellerai une zone d’acceptation3 adéquate entre les représentations dominantes qui circulent et la lecture savante du texte sans qu’elle épuise le sens, et surtout pas celui émis par les élèves. L’aspect référentiel est très présent dans les énoncés. La confrontation dans la classe entre des élèves qui s’essayent à comprendre un texte par l’entremise d’une même référence me paraît intéressante. Cela se joue dans la mise en lien, dans la mesure où elle sera acceptée ou non en fonction de ce qui est compris. Cela me paraît très important, car il suppose de la part de l’élève l’adéquation entre un texte et les autres textes. L’enfant ne peut pas mettre tout au même rang car le sens qui se dégage provient de la pertinence du lien. Il utilise une herméneutique du quotidien avec les outils dont il dispose. Instituteur : Quel est le rapport donc avec cette histoire là ? Le petit garçon il était enfermé, il était obligé de travailler, c’est du domaine de l’esclavage, là. Et tu trouves qu’il y a une relation avec ce qui est marqué ici, ou ? K : Oui, un petit peu. Parce que si en fait le père mort, ils marcheront, ils verront quelqu’un et ils demanderont à cette personne si ils aimeraient bien faire quelque chose, gagner de l’argent. G : Oui, mais là, ce n’est pas du domaine de l’esclavage. Là il leur dit de travailler pour incompréhensible, pour tout et tout, mais l’esclavage ce n’est pas pareil. K : Oui, mais il y a des enfants qui vivent comme ça. G : Oui, mais… K : Ils sont battus par des méchants. G : Oui, mais de ton texte à ce que tu as dit, ce n’est pas pareil.
L’importance de ce type d’échanges est sans équivoque. Il y a un véritable travail d’interprétation qui peut être relevé par l’enseignant comme modèle à étudier dans la classe. Je crois qu’une des grandes difficultés pédagogiques est le transfert des connaissances dans d’autres situations. Prendre appui sur ce type d’exemple serait une base pour expliciter une démarche interprétative. Elle s’appuierait ainsi sur une expérience commune issue d’une confrontation entre deux visions du texte. Je pense que dès le cours moyen, on peut faire accéder à des modèles les jeunes élèves afin de leur permettre de mieux penser. Dans l’exemple 1
"[…]il suffit de retenir que l’analogie exprime une équivalence partielle, pouvant porter sur des facteurs très divers. C’est d’ailleurs de cette grande diversité des applications possibles que résultent le caractère flou du concept et l’absence de consensus sur quelque définition que ce soit, dès que celle-ci vise à une certaine précision. Établir une analogie, c’est donc, en premier lieu, mettre en correspondance des entités qui demeurent distinctes, mais que l’on considère comme étant équivalentes d’un certain point de vue." (DELATTRE P., "Analogie", Encyclopédie Universalis, multimédia, 2003. 2 La théorie de l’esprit suppose que dès le plus jeune âge l’enfant est capable d’imaginer que l’autre a des intentions. Ce qui bouleverse un tant soit peu la théorie piagétienne. 3 Cette zone d’acceptation fait référence à celle de proche développement de (VYGOTSKY , "Pensée et langage", Paris, Messidor, 1985° . Il s’agit en fait de savoir ce que l’adulte accepte des réponses de l’élève. Mais afin d’éviter certaines dérives, je crois qu’il est nécessaire d’être en mesure d’interpréter au mieux les réponses en situation avec un outillage théorique propre à faciliter des réponses adéquates. Ce qui ne présage en rien de la qualité de la réponse, mais, tout au moins, peut faciliter une certaine empathie dans la mesure où on cherchera à comprendre.
383
L’INTERTEXTUALITE précédent, il faudrait aussi tenir compte de la portée du documentaire télévisuel en tant que porteur d’une vérité avérée. Je ne peux ici que le souligner. CONCLUSION J’ai essayé de montrer qu’en classe, l’oral pouvait se révéler très bénéfique pour interpréter des textes. Partant d’un ensemble d’écrits et des incipit d’une trentaine de romans, j’ai constaté que l’intertextualité était utilisée pour ces jeunes élèves, dans ce lieu, comme un moyen parmi d’autres pour étayer son discours. D’autres moyens sont utilisés, comme la citation dans le texte, le discours de l’adulte ou l’expérience. Il me semble qu’ils s’inscrivent dans un fonctionnement plus large que l’on pourrait qualifier d’analogique. L’intertextualité, dans ce que j’ai constaté, n’est pas prioritaire par rapport à d’autres moyens de comprendre et les élèves ne perçoivent pas toujours les références culturelles. Mais ne s’agit-il pas tout simplement d’un manque dans l’école où je travaille ? En ce cas, un des critères d’évaluation pourrait être la méthode qu’utilisent les élèves pour apprécier un texte. Pour autant, le rôle de l’école est bien de construire un monde culturel commun, propre à favoriser une interprétation du monde avec un minimum d’outils. L’intertextualité a ceci de particulier qu’elle crée des liens explicites entre les textes, entre ces ratio difficilis dont parlait Umberto ECO1. A ce niveau, le modèle crée est celui d’échanges, de mise en relation pour porter un regard sur un autre objet. Nous retrouvons à la fois les processus analogiques mais aussi les processus d’identification. La métis des Grecs nous parle d’une intelligence qui utilise le biais. À ce jeu, l’intertextualité pourrait en être un exemple. La confrontation directe avec le texte, ce face-à-face en tant qu’objet unique, sa spécificité, en serait alors le complément. Le législateur écrit : « La volonté de développer une culture littéraire et artistique forte, dès l’école primaire, conduit à proposer un nouvel instrument de travail : une liste de références d’œuvres regroupées dans un document d’application qui puisse aider et guider les maîtres. Il existe en effet des textes qui ont nourri des générations et qui gardent encore toute leur force d’émotion, de réflexion ou de rêve. Ils sont, de plus, le socle des littératures d’aujourd’hui, qui ne cessent de dialoguer avec eux. Ils doivent être partagés par tous."2
Même si la liste pose des réelles difficultés, financière et pédagogique, il n’en reste pas moins que la mise en valeur de l’intertextualité me paraît bénéfique. Une des grandes difficultés, il me semble, est bien de savoir quel est le rôle de l’oral et de l’écrit dans cette découverte littéraire. PLACE Michel École, Vaubalier place.lefebvre@wanadoo.fr
1 Les cas de ratio difficilis nous intéresse plus particulièrement car ils ont à voir pour certains avec la nouveauté. En effet, "l'expression est une sorte de GALAXIE TEXTUELLE qui devrait véhiculer des portions imprécises de contenu, ou une NEBULEUSE DE CONTENU." (ibid. p.26) 11992, "La production des signes", Paris, Librairie Générale Française, pour l'édition française, p.23-34. 2 Préambule, Programme d'enseignement de l'école primaire - Arrêté du 25 janvier 2002.
384
DU DISCOURS DE L’AUTRE À L’AUTRE DISCOURS L’UTILISATION DES GUILLEMETS DANS LES DEMANDES D’AIDE ADRESSÉES AU RASED PAR DES INSTITUTEURS
1. INTRODUCTION Quand des enseignants parlent de la difficulté scolaire, un énoncé simple serait : « Jordan ne comprend pas les consignes. Je souhaite que vous l’aidiez à progresser dans ce type de lecture. » Les personnages de ce récit sont l’élève (Jordan), l’énonciateur (Je) et l’énonciataire (vous). Or, dans leur réalité, les discours étudiés introduisent d’autres textes insérés par le moyen de guillemets. Le texte inséré est parfois attribué explicitement à un autre personnage, le père par exemple : Cas 62 : exemple de propos, accompagné d’un rire satisfait : "Chez nous, il monte sur les armoires, on n’arrive pas à le faire descendre.". Dans d’autres cas, l’origine de ce texte est plus implicite. (Cas 67 : enfant "vue" par un psychologue de B l’année dernière.) Nous poserons comme principe initial que tout énoncé placé entre guillemets introduit une rupture dans le texte. Cette rupture sera étudiée comme un espace. Dans une première partie, nous interpréterons le texte inséré en tant que produit. À quel auteur est-il attribué ? Que dit-il ? L’interprétation sémantique utilisera le principe des oppositions, c’est-à-dire posera la question de sa signification sur l’axe paradigmatique, par rapport aux énoncés qui auraient pu être utilisés. Dans une deuxième partie, c’est le discours qui sera interrogé sur le plan de l’énonciation, de la production. In fine, nous quitterons la description pour entrer dans une interprétation pragmatique. Pourquoi ces assertions ? Quelle est la finalité des guillemets dans un discours de demande d’aide ?
385
L’INTERTEXTUALITE 2. MATERIEL ET METHODES 1.1. Définition de l’objet d’étude Les fiches de signalement Les enseignants du premier degré peuvent faire appel à une structure institutionnelle chargée d’intervenir pour l’aide aux élèves en difficulté. Cette structure, appelée RASED1, comprend des instituteurs spécialisés dans un type d’aide : aide psychologique, aide rééducative, aide pédagogique. Dans le RASED sur lequel porte l’étude, les acteurs ont choisi d’utiliser un outil construit pour le recueil des demandes, outil appelé fiche de signalement. Ce sont des questionnaires ouverts. Pendant quatre années scolaires, de 1998 à 2002, 226 fiches ont été collectées. Le statut du texte institutionnel Le texte actuel montre au lecteur des traces de constructions complexes, pouvant être interprétées comme le résultat de procédures intertextuelles. Si nous considérons l’énoncé comme une construction par feuilletages successifs ou maillage, le texte est un hypertexte et l’intertextualité peut alors être lue comme un procès interne. Nous ne sommes pas dans le champ de la littérature. Les textes étudiés sont des écrits institutionnels à visée pragmatique. Il ne sera donc pas question de plaisir de lire ni de culture littéraire partagée mais de savoir dans l’action et de pratiques professionnelles. Une référence non attestée Il n’est pas non plus question d’emprunts à d’autres textes écrits précédemment. La forme d’intertextualité est alors un peu particulière et mérite un arrêt. Alors qu’en littérature, la référence est vérifiable ; ici elle ne l’est pas. L’hypotexte cité ou évoqué n’a pas été attesté par une ligne éditoriale puis qu’il n’a pas été écrit. Il est dans la plupart des cas un énoncé oral retranscrit. Si nous lisons « Parfois, Kévin dit "J’arrête de faire le fou"… », la phrase « j’arrête de faire le fou » est la transcription écrite de l’énonciateur qui fait un effort de mémoire pour nous faire part d’un aspect de la difficulté, le moment de la promesse entre l’enfant et l’enseignant (qui est aussi l’énonciateur). Le texte inséré est une parole remémorée par l’un des acteurs de la relation éducative qui est devenu le demandeur de l’aide. Sa mémoire est-elle fidèle ? Peu importe. Nous allons considérer cet hypotexte comme un texte réel, au même titre qu’un roman édité. Nous allons faire crédit d’authenticité à l’auteur. L’intertextualité, un système de relations Pour Gérard Genette, l’intertextualité n’est pas centrale mais une relation parmi d’autres. L’objet de la poétique n’est pas « Le texte, considéré dans sa singularité […], mais la "transtextualité" », c’est-à-dire « tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète avec d’autres textes ». (Genette 1982 : 1992) Genette a utilisé pour l’étude des textes littéraires une typologie croisant le système de référence et celui de l’énonciation : citation, plagiat, allusion (Genette 1992 : 8). 1
Réseau d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté.
386
DU DISCOURS DE L’AUTRE A L’AUTRE DISCOURS… Cette typologie n’est pas adaptée à une analyse de discours sociaux. En effet, le manque de source vérifiable nous prive du système de la référence. Nous ne pourrons pas repérer de plagiat et difficilement attester l’origine de la citation. Par contre, le concept d’allusion nous conduit dans le champ de l’énonciation, entre le scripteur et le lecteur. L’interprétation d’un énoncé entre guillemets est plus ou moins facile en fonction du degré d’explicite ou d’implicite contenu dans le texte. J. Authier-Revuz (1992) établit une typologie des discours rapportés basée sur l’opposition entre les représentations explicites de la citation de celles qui supposent un travail interprétatif : Cas 1 : Les formes explicites, le discours univoque en discours direct ou discours indirect. Cas 2 : Les formes marquées linguistiquement (guillemets) mais qui appellent quand même un travail interprétatif ; si la source n’est pas déterminée, c’est au lecteur de trouver la source et de chercher la raison pour laquelle l’énonciateur s’est mis à distance. Cas 3 : Les formes purement interprétatives. Nous emprunterons à Genette sa conception de l’intertextualité comme un système de relations parmi d’autres. Ce système formalisé par les guillemets, sera étudié dans le champ de l’énonciation dans un premier temps grâce à l’opposition explicite/implicite dégagée par J. Authier. Les guillemets Dans l’analyse empirique, nous allons choisir une forme classique de marquage formel de l’intertextualité, les guillemets. Les énoncés rapportés sont mis entre guillemets pour marquer l’altérité. « En mettant ainsi en cause le caractère approprié du mot, les guillemets désignent la ligne de démarcation qu’une formation discursive assigne entre elle et son "extérieur". » (Maingueneau 1991 : 141)
Ce sont des marques formelles d’hétérogénéité du discours. L’intertextualité en est une forme. Parmi toutes les occurrences relevées, nous tenterons de repérer celles qui relèvent strictement de l’intertextualité. Le dictionnaire Lexis donne au signe typographique guillemets les deux définitions suivantes : 1. Signe typographique que l’on emploie par paires pour mettre en valeur un mot ou signaler une citation. 2. Entre guillemets : expression qui souligne le refus de l’énoncé émis. Des définitions, nous extrayons les traits distinctifs suivants : définition 1 :/discours rapporté//mettre en valeur//signaler/ définition 2 :/discours direct//refuser/ Les discours rapportés sont-ils mis en valeur ou refusés ? Nous tenterons de répondre à cette question au cours des analyses. Par le sème/signaler/, le destinateur souligne les mots entre guillemets en laissant le destinataire comprendre pourquoi il attire ainsi son attention, pourquoi il ouvre ainsi une faille dans son propre discours. Les deux sèmes/discours rapporté/et/discours direct/nous amènent aux formes classiques du discours rapporté : Direct, indirect, indirect libre. Nous nous situons ici dans le cadre strict de l’énonciation, plutôt que dans une conception référentielle ou logique. Nous préférerons interpréter les discours rapportés en continuum entre
discours directs et indirects (vs formes distinctes). Ainsi selon J. 387
L’INTERTEXTUALITE Authier-Revuz (1996), le discours direct (vs indirect) relèverait davantage de la modalisation autonymique que de l’autonymie. Dans leur dictionnaire, Charaudeau et Maingueneau définissent les guillemets de la même manière : « Marque typographique qui encadre des séquences verbales pour signaler que ces dernières relèvent de l’autonymie ou de la modalisation autonymique. » (2002 : 289) 1. L’emploi autonymique permet d’indiquer qu’une séquence est prise en mention et non en usage. Le scripteur se réfère au signe. 2. L’emploi en modalisation autonymique. Ce qu’indiquent les guillemets, « c’est une sorte de manque, de creux à compléter interprétativement » (Authier-Revuz 1995 : 1, 136) La modalisation comme fait d’énonciation modalisé par une auto-représentation opacifiante (Authier-Revuz) n’analyse pas les signes mais l’énonciation.
L’interprétation des guillemets (d’après Charaudeau et Maingueneau 2002 : 91) À la différence de ceux de l’emploi autonymique, les guillemets de la citation autonymique ne sont pas obligatoires. L’énonciateur indique au lecteur que son discours ne coïncide pas avec lui-même mais il n’en indique pas la raison. Pour interpréter les guillemets, le lecteur doit tenir compte du contexte et en particulier du genre de discours. Celui qui use des guillemets doit se construire une représentation du lecteur pour anticiper ses capacités de déchiffrement. Réciproquement, le lecteur doit construire une certaine représentation de l’univers idéologique de l’énonciateur pour réussir le déchiffrement. On peut ainsi opposer deux types de textes : ceux qui renforcent la connivence avec le lecteur en ne guillemetant pas les expressions autres ; Ceux qui renforcent la connivence en guillemetant des expressions qui ne le seraient pas dans un autre contexte. « Chaque déchiffrement réussi par le destinataire renforce la connivence entre les partenaires du discours, puisqu’ils se trouvent partager la même manière de se situer dans l’interdiscours. » (Maingueneau 1991 : 142)
Nous adoptons cette lecture des guillemets dans une conception de non-dit, de connivence nécessaire et supposée par chacun des co-énonciateurs. Ce qui nous oblige à une précaution quant à la validation de l’interprétation : « Le texte libère des possibilités d’interprétation que son auteur ne peut pas prévoir quand il place ses guillemets. » (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 291)
Interpréter, c’est rapporter les guillemets à l’ensemble du mouvement d’énonciation. 2.2. Outils d’analyses Dans un premier temps, nous repérerons les formes explicites, le discours univoque, celui qui nomme la source utilisée. Dans un deuxième temps, nous étudierons tous les autres textes utilisant les guillemets ayant d’autres fonctions. Pourquoi le mot « vue » est-il entre guillemets ? Que modifie cette forme dans la signification du texte ? Ou dans les significations données à entendre ? Est-ce une autonymie ou une modalisation autonymique ? Ces analyses comparatives entre la forme choisie et les formes délaissées nous permettront d’accéder à l’énonciation, à l’analyse du texte comme processus et non plus comme produit. La signifiance du texte inséré fait appel à l’implicite. Les compétences du lecteur sont sollicitées pour interpréter l’implicite. Dans certains cas, seul l’énonciateur sait pourquoi il a mis des guillemets et parfois même, il ne le sait pas. Cette marque renvoie alors au moment même de l’énonciation. La citation qui donne l’identité de son auteur donne deux informations : un énoncé attribué à un autre acteur ainsi que l’avis de l’énonciateur sur le texte inséré. 388
DU DISCOURS DE L’AUTRE A L’AUTRE DISCOURS… Par contre, un texte inséré non attribué peut être celui du locuteur même. Dans ce cas, les guillemets nous donnent une seule information au niveau de l’énonciation. Les guillemets sont alors un marquage énonciatif. Tous les énoncés contenant des guillemets seront sélectionnés et analysés sémantiquement en répondant aux questions : Quel choix sur l’axe paradigmatique ? Quelle différence entre utiliser ou ne pas utiliser les guillemets ? Quelle différence entre insérer ou ne pas insérer un texte ? 3. L’EMPLOI AUTONYMIQUE : DES DISCOURS RAPPORTES Le discours rapporté est l’une des manifestations les plus classiques de l’hétérogénéité énonciative. Les discours direct et indirect font apparaître un second locuteur dans l’énoncé soit en l’intégrant au récit, soit en restituant ses paroles entre guillemets. Nous allons rechercher dans notre corpus quelques exemples de chaque cas. D’après la typologie de Genette, certains guillemets annoncent une citation, un discours asserté attribué à un autre énonciateur repéré. Par exemple : • De l’élève lui-même, Cas 71 Cas 91 Cas 106
Ne travaille pas seule ("C’est trop dur." "Je ne sais pas le faire." "Je n’y arrive pas."… ). se positionne par rapport aux autres sans arrêt. "Tu es mon copain. Tu n’es pas mon copain." Parfois, Max dit "J’arrête de faire le fou"…
L’élève parle et son discours est évalué par rapport à la difficulté. • De l’un des parents, Cas 156 Cas 168 Cas 62
• Cas 89 Cas 89 Cas 89 Cas 89
Discours ambiant : "il sait pas bien lire mais on nous dit toujours qu’il est super fort en maths…" OUI. "faut être sage et écouter le maître". (exemple de propos, accompagné d’un rire satisfait : "chez nous, il monte sur les armoires, on n’arrive pas à le faire descendre.")
D’une grande sœur, "À la maison, elle fait ce qu’elle veut." "Nous sommes une famille nombreuse donc elle est gâtée…" "Sa mère est partie… (un mois)". Sophie parle de sa mère "au ciel" à la maison.
Un discours religieux est inclus à l’intérieur de ce texte. • Du directeur de l’école précédente. Cas 107
(« à l’essai » selon l’école précédente).
Les enseignants de l’école dans laquelle se trouvait l’élève l’année précédente ont décidé qu’il passerait en classe supérieure à l’essai. Cette décision est critiquée parce qu’elle engage des gens qui n’ont pas participé à la prise de décision. 4. L’EMPLOI EN MODALISATION AUTONYMIQUE Dans cette catégorie, nous ouvrons largement sur l’implicite. Les guillemets montrent un mot ou une proposition qu’ils questionnent. L’énonciataire (le RASED) est alors sollicité par ses connaissances supposées partagées. Nous allons analyser le contenu des messages. Les guillemets ne sont pas indispensables à la lecture. Dans ce cas, pourquoi ont-ils été choisis ? De manière à entrer dans ce type d’interprétation, nous allons étudier les cas dans une optique comparatiste. Sur quoi porte la modalisation autonymique ? 389
L’INTERTEXTUALITE • Sur le diagnostic de la difficulté Un discours de connivence qui introduit (sans le citer) le médecin qui a posé le diagnostic. Cas n°
énoncé
Interprétation du contenu
63
une grande force d’inertie et de nombreux "blocages" ("bloquée" par le diagnostic de syndrome d’une maladie génétique) Un lieu et un interlocuteur spécialisé pour permettre (peut-être) à Cathy d’exprimer à sa façon ses "problèmes".
Bloquée par le diagnostic vs par le syndrome ? Le diagnostic du médecin est rejeté. L’énonciateur ne croit pas au blocage. Il a une autre hypothèse non exprimée.
•
Sur l’acte pédagogique
2 il va d’un coin à un autre, au coin "riz". 2 son "travail" terminé,
Au coin riz vs au coin « dans lequel le tout petit enfant manipule du riz pour s’exercer à remplir, vider, transvaser des récipients ». la demande pédagogique (Un réel travail) ? ou la réalisation par l’élève (un simulacre de travail) ?
Le mot riz a fonction de nom propre pour dénoter tout un fonctionnement : une activité spécifique à la classe. Les guillemets assertent un discours de connivence dans le discours normé. Ce qui est rejeté, c’est le discours normé, compréhensible par tous en dehors de la relation énonciative. Nous sommes en petite section et les apprentissages sont plus sociaux que scolaires. L’utilisation du mot ‘travail’ est donc discutable. Dans ce cas, le signifié rejeté est ‘la demande pédagogique’. Les énoncés précédents peuvent donc être glosés ainsi : Ce que je demande à mes élèves mérite-t-il d’être désigné par travail ? Le croisement des isotopies se situerait entre enseigner et simuler l’enseignement. Le doute porterait sur la réalisation par l’élève. S’il n’investit pas le scolaire, s’il termine rapidement l’exercice demandé pour pouvoir aller jouer, alors, l’objet réalisé ne mérite pas le nom de ‘travail’. Ce n’est qu’un simulacre. Le croisement des isotopies serait là entre faire un travail et simuler un travail. • Sur le discours des parents Le discours des parents sur ou avec l’école est évalué dans chacun de ces cas. Il est évoqué sans être cité. 66
l’école étant responsable de tous les « maux ».
88
mais nous avons « parlé » par l’intermédiaire d’une maman turque qui comprend légèrement le français 105 Relations « un peu difficiles » avec la famille
Domaine de la santé dans le domaine scolaire. L’entretien avec la mère est jugé inefficace. Le conflit avec les parents est suggéré.
Le discours des parents est critiqué quand ils accusent l’école, quand ils comprennent mal, quand ils résistent. • Sur la relation éducative dans la famille Cas 132 Cas 147 Cas 157 Cas 219
Peut-être trop de "pression" parentale. il semble que l’enfant soit "dure" à la maison également… La maman dit qu’elle les trouve "mous"… il vit dans un milieu " très audiovisuel "
Qualifier des enfants de durs ou mous peut être considéré comme une métaphore. Ce qui est évalué par ce choix lexical est une résistance à l’action éducative. La pâte dans les mains du modeleur est dure ou molle. Touchons-nous ici une trace de manifestation de l’effet Pygmalion ? 390
DU DISCOURS DE L’AUTRE A L’AUTRE DISCOURS… • 35 12
Sur le comportement de l’élève
Tom "prend" et mange parfois les goûters des autres s’isole dans "son monde".
226 Il suffirait de trouver les moyens pour lui faire faire "un CP ".
Il prend vs il vole. L’idée de voler, dérober, est dans la confidence. Le monde de l’élève vs le monde de l’enseignant. Le comportement de l’élève dans une relation impossible Faire un CP vs redoubler un CP. L’élève a déjà passé une année en CP sans en tirer profit. La formulation correcte serait la seconde.
Dans le cas 226, deux effets énonciatifs sont conjugués : 1° En utilisant « faire un CP », l’énonciateur insiste sur sa propre évaluation : l’élève n’a rien acquis. 2° Le fait de placer un CP entre guillemets focalise sur le déterminant « un », nous disant qu’il n’a pas encore suivi les enseignements de ce niveau malgré une année qui y était consacrée. L’argumentation est donc récurrente : faire un CP vs redoubler son CP, « un CP » vs faire un CP. Ce qui est refusé, c’est l’évaluation externe qui dirait : « Il a déjà passé une année en CP et doit donc être inscrit en CE1. » • Sur l’énonciataire Cas n° 51 67
164 136
énoncé La CCPE peut-elle "agir" pour qu’un maintien au CM2 soit possible enfant "vue" par un psychologue de B l’année dernière
a suivi un CE1 avec "soutien régulier". L’intervention de "spécialistes" en liaison avec la famille
Interprétation du contenu La demande vs l’effet de la demande. Un doute ou une méconnaissance ? la CCPE Vue vs suivie vs examinée isotopie du monde sensible (vue par un observateur) dans l’isotopie de la psychologie (examinée par un psychologue) Le travail du psychologue précédent est dévalué. L’efficacité ou la régularité du soutien est rejetée. La professionnalisation des spécialistes est rejetée.
Dans tous ces cas, quand le texte entre guillemets concerne l’énonciataire, c’est pour rejeter cet énonciataire, pour mettre en doute son action d’une façon socialement acceptable, par une allusion. Demander l’intervention d’un spécialiste est un discours simplement dénoté. Par contre, demander l’intervention d’un "spécialiste" introduit un jugement sur le mot. Il est possible de critiquer quelqu’un de cette manière alors qu’il est plus difficile de dire à quelqu’un qu’on le juge incompétent. « Chaque déchiffrement réussi par le destinataire renforce la connivence entre les partenaires du discours, puisqu’ils se trouvent partager la même manière de se situer dans l’interdiscours. » (Maingueneau : 1991 ; 142)
Le texte entre les guillemets n’est pas une citation mais une incise dans le sens où il ne se coule pas dans la syntaxe (cf. l’agrammaticalité, Riffaterre). 5. TROIS CAS PARTICULIERS : L’ENTREE DANS L’ENONCIATION Nous voyons que les guillemets sont utilisés pour ajouter de la signifiance au message écrit. Chaque utilisateur choisit des fonctions différentes, à différents moments, dans différents lieux. Dans le corpus étudié, chaque enseignant utilise ce marquage typographique d’une manière personnelle.
391
L’INTERTEXTUALITE 5.1. Monsieur C convoque la famille Monsieur C utilise de nombreux guillemets dans la seule fiche qu’il a utilisée (cas 89). ligne 1 2 3 4 5 6 7 8
Monsieur C – classe PS Son comportement "particulier". Elle n’écoute pas, "boude". Elle est dans "son monde". Sophie est devenue "un boulet" pour la classe. "À la maison, elle fait ce qu’elle veut." "Nous sommes une famille nombreuse donc elle est gâtée…" "Sa mère est partie… (un mois)". Sophie parle de sa mère "au ciel" à la maison.
Énonciateur L’enseignant L’enseignant L’enseignant L’enseignant La grande sœur La grande sœur La grande sœur Discours de la fillette rapporté
Monsieur C utilise les guillemets de deux manières distinctes. Il convoque la grande sœur comme acteur (lignes 5,6,7) et il définit le comportement de la fillette par un croisement d’isotopies de la terre au ciel (lignes 1, 2, 3, 7) : /Le ciel/ /son monde/ /particulier/ /la terre/ /notre monde/ /général/ Un autre topos est introduit par métaphore dans la ligne 4, celle du bagne. Entre les guillemets, apparaissent les topiques/privé/et/bagne/. L’intrusion de la sphère privée dans la sphère scolaire est ressentie comme le bagne pour cet enseignant. 5.2. Madame M et la confidence Madame M (Classe GS) utilise largement les guillemets. De quelle façon ? cas énoncé 22 bien qu’étant parfois à côté du sujet il essaie toujours de dire "quelque chose". 23 Il paraît "faire l’idiot" dans l’espoir que l’adulte […] 24 On sent également un certain "blocage" un soutien personnalisé qui lui permettrait de se libérer de ce "blocage" 24 stimulation pour le sortir de sa "léthargie"
contenu La parole de l’enfant est un secret transmis à Madame M. Le comportement déviant de l’enfant comme une parole Le mot « blocage » est écrit deux fois dans la même fiche. La confidence réside dans la nature du blocage. La non participation de l’élève à la relation est évaluée comme pathologique.
C’est souvent l’accès à une pathologie ou à un comportement considéré comme tel qui est dit par les guillemets. Les enfants portent leurs symptômes à l’école et à la maîtresse (blocage, léthargie, faire l’idiot). 5.3. Madame R : la créativité cas énoncé Cas 1. Je suis très embêtée, Mendy ne 124 « décolle » pas trop dans l’apprentissage de la lecture et il a déjà un an de retard. La métaphore autorise une interprétation cet enseignant. Cas 181
2
On a du mal à comprendre ce qu’il dit tellement ses propos sont « emberlificotés ».
Le petit Robert
392
forme Décoller vs progresser
contenu Collusion entre l’isotopie de l’apprentissage et celle des transports aériens.
de la conception de l’apprentissage chez
Emberlificotés vs confus vs trompeurs. Les guillemets autorisent plusieurs interprétations.
Définitions 2 : 1. Empêtrer 2. embrouiller quelqu’un pour le tromper
DU DISCOURS DE L’AUTRE A L’AUTRE DISCOURS… Le morphème peut être lu selon ses deux définitions.
Les propos de l’élève sont confus. Ils manquent de clarté. La seconde définition introduit l’intention de tromper le destinataire. L’élève est alors évalué non seulement selon ses compétences linguistiques (il parle mal) mais aussi dans ses compétences relationnelles. (Il manipule les gens par l’utilisation d’un langage confus.). Cas 182
La grand-mère ne me parle plus. En effet, l’an passé, elle acceptait qu’Arthur voie la psychologue car Arthur se défendait bien surtout en lecture. Mais maintenant ! ! Tout va mal ! « C’est ma faute. Les psychologues font plus de mal que de bien ».
La citation est une reprise d’une partie du discours de la grand-mère.
Travestissement burlesque d’un discours censé être rapporté.
Cas 182
La mère : je n’ai aucune confiance en elle. Quand je la vois, elle me « gave » de propos psychomachin et ce n’est que du vent.
Elle me gave vs elle me comble
L’isotopie de l’alimentation dans celle de la discussion. Ironie ?
Le verbe gaver est très évocateur. Il est issu de l’alimentation. Le lecteur peut imaginer le trop plein de discours allant jusqu’à la nausée. Le contenu supposé par le gavage est qualifié de propos psychomachins ce qui ajoute à la dépréciation. « Elle me gave de bonbons » présuppose un objet mauvais pour la santé mais bon au goût alors que dans ce cas, le propos est déprécié par la construction du mot valise psychomachin. Nous avons donc redondance entre la disqualification de l’objet luimême (les propos de la grand-mère) et de la quantité de cet objet, jugée exagérée (elle me gave). Madame R utilise les guillemets dans une fonction poétique (au sens large). Elle travestit les paroles des parents. Elle utilise des propos d’un autre niveau de langage (elle me gave). Elle choisit des adjectifs colorés (emberlificotés) et accentue cet effet par les guillemets. Pour elle, les guillemets servent plus à mettre en valeur un discours qu’à le citer. Ce procédé permet de convoquer des co-énonciateurs pour sortir de la relation duelle énonciateur/énonciataire. 6. LES FONCTIONS PRAGMATIQUES DES GUILLEMETS : ESSAI DE SYNTHESE Pourquoi utiliser un discours direct rapporté, c’est-à-dire une citation ? Dans tous les cas, l’usage des guillemets attire l’attention du lecteur sur un point particulier du texte. C’est une focalisation utilisée dans un but pragmatique : convaincre l’énonciataire du bien-fondé de la demande. Ils demandent donc un travail au lecteur. Les guillemets constituent, bien sûr, des marques explicites de l’hétérogénéité du texte mais ne dispensent pas le lecteur d’un travail d’interprétation. Le seul fait d’introduire le discours direct authentifie les énoncés rapportés. « Le discours direct a le privilège d’authentifier parce qu’il ne donne pas un équivalent sémantique, mais restitue la situation de la communication elle-même. » (Maingueneau 1991 : 134) Nous parlons alors d’effet de réel, ce qui est fondamentalement différent du réel puisque nous sommes, rappelons-le, au niveau de l’énonciation, donc de la 393
L’INTERTEXTUALITE construction d’un simulacre. Les acteurs convoqués comme co-énonciateurs apportent des éléments informatifs supplémentaires qui aident le lecteur à imaginer la scène. Cas 71 : Ne travaille pas seule ("C’est trop dur." "Je ne sais pas le faire." "Je n’y arrive pas."… ). Dans ce cas, les paroles de la fillette précisent ses arguments. Il est alors facile de reconstruire une scène typique de refus, de grognements… La citation-preuve Au cours d’une argumentation, soit pour réfuter, soit pour étayer un argument. Ces citations peuvent être utilisées soit en raison de leur contenu soit en raison de leur auteur. Dans le dernier cas, on a affaire à une « citation-autorité ». (d’après Bertand 2000 : 138) Les paraboles de la bible ont valeur de preuve. Par exemple, dans le cas 71, les paroles de l’élève sont censées apporter une preuve de la phrase précédente, l’impossibilité de travailler seule. Mettre des guillemets, c’est accomplir un acte de mise à distance. Les guillemets marquent une rupture syntaxique entre discours citant et discours cité. Dans le cas d’un mot entre guillemets, on peut parler de connotation autonymique. Le mot montré est à la fois montré, marqué et intégré. À la différence du discours rapporté indirect, le mot est attribué à un espace énonciatif autre que le locuteur veut questionner. « En mettant ainsi en cause le caractère tout à fait approprié du mot, les guillemets désignent la ligne de démarcation qu’une formation discursive assigne entre elle et son « extérieur ». » (Bertrand 2000 : 141)
Dans notre corpus, nous avons montré que la mise à distance permet de réifier le texte asserté et de l’évaluer, la plupart du temps négativement. Au lieu de dire directement son opinion (Je trouve que le psychologue est incompétent.), l’intertextualité ouvre des possibilités pour nuancer ce discours. (Cas 67 : enfant "vue" par un psychologue de B l’année dernière) Cette formulation ouvre une porte à l’interprétation implicite, donc une porte à la confidence entre énonciateur et énonciataire. La simple présence des guillemets met à distance l’action du psychologue et la dévalue. Cette dévaluation peut prendre un caractère ironique. L’ironie exige qu’apparaisse une marque de distanciation entre les paroles et le locuteur. Ce qui oblige à faire appel à des moyens variés dont les guillemets. Madame R porte un regard ironique sur les discours psychologiques de la mère. Cas 182 : La mère : je n’ai aucune confiance en elle. Quand je la vois, elle me « gave » de propos psychomachin et ce n’est que du vent. CONCLUSION Les guillemets apparaissent comme un point névralgique éloignant du schéma classique de la communication en introduisant des co-énonciateurs ou mettant en scène d’autres acteurs concernés par l’éducation de l’enfant (les parents, l’enfant lui-même, la grande sœur…). L’origine des textes assertés est plus ou moins explicite, allant de la citation (Parfois, Thomas dit "J’arrête de faire le fou"…) à l’allusion ("bloquée" par le diagnostic de syndrome d’une maladie génétique). Quand un acteur est cité, les guillemets insèrent le discours de l’autre alors que le discours allusif asserté est un autre discours. 394
DU DISCOURS DE L’AUTRE A L’AUTRE DISCOURS… Omniprésente, l’évaluation presque toujours négative porte sur le destinateur lui-même, sur le destinataire ou sur un tiers. Ce qui est disqualifié, c’est une attitude (Peut-être trop de "pression" parentale.), une compétence professionnelle (L’intervention de "spécialistes" en liaison avec la famille), un comportement (Natacha "prend" et mange parfois les goûters des autres), le diagnostic de la difficulté ("bloquée" par le diagnostic de syndrome d’une maladie génétique), les relations avec les parents (Relations « un peu difficiles » avec la famille), la relation éducative dans la famille (Peut-être trop de "pression" parentale), en tout cas l’un des aspects qui définissent la difficulté scolaire. Chaque énonciateur utilise les guillemets dans un style personnel. Monsieur C convoque la famille comme co-énonciateur. Madame M exprime des craintes sur le mode de la confidence en évoquant un savoir partagé avec l’énonciateur. Madame R développe une grande créativité dans ses écrits, utilisant les guillemets pour naviguer d’une isotopie à l’autre. Dans l’intertexte, l’analyse montre une tension polémique entre deux discours, deux isotopies dévaluant l’un pour renforcer l’autre. La polémique entre au service de la pragmatique, remettant en cause le savoir-faire de quelqu’un pour argumenter une aide. Les guillemets sont donc des marques typographiques très riches pour développer des procédures textuelles variées. Ils focalisent la lecture sur un point précis de l’énoncé, ceci dans un objectif pragmatique d’argumentation pour l’aide demandée. C’est l’un des procédés qui rend compte de la complexité du discours scolaire, comme tout discours social institutionnel. POMMIER Jean-Luc Université Jean Monnet — Saint-Étienne Jean-Luc. Pommier@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE AUTHIER-REVUZ, Jacqueline, (1992), « Repères dans le champ du discours rapporté (1) », L’information grammaticale, 55, 38-42. AUTHIER-REVUZ, Jacqueline, (1995), Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et noncoïncidences du dire, Paris, Larousse, 2 vol. AUTHIER-REVUZ, Jacqueline, (1997), « Modalisation autonymique et discours autre : quelques remarques », Modèles linguistiques, t. XVIII, fasc. 1, AUTHIER-REVUZ, Jacqueline, (2000), « Aux risques de l’allusion », in L’allusion dans la littérature, M. Murat (Ed.), Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne. AUTHIER-REVUZ, Jacqueline et LALA, Marie-Christine, (Dirs), (2002), Figures d’ajout – phrase, texte, écriture, Presses Sorbonne nouvelle, (Groupe recherches sur l’énonciation et le sens de l’équipe Systèmes linguistiques énonciation et discursivité RES-SYLED, université Paris 3.) BERTRAND, Denis, (2000), Précis de sémiotique littéraire, Nathan université, Paris, (col. Fac linguistique). CHARAUDEAU, Patrick, MAINGUENEAU, Dominique, (2002), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil. DERYCKE, Marc, (1997), « La langue : clivage, nouages, capitonnage » in Linx, Benveniste, 20 ans après, M. Arrivé, C. Normand Edrs., p. 271-285 DERYCKE, Marc, (2002), « L’Essai sur le don : Une aventure sémiotique » in Le signe et la lettre ; hommage à Michel Arrivé, textes réunis par J. Anis, A. Eskénazi et J.F Jeandillou, L’Harmattan, p. 159180. FONTANILLE, Jacques, (1989), Les espaces subjectifs – Introduction à la sémiotique de l’observateur, Hachette U. GENETTE, Gérard, (1982), Palimpsestes, Seuil, (col. Essais-points) KRISTEVA, Julia, (1969), Séméiotiké, Seuil, (col. Points)
395
L’INTERTEXTUALITE MAINGUENEAU, Dominique, (1991), L’analyse du discours ; introduction aux lectures de l’archive, Hachette, Paris, (col. Hachette Université Linguistique) PIEGAY-CROS, Nathalie, (2002), Introduction à l’intertextualité, Nathan Université, (Ed. originale, Dunod, Paris, 1996) RABEAU, Sophie, (2002), L’intertextualité, GF Flammarion, (série Corpus) TODOROV, Tzvetan, (1981), Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Éditions du Seuil, (col. Poétique)
396
LE ROMAN À CLEF DOUBLE
LE ROMAN A CLEF Pour tout lecteur de roman, la phrase d’introduction qui suit, paraît importante, puisqu’elle contribue à déterminer la nature du texte qu’il va lire : […] Nous fermons les yeux pour être capable de regarder sans voir, de dormir et de rêver. Alors, je ferme les yeux et j’imagine l’histoire d’Olga, d’Hervé, de Martin, de MariePaule, de Carole et de quelques autres que vous connaissez ou que vous auriez pu connaître. Une histoire à laquelle je suis mêlée de loin, de très loin. Julia Kristeva, Les Samouraïs, p.11
Une telle formule fait penser au commencement des fables. L’auteur ferme les yeux et invente une histoire. Le lecteur suit le comportement de l’écrivain. Il se met à imaginer. Il a l’impression d’entrer dans l’univers romanesque… Et peut-être faudra-t-il abandonner la lecture habituelle et échapper à ses conventions. Certains lecteurs éprouvent de la méfiance devant une telle introduction, encore plus que lorsqu’ils lisent la remarque d’Alain Robbe-Grillet dans La Maison de rendez-vous. Le narrateur suggère connaître les personnages. Évidemment au premier coup d’œil ils paraissent énigmatiques. Olga, Hervé, Martin, Marie-Paule, Carole et quelques autres, qui sont-ils ? Ce ne sont pas seulement des héros du roman ? Le lecteur devrait-il les identifier ? Le « je » du narrateur qui s’adresse au « vous » met en doute le savoir homogène du lecteur. « Vous connaissez » et « vous auriez pu connaître » introduit une certaine différenciation, voire une séparation chez son lectorat. La distinction réside dans les connaissances au sens double du terme… Le lecteur ordinaire ne « connaît » pas, mais il « aurait pu connaître ». Il a donc affaire à des personnages importants ? Et celui qui « connaît », ne reconnaît pas au premier coup d’œil les prénoms étranges. Mais au cours de la lecture, il se rendra compte de son privilège de savoir. Dès le début, le narrateur suscite le désir de la découverte.
397
L’INTERTEXTUALITE Julia Kristeva propose de déchiffrer un message codé. Son livre contient des informations extra-littéraires, concernant le monde extérieur. Au fur et à mesure, il s’avère que les personnages en question sont empruntés à la réalité concrète, à une certaine société, dont l’écrivain fait aussi partie. Dans la dernière phrase, l’auteur essaie de nier ce fait. Kristeva veut-elle marquer son extériorité à l’égard du groupe des intellectuels qu’elle décrit ? Se met-elle en position de quelqu’un qui prend du recul, qui veut être objectif. C’est pour cela, peut-être, qu’elle raconte l’histoire d’Olga, d’elle-même à la troisième personne. Celui qui entreprend le jeu de décodage sait que Julia Kristeva se cache derrière deux protagonistes : le narrateur psychanalyste — Joëlle et Olga en même temps… Julia Kristeva mène un jeu complexe entre le réel et la fiction. Sa démarche demeure ambivalente. Elle raconte une histoire qui est en rapport avec la réalité, elle s’appuie sur des faits et des personnages réels. En même temps elle reste dans l’univers fictif, littéraire qui a ses règles. Cette entreprise ne lui est pas propre. Elle se sert du modèle du roman déjà connu auparavant. Il s’agit, donc, du roman à clef. 1. PROBLEMATIQUE GENERALE DU ROMAN A CLEF Cependant la vérité ne pouvant se dire entièrement, c’est du moins ce que nous apprend la psychanalyse, une part d’autobiographie dans le récit garantit l’ancrage dans la réalité ; mais une autre part, celle de transformation ou de déformation, c’est-à-dire la part de fiction, recueille l’intensité des liens subjectifs qui nouent le narrateur aux autres et à lui-même. Et cette part fictionnelle, en opposition à la part autobiographique, filtre une certaine discrétion, une certaine pudeur, tout en transformant les personnages à clef en prototypes. Julia Kristeva, A propos des Samouraïs, p.61
Dans la conception courante, un roman à clef est une fiction littéraire qui cache, sous différents pseudonymes, des personnages ou des événements réels. Cependant, une définition théorique et littéraire cohérente de ce phénomène n’existe pas. Les dictionnaires décrivent différemment ce genre de textes et chaque critique envisage le problème selon la manière qui lui est propre. Rien d’étonnant à cela, car le roman à clef balance entre la fiction et la réalité. Il ne s’inscrit pas dans le cadre de la littérature purement romanesque, mais l’histoire qu’il raconte n’est pas tout à fait vraie. Le roman à clef masque son caractère référentiel et s’efforce de garder les apparences de l’invention littéraire. La notion de roman à clef reste donc ambiguë. Le décor romanesque trouble la véracité du témoignage. Il s’agit, en effet, d’un « roman-potin », d’un « roman-anecdote ». Cette narration romanesque entretient un lien avec des genres connus tels que la biographie et les mémoires. À présent, comment définir ce roman, comment savoir à quel genre nous avons affaire ? 2. LE ROMAN A CLEF ENTRE AUTOBIOGRAPHIE ET FICTION Le roman à clef raconte l’histoire de personnes réelles. Dans ce contexte, il peut être considéré comme la biographie d’un groupe ou, autrement dit, d’un sujet collectif. Pourtant, souvent, les histoires exposent la vie de l’auteur lui-même. Dans ce cas-là, il s’approche de l’autobiographie. Dans une optique générale, ces deux genres, par opposition à la littérature romanesque, prétendent décrire des événements et des personnages réels. Et pourtant, puisqu’ils appartiennent à la littérature, ils possèdent leurs règles de construction. La distinction entre la fiction et 398
LE ROMAN À CLEF DOUBLE la réalité est donc ébranlée. L’histoire, toute vraie qu’elle soit, devient dans le texte une fiction. L’auteur, en révélant les événements réels par l’écriture, entre nécessairement dans la littérature. Le vécu se problématise et se soumet au texte. Pour prouver un tel raisonnement, Doubrovsky1 s’appuie sur la théorie de Jakobson, qui considère le langage comme le lieu de l’élaboration du sens. Ainsi, les autobiographies confient « le langage d’une aventure à l’aventure du langage ». Donc, bien qu’elles reposent sur les événements réels, elles entrent nécessairement dans le cadre de la littérature. Cette relation réalité-fiction est nettement renforcée dans le cas du roman à clef. Il s’agit de la représentation littéraire, ou plutôt fictive, d’un réel vécu. L’auteur du roman à clef, comme dans le cas de l’autobiographie, traduit la vie réelle en vie littéraire. Il effectue le choix des événements. Il construit le discours selon ses règles. Il domine le chaos de la vie en lui donnant du sens. Cette « traduction », en ce qui le concerne, ne repose pas uniquement sur la structure, sur ce transfert de la vie en texte. Pour Umberto Eco2, cette action mentionnée paraît plutôt naturelle. Nous avons tendance à interpréter les faits qui nous adviennent dans des catégories – pour utiliser le terme de Barthes — du texte lisible. Nous essayons de lire la vie comme si elle était le produit de la fiction. Greimas a construit toute sa théorie sémiotique en s’appuyant sur le modèle actanciel, qui présente les structures les plus profondes de chaque processus de la sémiosis pour prouver que la narrativité organise chaque discours. Le geste de l’auteur du roman à clef se veut plus artificiel (par rapport à la transposition naturelle du vécu en littérature). Il ne peut pas se définir à partir de l’organisation du discours. Il traduit la biographie, qui fonctionne souvent déjà comme le texte dans la culture, en réalité romanesque. Les personnages réels perdent leur identité. Parfois ils changent seulement de noms (dans Les Samouraïs de Kristeva, les personnages fictifs renvoient directement à ses référents réels. Hervé, c’est Sollers, quoiqu’Olga et Joëlle se réfèrent, en réalité à une seule personne, à Kristeva, elle-même), parfois ils deviennent des faisceaux de rôles (Simone de Beauvoir combine les protagonistes d’après plusieurs exemples. Paule ressemble en même temps à Louise Védrine et à Louise Perron. Henri fait penser aussi bien à Simone de Beauvoir, qu’à Albert Camus). Il arrive que les héros soient marqués des traits caractéristiques de plusieurs personnes. Les situations concrètes demeurent en tant qu’allusions. L’auteur change le décor réel. Il déguise le monde dans lequel il vit. Consciemment il entre dans l’univers romanesque. Bien que le roman à clef semble rapprocher le romanesque de l’autobiographique, les deux genres restent bien distincts. 3. PHILIPPE LEJEUNE ET L’AUTOBIOGRAPHIE : APPLICATION DE SA THEORIE AU ROMAN A CLEF Philippe Lejeune3 distingue deux types de « contrat » qui lient l’auteur au lecteur. Ainsi fait-il la distinction entre « le pacte autobiographique » et « le pacte romanesque ». Certains signaux (traces) dans le texte permettent l’identification du 1
Serge Doubrovsky, Autobiographie/vérité/psychanalyse dans Autobiographique : de Corneille à Sartre, Paris, PUF, 1988, p. 64. 2 Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset, 1996. 3 Philippe Lejeune Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 16-46.
399
L’INTERTEXTUALITE genre. L’identité ou non-identité de l’auteur avec le narrateur constitue l’un des principaux indices. Le texte autobiographique affirme cette identité puisqu’il renvoie tout d’abord au nom de l’auteur sur la couverture4. Le titre ou bien le sous-titre, tels que Autobiographie, Histoire de ma vie suggèrent aussi le mode de lecture. Dans les autobiographies les événements et les dates se laissent vérifier en dehors du texte. Enfin, le « je »5 qui se comporte comme l’auteur empirique désigne le pacte. Le lecteur accepte la perspective projetée dans le texte. Le pacte romanesque quant à lui s’oppose radicalement au pacte autobiographique. Premièrement, l’auteur et le lecteur ne portent pas le même nom. Deuxièmement, le sous-titre « roman » atteste, en quelque sorte, le caractère fictif du texte. La classification de Philippe Lejeune ne prend pas en considération le cas du roman à clef qui garde aussi bien les traits de l’autobiographie que du roman. Il n’y a rien d’étonnant à cela : le roman en question est privé d’un « pacte ». L’auteur désigne son texte en tant que roman. En même temps, il crée une autobiographie qui selon Philippe Lejeune est un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».6 Le sujet individuel semble émerger dans le roman à clef. (Anna dans Les Mandarins est une véritable héroïne. Son journal occupe la moitié du livre. Ainsi, la narration se focalise sur elle. Mais, pas seulement… Elle décrit aussi le groupe de ses amis. Les Samouraïs mettent en relief l’histoire d’Olga. L’auteur expose sa propre vie au lecteur (Simone de Beauvoir et Julia Kristeva, dévoilent leurs vies tout en se cachant sous des pseudonymes — Anna et Olga.). Son existence, pourtant, est étroitement liée au groupe dont il fait partie. Le sujet individuel s’affirme grâce à l’existence des autres. En l’occurrence, le roman à clef est l’histoire d’un milieu. Il fonctionne en tant qu’ (auto) biographie d’un sujet collectif. Il semble même affirmer les relations entre les membres d’un milieu donné. Le sujet collectif désigne tout simplement cet ensemble de personnes. Bien entendu, la ressemblance du roman à clef avec l’autobiographie ne signifie pas que le même pacte soit créé entre l’auteur et le lecteur. Selon Philippe Lejeune, « l’autobiographie n’est pas un jeu de devinette, c’est même exactement le contraire. »7 En effet, l’auteur du roman à clef ne signe pas consciemment le « pacte » avec son lecteur. Il se sert justement des conventions préétablies de la lecture. Il se permet de jouer avec son lecteur. Il efface et laisse à la fois des signaux dans le texte. Pourquoi ? Puisqu’il entre dans l’univers romanesque, il peut se permettre de révéler les plus grands secrets, il peut dénigrer les membres de son milieu. (Simone de Beauvoir a méprisé Albert Camus dans Les Mandarins. Elle le présente comme un hypocrite : Henri, l’écrivain apprécié par le public, était le membre de la résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale. Il s’engage dans une relation 4
Le pseudonyme dans l’autobiographie renvoie directement à l’auteur. Philippe Lejeune évoque aussi l’autobiographie à la deuxième et à la troisième personne. Le « tu » et le « il » assument en général les mêmes fonctions. Les pronoms « je », « tu » et « il » pourraient souvent se remplacer mutuellement. La différence réside dans les nuances de la distance que l’auteur effectue par rapport à lui-même. 6 Philippe Lejeune Le pacte…, p. 14. 7 Idem, p. 26. 5
400
LE ROMAN À CLEF DOUBLE amoureuse avec une actrice Josette Belhomme. Pour qu’un ancien indicateur de la Gestapo ne révèle pas que sa maîtresse sympathisait avec les Allemands, il l’innocente par un faux témoignage. Dans la réalité, Albert Camus a eu une aventure avec une chanteuse douteuse. Évidemment Simone de Beauvoir colore les événements. Par dénigrement de Camus, elle prend sa revanche sur les brouilles personnelles avec cet écrivain.) Le sous-titre roman fonctionne dans ce contexte comme un alibi8. Tout en gardant les règles du « bon ton », l’auteur du roman à clef dit beaucoup plus de « vérités » que dans une (auto) biographie ordinaire. Le roman à clef échappe à la définition des critiques. Il n’entre pas dans le cadre des genres déjà existants. C’est pour cela peut-être qu’il mérite le statut de genre à part. Il pourrait s’attacher au terme de Doubrovsky, qui pour designer son roman, son autobiographie, introduit la notion d’autofiction9. L’auto, dans le cas du roman à clef, souligne bien l’aspect (auto) biographique. C’est une histoire réelle d’un groupe de personnes. Un membre de cette élite close la révèle. Il entre nécessairement dans l’univers de la fiction, lorsqu’il présente les événements dans la mise en scène nouvelle, totalement romanesque. 4. LA DOUBLE STRUCTURE DU ROMAN A CLEF Le roman à clef se fonde sur deux structures. Au premier coup d’œil il se présente comme un texte univoque, comme un roman ordinaire. La structure de surface est une fiction, un monde inventé, un récit sur les personnes et les événements qui n’ont aucun rapport avec le milieu réel. (Les Mandarins peuvent être lus à plusieurs niveaux. Ce livre peut être perçu comme un roman à thèse ou comme un livre qui soulève des problèmes existentiels. Les Samouraïs se laissent facilement lire comme l’histoire de l’amour d’Hervé et d’Olga. C’est même l’une des suggestions du narrateur.) La structure profonde, qui peut être analysée lors d’une deuxième phase de la lecture, révèle l’ambiguïté du texte. Il s’avère que le roman cache la description des relations interpersonnelles qui s’ancrent dans la réalité. (Les Mandarins renvoient au milieu sartrien, Les Samouraïs décrivent les collaborateurs du groupe Tel Quel) Bien sûr, la plupart des romans s’appuient sur le monde vrai, surtout ceux du XIXe siècle qui s’approchent de la mimesis (comprise comme l’imitation de la réalité). Mais le cas du roman à clef est particulier. Il atteint même le statut du document. Il transmet des situations, des anecdotes, des potins qui circul(ai)ent dans un certain milieu. Les deux structures s’inscrivent dans le texte à clef. Cette ambiguïté surgit seulement grâce à la lecture.
8 Simone de Beauvoir, lorsque Sartre déclare qu’elle « lui a coupé de l’herbe sous les pieds », qu’elle l’a idéalisé dans les Mandarins, prétend que ce n’est pas le roman à clef : « Car contrairement à ce qu’on a prétendu, il est faux que les Mandarins soit un roman à clef ; autant que les vies romancées, je déteste le roman à clef. » Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p. 287. 9 Serge Doubrovsky, Autobiographiques…, p. 77.
401
L’INTERTEXTUALITE 5. LA COMPETENCE DU LECTEUR Il s’avère que tout repose sur la capacité de réception10. Le roman à clef invite à un jeu particulier. Il admet deux lecteurs. Le premier, dit naïf, se contente d’une pure fiction. Il perçoit le roman d’une manière univoque. Il ne pense pas à contester l’homogénéité générique. Le deuxième, plus conscient, se rend compte des deux facettes du roman à clef. Derrière la convention littéraire, il aperçoit des situations et des personnes réelles. Il est capable de retenir, grâce à certains signaux, les allusions ou bien une certaine ironie. Les lecteurs aptes à déchiffrer le côté réel du roman à clef sont privilégiés par opposition aux lecteurs naïfs. Le texte devient une épreuve d’initiation. Il garde le caractère de l’examen qui autorise l’entrée dans une société donnée. La réussite à cette épreuve équivaut à un certain anoblissement. Celui qui a retenu la double structure du texte, donc celui qui l’a tout simplement compris, se distingue bien du grand public. Il se peut que le lecteur naïf et le lecteur conscient soient le même, plus ou moins engagé dans l’interprétation. Dans ce cas-là, le premier est, avant tout, une hypothèse à rejeter. Il sert à constituer la phase suivante de la réception complète et du décodage du sens caché. L’éventualité de la lecture profane crée un fond négatif, qui fait surgir le succès de la compréhension totale du texte. En l’occurrence, les compétences du lecteur décident de la détermination du roman à clef. Selon le livre, elles seront littéraires, historiques, sociales. Car, il faut admettre que le lecteur contemporain se heurte à plusieurs romans à clef ; à ceux de l’époque passée et à ceux de son temps. À chaque fois d’autres compétences s’actualisent. La capacité du décodage est liée à la répartition en classe de la société. Les compétences du lecteur, en ce qui concerne le roman à clef, dépendent de son statut social. La perception de la structure profonde renvoie à l’identification à une élite. La compréhension totale du texte se réserve au groupe de personnes auquel l’auteur fait allusion. Ils vivent les mêmes événements. Ils fréquentent les mêmes endroits. Ils ont un langage qui leur est propre. Il faut, pourtant, remarquer que ce n’est pas n’importe quel milieu. Il s’agit des gens bien distincts du reste de la population. Ils sont, en quelque sorte, choisis ou bien ils se choisissent eux-mêmes. Ces lecteurs initiés en question font partie d’une certaine élite. Le roman à clef souligne, encore plus, leur caractère clos. (Les Mandarins peuvent être totalement compris parmi les élus qu’ils décrivent. Les Samouraïs s’adressent plus au grand public. Tel était le but de Julia Kristeva) Le roman à clef met en doute le caractère public de la littérature en tant qu’ensemble des textes destinés à la réception populaire. C’est un texte quasi-privé, qui sacrifie à l’élitisme, à l’appartenance à une certaine société. Ce roman – potin conduit à un scandale local, il devient « un événement de société » pour les gens qui se connaissent personnellement et qui composent un groupe personnalisé. Cependant, puisque dans le monde démocratique tout le monde a accès à la littérature, le roman à clef s’adresse aussi à un lecteur anonyme, autrement dit, à un non-initié. Vis-à-vis des textes à clef il garde, plutôt, le comportement d’un voyeur. Il observe à la dérobée. Son auteur en est bien conscient. Cela suscite 10
Jan Prokop introduit dans la littérature polonaise à clef l’idée de la réception. Jan Prokop, Literatura z kluczem, Teksty, Wroclaw, 1980.
402
LE ROMAN À CLEF DOUBLE particulièrement chez le lecteur le désir de la découverte. D’une telle manière, le roman à clef augmente l’importance et le statut distinct du groupe. Il met en scène et vise à renforcer le prestige d’un groupe social spectacularisé. Le roman à clef renvoie à des connaissances souvent très approfondies. Au départ, elles se réservent à un milieu restreint qui sait lier certains faits romanesques aux faits réels. Mais un grand nombre de lecteurs peuvent aussi suivre les traces laissées par l’auteur. 6. TRACES, INDICES Reste la question de savoir quelles traces dans le texte à clef renvoient le lecteur à la réalité. Pour E. Husserl11 la trace constitue le témoignage présent de quelque chose de passé. Elle a de la valeur à condition qu’elle soit animée. Elle n’explique rien si le sujet ne vise pas, à travers elle, l’objet qui l’a laissée. Elle devient, en quelque sorte, un signe qui renvoie ailleurs. L’objet s’actualise dans la recherche de la trace. L’acte intentionnel s’inscrit dans la trace. La pensée laisse, également, les traces dans le langage. Ainsi, l’expérience (se) constitue (dans) un sens qui prend la forme langagière. Chaque trace laissée dans le texte demande sa poursuite. Grâce à ce procédé, l’arrivée à la présence devient possible. Particulièrement dans le cas du roman à clef, les traces demeurent dans l’intention de l’auteur. Il les laisse pour que le lecteur les poursuive. C’est pour cela que le détecteur doit recourir à la réalité qui dans le langage husserlien signifie la présence. Les traces constituent les éléments structurant du texte. Elles y fonctionnent comparativement à la figure stylistique « pars pro toto ». Étant considéré qu’un héros littéraire est un signe, le contexte romanesque ne forme pas sa signification. Le lecteur éprouve le désir de référer ce signe à un autre contexte. Derrière le signe langagier se cache une partie de la vérité, qui demande son accomplissement et sa présence. Cette « pars pro toto » renvoie en dehors du roman à clef. La trace demande la référence hors-littéraire. Elle prend sa pleine signification dans la confrontation avec les biographies déjà existantes (La Force des choses, les mémoires de Simone de Beauvoir, éclaircissent Les Mandarins — roman à clef du même auteur). Elles fondent une plus grande partie de ce signe en question. Les héros du roman à clef, grâce à leur incontestable popularité, existent déjà préalablement dans le texte culturel. (Les protagonistes Des Mandarins et Des Samouraïs renvoient aux personnages très connus. Le lecteur a des facilités pour les associer avec leurs équivalents réels. Surtout Sartre, Camus, de Beauvoir, peut-être Sollers, Barthes, Foucault un peu moins, assument dans la réalité les rôles de vedettes). Leurs biographies, les histoires de leurs vies, demeurent connues à tel point qu’elles fonctionnent comme des signes déjà dans la vie concrète. Leurs biographies sont déjà créées sous la forme d’ouvrages et dans la culture populaire. Elles apparaissent soit en tant que livres, soit dans les journaux. Elles surgissent aussi à la télévision. Les vies qui apparaissent désordonnées au quotidien ont dépassé le stade du chaos, elles ont pris une forme cohérente.
11 Edmund Husserl présente le problème de la trace dans Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Introduction générale à la phénoménologie pure, Paris, Gallimard, 1950.
403
L’INTERTEXTUALITE 7. NOUVELLE VISION DU ROMAN A CLEF « La sémantique structurale désignant le fondement linguistique du discours […] définit l’expansion comme un des aspects les plus importants du fonctionnement des langues naturelles »12. À travers les études linguistiques, Julia Kristeva — sémioticienne essayait, dans Σ ηµε ιωτ ιχή, Recherches pour une sémanalyse, d’expliquer le développement des genres littéraires. Trente plus tard, elle change, en quelque sorte, cette fois-ci dans la pratique, la conception du roman à clef. Le jeu entre la réalité et la fiction reste toujours, comme dans le cas du roman en question, son élément constitutif. Cependant, elle étend l’aspect ludique de ce phénomène. Avec Les Samouraïs, le jeu dans le roman à clef réside aussi dans la relation entre la fiction et la fiction. La compréhension parfaite Des Samouraïs devient possible grâce à la connaissance d’un autre livre. Autrement dit, la clef pour comprendre son roman demeure dans la littérature. Son allusion aux Mandarins semble évidente. Le titre Les Samouraïs manifeste même cette référence à Simone de Beauvoir. Julia Kristeva cherche à répondre à des entreprises de Simone de Beauvoir. Les deux narrateurs s’entrelacent dans les romans cités. Chez Simone de Beauvoir, le journal d’une psychanalyste Anne et le récit à la troisième personne (dans le style indirect libre) sont à peu près de la même longueur et ils se succèdent d’une façon régulière. Chez Kristeva, cet ordre narratif s’ébranle. Sa démarche devient une répétition au sens que prend le terme aussi chez Gilles Deleuze, qui pense de la répétition qu’elle admet une différence. Le journal, en l’occurrence celui d’une psychanalyste, Joëlle, intervient rarement dans le récit sur Olga. À un moment donné, il est même suspendu au profit des lettres d’une patiente de Joëlle, Carolle, qui correspond avec Olga, l’héroïne du premier plan du roman. La narration décousue de Kristeva semble plus spontanée, voire plus vive par rapport à la relation ordonnée de Beauvoir. C’est parce que cette femme, psychanalyste et sémioticienne, à la fois prétend que la narration, celle qui se confronte à l’imagination authentique, celle qui échappe à la banalité, porte un remède à la pétrification de personnalité. Simone de Beauvoir tend, par l’intermédiaire de la narration binaire, à présenter deux points de vue sur les mêmes événements. Chez Kristeva la polyphonie consiste à accentuer des attitudes différentes des héros, une relation double ne répète pas les mêmes faits, mais développe l’action. Aussi bien Simone de Beauvoir que Julia Kristeva, à travers les constructions des héros, expriment leurs attitudes respectives à l’égard du monde. Par exemple, Simone de Beauvoir se cache derrière deux protagonistes, d’Henri et Anne. Un tel choix ne semble pas contingent. Sa conception de féminisme admet l’égalité de l’homme à la femme. L’ouvrage Le deuxième sexe détruit une socio-mythique dépendance du sexe faible. Bref, selon sa théorie les capacités féminines et masculines se laissent comparer. Deux héroïnes, Olga et Joëlle, renvoient à Julia Kristeva. Rien d’étonnant à cela. Pour elle le deuxième sexe demeure plutôt différent. Dans sa différence, la femme devrait s’accomplir et trouver sa dignité. Kristeva polémique avec de Beauvoir. La proposition d’une dyade bovoirienne homme-femme, est remplacée par une union homogène femme-femme, de Kristeva. 12
Julia Kristeva Σηµειωτιχή, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 85.
404
LE ROMAN À CLEF DOUBLE Julia Kristeva cherche des ressemblances avec Simone de Beauvoir. Elle en trouve plus chez Anna, un équivalent fictif de Simone de Beauvoir. Aussi bien dans la réalité que dans la fiction, Kristeva et de Beauvoir sont femmes d’écrivains prestigieux. Mais dans le roman, Simone de Beauvoir exerce la fonction de psychanalyste alors que c’est Julia Kristeva qui est psychanalyste dans la réalité. En s’incorporant en Joëlle, elle devient corrélative d’Anne. Il s’avère donc que Simone de Beauvoir a inventé le modèle du héros dans lequel s’inscrit parfaitement Julia Kristeva. En l’occurrence, Les Mandarins admettent déjà l’existence de son héritier. Les Mandarins se laissent inscrire dans la terminologie de Gérard Genette en tant qu’hypotexte, par rapport à un hypertexte Les Samouraïs. Ce dernier instaure une certaine suite thématique. Des anciens héros y apparaissent, comme par hasard, entre lignes. Une légère modification chez le couple Dubreuilh, célèbres Anne et Robert, consiste dans le jeu avec le « h » final. Anne en est privée. Kristeva voulaitelle faire remarquer que Sartre et de Beauvoir, en réalité, n’étaient pas mariés ? Des transformations caractérisent chaque production du texte nouveau. (Le contexte, le destinataire…) Pourtant, Les Samouraïs ne se réduisent pas à un dérivé. Dans l’univers textuel, ce roman entre dans des relations diverses de dépendance. Il constitue la suite Des Mandarins, mais Les Mandarins, rétrospectivement, sont marqués par Les Samouraïs. Avec la publication Des Samouraïs, l’interprétation du roman à clef Les Mandarins change. À partir des années 1990, ce livre demeure dans la corrélation avec son jumeau Les Samouraïs. C’est ainsi que l’hypertexte commence à influencer l’hypotexte. La fiction agit sur la fiction. Le lecteur analyse aussi bien le dialogue entre les deux livres, que la signification singulière de chacun d’eux. Une simple référence à la réalité, donc Les Samouraïs compris en tant que groupe des intellectuels français, est une des clefs principales du roman. Mais ce livre de Julia Kristeva s’accomplit dans le dialogue avec Les Mandarins. La compréhension parfaite d’un roman à clef quelconque repose dans les connaissances plutôt sociologiques, qui souvent dépendent du statut social et de l’appartenance à l’élite. Kristeva, par son allusion claire à un autre livre, souligne l’aspect du contexte du roman à clef. Un voisinage intertextuel exige de nouvelles compétences ellesmêmes plutôt intertextuelles. Son livre peut alors être considéré comme une réflexion sur ce genre. Par le titre, elle renvoie aux Mandarins mais Les Mandarins, pour leur part, font penser à la cour. La cour et les salons sont les lieux de l’épanouissement du roman à clef 8. L’INTERTEXTUALITE ET L’AUTOCITATION Assurément, Les Samouraïs dialoguent avec plusieurs textes. Entrent-ils en relation avec le livre de Sollers Les Femmes ? Le sujet de la femme surgit dans chacun des livres et s’y impose, y compris dans Les Mandarins. Cette problématique peut faire l’objet d’un vaste travail socio-littéraire. Les Femmes et Les Samouraïs possèdent encore un autre point commun, les deux romans remémorant un personnage presque mythique : Roland Barthes. Les deux livres peuvent être considérés, en quelque sorte, comme un hommage envers le maître de la sémiotique, voire envers l’ami de Sollers et de Kristeva.
405
L’INTERTEXTUALITE Se pose alors la question de savoir si Les Samouraïs, qui valorisent la vie et les entreprises des intellectuels, répondent au livre de Luc Ferry qui attaque, dans une certaine mesure, la génération des années 1960. Les Samouraïs renvoient à la réalité, à l’univers littéraire et romanesque, pour enfin réduire ses corrélations aux textes théoriques de Julia Kristeva elle-même. Le problème du féminisme ou plutôt de la femme, la réflexion sur la narration souvent liée à la psychanalyse, bref tout le matériel scientifique ont un écho dans Les Samouraïs. Par contre, puisque c’est un roman, genre d’origine populaire, cet écho en principe est plus accessible que les divagations, flirtant parfois avec les dadaïstes, des « telqueliens ». Pourtant, parmi les sujets, il en est un qui s’impose : l’intertextualité. Celle-ci ne se limite pas rigoureusement aux textes écrits au sens strict du terme. Les Samouraïs renvoient aussi, comme c’est le cas du roman à clef, au monde réel. La référence à la réalité ne devrait pas faire penser aux études génétiques, si contestées par la critique du XXe siècle, qui analysent la relation de l’écrivain à l’œuvre. Le monde auquel se rapporte le roman à clef devient aussi textuel. Celui-ci apparaît dans le système des signes proche du texte. Il s’avère donc que notre perception du monde est secondaire. Le signe originaire a perdu sa charge parmi d’autres signes dérivés. La réalité entre en relation réciproque avec la fiction. L’une influence l’autre et vice-versa. L’interprétation des Samouraïs repose sur la littérature et la réalité. De même chaque roman à clef balance entre ces deux dimensions. PRZYBYLSKA Nelly nelly_przybylska@yahoo.fr BIBLIOGRAPHIE Beauvoir, S., La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963. Beauvoir, S., Les Mandarins, Paris, Gallimard, 1954. Doubrovsky, S., Autobiographique : de Corneille à Sartre, Paris, PUF, 1988. Eco, U., Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset, 1996. Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, Introduction générale à la phénoménologie pure, Paris, Gallimard, 1950. Kristeva, J., À propos des « Samouraïs » dans Lettre ouverte à Harlem Désir, Paris, Rivages, 1990. Kristeva, J., Les Samouraïs, Paris, Gallimard, 1990. Kristeva, J., Σ ηµε ιωτ ιχή, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969. Lejeune, Ph., Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. Prokop, J. Literatura z kluczem, Wroclaw, Teksty, 1980.
406
LA CITATION DANS L’EXPOSITION D’ART : UNE NOUVELLE NARRATIVITÉ À l’exposition, " nous ne voyons jamais les tableaux seuls, notre vision n’est jamais pure vision. Nous entendons parler des œuvres, nous lisons de la critique d’art, notre regard est tout entouré, tout préparé par un halo de commentaires, même pour la production la plus récente. " Cet " emboîtage de commentaires " est parfois, il est vrai, envahissant, ce que déplore Michel Butor que nous venons de citer (1984 : 14). Pourtant, aujourd’hui, une visite de musée est inconcevable sans que des étiquettes, des panneaux explicatifs ou bien encore des dépliants n’accompagnent le visiteur et ne le guident dans sa déambulation. Au menu : des biographies, des descriptions, des repères chronologiques et, depuis peu, des citations. Ce sont elles qui, désormais, encombrent les cimaises des musées des Beaux-arts : les réflexions et les témoignages de lettrés, artistes, marchands, collectionneurs plus ou moins célèbres semblent vouloir supplanter les commentaires plus savants des conservateurs, des historiens et/ou critiques d’art. Voilà qui fait de l’exposition un terrain de recherche tout à fait intéressant pour l’intertextualité explicite1, la citation, entendue ici comme " la présence effective d’un texte dans un autre, avec guillemets, avec ou sans référence précise " (Genette 1982 : 8). En particulier, notre propos est de voir quelle fonction l’exposition peut conférer aux citations, comment celles-ci peuvent nous aider à interpréter l’œuvre/les œuvres exposées2, nous " raconter " non seulement ce qui est à voir mais aussi construire la trame narrative de l’exposition, développer le propos du concepteur, bref, traduire le discours expographique. Car une exposition, c’est avant tout une histoire, " une histoire remplie d’images belles et frappantes, d’informations et de clins d’œil. Elle est faite pour séduire et informer, parfois même pour convaincre. " (Girardet — Merleau-Ponty 1994 : 10) Autrement dit, il s’agit d’étudier la lourde responsabilité de médiation qu’il lui incombe et d’analyser comment la pratique citationnelle dans l’exposition peut être un moyen de transmission, de construction d’un savoir. Quelques mots encore sur les citations qui constituent notre corpus de départ : celles-ci ont été puisées dans des expositions temporaires récentes (2001 – 2003) et dans deux musées permanents. Il s’est étendu aussi du côté de l’Italie car ces citations foisonnantes sont un fait muséologique certain, des deux côtés de nos frontières. Nous avons retenu les expositions françaises que voici : • • •
Gao Xingjia. Rétrospective, Avignon, Palais des Papes, 30 juin – 4 novembre 2001 Matisse-Picasso, Grenoble, Musée de Grenoble, 21 juin – 21 septembre 2003 Mondrian, de 1892 à 1914. Les chemins de l’abstraction, Paris, Musée d’Orsay, 27 mars – 14 juillet 2002
1
Et plus généralement, pour la linguistique, comme l'a parfaitement montré Marie-Sylvie Poli (2003). Et répondre ainsi à la vocation didactique inhérente aux textes affichés dans les musées. Ces commentaires se nomment d'ailleurs aides à la visite ou aides à l'interprétation dans la littérature muséale. 2
407
L’INTERTEXTUALITE •
Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence
•
Joan Mirò. Metamorfosi delle forme, Milan, Fondazione Antonio Mazzotta, 15 mars – 29 juin 2003 L’Espressionismo. Presenza della pittura in Germania, 1900-2000, Turin, Palazzo Bricherasio, 25 octobre 2001 – 27 janvier 2002 Modigliani, l’angelo dal volto severo, Milan, Palazzo Reale, 21 mars – 6 juillet 2003 Da Rousseau a Ligabue : Naïf ? Turin, Palazzo Bricherasio, 6 septembre – 24 novembre 2002 Museo Morandi, Bologne
et les suivantes par-delà les Alpes1 : • • • •
1. REPERAGE DE LA CITATION Arrêtons-nous d’abord sur ce qui intéresse toute étude sur la citation, c’est-àdire son repérage formel, et voyons comment reconnaître une citation dans le texte d’exposition, comment celui-ci l’intègre. La séquence citée est parfaitement localisable dans l’espace d’exposition dans la mesure où la tendance est de l’isoler syntaxiquement (elle est rarement accompagnée de verbes introducteurs), typographiquement et graphiquement (elle est inscrite en gros caractères, à même le mur). Quant à ses formes, elles sont souvent données par les guillemets, cet indicateur qui équivaut à "Je cite" pour Antoine Compagnon (1979 : 40), quelquefois par l’italique, comme ici : [1]
La composition est l’art d’arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments. [exposition Matisse-Picasso] 2
Ces marques typographiques ne sont toutefois pas toujours présentes dans les espaces expositifs que nous avons visités, en particulier lorsque figure l’indication de la source, comme suit : [2]
La création d’une œuvre d’art est la création d’un monde. Wassily Kandinsky [exposition L’Espressionismo, Presenza della pittura in Germania, 1900-2000]3
L’absence de guillemets ne trompe personne puisque l’auteur est mentionné, même si la référence n’est pas située4 (ce qui rend par ailleurs les sources difficilement vérifiables5). L’indication de l’auteur suffit à authentifier la phrase citée, à lui donner une légitimité. Parfois, ni référence, ni guillemets n’accompagnent l’énoncé, comme lors de la rétrospective Gao Xingjian qui avait pour seul commentaire les deux paragraphes que voici : [3] [4]
Pour toi – un peintre aussi anachronique – le mieux est d’admettre les limites de la peinture, de retourner aux deux dimensions de la peinture traditionnelle, de revenir au goût esthétique, et de voir ce que la peinture est encore capable de produire. Là où tu n’arrives plus à t’exprimer avec la langue,
1
Dans ce cas, nous avons traduit directement la citation en français et reproduit le texte italien en note. Dorénavant [Matisse]. Dans tous nos exemples, nous avons reproduit la disposition des mots telle qu'on pouvait la voir durant la visite, ce qui donnera un aperçu du découpage ô combien aléatoire des citations. 3 Dorénavant [L'Expressionnisme]. " La creazione di un’opera d’arte è la creazione di un mondo. " 4 On ne trouve qu'exceptionnellement le titre de l’œuvre où la citation est puisée, a fortiori des citations in extenso. Un seul exemple dans notre corpus : 2
Une peinture purement intellectuelle est inexistante. (…) Elle reste enfermée dans l’intention du peintre et ne se réalise jamais. Entretien avec Tériade, L’intransigeant, 1929 [Matisse] 5 La citation [11] est à cet égard exemplaire.
408
LA CITATION DANS L’EXPOSITION D’ART : UNE NOUVELLE NARRATIVITE commence la peinture quand tu peins, tu chasses les mots et les concepts. Une fois la peinture achevée, tu l’accroches et tu la regardes longuement. Quand tu en es satisfait, tu lui donnes un titre.
Deux textes non référencés, anonymes ; pourtant, là aussi, il s'agit bien de citations, grâce à la présence surprenante du pronom tonique " toi " en [3] (qui prend la valeur définie de référence à l'artiste) ; en [4], en revanche, si le pronom sujet " tu " apostrophe d'abord le visiteur, il devient ensuite un " on " impliquant le locuteur et le lecteur. On y lit l'aveu d'un parcours, d'une aspiration artistique cultivant une conscience classique chinoise. Là où la première citation nous fait toucher du doigt l'univers sensible du peintre, son style, la seconde le fait dialoguer avec le visiteurcomplice dans cette leçon sur son travail d'artiste, comme si le concepteur d'exposition n'avait pas pris soin de distinguer les paroles de l'artiste de ses peintures. 2. DIVERSITE DES USAGES En réalité, la diversité des formes citationnelles n'est comparable qu'à la diversité des usages que les citations recouvrent dans l'exposition, et dont nous allons bientôt présenter quelques exemples pour chacun. Pour ce qui est de leurs présentations, plusieurs fonctions se croisent, se recoupent, ce qui explique en particulier les difficultés à établir une typologie. Au premier plan, devançant tous les autres, l'artiste parle de l'art, de son oeuvre, comme ici : [5]
" Je n’ai aucune notion d’art et je ne peux en évaluer le sens. " André Bauchant [exposition Da Rousseau a Ligabue : Naïf ?]1
On expose des oeuvres de Matisse, donc on affiche une citation de Matisse [1] ; dans une exposition de Miró, on citera Miró etc. Allons plus loin. Dans une analyse de la citation comme un outil de médiation entre l'artiste et le public, ce qui importe, c’est ce qu’elle nous dit, ce qu’elle nous apprend, c'est-à-dire qu'il nous faut voir maintenant comment la citation se rattache aux tableaux et, partant, au discours expographique tel que nous venons de le définir. Disons tout de suite que les citations où l'artiste vedette déclare sa démarche artistique sont de loin les plus nombreuses. Les commissaires d'exposition que nous avons rencontrés à ce sujet, et à qui nous avons demandé : " Pourquoi avez-vous recours à la citation ? ", ont répondu qu'il valait mieux d'abord donner la parole à l'artiste lui-même. Placées à proximité des oeuvres, elles attestent un geste, une intention artistique [1], [3] et [4]... Ainsi, elles peuvent évoquer le choix du médium (peinture ou dessin ? comme la [13] de Matisse par exemple) ou bien rapporter des choix esthétiques résumant toute une pratique artistique : [6]
1897/1900 " Je trouve vraiment que la grande ligne est l’élément primordial dans une chose, vient ensuite la couleur. " [exposition Mondrian de 1892 à 1914. Les chemins de l'abstraction]
Précisons que tous les panneaux explicatifs de cette exposition monographique commençaient par une citation de Mondrian, à la manière d'un titre de salle, dans l'ordre chronologique, [7] 1
1908-1910
Dorénavant [Naïf]. " Io non ho alcuna nozione dell’arte e non ne posso valutare il significato ".
409
L’INTERTEXTUALITE «Il me semble que la clarté des idées doit marcher de front avec la clarté de la technique.» 1912-1914 " Je sentis que seuls les cubistes avaient découvert le bon chemin ; et pendant longtemps je fus très influencé par eux. " /1914 " Petit à petit je pris conscience que le cubisme n’assumait pas les conséquences logiques de ces propres découvertes. "
[8]
[9]
nous permettant de suivre l'évolution de sa peinture : les influences cubistes [8], puis leur remise en cause [9]. Les citations fonctionnaient en quelque sorte comme une signalétique : elles orientaient notre visite, nous explicitaient la trame de l'exposition, nous facilitaient le travail d'interprétation du discours expographique (historique et donc, à plus grande lisibilité). C'est bien " le sens de lecture " des oeuvres et de l'exposition que les citations nous montraient. A la limite, on pouvait " sauter " les gloses, c'est-àdire les longues explications1, ce que nombre de visiteurs n'ont pas manqué de faire. Pour ce qui est de l'analyse lexico-sémantique de ces citations, nous avons noté la forte redondance de termes relevant du champ affectif tels que " sentiments " [1], " sensibilité " et " émotion ", ce dernier étant le véritable mot-clef des énoncés de notre corpus-échantillon. Deux exemples entre mille : [10] [11]
Mon dessin au trait est la traduction directe et la plus pure de mes émotions. [Matisse] Je ne pense qu'à rendre mon émotion. Très souvent, ce qui fait la difficulté, pour un artiste, c'est qu'il ne se rend pas compte de la qualité de son émotion et que sa raison égare cette émotion. Il ne devrait se servir de sa raison que pour le contrôle. [Matisse]
À y regarder de plus près, on découvre que la frontière entre l'expression des idées picturales d'un artiste et celles de ses émotions est bien mince2, un peu comme si en accordant une large place aux émotions, en les nommant, on voulait offrir au visiteur un accès privilégié pour apprivoiser un artiste. Du même coup, les citations ont un accent pathémique indéniable. Deux remarques à ce sujet. •
•
Nous dirons que l'on observe entre les commissaires d'exposition un certain consensus sur l'objectif principal de l'écrit muséal : tous admettent vouloir " communiquer ", " dialoguer " avec les visiteurs. Or, qu'avons-nous de commun avec les artistes, les concepteurs, si ce ne sont les émotions ? Celles-ci procèdent bien d'un sentiment communicable, d'une grande valence positive au sein de l'exposition. Dès lors, la vocation communicative de la citation apparaît évidente. Les émotions sont à la mode, comme l'a fort justement remarqué Christian Plantin (2002 : 62). Elles ont été depuis l'objet d'un intérêt renouvelé en publicité, dans nos médias : pourquoi pas de la muséologie ? Et puisque l'un des moyens fondamentaux pour induire de l'émotion chez l'interlocuteur consiste à " montrer des sujets émus " (Charaudeau, Maingueneau 2002 : 424), alors, montrons Picasso ému !
Il est par ailleurs légitime de se demander d'où sont tirés ces énoncés, qui sonnent comme autant de confidences, voire de confessions. Il suffit d'aller à n'importe quel vernissage pour voir à quel point les artistes parlent difficilement de leur expérience picturale : sans doute vous entretiendront-ils du matériau, de la technique, de l'accrochage... mais pas de leur état émotionnel, ni de la composante
1 Toutes les citations de cette exposition étaient suivies, en caractères beaucoup plus petits, de longues explications. Par exemple, la citation [6] se poursuivait par une interprétation critique de sa méthode, de l'importance des lignes, de l'utilisation des couleurs franches etc. 2 Ainsi que l'estime Herman Parret : " les émotions sont des jugements " (cité par CHARAUDEAU, MAINGUENEAU 2002 : 219).
410
LA CITATION DANS L’EXPOSITION D’ART : UNE NOUVELLE NARRATIVITE affective de leur travail. Proviennent-ils de la correspondance, du journal intime, de l'autobiographie ? Nous n'avons pas de réponse. Il apparaît que c'est essentiellement la fonction expressive-émotive de la communication qui est visée, et non pas la fonction référentielle, dénotative. On aurait tort, par exemple, de chercher dans les toiles qui accompagnent cette citation du même auteur des serpents ou des renards ! [12]
1915 Du sous-sol se lève mon étoile où habite mon renard en hiver ? Où dort mon serpent ?
Paul Klee [L'Expressionnisme]1
Le texte littéraire est cité pour faire naître le même type "d’image mentale" que le dessin : c’est la fonction représentative du langage qui est sollicitée (Blondel 1994 : 267). Il est utilisé ici pour créer la même atmosphère que dégagent les tableaux, une atmosphère inquiétante, mystique et pourtant harmonieuse entre les êtres et le choses . Les mots sont traités comme les images qu'ils accompagnent pour faire naître des réseaux associatifs fructueux entre le visuel et le verbal. C'est ce qui explique le bon nombre de citations comprenant des métaphores2 (quoi de mieux pour faire image ?), comme en [2], ici : [13]
Sculpter, c'est marcher sur le sol, peindre c'est faire de la corde raide.
[Matisse]3
ou dans cet autre exemple encore : [14]
L'œuvre d'art peut disparaître, peu importe, pourvu qu'elle laisse ses graines dans la terre. [exposition Joan Mirò. Metamorfosi delle forme]4
Incontestablement, la citation qui précède, ainsi que la [2], affichent leur vocation gnomique. Appelées à répondre à une question séculaire - qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? - ces formules sont autonomes, suffisantes, lapidaires, frappantes, autant de qualificatifs qu'Alain Montandon attribue à l'aphorisme (1992 : 27), à la sentence, du moins aux formes brèves. Ailleurs, il est question de la genèse des oeuvres, de la définition de l'art, de sa formulation esthétique. Là encore (cf. la [12] et ce que nous en avons dit), la citation ne vise ni la complétude, ni la totalité, mais simplement le déclic mental. Dans l’exposition, elle relève d’un art de l'instantané. Qu'il nous soit permis de citer une dernière poésie, affichée cette fois-ci dans une exposition permanente, un cas trop rare pour ne pas être mentionné. Il s'agit d'une poésie de Jacques Prévert répondant à une sculpture de Calder : [15]
Mobile en haut stabile en bas telle est la tour Eiffel Calder est comme elle Oiseleur du fer Horloger du vent Dresseur de fauves noirs
1 " 1915 / Dal sottosuolo / sorge la mia stella / dove abita d’inverno la mia volpe ? / Dove dorme il mio serpente ? / Paul Klee". 2 Nous n'insisterons pas sur l'aspect pédagogique, bien connu, ni sur la force persuasive de la métaphore. 3 L'italique pourrait bien être, dans cette exposition, un marqueur typographique de l'émotion : ne conserve-t-il pas l'attrait pour la calligraphie ? La lettre semble plus fine, presque fragile, en tout cas plus subjective. 4 "L'opera d'arte può anche scomparire, non importa,/ ma deve aver lasciato il proprio seme in terra".
411
L’INTERTEXTUALITE Ingénieur hilare Architecte inquiétant Sculpteur du temps Tel est Calder Jacques Prévert [Fondation Maeght]
Contrairement aux livres illustrés où des images viennent orner une histoire, ce sont les mots qui illustrent une oeuvre. L'étrange sculpture est regardée à travers le prisme d'une autre sensibilité. Qui, mieux que le poète, pouvait rendre hommage à Calder ? Quel texte, mieux qu'un poème, pouvait traduire toute la poésie de l'œuvre du sculpteur américain ? Ceci pour nous ouvrir les voies de l'émerveillement, du moins celles de la contemplation... Dans tous les cas, on le voit, le processus citationnel fait l'impasse sur l'étape descriptive. En effet, il ignore la description des éléments formels ; il ne dit pas si la couleur est chaude, arbitraire, spatiale, lumineuse ; pas un mot non plus sur la scène représentée dans le tableau, c'est-à-dire son contenu iconographique. On fera appel de préférence à la citation pour rendre compte de ce qui se joue lors de l'instant créateur, pour libérer le texte explicatif de son objectif fondamentalement didascalique. •
[16]
Souvent, avons-nous dit, la citation est placée tout près de l'œuvre qu'elle accompagne, comme ci-dessus, mais ce n'est pas toujours le cas. Elle peut également se situer sur le seuil du musée et tenir lieu de manifeste. C’est dire l’importance du positionnement de la citation, de son emplacement. La suivante, par exemple, accueille le visiteur avant même le texte introductif : " Ce que vous appelez la peinture naïve est le rêve d’un rêve, souvenez-vous en…. " Marcel Proust à Gérard de Nerval [Naïf]1
L'imagination du visiteur y trouve son compte : une promesse de ce qu'on verra (un " rêve "), une prophétie. La présence de citations de ce type est spécifique à l’exposition. La preuve : elle n'a pas été insérée dans le catalogue, ni dans le petit guide en vente dans la boutique. Par ailleurs, une fonction esthétique se superpose aux citations-manifestes. Elles viennent ostensiblement se loger sur les cimaises comme une oeuvre d'art, une source de plaisir qui arrête le regard, aguiche le visiteur. D’ailleurs tous les visiteurs les lisent (comment faire autrement ? Les caractères sont la plupart des fois immenses !2). Car il ne faut pas oublier l'importance de l'iconicité de la citation, c'est-à-dire l'image visuelle des mots. Ceux-ci donnent de la couleur, égayent les cloisons et représentent une plus-value esthétique : ainsi, dans L'Espressionismo, les citations sont en bleu sur fond blanc, ou encore en rouge sur fond bleu etc. En ce sens, ce type de citations renvoie à la fonction phatique de la communication. •
Autre cas de figure, sur lequel nous voudrions maintenant nous arrêter : les citations ont une valeur de témoignage. Elles assertent un élément biographique ou mettent l'accent sur un fragment de vie qu'on juge significatif. Divers souvenirs ou impressions sur les artistes et leurs oeuvres sont recréés, relatés par un autre : le témoin.3 On fait appel aux témoignages littéraires, artistiques pour fournir des points de repère historiques, un portrait, quelques maigres connaissances nous permettant de mieux comprendre le personnage :
1 " Questa storia che voi chiamate pittura naïf è un sogno di un sogno, ricordatevelo…" Rappelons que Proust est né en 1871, Nerval est mort en 1855... 2 D'après la commissaire de l'exposition L'Espressionismo, c'est parce que le public est surtout constitué de personnes âgées ayant des problèmes de vue (!). 3 Voilà qui confirmerait bien l'importance que notre société accorde au sentiment du vécu dans la construction de la réalité, comme le montre François Jost dans un tout autre domaine (2001 : 60-70).
412
LA CITATION DANS L’EXPOSITION D’ART : UNE NOUVELLE NARRATIVITE [17]
" Pirosmani est un badigeonneur, un malheureux des plus misérables qui dormait dans les faubourgs de Tbilissi. Depuis longtemps, il ne possède plus de maison ; il erre, de patron en patron, en d'obscurs coins perdus... et exceptionnellement dans les tavernes. C'est là qu'il mange un bout, quand le patron est satisfait de la toile (donnée en paiement), il lui apporte un verre de vin... Une fois le travail terminé, Niko prend sa boite de couleurs, les pinceaux qu'il a faits lui-même, et s'en va ailleurs. " Kirill M. Zdanévitch [Naïf]1
De là à basculer dans l'anecdote, il n'y a qu'un pas, un pas rapidement franchi. Soit cette citation : [18]
" Il était arrivé en un seul soir à esquisser une quarantaine de portraits qu’il avait ensuite offerts aux présents, par sympathie, ou pour un verre d’absinthe. La plupart de ces feuillets contenait une inscription ' dessin à boire ' et n’étaient pas signés. " (Blaise Cendrars) [exposition Modigliani, l'angelo dal volto severo]2
Celle-ci met en jeu un détail représentatif chargé de piquer l'attention, d'éveiller la curiosité qu’un public avide de sensationnel et de vécu aime à entendre, ce que Roland Barthes appelait – ne l'oublions pas - " les lieux brûlants de l’anecdote " (1973 : 19). Certes, on cherche à donner une image de l’artiste via un événement de peu d'épaisseur, " sans généralisation et sans portée " nous dit Le petit Robert en définissant anecdote. Présentée comme la relation d'un témoignage direct, de choses lues chez des auteurs faisant autorité - elle est nous dit Alain Montandon par essence testimoniale (1992 : 102). On constate que les auteurs convoqués sont archi-connus : ici Jean Cocteau, là Blaise Cendrars ; Thomas Mann pour l’exposition sur l’Expressionnisme ; Marcel Proust, Gérard de Nerval pour l’exposition Naïf ; Apollinaire pour l’exposition permanente du Musée d’art moderne de la Ville de Paris etc. Avec la biographie d'artiste, elle est devenue l'une des formes privilégiées de la narration dans l'exposition. C'est que l'exposition lui assigne souvent pour tâche de raconter une historiette, un petit fait, mais un récit tout de même. Ce mode de raconter l'exposition, les objets et les artistes exposés est dans tous les cas fort appréciée : nous avons maintes fois observé que le visiteur lit (et retient. Là résident les vertus pédagogiques de l'anecdote) les faits " pittoresques " ou " piquants ".... avec grand plaisir. Ceux-ci sembleraient plus instructifs que bien des descriptions et commentaires ennuyeux... Quoiqu'il en soit, on explique l'œuvre, son originalité par l'homme, en s'appuyant sur la personnalité de l'artiste, le style étant l'expression d'un tempérament personnel : [19]
" Sur la terrasse, Modigliani… me faisait penser à ces gitans méprisants et fiers qui s’assoient à votre table et vous lisent les lignes de la main " (Jean Cocteau) [Modigliani]1
1 “Pirosmani è un imbianchino, uno sfortunato dei più miserabili che dormiva nei / sobborghi di Tbilissi. E molto tempo che non possiede più una casa, vive / errando, di padrone in padrone, in oscuri angoli sperduti…. Ed eccezionalmente / nelle taverne. E lì che mangia un boccone quando il padrone è contento della / tela (data in pagamento) e gli porta un bicchiere di vino… Una volta terminato / il lavoro, Nico prende la scatola per dipingere e i pennelli che ha fatto lui stesso, / e se ne va altrove”. 2 Dorénavant [Modigliani]. " Era riuscito in una sola sera a schizzare una quarantina di ritratti che poi aveva regalato ai presenti, per simpatia o per un bicchiere d’assenzio. La maggior parte di questi foglietti portava la scritta ‘dessin à boire’ e non erano firmati ".
413
L’INTERTEXTUALITE 3. ENJEUX ET MESUSAGES Nous pouvons maintenant avancer diverses hypothèses sur l'enjeu de la pratique citationnelle dans l'exposition. D'abord, la présence des citations signale un souci de culture avec un grand C ; aujourd'hui encore, on va au musée pour la Culture et l’écrit est là, comme une routine, pour répondre aux besoins d’un public amateur de culture livresque. Corrélativement, toutes les citations de notre corpus relèvent de la littérarité, c’est-àdire de textes parés d'une certaine beauté stylistique. Sur un plan strictement matériel, il y a sans doute une question d’économie : les citations comme la [14] représentent en quelque sorte une solution facile. Les commissaires ont maintes fois invoqué au cours de nos entretiens la rapidité, voire l’urgence, avec laquelle les expositions doivent être montées2, ainsi que tout le travail que demande un accrochage. D’autre part, nous l’avons annoncé, les citations relèvent du fragment. Celles-ci sont presque toujours de l’ordre des microstructures, à l’échelle de la phrase3, c’est-à-dire de la " forme brève " (Montandon 1992 : 79). Cette brièveté génère un effet de gros plan très efficace dans le discours expographique car elle a " un impact psychologique fantastique " (Montandon 1992 : 4). De par leur brièveté, elles seraient tout particulièrement destinées à un public peu enclin à la lecture. En effet, les visiteurs ne lisent généralement que les énoncés brefs, quelques énoncés de certains textes de plus longue étendue piochés ça et là et au hasard des lectures cursives. Dans l’exposition, une nécessaire concision s’impose. Quant à la " vi-lisibilité "4 des citations, celle-ci fonctionne sur un double régime : une visibilité des formes et une lisibilité de contenu. Le vocabulaire ne contient pas de termes spécialisés, mais des mots dont tout lecteur moyen dispose, contrairement au panneau explicatif ou informatif, souvent bien plus abstrait. Qu’il suffise de penser à certaines descriptions d’œuvres d’art contemporaines, où le visiteur peut buter contre les mots… ou sur l’abstraction de la phrase. Citons, au hasard : " Olivier Mosset propose une variation sur la monochromie rendant sensible le travail de recouvrement du support " (Musée d’art moderne de la ville de Paris, exposition permanente). Bref, la citation ne requiert du lecteur ni érudition particulière, ni déchiffrement lexical. Culture, économie, brièveté, vi-lisibilité, venons-nous d’affirmer, sont les enjeux premiers, élémentaires, et immédiatement perceptibles de toute pratique citationnelle muséale. Ces quelques remarques sur la spécificité de l’utilisation de la citation dans l’exposition nous poussent à nous interroger sur son rendement, et à en indiquer quelques mésusages. Le premier péril qui la guette a trait à sa brièveté. Parfois, elle est tellement brève qu’on peut se demander si elle est nécessaire, telle cette citation tirée de l’exposition Mondrian déjà citée : [20] 1
" L’expérience était mon seul maître."
" Sulla terrazza della Rotonde, Modigliani… mi evocava quei gitani sprezzanti e superbi che si siedono alla vostra tavola e vi leggono la mano ". 2 Aujourd'hui, le principe de l'exposition stable tend à laisser la place à l'exposition temporaire, indispensable pour raviver la curiosité du public (JACOBI 1997). 3 " La citation est exemplairement une phrase " (COMPAGNON 1979 : 31). 4 Cf. ici-même Marc Bonhomme.
414
LA CITATION DANS L’EXPOSITION D’ART : UNE NOUVELLE NARRATIVITE La glose commente bien les différentes voies que l’artiste entreprend (comme en [6], [7], [8]), mais a-t-on vraiment besoin de déloger la parole de l’artiste pour si peu ? Les œuvres n’ont pas besoin d’être aidées ainsi. D’autres citations, en particulier celles qui ont recours à l’anecdote, sont tôt gagnées par le lieu commun, l’idée reçue : certains thèmes prévisibles et redondants, tels que la vie de bohème des artistes [17], [18] et [19], sont souvent mis à contribution. Tout le monde sait que les artistes ne sont pas des gens " normaux " : ils sont fous, géniaux, avec un penchant déplorable pour les drogues, l’alcool, les femmes… Dans les expositions temporaires d’art moderne, les citations véhiculent et cultivent à plaisir l’étiquette d’artiste maudit qu’ont certains peintres. Le lecteurvisiteur est ainsi convié à un univers familier, à des valeurs auxquelles il adhère. Que retient-on des artistes exposés, ou plutôt, qu’y apprend-on ? Si on connaît mieux Modigliani, on ne sait pas cependant comment son œuvre d’art est parvenue à son point d’achèvement. Un autre fait est à souligner : on risque souvent de perdre la trace de la cohérence interne, le fil du discours expographique. L’exposition L’Espressionismo se compose en fin de compte comme un recueil de curiosités, d’autant qu’il n’y a ni glose, ni développement discursif des citations. Le lecteurvisiteur, tel un passant, butine ça et là des pensées, des indices, vagabonde de salle en salle, de blocs de texte en blocs de texte. Ce qu’on lui offre, c’est une entrée à la réflexion, au détriment de l’unité de l’ensemble du discours expographique. Le fil associatif – s’il en est un — n’est plus évident : plusieurs points de vue s’entrelacent, dans une polyphonie expographique qui ne permet pas de percevoir les enchaînements narratifs. Résultat : l’ensemble semble relever du bricolage, du collage. Le discours expographique, avec pour seul texte des citations, court le risque de n’être qu’un assemblage de fragments discontinus, qu’une mosaïque. À la fin de ce parcours, nous signalons un changement qui nous semble avoir des implications considérables pour la pratique muséologique, ce qui ferait de la citation un lieu d’observation stratégique pour suivre en diachronie cette fois les mutations du texte d’exposition. Notre démarche comparative nous a permis de déceler un déplacement d’accent de l’utilisation des citations dans l’exposition d’art moderne. Il nous a semblé en effet que la citation déplaçait notre intérêt de la collection vers l’objet : exit les textes sur la logique des conservateurs, sur l’histoire de l’institution, de ces mécènes ou collectionneurs… La citation permet de centrer notre attention davantage sur le prestige de l’œuvre, de l’artiste, et moins sur l’institution muséale. Sans doute est-ce pour cela qu’elle est plus utilisée dans l’exposition temporaire que dans l’exposition permanente : la plupart des musées que nous avons présentés ici ne possèdent pas en effet de collection, mais abritent des expositions itinérantes (le Palais des Papes, Palazzo Bricherasio etc.). Les citations soumises à investigation ont montré qu’elles s’attachent à raconter ce qui n’est pas à proprement parler l’activité artistique. Nous y avons même vu quelques dangers : le sens de l’œuvre de Modigliani ne peut être déterminé par sa vie, son œuvre ne peut se réduire au biographique, comme on ne peut pas non plus comprendre, interpréter son œuvre, ou celle de Mondrian ou de Matisse à l’aune de leurs propres témoignages sur la peinture, ce 415
L’INTERTEXTUALITE que critiquait déjà violemment Maurice Merleau-Ponty (Chalumeau 2002 : 100). Avec les citations, la fonction didactique des aides à la visite est sollicitée autrement. À ce sujet, il est un tout dernier exemple que nous voudrions " raconter ". Il s’agit d’une citation en français provenant du musée consacré à Giorgio Morandi, à Bologne : [21]
Il y a dix ans, j’écrivais un livre sur les fleurs de Morandi. Marie-Thérèse, sa jeune sœur, avait permis que je photographie l’atelier de via Fondezza, resté inchangé depuis sa mort. Rien n’avait été déplacé. Paola et moi pensions qu’il était sorti un instant. Peut-être était-il parti se reposer. À moins qu’il ne soit chez Cesarina, le petit restaurant près de l’église Santo Stefano, avec son ami Gino Ghiringhelli, venu le retrouver. De toute façon, ils sont ensemble quelque part, les deux meilleurs amis. Folon, Août 1996.
Cette citation-anecdote n’a, à première vue, rien que nous n’ayons déjà dit pour les [15] et [16]. Or, c’était sans compter le musée, et notre propre expérience de visiteuse… Peut-être parce que la citation se trouvait en fin de parcours, dans la dernière et la plus petite salle du musée… Peut-être parce qu’elle était entourée de photos en noir et blanc de l’atelier de l’artiste, de sa maison, de ses fleurs, de toutes ces choses qui sans doute lui étaient chères… Ou simplement parce que nous avons eu le bonheur de faire une visite en solitaire, dans un silence souverain… Reste une sensation teintée de mélancolie : ce témoignage affectueux, adressé aux œuvres du passé, dans le hic et le nunc de la visite, nous a laissé un arrière-goût de nostalgie qu’il nous est bien difficile de chasser… En ce sens, plus qu’un discours de construction d’un savoir, les citations nous semblent représenter, bien souvent, un discours sur le passé. RIGAT Françoise Université de Turin francoise.rigat@virgilio.it BIBLIOGRAPHIE BARTHES R., Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973. BLONDEL E., Les notices de catalogues d’exposition de peinture : analyse linguistique, logicodiscursive et typologie, Thèse de doctorat, Paris, Université La Sorbonne Nouvelle, multigraph, 1994. BUTOR M, Les mots dans la peinture, Nice, Villa Arçon, Centre National des arts plastiques, 1984. CHALUMEAU J.-L., Les théories de l’art. Philosophie, critique et histoire de l’art de Platon à nos jours, Paris, Vuibert, 2002. CHARAUDEAU P., MAINGUENEAU D. [sous la direction de], Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. COMPAGNON A., La seconde main, ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979. GENETTE G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. GIRARDET S., MERLEAU-PONTY C., Une expo de A à Z. Concevoir et réaliser une exposition, Dijon, Ocim, 1994. JACOBI D., " Les musées sont-ils condamnés à séduire toujours plus de visiteurs ? ", La lettre de l’Ocim, n. 49, Dijon, 1997, p. 9-14. JOST F., La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, Bruxelles, Éditions De Boek Université, 2001. MONTANDON A., Les formes brèves, Paris, Hachette, 1992. PLANTIN C., " Quelle place pour les émotions dans la linguistique du XXe siècle ? Remarques et aperçus ", Les émotions dans les interactions, PLANTIN C., DOURY M., TRAVERSO V. [sous la direction de], Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002, p. 33-74. POLI M.-S., Le texte au musée. Une approche sémiotique, Paris, L’Harmattan, 2002.
416
LES DISCOURS DE L’EXTRÊME CONTEMPORAIN DE BUCHENWALD AU RWANDA Dans la littérature sur le génocide au Rwanda, nombreux sont les écrivains (Boubacar Boris Diop, Tierno Monénembo, Koulsy Lamko1) qui actualisent les représentations d’Auschwitz et de Buchenwald pour dire l’extrême contemporain. Comme si les lieux du crime nazi pouvaient dorénavant servir de stéréotypes discursifs2 pour donner sens à l’inhumain. Or ces lieux-là ont été conçus par les bourreaux nazis pour échapper à toute signification : destinés à anéantir le concept même de l’Autre, ils n’occupent que le vide qu’ils ont créé3. L’exposé portera sur la question de savoir comment, de Buchenwald au Rwanda, ces lieux de mémoire contribuent à redonner sens à une société vivante. L’approche intertextuelle me permettra de préciser cette question : quelles sont les pratiques artistiques d’une écriture qui s’investit dans les lieux de l’inhumain afin de « sauver la mort de l’homme du non-sens » (Ertel 1993 :60) ? Le passage suivant de Patrice Nganang (2003), écrivain camerounais, me permet d’esquisser cette problématique : Car il y a très peu de pays en Afrique où les conditions d’une violence aussi extrême que celle qui flamba sur les collines des Grands Lacs en 1994 ne sont pas remplies. Ainsi les noms « Rwanda » et « Burundi » sont pour tout Africain ce que sont 1 L'exposé portera sur les ouvrages suivants : Murambi. Le livre des ossements (2000) de Boubacar Boris Diop ; La Phalène des collines (2002) de Koulsy Lamko ; L'Aîné des orphelins (2000) de Tierno Monénembo ; L'ombre d'Imana. Voyages jusqu'au bout du Rwanda (2000) de Véronique Tadjo ; Moisson de crânes. Textes pour le Rwanda (2000) de Abouraman A. Waberi. À la différence de la majorité des récits de la Shoah que j'ai analysés dans mes travaux, ce ne sont pas des œuvres d'auteurs-survivants. Les récits de B. B. Diop, de K. Lamko et de T. Monénembo s'inscrivent dans le genre romanesque, alors que celui de V. Tadjo se présente comme un journal, tandis que celui de A. A. Waberi fait valoir son statut de texte. Il faut également noter que les écrivains choisis, à l'exception de Koulsy Lamko, ont participé au projet «Rwanda : écrire par devoir de mémoire» conçu par l'association Arts et Médias d'Afrique et soutenu par la Fondation de France. En 1998, dix auteurs africains ont été invités au Rwanda. Aussi fautil souligner les différences relatives aux conditions de production et de réception de ces textes. 2 Ce concept renvoie aux théories des lieux communs. cf. C. Plantin, Essais sur l'argumentation, 1990 3 Rachel Ertel, dans son ouvrage consacré aux poètes yiddish de l'anéantissement, insiste sur le fait que les bourreaux nazis cherchaient à déclencher le chaos du monde, privant systématiquement leurs victimes des repères spatiaux-temporels nécessaires à la saisie de la réalité (1993:70-83).
417
L’INTERTEXTUALITE « Dachau » ou « Buchenwald » pour les juifs, c’est-à-dire le lieu de la mémoire vivante d’un cauchemar dont on ressent tous les jours la menace permanente.
Faut-il donc mettre en rapport les noms de Buchenwald et du Rwanda pour mieux comprendre les événements auxquels ils réfèrent ? Et le cas échéant, faut-il mettre le nom du Rwanda dans une relation de dépendance avec celui de Buchenwald, cela dans le respect de la chronologie des événements, afin d’inscrire le premier dans la généalogie des crimes contre l’humanité dont le second marquerait un passage majeur ? D’autre part, comment graver la mémoire de ça dans la permanence de l’anéantissement qui nous menacerait, alors que cette mémoire appelle à une réaction immédiate ? Comme le rappelle Patrice Nganang, l’urgence de ces questions est déterminée par l’identification, la définition et la représentation du lieu du crime ; entreprise résolument transdisciplinaire dans laquelle convergent la géographie d’un génocide, son inscription dans l’histoire humaine et l’évaluation de son impact sur le fonctionnement culturel, politique et économique d’une société donnée1. Or la mise en place de la mémoire de ce lieu-là paraît périlleuse, car le crime consiste — précisément — à produire un vide de sens, une absence de reconnaissance. Dès lors, qui, parmi les vivants, pourra se souvenir de noms qui se fondent sur des non-lieux et comment retrouver une communauté humaine privée de lieux de rassemblements ? 1. LA RHÉTORIQUE DE L’INDICIBLE Pour préciser ces questions, je voudrais les situer dans le domaine de la rhétorique, plaçant la conception de cette mémoire inhumaine dans un genre discursif que j’appellerai l’extrême contemporain. Dans mes travaux consacrés aux récits du génocide perpétré par le régime nazi de 1933 à 1945, j’ai constaté que le suvivant-narrateur répond à un devoir de mémoire sociale, communautaire ou culturelle, affirmant son être à l’encontre du non-être auquel il a été voué par ses persécuteurs (Rinn 1998). La présence humaine du survivant-narrateur s’articule ainsi à travers ce que j’appelle les "topoï de l’être", stéréotypes thématiques destinés à rendre le monde intelligible en termes de relations entre différentes classes sémantiques (Rinn 2002a). Ces lieux englobent les principes de la pensée et du comportement humain dans le sens le plus général et le plus figé, restituant des visions essentialistes sur le monde que l’on a appelé naguère concentrationnaire. Aussi peut-on comprendre une œuvre majeure de Primo Levi, Se questo è un huomo (1958) (Si c’est un homme, 1987 pour la trad. fr.) comme une réponse à la pratique déshumanisante des nazis dans les camps de la mort. Ce type d’interprétation scelle en fait un large consensus dans les sociétés de l’après-guerre sur la manière d’appréhender les crimes nazis placés dans le hors champ humain, envisagé comme une indicible horreur2. Certes, on peut constater que la validation du stéréotype thématique de l’être fournit une réponse sans appel à un doute que certains courants extrémistes ont toujours nourri à l’égard des populations minoritaires, à savoir si tous les êtres
1 Pour le Rwanda, voir l'ouvrage de Gilbert Ngijol (1998) qui a été l'assistant du représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies au Rwanda. Pour une approche globale de la problématique, voir l'ouvrage de référence édité par Catherine Coquio, intitulé Parler des camps, penser les génocides (1998). 2 cf. Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l'oubli, 1995.
418
LES DISCOURS DE L’EXTREME CONTEMPORAIN DE BUCHENWALD… humains appartiennent vraiment au genre humain1. Mais son principal rôle consiste à emprunter un ordre logico-discursif qui réduit considérablement la complexité de textes comme ceux de Primo Levi, balisant une matrice interprétative conventionnelle. Cependant, il faut bien se rendre à l’évidence que si le JE-DIS du survivant-narrateur assume le ON-DIT de l’usage courant, tout en se référant au DIRE postulé dans les principes de l’existence humaine, il traduit un NOUSDISONS d’une communauté linguistique donnée. L’utilisation des topoï de l’être confirme ainsi des pratiques discursives établies avant ou après la Shoah2. Il faut donc conclure que la question reste ouverte : quels sont les lieux communs qui conceptualisent les discours de l’extrême contemporain ? Les récits sur le génocide au Rwanda permettent de poursuivre cette interrogation. À l’instar de Patrice Nganang cité précédemment, les écrivains font souvent appel à la mémoire collective du génocide nazi. Cela rappelle que si un discours ne peut se construire sans la gestion de discours convergeants, préétablis, figés, un texte ne saurait se comprendre sans le concours d’autres textes. J’en viens ainsi à formuler la thèse suivante : les concepts de stéréotype thématique et d’intertextualité délimitent les possibilités de construction et de compréhension, ainsi que les conditions de faisabilité et d’acceptabilité3 de tout discours. Or à défaut de validation sociale des lieux communs qui pourraient inscrire le genre discursif de l’extrême contemporain sous le régime du vraisemblable, le recours à l’intertextualité permet d’emprunter l’ordre logico-discursif établi dont les garants sont le déjà-pensé et le déjà-dit de la production textuelle établie, en l’occurrence les récits de la Shoah. Comme l’intertextualité limite fortement le régime de justification en confirmant l’acceptabilité qu’escompte toute interprétation d’un discours donné, je comprends son usage comme un simulacre de plausibilité4 dont le rôle consiste à se substituer aux lieux logico-discursifs qui inscrivent le génocide dans le domaine du non vraisemblable. Dorénavant, on reconnaîtra deux méthodes de validation discursive par substitution intertextuelle : la première procède à une stratification hypertextuelle en recourant à la doxa. La seconde, au contraire, procède à une déstructuration hypotextuelle en adoptant ce que j’appelle la stratégie de l’indicible pour inscrire le discours de l’extrême contemporain dans le domaine du vrai, non vraisemblable (Rinn 1998). Si la première méthode conduit à une limitation des conditions de production et de réception des récits de génocide en empruntant aux idéologèmes5 donnés, la seconde favorise la limitation des contraintes de lisibilité pour déclencher des procédures de négociation de sens entre les pôles émetteur et récepteur (Molinié 1998), procédures nécessaires à la redéfinition de points de convergences du lisible, nouveaux lieux communs des discours de l’extrême contemporain.
1 Comme le montre Valérie Igounet dans son ouvrage sur l'histoire du négationnisme (2000), cette mouvance puise largement dans les théories racistes. 2 Lire mon article publié dans cette même revue sous le titre "L'Holocauste dans les récits d'enfants" (1999:p. 113-132). 3 L'expression réfère à la théorie de la rhétorique nouvelle de Chaïm Perelman (1958). 4 Je me réfère ici aux travaux que le Groupe µ a consacrés à la poésie (1990). 5 Pour le concept d'idéologème voir Marc Angenot, La parole pamphlétaire, 1982.
419
L’INTERTEXTUALITE 2. LA STRATICIFACTION HYPERTEXTUELLE La première méthode qui procède par stratification hypertextuelle peut être illustrée à l’aide de la doxa millénariste1. Envisagée comme modèle idéologique judéo-chrétien, cette doxa, en étendant ses données sémionoétiques à la sphère des valeurs culturelles, des croyances religieuses et du vraisemblable rationnel, donne lieu à une praxis discursive : la figuration de la fin du monde. En tant que genre littéraire — l’apocalyptique -, ces représentations véhiculent un certain nombre d’éléments paradigmatiques : aussi peut-on y reconnaître le regard visionnaire, l’allusion à un plan divin préétabli et tenu secret, le rôle de l’angelus interpres et celui du récepteur humain. Certains leitmotivs bénéficient d’un développement approfondi : le présent conçu comme le dernier temps, la vie après la mort, le Jugement Dernier, la fin de l’histoire individuelle, etc. (Koch et Schmidt 1982). Les thèmes sont développés sur une matrice dichotomique et conflictuelle : la vie contre la mort, le bien contre le mal, la lumière contre l’obscurité, la lutte des forces divines contre les forces maléfiques, etc. Par ailleurs, comme le rappelle Norman Cohn (1988 :20-21), les représentations de la fin du monde englobent deux époques distinctes, celle précédant l’arrivée victorieuse du Messie et celle de la restauration sous le règne du Sauveur. À la fin de la seconde période limitée à mille ans dans la tradition chrétienne, celle-ci est marquée par le Jugement Dernier et la résurrection des morts. Le repérage sommaire de certains mots-clés caractéristiques du genre apocalyptique induit à penser que la doxa millénariste exerce une influence prépondérante sur les différents modes de figuration et d’interprétation de la Shoah (Rinn 2000). Cela paraît pertinent en ce qui concerne les souffrances endurées pendant la catastrophe, le règne du mal avant la libération et la question de la vie après la mort. Cette hypothèse appelle deux commentaires : premièrement, le rapprochement des récits de la Shoah avec le genre apocalyptique est un facteur de cohésion textuelle fort. Deuxièmement, le recours au consensus social sous-jacent à la doxa millénariste assure le bon fonctionnement de l’interaction entre les agents émetteurs et récepteurs garantissant l’objectivation d’un texte partagé. Cela signifie que le genre millénariste est un gage de vérité pour toute lecture des récits de la Shoah, confirmant la thèse proposée. Ancrés dans une région géographique profondément marquée par la religion chrétienne depuis le début de la colonisation par les Allemands à la fin du XIXe siècle (Ngijol 1998), les récits du génocide au Rwanda empruntent, eux aussi, à cette doxa millénariste, puisant dans l’herméneutique judéo-chrétienne pour donner une forme narrative à l’œuvre de la destruction. À titre d’exemple, on peut reconnaître les séquences textuelles suivantes : a) le signe précurseur de la catastrophe : Quelqu’un a déclaré qu’il avait vu la boule de feu tomber du ciel. - C’est un message de Dieu, a assuré le monsieur au costume bleu. (Diop 2000 :15) Quand l’avion du président a été abattu à Kigali, le 6 avril, les tueries n’ont pas commencé tout de suite chez nous. (Tadjo 2000 :125)
1 Pour le concept de doxa voir Georges Elia Sarfati, "Aspects épistémologiques et conceptuels d'une théorie linguistique de la doxa", 2002.
420
LES DISCOURS DE L’EXTREME CONTEMPORAIN DE BUCHENWALD… b) le règne du chaos pendant le génocide […] ils ont tué les Tutsi que, pour une raison ou une autre, ils détestaient et, sans oser le dire ouvertement, ils aimeraient rentrer chez eux. À moins que… Oui, nous leur avons fait goûter à l’ivresse d’exister. […] Un drôle de cercle vicieux. Ce n’est pas une petite affaire, le chaos. (Diop 2000 :133) c) la question de la faute et de l’innocence : Certains se sentent coupables de ne pas avoir été tués. Ils se demandent quelle faute ils ont commise pour être encore en vie. Cependant, toi, tâche de penser à ce qui peut encore naître et non à ce qui est déjà mort. (Diop 2000 :192) d) le désespoir soulevé par l’absence de Dieu : « Jessie, ils ne pourront jamais faire ça en sachant que Dieu les voit ». L’affreux dialogue avec son amie se poursuivait à quatre années de distance. Elle pensa avec une subite violence : « Ces jours-là, Theresa, Dieu regardait ailleurs… » (Diop 2000 :97) e) la profanation des lieux sacrés : ÉGLISE DE NYAMATA Site de génocide. + ou — 35 000 morts. La femme ligotée. Mukandori. Vingt-cinq ans. Exhumée en 1997. Lieu d’habitation : Nyamata centre. Mariée. Enfant ? On lui a ligoté les poignets, on les a attachés à ses chevilles. Elle a les jambes écartées. Son corps est penché sur le côté. On dirait un énorme fœtus fossilisé. Elle a été déposée sur une couverture souillée, devant des crânes bien rangés et des ossements éparpillés sur une natte. (Tadjo 2000 :51) f) le souhait d’une résurrection : Il voulait dire à la jeune femme en noir — comme plus tard aux enfants de Zakya — que les morts de Murambi faisaient des rêves, eux aussi, et que leur plus ardent désir était la résurrection des vivants. (Diop 2000 :228)
Ainsi, les emprunts au corpus apocalyptique rappellent que les auteurs sont contraints de recourir à ces prescripteurs intertextuels pour rendre acceptable l’interprétation de leurs discours. Or, toujours dans le registre de la stratification hypertextuelle, plusieurs des récits étudiés étayent cette procédure de l’accommodatio (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958) en tissant des liens avec les textes de la Shoah. Ainsi, certains citent un passage entier de Primo Levi (Waberi 2000 :88) ou réfèrent à Paul Celan pour soulever la question lancinante de l’écriture artistique après Auschwitz (Waberi 2000 :13). D'autres parlent de « Hitler » (Diop 2000 :30), de « Holocauste » (Diop 2000 :65), de « pogrom » (Lamko 2002 :79) et de la « croix gammée » (Lamko 2002 :81). Enfin, on peut trouver des emprunts directs à la LTI Lingua Tertii Imperii (1996) (la langue du Troisième Reich ainsi dénommée par le romaniste allemand Victor Klemperer). Il en va de même pour des formules injurieuses comme « cafards » et « cancrelats" pour Tutsi (Lamko 2002 :117), des euphémismes comme « Solution finale » pour extermination (Diop 2000 :65) ou le langage administratif comme « traitement spécial » pour massacre (Diop 2000 :120). 421
L’INTERTEXTUALITE Pour conclure cette partie, on est amené à constater que le dédoublement de la stratification hypertextuelle paraît problématique dans son procédé même. Comment en effet procéder à une sémiosis d’un ensemble de textes qui n’a toujours pas donné lieu à des formes logico-discursives validées par nos sociétés d’aujourd’hui ? Telle paraît être la principale difficulté de la substitution intertextuelle dans les discours de l’extrême contemporain : privés d’une matrice doxique établie, ces derniers sont contraints d’avoir recours au substitut intertextuel, étayant le principe d’acceptabilité, mais affaiblissant encore davantage celui de la plausibilité, le seul principe susceptible de leur conférer un statut générique. L’appel à l’intertextualité apocalyptique paraît d’autant plus problématique que l’entour sémiotique créé par la Shoah est en rupture avec les modèles culturels préétablis1. Or, si le contexte non linguistique qui englobe les textes change, les pratiques sociales d’écriture et de lecture ne peuvent plus actualiser les pratiques littéraires institutionnalisées. Par là, on peut soutenir que même si les textes de la Shoah, comme tout texte, revêtent le rôle euphorisant et sécurisant du savoir médiatisé et socialisé, en tant que simulacre d’un monde habité (Groupe µ 1990), ils ne peuvent plus valoriser la doxa millénariste en tant que telle. Cela signifie que le sens des récits de la Shoah doit être établi par un nouveau consensus social qui est loin d’être admis aujourd’hui. Comme les exemples cidessus permettent de le constater, cela concerne directement la mise en texte les récits du génocide au Rwanda. Bien entendu, dans ce processus il s’agira de conférer un rôle important à la doxa millénariste en tant que discours constituant puisqu’elle pose le cadre institutionnalisé des représentations de la fin de l’homme, du langage et du monde. Par ailleurs, on peut également soutenir que l’actualisation de cette puissante texture idéologique dans les récits de génocide sert à dénommer l’illusion du savoir rationnel puisqu’elle désigne les conditions de médiatisation langagière, idéologique et culturelle impossibles dans le contexte de l’inhumain. Cependant, d’autres données, notamment historiques, philosophiques, psychologiques, économiques et artistiques, contribuent à affaiblir la prééminence d’un mode de lecture stéréotypée, dont celui de la doxa millénariste paraît exemplaire2. 3. LA STRATIFICATION HYPOTEXTUELLE Cette analyse repose sur l’idée que les discours de l’extrême contemporain sont profondément enracinés dans l’un des trois genres rhétoriques : 1
Je pense, pour n'en donner qu'un exemple, à un livre de Zygmunt Bauman intitulé Modernity and the Holocaust, dans lequel il parvient à traduire la dimension proprement culturelle de la politique d'extermination. Cette perspective englobante permet d'envisager la Shoah comme un fait de notre civilisation moderne : «Getting rid of the adversary is not an end in itself. It is a means to an end : an necessity that stems from the ultimate objective, a step that one has to take if one wants ever to reach the end of the road. The end itself is a grand vision of a better, and radically different society. Modern genocide is an element of social engineering, meant to bring about a social order conforming to the design of the perfect society» (1991:91). 2 Parmi les publications récentes, nous nous référons aux travaux suivants : G. Aly, “Endlösung”. Völkerverschiebung und der Mord an den europäischen Juden, Frankfurt a.M., Fischer, 1995 ; H. Friedlander, Der Weg zum NS-Genozid. Von der Euthanasie zur Endlösung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997 (1995) ; J. Hassoun, M. Nathan-Murat et A. Radzynski, Non lieu de la mémoire. La cassure d'Auschwitz, Paris, Editions Bibliophane, 1990 ; D. LaCapra, History and memory after Auschwitz, Ithaca-London, Cornell University Press, 1998 ; W. Sofsky, Die Ordnung des Terrors. Das Konzentrationslager, Frankfurt a.M., Fischer, 1993.
422
LES DISCOURS DE L’EXTREME CONTEMPORAIN DE BUCHENWALD… le judiciaire. L’appel aux textes anciens, par exemple ceux qui articulent la doxa millénariste, contribue à valider la discussion sur le vrai ou le faux, la dimension aléthique (de la vérité objective) des discours sur le génocide étant une composante majeure. En cela, ces discours s’inscrivent pleinement dans le genre narratif du procès qui, partant de la tragédie grecque pour arriver au drame bourgeois, en passant par les contes populaires, figure la rédemption de la justice humaine et divine pour réparer l’acte injuste (Molinié 1992). Or la particularité des discours de l’extrême contemporain réside dans le fait que les lieux de l’éloquence judiciaire ne peuvent plus s’articuler sur le fond commun des croyances et des savoirs partagés, ce qui me conduit à proposer la seconde thèse : les récits de génocide ont souvent recours au substitut par stratification hypotextuelle. Cette invalidité des lieux du judiciaire permet d’expliquer pourquoi l’appel insistant au devoir de mémoire lancé par les auteurs (Monénembo 2000 :7) n'aura que peu d’emprise sur l’injuste. Aussi faudra-t-il conclure que dorénavant la zone de conflit se situera dans et à travers les discours. On reconnaîtra ainsi un autre trait caractéristique de l’extrême contemporain : l’étroite imbrication entre les genres rhétoriques du judiciaire et de l’épidictique. Si le premier établit les méfaits du passé pour exiger la restauration de la loi, le second fait l’éloge ou porte le blâme sur sa propre discursivité. D’essence esthétique, l’épidictique est ainsi tourné vers le présent de l’acte oratoire. Du point de vue de la réception artistique sous-jacente à la production du genre littéraire, cela signifie que les discours de l’extrême contemporain font preuve de leur capacité de représenter les génocides en validant leur propre système de représentation. En terme d’acceptabilité, on reconnaîtra un véritable paradoxe, source de vives tensions dans l’acte de lecture : pour dire l’indicible, les discours de l’extrême contemporain construisent eux-mêmes des lieux communs nécessaires à la réception, alors que celle-ci cherchera davantage à répondre à une exigence de sens conventionnelle. Lisant les récits de génocide, nous, lecteurs, voulons mieux comprendre ce qui s’est passé là-bas. L’extrait suivant tiré du roman de Koulsy Lamko intitulé La Phalène des collines (2002 :45-46) paraît exemplaire à cet égard : Il [un abbé devenu tortionnaire] pique une violente rage, retire la bouteille d’une poignée vigoureuse, la balance contre le mur, puis d’une bourrade m’écrase le pubis. Je [la narratrice] le regarde toujours. Il ignore que sous l’effet d’une intense douleur la chair devient insensible. J’esquisse le sourire du bébé bâillant aux corneilles, un visage serein juste marqué par un rictus de dépit. Me voici partie ! Je passe la frontière entre l’être et le néant pour ce territoire de l’illimité où l’on participe immédiatement des réalités non visibles. Furieux, il court traîner l’énorme croix en ébène massif, réservée aux grandes messes de Pâques et que les enfants de chœur ont toujours répugné à soulever tant elle est lourde. Il se précipite sur moi avec le crucifix, écarte violemment mes jambes flasques, l’enfonce d’un coup sec dans mon vagin, l’enfonce davantage en vrillant dans un mouvement de manivelle à démarrer une vieille bagnole poussive. « Salope, cette fois-ci, plus d’éventuelles vermines, cafards et cancrelats et serpents ! On ne sait jamais… même à soixante ans ! » Je n’ai pas le loisir de lui signaler que cette violence est tout à fait inutile parce que j’ai quitté mon corps sous la douleur de l’acide, depuis quelques minutes déjà.
La scène se déroule dans une église dans laquelle une communauté de Tutsi espérait trouver refuge. Ce lieu sera un piège mortel. La narratrice y sera violée et tuée par son ancien aumônier qu’elle connaissait depuis longtemps. Certes, le passage emprunte au genre apocalyptique : le lecteur reconnaîtra la passion des croyants, le surgissement du chaos annonçant la fin des temps et l’instauration du règne du Mal. Mais en deçà de ce type d’interprétation, comment comprendre le viol 423
L’INTERTEXTUALITE blasphématoire associé à « un mouvement de manivelle à démarrer une vieille bagnole poussive » ? Et comment interpréter la remarque déconcertante de la narratrice torturée : « je n’ai pas le loisir de lui signaler que cette violence est tout à fait inutile » ? Le critique pourra dresser l’inventaire exhaustif des procédés rhétoriques à l’œuvre : il reconnaîtra le procédé de l’antiphrase, car certains lexèmes comme « manivelle », « bagnole », « loisir », etc. font appel au contraire de ce qu’ils prétendent dire. Il faudra relever le concept de la mention, trace polyphonique de l’homme d’église-violeur. On pourra identifier le fonctionnement de la monstration de l’inacceptabilité de la scène avec l’entour textuel décrivant un massacre. Enfin, il faudra analyser la figuration macrostructurelle par l’ironie, pour interpréter les ambiguïtés d’une satire cruelle alliant dérision, humour et sarcasme. La démarche critique ainsi esquissée répond à ce que j’appelle la stratégie de l’indicible (1998), technique rhétorique qui consiste à déstructurer le discours par le discours luimême1. J’appréhende ces procédés de déstructuration comme des lieux de production artistique. CONCLUSION Comme le montre la représentation de l’église transformée en tombeau durant le génocide au Rwanda, les discours de l’extrême contemporain affirment la véracité des lieux de l’anéantissement en validant le domaine du vrai, nonvraisemblable. L’exposé a essayé de montrer que le recours à la substitution intertextuelle renforce le pressentiment du simulacre. Portant au plus loin leur exigence de sens, qui est d’abord une exigence esthétique, certains de ces discours parviennent à renforcer le procédé de stratification hypertextuelle par déstructuration hypotextuelle. Cette démarche paraît paradoxale. Mais elle est peutêtre la seule à esquisser le projet de lecture morale de ce « Plus jamais ça ! » (Tadjo 2000 : 25) qui ne cesse de rappeler la fragilité essentielle de nos sociétés. Tournés vers l’avenir d’une humanité incertaine, ils peuvent enfin emprunter au genre rhétorique du délibératif, formulant une condition sociale qui paraîtra, dès lors, irrévocable : Ibuka, souviens-toi. Ibuka, n’oublie pas les journées d’horreur, les courses-poursuites, l’angoisse de l’attente de la mort, Ibuka, Ibuka, n’oublie pas l’horreur, le viol de ta chair et de ton âme, les coups de serpette, ta sœur éventrée, ton bébé écrasé, Ibuka, Ibuka, n’oublie pas le silence lourd sans voix, le vide autour de toi, Ibuka, Ibuka, n’oublie pas, souviens-toi, Ibuka, Mais se souvenir de quoi ? de l’hécatombe, des têtes tranchées, des corps pourris, en lambeaux dans l’eau ou en tas dans les églises ? des amoncellements d’ossements, crânes blanchis souriant au néant ? Se souvenir et attendre ? Mais attendre quoi ? Un pas qui ne vient jamais, le silence épais, l’homme, l’enfant, le fiancé qui ne reviendra plus jamais ? Souviens-toi ; mais n’attends plus rien. Il ne sert à rien d’attendre. Tout ça est bien dégueulasse ! Laisse plutôt à la vie nouvelle tapie dans le bourgeon, une goutte de sève, un rayon de soleil ! Redresse-toi et recommence. Tu es la vie têtue qui veut vivre parmi les autres vies. Abreuve les veaux orphelins de ton lait. Donne aux fleurs rouge sang l’eau de ta source, la vie en abondance ! 1
Voir mon concept de la "lecture déplacée" (Rinn 2002b).
424
LES DISCOURS DE L’EXTREME CONTEMPORAIN DE BUCHENWALD… (Koulsy Lamko, La phalène des collines, 2002, p. 206-207)
RINN Michael Université de Bretagne Occidentale michael.rinn@univ-brest.fr BIBLIOGRAPHIE ANGENOT M., La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982. COHN N., Das neue irdische Paradis. Revolutionärer Millenarismus und mystischer Anachronismus im mittelalterlichen Europa, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1988. COQUIO C., Parler des camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999. DIOP B. B., Murambi. Le livre des ossements, Paris Stock, 2000. ERTEL E., Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement, Paris, Seuil, 1993. GROUPE µ, Rhétorique de la poésie, Paris, Seuil, 1990. IGOUNET V., Histoire du négationnisme en France, Paris, Seuil, 2000. KLEMPERER V., LTI. La langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996. KOCH K. et SCHMIDT J.-M., Apokalytik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982. LAMKO K., La Phalène des collines, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002. MOLINIÉ G., Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, 1992. MOLINIÉ G., La sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, P.U.F., 1998. MONÉNEMBO T., L’aîné des orphelins, Paris, Seuil, 2000. NGANANG P., "L’écrivain africain et le syndrome rwandais", Paris, Le Monde du 15-01-2003. NGIJOL G., Autopsie des génocides rwandais, burundais et l’ONU, Paris, Présence Africaine, 1998. PERELMAN C. et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1958. PLANTIN, C., Essais sur l’argumentation, Paris, Kimé, 1990. RINN M., Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Paris-Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998. RINN M. "L’Holocauste dans les récits d’enfants", Violence et langage, Toulouse, CALS, 1999, p. 113132. RINN M., "Pour une sémantique des récits de la Shoah", Millenarismi nelle cultura contemporanea, E. I. Rambaldi (éd.), Milano, Franco Angeli, 2000, p. 133-156. RINN M., Les discours sociaux contre le sida. Rhétorique de la communication publique, Bruxelles, De Boeck Université, 2002a. RINN M., "Le Sang du ciel de Piotr Rawicz. Pour une lecture déplacée", La Lecture littéraire, n° 5-6, Reims, Université de Reims. 2002b, p. 163-175. SARFATI G. E., "Aspects épistémologiques et conceptuels d’une théorie linguistique de la doxa", Quelle (s) politique (s) pour quelle rhétorique ?, Amossy R. et Koren R. (éds), Paris, L’Harmattan, 2002. TADJO V., L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Arles, Actes Sud, 2000. WABERI A. A., Moisson de crânes. Textes pour le Rwanda, Paris, Le Serpent à Plumes, 2000. WIEVIORKA A., Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Pluriel, 1995.
425
LE RAP : DE L’ÉCHANTILLONNAGE À LA RÉPLIQUE Dans le rap, les phénomènes intertextuels sont abondants et variés. Ils constituent d’ailleurs une entrée privilégiée pour envisager le statut esthétique de ces textes. En effet, la notion d’échantillonnage musical propre à cette forme d’art – autrement dit le sampling, pratique « intermusicale » consistant à intégrer un fragment d’enregistrement à une œuvre nouvelle – semble pouvoir être transposée en une notion d’échantillonnage linguistique. En élargissant le principe de l’intertextualité jusqu’à englober la dimension orale des textes, le concept de mimesis semble également pertinent : une prestation antérieure voire immédiatement antérieure est imitée, ce qui constitue une réplique1, tout à la fois une imitation altérée et une réponse, dans le cadre d’une joute oratoire propre à l’oralité en général et aux traditions afro-américaines en particulier. Il reste à se demander qui est imité, pourquoi et surtout comment, ce qui permettra d’organiser l’ébauche d’une typologie des régimes mimétiques dans les textes de rap. L’ÉCHANTILLONNAGE L’impact d’un texte de rap ne correspond pas seulement à sa matière verbale. Il n’est généralement pas composé en vue de la lecture mais de l’audition, ce qui suppose – outre une écriture destinée notamment à programmer des effets vocaux – une scansion spécifique, qui est d’ailleurs la principale caractéristique du rap et qui porte un nom : le flow. Ce flow s’appuie sur un support musical, qui constitue la seconde caractéristique du rap et qui porte également un nom : le beat – une trame rythmique répétitive et complexe, à situer au-delà du tempo mais en deçà du rythme. La fonction du beat composé par le Disc Jockey ou DJ est justement de générer et de porter un flux vocal, la parole rythmée du rappeur, un peu de la même façon que dans la transe de possession telle que la décrit Gilbert Rouget [1980, p. 155-166], le 1 Cette idée m’a été suggérée par Christian Béthune, dont le livre à paraître chez Klincksieck constituera une source de réflexion passionnante sur toutes les questions esthétiques soulevées par le rap, notamment, en ce qui concerne l’échantillon, la mimesis, l’écriture, l’oralité…
427
L’INTERTEXTUALITE DJ étant « musiquant » et le rappeur, « musiqué » par rapport à lui – tandis que ce même rappeur est « musiquant » par rapport à l’auditeur, lui-même « musiqué » en bout de chaîne [Rubin, 2004]. A la base de cette relation transitive se trouve donc le DJ, qui doit générer un support musical avec des appuis rythmiques non seulement bien marqués – ce que les rappeurs nomment un « beat lourd » – de manière à créer un cycle régulier bien audible2, mais surtout dynamiques, comme un courant capable de porter, d’entraîner le flow du rappeur. Cela, grâce à un décalage permanent entre plusieurs structurations rythmiques simultanées et concurrentes3, en tension, l’une tournant dans l’autre avec des effets variés et complexes4. Dans le jazz ou dans le funk, cette polyrythmie est intégrée au jeu des musiciens, flottant entre un tempo binaire et ternaire, entre un découpage de la mesure en quatre temps et en cinq ou six. Mais dans le rap, la mise en place de cette polyrythmie passe par la technologie du sampleur et par la technique du sampling… L’échantillonnage5 musical effectué par le DJ consiste en effet à isoler, à déformer et à réutiliser des citations sonores, amplifiées, synchronisées, juxtaposées et surtout superposées, de façon à obtenir ce fameux cycle bien marqué et le décollement polyrythmique qui constitue le flux dynamique sur lequel peut s’appuyer la scansion du rappeur. Le rap apparaît donc comme un art fondé sur une intermusicalité non pas accidentelle mais essentielle, dans la mesure où elle permet de mettre en place un cycle rythmique indispensable pour le rappeur. Et l’intertextualité ? Le rappeur ne procède-t-il pas d’une manière analogue en réalisant un échantillonnage linguistique ? Cela suppose l’extraction d’un fragment textuel, d’ailleurs éventuellement aussi difficile à reconnaître a posteriori qu’un échantillon musical samplé, car il sera de la même façon amplifié, inversé, étiré… Un problème théorique surgit alors : s’agira-t-il toujours du même fragment textuel, déformé, recyclé, que le rappeur se sera approprié tel quel, ou bien plutôt d’une imitation, voire d’une réplique6 discursive ? LA RÉPLIQUE Musicalement, ces deux interprétations sont clairement mises à l’honneur par le hip-hop : à côté de l’art du sampling consistant donc en un recyclage par le DJ de fragments sonores empruntés, certains rappeurs se sont fait une spécialité de
2 D’où le « one » puissant de James Brown, quand il donne la mesure au début d’un morceau et, plus généralement, le renforcement des temps forts dans les musiques polyrythmiques. 3 L’exemple le plus simple serait une tierce de noires sur deux temps dans une mesure binaire. 4 J’ai évoqué ces effets notamment dans mes précédentes communications au colloque d’Albi (on trouvera ces textes dans les actes des sessions de 2000 et de 2001). 5 La notion d’échantillonnage au sens que lui donne la culture hip-hop (voir le chapitre « De l’échantillon » du livre de Christian Béthune, Le rap, une esthétique hors la loi, pp. 63-79) rejoint l’une des propriétés que lui attribue Nelson Goodman [1990] lorsqu’il oppose la dénotation et l’exemplification : l’extraction, respectivement, d’un sens et d’un fragment matériel. 6 Avec un double sens d’imitation et de réponse, dans le cadre d’une joute oratoire notamment. Christian Béthune, qui m’a soufflé cette idée, insiste sur la dimension « agonistique » [2003, pp. 93-109] et rituelle du rap comme des traditions afro-américaines.
428
LE RAP : DE L’ECHANTILLONNAGE A LA REPLIQUE l’imitation vocale de cette pratique7, ce qui les situe bien dans le champ de la réplique et de la joute. Pour en revenir aux textes eux-mêmes, la question est donc de savoir si, à la base, il y a reproduction d’un texte comme objet indépendant du sujet à la source, citation littérale plus ou moins déformée, ou bien production d’une réplique assumée par le sujet. En fait, ces interprétations semblent chacune juste à un certain niveau. Le premier argument pour maintenir cette double interprétation consiste à considérer l’élaboration de l’objet esthétique selon deux points de vue complémentaires : de même que le DJ reprend des fragments sonores existants pour composer un support musical original, apportant son propre beat et ses propres effets, on peut considérer que le rappeur emprunte également des fragments de discours ou de textes pour composer son propre texte, un peu comme dans un collage surréaliste. Le second argument est relatif à la double nature des textes de rap : scripturale – donc verbale – et orale – donc également vocale. Le texte « échantillonné » apparaît ainsi à la fois comme la reprise du même fragment verbal, plus ou moins transformé – dans le sens où un fragment de texte écrit peut être cité plus ou moins exactement – et comme l’imitation partielle du texte source considéré dans son oralité – dans le sens où un discours et une voix peuvent être imités. Cette double vision paraît donc pertinente en première analyse. Mais la distinction qui la fonde n’est qu’une hypothèse théorique visant à mieux comprendre les phénomènes intertextuels. En pratique, le texte de rap n’existe pas véritablement en tant que tel dans sa version écrite. L’essentiel réside dans la prestation scénique, en régime d’oralité seconde – c’est-à-dire appuyée malgré tout sur une culture et une pratique de l’écrit, contrairement aux littératures orales qui n’en ont jamais connu l’influence. Le texte n’est donc actualisé que par la matérialité spatio-temporelle de la performance vocale. La version écrite existe bien, en général, mais elle n’est qu’un support à interpréter. Dominique Maingueneau, dans le cadre d’une réflexion sur l’ethos [1999], note d’ailleurs – en allant à notre sens plus loin qu’Henri Meschonnic dont la conception de l’oralité est paradoxalement scripturale8 –, que « tout discours écrit même s’il la dénie, possède une vocalité spécifique qui permet de le rapporter à une source énonciative, à travers un ton qui atteste ce qui est dit »9. Dans le cas du rap, la vocalité est à la fois la source et la cible du texte10. 7 Dans un article [2000, pp. 24-29 ; repris dans son livre, 2003, pp. 80-92] Christian Béthune évoque notamment Rahzel, le plus célèbre adepte du human beat boxing (littéralement « boîte à rythme humaine »), en le situant par rapport à une longue tradition afro-américaine de rivalité entre l’homme et la machine, illustrée par la légende emblématique de John Henry, un ouvrier qui avait défié une excavatrice à vapeur, lors du percement d’un tunnel. 8 une conversation avec Henri Meschonnic m’a permis de confirmer cette impression : il semble réticent à l’idée d’établir un lien entre l’oral et le vocal, d’où peut-être son absence d’intérêt pour le rap (même s’il accepte avec une bonne grâce amusée le rôle de maître à penser du groupe toulousain Fabulous Trobadors, qui s’inspire de traditions fondamentalement orales : art des troubadours du Nordeste brésilien, folklore occitan et rap). 9 Cet extrait est cité par Andrée Chauvin-Vileno [2002, p. 111], qui explique avec beaucoup de précision et de clarté les enjeux théoriques des propositions de Dominique Maingueneau. 10 Un exemple trivial : la recherche d’une tonalité colérique induit une écriture renforçant les accents toniques, répartis de manière irrégulière mais très dense, voire en succession immédiate, de manière à générer un effet de syncope ou un rythme syllabique, comme dans un slogan. De nombreuses techniques concourent à ces effets, notamment la multiplication des assonances, qui se répondent dans des interférences paronymiques paroxystiques.
429
L’INTERTEXTUALITE La notion même de propriété intellectuelle d’un pré-texte encore purement verbal et non oralisé n’a alors guère de sens dans cet univers esthétique : chaque élément textuel s’intègre dans un tout potentiel, à actualiser vocalement, comme les mots d’un dictionnaire, qui constituent un patrimoine collectif et qui n’existent que par leur actualisation dans un texte. Ménélik, par exemple, n’hésite pas à revendiquer un pillage du Lagarde et Michard [Béthune, 2003, p. 211]… En extrapolant la théorie de Ferdinand de Saussure distinguant langue et parole, je propose de considérer que les fragments de textes repris par le rappeur font partie de sa langue11, d’un environnement linguistique mutualisé et disponible, et lui permettent de fonder sa parole, à envisager sous l’angle de la production plutôt que de la reproduction, de l’imitation plutôt que de la transformation, selon les deux grands types de relation hypertextuelle que distingue Gérard Genette [1982]. TYPOLOGIE SÉLECTIVE DES RÉGIMES MIMÉTIQUES Une précision préalable s’impose : les différents régimes mimétiques qui vont suivre sont toujours combinés. Quant au principe de classement, il consistera à distinguer d’une part qui est imité, d’autre part comment s’effectue cette imitation – en fonction du but supposé et des moyens employés. Imitation du discours de l’autre sphère sociale : le pouvoir établi, associé à ceux qui sont censés rejeter le groupe ethnique auquel appartient le rappeur Le procédé le plus évident pour représenter le discours de l’Autre consiste à extraire une citation significative d’un texte écrit ou d’un enregistrement. Les albums de rap sont ainsi ponctués de déclarations d’hommes politiques ou d’extraits d’interviews, révélant par exemple des tendances fascistes ou racistes. L’échantillon a ici pour fonction de désigner un trait idéologique. Le but est évidemment de les dénoncer par cette simple désignation, suffisante quand il s’agit de reproduire les paroles de quelque gouverneur de l’Alabama ou du Mississipi. Mais si la citation littérale voire matérielle peut être motivée par l’envie de présenter une pièce à conviction, une imitation à peine caricaturale peut parfois suffire à l’identification de l’auteur-type. L’introduction de la plage 10 de l’album KLR de Saïan Supa Crew présente un dialogue reconstitué mais réaliste mettant en scène des personnages illustrant diverses formes de racisme quotidien, de la blague « classique » – « La différence entre un bougnoule et un bamboula ? Ben y en a pas, sauf que le bougnoule il grimpe pas aux arbres » – au discours plus politiquement correct – « je ne dis pas que les gens de couleur sont différents mais […] » etc. L’économie de moyens – je songe à l’absence de désignation précise ou d’explication notamment – suggère ainsi la fréquence et la banalisation du phénomène, censé être immédiatement reconnu et considéré comme vraisemblable. Le rap qui suit cette introduction, instaurant un jeu plus complexe dans le dialogue entre le discours raciste et sa reprise parodique parfois inversée par dérision, relève plutôt du phénomène dont il va maintenant être question. 11 La lecture du recueil de poèmes – en forme de carnet de voyage – Documentaires de Blaise Cendrars est troublante dans le sens où, composé comme un collage surréaliste à partir de fragments d’un roman d’aventures de Gustave Lerouge, on y reconnaît la voix même du poète à travers ses thèmes, ses rythmes et ses images de prédilection. Même l’auteur du Mystérieux Docteur Cornélius hésitait à y reconnaître ses propres mots…
430
LE RAP : DE L’ECHANTILLONNAGE A LA REPLIQUE Au-delà de la citation ou de l’imitation assez fidèle visant à la dénonciation, on décèle également dans les textes de rap une appropriation radicale et tonitruante du discours de l’autorité quelle qu’elle soit. Cette fois-ci, la reprise suppose une altération bien marquée des textes, pour marquer le décalage énonciatif. Cette altération s’effectue notamment dans le vocabulaire : au-delà d’un simple emploi du verlan ou de l’argot des cités, somme toute plus rare qu’on peut l’imaginer, il s’agit de pratiquer un véritable sampling lexical, consistant à faire des troncations – aphérèses ou apocopes : en début ou en fin de mot – en stylisant l’effet d’un déplacement de l’accent tonique, à forger des néologismes en modifiant la forme des mots ou en déplaçant leur sens, et surtout à replacer des termes en dehors de leur registre habituel. Ainsi dans cet extrait de « Bouge tes cheveux » du groupe Triptik [2001], qui évoque une soirée dans un dancing : Moi j’fly au bar, commande un daïquiri C’est le défilé de Walkyries, genre casting « Vache qui rit » Et trop d’ados minos, contractant leurs abdominaux Raides comme des momies s’croient en one man show à Bobino J’enchaîne gin tonic, cigarettes coniques, Effet bionique et d’un coup j’me sens ironique Et tout le monde bouge ses fesses à s’en péter le coccyx C’est le son le plus toxique de l’histoire de l’occident.
La manifestation de la maîtrise verbale du rappeur passe ici par l’appropriation d’un vocabulaire oscillant entre le scolaire, le scientifique et le télévisuel (Walkyries, casting, « Vache qui rit », conique, ironique, toxique, bionique, coccyx, histoire de l’occident, one man show à Bobino), mis au premier plan par la ligne directrice paronymique et légèrement détourné de son sens ou de son contexte habituel. L’altération peut aller jusqu’à l’inversion. Inversion du contenu idéologique, par exemple quand le groupe IAM [1991, « Planète Mars »] prévient les habitants des villes du sud d’une menace d’« invasion » par… les élus du FN : Mars… Eille, elle-même A subi des tentatives d’invasion française Des hordes ténébreuses lors des élections Qui ne voulaient que diviser la population Un blond12 haineux et stupide à la fois Au royaume des aveugles le borgne est roi Je m’en rappelle ce jour-là, la peur Quand 25 % ont collaboré avec l’envahisseur.
Inversion également des connotations d’un lexique officiel. La fortune de certains mots, notamment verlanisés, peut sembler révélatrice. Un seul exemple : celui de la « cité » où sont relégués ceux qui revendiquent… le droit de cité, cité de laquelle ils sont mis au ban : en banlieue, à une lieue de la ville – là où s’étendait le ban, les proclamations officielles avec un tambour13. Symbole d’une citoyenneté à deux vitesses, la « cité » devient ainsi un emblème, un symbole de ralliement, désigné comme la « té-ci » voire comme la « T6 » – avec une apocope de/sis/en/si/pour altérer toujours davantage le discours officiel à s’approprier – sonnant comme un numéro de cage d’escalier ou comme le nom d’une arme à feu…
12
Jean-Marie Le Pen. C’est Pierre Marillaud qui nous l’avait rappelé lors de la session du colloque d’Albi consacré aux « langages de la ville » (2002). 13
431
L’INTERTEXTUALITE Enfin l’appropriation du discours de l’Autre peut se faire sur le mode de la réponse ironique – du berger à la bergère ! Le groupe Assassin [1992, « L’éducation à travers les médias »] s’est spécialisé dans un rap intégrant une terminologie politique et médiatique, parfois pour mieux la démonétiser, pour mettre en évidence de manière phonique la trahison des mots : ce qui rime avec « médiatique » et « économique », c’est : « nous niquent » : Quel journaliste aura le cran de s’adresser à sa nation Avec la précision nécessaire pour dénoncer la corruption ? La corruption est politique, la corruption est économique, La corruption est médiatique mais les médias nous niquent !
Plus généralement, l’imitation du discours de l’Autre se fait souvent sur le mode de la transformation ironique et amère. Les Prophètes du vacarme [Rapattitude 2, « Kameléon »] font ainsi le compte des illusions perdues : À l’image du Kameléon voici Kamel Kamel ah ! Dix ans à peine Maghrébin sans lendemain indigeste indigène Animal social à mon regret ma peine Le sang coule dans ses veines d’une manière incertaine Son identité le gêne […] L’Orient, Léon le voudrait de dune À travers une belle brune Dans l’éclat d’un croissant de lune Ou dans les problèmes et les peines de son ami Kamel Dans la banlieue de brume […] Léon habite la même banlieue complexe De la dope, du Delta 9, du braconnage Domaine des taupes, des vieux dingues qui flinguent du 5e étage Vice de forme, le béton forme le vice Le vice c’est la police, la drogue et le précipice Mendish Flouss14 je n’ai pas d’avenir pas le temps Léon comprend que le problème n’est pas le sang mais l’argent.
D’entrée de jeu, la musique et les stéréotypes du conte oriental dissimulent mal le fait divers tragique15. Il s’agit également de disloquer des expressions bien françaises pour révéler une réalité dont elles étaient le cache-misère, notamment quand le « vice de forme » se mue en : « le béton forme le vice ». Mais c’est le collage des prénoms qui résume de la façon la plus intime et peut-être la plus poignante l’échec de l’intégration dans l’absence d’identité véritable de l’« animal » un peu monstrueux, chimérique, sans couleur propre, mais dont c’est justement la particularité la plus visible, un peu comme pour l’enfant d’immigrés condamné à se fondre dans un environnement social changeant où il apparaît toujours comme une pièce rapportée inassimilable, un « Maghrébin sans lendemain, indigeste indigène ». Toujours de l’ordre de la transformation ironique et amère du discours de l’autorité dominante, les faux proverbes du groupe Ärsenik [1998, « Quelques gouttes suffisent »] inversent les données habituelles du genre : au lieu du rassurant ordre immuable que révèlent normalement ces sentences, c’est la précarité et la vacuité d’un monde décadent qui devient une vérité générale : « les vrais amis s’font rares comme les pucelles rue St-Denis » tandis qu’ « un gars à la hauteur c’est rare 14
« Je n’ai pas d’argent » (en arabe). Le groupe IAM, dans « Un cri court dans la nuit » [1997], joue également sur l’inadéquation des stéréotypes du conte de fée pour mieux dénoncer une réalité particulièrement sordide. 15
432
LE RAP : DE L’ECHANTILLONNAGE A LA REPLIQUE comme une pute à son compte ». Des sarcasmes de la part d’IAM [1991, « Planète Mars »] également, avec ce proverbe politique dont la focalisation se fait tout à coup plus précise et actuelle : « au royaume des aveugles le borgne est roi ». Plus immédiatement tragique, la séquence « métro, boulot, aseptisé du cerveau » [NTM, 1993, « J’appuie sur la gâchette] du narrateur homodiégétique auquel Kool Sen prête sa voix se veut radicale : le « dodo » habituel et attendu, sur un registre humoristique, mute avec la soudaineté de la démystification – après une reprise des deux premiers termes – en un constat froidement biologique, sans appel, qui précipite le sens funeste : la mort cérébrale étant déjà constatée. La représentation de soi : derechef par l’imitation d’un discours… La première catégorie de discours cité ou imité, celle de l’Autorité contestée, est celle qui jouit de la plus grande littéralité. L’autre le plus étranger à soi peut être considéré sans hésitation comme un objet bien distinct du sujet. La reproduction de son discours n’expose donc guère l’identité sociale et esthétique intime du rappeur, ce qui n’impose pas l’élaboration d’un masque vocal et discursif bien opaque, dont la complexité viserait à détourner l’attention. Il suffit que le rappeur trace à grands traits et de manière transparente – ce qui n’exclue pas un talent inventif – les travers discursifs qu’il entend dénoncer. La représentation de soi passe de la même façon par l’imitation d’autrui. Elle est donc forcément très indirecte. Se rapprochant encore plus du point sensible qu’est le problème identitaire, elle exige une prise de distance, sous la forme de la provocation – autrement dit de l’attaque mimée –, du jeu humoristique – de l’imitation ludique – ou de la théâtralisation par le masque énonciatif. Comme dans cet extrait d’un texte du groupe NTM [1995, « Qu’est-ce qu’on attend »] : La bourgeoisie peut trembler, les cailleras sont dans la ville Pas pour faire la fête, qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu Allons à l’Élysée, brûler les vieux Et les vieilles, faut bien qu’un jour ils payent Le psychopathe qui sommeille en moi se réveille.
Caricature de la caricature de soi faite par l’autre, la provocation ironique de NTM a souvent été mal comprise, d’autant plus que les membres du groupe ont pu jouer à la ville de l’équivoque scénique liée à ce jeu de miroirs16. Notons simplement la complexité de la situation d’énonciation : l’usage comme sociolecte du terme « racaille » pour l’auto-désignation17 – après glissement du sens – procède déjà d’un processus d‘appropriation du discours dominant, souligné par la verlanisation ; la suite confirme et amplifie la tendance à la caricature du discours tenu sur soi. Autre manière de se représenter : imiter le discours ou l’esthétique d’un groupe d’appartenance potentielle. Premier exemple : le titre donné par MC Solaar à un rap et à tout un album : « Qui sème le vent récolte le tempo ». La première évidence est celle de la déformation d’un proverbe existant, mais cette déformation n’affecte, phonétiquement, que la fin du dernier mot et semble idéologiquement neutre. Tout se passe comme s’il s’agissait simplement d’élargir en douceur – et avec un humour désamorcé – la sagesse populaire française à d’autres cieux 16
Beaucoup d’autres groupes ont fait scandale du fait de ce jeu énonciatif que constitue la provocation. Anthony Pecqueux en analyse un exemple dans un article de presse [2003]. 17 De la même façon que les rappeurs noirs se désignent parfois – ou désignent leur public – par le terme « Nègres » ou « Négros » par exemple.
433
L’INTERTEXTUALITE poétiques, doublement marqués par le rythme : à travers le terme « tempo » et du fait de la syncope provoquée par la succession des deux accents sur le dernier mot. La sentence prend même une dimension métapoétique accordée au style de son auteur : il s’agit de concevoir un rap répondant à la provocation (« qui sème le vent ») non par une éventuelle agressivité exacerbée (« récolte la tempête ») mais par la non-violence et par la musique (« récolte le tempo »), exemplifiée en permanence par une boucle de jazz moelleux. L’enjeu est surtout d’attirer l’auditeur sur un terrain autre que celui de l’affrontement, un terrain neutre par excellence : celui d’une poéticité fantaisiste liée à une musique suggérant l’évasion. Je proposerai plus loin une explication plus générale de cette posture esthétique. Second exemple, symétrique par rapport à l’enracinement culturel précédent : la mise en scène du « tonton du bled » par le groupe 113 [1999] : 504 break chargé, allez montez les neveux Juste un instant que je mette sur le toit la grosse malle bleue Nombreux comme une équipe de foot, voiture à ras du sol On est les derniers locataires qui décollent Le plein de gasoil et d’gazouz pour pas flancher Billel va pisser le temps qu’j’fasse mon p’tit marché Direction l’port, deux jours le pied sur l’plancher Jusqu’à Marseille avec la voiture un peu penchée […] Avant d’rentrer feudarr18, j’fais un p’tit détour par Oran Vu qu’à Paris j’ai dévalisé tout Tati J’vais rassasier tout le village même les plus petits Du tissu et des bijoux pour les jeunes mariés.
C’est donc l’autre appartenance possible du descendant d’immigré qui fait ici l’objet d’une description affectueuse mais ouvertement humoristique, reprenant volontiers les stéréotypes habituels mais aussi les termes propres à cet univers pour s’en amuser. Ce régime mimétique-là est donc fortement distancié. Pourquoi ? Comment expliquer plus généralement cette démarche de neutralisation des conflits déjà perçue chez MC Solaar ? Il est banal de considérer que la formation de l’identité des enfants et petitsenfants d’immigrés est problématique dans la mesure où elle doit composer avec deux groupes de référence, deux nationalités potentielles, liées, pour l’une au lieu de vie actuel de l’individu, pour l’autre au lieu de vie originel de la famille. Dans cette situation, la recherche d’un tiers lieu culturel paraît aller de soi, pour échapper à l’écartèlement, notamment en situation post-coloniale. Le cas du groupe grenoblois Gnawa Diffusion – dont le leader n’est autre que le fils de l’écrivain algérien d’expression française Kateb Yacine19 – est particulièrement intéressant, dans la mesure où c’est le cadre musical des musiques afro-américaines et jamaïcaines qui permet l’intégration de la langue française20 – voire de la littérature puisqu’ils chantent un texte d’Aragon – comme des instruments ou des styles traditionnels du Maghreb, ce que dit peut-être le nom du groupe. Par sa capacité à intégrer tout échantillon musical ou textuel, toute configuration rythmique ou harmonique, le rap est souvent ressenti comme le tiers 18
« à la maison » (en arabe). Cet écrivain avait fait le choix non seulement d’écrire en français mais aussi d’inverser l’ordre habituel du nom et du prénom, en souvenir de l’appel fait par son instituteur français. 20 Avec un talent évident et reconnu dans « Ombre-elle » (Algeria, 1999, 7 Colors Music) et « Ouvrez les stores » (Bab El Oued Kingston, 1999, 7 Colors Music). 19
434
LE RAP : DE L’ECHANTILLONNAGE A LA REPLIQUE lieu énonciatif et esthétique par excellence d’une jeunesse en quête de liberté par rapport à deux pôles de référence parfois exclusifs, mais aussi malgré tout en quête d’une identité, non par une intégration passive voire subie, mais par l’appropriation détendue – au second degré – des patrimoines disponibles. Enfin, c’est surtout par sa non-inscription dans une culture nationale que le rap se qualifie comme tiers lieu culturel, étant issu du no man’s land, de la zone franche que constitue une esthétique afro-américaine qui n’est pas même africaine ou américaine – et qui est précisément le véhicule artistique d’une révolte et d’une émancipation exemplaires21. Autre mode très indirect de représentation par le rappeur de son identité socioculturelle : celle qui passe par l’incarnation d’un personnage, avec, d’abord, un recours systématique au pseudonyme, si possible étrange, étranger voire codé22. Le caractère inattendu de celui des fondateurs du groupe IAM – Akhenaton, Shurik’n, Imhotep et DJ Kheops – est d’ailleurs renforcé par les premiers textes, qui élaborent une identité mythologique composite, transfigurant les Marseillais en Asiatiques adeptes des arts martiaux, en Égyptiens antiques voire en Martiens envahisseurs. Cette poly-isotopie repose sur un mixage des références, notamment cinématographiques (films de science-fiction, de kung-fu, péplums…). Mais les sources sont extrêmement variées et peuvent inclure jusqu’au texte biblique – à moins qu’il ne s’agisse encore de réminiscences de péplums – quand l’un des rappeurs du groupe Ärsenik [1998, « Une affaire de famille »] déclare avec humour : « mon rap guide les lascars comme Moïse sur la terre promise ». Conformément au principe de la recherche d’un tiers lieu culturel, il s’agit pour le rappeur d’exhiber un masque artificiel et composite, un porte-voix – persona en latin – bien distinct du sujet : souvent éloigné dans le temps ou dans l’espace, et composé de fragments intertextuels rapportés. Mais, même bien distinct du sujet, ce masque reste ambivalent : il participe à une forme de théâtralisation, mais il peut s’agir également d’une représentation stylisée de l’identité. Les textes de rap jouent volontiers de cette ambiguïté. Ceux du groupe Ärsenik se caractérisent souvent par l’évocation d’une menace de mort multiforme, reprenant les mots du récit policier, l’épouvante outrée et factice du fantastique, comme le réalisme documentaire du journalisme. Cela nourrit des textes d’une grande force poétique – du fait de leur étrangeté apprêtée – et d’une certaine efficacité politique – du fait de leur dénonciation pudique, non pathétique mais virulente et tragique d’un état social au bord de la transfiguration… Le rappeur prend ainsi le masque du « MC des Carpates », vampire menaçant, mais aussi parasite textuel, dont la féroce vigueur renaît périodiquement par l’incorporation de la substance vitale de ses victimes. Ce thème du retour du mort-vivant, naguère illustré par Michael Jackson, évoque aussi la transe de possession, qui a une place importante dans les origines de la culture afro-américaine. En effet, l’intertextualité dans le rap peut être envisagée sous l’angle d’une stimulation initiale déclenchant l’identification à un personnage archétypal, un peu comme dans une transe de possession, toutes proportions gardées 21 Sur l’importance de l’esclavage dans l’esthétique afro-américaine, on peut se reporter aux écrits de Christian Béthune, tant sur le rap que sur le jazz, ainsi qu’à un ouvrage d’Alexandre Pierrepont, qui constitue également une mine : Le Champ jazzistique [2002]. 22 L’identification des références dans le pseudonyme d’un rappeur ou dans le nom d’un groupe est souvent malaisée. Celui de Saïan Supa Crew s’inspire du manga Dragon Ball Z. Le sigle NTM relève quant à lui du palimpseste, puisque sous la célèbre insulte rituelle qu’il est inutile de rappeler, se cachent d’autres phrases comme « le Nord Transmet le Message »…
435
L’INTERTEXTUALITE [Rubin, 2004]. D’où l’importance des introductions d’albums et des inserts faisant entendre des personnages de films, des orateurs, des chanteurs charismatiques, galvanisant le rappeur comme le sorcier transfiguré par le masque rituel. Imitation d’un inspirateur, réplique à un pair, interprétation de standards La pratique de l’échantillonnage ou du sampling prend souvent la dimension d’un hommage aux réussites artistiques des prédécesseurs, à la manière d’une citation mise en exergue. Les albums de rap prennent ainsi une dimension anthologique, essentiellement par rapport aux musiques afro-américaines23. Mais audelà de la citation, il peut également s’agir d’une imitation révérencieuse – sans doute pas assez distanciée pour entrer dans la catégorie du post-moderne – notamment dans l’excellent album solo du leader du groupe Public Enemy, où Chuck D. ne se contente pas de s’appuyer sur des fragments de morceaux d’anthologie – comme « Foxy Lady » de Jimy Hendrix donnant le ton dans un rap magistral simplement titré « No » – mais retrace tout un parcours musical24. Les premières années du hip-hop font elles-mêmes l’objet d’hommages fréquents, par l’imitation d’un style qualifié de old school25. Les rappeurs remontent à l’occasion jusqu’au disco26, notamment sous la forme du human beat boxing : les membres de Saïan Supa Crew [1999, « Ring My Bell »] font un pastiche haut en couleurs d’une diffusion dans un dancing de « Ring My Bell » d’Anita Ward. Parfois, les rappeurs recourent à l’auto-citation, de manière à rappeler leurs succès antérieurs27, à la façon des medleys qu’affectionne James Brown, sensible à l’esprit de compétition28. KRS One reprend volontiers sa phrase « That’s the sound of the police », générée par l’imitation vocale de la sirène, dans les albums suivant celui où est apparu ce rap [1993], tandis que le dernier album de Public Enemy, Revolverlution, reprend nombre d’enregistrements anciens de leurs meilleurs titres, comme pour démontrer leur importance historique dans la constitution du genre.
23 Quelques exemples d’échantillonnage d’enregistrements de jazz : l’interprétation de « Take Five » par Paul Desmond et Dave Brubeck est la base de la plage 11 de l’album Derelicts of Dialect de Third Bass ; « Cantaloupe Island » de Herbie Hancock nourrit explicitement « Cantaloop » de US3 (Hand on the torch). Mais le champ est très ouvert : la musique classique européenne bénéficie également des faveurs des DJ et des rappeurs [The Rapsody Overture, 1997], de même que la chanson française [L’Hip-Hopée, 2000]. 24 L’album a pour titre Autobiography of Mistachuck [1996]. 25 Un exemple parmi de très nombreux autres : la plage 14 de l’album Microphonorama de Triptik, un insert présentant un beat fidèle à l’esprit des années 80 avec un sample de James Brown, tandis que la plage suivante s’inspire plutôt du groupe Company Flow (plus précisément du titre « End To End Burners… »). 26 Musique sur laquelle s’est appuyé le premier succès commercial du rap : « Rapper’s Delight » par The Sugarhill Gang (Sugar Hill Records, 1979), qui avait samplé notamment "Good Times", un titre à succès du groupe disco Chic datant de 1978. 27 Le deuxième album du groupe Saïan Supa Crew [2001] s’ouvre sur une citation de la dernière plage du premier pour une raison particulière : il s’agit de réactiver la dédicace au membre du groupe décédé, dont le pseudonyme avait servi de titre à l’album (KLR). 28 Vers 1970, James Brown aimait comparer les ventes de ses disques à celles des albums d’Aretha Franklin pour confirmer son leadership... Dans ses concerts comme dans ses albums live, il reprend souvent certains de ses titres-hymnes sous forme de récapitulation, sur un tempo rapide et de manière fragmentaire, un peu comme des citations, des fragments du passé intégrés dans la performance qui se joue – un échantillonnage acoustique en quelque sorte.
436
LE RAP : DE L’ECHANTILLONNAGE A LA REPLIQUE Quant aux textes du rap français, ils sont par définition tributaires des pionniers afro-américains, par leur scansion, par une partie de leur lexique29 et surtout par leurs thématiques. Le motif de la peur des immigrés-envahisseurs extraterrestres tel qu’il apparaît dans certains textes de IAM – dans « L’empire du côté obscur » ou dans « Planète Mars » – en relève. Il est à noter que leur album De la Planète Mars a été enregistré un an après celui de Public Enemy, Fear Of A Black Planet, qui développait déjà ce jeu discursif par rapport aux Afro-Américains. Mais, le plus souvent, la réplique est plus ou moins immédiate : il s’agit de rivaliser avec un pair, en situation de joute oratoire, ouvertement agonistique mais ritualisée [Béthune, 2003, chapitre « Ring Shout »], en lien avec ce qu’on nomme le freestyle dans le rap : une forme d’improvisation où les rappeurs se succèdent sur un thème donné – et qui n’est pas sans évoquer des sports de combat auxquels les rappeurs font fréquemment référence, comme la boxe ou les arts martiaux30. D’où aussi la série des Clash qui ont permis aux membres du groupe NTM d’affronter d’autres rappeurs. Plus généralement, l’esprit de la réplique guide tout rappeur, qui répond non seulement à d’autres sphères idéologiques ou sociales que les siennes, mais aussi aux propos de ses homologues. Souvent à la base d’un rap, il y a une parole à venger ou à contrer. Doc Gynéco, souvent critiqué pour son image médiatique édulcorée, ironise sur les rappeurs violents en reprenant leurs mots [Ärsenik, 1998, « Une affaire de famille »] : J’peux pas mentir aux jeunes, leur dire que j’ai des guns31, J’veux pas non plus qu’ils pensent qu’on peut s’en sortir seul. Calmes, posés, les miens en veulent, Violent dans tes raps, écarte toi idiot, et ferme ta gueule. Y’a pas d’gangsters dans les studios, y’a que des grandes gueules.
Inversement, c’est peut-être du « Bouge de là » de MC Solaar [1991] dont NTM fait une parodie grave [1993, « J’appuie sur la gâchette »], deux ans plus tard, dans « J’appuie sur la gâchette », un rap tragique qui commence de la même façon que la narration humoristique de l’autre rappeur – par « tout a commencé » – mais qui, dans la même situation d’exclusion, se termine non par une simple fuite résignée dans le rêve, mais par un suicide : Je n’essaye plus de comprendre, ni de me faire entendre. Je suis le troupeau avec un numéro collé dans le dos Métro, boulot, aseptisé du cerveau Mon ultime évasion se trouve dans le flot de ces mots Quarante ans de déboires passés à la lumière du désespoir Tu peux me croire ça laisse des traces dans le miroir. J’ai les neurones affectés et le cœur infecté, Fatigué de lutter, de devoir supporter la fatalité et le poids d’une vie de raté Voilà pourquoi je m’isole, pourquoi je reste seul Seul dans ma tête libre, libre d’être un esclave en fait battant en retraite, Fuyant ce monde d’esthètes en me pétant la tête. 29 Les emprunts littéraux ne sont pas très nombreux, en dehors des termes techniques (flow, beat…). Parfois, l’importation passe par le medium de la recherche universitaire, par exemple, peut-être quand Doc Gyneco vante ses « rimes dégueulasses » – terme proposé par plusieurs livres pour évoquer l’expression dirty dozens, qui désigne les insultes rituelles échangées par les adolescents afro-américains – dans un freestyle où il affronte les frères rappeurs d’Ärsenik [1998, « Une affaire de famille »]. 30 Mais les rappeurs ne dédaignent pas forcément les références littéraires. Oxmo Puccino, parmi d’autres, apprécie le brio de Cyrano de Bergerac, dans la pièce d’Edmond Rostand, où il reconnaît « une situation très rapologique » : celle de la « joute verbale » (Oxmo Puccino dans L’Affiche, n° 54, avril 1998 – cité par Christian Béthune [2003, p. 215]). 31 « armes à feu », en anglais.
437
L’INTERTEXTUALITE OK, j’arrête net, j’appuie sur la gâchette.
Plus explicitement et peut-être pour provoquer un scandale rémunérateur, MC Jean Gab’1, dans « J’t’emmerde » [2003], dénigre systématiquement les rappeurs les plus célèbres de la scène hexagonale, notamment en ironisant sur leurs pseudonymes, leurs titres ou leurs textes. En réponse au rap de NTM de 1991, « L’argent pourrit les gens », le nouveau venu réplique : « L’argent pourrit les gens : c’est plus un sentiment », en insinuant que ces vedettes du rap ont perdu leur authenticité. Paradoxalement, il prétend même avoir été copié par les membres du groupe Ärsenik [2002], qui ont fait entendre… un an plus tôt un rap portant le même titre, mais avec un texte en tout point différent. Il semble d’ailleurs que le terrain privilégié de l’affrontement se situe dans l’interprétation de séquences types, de la même façon que les musiciens de jazz s’approprient des mélodies considérées comme des thèmes musicaux voire des standards. En l’occurrence, il s’agit d’écrire sur des canevas discursifs stéréotypés, un peu comme les figures imposées sur lesquelles le patineur doit faire ses preuves. À la base, l’art du DJ relève de ce type de défi puisque chacun doit manifester son talent, se distinguer avec le même type de matériel, de disques et même, parfois, exactement le même échantillon sonore. La chanson « Pastime Paradise » de Stevie Wonder a ainsi fourni la base d’au moins deux raps très différents : « Tam Tam de l’Afrique » par le groupe marseillais IAM [1991] ; puis « Gangsta’s Paradise » par le Californien Coolio [1995] – avec des ambiances passant de l’écœurement nostalgique intimiste à la grandiloquence apocalyptique. Quant aux textes, de la même façon que dans les littératures orales traditionnelles, ils sont construits sur le principe d’une improvisation consistant à gérer des clichés textuels, des motifs, des séquences toutes faites32, de la même façon que les musiciens qui improvisent s’appuient sur des grilles harmoniques. Mais du freestyle improvisé au texte entièrement rédigé – ayant adopté certaines des valeurs de l’écrit – et destiné à être enregistré – avec donc l’interférence d’autres valeurs –, la démarche n’est sans doute pas la même et ce sont surtout des traces du style formulaire qui se retrouvent dans les enregistrements. La stéréotypie semble s’exercer surtout au niveau des thèmes à traiter, plutôt que des mots. La description de la réussite scénique est la séquence incontournable. Elle inclut trois aspects complémentaires : 1°) les concurrents sont terrassés ; 2°) le public également : il ne peut se retenir de danser et de subir l’impact des paroles – ceci étant souvent décrit comme une agression physique avec « prise d’otage », « sodomie verbale », où percent les connotations méta-poétiques ; 3°) les rappeurs peuvent logiquement endosser les signes de la réussite sociale – argent, filles, voitures33… On peut vérifier dans les deux extraits suivants la présence de ces cadres discursifs stéréotypés, tout comme l’intense et originale virtuosité des rappeurs, d’une baroque exubérance : Eh yo ! La vie est comme une danse, danse en cadence, Bouge, réagis à chaque battement, reste pas debout bêtement. 32 Christian Béthune m’a rappelé l’importance de la thèse de Milman Parry sur le vers homérique, thèse qui fit scandale. Son auteur reconnaissait chez Homère un « style formulaire » : « Pour créer une diction qui s’adaptât aux exigences de la versification, les aèdes trouvaient et conservaient des expression qui, pouvant servir telles quelles ou avec un léger changement à différentes phrases, tombent à des places fixes dans le vers. » [pp. 10-11]. 33 Christian Béthune parle d’une « poétique du mac », bien antérieure au rap (conférence « Le rap et la loi », à lire sur le site www.carrefour-des-écritures.net).
438
LE RAP : DE L’ECHANTILLONNAGE A LA REPLIQUE Quand le beat claque, la foule n’a qu’à bouger, ou n’a qu’à tout niquer, Mon taf est, comme un serpent, te piquer. Quand le mic34 est dans ma main ou bien dans celle de Zoxea, Les woofers35 craquent, attaquent au cœur, tu t’asphyxies. MC maxi, héros de la galaxie, la taxi trace tout droit sans faire de dent-acci36. Axé sur un flow qui tourne comme un hélico, Flex Bab pique autant que le rhum à Porto Rico. J’fais des ricochets, Zox37 bouge ton hochet, J’amoche, coche les moches, uppercut, Paow, crochet ! Yo ! ma spécialité à moi tu vois c’est l’ego, Et les go38 kiffent, quand je parle d’elles elles rougissent comme des Lego. À base de high kick, coup de Nike et good night, cours vite, On épile la face des MC comme du Dénivit. [Busta Flex, 1998, « 1 pour la basse »]
Second extrait caractéristique : J’pose une bombe, une spéciale pour ton postérieur. Ma tronche en poster, style austère, et personne bronche, On explose ta soirée, mes soces39, moi et mon verre de punch. Et si on mise c’est pour rectifier les erreurs commises, Mon rap guide les lascars comme Moïse sur la terre promise. La mouise, ça renforce les liens, et quand la musique sonne, Partout les groupies font péter le standard sur nos Ericsson40. Du succès, on a les clés, mon clan maque les réseaux sur beat musclé, Lyrics41 vifs, à la Cassius Clay, à vif kiffe mon riff pète jusqu’en Haute-Volta, Pose ton colt, bouge ton cul, et swingue comme Travolta. [Arsenik, 1998, « Une affaire de famille »]
Parmi les autres séquences fréquemment revisitées, il y a l’appel à la révolte, la dénonciation d’un monde invivable – à partir du célèbre rap « The Message » en 1982 par GrandMaster Flash –, le récit des événements menant au désespoir, au suicide ou à la fuite, l’anecdote tragique – comme dans « Kameléon » ou dans « un cri court dans la nuit » d’IAM, où sont conjugués trois faits divers pathétiques –, la poursuite par la police, par exemple dans « Polices » de Saïan Supa Crew [2001] ou dans une partie de « Panik’ » de Triptik [2001]. Dans ce dernier exemple, le recours à une séquence stéréotypée est métaphorique : un motif peut servir à en représenter un autre, comme dans un tableau d’Arcimboldo, conformément au principe de l’échantillonnage effectué par le DJ. Ici, c’est peut-être une crise d’asthme – motif relativement fréquent dans le rap – qui est évoquée par la progression chaotique de la voiture, les dérapages figurés par le scratch vinylique imitant l’irrégularité rythmique de la respiration : Comme une poignée d’sable qui arrache mon larynx Un poids qui oppresse mon thorax Un souffle rauque de T-Rex, une crise d’asthme, Que j’m’épanouisse, non, C’est le spasme ou l’évanouissement […] Je sors à Bastille, titube, vacille, tombe dans les vaps Ainsi j’succombe dans mon rap [toux et scratch] 34
« Micro ». Haut-parleurs de basses. 36 Verlan d’ « accident ». 37 diminutif de « Zoxea », rappeur du groupe Ärsenik invité sur ce titre. 38 Diminutif de « gonzesse ». 39 « Associés ». 40 Marque de téléphones portables. 41 « Textes ». 35
439
L’INTERTEXTUALITE Des fois c’est comme si j’étais l’pantin Dans un engin sans frein à plus d’cent-vingt Dans une foutue descente sans fin, j’tente un Virage suicide, proche du fossé, j’accroche un rocher, ça vient, juste mon pare-choc cabossé, j’dévale la montagne, Elle crache des pierres qui pètent mon pare-brise […] j’ai ni vignette ni carte grise Au tournant j’croise un barrage de flics J’accélère, j’me dis qu’ça passe ou ça casse […] C’est juste que j’ai ces tapettes au cul qui tirent dans mes pneus, Houlà ça devient sérieux mais j’continuerai, messieurs, et ce, Tant qu’il me reste un putain d’essieu.
CONCLUSION Cette situation de dialogisme généralisé, celle de la joute ritualisée, a produit une poétique de la prouesse vocale et verbale, en grande partie liée au jeu des répliques. La reproduction, l’imitation de textes ou de discours – parmi beaucoup d’autres supports – donne ainsi lieu à des phénomènes polyphoniques complexes et féconds en trouvailles poétiques. Celles-ci nous amènent à reconsidérer nos représentations du monde42, qui tendent à perdre leur apparence familière sous l’effet des jeux de miroirs : un sentiment d’étrangeté naît des dédoublements, des altérations, des déformations toujours inattendues. Car il s’agit d’une poétique de l’impact maximal, également liée à la balistique rythmique de ceux qui « boxe [nt] avec les mots » [Ärsenik, 1998]43, en nous les renvoyant transfigurés par le flow. RUBIN Christophe Université de Franche-Comté BIBLIOGRAPHIE BÉTHUNE C., « Technologies et savoir-faire humains », Art Press, « Territoires du hip-hop », n° 263, décembre 2000, p. 24-29. ―, Le rap. Une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, col. « Mutations », 2003. CHAUVIN-VILENO A., « Ethos et texte littéraire. Vers une problématique de la voix. », in Semen n° 14, « Textes, Discours, Sujet » (cord. Ph. Schepens), Paris, Presses Universitaires de Franche-Comté/Les Belles-lettres, 2002, p. 105-124. GENETTE G., Palimpseste. La Littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1982. GOODMAN N., Langages de l’art (trad. J. Morizot), Nîmes, J. Chambon, 1990. MAINGUENEAU D., « Ethos, scénographie, incorporation » in Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos (dir. R. Amossy), Lausanne-Paris, Delachaux Niestlé, 1999, p. 75-100. PARRY M., L’épithète traditionnelle dans Homère, Paris, Les Belles-lettres, 1928. PECQUEUX A., « Les mots de la mésentente entre Sarkozy et Sniper », in Libération, 13/11/2003. PIERREPONT A., Le Champ jazzistique, Marseille, Parenthèses, col. « Eupalinos », 2002.
42
Ma conclusion quant à l’impact des textes de rap lié à leur polyphonie énonciative rejoint en grande partie la conception du texte littéraire qui apparaît dans la profession de foi méthodologique d’Andrée Chauvin-Vileno [2002, p. 115] : « Appréhender le texte essentiellement à travers ses dispositifs énonciatifs, à travers son potentiel de transformation émotionnel et idéologique, à travers la circulation interdiscursive qui l’anime et la figuration de ses instances, à travers les parcours interprétatifs qu’il propose, impose, programme, suggère, à travers les simulacres des identités et des échanges et le carrousel des sujets en devenir, à travers les redéfinitions et altérations sémantiques liées aux interrelations langue-texte-contexte. » 43 Quant à la notion d’impact, Henri Meschonnic ne nous rappellera jamais assez que « le rythme est la force » (France Culture, février 2004, alors qu’il évoquait son travail de traduction poétique de la Bible selon sa théorie du rythme).
440
LE RAP : DE L’ECHANTILLONNAGE A LA REPLIQUE ROUGET G., La musique et la transe. Esquisse d’une théorie générale des relations de la musique et de la possession, Paris, Gallimard, 1980. RUBIN C., « Le rap et la transe : polyrythmie et possession », in Le Vif du sujet (dir. A. Chauvin-Vileno, C. Condé et F. Migeot), col. « Linguistique et sémiotique », Presses Universitaires de Franche-Comté, 2004, p. 122-134. DISCOGRAPHIE 113, Les Princes de la ville, Alariana/double H, 1999. ÄRSENIK, Quelques gouttes suffisent, Delabel, 1998. ―, Quelque chose a survécu, Hostile, 2002. ASSASSIN, le Futur que nous réserve-t-il ?, Delabel, 1992. BUSTA FLEX, Busta Flex, WEA, 1998. CHUCK D, Autobiography of Mistachuck, Mercury, 1996. COOLIO, Gangsta’s Paradise, Tommy Boy, 1995. IAM, De la planète Mars, Delabel, 1991. ―, L’École du micro d’argent, Delabel, 1997. KRS ONE, Return Of The Boom Bap, Zomba/Jive, 1993. MC JEAN GAB’1, Ma Vie, Hostile, 2003. MC SOLAAR, Qui sème le vent récolte le tempo, Polydor, 1991. NTM, Authentik, Sony, 1991. ―, 1993 J’appuie sur la gâchette, Sony, 1993. ―, Paris sous les bombes, Sony, 1995. PUBLIC ENEMY, Fear Of A Black Planet, CBS, 1990. SAÏAN SUPA CREW, KLR, BMG, 1999. ―, X Raisons, Virgin, 2001. TRIPTIK, Microphonorama, 2001. COMPILATION, Rapattitude 2, Delabel, 1992. ―, The Rapsody Overture, Def Jam/Mercury, 1997. ―, L’Hip-Hopée, Blackdoor studio/EMI, 2000.
441
DIALOGUE D’IDÉES Au début du XXe siècle les Formalistes russes ont proposé de remplacer l’étude contextuelle traditionnelle de la littérature par l’étude immanente, la seule capable, d’après eux, de prouver l’originalité des œuvres littéraires, puisqu’elle exclut de la considération toute information contextuelle. Comme note V. P. Roudniev, « l’École formelle s’est séparée nettement de la vieille critique littéraire, le slogan et le sens de son activité envisageaient la spécification de la critique littéraire, l’étude de la morphologie du texte littéraire »1. Les Formalistes se sont concentrés donc sur l’étude du texte, défini souvent, et notamment par V. E. Khaliziev, comme « aspect linguistique de l’œuvre littéraire », et se sont débarrassés du terme « œuvre » qui prévoit l’étude des corrélations du texte avec son contexte2. Or, l’École formelle russe, nommée Société d’étude de la langue poétique, a donné une impulsion en direction de l’étude linguistique des textes littéraires qui a été poursuivie par les Structuralistes et qui se développe à nos jours. Cependant, l’étude linguistique a abouti à un paradoxe, créé par les Poststructuralistes. En partant de la thèse de Mikhaïl Bakhtine sur l’unité dialectique de l’idée et du mot qui, selon lui, sont dialogiques « par nature », Julia Kristeva a défini le dialogisme comme mode d’existence du mot exclusivement3. Présenté ainsi et nommé intertextualité, le dialogisme du mot est devenu illimité : « Le dialogisme voit dans tout mot un mot sur un mot, adressé au mot : et c’est à condition d’appartenir à cette à cette polyphonie — à cet espace « intertextuel » — que le mot est un mot plein. Le dialogue des mots/des discours est infini » 4. Le concept de Kristeva a été adopté par d’autres linguistes, Algirdas Julien Greimas, Rolland Barthes, Jacques Lacan, Michel Foucault, Jacques Derrida, pour créer une théorie selon laquelle tout texte fait partie du fonds culturel de l’humanité imaginé 1 ROUDNIEV V.P., Dictionnaire encyclopédique de la culture du XXe siècle, Moscou, Agraf, 2003, p. 522. 2 KHALIZIEV V.E., Théorie de la littérature, Moscou, Vyschaïa chkola, 2000, p. 241. 3 BAKHTINE M., La poétique de Dostoïevski, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 129. 4 KRISTEVA J., « Une poétique ruinée », Mikhaïl Bakhtine. La poétique de Dostoïevski, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 13.
443
L’INTERTEXTUALITE comme un texte immense, ou intertexte, qui sert de pré-texte à tous les textes nouvellement créés. D’après eux, l’auteur, qui croit créer un texte original, en effet le compose, sans s’en rendre compte (puisque les linguistes ont rattaché à leur théorie la psychanalyse freudienne), de plusieurs citations prélevées dans l’intertexte1. Le paradoxe consiste donc dans la métamorphose de l’étude immanente qui envisageait au départ prouver l’originalité des textes, mais a abouti à une conclusion contraire et radicale, puisqu’elle les présente comme des jeux de formes empruntées à d’autres textes par des plagiaires inconscients. Le radicalisme de la conception des Poststructuralistes s’explique, sûrement, par le fait que Kristeva a créé le concept de l’intertextualité en détachant de la théorie bakhtinienne son aspect linguistique, ou le microdialogue2. Par son origine, le microdialogue remonte à un article de Bakhtine écrit en 1924 et publié en 1975 où il est décrit comme une sorte de « compétition » d’un auteur avec d’autres. Cette compétition se passe, d’après Bakhtine, sur des « frontières », car « le domaine de culture n’a pas de territoire intérieur : il se trouve tout entier sur des frontières »3. Le microdialogue est donc un dialogue de formes, parce que les rapports intertextuels sont possibles seulement aux « frontières » des textes, c’est-à-dire entre leurs formes, car jamais un texte ne peut correspondre à un autre complètement, si ce n’est pas le même texte. Mais comme tout texte est composé entièrement de formes linguistiques et comme il est toujours possible de trouver un équivalent pour chaque forme dans d’autres textes, l’interaction intertextuelle s’avère omniprésente. Elle rend dialogiques tous les textes sans exception et ne peut pas faire la distinction entre des textes dialogiques et monologiques. C’est pourquoi, peut-être, Algirdas Julien Greimas se voit obligé de noter « l’imprécision » du concept bakhtinien4. Et Tzvetan Todorov considère comme « échec » la tentative de Bakhtine de diviser les textes littéraires en dialogiques et monologiques5. Étant omniprésent, le concept d’intertextualité s’avère peu pratique pour l’analyse des textes. Ce problème n’a pas été résolu même par Gérard Genette qui a élaboré une typologie assez solide d’intertextualités parce qu’une d’elle, hypertextualité, « risque d’être omniprésente », selon Daniel Sangsue6. À l’heure actuelle, l’intertextualité est étudiée sur deux axes principaux, ce qui est bien démontré dans un article de Jacqueline Autier-Revuz7. Le premier est orienté sur l’analyse de « l’hétérogénéité montrée » ou, autrement dit, des références explicites à l’autre. Le second vise l’étude de « l’hétérogénéité constitutive » ou de l’aspect implicite philosophique de l’intertextualité en tant qu’une propriété universelle de chaque mot. L’étude de l’hétérogénéité montrée, c’est-à-dire de citation, allusion, ironie, parodie, pastiche, se développe assez efficacement. Les Canadiens Thierry 1 C’est ainsi que décrit cette théorie, par exemple, ILYINE I.P. dans son article « Intertextualité », Critique littéraire contemporaine à l’étranger, Moscou, Intrada, 1996, p. 215-221. 2 BAKHTINE M., Op. cité, p. 242. 3 BAKHTINE M.M., Questions de littérature et d’esthétique, Мoscou, Khoud. lit., 1975, p. 25. 4 GREIMAS A.J., COURTÈS J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 194. 5 TODOROV T., Mikhaïl Bakhtine: Le principe dialogique, Paris, Éd. du Seuil, 1981, p. 99. 6 GENETTE G., Palimpsestes: La littérature au second degrès, Paris, Éd. du Seuil, 1982. SANGSUE D., « Intertextualité », Le grand atlas des littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p. 29. 7 AUTIER-REVUZ J., « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le discours », DRLAV, 1982, № 26, p. 91-151.
444
DIALOGUE D’IDEES Belleguic et Clive Thomson la considèrent comme une tendance de la critique dialogique caractérisée par l’intérêt « à l’hétérogénéité polyphonique à l’intérieur du texte particulier » 1. Mais l’étude de l’hétérogénéité constitutive abonde en approches contradictoires. Les divergences au niveau épistémologique sont les plus importantes parce que plusieurs chercheurs décrivent le dialogisme de façons différentes. Citons à ce propos l’exemple un peu ironique de Leyla Perrone-Moisés qui présente les conceptions dialogiques de trois personnes connues : « Le dialogisme de Butor est constructif, le dialogisme de Barthes est disséminateur, le dialogisme de Blanchot est ressasseur. S’il s’agissait d’un travail sur bande magnétique, Butor intercalerait l’enregistrement de plusieurs voix, il fera un collage sonore ; Barthes ferait un brouillage de voix superposées […]; Blanchot enregistrerait une voix neutre disant que tout l’enregistrement doit être effacé »2. V. V. Kojinov explique ces contradictions par le fait que les chercheurs ont des points de vue différents sur l’origine de la théorie bakhtinienne3. Comme notent Belleguic et Thomson, il y a également « une grande divergence de vues » sur le dialogisme « en tant qu’une méthodologie précise »4. Et I. V. Pechkov croit que la théorie bakhtinienne subit une réduction et « se déforme dans toute approche intradisciplinaire étroite » lorsque les chercheurs essaient d’adopter le concept de dialogisme à leurs besoins5. L’étude linguistique n’arrive pas à prouver l’originalité des textes littéraires et à les diviser en dialogiques et monologiques parce qu’elle s’appuie sur le microdialogue qui ne constitue qu’une partie de la théorie bakhtinienne. Lorsque Bakhtine note que le roman européen a été « essentiellement monologique (homophonique) » et que « Dostoïevski a créé une sorte de nouveau modèle artistique du monde » dans ses romans définis comme dialogiques ou polyphoniques, il décrit ce phénomène dans le système de notions propres à l’étude contextuelle littéraire6. À ce propos il faut souligner que Bakhtine n’était pas linguiste et considérait la linguistique comme une « discipline supplémentaire » de la poétique et de l’esthétique7. Comme témoigne Kojinov, Bakhtine se croyait philosophe que les circonstances ont obligé de s’occuper de la critique littéraire (en 1929 il a été arrêté et déporté)8. Dans son livre le dialogisme des romans de Dostoïevski est justifié par la présence du macrodialogue qu’on peut définir comme un dialogue d’idées intratextuel parce que c’est un « dialogisme de l’unité », c’està-dire, une interaction idéologique entre les personnages à l’intérieur d’un texte selon le principe formulé comme « personnification de l’idée »9. C’est en décrivant le macrodialogue justement qu’il a noté que « les rapports dialogiques sont […] impossibles entre différents textes »10. En même temps, Bakhtine attache plus 1 BELLEGUIC T., THOMSON C., « Dialogical criticism », Encyclopedia of Contemporary Literary Theory. Approches, Scholars, Term,, Toronto-Buffalo-London, University of Toronto Press, 1997, p. 31. 2 PERRONE-MOISÉS L., « L’intertextualité critique », Poétique, 1976, № 27, p. 378-379. 3 KOJINOV V.V., Victoires et malheurs de la Russie, Moscou, EKSMO-press, 2002, p. 352. 4 BELLEGUIC T., THOMSON C., Op. cité, p. 31. 5 PECHKOV I.V., « Rhétorique de l’action de M.M.Bakhtine », Dialogue : problèmes théoriques et méthodes d’étude, Moscou, INION, 1991, p. 137. 6 BAKHTINE M., La poétique de Dostoïevski, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 34, 29. 7 BAKHTINE M.M., Questions de littérature et d’esthétique, Мoscou, Khoud. lit., 1975, p. 11. 8 KOJINOV V.V., Victoires et malheurs de la Russie, Moscou, EKSMO-press, 2002, p. 343. 9 BAKHTINE M., La poétique de Dostoïevski, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 47-48. 10 BAKHTINE M., Op. cité, p. 240.
445
L’INTERTEXTUALITE d’importance au macrodialogue qu’au microdialogue, lorsqu’il écrit : « Le dialogisme finissait par pénétrer dans chaque mot du roman, le rendant bivocal, dans chaque geste, chaque mouvement de visage du héros, traduisant leur discordance, leur faille profonde. On aboutissait ainsi à ce « microdialogue » qui définit le style verbal de Dostoïevski »1. Cette citation démontre également que chez Bakhtine le macrodialogue ne contredit pas le concept d’intertextualité et constitue avec lui l’ensemble de sa théorie dialogique, mais il est resté en dehors du champ d’attention des chercheurs intéressés en général par le microdialogue linguistique intertextuel. Vu la confusion qui existe autour de la théorie bakhtinienne, il serait intéressant d’approfondir l’étude du macrodialogue pour rendre cette théorie plus claire et équilibrée. Et cet article a pour l’objectif de présenter les particularités du macrodialogue et les principales structures qui le forment à l’intérieur du texte. La théorie de la communication permet de décrire la lecture comme un dialogue entre l’auteur et le lecteur par l’intermédiaire d’un texte qui se présente comme un message destiné à un lecteur anonyme. La réponse du lecteur est reçue par l’auteur soit en forme orale lors des discussions, soit en forme d’un texte écrit : compte-rendu, critique, parodie etc. Ce genre de dialogue est très lent, puisque la réponse du lecteur vient avec du retard, et se distingue beaucoup du dialogue oral, plus vif et accompagné d’information extratextuelle. Francis Jacques écrivait à ce propos : « Ni l’auteur ni son lecteur de rencontre ne sont à l’égard du Livre dans le rapport des interlocuteurs à l’égard du discours. Sujets parlants, conjuguant leurs voix dans chaque énonciation »2. Les auteurs essaient parfois de pallier cette situation, lorsqu’ils s’adressent aux lecteurs en leur posant des questions et en formulant les réponses que les lecteurs peuvent éventuellement leur donner. Le macrodialogue bakhtinien, lui aussi, tente de supprimer ce défaut du dialogue « par correspondance », mais d’une autre manière, car c’est un dialogue des personnages qui sert à susciter un dialogue oral des lecteurs. Par exemple, lorsque Henrik Ibsen a introduit une discussion dans la finale de ses drames, il voulait que cette discussion soit poursuivie par les spectateurs. Dans sa pièce La maison de poupée (1879) le dialogue entre Nora et son mari Torvald Helmer sur le statut de l’épouse dans la famille devait, selon l’idée du dramaturge, animer une discussion pareille entre les spectateurs. Il est évident donc que dans ce cas-là la communication change de sens, car le dialogue s’établit non plus entre l’auteur et le lecteur, mais entre les lecteurs. Elle change également de nature parce que le dialogue des lecteurs est prévu comme oral. Alors chaque lecteur ou spectateur se retrouve en position de médiateur qui est obligé soit de réconcilier les points de vue des personnages, soit de prendre parti de l’un d’eux, soit de renoncer à résoudre le problème. Par cette qualité, les textes dialogiques font partie de la tendance à la diversité de la littérature du XXe siècle dont le principe a été formulé en 1902 par André Gide : « Au demeurant, je n’ai cherché de rien prouver, mais de bien peindre et d’éclairer bien ma peinture »3. Le macrodialogue a exigé une transformation assez considérable des structures du récit. Avant tout, c’est le personnage qui s’est métamorphosé le plus. 1 2 3
BAKHTINE M., Op. cité, p. 77. JACQUES F., Dialogiques : Recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979, p. 342. GIDE A., L’Immoraliste, Paris, Mercure de France, 1902, p. 9.
446
DIALOGUE D’IDEES Comme notait Bakhtine, le personnage des romans dialogiques de Dostoïevski n’est pas un caractère, mais surtout un idéologue, parce que « le héros intéresse Dostoïevski comme point de vue particulier sur le monde et sur lui-même » 1. En même temps le personnage doit posséder encore une qualité indispensable pour le macrodialogue : il doit être moralement indéterminé. Dans le livre de Bakhtine cet aspect des personnages de Dostoïevski n’est pas étudié, mais il y attire l’attention, lorsqu’il reprend la description de son héros faite par B. M. Engelgardt : « Celui-ci est un roturier appartenant à l’intelligentsia, qui s’est coupé de la tradition culturelle, de ses origines, de la terre, et qui se trouve désarçonné […]»; « Il devient un « homme de l’idée », possédé par l’idée. Quant à celle-ci, elle devient chez lui une idée-force, qui détermine et dénature despotiquement sa conscience et sa vie »2. Il est évident donc que l’indétermination morale des personnages de Dostoïevski prend la forme définie actuellement comme aliénation. Dans le drame d’Ibsen elle est exprimée par le comportement des personnages : Nora, une épouse modèle et une bonne mère de famille, contrefait la signature de son père pour avoir un crédit et s’apprête à quitter son mari et ses enfants ; Torvald est un homme honnête, mais égoïste. Bref, ils ne sont ni entièrement positifs ni négatifs. Dans le récit dialogique l’indétermination morale assume plusieurs fonctions à la fois. Premièrement, elle écarte l’auteur du dialogue. Dans le drame monologique traditionnel, vu l’absence du narrateur, c’est toujours le personnage positif qui exprime l’idéologie de l’auteur et le personnage négatif la confirme parce qu’il subit un échec. Mais si les personnages sont moralement indéterminés, comme Nora et Torvald, l’auteur se trouve exclu de leur discussion, et on ne peut plus déduire du drame son idée monologique dominante. En résultat, le dialogue entre l’auteur et le spectateur ne s’établit pas, car le dialogue des personnages qui ont des points de vue opposés ne permet pas de percevoir l’idée qu’on peut attribuer à l’auteur. Deuxièmement, l’indétermination morale égalise les personnages et en même temps leurs idées, opposées dans le dialogue. Chaque récit littéraire est fondé sur un conflit entre le Bien et le Mal. Dans le récit monologique ce conflit est inégal parce que la position idéologique de l’auteur, qui représente toujours le Bien, y est dominante et les personnages sont pareils à des marionnettes sans voix qu’il manipule. Dans le récit dialogique les personnages mi-positifs mi-négatifs sont égaux et indépendants, aucun d’eux n’exprime l’idéologie dominante de l’auteur, et l’opposition des idées qu’ils personnifient se trouve de même sur un pied d’égalité. Par exemple, d’un côté, Torvald Helmer représente l’oppression conjugale et Nora, qui incarne l’émancipation de la femme, a raison de se libérer de son joug. Mais de l’autre côté, Torvald a une qualité positive importante, car il aime sa femme et ses enfants et tient à sauvegarder la famille, tandis que Nora est une égoïste qui préfère la séparation pour devenir indépendante. Troisièmement, l’indétermination morale rend le dialogue d’idées réversible. 1 2
BAKHTINE M., La poétique de Dostoïevski, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 82. BAKHTINE M., Op. cité, p. 53-54.
447
L’INTERTEXTUALITE Le récit monologique est « à sens unique » parce que l’effort de l’auteur est orienté sur la liquidation du Mal. Le monologisme a donc un seul vecteur. Le dialogisme en prévoit deux orientés l’un contre l’autre, car chaque personnage conteste l’idée de l’antagoniste et défend la sienne. Cela signifie que l’opposition des idées dans le macrodialogue se produit en deux sens : Nora a ses raisons pour accuser Torvald et Torvald, à son tour, a quelque chose à reprocher à Nora. Enfin, l’indétermination morale permet d’opposer des idées litigieuses. Dans le récit monologique, l’idée du personnage positif qui exprime l’opinion de l’auteur paraît comme une vérité indiscutable. Mais une idée litigieuse ne peut être représentée que par un personnage que l’indétermination morale rend indépendant de l’auteur. En effet, il est pratiquement impossible de conclure qui a raison dans le drame d’Ibsen, Torvald ou Nora, et l’avis de chacun d’eux peut être soumis à une discussion ultérieure. Une opposition pareille des idées litigieuses fait supposer que le macrodialogue est formé selon le principe d’opposition binaire des idées, un procédé universel d’exploration du monde. Comme note Roudniev, « il nous est impossible de comprendre le monde jusqu’au bout, mais cette impossibilité est compensée par des points de vue complémentaires binaires »1. Sur l’opposition binaire est basé, par exemple, le principe de complémentarité de Niels Bohr. Conformément à ce principe, la description correcte d’un objet physique doit être faite en quelques systèmes contraires et complémentaires2. Le deuxième élément important du macrodialogue est l’inachèvement du récit. Cette particularité dialogique est signalée par Bakhtine, lorsqu’il note que le roman de Dostoïevski est « entièrement structuré de façon à laisser l’opposition dialogique sans solution »3. Selon Bakhtine, cette structuration s’appuie sur les personnages idéologues qui réfléchissent, mais qui n’arrivent pas à résoudre leurs problèmes, puisque « nulle part, chez Dostoïevski, on ne trouve le devenir dialectique d’un esprit unique »4. Bakhtine croit que seul l’auteur d’un texte monologique tient à résoudre le conflit du récit, mais dans ce cas-là « toutes les idées affirmées se fondent dans l’unité de la conscience de l’auteur qui regarde et qui représente », tandis que dans un texte dialogique « les idées non affirmées sont distribuées entre les personnages »5. Et c’est à cette condition que les idées non affirmées restent vivantes « en une interaction dialogique continue avec d’autres idées »6. La maison de poupée illustre bien la fonction de l’inachèvement du récit. Par exemple, comme les critiques disaient souvent à Ibsen que Nora ne devait pas quitter sa famille, puisque cela nuisait à sa réputation de personnage positif, il a fait une petite correction à son drame : au moment de sortir Nora s’arrête devant la porte derrière laquelle dorment ses trois enfants et s’immobilise, hésitante. En ce moment le rideau tombe. En résultat, le récit ne finit pas et le problème posé reste irrésolu. On ne peut plus savoir si Nora reste ou s’en va, on ne sait non plus comment va agir son mari. Cela rend le récit ambigu, car il est impossible d’y retrouver la fameuse « idée maîtresse », et c’est en ce moment que la pièce d’Ibsen devient entièrement 1 ROUDNIEV V.P., Dictionnaire encyclopédique de la culture du XXe siècle, Moscou, Agraf, 2003, p. 51. 2 ROUDNIEV V.P., Op. cité, p. 350. 3 BAKHTINE M., La poétique de Dostoïevski, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 48. 4 BAKHTINE M., La poétique de Dostoïevski, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 58. 5 BAKHTINE M., Op. cité, p. 123. 6 BAKHTINE M., Op. cité, p. 127.
448
DIALOGUE D’IDEES dialogique parce que le départ de Nora exprimait le message monologique de l’auteur qui proposait aux femmes de quitter la maison où elles étaient traitées comme des poupées. La première œuvre dialogique où on peut détecter l’indétermination morale des personnages et l’inachèvement du récit, c’est, peut-être, Le Misanthrope (1666) de Molière. Deux personnages antagonistes de cette comédie sont « idéologues » et personnifient deux points de vue opposés sur le comportement d’un individu dans la société. Alceste déteste l’hypocrisie de la haute société et dit toujours la vérité, Philinte pardonne aux gens leurs faiblesses et ne tient pas le mensonge pour un grand péché. Comme Alceste dit à tout le monde ce qu’il pense, il pourrait avoir la qualité d’un personnage positif qui exprime l’idée de l’auteur. Mais Molière l’a rendu ridicule en transformant cette qualité en une manie à l’aide de sa découverte connue comme comisme de caractère et l’a privé de cette fonction. L’indétermination morale a donc égalisé les antagonistes et a rendu leurs positions idéologiques litigieuses : Alceste dit la vérité, mais on ne l’aime pas, et il n’a que des problèmes. Philinte, qui dit des compliments aux gens qui ne le méritent pas, est reçu par tous avec bienveillance. Dans la finale de la comédie Alceste s’en va, mais ne change pas d’idée sur la société, Philinte reste, mais ne renonce pas à son idée non plus. Or, l’inachèvement du récit a laissé le problème posé en suspens, comme si Molière voulait dire qu’il ne savait le résoudre lui-même et proposait aux spectateurs de poursuivre le dialogue des personnages. La détection du macrodialogue est très importante pour une interprétation correcte des œuvres. Prenons en exemple deux critiques qui s’efforcent en vain de retrouver l’idée monologique dans Le Misanthrope1. Dans son interprétation de cette comédie, S. D. Artamonov prend le parti de Philinte. Il apprécie son humanisme, puisque ce personnage est tolérant et pardonne aux gens leurs défauts. Pour confirmer le monologisme de sa conclusion, il identifie l’idée d’Alceste à celle de Philinte et présente la misanthropie d’Alceste comme « humanisme fanatique ». D’après lui, Alceste devient misanthrope par désespoir parce que la société ne correspond pas à son idéal. Y. B. Vipper croit aussi que les points de vue des personnages coïncident, mais il les considère comme misanthropes parce que, d’après lui, ils détestent la société vicieuse, mais Alceste ne cache pas son opinion, tandis que la haine de Philinte est secrète. Les exemples cités sont choisis au hasard, mais ils sont typiques et démontrent bien que les interprétations contradictoires des œuvres dialogiques proviennent du fait que les critiques ne perçoivent pas le macrodialogue et essaient de formuler une idée monologique en prenant le parti d’un des personnages. La recherche du macrodialogue dans l’histoire de la littérature prouve qu’il est né au théâtre. Dans le drame c’est l’absence du narrateur avec sa voix dominante qui s’avère favorable pour sa création, car il suffit de rendre les personnages moralement indéterminés, et leurs points de vue s’opposent en égalité ; il suffit de laisser le récit inachevé, et le problème reste irrésolu. Alors, il est impossible d’accepter la thèse de Bakhtine que le théâtre est monologique par nature. D’abord, il l’affirme sans preuves, et puis il se contredit parfois en 1 ARTAMONOV S.D., Histoire de la littérature étrangère du XVII – XVIIIe siècles, Moscou, Prosviechtchénié, 1988. VIPPER Y.B., « Jean-Baptiste Molière », Cours d’histoire des littératures étrangères du XVIIe siècle, Мoscou, МGU, 1954.
449
L’INTERTEXTUALITE admettant, par exemple, que les drames de Shakespeare contiennent certains éléments dialogiques et en constatant que les romans dialogiques de Dostoïevski possèdent certaines qualités propres à la tragédie 1. En principe, c’est le modèle dialogique dramatique que Dostoïevski a adopté pour ses romans, car, à travers tout son livre, Bakhtine tâche de prouver que le romancier a réussi à libérer les personnages de la domination du narrateur, qui représente traditionnellement l’idéologie de l’auteur, pour les égaliser avec lui. Il note à ce propos : « Dostoïevski, à l’égal du Prométhée de Gœthe, ne crée pas, comme Zeus, des esclaves sans voix, mais des hommes libres, capables de prendre place à côté de leur créateur, de le contredire et même de se révolter contre lui »2. C’est curieux, mais le modèle de Dostoïevski n’a pas été imité, car, peutêtre, il est très difficile de « neutraliser » le narrateur dans le roman. C’est sûrement l’imperfection du macrodialogue de Dostoïevski qui a obligé G. M. Fridlender à noter que, malgré la polyphonie apparente des romans de Dostoïevski, il est possible d’y déceler l’idée de l’auteur parce qu’ils « tendent vers un noyau interne, ressenti par le lecteur »3. Les romanciers du XXe siècle ont préféré élaborer un modèle différent du macrodialogue dont l’histoire commence par la théorie du point de vue de Henry James. Selon lui, l’écrivain doit décrire le monde d’un point de vue subjectif pour être objectif parce que chaque personne possède une vision individuelle de la réalité4. Cette théorie a servi de base pour établir un dialogue non plus entre les personnages, mais entre les narrateurs. Dans ce genre de macrodialogue le premier est un narrateur infidèle dont la vision subjective du monde est exprimée par son discours insolite parce que c’est un narrateur naïf, aliéné, hallucinant ou fabulant. C’est ainsi que les romanciers ont diversifié l’indétermination morale propre aux personnages des drames dialogiques. Le deuxième narrateur est implicite parce que sa vision objective de la réalité est devinée par le lecteur à travers le discours du narrateur infidèle. Par exemple, dans le roman Ce que savait Maisie (1897) de Henry James l’histoire est racontée du point de vue d’une fillette naïve qui ne comprend presque rien dans les relations intimes des adultes et les interprète à sa façon, mais l’information objective y est restituée facilement par le lecteur adulte. Et comme cet effet est prévu par l’auteur, on a le droit d’attribuer cette information à un narrateur implicite5. Ulysse (1922) de James Joyce illustre le mieux le fonctionnement du macrodialogue romanesque. L’histoire y est exposée par un narrateur omniscient qui reproduit les points de vue de trois personnages dont la vision subjective est exprimée par une forme particulière connue comme courant de conscience. Et c’est le narrateur implicite qui oppose à cette vision la conception objective du mythe en proposant au lecteur de comparer tous les événements du récit avec les événements de L’Odyssée. Le récit, ainsi opposé, se transforme lui-même en mythe dont les personnages se présentent comme nos contemporains typiques. Cela signifie que le 1 BAKHTINE M.M., Problèmes de la poétique de Dostoïevski, 4е éd., Мoscou, Sov. Rossia, 1979, pp. 20, 41, 40, 30. 2 BAKHTINE M., La poétique de Dostoïevski, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 32. 3 FRIDLENDER G.M., « Dostoïevski », Histoire de la littérature mondiale, Tome 7, Moscou, Naouka, 1991, p. 122. 4 JAMES H., Portrait d’une femme, Moscou, Naouka, 1984, p. 485. 5 Dont l’origine est présentée dans mon article « Narrateur implicite », Culture des peuples de la mer Noire, janvier 2003, № 37, p. 289-296.
450
DIALOGUE D’IDEES mythe ancien et le mythe moderne sont opposés en égalité. Cette particularité du roman est signalée, par exemple, par Claude Jacquet qui note : « Il n’y a pas dans Ulysse de dégradation systématique du présent par rapport au passé »1. Mais aucun chercheur n’a remarqué la réversibilité de ce dialogue du présent avec le passé. Toujours à la recherche d’une idée monologique, on croit d’ordinaire que le mythe ancien parodie nos contemporains qui, comparés aux héros antiques, paraissent minables, et on ne voit pas qu’en revanche le mythe contemporain parodie les héros antiques dont les exploits fantastiques se présentent comme invraisemblables. Enfin, il est impossible de déduire une idée maîtresse de ce roman à cause de son inachèvement dû au caractère cyclique de tous les mythes, parce qu’ils peuvent se reproduire, mais ne finissent jamais. En conclusion il convient de noter que les critiques littéraires, par exemple Khaliziev, appellent de plus en plus souvent à combiner l’étude immanente avec l’étude contextuelle de la littérature2. Il est vrai que la lecture contextuelle n’est jamais complète sans lecture intertextuelle, mais elle seule démontre l’originalité des œuvres et résiste à leur dissolution dans l’intertexte3. Elle permet de découvrir le macrodialogue bakhtinien en détectant ses deux principaux indices, indétermination morale des personnages et inachèvement du récit, et de faire ainsi la distinction entre des œuvres dialogiques et monologiques. La détection du macrodialogue aide également à expliquer certaines interprétations contradictoires et à prévenir les critiques littéraires contre la recherche de l’idée maîtresse dans les œuvres dialogiques. SILINE Vladimir Université Nationale de Tauride, Crimée, UKRAINE silin@crimea.edu
1 JACQUET C. « Les plans de Joyce pour Ulysse », Ulysses : cinquante ans après. Témoignages francoanglais sur le chef-d’œuvre de James Joyce, Paris, Didier, 1974, p. 60. 2 KHALIZIEV V.E., Théorie de la littérature, Moscou, Vyschaïa chkola, 2000, p. 291. 3 Ce que j’essaie de prouver dans mon article « Lecture contextuelle et lecture intertextuelle », Culture des peuples de la mer Noire, 2003, № 42, p. 152-160.
451
QUAND LA LECTURE PRÉCÈDE L’ÉCRITURE : UN MÉCANISME INTERTEXTUEL DANS LES IMAGES1 DE LOUISE BOUCHARD∗
INTRODUCTION Après quelques remarques préliminaires que nous jugeons indispensables pour le meilleur développement de nos idées en matière d’intertextualité, nous présenterons, dans un premier temps, les intertextes de notre corpus comme effets de sens. Nous poursuivrons notre analyse, dans un deuxième temps, en essayant de confirmer l’hypothèse selon laquelle la lecture paraît une condition première pour le ‘bon fonctionnement’ de la littérature intime. La notion d’intertextualité ainsi appréhendée semble nous fournir de nouvelles nuances à partir de l’analyse du récit de Louise Bouchard. En introduction, nous mettrions en valeur la problématique que nous envisageons de présenter ici : elle s’insère dans un cadre s’occupant de l’intertextualité non pas comme faisant partie intégrante de l’écriture proprement dite mais comme faisant répercussion sur la lecture des ‘anciens’ textes qui sont quand même insérés. Nous proposerons d’examiner la question dans un corpus littéraire volontairement restreint pour la cause. Il s’agira, dans cette étude, d’une écrivaine québécoise, Louise Bouchard, restée un peu à l’ombre, ayant sorti son premier livre Des voix la même2 en 1978. Si nous nous proposons d’illustrer notre propos à partir d’un de ses récits, intitulé Les Images, paru en 1985, c’est parce que le contenu narratif mince, ne relatant que l’histoire de la peur d’une jeune fille,
1
Voir BOUCHARD, L., Les Images, Montréal, Les Herbes Rouges, 1985. Nous remercions l’Ambassade du Canada à Budapest de son soutien financier. Voir BOUCHARD, L., Des voix la même, Editions NBJ, 1978. Il est à remarquer que la notion de voix – comme la définit Claude Beausoleil – « mémoire sonore de l’existence », restera aussi cruciale dans les Images. Sur la question de voix, voir plus de détail dans BEAUSOLEIL, C., Le motif d’identité dans la poésie québécoise, Ottawa, Le Groupe de Création Estuaire, 1996. ∗ 2
453
L’INTERTEXTUALITE permet aussi de rendre compte d’un glissement de l’écriture à l’acte d’écrire, motivée par la peur et assaillie par les lectures. Comment rendre compte de ce glissement ? Une instance énonciative, un Je féminin développe un dialogue avec une instance narrative, un Je masculin, et par là, le Je masculin se féminise dans un système complexe de relations intertextuelles avec plusieurs textes antérieurs parmi lesquels on trouve La crainte et tremblement de Kierkegard, le récit biblique d’Isaac, et le récit biblique de la fille de Jephté. Comment peut-on corroborer une hypothèse de travail qui va à l’encontre du fait que le rapport au texte se joue au niveau de la conscience du lecteur ? Est-ce qu’on pourrait démontrer le rapport aux textes inclus sur la base d’une scène de lecture récurrente dans le récit ? En guise de réponse – même si provisoire – nous avançons que l’écriture intime nous fournit un modèle à partir duquel il est possible de concevoir l’idée d’une scène de lecture. Là, la distinction entre celui qui écrit et celui qui parle risque de s’évanouir : notamment elle donne lieu à une explosion qui advient lorsqu’un texte entre en relation non seulement avec un autre texte mais – et surtout – avec un lecteur qui est lui aussi un autre texte. LE RECOURS A L’INTERTEXTUALITE Du point de vue épistémologique, l’une des conséquences incontestables du recours à la notion d’intertextualité est qu’elle permet de poser, d’une autre manière, la question de la création – pour ne pas dire production – littéraire. Elle serait alors ramenée au fonctionnement du discours dans la mesure où aucun discours n’existe en soi. Cependant, tout discours est le croisement de plusieurs discours. Mais comment concilier le discours et le texte qu’on semble lui opposer ? Dans la littérature considérable sur le sujet, ils connaissent deux orientations divergentes. D’une part, le discours relève de la communication d’une communauté, et la question de sens est réglée sur la base de ce fait communicatif. D’autre part, le texte donne lieu à la production du sens. Pour notre part, les divergences n’apparaissent que par le biais de la distinction de leur statut sémiotique1. À une première approximation, l’intertextualité permet de renvoyer aux processus d’interpénétration entre différents discours, alors que l’interdiscursivité fait rappel à l’interaction entre les règles qui fondent les différents discours. À ce point, nous signalerons cependant un problème : si le texte évoque et invoque plusieurs textes de façon implicite, par rapport aux simples emprunts, comment décider si l’intertextualité en question est une affaire de l’usage du code2 ou inversement s’il est un élément constitutif de la matérialité de l’œuvre. Comme élément de réponse, il a été proposé que l’identification des intertextes s’effectue sur la base d’une culture générale ou du bagage intellectuel du lecteur3 de telle sorte qu’il y ait des traces dans le texte. L’intertextualité devient une 1 Sur le statut sémiotique du discours comparé à celui du texte, voir plus de détail dans SIMONFFY, ZS., « Cohérence : entre compétence et émergence », La linguistique textuelle dans les études françaises, Actes du colloque de Debrecen, CSURY, I., (éd.), Studia Romanica de Debrecen, Series Linguistica, Fasc. 6. Debrecen, 2001, 27-40. 2 Nous renvoyons ici à la conception proposée par JENNY, L., « La stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976, 257-281. 3 Nombreuses sont les poétiques qui composent avec le lecteur comme facteur principal. Selon Riffaterre, la lecture, étant programmée dans le texte, limite la liberté de l’interprétation, alors que pour Michel
454
QUAND LA LECTURE PRECEDE L’ECRITURE : UN MECANISME INTERTEXTUEL… règle de la lecture. Si la trace déjà suffit à la signifiance, l’hypothèse de l’intertexte suffira à une lecture. L’analyse du récit de Louise Bouchard permet d’entrevoir une autre façon d’envisager le problème de l’intertextualité1. La lecture et ses effets multiples sur les textes englobés, en passant par l’acte d’écriture, s’accompagnent d’un investissement émotionnel. Cette participation relevant de l’onirique sert d’une part à motiver l’acte d’écrire vers lequel la folie mène et d’autre part à faire découvrir à la narratrice-protagoniste son moi dans ses multiples rapports avec la narrataire. La brève étude qui suivra, cherche à montrer dans quelle mesure le principe selon lequel la lecture est une condition première d’écrire, conduit à faire révéler non seulement une simple relation de reprise nommée réécriture2 mais aussi une relation de relecture entre le texte englobant et le texte englobé. Écrire semble alors conférer à la narratrice-protagoniste un élément d’autodétermination lui permettant de se ressourcer des déjà lus. Lire et écrire se conjuguent dans la mesure où la lecture suscite une réaction d’amorcer un dialogue avec la narrataire-lectrice lui supposant la capacité inventive d’assimiler, adapter et transposer les matériaux d’un nombre considérable de textes. EFFETS DE SENS Les intertextes comme effets de sens se complètent dans le récit dont nous avons pu repérer quatre, mais que nous ne traiterons pas tous en détail3. Nous insisterons sur l’effet de sens épistolaire et sur l’effet de sens biblique qui nous permettent de faire un lien direct avec la lecture. Effet de sens épistolaire Cet effet de sens apparaît pour spécifier l’instance énonciative. On peut la faire correspondre à l’écriture d’une lettre, écriture qui prend la mesure du temps. Or, il est impossible de terminer cette lettre, puisque la scripteuse est dérangée dans l’acte d’écrire. À la fin du récit une enfant sonne à la porte. Elle s’appelle Isaac, Charles, elle devient précisément l’avenir du texte. Sur la question voir plus de détail RIFFATERRE, M., La production du texte, Paris, Seuil, 1979 ; CHARLES, M., Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, 1977. Ce n’est pas dans ce sens contraignant l’interprétation que nous entendons la lecture. Dans notre perspective, la lecture n’a pas le statut de règle, elle a cependant le statut de principe. 1 Nous insistons à le dire, même si nous avons dans l’esprit la classification proposée par Genette. Pour l’approfondissement de la classification, voir GENETTE, G., Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982. Cependant, les relations transtextuelles, notamment l’intertextualité, la paratextualité, la métatextualité, l’hypertextualité et l’architextualité ne permettent pas de rendre compte des répercussions du texte englobant aux textes englobés. C’est dans ce sens que le récit que nous proposons d’étudier, ouvre de nouvelles perspectives dans ce domaine. 2 C’est précisément le cas pour Barbara Havercroft, quand elle parle des pratiques intertextuelles dans le récit de Louise Bouchard. Une des pratiques consiste en « le recyclage postmoderne des éléments du passé et, plus spécifiquement, les réécritures féministes de textes provenant d’une tradition et d’une culture masculines. » alors que l’autre réside à cultiver « les glissements du genre sexuel, où la frontière rigide entre le féminin et le masculin est perturbée et déconstruite » (p.176-177). Pour plus de détail voir HAVERCROFT, B., « Intertextualité sexuée et recherche d’identité au féminin dans les Images de Louise Bouchard », in ANDRES, B. et BERND, Z., (éds.) L’identitaire et le littéraire dans les Amériques, Ottawa, Editions Nota bene, 1999, 175-199. 3 Sur ces quatre effets de sens, voir le développement dans SIMONFFY, ZS., « L’écriture diarique de Louise Bouchard », in RIZZARDI, A. et DOTOLI, G., (éds.) Il Canada e Le Culture della Globalizzazione, Atti, Bologna 8-11 settembre, 1999, Schena Editore, 2001, 737-749.
455
L’INTERTEXTUALITE mais son nom est Florence. C’est à la scripteuse de prendre le rôle de prolonger la vie, la mort étant un homme. Mais commençons par le commencement. Le récit prend comme point de départ la peur et se termine avec la peur. Nous nous permettons de citer le premier paragraphe dans son intégralité : « C’est une grande peur. Très grande. Il arrive que je ne puisse plus bouger. Je reste étendue dans l’épouvante. Je peux à peine respirer. Si Quelqu’un venait maintenant, s’il me voyait dans cet état, il serait touché, il aurait pitié. Il me prendrait sur ses genoux, et nous formerions comme une Pietà. Je ferais la morte. Je serais le cadavre. Mais il ne vient pas. Il ne me saisit pas en proie à la terreur de son absence. Il ne met pas fin à ça. L’abandon. Il ne le fait pas cesser. Ni la frayeur. Ni l’agonie. Il ne se montre pas. Or, je reste terrassée, presque morte, comme si j’entendais déjà son pas dans le couloir. » (p. 9.) Le récit ouvre ainsi sur un champ sémantique de la frayeur. C’est ce qui permet aussi que le point de vue soit celui d’Isaac et non pas celui d’Abraham, le point de vue selon lequel l’histoire sera évoquée. Le nom d’Isaac signale déjà, même si de façon relativement faible, l’histoire qui est destinée à être englobée. Or, l’adaptation de la mise en scène du sacrifice n’épuise pas le statut de l’intertextualité dans des fragments textuels déjà bien organisés, mais indique aussi un élément nouveau : la vie est composée de textes. Le discours s’adressant à Quelqu’un, le récit ignore son destinataire qui est censé changer tout le temps de noms. Cette ambiguïté de la narrataire apparaît du fait que l’écriture est fondée sur une constante lecture à l’intérieur du récit, puisque le destinataire ignoré se traduit par la rhétorique du nom propre. La nomination est un procédé qui accompagne souvent la crise d’identité1 du personnage. La tendance à personnaliser le récit par la nomination est présente dans la première page. Chaque nom propre, au lieu d’évoquer la référence à la personne unique, n’est là que pour reprendre la référentialité des noms propres dans Quelqu’un, pour assurer en même temps l’unicité de toutes les personnes qui deviennent destinataires. L’emploi excessif pose comme attente une personnalisation, mais toujours déçue, puisque les noms propres ne renvoient pas aux individualités. Cependant, le crédit que la narratrice accorde à cet Autre avec qui elle veut bien entrer en matière, la confiance qu’elle a que Quelqu’un la sauvera de la mort, sont inhérentes à l’acte d’écrire, même si l’objet d’écrire change. À Théodore est adressée une longue missive, et à Dorothée un billet seulement. Le cadre narratif n’est qu’un pré-texte, le discours jouant de l’intertextuel se réalise sur les ruines du récit. La mise en forme du discours basé sur ce jeu impose au texte une linéarité monologique, dans la suite continuelle d’une lettre et superpose une fragmentation dialogique dans la situation énonciative. Effet de sens biblique L’effet de sens épistolaire que nous venons de traiter, propose tout de même un renversement des rôles. La narratrice appelée Isaac devient la narrataire appelée Isaac. L’écriture se féminise dans le Je narratif isaacqué. Il n’est pas difficile de percevoir l’intertexte dans l’histoire du sacrifice d’Isaac qui, dans la 1 Sur une telle observation est bâtie toute une analyse, celle de Barbara Havercroft qui, tout en reconnaissant que le récit ne parle pas de façon explicite du Québec, y voit revenir la problématique de l’écriture et de l’identité féminines. Voir op. cit.
456
QUAND LA LECTURE PRECEDE L’ECRITURE : UN MECANISME INTERTEXTUEL… tradition occidentale, a été une source d’analogies inépuisable sous la plume de Kierkegaard et plus tard, de Lévinas1. Le texte englobé2 est concis, laconique, il suffit de rappeler le commencement. La voix qui appelle Abraham, Dieu est son interlocuteur. Nous observons que l’interlocuteur de la narratrice s’appelle Quelqu’un, l’équivalent intertextuel de dieu. Abraham reçoit l’ordre : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac : va-t’en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai. » (Genèse 22,2) La tension, le drame apparaît dans le fait que Abraham ne parle plus. Ils n’échangent que quelques paroles pendant le chemin, tout reste inexprimable. Cet effet de sens dans le récit de Bouchard, ne relève pas simplement de la suspension du code, dans la mesure où un mot ne serait pas à sa place. L’occurrence du mot impertinent, – Isaac mais féminisé – transporte une surdétermination du sens du texte intégral par le biais de l’évocation du contexte biblique. Le Je narratif s’identifie à Isaac, mais elle se représente du coup la distance qui la sépare de lui, cette distance qui distingue les deux "aventures" du point de vue littéraire. L’histoire du sacrifice est utilisée pour renverser les rôles certes, mais la trame narrative reste épistolaire tout au long du récit malgré les basculements dans l’onirique. Ce qui complexifie encore cet effet de sens biblique est que l’histoire de la fille de Jephté, vainqueur des Ammonites, est aussi récurrente dans le récit. (Juges, 11). Sa fonction, dans la trame narrative, d’évoquer et d’invoquer le sacrifice devient antonymique avec le sacrifice d’Isaac. La fille, mise à mort par son père qui avait fait vœu de sacrifier la première personne rencontrée à son retour s’il obtenait la victoire, ne sera pas sauvée par l’ange du ciel. Si la fille ne revient pas, et le fils revient, la solution bouchardienne est de féminiser l’histoire d’Isaac. Cette dissolution de l’opposition binaire entre le masculin et le féminin, rendue possible par un Je qui se représente comme une elle, s’effectue par le biais de la réécriture d’un récit d’origine masculine. Il faudrait aussi s’interroger sur la fonction de l’image dans l’acte d’écrire. L’image peut être la trace, le résidu d’une expérience sensible, mais elle peut se montrer dans un concours d’image et de récit, d’icône et de noèse, de visualisation et de savoir. Il n’y a pas des données textuelles ‘dites’ par des images. Au contraire, c’est le texte englobant qui est iconique dans ses séquences. L’image se produit quand on restitue une nouvelle pertinence, en l’occurrence, la frayeur d’Isaac. Ce n’est pas la provocation d’associations mentales, mais le travail discursif du sens et la restructuration de la vue qui créent des instances iconiques. La vision n’est pas un simple vécu perceptif, mais elle est de l’expérience accompagnée de sens et de forme. Et ce sens et cette forme passent par l’acte d’écrire. L’image n’est pas une manière de raconter un récit, elle ne fait que l’évoquer pour le bloquer dans l’immédiat. En couplant récit et images restituant l’événement dans son surgissement même, l’acte d’écrire administre la preuve de ce qui a été lu. 1
Nous renvoyons plus particulièrement à LEVINAS, E., Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976. La Sainte Bible, Ancien Testament. Genčse, 22, Abraham mis à l’épreuve par l’éternel, qui lui ordonne d’offrir en holocauste son fils d’Isaac. Trad. par SEGOND, L., Paris, Nouvelle Edition Revue, 1938. (p.17) 2
457
L’INTERTEXTUALITE LA MISE EN SCENE DE LA LECTURE Après avoir présenté les effets de sens pertinents pour la thématisation de la lecture, nous passons à la mettre en évidence. La narratrice se prend pour Isaac en s’appuyant sur ses lectures. Cela commence au moment où la narratrice se fait, sur la base de sa lecture, des représentations qui seront conjointement placées sous le signe du fantasme. La lecture permet à la narratrice de se déplacer dans un personnage biblique. Ce déplacement entraîne cependant des transpositions oniriques : elle prend la narrataire pour Abraham. Angoissée par l’incursion de son imaginaire dans le réel, elle s’embrouille dans le flou des rumeurs sur son moi. Lorsqu’on parle de la lecture, on songe inévitablement aux actes et aux gestes d’un lecteur qui s’investit avec ses facultés mentales s’impliquant ainsi dans le processus de la compréhension du lisible. Or, il ne s’agit pas, en l’occurrence, de la recherche d’intérêt littéraire sur les différentes pratiques de la lecture comme silencieuse, instructive, édifiante, liturgique, officielle, publique, etc. Louise Bouchard met en scène la lecture de telle manière qu’entre le texte qui a été écrit et le texte qui s’écrit, il y a un lien étroitement noué par la lecture. Cela ouvre une perspective sur le problème de la contextualisation de l’acte de lire, sur les conditions dans lesquelles un tel acte a lieu. Déjà, la réalité est inévitablement une lecture. La lecture permet cependant de justifier la nature textuelle de la vie. Par conséquent, ce qui s’écrit – le texte englobant – ne nous ramènera qu’aux textes englobés. Si l’acte de lecture produit le système signifiant du récit Les Images, c’est parce que l’acte de lecture consiste à attribuer un nouveau contenu à un système signifiant, existant déjà. Sous la dominance pathétique de l’effroi, c’est du lectum et non pas du dictum que la narratrice a retenu une ‘réduction phénoménologique’. Elle se manifeste au niveau de l’écriture qui la rend lisible sous forme d’un échange dialogique entre le texte englobant et le texte englobé. "ELLE DONNAIT A MA VIE L’APPARENCE D’UNE HISTOIRE, D’UN CONTE QU’ELLE AVAIT DEJA LU" Le récit1 de Louise Bouchard met en scène une narration paradoxale : d’une part, le Je narrant et le Je narré coïncident. Ils se présentent simultanément dans la mesure où le récit fait apparaître une situation épistolaire. D’autre part, ils ne coïncident pas. Le Je narré est Isaac, le personnage biblique. À vrai dire, il y a deux Je nacre dont l’identité se fait par le biais du Je narrant au moment où ce Je écrit une lettre. S’il y a un Je narré, c’est parce que nos vécus sont situés en séquences narratives. Le personnage du récit biblique, Isaac se féminise dans le Je narré. Le récit est relaté sous la forme de la première personne dans un contexte d’écriture qui est marquée par la multiplicité d’un monde à travers lequel réalité et fiction ne tendent plus à s’opposer. La thématique centrale de la diégèse est que la lecture précède le moment de l’écriture. Au fil de l’élaboration de la trame narrative, le propos de la narratrice prend appui sur des histoires et sur les travaux 1 Ricœur précise : « d’abord, nous ne caractérisons pas le récit par le ’mode’, c’est-à-dire l’attitude de l’auteur, mais par ‘l’objet’ puisque nous appelons récit très exactement ce qu’Aristote appelle mythos, c’est-à-dire l’agencement des faits (…) pour éviter toute confusion nous distinguerons le récit au sens large, défini comme le « quoi » de l’activité mimétique, et le récit au sens étroit de la diègesis aristotélicienne que nous appellerons désormais composition diégétique ». Pour un meilleur développement voir RICOEUR, P., Temps et récit I, Paris, Seuil, 1983, 62-63.
458
QUAND LA LECTURE PRECEDE L’ECRITURE : UN MECANISME INTERTEXTUEL… philosophiques de Kierkegard, mais ces histoires doivent être lues par la narrataire. L’acte de lire de la narrataire alimente et garantit l’écriture de la narratrice. La vie fait texte à partir du corps. Elle est lue, la vie est lue. La vie dans et par la lecture équivaut à un récit qui convie trois moments : expérience, réception, narration. Cette triade renvoie à une vision qui reconnaît qu’il existe quelque chose au-delà du langage, un horizon de l’expérience : la vie quotidienne. Si l’écriture est liée à la narration, la vie à la réception. Avec une analogie, l’intertexte à l’expérience. EN GUISE DE CONCLUSION : DE L’ONIRIQUE AU SCRIPTURAL La narratrice continue de lire le livre, parce qu’elle veut savoir sa vie ; si elle sait sa vie, elle peut se mettre à l’écrire. La riche tradition littéraire qui sous-tend l’emploi métaphorique du livre ne nous échappe pas. Tout indique cependant que Louise Bouchard a inversé le rapport tel que Mallarmé l’avait conçu entre le monde et le livre. Dans l’univers de la narratrice, il n’y a rien qui puisse aboutir à un livre, car chez elle, les images, avant de pouvoir se transposer en discours traduisibles, bloquent le récit. Vu ce qu’il précède, nous pouvons dire que les stratégies de réduction telles que la narratrice les a déployées, constituent des indices de la mise en scène de la lecture qui, elle, s’opère à un double niveau : narratrice en tant que lectrice et narrataire en tant que lectrice. Le récit de Louise Bouchard montre un passage de l’écrit scriptural aux intertextes multitabulaires, mais ce en quoi se résume l’image de la lecture sur scène, semble entretenir un rapport avec un déplacement translatif. Si l’écriture bouchardienne peut se lire aussi comme un déplacement translatif qui fait passer les lectures dans les registres les plus intimes du Moi, donnant accès aux ressources du moi tel qu’il se manifeste en situation d’écriture, c’est parce que cette écriture met en scène la lecture avant que le texte englobant ne puisse se fragmenter en intertextes. Reconnaît-on ici l’écho du postmodernisme, dans ses excès, qui veut qu’il n’y ait de réalité que textuelle ? Si le texte s’écrit en relation avec les textes écrits par d’autres, il doive nécessairement s’écrire sur la base de la lecture même de ces textes. Ce qui conduit à mettre en valeur non pas l’interpénétration des textes, mais au contraire, le démêlage des voix. SIMONFFY Zsuzsa Université de Pécs zsffy@freemail.hu
459
INTERTEXTUALITÉ ET EXPRESSIONS FIGÉES DANS LES MÉDIAS : UNE APPROCHE DIDACTIQUE
INTRODUCTION Devant des titres tels qu’« Aux urnes citoyens » fournis abondamment par la presse écrite, on s’aperçoit, en essayant de décoder ce message, qu’un simple déchiffrage littéral n’est pas suffisant et que l’on doit obligatoirement recourir (consciemment ou inconsciemment) à des connaissances socioculturelles pour comprendre la référence intertextuelle mise en jeu et la signification globale de l’expression. La réitération de ce type de détournement nous amène à envisager ses possibles applications didactiques dans l’enseignement du FLE. Plus précisément, notre proposition de communication se centre sur l’analyse des expressions figées dans les moyens de communications écrits : la presse et la publicité. Le titre qui donne lieu à ce Colloque « Langages et significations : l’Intertextualité » nous fournit l’occasion de présenter un domaine, à savoir la phraséologie, où l’on retrouve fréquemment ce phénomène. Nous aborderons, tout d’abord, le sujet d’un point de vue théorique où l’on expliquera comment la reprise intertextuelle est devenue l’un des procédés les plus productifs dans le langage médiatique. Sachant que la presse est un monde très vivant qui attise de plus en plus la curiosité des apprenants désireux d’acquérir une connaissance approfondie du français, il nous semble intéressant de l´utiliser à notre profit et de réaliser cette étude pouvant être facilement envisageable dans l’enseignement universitaire de la langue française. Nous poursuivrons ainsi cet exposé par une étude pratique de quelques expressions significatives et pertinentes sélectionnées dans la presse contemporaine. Nous découvrirons par ce biais que les allusions intertextuelles présentes dans les messages médiatiques écrits permettent aussi bien d’enrichir les connaissances langagières des étudiants que leurs connaissances culturelles (civilisation française, littérature, histoire…). La reproduction ou altération d’un figement dans la presse et la publicité 461
L’INTERTEXTUALITE vise à créer une complicité, à établir une connivence avec le récepteur. 1. LES DIFFÉRENTS ASPECTS DES EXPRESSIONS FIGÉES Au moment d´aborder l´analyse des expressions figées1, nous devons tenir compte aussi bien de l´aspect purement linguistique que de l´aspect cognitif qui dérive directement de l’utilisation de ce type de discours. La reconnaissance de l´existence de clichés a contribué à la fondation de la presse comme phénomène de masse, fait qui subsiste et s´amplifie à l´aube du XXIe siècle. Les apports purement linguistiques (analyses théoriques) ainsi que l´aspect socioculturel qui les instaure, ont permis le maintien de ces clichés au fil du temps faisant, de cette façon, de la presse et de la publicité un territoire lié à la fois au domaine public et au domaine personnel. Les clichés correspondent à une « image » maintenue pendant des générations et, en même temps, à un concept né de l´interaction dans la société ellemême. Faire appel au facteur culturel pour la compréhension des expressions figées suppose de s´en remettre à un aspect pragmatique latent dans les expressions idiomatiques et leur détournement : importance du contexte, des aspects inférentiels, de la notion de « pertinence », des « implicatures conversationnelles », de la théorie des « speech acts » « actes de parole » et bien d´autres aspects qui sont présents dans l´utilisation des expressions idiomatiques dans le texte journalistique et publicitaire. Tout texte médiatique doit savoir transmettre le message en lui-même ainsi que ce qui existe au-delà du propre texte. Ce phénomène présente des complications si nous tenons compte de la variation des manifestations formelles selon la langue malgré une souche culturelle commune parsemée de nuances divergentes. L´un des moyens utilisé pour atteindre ce but réside dans l´usage de ces expressions figées. Dans ce sens, nous pouvons affirmer que la langue est un « être » vivant. Elle ne peut pas tomber dans le piège de la pétrification ou celui de la fossilisation. Les expressions idiomatiques ne sont, à ce titre, qu´un des aspects qui prouve cette vivacité et qui la confirme. Quand nous feuilletons le journal, nous ne réfléchissons pas au fait que derrière chaque annonce ou chaque information se cache la plume du rédacteur muet par une cognition implicite qui s´exprime, entre autre, par des expressions figées et que celles-ci, une fois couchées sur le papier, ne semblent pas dénoter la base psychologique et sociale qu´elles renferment. Mais cette apparente absence de traces psychologique et sociale aux yeux du lecteur n´est qu´un leurre. L’utilisation de clichés linguistiques ne devient qu’un facteur imbriqué au caractère purement économique de la presse comme phénomène de masse. Dans la relation entre le journaliste ou le publicitaire et le lecteur, et même si à première vue il n´en est rien, la communication existe. La communication est une activité qui dépend directement du fonctionnement de la pensée humaine et, par conséquent, de sa dimension psychologique. Dans ce sens, nous trouvons la parenté entre les expressions idiomatiques et la dimension psycho cognitive qui les alimente en première instance. Suivant cette ligne de réflexion, nous pouvons affirmer que les expressions figées ne possèdent ni principes ni règles spécifiques ; elles ne peuvent se définir 1 Nous utilison indistinctement les termes: expressions figées, expressions idiomatiques, idiomatismes et unités phraséologiques.
462
INTERTEXTUALITE ET EXPRESSIONS FIGEES DANS LES MEDIAS… comme expressions figées exclusivement linguistiques, ni répondre à des structures formelles figées. Elles sont plutôt le fruit d´une activité dynamique qui renferme en elle-même un infini treillis de possibilités, impensables a priori pour les lecteurs d´un journal déterminé. 2. CLICHES ET STEREOTYPES DANS LES COMMENTAIRES DE PRESSE L´étude des expressions figées dans la presse est un thème aussi débattu que méconnu. Le débat et la méconnaissance soulèvent, de façon presque naturelle, un grand nombre d´interrogations formant un totum revolutum de réflexions, de lignes argumentatives. Cet aspect pose de nombreuses questions qui ne trouvent pas de réponse définitive car l´idiomaticité est un terrain aussi marécageux qu´attirant. Cela met en place un mécanisme de mise en abîme : quand on pense être arrivé à une conclusion, une nouvelle question se pose et remet tout en question, faisant surgir de nouveaux doutes. Les clichés ou stéréotypes sont-ils à l´origine de l´utilisation des expressions figées dans la presse ? D´après González Rey et Fernández González2, ces expressions figées, qui sont apparemment banales, si on les observe de façon isolée, deviennent originelles vis-à-vis du contexte dans lequel elles s´insèrent. Une apparente banalité devient tout à coup un élément d´originalité. Nous avons souvent tendance à confondre la notion de cliché ou de stéréotype avec celle d´expression idiomatique ou idiotisme. S´il est vrai que ces deux domaines du langage naissent de la répétition et, par conséquent, de la pétrification de la langue, ils n´en deviennent pas pour autant des points de confluence. Bally soutient, à ce sujet, que les clichés caractérisent une société : Le français est une langue où il est extrêmement facile de parler et d´écrire en enfilant des clichés. Enfin, ce même besoin d´associations fixes a pu contribuer à donner aux Français le goût des formules définitives, des maximes frappées comme des médailles ; aucun peuple n´a fait une plus large consommation de mots historiques (Bally, 1965 : 571).
Bally parlait déjà de consommation en 1965 sans faire une référence explicite à la presse, mais en tant qu´emploi élevé des expressions figées dans la société française. Cependant vu l´importance acquise par les médias dans la vie quotidienne, cette idée est parfaitement extrapolable à ce domaine. Quelle est alors la raison de leur utilisation dans la presse et la publicité ? À ce sujet, nous pouvons citer Brunet : Les médias encourent à tout moment le risque, qui s´est révélé fondé ces dernières années, d´être pris en flagrant délit de mensonge et d´erreur, de ne pas être crus. D´où cette recherche éperdue d´étais, de domaines consensuels, de lieux de reconnaissance que sont les locutions figées, les liaisons préfabriquées, des modes de formulation fixées une bonne fois pour toutes […] (Brunet, 1996 : 248).
Ainsi, Brunet va plus loin en énonçant que l´emploi des expressions figées dans la presse constitue une bouée de sauvetage pour l´information qui se transmet, car ces expressions figurent comme les acteurs principaux de la crédibilité de cette information. Nous pouvons à nouveau entrevoir ici l´avantage des intérêts économiques au détriment de l´information. Si nous nous en tenons au grand nombre d´auteurs qui soutiennent cette idée, nous pouvons affirmer que l´opinion de Brunet est une opinion très répandue. 2 González Rey, I. et Fernández González, V. “La didactique des expressions figées en langue étrangère”, sous presse.
463
L’INTERTEXTUALITE Si cette ligne argumentative est pleinement épaulée, étant donné ses promoteurs — Eco et Bally, entre autres, nous aimerions postuler à ce sujet que la conception de la presse en général et l´usage des expressions figées en particulier adopte une tournure assez pessimiste aux yeux des spécialistes cités. Ils présentent une attitude radicale qui s´appuie sur deux points : d’une part, la dégradation de l´information journalistique ; d’autre part, l´utilisation des expressions figées comme seule échappatoire à cette dégénération. Ces unités seraient un nouveau moyen d´adhésion du lecteur, pour que celui-ci ne se trouve pas perdu ou sans protection face à ce qu´il lit, car ces expressions formeraient un refuge auquel il se raccrocherait d’après le « principe d’affectivité ». C’est ce que le lecteur reconnaît au premier coup d’œil et à ce qu’il s’attache étant donné le caractère populaire de ce type d’expressions. Une grande majorité en connaît parfaitement la forme, ce qui n’est pas toujours le cas avec son sens absolu. Ceci implique une réception floue de l’information. Cette opinion présente une vision assez restreinte de la présence de l´idiomaticité dans la presse écrite. Notre attitude est plus éclectique. Malgré le fait de partager l´idée selon laquelle l´essence ou le style journalistique et publicitaire se trouve généralement de plus en plus en discrédit, nous ne partageons pas celle de l´usage des expressions figées comme une alternative. Selon notre point de vue, leur présence dans les médias se doit simplement au fait que les moyens d´information sont contaminés par les vices de l´oralité. On fait appel à l’oralité pour des besoins communicatifs. Nous ne devons pas oublier que derrière la rédaction de n´importe quelle nouvelle, se trouve une personne. Comme disait Greimas3 : Tout dans la langue est idiomatique.
Bien que cela ne soit pas ainsi de façon absolue comme le soutient Greimas, nous sommes envahis par les figements en tout genre4, non seulement dans la presse, mais aussi dans les autres moyens de communication, dans nos conversations quotidiennes, dans les manifestations artistiques. En ce qui concerne les moyens de communication et, en particulier, la presse écrite, nous considérons que la plus grande justification de la présence des expressions figées se trouve dans le degré d´empathie que celles-ci possèdent. Cette particularité permet au journaliste de se mettre de façon anticipée à la place du lecteur. 3. LE STYLE JOURNALISTIQUE ET PUBLICITAIRE COMME BOUILLON DE CULTURE DES EXPRESSIONS IDIOMATIQUES Le style journalistique et publicitaire a subi une évolution depuis une rhétorique et un purisme linguistiques vers une plus grande simplicité due à la nécessité de convoquer tous types de lecteurs. L´un des bastions du style journalistique et publicitaire actuel est, sans aucun doute, l´utilisation des expressions figées. Elles sont un moyen linguistique constant dans le bien faire de n´importe quel journaliste ou publiciste. Ce style est fortement marqué par les expressions idiomatiques parce que celles-ci abritent une double connotation de conventionnalité/non conventionnalité. 3
“Étant idiomatique tout ce qui est propre à une langue donnée, toute langue est idiomatique en tant que telle”, A. Greimas (1960: 42). 4 Ainsi nous verrons des titres tels que “le rouge et le noir”; des clichés tels que “être sûr et certain” et des expressions idiomatiques telles que “tirer le diable par la queue”.
464
INTERTEXTUALITE ET EXPRESSIONS FIGEES DANS LES MEDIAS… Elles impliquent un point de conventionnalité dans le sens où elles font partie du « langage commun familier », de « l´expression courante » ; cependant elles vont au-delà de la simple conventionnalité car elles conjuguent des référents aussi divers que l´expressivité, l´esthétique, la figuralité… et donc tout un univers de doubles sens, de jeux de mots, de rimes. Tout ceci représente un parfait dénominateur commun pour la prétention du style journalistique et publicitaire. 4. LE LANGAGE JOURNALISTIQUE ET PUBLICITAIRE : UNE LANGUE DE SPÉCIALITÉ Le langage journalistique et publicitaire forme une langue de spécialité. Comme son nom l´indique, il engendre un langage qui possède des caractères de différenciation par rapport à d´autres langues. Ainsi nous pouvons citer le langage économique, le langage médical, le langage sportif… Le langage journalistique et publicitaire en général s´installe comme toile de fond de toute une série de souslangages spécialisés qui apparaissent dans les différentes rubriques d´un journal : chroniques économiques, sportives, internationales… et publicité. Les idiotismes dans la presse servent de fil conducteur entre les différentes rubriques. Celles-ci sont employées aussi bien dans une section que dans une autre. Il n´existe pas de discrimination dans ce sens et elles sont de plus en plus touchées par la contamination. Tout ceci est directement lié au thème des licences de la presse. Les journalistes ou publicistes, sous le couvert de leur licence professionnelle, réalisent des transgressions dans l´emploi des expressions figées comme la substitution d´un mot par un autre pour une meilleure sonorité ou pour donner plus d´emphase au message qu´ils veulent nous transmettre, une découpe de l´expression originelle, un mélange de plusieurs expressions pour n´en synthétiser qu´une seule, etc. Il réalise un procédé de sélection et, dans certains cas, il « manipule » l´expression en la travaillant jusqu´à ce qu´elle convienne parfaitement au profil de la nouvelle. Face à certains vides linguistiques les professionnels ont recours à des expressions empruntées, de façon partielle ou totale, dans une autre langue. Mais non seulement cette technique est favorable au journaliste, mais aussi au lecteur qui se familiarise avec de nouvelles expressions et finit par les utiliser couramment. C’est cet usage courant qui permet la création. Le monde des expressions idiomatiques n´est, en aucun cas, un monde fermé, et d´une façon arbitraire, de nouvelles expressions idiomatiques sont engendrées. Souvent, au début, celles-ci ne sont connues que d´une partie de la société et donc, leur concrétisation et utilisation par les médias est un moyen de diffusion important. Les expressions constituent un domaine linguistique qui subit une évolution permanente. Avec une périodicité constante le domaine phraséologique se nourrit de nouvelles expressions de nature différente, arrivant même à utiliser des expressions de nature argotique (l’aspect « formel » du journal est démodé et obsolète). Nous pourrons aisément constater chaque jour comment de nouvelles expressions, qui ne se définissent pas comme « classique », se sont insérées dans les supports étudiés. 5. LE DÉFIGEMENT L´objet phraséologique est remarquable par son caractère de « figé » qui lui accorde une stabilité qui se traduit par un blocage syntagmatique (impossibilité de modifier l´ordre de la séquence) et paradigmatique (impossibilité de substitution d´un mot par un synonyme). Toutefois cette stabilité est relative et non absolue. En 465
L’INTERTEXTUALITE effet, il existe des possibilités d´altérer formellement ou syntaxiquement une unité phraséologique et de jouer avec les multiples sens : c´est ce en quoi consiste le défigement. González Rey le définit ainsi : Les formatifs d´une unité fixe étant syntaxiquement et sémantiquement soudés, aucune insertion ni modification ne peut leur être appliquée sans rompre le sens idiomatique qui les caractérise. Or, la manipulation (au niveau phonétique, lexical ou syntaxique) d´une expression figée consiste à la détourner de son usage normé dans le but de produire un sens nouveau. Le sur-énoncé qui naît du défigement du sous-énoncé de base se trouve suractivé par le sens évoqué créant ainsi une épaisseur sémantique que le destinataire se doit d´interpréter. (González Rey, 2002 : 55)
Ces séquences défigées ont été étudiées d´une manière plus approfondie par Robert Galisson, dans un article de 1995, qui leur donne le nom de « palimpsestes verbaux ». Cet auteur insiste sur la superposition des sémantismes des énoncés perceptibles et sous-jacents : l´énoncé défigé (hypertexte) est le résultat de la modification d´un énoncé figé (hypotexte). Or, cette opération de défigement s´avère relativement délicate. Elle doit se faire dans sa juste mesure car « le texte le moins délexicalisé (le moins déconstruit, donc le plus proche du sous-énoncé originel) n´est pas mieux compris que le texte le plus délexicalisé » (Galisson, 1995 : 63). En effet, pour que le défigement soit réussi, il faut que le récepteur perçoive les différents énoncés mis en cause, autrement on aboutit à une incompréhension et donc à un échec de la manipulation. Ce procédé appelé défigement (qui est un procédé d’intertextualité) est très utilisé dans les titres médiatiques. Le journaliste qui altère une expression figée (en fonction de ses besoins pour présenter une nouvelle ou un produit) laisse des traces phonétiques ou/et syntaxiques (ou rythmiques) suffisamment repérables dans le nouvel énoncé, de sorte que le destinataire intrigué remarque simultanément l´énoncé caché et la modification dont il a été l’objet. L´unité phraséologique d´origine doit rester sous-jacente et mentalement présente, autrement le lecteur ne percevrait aucun jeu linguistique et la manipulation médiatique échouerait. 6. INTERTEXTUALITÉ On trouve la notion d´intertextualité dès les années soixante, chez Julia Kristeva : L´axe horizontal (sujet destinataire) et l´axe vertical (texte-contexte) coïncident pour dévoiler un fait majeur : le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte). […] tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d´un autre texte. À la place de la notion d´intersubjectivité s´installe celle d´intertextualité. (Kristeva, 1969 : 145-146)
Le discours médiatique recourt souvent (d’ailleurs plus que l´on croit) à ce procédé. Il fait des emprunts à d’autres discours et construit un nouvel énoncé en s´inspirant d´un texte très connu. Les éléments intertextuels sont suffisamment allusifs de façon à ce que la culture partagée permette de reconnaître l’énoncé d’origine en dépit des modifications qu’il a subies. Dans la reprise intertextuelle, l’émetteur médiatique cherche à s’approprier un discours qui n´est pas le sien. Il joue sur certaines significations ambiantes, inscrites dans l’imaginaire des interlocuteurs. Au moyen d´implicites et de sousentendus, il fait une allusion intertextuelle (latin : allusio vient de alludere et ludere = jouer) qui donne un aspect ludique aux discours journalistique et publicitaire. Il y a ici une spéculation sur les mots qui se manifeste dans l’usage d’éléments semblables formellement, mais avec des sens bien différents, du fait qu’ils sont attachés
466
INTERTEXTUALITE ET EXPRESSIONS FIGEES DANS LES MEDIAS… à deux référents : l’un explicite […] et l’autre implicite […]. La communication n’est pas gênée, puisque la situation et le contexte évitent l’ambiguïté, même s’ils la suggèrent. Ce jeu sur le sens est un procédé ludique. (López Díaz, 1992 : 115)
À partir de ces données, si l´on compare le procédé de défigement avec celui de l´intertextualité, on s´aperçoit qu´il s´agit de deux mécanismes similaires et que le défigement n´est qu´une forme d´intertextualité. Ainsi, l´intertextualité correspond à la modification d´un énoncé, d´un texte ou d´un discours connu alors que le défigement s´applique, dans un contexte plus restreint, à l´altération d´une expression figée. Par ailleurs, il nous faut préciser qu´aucun mot n´est intertextuel en soi. C´est l´ensemble de l´énoncé qui est en jeu et, en son sein, il peut y avoir un (e) ou plusieurs mots, structures ou phonèmes qui évoquent le discours figé d´origine. 7. L´INTÉRÊT DU DÉFIGEMENT OU DE L´INTERTEXTUALITÉ Pourquoi défiger une expression figée ? À qui profite cette double5 distorsion de la langue ? Si l’utilisation d´expressions figées témoigne pour certains d’une pauvreté de lexique et d´un penchant paresseux à se servir de formules stéréotypées, elle n´en est pas moins un signe du désir d´expressivité. Les unités phraséologiques ont la vertu de provoquer des effets stylistiques. Si dans le langage familier, l´expression figée s´emploie spontanément, dans les médias, il s´agit d´une quête puisque ce sont des discours très élaborés dont les éléments principaux sont le style, la façon de s´exprimer et ses effets pour conquérir le récepteur. Une formule neutre est moins frappante qu´une formule imagée ou une citation célèbre. Cette dernière a une plus grande force expressive, c´est pourquoi elle dispose d´une place privilégiée en publicité. On pourrait appliquer ce que dit Casares sur l’utilisation des modismes (type d´unité phraséologique) en littérature au domaine de la publicité et de la presse : Aquí todo ha de ser meditado y dosificado, y el modismo, para bien o para mal, es ciertamente uno de los más eficaces recursos estilísticos. (Casares, 1969 : 230-231)
Les expressions défigées, plus qu´un simple jeu sur le langage provoqué par la déformation d´une suite connue de tous, sont un atout pour les médias qui ne cherchent qu´à attirer l´attention du public. Les médias usent de ce type d´intertextualité pour surprendre le récepteur, attiser sa curiosité et le mettre dans sa poche. Le but de l´intertextualité (ou du défigement) est de produire du sens en adaptant l´énoncé d´origine à la nouvelle ou au produit présentés. En effet, la superposition d´énoncés donne naissance à « une signification bourgeonnante »6. Le journaliste ou le publiciste réorganise les mots pour situer le lecteur face à un texte évoquant deux référents : celui du discours in praesentia (le titre journalistique ou le slogan publicitaire explicite) et celui du discours in absentia (l´énoncé figé détourné implicite). Le jeu, sur ce qui est perçu et ce qui est reconnu, provoque ainsi la simultanéité des sens. Le rapport entre ces deux énoncés débouche sur une lecture complexe qui donne naissance à un foisonnement de significations. Au moment de l´interprétation, une ambiguïté peut alors se présenter. Le sens propre et le sens figuré de l´énoncé s´actualisent de sorte que l´on a un discours bivalent. C´est la 5 Le défigement se traduit par une altération à une expression figée qui présente déjà une irrégularité grammaticale, d’où le terme de “double” distorsion. 6 Galisson, 1995 : 64.
467
L’INTERTEXTUALITE cohésion du texte qui aide à expliquer les jeux de mots. Ce jeu médiatique fondé sur l’intertextualité ou sur le défigement s´avère être un exercice de manipulation non seulement de l´énoncé, mais également du destinataire qui participe volontiers au décodage de ce discours hautement polyphonique. Ce procédé n´est pas considéré comme une faute mais comme une activité ludique et enrichissante aussi bien au niveau de l´encodage que du décodage. Au niveau de l´encodage, il témoigne d´une créativité et d’une fécondité langagière. Et au niveau du décodage, le récepteur prend plaisir à déchiffrer ces jeux de mots énigmatiques, d´autant plus qu’il se sent intelligent et fier de lui lorsqu´il s´aperçoit qu´il comprend ce mécanisme linguistique. Les discours figés semblent ainsi avoir plus de force persuasive que les autres ; c´est pourquoi leur exploitation en publicité et dans les titres de presse est si fréquente. Ces énoncés complexes, pleins d´insinuations, où se greffent de multiples sémantismes (dont les sémantismes de l’image publicitaire ou de la photo de presse), exigent une attitude active du lecteur. Mais, pour que le jeu fonctionne, l´émetteur prévoit que le lecteur connaîtra le texte voilé. C´est la compétence linguistique et culturelle qui lui permettra de déchiffrer l´énoncé selon un sens déterminé et, quoi qu´il en soit, le déchiffrage ne sera jamais un travail trop laborieux. Le lecteur supposé est celui qui reconnaît le discours fragmentaire mutilé et qui réalise la substitution en sens inverse à celle opérée par l’émetteur. […] Son interprétation se base sur l’acquis caractéristique de la société à laquelle il appartient. […] Les surprises créées par les ruptures sont un moyen productif d’attirer avec plus d’entrain l’attention du récepteur. Il existe d´ailleurs une sorte de besoin de réexploiter le fonds de notre culture [pour s’accommoder aux nouveaux besoins]. (Lago Garabatos et López Díaz, 1991 : 246-247)
Il reste à signaler que le décodage (et la compréhension) des énoncés intertextuels relève non seulement de la compétence linguistique mais également de la compétence culturelle et pragmatique. Par conséquent, ils ne sont pas à la portée des étrangers qui ne maîtrisent pas convenablement le français. 8. LES EXPRESSIONS FIGÉES, DES SIGNES LINGUISTICO CULTURELS Les unités phraséologiques sont des objets essentiellement pragmatiques, car c´est l´usage qui décide de leur évolution, de leur conservation ou de leur disparition. Elles font parti des éléments indispensables d´une langue dont la maîtrise fait preuve d´un niveau langagier supérieur. En effet, une interprétation constamment littérale de la langue peut aboutir à des aberrations, surtout que certaines expressions idiomatiques ont une signification complètement opaque. L´ignorance des expressions figées entraîne des lacunes dans la compréhension d´une langue et par conséquent une bonne maîtrise des expressions figées témoigne d´un bon niveau langagier. Comme le sens global diffère de l´analytique, l´acquisition et la maîtrise de la phraséologie d´une langue s´accompagnent nécessairement d´une immersion culturelle. (González Rey, Mª I. et Fernández González, V.)
Or, l´occasion de voyager pour prendre « un bain de culture » qui lui permettrait de découvrir et de maîtriser les expressions figées d´une langue, n’est pas à la portée de tout le monde. Mais les écoles disposent d´un matériel efficace. En effet, la presse et la publicité servent de matériel didactique pour enseigner les expressions figées à des étrangers. L´étude des titres ou des slogans français aident les non-francophones à mieux comprendre les coutumes et les modes de vie des Français, mais aussi à apprendre la morphosyntaxe et à connaître certaines expressions courantes. 468
INTERTEXTUALITE ET EXPRESSIONS FIGEES DANS LES MEDIAS… Toutefois, la difficulté pour un étudiant de français langue étrangère s´accroît lorsqu´il y a défigement, car à la tâche d´acquérir une base phraséologique solide (le déchiffrage du sens premier de l´expression idiomatique est suffisamment compliqué), s´ajoute celle de reconnaître une expression idiomatique transgressée dans un contexte médiatique. Il s´agit de percevoir la transgression qui donne un nouveau sens « temporel »7 et la signification originelle qui se maintient en toile de fond. Ainsi la compréhension des expressions figées/défigées dans les médias exige un certain niveau de connaissance de la langue à laquelle elles appartiennent et, par conséquent, de la culture du pays correspondant. Le plus souvent, les croisements d´énoncés ne sont ni perçus ni compris par ceux qui ne partagent pas ce savoir. Cependant, selon l´expression utilisée, les non-francophones qui prêtent un peu plus attention remarquent que l´énoncé renferme quelque chose de « bizarre » bien qu´il ne sache pas exactement de quoi il s´agit. Le repérage et le décodage des allusions intertextuelles constituent ainsi des exercices ardus pour les étrangers, même de bon niveau. Les unités phraséologiques sont donc les preuves vivantes que le lexique et la culture forment une unité indissociable. Et puisque les unités phraséologiques sont des signes linguistiques et culturels, il faut considérer les médias qui les utilisent comme des véhicules de culture. 9. EXEMPLES PRATIQUES Étant donné la complexité des mécanismes d´interprétation, nous envisageons l´exploitation des énoncés intertextuels pour des apprenants de haut niveau, c’est-à-dire universitaires. Dans la plupart des cas, l´enseignant devra fournir l´expression d´origine aux étudiants qui, à partir de là, analyseront les mécanismes de modification (sémantiques et syntactiques) et expliqueront le message qu´a voulu transmettre le média en question. Ultérieurement, les étudiants mettront en pratique les connaissances acquises en jouant le rôle des journalistes-publicistes et en créant eux-mêmes des énoncés intertextuels. Cette activité ludique les stimulera car ce sera une occasion pour eux d´exposer et de développer leur capacité créatrice. a) Les expressions figées dans les titres de presse (1) Qui veut la peau de Roger Cukierman ? (Le Monde : 19/02/03) Le titre de cet article se base sur l´allusion intertextuelle au titre du film « Qui veut la peau de Roger Rabbit ? » qui se retrouve facilement puisque le journaliste conserve entièrement la structure syntactique de la phrase et ne change que le nom de famille du Roger en question. Cette distorsion fait preuve de l´évolution du lexique d´une langue auquel se greffent progressivement des unités nombreuses et de sources variées. Effectivement, ce titre d´article n´aurait pas eu lieu il y a vingt-cinq ans. (2) Remue-méninges (Le Monde : 28/01/03) Nous avons une homophonie quasi parfaite puisque l´altération d´un seul phonème (la voyelle orale postérieure ouverte est substituée par une voyelle nasale antérieure) rend ici compte du défigement de l´expression originaire « remueménage ». Du point de vue sémantique, le journaliste associe ainsi un désordre mental à un désordre spatial, tout en intégrant le sens figuré de l´unité d´origine qui évoque ici un chamboulement d´ordre politico-économique. L’expression présente 7
C’est-à-dire dans le court espace de la nouvelle en question.
469
L’INTERTEXTUALITE une modification d’un élément lexical composé. (3) La vie en rose… et noir (Le Monde : 23/11/02) Nous sommes ici face à une triple intertextualité : à partir du mélange de trois expressions, le journaliste en synthétise une seule. D´abord, l´expression « la vie en rose », qui rappelle la chanson d´Édith Piaf, apparaît sans altérations, mais son sens positif est terni par la suite antithétique du titre (le noir connote le pessimisme, la tristesse, le malheur…). Ensuite, par une substitution paradigmatique, nous retrouvons « en rouge et noir », titre d´une chanson de Jeanne Mas. Puis, si l´on pousse un peu plus loin, on perçoit l´expression « en noir et blanc » évoquant le manque de couleur et également "Le Rouge et le Noir", roman de Stendhal. Le journaliste utilise une palette de couleurs pour évoquer les différentes facettes de la vie en 1936, représentées dans un film de J. Duvivier. b) Les expressions figées dans les accroches publicitaires (4) Eau sauvage. Méfiez-vous de l´eau qui dort : Eau de toilette de Christian Dior. (L'Express : 07/12/2000) À partir de cette accroche publicitaire, on retrouve la parémie « Il n´est pire eau que l´eau qui dort. » qui signifie que « Ce sont souvent les personnes d´apparence inoffensive dont il faut le plus se méfier » (Petit Larousse illustré 1979 : 835). C´est la fin de l´accroche qui, étant conservée, permet de retrouver l´énoncé d´origine. Le message iconique aide aussi à l´interprétation. L´image montre un homme, Johnny Hallyday, le visage à moitié caché, ce qui connote la méfiance, et la bouteille d´eau de toilette renvoie à l´« eau » du texte. (5) Lima Décathlon. Dix fois merci : Chaussures de marche Décathlon. (Jeune et Jolie : janvier 1995) Ici, c´est la formule de politesse « mille fois merci » qui est modifiée par une substitution d´ordre paradigmatique ; dix remplace mille. Or, nous nous apercevons que le nombre dix renvoie aux dix orteils de la photographie. L´expression est ainsi prise au sens littéral : les chaussures Lima sont si confortables que les dix orteils nous « remercient » lorsque nous les portons. (6) Essayé et adopté : Nourriture pour chat Friskies. (Marie France : octobre 2000) Cette annonce s´est faite à partir de la formule « Lu et approuvé » qui apparaît suivie de la signature du lecteur au bas d´un document écrit pour en approuver le contenu. Dans ce cas nous avons affaire à une double substitution simultanée. Deux participes passés sont remplacés par deux autres participes. La conservation de la structure binaire et du rythme permet de retrouver l´expression cachée. La formule a été modifiée pour en adapter le contenu sémantique au contexte de la nourriture. CONCLUSION Au-delà des mots, le texte journalistique et publicitaire imprégné d’expressions idiomatiques prétend transmettre un message, mais, derrière celui-ci se cache une empreinte culturelle. Aucun texte ne peut s’extraire de la culture dans laquelle il baigne, vu qu´en fait, des éléments sociaux et historiques le conditionnent. Nous sommes entrés dans un cercle vicieux : tout texte s’inscrit dans une certaine culture. Cette culture naît des interactions sociales dans le temps faisant apparaître, de même, les expressions idiomatiques. 470
INTERTEXTUALITE ET EXPRESSIONS FIGEES DANS LES MEDIAS… Le procédé de mise en valeur du discours par l’allusion intertextuelle est en vogue dans les mass media et est quasiment devenu une caractéristique du genre journalistique. Ce procédé peut être jugé négativement sur le plan syntaxique mais il est riche et fécond sur le plan sémantique. Au sein de la presse et de la publicité, l’intertextualité est à l’origine de maints jeux langagiers qui brisent les stéréotypes et génèrent humour et plaisir partagés. Les médias deviennent un lieu de renouvellement de la langue, en partie par l´actualisation d´expressions figées à leur profit, de créativité et de fantaisie. Les surprises créées, par les ruptures lors de l’emploi d’une expression figée/défigée sont un moyen d’interpeller et de séduire le lecteur, en l’invitant à dépasser une vision simple et superficielle de l’affiche publicitaire ou de l’article de presse et à s’engager dans une réflexion linguistique. Le discours médiatique ne se contente pas uniquement d’annoncer un produit ou de donner une information, mais il encourage le développement d’une pensée : en cela il renouvelle le rôle traditionnel de la presse et de la publicité. VEIGA LEVRAY Isabel et FERNÁNDEZ GONZÁLEZ Virginia Université de Saint-Jacques de Compostelle BIBLIOGRAPHIE BALLY Ch., Linguistique générale et linguistique française, Berne : Francke, 1950 (1ª éd. 1932). BRUNET S., Les Mots de la fin du siècle, Paris, 1996. CASARES J., « Introducción a la lexicografía moderna », Revista de Filología Española, Madrid, Anejo LII, 1969 (1e éd. 1950). GALISSON R., « Palimpsestes verbaux : des révélateurs culturels remarquables, mais peu remarqués… Attention : un énoncé peut en cacher un autre ! », Les Cahiers de l´Asdifle nº 6, 1995 ; p. 56-89. GONZÁLEZ REY I., La phraséologie du français, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2002. GONZÁLEZ REY Mª I. et FERNÁNDEZ GONZÁLEZ V., « La didactique des expressions figées en langue étrangère », Congreso internacional. Análisis del discurso : lengua, cultura, valores., Universidad de Navarra, sous presse. GREIMAS A., « Idiomatismes, proverbes et dictons », Cahiers de Lexicologie, 2, 1960 ; p. 41-61. KRISTEVA J., « Le mot, le dialogue et le roman », Semiotikè. Recherches pour une sémanalyse, éd. du Seuil, 1969. LAGO GARABATOS J. et LÓPEZ DÍAZ M., « À propos de l´allusion publicitaire », Homenaxe ó profesor Constantino García, I, USC, 1991 ; p. 243-247. LÓPEZ DÍAZ M., « L´emprise des faits sociaux sur les faits linguistiques : quelques exemples publicitaires » », Sociocritism, VIII, 2, 1992. REY A., « Phraséologie et pragmatique », La locution entre langue et usages, M. Martins-Baltar (coord.), Fontenay Saint-Cloud, ENS Éditions, 1997 ; p. 333-346. ZULUAGA OSPINA A., « Sobre fraseoloxismos e fenómenos colindantes », Actas do I Coloquio galego de Fraseoloxía, Santiago de Compostela, Centro Ramón Piñeiro, Xunta de Galicia, 1998 ; p. 15-30.
471
FOLANTIN ET SALAVIN À VAU-L’EAU
1. INTRODUCTION Les ressemblances entre les personnages principaux d’A Vau-l’eau (1882) de Joris-Karl Huysmans (1848-1907) et de Vie et aventures de Louis Salavin (volumes 1-5, 1920-1932, dorénavant le cycle des Salavin) de Georges Duhamel (1884-1966) intriguent le lecteur dès la première lecture. Déjà les caractéristiques communes telles que le travail de scribe, la souffrance physique, l’errance à pied dans les rues de Paris, la solitude et la vision du monde teintée de tons sombres de ces personnages suffiraient à créer une affinité entre eux. Or, c’est avant tout l’effet d’écho de leurs noms Folantin et Salavin, créé par un rythme et une sonorité semblable, qui frappe le lecteur et l’invite à réfléchir sur la nature de ces liens. Dans la présente étude nous aborderons l’affinité de ces personnages du point de vue de l’anti-héroïsme qui est, selon nous, leur caractéristique commune la plus importante. Pour mettre cet aspect en relief, nous effectuerons une lecture qui associera ces anti-héros aux genres romanesques dont les personnages principaux sont traditionnellement héroïques. De tels genres sont notamment le roman de voyage, le roman d’aventure et le roman d’apprentissage. Dans ces romans, le thème du mouvement est important, qu’il soit formation, initiation, cheminement ou arrivée à destination. Il nous semble que dans les histoires respectives de Folantin et Salavin ce thème est tourné en dérision. Le paradoxe vient du fait que ces récits contiennent des éléments thématiques et structurants qui pourraient les associer à un genre, mais leur sens du mouvement semble aller à l’opposé, ou même être inexistant. Par rapport aux héros typiques du roman picaresque ou du roman d’aventure, Folantin et Salavin semblent être comme égarés ou perdus. Les deux flottent » à vau-l’eau ».
473
L’INTERTEXTUALITE 1.1. Interlecture Dans notre lecture, Folantin et Salavin seront conçus comme intertextes réciproques. Dans ce que nous allons présenter, nous nous intéresserons à l’intertextualité qui se crée dans l’imaginaire du lecteur et partageons l’idée de Riffaterre (1980 : 4) selon laquelle l’intertextualité est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédée ou suivie. Nous retrouvons le principe de cette idée également dans la notion d’interlecture de Bellemin-Noël (1994 : 147-165). Pour lui, l’intertextualité désigne le geste et le projet de l’écrivain, autrement dit, le fait d’écrire (avec) un certain intertexte. L’interlecture est en revanche effectuée par le lecteur, et elle est « la possibilité à la fois de reconnaître l’intertexte manifeste et de mobiliser des références latentes — qui n’appartiendraient pas de façon manifeste à cet intertexte » (ibid. : 148). Dans notre étude les termes de lecture intertextuelle et d’interlecture sont synonymes et le choix des intertextes est effectué par le lecteur-critique. Nous citons Barthes pour résumer cette approche : (--) un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture (--). (1968 : 495)
Barthes mentionne le fait que les textes d’origines différentes entrent en dialogue et en parodie entre eux. Nous nous intéresserons à ce phénomène dans À vau-l’eau et le cycle des Salavin et à l’étude de leur entrée en contestation avec d’autres textes issus de l’histoire de la littérature comme nous allons le montrer ultérieurement. Avant tout, nous nous intéresserons à savoir comment ces textes dialoguent dans l’interlecture du sujet lecteur. 1.2. Folantin et Salavin — héros modernes Jean Folantin, le personnage principal d’A Vau-l’eau, est parisien, employé de bureau, copiste de métier, célibataire souffreteux et sensible. Élevé par sa mère veuve, à l’âge de quarante ans, il n’a jamais partagé sa vie avec une autre femme. Il souffre de sa solitude profonde mais le fait qu’il soit misogyne ne l’aide pas à trouver l’âme sœur. L’intrigue d’A Vau-l’eau consiste en sa recherche d’un restaurant à Paris pour aller dîner. Maupassant résuma l’essentiel de cet ouvrage de la manière suivante au moment de sa parution : Un pauvre diable d’homme, forçat de ministère, n’ayant que trente sous à consacrer à chaque repas, erre de gargote en gargote, écœuré par la fadeur des sauces, l’insipide coriacité des viandes inférieures, (--) et la saveur acide des liquides frelatés. Il va de la table d’hôte au marchand de vin, de la rive gauche à la rive droite, retourne découragé aux mêmes maisons où il retrouve les mêmes plats, ayant toujours les mêmes goûts. C’est en quelques pages, la lamentable histoire des humbles qu’étreint la misère correcte, la misère en redingote. Et cet homme est un intelligent, un résigné, qui ne se révolte que devant la bêtise acclamée. (Maupassant 19931 : 189)
Cette irrégularité alimentaire de Folantin et le fait qu’il trouve constamment la nourriture insipide ou insuffisante connotent sa situation misérable de célibataire et son mécontentement général. Ses déceptions culinaires successives finissent par prendre des proportions métaphysiques. 1
L’article ”En lisant” de Maupassant fut publié dans Le Gaulois du 9 mars 1882.
474
FOLANTIN ET SALAVIN A VAU-L’EAU Le personnage principal du cycle intitulé Vie et aventures de Louis Salavin est un petit employé de caractère troublé. Comme Folantin, il est parisien, copiste de métier, il est maladif et très sensible, et lui aussi, il a été élevé par sa mère veuve. En revanche, il se marie. Le cycle des Salavin couvre douze ans de sa vie : au début il a 30 ans et à la fin 42. Durant ces années il parcourt un chemin tourmenté et très éprouvant — les cinq romans décrivent ses échecs dans des domaines différents de la vie. Mais ces cinq volumes décrivent également ses errances dans les rues de Paris. Marcher dans Paris est quelque chose d’élémentaire pour la construction de ce personnage. Arlette Lafay a pu montrer que la rue signifie chez Salavin beaucoup plus qu’un milieu (Lafay 1998a : 53) et que la ville n’est pas séparable de son aventure intérieure (Lafay 1998b : 123). Entre Folantin et Salavin il y a donc des affinités soutenues par plusieurs caractéristiques communes dont l’anti-héroïsme est certainement celle que retient le lecteur dès la première lecture. Il nous semble que l’image que donne Victor Brombert (1960, 1999) de l’anti-héros dans la littérature moderne est bien propice pour caractériser ces personnages. Il décrit une créature fragile, humiliée et ironique. Voici une description de ce type d’anti-héros du début du XXe siècle1. Timid, clumsy, indecisive, inefficacious, vulnerable, easily discouraged and haunted by his lack of courage, the young bank employee, frustrated by his inferior social position, feels ill at ease in his own skin and is aware himself of his role as antihero. He seeks refuge in the vain illusion of being a writer, but quickly comes to realize that he better give up truying. The result is a yearning for nonaction and nonparticipation, a desire to be merely a spectator (--). (1999 : 62)
On peut considérer ce type de héros comme le contraire du héros héroïque traditionnel. C’est un héros moderne, ou un héros baudelairien, comme l’entend Miguel Abensour (2002). D’après lui, l’héroïsme moderne, né dans de grandes villes comme Paris, est un héroïsme de la détresse et de la souffrance, et ses héros des êtres divisés, flottants, incertains et éprouvant une expérience de l’aliénation (ibid. : 44-46). Ces descriptions nous paraissent caractériser parfaitement Folantin et Salavin et nous les considérerons comme des héros modernes, flottants et errants. Ces anti-héros ne sont donc pas des héros héroïques traditionnels des romans de voyage ou d’aventure comme furent Ulysse d’Homère, Robinson Crusoë de Defoe, ou Michel Ardan, Phileas Fogg et le Capitaine Hatteras de Verne. Il nous semble que dans ces types de roman ce sont l’idée de mouvement, son sens et son but qui contribuent à construire l’univers fictif, l’intrigue et même les caractéristiques des personnages principaux. Dans le cas de Folantin et de Salavin, qui n’ont pas de tels objectifs déterminant la direction de leur trajet, nous choisirons de parler de roman d’errance. Pour nous, la différence entre le roman de voyage et le roman d’errance est le manque de sens du mouvement.
1
Le personnage de ce portrait est d’Italo Svevo, nommé Alfonso Nitti (Brombert 1999 : 62).
475
L’INTERTEXTUALITE 2. LECTURE 2.1. Hypotextes Dans ce qui suit nous étudierons À vau-l’eau et le cycle des Salavin dans un rapport avec leurs hypotextes1 qui sont donc le roman de voyage et le roman d’aventure. Le premier est très souvent en même temps un roman d’aventure, un roman d’épreuve et un roman d’apprentissage. Les liens entre ces genres remontent loin dans l’histoire du roman. Apprendre dans l’espace et dans le temps est le sens profond du roman d’apprentissage. L’idée des voyages qui forment la jeunesse à travers des épreuves et d’autres expériences correspond à une conception ancienne dont l’archétype littéraire reste l’Odyssée d’Ulysse. (Bakhtine 1978 : 206 ; Bakhtine 1984 : 213-231). D’après Bakhtine, les chronotopes2 dominants du roman de voyage sont la route, indice spatial aussi bien que temporel, le seuil et le thème de la rencontre. Ce sont les pays, villes, cultures, ethnies et groupes sociaux et conditions spécifiques de vie que rencontre le personnage principal lors de son voyage et dont il perçoit l’altérité dans un esprit exotique. (Bakhtine 1978 : 248-249 ; Bakhtine 1984 : 213-214.) Selon Bakhtine, ces chronotopes » se présentent comme les centres organisateurs des principaux événements contenus dans le sujet du roman, dont les » nœuds » se nouent et se dénouent dans le chronotope » (1978 : 391). Le roman d’épreuve — qui est toujours bâti sur un écart par rapport au cours ordinaire de la vie des héros en présentant des péripéties et événements exceptionnels et inattendus — se construit comme une série d’épreuves auxquelles les vertus, la loyauté, les prouesses et la sainteté du héros sont soumises. (voir Bakhtine 1978 : 202-203 ; Bakhtine 1984 : 215-217). Le roman d’apprentissage a ses origines dans le roman d’épreuves de l’antiquité et dans le roman picaresque du XVIe siècle. Bakhtine donne les étapes principales de l’histoire de ce type de roman. Après avoir atteint l’apogée de son épanouissement dans sa variante baroque, le roman d’épreuves des XVIIIe et XIXe siècles aura perdu sa pureté, mais le type de construction du roman, basée sur la notion de mise à l’épreuve du héros, continue à exister, se complexifie, bien entendu, de tout ce qui aura été acquis par le roman biographique et le roman d’apprentissage. (1984 : 220)
C’est le thème de voyage qui nous intéresse également dans le roman d’apprentissage. Le parcours du personnage semble constituer un élément déterminant de son apprentissage. Les thèmes principaux d’un roman d’apprentissage sont cheminement, itinéraire, processus et initiation qui peuvent avoir comme but par exemple la place la plus élevée dans la société. Dans un roman d’aventure, les épreuves et le trajet sont des éléments primordiaux de voyage du héros mythique. La quête est inséparable du héros mythique. Selon Joseph Campbell (1956 : 36-37 ; 49-246), les épreuves et le trajet du héros mythique respectent toujours le même schéma élémentaire des rites de passage : la séparation – l’initiation – le retour. Dans les mythologies et les récits retraçant des aventures de héros, les détails 1 L’hypertextualité renvoie à toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte). L’hypertextualité recouvre tous les types de transformation qu’un hypertexte peut faire subir à un hypotexte. Par exemple, L’Éneide de Virgile, et Ulysse de Joyce sont deux hypertextes et transformations différentes d’un même hypotexte qui est l’Odyssée d’Homère. (Genette 1982 : 14-16.). 1 Le chronotope est un concept de Bakhtine renvoyant aux indices spatio-temporels dans la fiction (voir Bakhtine 1978 : 235-398).
476
FOLANTIN ET SALAVIN A VAU-L’EAU de ces phases suivent également des schémas rituels. Dans la phase de séparation, où de départ, le héros appelé à l’aventure et aidé par une force surnaturelle traverse le premier seuil et entre dans » le ventre de la baleine ». Dans la deuxième phase, celle de l’initiation, il parcourt un chemin parsemé d’épreuves et connaîtra sa propre divinisation et la bénédiction suprême. La dernière phase, le retour de » l’autre monde », est la plus demandante pour le héros. Il traversera le seuil de retour, deviendra ainsi le maître des deux mondes et finalement connaîtra la liberté de vivre. Tout en réalisant le même type d’itinéraire que les héros de la tradition, Folantin et Salavin vont aboutir avec un apprentissage complètement différent. Nous étudierons ce fait par le biais d’un détail que l’on peut trouver aussi bien dans À vau-l’eau que dans le cycle des Salavin et proposons une lecture à partir du concept de l’errant associé à la métaphore de l’eau, et à l’expression aller à vau-l’eau. 2.2. Héros déboussolés Le symbolisme de la navigation et de l’errance sur l’eau dans les mythologies anciennes signifie le fait que le héros est exposé aux dangers de la vie (Chevalier et Gheerbrant 1982 : 381) qu’il affronte avec courage. Il se peut que le héros du roman de voyage traditionnel ait momentanément du mal à naviguer ou à s’orienter. Ces problèmes de boussoles et de cartes incomplètes sont des épreuves qu’il surmonte grâce à son intelligence et à sa persévérance. En revanche, dans le roman que nous appelons le roman d’errance, le fait d’être exposé aux dangers de la vie et d’être perdu ne sont pas des épreuves passagères mais des caractéristiques d’un état permanent. Les héros de ce type de roman n’ont pas le courage, l’intelligence ou la persévérance de leurs prédécesseurs. Selon Michel Foucault, depuis des siècles on a associé l’eau à l’errance pour décrire un égarement, ou une perte de soi (1961 : 1416). Folantin se laisse aller à vau-l’eau lorsqu’il se trouve dans l’obligation de bouger pour aller dîner. Il voudrait trouver ce confort chez lui mais célibataire, il n’a ni femme, ni de quoi manger chez lui. La métaphore de l’eau est associée à cette nuisance de mouvement. Folantin sait qu’il devrait changer de rive mais il n’aime pas cette idée. « Il faudrait traverser l’eau pour dîner, se répétait M. Folantin, mais un profond dégoût le saisissait dès qu’il franchissait la rive gauche » (À Vau-l’eau, 397). Une fois cet « Ulysse des gargotes », comme disait Guy de Maupassant1, est obligé de franchir le seuil, mais cet acte héroïque s’avère une déception. La conclusion de l’effort est la suivante : « La nourriture n’était pas supérieure à celle de la rive gauche et le service était arrogant et dérisoire. M. Folantin se le tint pour dit et il resta désormais dans son arrondissement, bien résolu à ne plus en démarrer » (À vau-l’eau, 424). Le sens de l’expression à vau-l’eau, qui est se perdre, se désorganiser, donne une image de quelqu’un qui a perdu tout contrôle, qui mène une vie errante sans but, et qui est en mouvement malgré lui, éventuellement sans passé et sans 1
Maupassant notait dans ses chroniques sur la nouvelle de son camarade des soirées de Médan : “Cet Ulysse des gargotes, dont l’odyssée se borne à des voyages entre des plats où graillonnent des beurres rancis autour de copeaux de chair inavalables, est navrant, poignant, désespérant, parce qu’il nous apparaît d’une effrayante vérité.” (1993 : 189.).
477
L’INTERTEXTUALITE avenir. Cette expression est mentionnée après le titre deux fois dans le récit de Huysmans et les deux fois elle est associée à l’état d’âme de Folantin. La première occurrence se trouve dans un endroit du récit que l’on pourrait considérer comme la première phase du schéma rituel du voyage d’un héros mythique, présenté par Campbell. C’est le départ du héros, le moment où il est appelé à l’aventure. Ce début du récit révèle la tristesse et l’impuissance que ressent Folantin : » Ni le lendemain, ni le surlendemain, la tristesse de M. Folantin ne se dissipa ; il se laissait aller à vau-l’eau, incapable de réagir contre ce spleen qui l’écrasait » (À vau-l’eau, 396). La deuxième occurrence de cette expression se trouve à la fin du récit, dans le passage que l’on pourrait considérer comme le retour du héros. C’est le moment où selon Campbell le héros retourne de l’autre monde, traverse le seuil, et deviendra le vainqueur de l’épreuve et le maître des deux mondes (Campbell 1956 : 36-37 ; 49246). Par conséquent, il deviendra aussi le sauveur ou le sage de tout un peuple (voir Sellier 1990 : 14-17). Le cas de Folantin n’est pas celui du héros traditionnel. M. Folantin descendit de chez cette fille, profondément écœuré et, tout en s’acheminant vers son domicile, il embrassa d’un coup d’œil l’horizon désolé de la vie ; il comprit l’inutilité des changements de routes, la stérilité des élans et des efforts ; « il faut se laisser aller à vau-l’eau ; Schopenhauer a raison, se dit-il, « la vie de l’homme oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui ». Aussi n’est-ce point la peine de tenter d’accélérer ou de retarder la marche du balancier ; il n’y a qu’à se croiser les bras et à tâcher de dormir (--) ». (447)
Dans cet extrait Folantin effectue le dernier déplacement du récit. Écœuré, il retourne chez lui de chez la prostituée avec qui il a passé la nuit. Ce passage ne montre pas Folantin comme vainqueur de l’épreuve ou comme sauveur d’un peuple. Le bilan qu’il fait de son exploration révèle un échec personnel. Le mouvement, où il se trouve malgré lui, est le contraire du cheminement d’un héros du roman de formation. L’apprentissage que fait Folantin est quasiment parodique par rapport à ce genre de roman et se résume dans ces maximes : le changement des routes est inutile, les efforts sont stériles, il faut se résigner. À la fin, il n’aura donc rien appris, rien gagné. L’extrait suivant de La Confession de minuit de Duhamel nous permet d’étudier l’intertextualité de Folantin et de Salavin à partir de la même image d’être à vau-l’eau. Comme ce roman est le premier volume du cycle, on peut le considérer comme la première phase, l’appel à l’aventure de Salavin. Celui-ci décrit sa situation en utilisant la métaphore d’un bateau à la proie des vents et du courant. Cela est décrit par le verbe flotter qui est un synonyme de verbe errer. (--) le but de mes pas était, le plus souvent, très indécis et le temps ne me pressait point. Alors, je m’arrêtais à l’angle d’une maison, devant quelque morne boutique. J’étais tiré à gauche, poussé à droite, partagé, flottant. Je tournoyais sur moi-même comme une barque que le courant hale dans un sens et que le vent sollicite dans le sens opposé. Je fermais les yeux et fonçais au petit bonheur. Eh bien, à ce train-là, il m’arrivait quand même d’arriver, si j’ose dire. En d’autres termes, je finissais quelquefois par me trouver dans un endroit qui n’était pas n’importe lequel. (Confession, 106-107. C’est nous qui soulignons.)
On se rend compte que la rencontre des choses nouvelles et des lieux nouveaux, le but et le temps importent peu pour Salavin. Toutes ces données sont élémentaires pour les héros du roman d’aventure qui s’intéressent aux connaissances nouvelles et sont attirés par d’autres cultures et d’autres façons de vivre et qui ont souvent un cadre temporel à respecter pour bien effectuer leur exploration. Le Tour 478
FOLANTIN ET SALAVIN A VAU-L’EAU du monde en quatre-vingts jours des voyages extraordinaires de Verne en est un exemple. En le comparant au tournoiement de Salavin, on voit que l’espace spatiotemporel est quelque chose de flottant pour celui-ci. La nature des aventures décrites dans le cycle est totalement différente par rapport aux aventures que l’on peut trouver dans les pages des romans de Verne ou d’Alexandre Dumas. Selon Duhamel, « les aventures de Salavin sont essentiellement des aventures intérieures » (1947 : 14). Salavin dit lui-même : « Je n’ai rien à vous raconter d’extraordinaire. Toutes mes aventures me sont arrivées en dedans. » (Confession, 101-102) Même le titre générique du cycle de Duhamel, Vie et aventures de Louis Salavin, invite le lecteur de réfléchir sur la nature des aventures de Salavin par un effet humoristique. La structure du titre est bien conforme au genre du roman d’aventure et familière puisque rencontrée plusieurs fois par exemple dans la littérature anglaise des siècles passés — rappelons-nous de The life and strange surprising adventures of Robinson Crusoe de Daniel Defoe, de The life and adventures of Martin Chuzzlewit, ou de The life and adventures of Nicholas Nicelby de Charles Dickens —, mais il ne s’agit pas de roman d’aventure proprement dit. Le lecteur qui commence à lire un volume de ce cycle comme un roman d’aventure se trouve rapidement dans le besoin de réadapter son horizon d’attente. L’hypertextualité, qui se déclare le plus souvent au moyen d’un indice paratextuel ayant une valeur contractuelle (Genette 1982 : 17) est ici parodique. Pour continuer encore avec ce thème du navire comme symbole de l’errance et de l’égarement, nous voulons mentionner les nefs des fous du moyen âge dont Foucault parle dans son histoire de la folie. Aussi bien le mot errant que ses synonymes égaré et perdu peuvent avoir une connotation psychologique — l’errance tient de la quête métaphysique dont le but est rarement défini. D’après Delvaille (1997 : 18-21), en comparant l’errance à la flânerie, essentiellement urbaine et liée à l’idée des grands boulevards et au regard éveille, et à la promenade plutôt rurale et bienfaisante qui a souvent un but social, l’errance a longtemps fait peur comme si elle représentait une catégorie de la folie. Cette crainte est due au fait qu’elle est souvent accompagnée d’incertitude ou de mystère. Selon Delvaille, l’errance n’est jamais un plaisir. » C’est une obligation à laquelle nous succombons sans savoir pourquoi, jetés hors de nous-mêmes. Elle ne conduit nulle part. Elle est échec », dit-il. Nous ne pensons pas que Folantin et Salavin soient des fous, mais il est vrai qu’ils sont très sensibles psychologiquement. Il nous semble que leur errance parisienne peut être illustrée avec les propos de Foucault. D’après lui, enfermé dans le navire, le fou est prisonnier au milieu de la plus libre des routes ; « solidement enchaîné à l’infini carrefour. Il est le Passager par excellence, c’est-à-dire le prisonnier du passage ». (1961 : 14.) Nous constatons que Folantin et Salavin sont dans cette situation. Le bateau à la proie des vents et des courants les emmène d’un pays à l’autre parce qu’il n’existe pas de pays qui les inviterait à s’installer. Nous pouvons conclure que Folantin et Salavin ne ressemblent pas aux navigateurs éminents de la littérature des siècles passés. Maupassant compare Folantin à Ulysse de manière parodique et il en va de même si nous comparons Vie et aventures de Salavin aux aventures d’un navigateur malchanceux mais qui
479
L’INTERTEXTUALITE pourtant réussit à créer une civilisation sur une île déserte : Vie et aventures de Robinson Crusoë (1719) de Daniel Defoe. Salavin et Crusoë ont en commun le besoin de noter leurs pensées et expériences dans leurs journaux intimes. Crusoë fait le bilan dans son journal après le naufrage en disant qu’il essaye de se consoler en pesant ses biens et ses maux, afin qu’il puisse se convaincre que son sort n’est pas le pire (107). En voici quelques exemples. Le mal Je suis écarté et séparé, en quelque sorte, du monde entier pour être misérable. Le bien Mais j’ai été séparé du reste de l’équipage pour être préservé de la mort ; et Celui qui m’a miraculeusement sauvé de la mort peut aussi me délivrer de cette condition. Le mal Je suis retranché du nombre des hommes ; je suis un solitaire, un banni de la société humaine. Le bien Mais je ne suis point mourant de faim et expirant sur une terre stérile qui ne produise pas de subsistances. Le mal Je n’ai pas une seule âme à qui parler, ou qui puisse me consoler. Le bien Mais Dieu, par un prodige, a envoyé le vaisseau assez près du rivage pour que je pusse en tirer tout ce qui m’était nécessaire pour suppléer à mes besoins ou me rendre capable d’y suppléer moi – même aussi longtemps que je vivrai. (Crusoë, 107-108)
Les maux qu’énumère Crusoë pourraient bien figurer dans les pages du journal de Salavin qui souffre de la solitude et se ressent écarté et séparé du monde entier, et qui se considère comme un banni de la société humaine. Mais la raison pour laquelle Salavin tient son journal n’est pas de peser les biens et les maux dans le but de se consoler — dans son cahier il n’y a pas de colonne intitulée « Le bien ». Il nous semble que Le Journal de Salavin correspond dans le cycle des Salavin à la deuxième phase du voyage du héros d’après Campbell. Cette phase est celle de l’initiation qui s’effectue par les épreuves et c’est aussi la phase des bilans. Voici le bilan que fait Salavin de sa vie : Et moi, que suis-je ? Un petit employé de bureau, seul dans une ville monstrueuse, un être infime, usé jusqu’à la fibre, rompu par une vie ingrate. Étoffe médiocre, ressorts douteux. Un désir dans la poitrine, plus pesant qu’une tumeur. (Journal, 150)
Si le bateau offre à Robinson des bases de subsistance même après le naufrage, dans le cycle des Salavin la métaphore du bateau est liée à l’insécurité et au fait d’être perdu, égaré, flottant, à vau-l’eau. Pour finir cette lecture sur un détail d’A Vau-l’eau et du cycle des Salavin, nous voulons citer Walter Benjamin qui associe la métaphore des navires et des ports à l’idée de la modernité et au héros moderne baudelairien. À partir d’un extrait des notes du poète : « Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés (--) sur les eaux tranquilles, ces robustes navires, à l’air désœuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette : Quand partons-nous pour le bonheur ?1 » il produit l’analyse suivante. On trouve réunies dans ces navires la nonchalance et la préparation au plus extrême déploiement d’énergie. Cela leur donne une signification secrète. Il y a une constellation 1
C’est un extrait de Mon cœur mis à nu (Benjamin 2002 : 139 ; Baudelaire 1968 : 625).
480
FOLANTIN ET SALAVIN A VAU-L’EAU particulière où, chez l’homme, aussi se retrouvent la grandeur et la nonchalance. Elle "influence" (au sens astrologique) l’existence de Baudelaire. Il l’a déchiffrée, et l’a appelée la modernité. Quand il s’abîme dans le spectacle des navires dans la rade, c’est pour y recueillir une métaphore. Le héros est aussi fort, aussi ingénieux, aussi harmonieux, aussi bien bâti que ces navires. Mais la haute mer lui fait signe en vain. Car sa vie est sous une mauvaise étoile. La modernité se révèle être une fatalité qui pèse sur lui. Le héros n’y a pas de place prévue ; la modernité n’a pas l’usage d’un homme comme lui. Elle le retient immobile au port, pour toujours ; elle l’abandonne à une éternelle oisiveté. (Benjamin 2002 : 139. C’est nous qui soulignons.)
Nous avons souligné certaines phrases de ce passage qui, selon nous, permettent une lecture intertextuelle situant Folantin et Salavin dans le sillage de ce héros moderne baudelairien. Ce type de héros, qui s’oppose à un héros du roman de voyage ou du roman d’aventure traditionnel, n’a plus de place prévue dans la société, il est sous la dominance de la mauvaise étoile de la mélancolie et reste immobile au port, regardant les autres partir, incapable et impuissant de le faire luimême. 3. CONCLUSION En considérant Folantin et Salavin du point de vue de l’hypertextualité que nous venons de développer ci-dessus, nous nous trouvons en face de paradoxes. Les chronotopes les plus importants du roman de voyage, la route et la rencontre, semblent être tournées en parodie dans ces récits. Les éléments thématiques sont détournés de leur fonction en prenant le contre-pied des procédures habituelles. Par exemple, même si ces deux personnages bougent effectivement beaucoup à Paris, ils n’en sortent jamais ni n’avancent nulle part. Le lieu présenté est clos, vouant ces personnages à un enfermement qui n’a rien d’une visite touristique : les paysages et les sites qu’ils rencontrent sont toujours les mêmes. Et même s’ils affrontent des épreuves et luttent contre la peur, la faim et la souffrance, ils n’ont pas ni le courage, ni la curiosité, ni l’intelligence ni la force physique des héros typiques du roman d’aventure. Ils ne sont pas d’hommes d’action ou d’exception de la manière d’Ulysse ou de Robinson Crusoë. Outre les structures thématiques, dans À vau-l’eau et dans Vie et aventures de Salavin sont tournés également en dérision les buts achevés des héros du roman d’éducation, de voyage ou d’aventure, tels que l’apprentissage, l’initiation et l’insertion à la société. Ce que nous avons proposé dans ce travail est une lecture d’A Vau-l’eau et du cycle des Salavin comme transformations (voir Genette 1982 : 40), c’est-à-dire comme réécritures parodiques, du roman de voyage et du roman d’aventure. Nous avons choisi ces hypotextes en fonction de l’idée de sens du mouvement que l’on peut y trouver. Dans les cas des personnages de notre corpus, ce sens, nous semblet-il, est un contresens et le mouvement s’engourdit jusqu’à atteindre l’immobilité. En basant notre approche sur l’étymologie du mot parôdia, rappelée par Genette (ibid. : 20), référant au fait de chanter à côté, donc de chanter faux, ou dans une autre voix, en contre-chant — en contrepoint —, ou encore de chanter dans un autre ton : déformer, donc, ou transposer une mélodie nous avons pu lire les histoires de nos héros modernes comme des faux romans d’apprentissage, faux romans de voyage et faux romans d’aventure.
481
L’INTERTEXTUALITE Il nous semble que cette lecture peut mettre en relief quelques aspects thématiques de ces romans. Ce sont surtout les thèmes qui dérivent du thème du mouvement comme initiation, cheminement, arrivée à destination et apprentissage. Le sentiment d’échec qu’éprouvent Folantin et Salavin, et qu’ils tiennent comme l’apprentissage de la vie, est surtout un sentiment d’échec social qu’ils dissimulent dans leur attitude méprisante, de cet exil volontaire qu’est l’errance. À l’errance sont associés les thèmes de l’étrangeté et de la recherche d’un lieu acceptable dans une grande ville moderne. Dans son Étrangers à nous-mêmes Julia Kristeva constate qu’« une blessure secrète, souvent inconnue de lui-même, propulse l’étranger à l’errance » (1988 : 13-14). Nous avons l’impression que Folantin et Salavin pourraient être considérés comme ces étrangers à eux-mêmes qui ont beau cacher leurs blessures parce que ce sont ces blessures qui les font circuler en ville. L’objectif de leur errance est de se trouver soi-même mais ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchent parce qu’ils n’acceptent pas ce qu’ils trouvent. Leur cheminement d’un espace à l’autre est profondément lié à leur quête mélancolique et métaphysique. Ainsi, à la fin, la rencontre avec l’autre, l’un des chronotopes du roman de voyage, devient la rencontre avec soi-même, avec ce moi que le personnage a essayé de fuir ou de changer. Dans la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècle on rencontre souvent un individu isolé, un exilé, qui se dégage du fond anonyme d’une métropole. Pour ce genre de personnage l’errance est une manière de chercher son identité et sa place dans la société. Dans cette lecture, avec Folantin et Salavin le héros exemplaire des romans d’aventure ou des romans d’apprentissage est devenu un héros moderne, un être flottant et inquiet qui éprouve une expérience de l’aliénation et, insatisfait, recherche le sens véritable de l’existence. Ce héros reflète bien la sensibilité moderne caractéristique de la période qui va de la fin du XIXe siècle aux années trente. VERTAINEN Tuija 20014 Université de Turku, Finlande tuiver@utu.fi BIBLIOGRAPHIE ABENSOUR, M., « Héroïsme et modernité », Magazine littéraire, 408, avril 2002, p. 44-46, 2002. BAKHTINE, M., Esthétique et théorie du roman, (traduit par Daria Olivier), Paris, Gallimard, 1978, BAKHTINE, M., Esthétique de la création verbale, (traduit par Alfreda Aucouturier), Paris, Gallimard., 1984. BARTHES, R., « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, tome II 1966-1973 (1994), Paris, Seuil, p. 491-495, 1968. BAUDELAIRE, C., Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1968. BELLEMIN-NOËL, J., » De l’interlecture », Comment la littérature agit-elle ? (sous la dir. de Michel Picard), actes et colloques 40, Centre de recherche sur la lecture littéraire de Reims, Klincksieck, p. 147165, 1994. BENJAMIN, W., Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, (traduit par Jean Lacoste), Paris, Payot, 2002 [1979]. BORIE, J., Huysmans Le Diable, le célibataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991. BROMBERT, V., The Intellectual Hero. Studies in the French Novel 1880-1955, Chicago & London, The University of Chicago Press, 1960. BROMBERT, V., In praise of antiheroes. Figures and themes in modern european literature 1830-1980, Chicago, The University of Chicago press, 1999. CAMPBELL, J., The Hero with a Thousand Faces, New York, Meridian Books, 1956.
482
FOLANTIN ET SALAVIN A VAU-L’EAU CHEVALIER, J. et GHEERBRANT, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont et Éditions Jupiter, 1982. DEFOE, D., Vie et aventures de Robinson Crusoë, (traduit par Pétrus Borel), Paris, Flammarion, 1989. DELVAILLE, B., « Une quête métaphysique », Magazine littéraire, 353, avril 1997, p. 18-21, 1997. DUHAMEL, G., Confession de minuit, Paris, Mercure de France, 1941 [1920]. - Deux hommes, Paris, Mercure de France, 1924. - Journal de Salavin, Paris, Mercure de France, 1993 [1926]. - Le Club des Lyonnais, Paris, Mercure de France, 1929. - Tel qu’en lui-même, Paris, Mercure de France, 1996 [1932]. - « Vie et mort d’un héros de roman », Semailles au vent, Monaco, Éditions du Rocher, 1947. FOUCAULT, M., Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961. GENETTE, G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. HUYSMANS, J.-K., En ménage/À vau-l’eau, Paris, Union générale d’Éditions, collection 10/18, 1991 [1881 et 1882]. KRISTEVA, J., Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1988. LAFAY, A., » Naissance et destinée d’un héros de roman Salavin », Duhamel revisité, Paris, Lettres modernes Minard, p. 43-61, 1998a. LAFAY, A., « Paris dans l’œuvre de Duhamel », Duhamel revisité, Paris, Lettres modernes Minard, p. 121-132, 1998b. LAUMONIER, A., « L’errance ou la pensée du milieu », Magazine littéraire, 353, avril 1997, p. 20-24, 1997. MAUPASSANT, G. de, Choses et autres. Choix de chroniques littéraires et mondaines (1876-1890), Paris, Librairie Générale Française, 1993. RIFFATERRE, M., « La trace de l’intertexte », Pensée, 215, p. 4-18, 1980. SELLIER, P., Le mythe du héros, Paris, Bordas, 1990. TADIÉ, J.-Y., Le roman d’aventure, Paris, Presses universitaires de France, 1982.
483