Peut-on faire confiance aux mots ?
Les mots se vident de leur sens comme un corps se vide de son sang. Rien n'est plus insensé qu'un mot étranger. Ce ne sont que mots morts, coquilles vides, chréodes en attente de sens. Absence de sens ou trop plein de sens, car ouverts à tous les sens, les mots qui ne se défendent pas sont lettres mortes qui demandent un terrible effort pour naître au sens. Il faut suer sang et eau pour qu'ils prennent de la vigueur, de la rigueur ? Mots insensibles qu'il faut réanimer, au risque d'y perdre son âme. Et pourtant ces mots de notre propre langue, ces mots qui nous trahissent, ces mots à double sens, ces mots que l'on croyait fiables, ces mots tournent au contresens. Ils virent au rouge d’un panneau de sens interdit, mots interdits, inter-dits entre les mots. Qu'est ce qu'un "terroriste" sinon quelqu'un qui inspire la terreur, quelqu'un qui n'existe que par le sang versé, quelqu'un qui a perdu le sens commun, le sens de la mesure, le valeurs, quelqu'un qui n'a plus les mots et le pouvoir de la parole pour imposer qu'on aille dans son sens. Celui qui reste sans voix, cherche à dominer par le sexe ou par le sang. Ou encore, un terroriste est celui qui se dresse contre un pouvoir établi, pour le r enverser. Mais lorsqu'un terroriste n'a plus de justification morale, patriotique. idéologique, il n'œuvre plus pour le bien commun mais pour son groupe, pour les siens, pour lui-même quand bien même il prétendrait à quelque noble motivation. Nous sommes donc tous des terroristes quand les mots nous manquent, quand nous n'acceptons pas les injustices, quand on bride notre liberté, quand on nous opprime. La vio lence faite à notre raison, à notre sens du bien et du juste, par les mots de l'autre, quand nous sommes dans l'impossibilité de nous faire entendre ne nous laisse aucun recours sinon de céder aux puls ions sexuelles ou meurtrières. Un linguiste allemand pensait que les premiers mots inventés par l'homme avaient une origine sexuelle, les psychanalystes découvrent, derrière les discours les plus anodins, un sens caché qui fait référence au sexe. Face à un homme qui ne veut rien comprendre, le recours à la violence est le seul mo yen d'expression qui reste disponible, face à une femme qui se fait sourde à toute supplication, le sexe devient la seule communication possible. Au bout du compte, quand un Pouvoir quelconque nous traite de terroriste, alors qu'il pense fustiger notre action, il nous fait un compliment, il nous encense, il justifie notre existence. Mais si le terroriste, est cette caricature affublée d'un passe-montagne, une grenade à la main et une Kalachnikov en bandoulière, alors nous ne nous reconnaissons pas dans cette appellation qui, stricto sensu, désigne une personne insensible, à la limite de l'animalité. Seul le Pouvoir pouvait hier traiter de terroristes ceux qui faisaient couler leur sang et celui des autres pour leur cause. Lorsqu'un Pouvoir traite un autre Pouvoir de terroriste, alors ce mot prend un sens inhabituel. L'état terroriste est un état qui s'oppose à l'ordre mondial, au nom de sa propre identité, au nom de sa propre différence. Mais lorsqu'un État, objet de l'opprobre général, traite un groupement d'États de terroristes, parce qu' ils ne supportent plus les exactions perpétrées par cet état, cela devrait friser le ridicule. Mais les mots ont toujours eu un endroit et un envers, ils ont la capacité de signifier une chose et son contraire. Ils prennent un sens nouveau dans chaque bouche qui les profère. Cela ne devrait pas nous surprendre. Le mot nègre avait dans la bouche de certains un sens péjoratif, d'autres ont revendiqué cette appellation. Pourquoi n'ose-t-on pas nous dire qui sont ceux que l'on cache sous le nom de jeunes Les mots devaient révéler quelque chose et non cacher
une vérité, mais les mots sont d'abord mensonge, euphémisme, métaphore ; tout un arsenal de stratégies pour ne pas dire le vrai, le réel. Quand un chien lève la patte, un Français sait très bien ce qu’il fait, même si aucun mot ne dit la chose. Il existe aussi des mots crus, des mots qui nous gênent par leur verdeur, des mots qui nous font peur, des mots interdits par le pouvoir, par la société, des mots politiquement incorrects, un terrorisme des mots auquel répond le terrorisme de l'air du temps. Quand le mouvement féministe américain a voulu transformer le mot history en herstory, il s'agissait d'un terrorisme qui mêlait sens et sexe. Quand on a traité les camps de concentration de détail de l'histoire, chacun selon se s convictions y a vu un sens différent. La somme de sang versé ne pouvait s'accommoder du sens restreint de détail. Mais ce mot peut aussi bien signifier un élément accessoire d'un ensemble qu'une énumération minutieuse, une description circonstanciée d'un événement. Une suite de mots s'oppose aux mots sans suite, mais ces mots sans suite sont une suite de mots. Par la suite s'oppose à tout de suite comme plus tard à immédiatement. On ne peut pas faire confiance aux mots, chacun les interprète à sa manière, le ton sur lequel on les prononce en inverse le sens. C’est du beau travail n’est pas forcément un compliment. Il est possible de reprendre sa parole après l'avoir donnée, il est possible de nier l'évidence, tout est question d'interprétation, de traduction. Le sang et le sexe sont susceptibles des mêmes ambiguïtés. Le sang s'échange, on en fait don : acte de fraternité où l'on fait couler le sang pour sauver l'autre ou se lier à lui. Mais on verse aussi le sang de l'autre pour lui voler sa vie et sa force. Le sexe est amour ou viol, violence ou tendresse, communion ou agression. Sexe et sang donnent la vie, mais, ils sont aussi mortifères, ils la détruisent aussi. Diderot dans Les bijoux indiscrets avait donné la parole aux sexes des femmes et c’est une toute autre histoire qu’ils racontaient. Les Dogons placent le centre du langage dans la vessie, et bien des augures lisent l'avenir dans le sang des animaux sacrifiés. Le sperme et le sang transmet tent des informations génétiques et l'ADN est une carte d'identité infalsifiable qui définit un individu mieux qu'une photo ou une description. En fait nous communiquons avec nos semblables par ces trois canaux, parole, sexe et sang. Si nous avons quelque chose dans le sang, ou le sang chaud, c'est que quelque chose nous a été transmis qui nous lie à nos géniteurs mieux que leurs paroles remémorées. Qu'on ait le dernier mot, qu'on ait des mots, ou que l'on trouve le fin mot de l'histoire, il s'agit toujours d'une quête d'un pouvoir sur l'autre. La puissance du verbe, comme celle du sexe est un moyen d'asservissement et les mots qui blessent sont susceptibles d'être lavés dans le sang tels une révolte qu'on noie dans le sang. Le mot "sexe" désigne aussi bien une partie d'un être humain qu'une partie de l'humanité et une activité sexuelle élevée au premier plan des préoccupations humaines Comme la parole, le sexe est le propre de l'homme, si l'on néglige les Bonobos. Comme le verbe, le sexe a souvent été soit diabolisé, soit vénéré par les différent cultes religieux. Comme le sang, il a joué un rôle important dans les rituels au côté des incantations. Sang, sexe et sens ont forgé l'imaginaire humain, souvent liés, souvent opposés. mortifères ou salvateurs, ils sont le moteur de notre devenir. Un devenir aussi ambigu que les valeurs qu'on leur accorde.