La Vengeance et ses discours

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CALS/CPST 2006

LA VENGEANCE ET

SES DISCOURS

26e Colloque d’ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION Pierre Marillaud - Robert Gauthier


Ce document de recherche a été publié avec le concours du Conseil Scientifique de l'Université de Toulouse-le Mirail, du Conseil Municipal d'Albi et du Conseil Général du Tarn

Béatrix Marillaud, organisatrice des colloques d'Albi Langages et Signification, recevait au mois de juillet 2005, les participants réunis autour du thème :

LA VENGEANCE ET SES DISCOURS

Équipe d'édition Responsable : Robert GAUTHIER Mise en Page : Abderrahim MEQQORI Couverture : La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, Prud'hon Pierre Paul (C) Photo RMN / © Jean-Gilles Berizzi

Pour tout renseignement consulter la page sur la Toile : http://www.univ-tlse2.fr/gril/Albi06.htm ou contacter Robert GAUTHIER Roquefoulet 31560 Nailloux Tel. domicile : (33)(0)5 61 27 11 10 Courriel : gauthier@univ-tlse2.fr

CALS COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION


COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION CALS 1280 route de Cos 82130 LAMOTHE CAPDEVILLE Tél. : (33) (0)5.63.30.91.83 Courriel : beatrixmarillaud.cals@wanadoo.fr

COMITÉ SCIENTIFIQUE Michel BALLABRIGA .......... Université de Toulouse-le Mirail Jean Paul BERNIÉ................. Université de Bordeaux Anna BONDARENCO........... Université de Chisinau, Moldavie Marc BONHOMME .............. Université de Berne, Suisse J.-François BONNOT ............ Université de Besançon J.-Jacques BOUTAUD........... Université de Bourgogne Marcel BURGER ................... Université de Lausanne, Suisse Pierre CANIVENC................. Université de Toulouse-le Mirail Marion COLAS-BLAISE ...... Centre Universitaire du Luxembourg Fernand DELARUE............... Université de Poitiers Nicole EVERAERT-D............ Université Saint-Louis de Bruxelles F.-Charles GAUDARD .......... Université de Toulouse-le Mirail Robert GAUTHIER ............... Université de Toulouse-le Mirail Massimo LEONE ................... Université de Siennes, Italie Pierre MARILLAUD ............. Université de Toulouse-le Mirail Adrien N’TABONA ............... Université de Bujumbura, Burundi M.-Anne PAVEAU................. Université d’Amiens Robert REDEKER ................. Chargé de rédaction «Les Temps Modernes» Michael RINN......................... Université de Bretagne

Toulouse 2006


Avant-propos et remerciements .............................................................................................6 Présentation .............................................................................................................................7 1-Marion COLAS-BLAISE La pratique de la vengeance et ses avatars : éléments pour une poétique de la vengeanceévénement ...............................................................................................................................13 2-Natalia BELOZEROVA Inversions conceptuelles : le concept de « vengeance » dans l’épistémè russe du XIXe siècle ..............................................................................................................................27 3-Zsuzsa SIMONFFY Y a-t-il des topoi attachés au mot vengeance ?........................................................................39 4-Jean-Luc POMMIER La violence scolaire, une vengeance inscrite dans un étirement énonciatif .............................51 5-J.-J. Rousseau TANDIA MOUAFOUet Jean Benoît TSOFACK Discours estudiantins et manifestations argotiques : parole malheureuse ou parole vengeresse ? ............................................................................................................................61 6-Sylvie FREYERMUTH Nabuchodonosor : la vengeance de l’égal des dieux ...............................................................71 7-Jean-François P. BONNOT Le complexe de Septimus : la vengeance du savant fou dans l’œuvre d’Edgar P. Jacobs .......83 8-Julie BERRIER La vengeance ou la quête du rééquilibrage du temps dans Le mur entre nous de Tecia Werbowski ..............................................................................................................................95 9-Jean-Claude GUERRINI Vendetta et vengeance dans l’œuvre de Mérimée : émotions, justifications, valeurs ............103 10-Jean-Paul DUFIET Le discours du renoncement à la vengeance dans le procès de Klaus Barbie ........................113 11-Elena ANDREITCHIKOVA-LAVERGNE Le registre injurieux et les particularités de sa traduction, ou comment transformer les « maquereaux » et les « vaches » en russe ............................................................................125 12-Isabelle DANGY La vengeance et son récit : le cas de Georges Pérec..............................................................131 13-Peter DIENER Pouchkine et Mérimée : discours de vengeance pour l’amour délaissé .................................141 14-Fernand DELARUE La vengeance chez Sénèque ..................................................................................................153 15-Anna BONDARENCO La vengeance et ses discours dans le roman de H. Bazin « Vipère au poing »......................163 16-Dumitra BARON Odyssée de la rancune : la vengeance comme fondement ontologique et artistique dans l’œuvre de Cioran..................................................................................................................177 17-Catalina SAGARRA-MARTIN Le faire d’un dire testimonial : une analyse sémiologique d’un logos témoignant sur le génocide rwandais .................................................................................................................187


18-Fernanda MENÉNDEZ L’humour comme vengeance ................................................................................................197 19-Nadège VULTAGGIO-GRENGLET Vengeance et personnages dans deux romans de Julien Green (Adrienne Mesurat, l’Autre) : du naturalisme à la spiritualité ...............................................................................207 20-Dimitri ROBOLY La vengeance, une passion romantique. étude de deux récits : Le Comte de Monte-Cristo et Vingt mille lieues sous les mers.............................................................................................217 21-Gersende PLISSONNEAU Salammbô et Hérodias : deux récits barbares en un siècle d’eau sucrée ...............................227 22-Cécile HUCHARD Discours de vengeance après la Saint-Barthélemy ................................................................235 23-Joseph NGANGOP Discours et contre-discours de la vengeance dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain ................................................................................................................................245 24-In-Sook KO La vengeance de Jean Genet contre Dieu ..............................................................................255 25-David COCKSEY La narration de la vengeance chez Barbey d’Aurevilly .........................................................265 26-Jean-Claude JØRGENSEN Des vengeances détournées de leur fin dans les nouvelles de Maupassant............................273 27-Danièle DUPIN de SAINT CYR La vengeance sur le chemin de la reconnaissance .................................................................285 28-Pierre MARILLAUD Vengeance et justice..............................................................................................................295 29-Philippe ARQUES La vengeance existe-t-elle après le harcèlement ? .................................................................305 30-Valérie LARROCHE La vengeance dans les organisations .....................................................................................315 31-Hugues LETHIERRY Le rôle de l’humour dans la résolution des conflits ...............................................................323 32-Aart VAN ZOEST Le symbolisme de la vengeance ............................................................................................333 33-Nelli PRZYBYLSKA Discours du pardon................................................................................................................339 34-Marion DUVAUCHEL L’expression du désir de vengeance : la malédiction et le statut ontologique de la parole ....349 35-Sébastien BOATTO Vengeances hollywoodiennes................................................................................................361 36-Stela MORAES Le legs colonial, les préjugés racistes, le mépris des revendications socio-économiques : le grand malentendu ..................................................................................................................369 37-William F. NDI Discours de la vengeance dans les journaux confessionnels quakers ....................................377 38-Lioudmila KOUCHNINA Aspect discursif de la vengeance, et mentalité russe .............................................................387 39-Gueorgui ARMIANOV La haine et la vengeance dans les forums des journaux d’internet en Europe de l’Est ..........395 40-Dany ALQUEZAR et Pascal BERNARD La vengeance et ses discours en médecine traditionnelle chinoise. (M.T.C.)........................403


AVANT-PROPOS ET REMERCIEMENTS Je remercie très vivement les personnalités et les organismes dont les subventions et le soutien ont permis l’organisation de notre session de juillet 2004 et la publication de ces actes : -Monsieur le Maire et les membres du Conseil Municipal d’Albi ; -Monsieur le Président et les membres du Conseil Général du Tarn ; -Michel Ballabriga, directeur du CPST de l’Université de Toulouse-le Mirail ; -Robert Gauthier, CPST/GRIL, responsable de l’édition ; -Abderrahim Meqqori, CPST/GRIL de l’Université de Toulouse-le Mirail, qui assure la mise en page et la correction des actes ; -tous les membres du Conseil Scientifique du Colloque qui nous apportent leurs compétences et soutiennent le CALS avec beaucoup de dynamisme ; - Béatrix Lenoir-Marillaud, trésorière du CALS et gestionnaire du colloque ; -la direction et le personnel du Centre Saint-Amarand qui, tous les ans, font le maximum pour nous accueillir dans de très bonnes conditions et avec beaucoup de cordialité ; -les intervenants à cette XXVIe session pour le niveau scientifique et la qualité de leurs communications et pour les sentiments amicaux, qu’avec l’ensemble des participants, ils nous ont exprimés. Ils nous encouragent à perpétuer l’existence de ce colloque L’épaisseur de ces actes témoigne du succès de cette session internationale de juillet 2005. Je remercie de nouveau Michel BALLABRIGA d’avoir permis au CPST et au CALS, associés depuis leur création, de publier un ouvrage qui, nous l’espérons, donnera satisfaction à ses lecteurs et contribuera aux avancées de la recherche dans le domaine des Sciences du Langage.

Pierre MARILLAUD Président du CALS

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PRÉSENTATION Si cette session resta fidèle à la tradition linguistique du Colloque d’Albi, le thème traité, transversal s’il en est, attira de nombreux participants venant d’horizons et domaines de recherche différents. C’est avec une impassibilité toute stoïcienne qu’ils se penchèrent sur ce sujet brûlant et explosif, « La vengeance, et ses discours ». Des récits fabuleux les plus anciens aux camps d’extermination et aux charniers contemporains, la vengeance irrigue l’histoire, les croyances, la politique, l’art, la science même, au point qu’elle nous paraît pénétrer le plus grand nombre des activités humaines. Elle s’y déploie selon sa propre logique et se combine aux forces qui semblent orienter ce qu’on appelle parfois, faute de mieux, le destin de l’humanité, en supposant que le mot « destin » veuille dire quelque chose... Parler de la vengeance, c’est la dissocier du monde pour la considérer comme un objet isolé, mais l’artifice ne peut nous faire oublier que rien n’est isolé dans le monde et qu’en conséquence l’opposition classique qui nous conduit souvent à opposer la vengeance à la raison, masque les interactions constantes de celle-là avec celle-ci. Proche, voisine, cousine ou sœur de la passion, enracinée dans l’obscur et l’irrationnel, la vengeance plonge ses racines dans les mythes, et comme celle-ci, résiste à la raison, à l’entendement, mais elle a sa logique, ses calculs, froids parfois, et loin de caractériser une pensée primitive, sauvage ou prélogique, elle s’accommode fort bien du développement technologique et de ce que l’on appelle le progrès… Qu’on ne s’y trompe pas, les participants au colloque de juillet 2005 n’ont pas innocenté les vengeurs, et ces actes le prouvent, même si ce n’était pas là leur préoccupation première ! Le lecteur de cet ouvrage aura sans doute l’impression de suivre un chemin sinueux, où le hasard serait la seule loi d’enchaînement des propos, mais de l’approche sémiotique du concept, au discours de la médecine traditionnelle chinoise, l’itinéraire est balisé par le couple justice-vengeance, car c’est constamment que vengeance et discours sont associés, liés, dissociés, opposés, la société condamnant le fait de « se venger », c’est-à-dire de « se faire justice » ou « faire soi-même justice ». Les actes s’ouvrent sur une analyse sémiotique faisant référence au concept de tensivité, et des expressions comme « l’énergie vive libérée », « la montée de la tension », « le débordement de la colère », « le retour en force de la dimension affective », « la moralisation de la vengeance », montrent bien la complexité de la chimie qui sous-tend le concept et les discours analysés. Ailleurs, ce concept subit des « inversions conceptuelles » déterminées par des décalages épistémologiques, 7


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS par des variations dans les oppositions binaires, qui font qu’on peut parler du « travestissement » du concept de « vengeance » dans la culture russe à la fin du XIXe siècle. Aux contraintes de la langue mises en évidence par une description sémantique s’appuyant sur les effets de sens générés par le mot « vengeance », s’ajoutent les contraintes de l’éthique scolaire, la violence scolaire se présentant comme une vengeance inscrite dans un « étirement énonciatif ». Si l’on quitte l’école pour l’université on constate que l’argot estudiantin parlé sur les campus camerounais a, outre sa fonction identitaire, une fonction cathartique qui prend parfois les aspects d’une pathologie du langage. La stylistique permet de mettre en évidence les caractères syntaxiques et rythmiques de la parole de Nabuchodonosor dans Les Juifves de R.Garnier (1583), quant aux analyses sémiotiques de la bande dessinée La marque jaune (E. P.Jacobs) elles mettent en évidence le fait qu’il existe « un interrupteur[…] permettant de mettre fin aux agissements du monstre », alors que l’idéologie nazie, qui a conduit des savants aussi fous, voire plus fous que Septimus, à exercer leur vengeance « de façon crapuleuse et délirante sur des innocents, fut d’abord engendrée par l’impossibilité de ces consciences - car ils en avaient une - à tracer une limite entre l’humain et l’inhumain, entre les espaces d’une pensée humaniste (quoique progressiste) se déployant dans des espaces éthiquement et quasi physiquement inhabitables ». Si, comme le pensait Husserl, le temps est la dimension fondamentale de la conscience, la vengeance apparaît alors comme un rééquilibrage temporel, la vengeance scripturaire, en racontant une vengeance meurtrière avertie, devenant « un acte libératoire ». Il arrive que « le plat qui se mange froid » soit froidement décrit, et le lecteur de Colomba comprend que Mérimée ne se fait aucune illusion sur l’humanité, alors qu’un véritable espoir en l’homme sous-tend les textes de Hugo traitant le même thème. Mais les réactions humaines sont complexes et le renoncement à la vengeance alterne avec le fort désir de vengeance dans le discours tenu par Michel Cojot-Golberg « exposant au tribunal pourquoi, en 1975, il a eu l’intention de se venger de Barbie en le tuant ( le père de M.C.G. fut arrêté par la gestapo, déporté et gazé) ». Les discours de la vengeance sont souvent explicites, mais ils posent parfois aux traducteurs des problèmes quand les injures proférées dans une langue n’ont pas leurs équivalents dans une autre (on ne peut traiter quelqu’un de « vache » ou de « peau de vache » en russe…) Il arrive aussi que le mot « vengeance » soit exclu, du fait d’un projet lipogrammatique, ce qui oblige Perec à user des termes « vindication » et « talion », mais la contrainte lexicale produit des variations de sens très marquées. Acte et discours à la fois, de la Zemphina de Pouchkine à la Carmencita de Mérimée et de Bizet, c’est l’amour vengeur qui domine. Il est vrai qu’il s’agit d’un des thèmes favoris de la littérature, et ce depuis l’Antiquité. Bruno Citati1 fait remarquer que l’Iliade, donc la littérature occidentale, commence par le mot mênis, 1

CITATI Bruno, La pensée chatoyante –Ulysse et l’Odyssée, Gallimard, collection l’Arpenteur, 2004, p.92.

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PRÉSENTATION la colère (…), or le spécialiste de la colère que fut Sénèque écrivit deux tragédies de la vengeance dont Thyeste, où il est question de la satiété jamais atteinte par la vengeance, même quand elle atteint par Atrée le paroxysme de la cruauté. Il est vrai qu’on rencontre parfois un véritable gigantisme de la haine dont les composants (méchanceté, cruauté, mépris, rancune, etc.) s’amalgament dans le creuset de la vengeance sous différentes formes d’expression (verbale, gestuelle, physique). A ce point de vue Vipère au poing est exemplaire car le roman condense grand nombre de ces formes d’expression. La vengeance naît souvent de la rancune que le « Petit Robert » définit comme le « souvenir tenace que l’on garde d’une offense, d’un préjudice, avec de l’hostilité et un désir de vengeance ». Cioran, concevant l’écriture comme une forme de vengeance, écrit une Odyssée de la rancune qui est une rébellion contre tout système, la négation y étant perçue comme principe de création par excellence. Mais la négation, c’est aussi le non-pardon qui entretient l’horreur de massacres débouchant sur des génocides, comme au Rwanda. L’humour et la dérision permettent de résister parfois à certaines formes de violence, et de prendre des revanches masquées sur les dictatures ; l’humour devient alors une stratégie qui, dans le régime sans liberté d’un Salazar, permettait « d’échapper à l’atmosphère étouffante et morbide de l’époque ». C’est ainsi que la « Revista à Portuguesa », théâtre très proche de notre vaudeville, dont la plupart des textes étaient à double sens, réussissait à transgresser les règles de la censure. Le public, toujours très nombreux, participait très activement à ce spectacle qui devenait une sorte de « vengeance collective ». Certes, cette forme de vengeance qui apportait un plaisir immédiat et complice, ne changeait rien à la situation politique, si ce n’est qu’elle entretenait l’espoir de jours meilleurs. La vengeance en effet peut-elle apporter le bonheur ? Thème fondamental de deux romans de Julien Green (Adrienne Mesurat et L’autre), la vengeance joue un rôle clef dans la dynamique de lecture et des effets produits. Cette dynamique est sans doute une des clefs de l’immense succès de ces deux romans de la vengeance que sont « Le comte de Monte-Cristo » et « Vingt mille lieues sous les mers ». Chez Dumas comme chez Jules Verne, le vengeur apparaît comme une sorte de « surhomme romantique », seul contre tous, en rupture avec la société, et s’identifiant à Dieu. « ce n’est pas moi qui frappe[…], dit Monte-Cristo, c’est la Providence qui punit ». Flaubert ne néglige pas ce discours de la vengeance qui caractérise le XIXe siècle. Plongeant dans l’Antiquité avec Salambo et Hérodias, le dernier des Trois contes, il laisse percer cette idée que « l’émergence de systèmes juridiques abstraits confisque le discours de la vengeance ». Le XVIe siècle fut marqué, entre autres formes de violence, par le massacre de la Saint – Barthélémy qui fut à l’origine de nombreux pamphlets, de discours qui « prennent une double tonalité, mémorielle et judiciaire ». Mais la vengeance est récusée par le « discours martyrologique » en raison de l’impératif évangélique : « Faites du bien à ceux qui vous persécutent ». D’où, « la mélancolie qui se dégage, parallèlement à sa violence, d’un texte comme ‘Les tragiques’, car en attendant le jugement dernier, l’histoire continue ». Dans un roman contemporain, Gouverneur de la rosée de Jacques Roumain, le discours de vengeance est sous-tendu par la violence de la parole, « au point de priver le lecteur du plaisir du texte », mais le héros, au moment de mourir, s’est 9


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS employé à détruire ce discours. Genet, lui, se venge de Dieu, mais ce faisant, il accède aux yeux de certains, au statut de saint ; il deviendrait alors « l’élu et le bouc émissaire de Dieu »… Chez Barbey d’Aurevilly la vengeance produit une incontestable volupté : la notion même lui fait « pourlécher les lèvres comme un vampire mis en appétit ». Aussi présente chez Maupassant que chez les auteurs précédemment cités, la vengeance, au fil des années, y devient de plus en plus métaphysique. La philosophie s’est beaucoup intéressée au thème de la vengeance, qui malgré toutes les réserves, toutes les pudeurs, voire les hypocrisies, apparaît d’abord comme une action humaine, après avoir été reconnue souvent comme une action des dieux, puis de Dieu. Comment revendiquer le « statut d’être libre » si l’on supporte la violence de l’autre sans réagir ? Renvoyer la nuisance est sans doute inutile, mais refuser l’oppression est parfois la seule voie qui permette d’en sortir. C’est alors que certains se donnent le droit de se venger, au nom de la liberté revendiquée par ceux qui rêvent à un monde meilleur. Un journal, « Le vengeur », ne demandait, sous la « Commune de Paris » que le savoir pour les exploités : « Il faut qu’un manieur d’outil puisse écrire un livre, l’écrire avec passion, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi. Il faut que l’artisan se délasse de son travail journalier par la culture des arts, des lettres ou des sciences, sans cesser pour cela d’être un producteur. ». Ce discours du journal « Le vengeur » s’attira la haine vengeresse de l’Eglise, de l’armée, des bourgeois en frac et des pieuses bourgeoises en robe du soir, et tous se rangèrent derrière Thiers…On connaît la suite… Vingttrois ans auparavant, Baudelaire avait crié sur les barricades de 1848 qu’il fallait fusiller son beau-père, le général Aupick, d’où un spleen vengeur qui parlant de sa mère comme d’une « vieille hydropique », laisse entendre par effet homophonique, une « vieille hydre Aupick ». Le psychologue s’intéresse également à la vengeance, et ne voit qu’une issue possible pour sortir dans un ordre cohérent de ce qui peut être considéré comme un véritable harcèlement : mettre en place quatre phases, la vérité, la réhabilitation, le jugement et la punition. Quant à l’entreprise, où l’on pourrait penser que les rivalités et la concurrence génèrent de multiples vengeances, une enquête montre que si les désirs de vengeance y sont nombreux, les actes de vengeance en revanche y sont rares. Le désir de se venger peut aller jusqu’à se transformer en désir de reconnaissance, la « vengeance acceptable » se limitant à la mesquinerie. La sortie du cercle infernal de la vengeance, dans la mesure où elle est la suite attendue d’un conflit qui se fige en antagonismes tragiques, peut se réaliser par l’humour, auquel Bergson et Deleuze entre autres se sont intéressés. Mais la vengeance naîtrait avant tout (et ce propos se retrouve dans plusieurs communications) d’un désir de justice : désir de justice et désir de vengeance se fondent dans un dispositif socioculturel de rétroaction. « Nous admirons ceux par qui la justice arrive. Cependant, nous admirons tout autant ceux qui savent pardonner ; ils contribuent à éviter la vendetta éternisée ». Le pardon ne résout pourtant pas le problème en son entier car « le pardon [si l’on en croit Derrida] ne pardonne que l’impardonnable ». Le discours du pardon accompagne d’ailleurs très souvent celui de la vengeance. Hannah Arendt a bien posé les limites à franchir ou non : « Que les hommes soient incapables de 10


PRÉSENTATION pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, et qu’ils soient incapables de punir ce qui se révèle impardonnable ». Il est vrai que la pensée occidentale considère l’élimination de la vengeance « comme la condition et la conséquence d’un degré supérieur de civilisation ». Contrairement aux apparences, il se peut que nous vivions sous le régime de la valeur ontologique de la parole, et la puissance- réelle ou imaginaireen est le corollaire. » La parole de la vengeance fait encore peur car elle reste une parole efficace. Mais la vengeance dépasse souvent le stade de la parole et il arrive que la société tolère, du moins en puissance, les actes de vengeance. Ainsi aux U.S.A. les citoyens ont le choix d’être armés ou non, donc la possibilité non seulement de se défendre, mais aussi de se venger facilement. Le film hollywoodien post-moderne fait de la vengeance « l’apanage du héros, représentant du bien ». Les schémas intériorisés ont permis à la Maison Blanche, même si aujourd’hui l’opinion américaine semble réagir, de présenter les guerres en cours comme des guerres justes menées par les « forces du Bien » contre « les forces du Mal ». Il arrive d’ailleurs que les meilleures intentions de certains gouvernants soient considérées comme une revanche, une vengeance de ceux qui jusque là avaient été exclus contre ceux qui bénéficièrent de la période coloniale ; il en est ainsi au Brésil où existe encore une sorte d’ apartheid social qui peut s’expliquer par l’abolition tardive de l’esclavage, en 1888. Les Quakers, comme l’avait fait Calvin dans un autre temps, crièrent « vengeance » sans considérer cela comme antinomique avec l’enseignement du christianisme millénariste. Mais ce n’est pas à l’homme d’accomplir cette vengeance contre l’intolérance religieuse qui régnait alors en Angleterre et dans le Nouveau Monde ; les Quakers transcendent la vengeance, c’est-à-dire passent par « une auto exonération et des avertissements qui libèrent leur conscience de toute erreur. C’est à l’au-delà de venger l’homme ». Dans certaines contrées de l’est du monde occidental,, si l’on se réfère aux contes russes par exemple, on constate que la vengeance, si elle caractérise bon nombre de ces contes et autres œuvres littéraires, n’est pas décrite comme une impulsion qui mène le héros à l’exploit. La vengeance ne constituerait pas une valeur de la culture russe. En Europe centrale et dans les Balkans au contraire, l’histoire a semé les germes de la vengeance qui imprègne de nombreuses structures de la société, des partis politiques aux clubs de football. Libéraux progressistes et conservateurs attachés au modèle soviétique cultivent des haines politiques, sportives ( si on peut se permettre l’expression), qui se transforment en haines raciales contre les tziganes, les Turcs ou les « agents de Moscou ». Les propos vengeurs les plus primitifs et cruels, sont tenus dans la presse et sur internet. Il est difficile d’éliminer les facteurs de vengeance dans les sociétés pluriraciales et pluriculturelles. Mais l’Asie nous permet d’envisager un avenir moins vengeur puisque la médecine traditionnelle chinoise soigne cette maladie que serait le sentiment de vengeance. La vengeance relève d’abord de la subjectivité, et en cela elle s’oppose à la justice, mais cette subjectivité, plus forte que tous les sujets qui lui sont assujettis, comme le dit Kostas Axelos, est à la fois singulière et communautaire, sait et ne sait

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS pas ce qu’elle est et ce qu’elle fait.2 Dans un monde où la mythologie semble ellemême transformée par la technique, les réflexions et travaux sur la vengeance et ses discours ont mis en évidence une tendance de l’homme contemporain à vouloir rester aveugle devant cette force aveugle qu’est la vengeance, car la condamner ne suffit pas, encore faut-il prendre conscience qu’elle n’est seulement sublimée par le chant de Carmen, mais qu’elle imprègne masquée, nombre de nos discours. Au moment où l’on vient à penser que se venger est inhumain et primitif, il faut quand même comprendre qu’un être lésé, agressé, bafoué, humilié, qui ne ressentirait pas le moindre désir de vengeance serait déjà dans l’ère du post humain et de l’inhumain. C’est alors à la société de lui rendre justice… Pierre MARILLAUD Président du C.A.L.S

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KOSTAS AXELOS, Métamorphoses, Éditions de Minuit, Paris, 1991, p. 76.

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LA PRATIQUE DE LA VENGEANCE ET SES AVATARS : ÉLÉMENTS POUR UNE POÉTIQUE DE LA VENGEANCE-ÉVÉNEMENT

Cherchant à articuler la colère, le désir de vengeance, le bien et l’ordre politique, Aristote note dans Éthique à Nicomaque : « il semble […] errer plutôt dans le sens du manque, l’homme doux n’étant pas porté à la vengeance, mais plutôt à l’indulgence »1. Pour Euripide, si le châtiment qu’Oreste a infligé à sa mère est « juste », son « acte ne l’est pas »2. Sénèque se prononce en faveur du droit pénal étatisé. Quant à Saint Thomas d’Aquin, il juge que sous certaines conditions, l’« appétit de vengeance » est bon3. Enfin, à une même époque – la nôtre –, alors même qu’elle est supposée représentative du « « stade » le plus archaïque » de l’histoire du droit pénal4, la vengeance inspire des évaluations contrastées et nourrit l’imaginaire collectif : comme le montre V. Nahoum-Grappe, certains – tel Slobodan Milosevic – peuvent opérer un renversement cynique et tirer argument de la « guerre de tribus » et des « haines séculaires » pour cautionner d’autres atrocités ; la vengeance peut revêtir la forme du fait divers sanglant, à travers lequel le meurtrier cherche d’abord à « exister » ; elle peut alimenter le rôle complexe de justicier et de vengeur que V. Nahoum-Grappe attribue à la présidence américaine elle-même ou, face aux manifestations extrêmes de la « criminalité politique d’État » – aux massacres et aux génocides donnés en spectacle au monde –, elle peut se muer en « rêves de vengeance » et dériver en « haine politique »5. Enfin, médiatisée par la fiction de masse, elle enclenche le double mouvement de dé-

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Aristote, Éthique à Nicomaque IV, 11, 1125 b 1126 sqq., trad. J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1972, p. 197. Euripide, Électre, trad. Fr. Rossom, Paris, Arléa, 2005, p. 107. 3 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, 158 ad 3, cité par G. Courtois, « La vengeance, du désir aux institutions », in G. Courtois (éd.), La vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, Paris, Éditions Cujas, 1984, p. 19. 4 G. Courtois, art. cit., p. 10. Cf. également P. F. Girard, Manuel élémentaire de Droit Romain, 1929, qu’il cite. 5 V. Nahoum-Grappe, Du rêve de Vengeance à la haine politique, Paris, Buchet/Chastel, 2003, p. 15, 2223, 35, 37, 40. 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS centrement, par identification aux personnages, et de re-centrement, à la source de la satisfaction cognitive et thymique. Le questionnement est double : de quels facteurs dépend le basculement du jugement évaluatif ? Au-delà ou en deçà de toute polarisation Bien/Mal, comment expliquer l’attraction puissante que la vengeance continue à exercer ? Ce survol cavalier ouvre une triple perspective de recherche : d’abord, mobilisant le bagage conceptuel de la sémiotique structurale et tensive, on dégagera les éléments de la scène prédicative typique de la pratique de la vengeance ; ensuite, on s’interrogera sur les raisons de la fluctuation évaluative et on proposera une définition de la vengeance-événement ; enfin, ces hypothèses seront mises à l’épreuve d’exemples littéraires qui donnent à voir l’interaction avec d’autres pratiques et projets de signification. 1. LA PRATIQUE DE LA VENGEANCE ET SA SCÈNE PRÉDICATIVE « Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance, Je ne te dis plus rien ; venge-moi, venge-toi, […] Va, cours, vole, et nous venge » : la tirade de Don Diègue1 s’adressant à Don Rodrigue condense des éléments du dispositif de la vengeance (les rôles actantiels, les procès, les relations modales et passionnelles…) et permet de projeter la syntaxe des enchaînements : i) l’étape de la manipulation initiale ou offense, ii) celle de l’exhortation et de la performance réactive ou vengeance proprement dite, iii) celle de la sanction clôturant la séquence2. Du point de vue narratif, c’est moins le caractère ternaire de la structure actantielle – regroupant l’offenseur, l’offensé et une instance hiérarchiquement supérieure et garante des valeurs – qui retient l’attention que le « nappage » axiologique qui superpose à la cohésion interne la cohérence d’une visée commune et des valeurs partagées par les sujets antagonistes et le Destinateur manipulateur et judicateur : engageant une totalité partitive, un sujet communautaire, la vengeance a trait au « registre du vindicatoire » plutôt qu’à celui du « vindicatif »3. À travers la structure de l’échange négatif, de la réciprocité enchaînant le programme de l’offense et l’anti-programme de la vengeance, la dette et son remboursement, le don et le contre-don4, qui renvoient invariablement à l’opposition paradigmatique instauration/liquidation d’un manque (en l’occurrence, objectal et fiduciaire), la macro-séquence prototypique de la vengeance construit un tout de signification saturé et suturé de part en part. Là-dessus, le point de vue tensif5 invite à une caractérisation globale du discours à la lumière des opérateurs syntaxiques de la concession et de

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Corneille, Le Cid, in Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980, p. 720. Au sujet des pratiques et des scènes prédicatives, cf. l’exposé de J. Fontanille (Séminaire Intersémiotique, Paris, novembre 2004). Le parcours de l’expression articule différents « niveaux de pertinence », des signes et figures aux textes-énoncés, des objets et supports aux pratiques et scènes, aux situations et stratégies, celles-ci étant elles-mêmes coiffées par des formes de vie. 3 Cf. G. Courtois, art. cit., p. 12. 4 Pour les différences par rapport à l’échange décrit par Mauss, cf. V. Nahoum-Grappe, op. cit., p. 53. 5 Cf. surtout J. Fontanille & C. Zilberberg, Tension et signification, Hayen, Mardaga, 1998. 2

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LA PRATIQUE DE LA VENGEANCE ET SES AVATARS… 1

l’implication , de l’entre-jeu des valences intensives et extensives. Produisant un « mal sans raison » et une « souffrance injuste »2, brisant toutes les chaînes de la causalité, l’offense fait irruption dans le quotidien pour rompre avec lui et le congédier brutalement, c’est-à-dire le potentialiser, en le reléguant (au moins provisoirement) à l’arrière-plan. L’éclat de l’offense relève ainsi d’une logique de la concession : foncièrement déstabilisante, elle survient dans l’instant, malgré et contre la situation d’équilibre. L’offense porte atteinte à la « tranquillitas » selon Leibniz, que G. Courtois définit comme « le degré moyen de respectabilité qui nous évite le mépris »3 ; à la « bonne distance », ajouterons-nous : régie par un tempo immodéré, l’intensité vive se solde par un amenuisement du champ contrôlé par le sujet offensé, qui n’arrive plus à viser le monde. Le contact physique violent – l’injure qui fuse et blesse l’oreille, le soufflet, mais aussi le coup mortel – en constitue une forme d’expression privilégiée. Le Moi-chair de référence, selon J. Fontanille4, est agressé violemment à travers les pressions de type sensori-moteur qui s’exercent sur lui ; dé-bordée, l’enveloppe corporelle ne réussit plus à réguler les échanges avec l’extérieur et à assurer la cohésion du Moi-chair. Le Soi-corps propre lui-même est bousculé : la virtualisation du passé, de l’acquis, met à mal le principe de répétition et de similitude à la base des rôles narratifs du Soi-idem. Enfin, les visées éthiques et esthétiques du Soi-ipse s’en trouvent également hypothéquées. Làdessus, la vengeance vise à rétablir non seulement la cohésion, mais la cohérence du projet de signification pour autant que redynamisé par la colère, le « sujet voulu » – pour reprendre une expression de J. Geninasca5 – redevienne un « sujet voulant ». Ensuite, l’énergie vive libérée brusquement se distribue sur les microséquences de la délibération et de la vengeance proprement dite, comme pour les impulser vraiment. Idéalement, le moment concessif appelle et rend possible un deuxième moment, de nature implicative, alimenté par le souvenir de l’offense, qui correspond, sinon à l’accroissement, au moins au maintien de la tension négocié dans le temps et dans l’espace. La vengeance, dit-on, est un plat qui se mange froid : dans ce cas, la montée de la tension sous-tend le calcul cognitif et la programmation qui l’emportent sur l’implication affective, sans la neutraliser complètement6. Le survenir de l’offense est ainsi relayé par le parvenir de la vengeance et de ses 1

À ce sujet, cf. surtout C. Zilberberg, De la nouveauté (à paraître). R. Verdier, Vengeance. Le face-à-face victime/agresseur, Paris, Éd. Autrement, 2004, p. 5. 3 G. Courtois, art. cit., p. 17. 4 J. Fontanille, Soma et séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004. 5 J. Geninasca, La parole littéraire, Paris, PUF, 1997, p. 31-32. 6 Selon J. Fontanille, le ressentiment et la vengeance sont des « dérivées de la colère » ; elles « peuvent apparaître, sans aucune explosion finale, comme des variantes de l’agressivité », « Mythes et passions », in U. Bähler et alii (éds), Donner du sens, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 104. Au sujet des « impulsions aveugles et déréglées » qui nuisent à la vengeance, cf. Sénèque, De la colère, I, X, 1 (voir également J. Fontanille, art. cit.). Dans « De la colère », A. J. Greimas distingue la « colère contenue », à partir de laquelle se développe le programme narratif de la « vengeance », de la colère violente, dominant le sujet au point de le déposséder d’une partie de sa compétence modale, « Le PN de la colère apparaît ainsi comme un programme syncopé », Actes sémiotiques – Documents, III, 27, 1981, p. 18 et p. 26-27 (cf. également Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 225-246). Enfin, la « colère suspendue » correspond à « une insatisfaction et même une déception durables qui, cependant, ne se développent pas en un sentiment de manque ayant des suites programmatiques ». 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS préparatifs qui, grâce à la mémoire discursive, récupèrent l’énergie libérée et rétablissent le mode du « si… alors » que la concession a malmené. En vertu d’un tissu serré de correspondances, les pics d’intensité liminaire et final se répondent. L’excès initial est compensé au terme du parcours par un contre-excès dont l’adéquation avec le manque à liquider doit faire l’objet d’un contrôle évaluatif, d’une procédure comptable – autant de villages brûlés, de morts, de prisonniers… – judicieuse1. À ce titre, la vengeance participe de la « mythique […] implantée, selon Valéry, au plus intime de nous » : « Mon acte est payé par l’acte de quelqu’un […] Toute la mythologie = justice – Talion – Égalité – naît du marchand »2. Pour que, même dans le cas d’une coexistence de la justice pénale et du système vindicatoire, la vengeance soit reçue comme un type de régulation souhaitable et non comme une excroissance intolérable, elle doit satisfaire aux critères de la justesse. Conformément à une vision du monde valorisant les solidarités et la perfection de l’équilibre au sein de termes complexes, le rétablissement de la « bonne distance » – de l’articulation du cognitif et du sensible, des ordres social et cosmique – se présente comme un « schéma éthique »3. 2. VERS UNE DÉFINITION DE LA VENGEANCE-ÉVÉNEMENT Sur ces bases, les raisons d’une fluctuation évaluative sont au moins doubles. D’une part, les mutations affectant le contexte socioculturel au fil des époques peuvent provoquer le heurt des valeurs et, progressivement, le transfert de la pratique collective à l’État. Si Euripide condamne la vengeance, c’est parce que, selon G. Courtois, « le lien social n’a pas de valeur constituante pour l’individu. À sa place, se développe une psychologie qui insiste sur le caractère irrationnel des passions et des émotions en des conflits où se reconnaît l’âme moderne » ; ce « désordre interne » n’a plus de « correctif dans la cité ». C’est encore la « décadence de la cité » qui est, selon G. Courtois4, à l’origine de la critique stoïcienne de la vengeance, au profit du droit pénal étatisé. D’autre part, toutes choses égales d’ailleurs, la réalisation de la vengeance peut elle-même être soumise à des dysfonctionnements qu’une approche de type hypothético-déductif permet de cerner. La macro-séquence canonique est guettée par un double excès. L’excès du plus/de l’insuffisance concerne la topochronographie singulière : le resserrement au niveau de la temporalité (entre le moment de l’offense et celui de la rétorsion) bloque l’instauration de la mémoire, indispensable à la « bonne » vengeance qui se prépare et consomme du temps. À 1 Au sujet du bilan comptable établi avant et après l’acte de rétorsion, auquel la thématique du rééquilibrage et de l’égalisation procure sa signification, cf. G. Courtois, art. cit., not. p. 28. 2 P. Valéry, Cahiers II, « Thêta », Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1974, p. 618-619 ; cité par D. Bertrand , « La justesse », RSSI, vol. 13, nos 1-2, 1993, p. 43. 3 Cf. D. Bertrand pour la distinction établie par P. Ricoeur entre l’« éthique, qui est caractérisable par la perspective téléologique – puisqu’elle est définie comme l’accomplissement d’une visée, la visée d’une vie bonne et réussie » et « la morale déontologiquement définie depuis Kant par le caractère d’obligation à une norme […] », art. cit., p. 39. Selon ce chercheur, « les trois dimensions axiologiques ne se trouvent pas sur le même plan dans le jugement de justesse. [….] la justesse exprime le beau du bon et le beau du vrai », ibid., p. 45. 4 G. Courtois, art. cit., p. 12.

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LA PRATIQUE DE LA VENGEANCE ET SES AVATARS… l’inverse, un allongement démesuré du temps et le ralentissement excessif du tempo en potentialisent le travail et désengagent le futur ; la version atone de la vengeance prévoit que, sous le couvert de l’itérativité, le choc se monnaye en heurts (pluriels) qui, se désolidarisant de la frustration, n’embrayant plus (nécessairement) sur la vengeance, se replient sur leur propre intransitivité ; l’« atmosphère de ressentiment flottant, de haine encore sans objet » opère, selon V. Nahoum-Grappe, un véritable renversement, en faisant de l’« offense » le produit d’une construction a posteriori1. Il arrive, ensuite, que la concaténation sans faille du programme de l’offense et du contre-programme de la vengeance laisse place à la surprise, que le moment conclusif soit en même temps inchoatif : à travers le creusement des possibles, un contentieux nouvellement établi maintient l’hiatus ténu et irréductible qui fait que le « même » est toujours « autre ». Par exemple, dit G. Courtois, l’absence de mépris en réponse à l’outrage relance la dynamique du sens2. L’« excès du plus » peut également caractériser des vengeances en boucle qui, s’autogénérant mécaniquement, défient tout achèvement3. Les perturbations quantitatives mais aussi qualitatives peuvent se traduire par une surenchère ou boulimie vengeresses4, sous le coup, par exemple, d’un débordement de la colère. On voit accéder à la réalisation tour à tour les deux sémèmes qui, d’après A. Rey, sembleraient se disputer l’espace étymologique du lexème « vengeance » : celui de vindicare et celui, hypothétique, de vis (force, violence)5. Le débordement de la colère ne profiterait-il qu’à la vengeance « divine »6 ? On dira que le « surpassement » de la violence – auto-destructrice – de Médée tuant ses enfants, ou la traîtrise de Rhea trompant l’anthropophagie de Cronos en substituant à Zeus une pierre enveloppée dans des langes, confèrent à la vengeance une part d’extraordinaire, voire d’insolite brusque que ne laissait pas présager l’enchaînement des moments concessif et implicatif caractéristique de la macroséquence prototypique. Plus largement, faire l’expérience (illusoire) de la « réversibilité » du temps, annuler le progrès accompli – jouer « le jeu à somme nulle »7 –, c’est courir le risque de l’insignifiance. Pour ne pas être entièrement « mimétique », sans doute la vengeance même humaine doit-elle intégrer une composante prospective. De plus, la vengeance est exposée naturellement, au fil du temps, à un processus de dé-sémantisation et de dé-valuation, dont le figement de la macro-séquence est une marque tangible. Il revient à l’acte vengeur qui tient du 1

V. Nahoum-Grappe, op. cit., p. 37-38 et p. 44. Cf. G. Courtois, art. cit., p. 18. 3 Pour R. Girard, la vengeance est un « processus infini, interminable.[…] la multiplication des représailles met en jeu l’existence même de la société », La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1982 [2e édition], p. 28. 4 Au sujet de la dérive quantitative chez Sade, voir M. Colas-Blaise, « Questions de style, tout est dans la manière », Travaux de linguistique, Luxembourg, Centre Universitaire de Luxembourg, 1995, p. 1-17. 5 Cette ambiguïté est rappelée par V. Nahoum-Grappe, op. cit., p. 62-63. 6 Rappelant que, selon Sénèque, la colère donnant lieu à une forte dépense d’énergie empêche la vengeance des hommes, J. Fontanille souligne que la colère divine et mythique, dépourvue de toute charge affective, repose sur une tension converse entre la force d’explosion et le développement spatiotemporel, « plus grande et plus longue sera la manifestation, plus intense elle restera », « Mythes et passions », art. cit., not. p. 110. 7 G. Courtois, art. cit., p. 18. 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS survenir – lié, selon C. Zilberberg, à un « surcroît de phorie » –, de l’événement concessif1, de l’irruption disruptive dans le prévisible, de contrer ce mouvement. La vengeance humaine peut-elle tirer profit d’un retour en force de la dimension affective, que la « vengeance froide », le cortège des déterminations hétéronomes, la modalisation stricte selon le devoir faire qui fait peu de cas de l’initiative individuelle, ont suspendue ou atténuée ? Le découplage des différentes composantes de la macro-séquence en est une conséquence possible. Sans doute estce éprouver les limites mêmes de la configuration de la vengeance. On peut ainsi supposer une passion tant de l’offense que de la vengeance, que le faire circonstanciel n’arrive plus à épuiser. Les versions intenses de l’offense et de la vengeance peuvent privilégier l’éclat du choquant, du scandale, qui revendique l’unicité, la dépense intense et sans reste, jusqu’à se prévaloir d’une certaine autonomie par rapport aux étapes articulées par la macro-séquence. La moralisation de la vengeance finit par se désolidariser de l’attraction caractéristique du sentir. Les textes littéraires devront confirmer que la resensibilisation, dont la vengeance-événement est une forme d’expression, peut être à la base d’une réinvention des valeurs. 3. L’INTERACTION ENTRE LES PRATIQUES On vérifiera dans les textes littéraires l’impact de la vengeance sur d’autres pratiques dans une « situation-conjoncture » donnée et les changements qui l’affectent en retour. En vertu d’un déplacement d’accent, la sanction portera sur les stratégies d’ajustement avec d’autres scènes prédicatives et sur la congruence globale des choix sémantiques et syntaxiques. Dans Le Cid de Corneille, le duel s’entoure d’un flottement évaluatif : d’une part, le duel judiciaire mettant Rodrigue aux prises avec Don Sanche, qui doit réparer l’affront subi par Chimène, est toléré : « Puisque vous le voulez, dit le roi, j’accorde qu’il le fasse [que Rodrigue entre dans la lice] » (Acte IV, sc. V, p. 763) ; d’autre part, le duel opposant le Comte, offenseur de Don Diègue, à Rodrigue, chargé de venger son père, est supporté, au niveau thématique, par la configuration de la désobéissance : « [Le Comte] offense Don Diègue, et méprise son Roi ! » (Acte II, sc. VI, p. 732). Dans le premier cas, même si le duel peut entraîner « la ruine publique » (Acte IV, sc. II, p. 755), la valorisation plus positive s’explique par l’agencement apparemment sans faille entre différentes pratiques, qui repose sur les emboîtements successifs des scènes de la vengeance, de l’amour courtois et du combat héroïque offert au roi. Don Sanche en fait état devant Chimène : « « Ne crains rien (m’a-t-il [Rodrigue] dit quand il m’a désarmé),/[…] / […] puisque mon devoir m’appelle auprès du Roi,/Va de notre combat l’entretenir [Chimène] pour moi […]» » (Acte V, sc. VI, p. 774-775). Au niveau de l’énoncé, un même acteur (Don Sanche) est ainsi

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Cf. C. Zilberberg, « L’événement est cette singularité ambiguë qui, pour une part, émanée du survenir, affecte l’être, et qui pour l’autre, en vertu de son inscription dans la structure même de l’être, infléchit le cours du devenir […] », De la nouveauté (à paraître). Contrairement à la vengeance qu’on pourrait dire « commune », celle-ci fait choix de l’intensité et de l’éclat.

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LA PRATIQUE DE LA VENGEANCE ET SES AVATARS… chargé syncrétiquement des rôles actantiels et thématiques du vengeur-vaincu (premier niveau), du messager-confident (niveau intermédiaire) et du porte-parole (niveau englobant), chargé de l’orchestration publique de l’héroïsme de Rodrigue (« ce généreux guerrier », ibid., p. 774). Au niveau de l’énonciation, en mandatant Don Sanche, Rodrigue opère une sortie de l’univers du duel, invitant explicitement à une relecture à la lumière d’autres pratiques qui marquent la scène prédicative typique de la vengeance de leur empreinte, tout en la débordant : convoquée comme modèle culturel naturellement porteur de valeur, la configuration de la vengeance sert de moyen d’expression privilégié à l’amour courtois, celui-ci trouvant lui-même à signifier à travers sa relation avec les vertus sociales (s’illustrer devant le roi). L’architecture sans faille de l’édifice des pratiques renvoie à une forme de vie qui est d’abord ostentation : une manière de donner les grandeurs – la magnanimité, l’héroïsme, l’orgueil, mais aussi l’amour idéal… – en spectacle. La sanction négative du duel opposant Rodrigue au Comte reflète, quant à elle, la position officielle1. À cela s’ajoute le brouillage des valeurs dont est responsable, en amont, le parasitage de la lecture immédiate de l’offense (agression verbale et soufflet) dont Don Diègue est la cible par une lecture en latéralité : la scène liminaire de l’offense peut, en effet, être relue comme une scène de vengeance masquée dirigée contre le roi (en réaction contre la décision d’élever Don Diègue au rang de gouverneur du prince héritier, qui est reçue comme une offense indirecte). Au niveau de l’échange entre le Comte et Don Diègue – Don Diègue : « Qui n’a pu l’obtenir [l’honneur] ne le méritait pas ». Le Comte : « Ne le méritait pas ! moi ? ». Don Diègue « Vous ». Le Comte : « Ton impudence,/Téméraire vieillard, aura sa récompense » (Acte I, sc. IV, p. 717) –, la possibilité de l’entrée en tension de deux scènes prédicatives est signalée par des marques concrètes (figuratives, aspectuelles, rythmiques…) : le mouvement tensionnel ascendant traduit par la stichomythie, la succession immédiate des accents, culmine à hauteur du groupe quadrisyllabique « ton impudence » ; celui-ci est lui-même mis en évidence par l’enjambement, avant l’échappement de l’énergie sur le vers « Téméraire vieillard, aura sa récompense », qui en négocie la dépense régulière (au niveau du premier hémistiche) et ramène au minimum la charge d’hypothèse du futur simple. L’« événement », dès lors, est verbal plutôt que gestuel. La requalification de la manière d’être de Don Diègue – « ton impudence » – traduit une tentative de confiscation du pouvoir (faire pièce au jugement que le roi a porté sur Don Diègue et l’annuler). L’offense dirigée contre Don Diègue autant que le duel (avec Rodrigue) deviennent des manifestations d’un programme de désobéissance (par le dire et le faire) et de rébellion. La configuration culturelle de la vengeance informe ainsi directement ou indirectement l’expression par la praxis de la forme de vie noble, le rapport conflictuel entre l’aristocratie et le pouvoir sous Louis XIII2. 1

G. Couton note que « le duel judiciaire entre Rodrigue et Don Sanche, organisé à la demande de Chimène, correspond à un état ancien du droit ». Quant à la « rencontre » (« l’altercation non préméditée entre le Comte et Don Diègue ») et à l’« appel » (le combat de Don Diègue et du Comte), ils sont « punis diversement par la loi et correspondent à la réalité des mœurs contemporaines », Notice, in Corneille, Œuvres complètes, op. cit., p. 1474. 2 Selon P. Bénichou, à « la morale héroïque des siècles féodaux et [à] la théorie courtoise de l’amour […], […] des circonstances sociales favorables, renouveau de la conscience et du prestige nobles, poussée

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Dans Hamlet de Shakespeare, c’est l’efficience même de la médiation culturelle opérée par le modèle de la vengeance qui se trouve interrogée, au profit de l’émergence d’une configuration originale. Si la vengeance canonique apparaît ici comme un modèle de comportement inadapté à la situation, ce n’est point en raison d’un effondrement des valeurs : l’« honneur »1 doit être sauf. C’est à cause de l’inadéquation entre la réalisation canonique (le spectre exhorte Hamlet à tuer l’assassin de son père et à ménager sa mère) et la « désarticulation » du siècle (Acte I, sc. V, p. 123). Amené à déictiser le monde externe des phénomènes et le monde interne des représentations mentales, Hamlet ressent douloureusement l’écart entre le donné sensible, les sensations dysphoriques qui l’affectent, et l’agir. La pratique canonique de la vengeance ne saurait prendre en charge la crise fiduciaire à la base d’un lâcher prise généralisé (Acte II, sc. II, p. 151) ni les excès d’un corps qui exprime sa répugnance pour « tout le train de ce monde [qui] […] semble épuisant, fastidieux, insipide et vain ! » (Acte I, sc. II, p. 87). La vengeance par l’épée étant devenue un non-événement, le programme canonique est suspendu, jusqu’à une exécution décevante à la fin de la pièce, quand Hamlet tue le roi presque par hasard, à la faveur d’un duel contre Laertes placé sous le signe de la ruse et de la traîtrise. La prise en charge du thème de la vengeance par la pratique concurrente de la simulation ostentatoire de la folie est rendue possible par les changements affectant l’espace, démultiplié, et le temps, allongé démesurément. Au régime narratif de la programmation sans faille se substitue le schéma de l’errance, figurativisé par les déplacements aléatoires, mais aussi par les tergiversations du sujet-héros. La redynamisation des cadres de la vengeance impose au plan de l’expression des réaménagements multiples. Au niveau du procès, le vide pragmatique se creuse au profit de la parole abondante (Acte II, sc. II, p. 167) ; l’expression délirante2 et pléthorique mais aussi la décomposition du geste3 bouleversent les choix isotopiques, aspectuels ou rythmiques et subvertissent les règles syntaxiques présidant, traditionnellement, à la cohérence et à la cohésion discursives. L’excès quantitatif et qualitatif touche également le nombre des acteurs impliqués. D’une part, la reine elle-même est prise à partie. D’autre part, si l’« enveloppe » corporelle se propose comme « surface d’inscription » du désordre qui touche le monde et de la folie qui en est le correspondant interne, le vêtement, son prolongement4, tend à échapper à la maîtrise du sujet et à se transformer en d’agitation politique chez les grands […] donnent l’occasion de jeter un suprême éclat », Morales du grand siècle, Paris : Gallimard, 1948, p. 21. 1 Cf. Hamlet : « La grandeur vraie n’est pas de s’agiter sans cause majeure, c’est de trouver dans un fétu, un noble motif de querelle, quand l’honneur est en jeu », Acte IV, sc. IV, trad. M. Castelain, Paris : Éd. Aubier Montaigne, 1973, p. 243. Ou encore : « Vite, fais-le moi connaître [ton assassinat], dit Hamlet au Spectre, qu’avec des ailes aussi promptes que la méditation ou les pensées d’amour, je vole à ma vengeance », Acte I, sc. V, p. 113. Le roi lui-même qualifie son crime de « puant », Acte III, sc. III, p. 209. 2 Au sujet des différents schémas narratifs, cf. J. Fontanille, Soma et séma, op. cit., p. 31-42. 3 Cf. Ophélie, « […] à la fin, me secouant un peu le bras, et par trois fois hochant la tête, […], il a poussé un si profond, un si pitoyable soupir, qu’il semblait devoir faire éclater son corps et terminer sa vie », Hamlet, Acte II, sc. I, p. 131. 4 Voir J. Fontanille, Soma et séma, op. cit., p. 150. Cf. Ophélie, « […] Monseigneur Hamlet a surgi devant moi, son pourpoint dégrafé, sans chapeau sur la tête, ses chausses crottées, sans jarretières, faisant bourrelet sur la cheville […] », Hamlet, Acte II, sc. I, p. 129.

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LA PRATIQUE DE LA VENGEANCE ET SES AVATARS… source énonciative autonome. Au-delà de la vengeance dirigée contre un roi criminel, la folie offre ainsi un plan de l’expression à la révolte et à la désintégration des codes et des modes de compréhension convenus ; sans rompre la clôture historique du monde féodal, elle sert au dévoilement brutal de sa réalité1. Dans Le Cid, la vengeance, largement canonique, se charge de valeurs dissidentes. Dans Hamlet, elle prête ses cadres à des forces de déstructuration de l’ancien monde et son plan de l’expression s’en trouve lui-même déformé. On s’efforcera de montrer que dans Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez, la configuration de la vengeance, de facture apparemment classique, finit par drainer vers elle les forces mêmes de la vie. Consacré au récit rétrospectif du meurtre de Santiago Nasar, à travers lequel les frères Vicario ont cherché à venger le déshonneur de leur sœur, le roman fait assister à la mise en place, de proche en proche, des éléments constitutifs de la scène prédicative de la vengeance : la place du village, les meurtriers pourvus d’un bagage modal et passionnel, mais aussi le groupe social qui cumule les rôles figuratifs d’assistant et d’acteur-participant2 – « Ils [les frères Vicario] n’entendirent pas les clameurs que poussa le village entier, épouvanté par leur crime » (p. 114)3 – ainsi que les rôles de Destinateur-manipulateur – « Les frères avaient été élevés pour être des hommes » (p. 34) – et de Destinateur-judicateur (délégué) : au-delà du co (n) sentir immédiat, la sanction finale est plutôt positive : « Pour la plupart des gens, il n’y avait eu qu’une victime : Bayardo San Roman [le mari trompé]. […] Santiago Nasar avait expié l’outrage, les frères Vicario avaient prouvé leur condition d’hommes bien nés et la sœur abusée était rentrée en possession de son honneur » (p. 83-84). La valorisation positive peut surprendre. Le programme d’usage (ainsi, la compétentialisation des meurtriers : « se procurer et apprêter les couteaux », localiser Santiago Nasar…) est sans cesse en butte aux manifestations d’un contreprogramme pris en charge par les habitants du village et par les meurtriers euxmêmes : « jamais mort ne fut davantage annoncée » (p. 53) ; il se heurte à des gesticulations destinées avec ostentation, « au-delà de l’imaginable » (p. 52), nous dit-on, à « déclencher l’intervention qui empêcherait le geste fatal » (p. 105). Enfin, l’abîmement dans l’alcool et la débauche réduit les futurs meurtriers au statut de non-sujets. Signifiante, la pratique de la vengeance l’est parce qu’elle accueille et parvient à canaliser une poussée de sens aveugle. Elle devient un événement évalué positivement parce qu’elle propose un plan de l’expression à des valeurs latentes, parce qu’elle s’érige en un terme complexe où s’unissent le cognitif et le somaticoaffectif, le rationnel et l’intuition sensible, la culture et la nature. Au-delà du nonsujet individuel, elle contribue à l’émergence d’un sujet multiple. Mieux, elle 1 Cf. M. Foucault, « […] on ne lui [au fou] donnait la parole que symboliquement, sur le théâtre où il s’avançait, désarmé et réconcilié, puisqu’il y jouait le rôle de la vérité au masque », L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 14. 2 Pour une typologie des observateurs, voir notamment D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p.78. 3 Les références renvoient à Gabriel García Márquez, Chronique d’une mort annoncée, trad. C. Couffon, Paris, Grasset (Le Livre de poche), 1981.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS superpose à la mise en pratique occurrencielle et à l’acte singulier un mouvement de collectivisation de l’énonciation. On se propose de décliner les moments décisifs de cette prise en charge. D’abord, l’adaptation à l’environnement exige une « naturalisation » de la configuration de la vengeance, c’est-à-dire une régression vers l’intime de la terre, le réancrage déictique dans le monde sensible, une plongée au plus près des sensations brutes, qui doit permettre d’avoir prise sur l’immédiat et les choses ellesmêmes. Elle influe sur tous les choix isotopiques, aspectuels, rythmiques : le meurtre de Santiago Nasar permet aux frères Vicario d’inscrire leur geste dans une certaine continuité et de conforter leur identité de tueurs de cochons. Ensuite, le programme de la vengeance permet d’articuler l’expérience individuelle du temps et de l’espace avec l’expérience collective. D’une part, la vectorisation du parcours et l’ordonnancement des étapes tendent à discipliner l’énergie brute, dont les beuveries sont une manifestation de type « dissipatif ». Le programme de la vengeance propose une alternative par rapport aux velléités d’action qui se soldent, régulièrement, par des échecs. Ceux-ci sont dus à une compétence défaillante, par exemple un ne pas savoir relier les perceptions auditives à leur source ou une incapacité à adapter son comportement à l’environnement : « […] il [Cristo Bedoya] entendit des cris lointains et crut qu’on tirait des pétards du côté de la place. Il essaya de courir mais le revolver, mal ajusté à sa ceinture, l’en empêcha » (p. 107) ; ils peuvent être la conséquence d’une neutralisation mutuelle d’ébauches de programmes : « Il [le colonel] promit de s’occuper de l’affaire sur-le-champ, mais il entra au Cercle confirmer une rencontre aux dominos pour le soir même, et quand il ressortit le crime était consommé » (p. 107). D’autre part, tout se passe comme si la rationalité narrative créait les conditions du déploiement, comme en contrepoint, d’une rationalité autre, « magique » : celle-ci se manifeste essentiellement par le jaillissement et la prolifération anarchiques et souvent joyeusement chaotiques des dires et, sur la base des analogies qui font entrer en résonance les éléments du microcosme et du macrocosme dans l’épaisseur du temps mythique, ouvre sur une participation débridée1. Enfin, la vengeance prête son plan de l’expression à des contenus qui la dépassent. Il en va ainsi du rite – non sans que le texte en propose une transposition burlesque2 –, de la pratique du sacrifice public qui, à travers l’exclusion du tiers, agit comme une force cohésive au niveau de la totalité partitive. Après que la pratique a modélisé l’agir en esquissant une forme de socialité primitive, le passage du profane au sacré donne lieu à un débrayage hors du moment présent, sur le fond d’une durée essentielle qui englobe la mémoire collective et le futur qu’elle projette. La vengeance opère la médiation avec le destin qui dirige le devenir collectif, le « tiers actant » que J.-C. Coquet considère comme le « régulateur de l’hétéronomie 1

À ce sujet, cf. également R. Debray, Éloges, Paris,Gallimard, 1986. On peut mettre en regard le cri rituel des femmes au moment de l’égorgement chez Eschyle et les « grands cris » poussés par la mère de Santiago Nasar, qui cherche son fils dans les chambres (p. 115) ; le même détournement frappe l’usage fait des entrailles : les arracher (aux lapins) constitue, pour Santiago Nasar, un acte « barbare » (p. 15) ; en même temps, avant de mourir, il rentre chez lui, « port[ant] dans ses mains la grappe de ses entrailles » (p.116). 2

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LA PRATIQUE DE LA VENGEANCE ET SES AVATARS… et, finalement, de la mort »1. Les commentaires des personnages portent eux-mêmes la marque de cette prise en charge ultime : en l’occurrence, le futur périphrastique répété avec insistance – « Nous allons tuer Santiago Nasar, dit-il [Pablo] » (p. 54) – ne donne à voir qu’un délai, réduisant à peu de chose l’initiative individuelle ; tout doit arriver ou – conséquence ultime – tout est déjà arrivé, comme tendrait à le suggérer telle phrase qui, bien avant le meurtre, opte pour la phase accomplie : « Santiago Nasar est mort » (p. 70). Enfin, la mémoire collective inspire également le passage de l’esthésie à la transfiguration esthétique, de l’exubérance à la saisie du beau, qui alimente peut-être la légende et le réenchantement du monde : on dit ainsi que sur le point de mourir, « Santiago Nasar marchait avec sa prestance habituelle, d’un pas bien mesuré, et que son visage de Sarrasin aux boucles en bataille était plus beau que jamais » (p. 116). S’il est vrai que l’auteur multiplie les mises à distance souvent burlesques, qui jouent de la dérision2, la pratique de la vengeance propose une syntaxe au moins balbutiante, nouant ensemble des actions dispersées et multiples et alimentant le mouvement tensionnel ascendant qui culmine au niveau de ce qui, désormais, avec le prestige de l’éclat, fait figure d’événement éthique, mais aussi esthésique et esthétique. Dans cet univers clos, elle concilie une dynamique de revivification du modèle culturel avec l’intuition sensible, la programmation avec l’action au ras de la vie brute, le rationnel avec le rite, l’acte individuel avec la conscience collective. CONCLUSION Ces explorations permettent d’esquisser une réponse à la question plus générale des modalités de la médiation culturelle. Comment, et à quelles conditions, des configurations signifiantes stabilisées, qui projettent des parcours de sens canoniques, peuvent-elles cristalliser les inquiétudes et les aspirations individuelles ou communautaires dans une situation sémiotique donnée ? L’examen des textes invite à faire plusieurs constatations. La réussite de la médiation culturelle opérée par la configuration de la vengeance est fonction des formes d’ajustement du modèle importé de l’extérieur avec d’autres pratiques concurrentes ou complémentaires, en réponse à une stratégie d’ensemble. L’analyse concrète a permis de déceler plusieurs « styles stratégiques », selon l’expression de J. Fontanille, subsumés eux-mêmes par des « formes de vie » identifiables : les emboîtements successifs et sans reste (cf. le duel entre Rodrigue et Don Sanche) peuvent traduire un mode de vie gouverné par une volonté générale de conformation aux modèles et de confortation des valeurs collectives ; ailleurs (cf. les vengeances du Comte ou d’Hamlet), la vengeance nourrit les projets de dissidence et de révolte ; enfin, elle peut servir la resensibilisation et la (re) construction axiologique (dans Chronique d’une mort annoncée).

1

J.-C. Coquet, La quête du sens. Le langage en question, Paris, PUF, 1997, p. 92. La vengeance apparaît ainsi comme l’écho « positif » du sacrifice raté des coqs qui devaient être immolés sur l’autel de la gourmandise de l’évêque qui, toutefois, « ne s’arrêta pas » dans le village (p. 21). 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS On peut cerner les conditions de possibilité d’une participation à l’ébranlement des usages institués1. Tout d’abord, la moralisation de la pratique de la vengeance doit être dissociée de l’attraction qu’elle exerce. Seules la remontée dans le sentir, dans l’immédiateté de l’expérience vécue, et l’implication passionnelle permettent au sujet individuel ou communautaire de faire du modèle culturel le vecteur d’un authentique projet de signification. Enfin, on a pu constater que si cette appropriation sensible se manifeste par les choix isotopiques, rythmiques… affectant le plan de l’expression de la pratique, la dimension esthésique se lie régulièrement avec la dimension esthétique. Quelles que soient les déviances par rapport au modèle canonique et à la visée qu’il incarne, peut-être estce là une façon de renouer avec la justesse originelle… Marion COLAS-BLAISE Université du Luxembourg marion.colas@education.lu

BIBLIOGRAPHIE ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1972. BÉNICHOU P., Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948. BERTRAND D., « La justesse », RSSI, vol. 13, nos 1-2, 1993, p. 37-51. BERTRAND D., Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000. COLAS-BLAISE M., « Questions de style, tout est dans la manière », Travaux de linguistique, Luxembourg, Centre Universitaire de Luxembourg, 1995, p. 1-17. COQUET J.-C., La quête du sens. Le langage en question, Paris, PUF, 1997. CORNEILLE, Le Cid, in Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980. COURTOIS G., « La vengeance, du désir aux institutions », in G. Courtois, (éd.), La vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, Paris, Éditions Cujas, 1984, p. 9-45. DEBRAY R., Éloges, Paris, Gallimard, 1986. EURIPIDE, Électre, trad. F. Rossom, Paris, Arléa, 2005. FONTANILLE J., Soma et séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004. FONTANILLE J., « Mythes et passions », in U. Bähler, E. Thommen & C. Vogel (éds), Donner du sens. Études de sémiotique théorique et appliquée, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 111-123. FONTANILLE J. & ZILBERBERG C., Tension et signification, Hayen, Mardaga, 1998. FOUCAULT M., L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. GENINASCA. J., La parole littéraire, Paris, PUF, 1997. GIRARD R., La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1982 [2e édition]. GREIMAS A. J., « De la colère », in Du Sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 225-246. MÁRQUEZ G. G., Chronique d’une mort annoncée, trad. C. Couffon, Paris, Grasset (Le Livre de poche), 1981. NAHOUM-GRAPPE V., Du rêve de Vengeance à la haine politique, Paris, Buchet/Chastel, 2003. SHAKESPEARE, Hamlet, trad. M. Castelain, Paris, Éd. Aubier Montaigne, 1973.

1

Cf. la définition de la « forme de vie » dans J. Fontanille, Soma et séma, op. cit., p. 192.

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LA PRATIQUE DE LA VENGEANCE ET SES AVATARS… VALÉRY P., Cahiers II, « Thêta », Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1974. VERDIER R., Vengeance. Le face-à-face victime/agresseur, Paris, Éd. Autrement, 2004. ZILBERBERG C., De la nouveauté (à paraître).

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INVERSIONS CONCEPTUELLES LE CONCEPT DE « VENGEANCE » DANS L’ÉPISTÉMÉ RUSSE DU XIXe SIÈCLE Le « concept » au sens que donne à ce terme Weisgerber [(Weisgerber, Johann Leo) (1899 – 1985)], c’est-à-dire « un objet spirituel », créé par la langue et qui structure la réalité1, est une essence abstraite. De ce fait il peut être décrit et représenté par un ensemble de moyens dépendant de la discipline scientifique du chercheur. Dans la linguistique cognitive, par exemple, on utilise, pour sa modulation des termes comme « frame », « slot », « concept croisé », « fil d’association », « mapping » [Lakoff, Barcelona, Tchoudinov]. D’autres savants utilisent la notion de « conceptème » [Marova]. Comme n’importe quelle essence abstraite, le concept s’actualise par sa démonstration matérielle puisqu’on ne peut le discerner qu’en analysant les lexèmes, les métaphores, les mythes, le folklore, les œuvres d’art et littéraires où se sont fixées les idées de l’homme sur le monde et sur sa propre nature. Comme n’importe quelle autre essence abstraite, le concept comporte des paramètres, les uns constants, les autres variables. En général les paramètres constants sont des composantes structurales, c’est-à-dire qu’ils le structurent sémantiquement. Quant aux paramètres variables, ce sont des « sémantèmes » au sens propre du terme, dont les contenus dépendent des contextes culturels et historiques, eux-mêmes porteurs de concepts concrets ancrés dans leurs milieux sociaux respectifs. Si nous étudions le contenu d’un concept à un moment déterminé de l’histoire, d’un point de vue synchronique, il ne se présentera pas sous une forme homogène car il restera considérablement influencé par le contexte socioculturel de ses porteurs. Ainsi les concepts de « bonheur » et de « richesse », selon les milieux culturels dans lesquels ils sont utilisés, peuvent présenter deux sémantèmes, qui peuvent coïncider ou diverger. On peut observer des différences encore plus grandes si on étudie ces concepts d’un point de vue diachronique, c’est-à-dire dans une perspective prenant en compte l’évolution historique. C’est particulièrement net quand on étudie les grandes formations conceptuelles et leur évolution depuis l’image primitive d’un monde mytho-poétique pour aboutir à l’image scientifique du monde tel que nous le percevons aujourd’hui. Par voie de conséquence on retrouve le reflet de ces conversions conceptuelles dans l’univers de la langue. Dans les 1 WEISGERBER, J.L. Rodnoï yasik i formirovanie douha. Per. s nem., vstoup. st. i Radtchenko О.А.. Мoscou, 1993.

komment.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS lignes qui suivent, nous désignerons ces évolutions conceptuelles par le terme inversion conceptuelle dont le résultat est un concept inverti, c’est-à-dire un concept dédoublé par inversion. Le sémantème du concept de « chevalier » est à l’origine une structure stable, l’idée de l’origine noble, du comportement désintéressé et galant, à laquelle s’ajoutent des composantes sémantiques variables comme par exemple la conception d’un chevalier héroïque, son arme à la main mise au service de Dieu, ou celle du chevalier en quête du Saint Graal, ou encore celle d’un chevalier au service de la Donna, la madone, la belle dame, voire sur un plan plus politique, celle du chevalier au service de son suzerain. Cet ensemble conceptuel constituait le noyau de l’épistémè du Moyen Âge1. Mais on observe une dérive sémantique du concept, dérive que nous désignons par le terme travestissement, à l’époque de la Renaissance, moment où s’impose une autre image dominante, celle de l’homme pensant et actif, celle de l’humaniste. Il en résulte une inversion de la composante sémantique. Ainsi, le Chevalier Falstaff et Sir Aguitchic, des personnages de Shakespeare « servent » surtout la bouteille et une dame de mœurs légères ou d’un statut social disconvenant pour eux (servante VS madame). Dans l’œuvre de Pouchkine on trouve la même dérive chez certains aristocrates qui « servent » plus l’argent que Dieu ou Le Tsar. Évidemment de telles inversions se fixent dans la langue, et c’est ainsi que l’expression « Chevalier avare », contient une contradiction inconcevable, à la limite de l’oxymoron, si on se réfère au sens du mot chevalier dans l’épistémè d’origine. Quand les composantes d’origine sont stables, comme par exemple la structure sémantique du « comportement noble » il n’y a pas d’inversion conceptuelle. Ainsi Don Quichotte, le Chevalier à la triste figure, créé par Cervantès, est perçu par le lecteur comme un symbole de la noblesse au service du bien, et ce malgré les vieilles armes, le casque bricolé et le cheval maigre que lui attribue Cervantès. Mais cet équipement déprécié déguise, « travestit » la structure sémantique d’origine. Ces attributs « travestissants » tels que le casque bricolé avec de la ficelle et du carton au lieu d’un véritable casque, un cheval étique au lieu d’un cheval preux, se faire armer chevalier par un aubergiste, prendre la paysanne Aldonsa comme belle et noble Dulcinée du Toboso, et beaucoup d’autres attributs de ce type, n’ont-ils pas joué un rôle d’inversèmes, d’éléments invertissant, sans la supprimer, la composante stable ? L’expression « le Chevalier à la triste figure » ne contrarie-t-elle pas le concept initial du « chevalier » ? L’inversion conceptuelle, par nature jamais achevée, se retrouve dans le concept (ou « motif » dans un autre système sémiotique) de « l’affolement sage » qui entre dans l’épistèmè de la Renaissance («Hamlet », « Le Roi Lear » de Shakespeare) mais qui remonte à l’Odyssée d’Homère (Ulysse dans la tradition latine) qui a plus ou moins forgé le concept de « chevalier ». Le conditionnement intertextuel de ce concept d’« affolement sage » a intégré les dominantes structurelles et sémantiques du concept de chevalier ainsi que celles des concepts qui lui sont reliés. Nous voyons ici apparaître la catégorie de l’inter existence, puisqu’il est possible d’observer l’interaction des composantes constantes et variables, cette interaction résultant du fonctionnement simultané des ressemblances et des différences. Le concept (ou 1

LOSSEV Y.M. Koultoura i vsriv, Moscou, 1992.

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INVERSIONS CONCEPTUELLES LE CONCEPT DE « VENGEANCE »… motif) nous apparaît alors comme une formation fractale avec des branches aux points de croissance et des croisements des vecteurs de développement. C’est dans ce cadre épistémologique que nous étudierons le concept de « vengeance » dans la culture russe au XIXe siècle. Nous mettrons en évidence les lexèmes et les proverbes1 russes qui constituent le champ sémantique de « la vengeance » dans des récits d’A. Tchekhov « Vengeance d’une femme » et « Vengeur », dont les titres contiennent le sème « Vengeance ». En outre, nous analyserons la fréquence de ce terme dans les textes de présentation des œuvres complètes de M. Lermontov, A. Pouchkine, M. Gogol, F. Dostoïevski, N. Leskov et L. Tolstoï, donnés par les bibliothèques électroniques. Nous relèverons également des lexèmes et sémantèmes de la langue anglaise dans une sélection de textes pris dans les œuvres de Shakespeare, en nous servant de la base du programme électronique « Concordance ». Nous avons utilisé le principe du thésaurus pour analyser les lexèmes. La sélection a été effectuée avec le Dictionnaire des Synonymes de la Langue Russe, et la vérification à l’aide des dictionnaires de la Grande Langue Russe (Великорусский) de V. Dal, S. Ogegov, et du dictionnaire étymologique. C’est en tout 37 groupes synonymiques qui furent analysés, comprenant 280 lexèmes constituant le champ sémantique de la « vengeance ». L’analyse des lexèmes a révélé le conditionnement cause-conséquence des oppositions, qu’elles soient constantes ou variables. En outre on constate au niveau de la nature de ce conditionnement l’opposition : conditionnement naturel versus conditionnement culturel (régulateur). Présentons les oppositions dégagées : 1. Rapport cause-conséquence, oppositions (conditionnement naturel) : (1) offense/outrage/profanation – punition (châtiment) ; (2) offense – vengeance ; (3) outrage – justice ; (4) honneur – vengeance ; (5) affront amer – « vengeance douce » (du point de vue du vengeur) ; (6) orgueil, dignité – humiliation – vengeance ; (7) haine (sans raison, de classe, patrimoniale) – vengeance ; (8) jalousie – vengeance ; (9) envie – vengeance ; (10) « vengeance douce » (félicité, satisfaction, volupté, plaisir, délice, gentillesse, suavité, douceur, saveur, délectation, consolation – se consoler) (du point de vue du vengeur) – vengeance effrayante (du point de vue du vengeant). Ces oppositions peuvent être considérées comme universelles parce qu’elles sont fondées sur les émotions humaines naturelles qui ne dépendent pas de l’appartenance ethnique ou culturelle. Il est à noter que la composante « vengeance » est marquée axiologiquement et représente une arme naturelle de l’homme pour la défense de sa propre dignité. 2. Rapport cause-conséquence, oppositions (conditionnement culturel, régulateur) : (1) vengeance secrète — discussion, bagarre, querelle, duel ; (2) vengeance — jugement de Dieu (vengeance terrible) ; (3) vengeance – loi, jugement (correctionnel ; présidial) (punition, exécution, répression) ; (4) vengeance – pardon (grâce – rémission, excuse, rémission des péchés) ; (5) vengeance (rendre le mal pour le mal) – non-violence ; (6) vengeance – patience (souffrir – 1

La sélection du Dictionnaire des proverbes de V. Dal.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS patienter, tolérer, supporter, souffrir (le martyre), endurer un affront) ; (7) vengeance – pénitence. En analysant les oppositions du deuxième groupe, nous avons constaté qu’un déplacement du marqueur axiologique s’est produit. La composante « vengeance » ne représente plus une valeur absolue. À ce niveau de l’analyse on peut mettre en évidence des oppositions conditionnement naturel versus conditionnement culturel (régulateur) qui permettent de dégager une constante et ses variables. La constante du concept « vengeance » peut être formulée de la manière suivante : l’idée que le sentiment de la justice accomplie est liée nécessairement à la compensation du dégât matériel ou moral causé, conformément à la loi du Talion écrite dans la Bible. Selon la terminologie de V. Propp, on peut présenter la structure (l’algorithme) de la constante de la façon suivante : 1er Acte : le destructeur (anti-sujet) nuit au héros (le sujet). Il en résulte un manque qu’il faut compenser en causant au destructeur un dommage équivalent et adéquat. 2e Acte : le héros ou son remplaçant (Dieu, un Parent, un Juge) (se) venge en causant au destructeur le dommage équivalent, adéquat, d’où le sentiment d’un nouveau manque éprouvé par l’anti-sujet destructeur. Cette structure, qui fonctionne un jeu de miroirs multipliant les images à l’infini, aboutit à un enchaînement d’actes de vengeance entre le héros et le destructeur (ou leurs remplaçants), enchaînement fatal que l’on désigne par le terme de « vendetta ». Cette structure duplicative se retrouve dans l’étymologie du mot anglais revenge (Etymology : Middle English, from Middle French revengier, from Old French, from re- + vengier — to avenge – Britannica Deluxe)1 où re- est le préfixe qui désigne la répétition d’actions. On retrouve à peu près cette même structure duplicative ou répétitive dans les lexèmes russes « отомстить», «отплатить», «отработать», où le préfixe ото-/от- désigne la répétition d’actions2. Évidemment, cette constante a un caractère universel indépendant de tout conditionnement culturel. C’est ce que montrent particulièrement bien les exemples pris dans des systèmes mythologiques différents (l’image du monde mythopoétique) dont les idées primaires et naïves sur le monde et l’homme lui-même se sont fixées ; ces systèmes sont devenus au cours du temps des constantes dans l’ensemble des langues de monde. Ainsi « la vengeance » est une dominante de la structure de héros mythologiques comme Gudrun, Beowulf, Crimhild (dans la poésie épique germano-scandinave « Edda Aînnée », « Beowulf », « Niebelungs Lied »). Dans le système mythologique grec c’est Médée qui est l’incarnation allégorique de ce concept (cycle des mythes sur la conquête de la Toison d’Or), Hécube (cycle des mythes sur Troie) et Tereus (cycle des mythes sur les régents d’Athènes). Nabuchodonosor est le vengeur le plus marquant dans les textes bibliques3.

1

Les synonymes et lexèmes de même champ sémantique: redress , réparation, rétribution. V. Dal remarque dans le dictionnaire: «Вероятно месть, м(е)стить, мзда, возмездие и пр. одного корня, от место, за(воз)мещать». 3 La sélection est faite à l’aide du programme de recherche “Concordance” de l’encyclopédie Britannica Deluxe, 2003. 2

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INVERSIONS CONCEPTUELLES LE CONCEPT DE « VENGEANCE »… Les composantes variables du concept représentent les oppositions entre le conditionnement naturel, propre à la mentalité humaine, et les conditionnements culturels (épistémologique, idéologique, social, éthique et axiologique) qui dépendent du niveau de développement de la société. Il est alors évident que les inversions sont le résultat du transfert du marquage axiologique d’un membre de l’opposition à l’autre. Vérifions nos conclusions sur le matériel paramétrique. L’expérience collective du peuple se fixe dans les proverbes et les lexèmes. Donc, nous pouvons les examiner pour vérifier des hypothèses linguistiques. Nous avons choisi le dictionnaire de V. Dal qui reflète le plus objectivement l’image naïve du monde dont la formation du contenu est indépendante de « la demande sociale idéologique ». Nous avons utilisé une variante électronique du dictionnaire des proverbes de V. Dal, ce qui nous a permis de faire un triage rapide et exact à l’aide du programme électronique « Concordance ». De 181 frames1 nous avons sélectionné les suivants : engueulade – salut (224), culpabilité – mérite (151), malheur – affront (203), menace – châtiment (214), bien – grâce – mal (273), envie – avidité (193), loi (22), châtiment – grâce (98), châtiment – désobéissance (47), châtiment – complaisance (50), châtiment – aveu – soumission (106), châtiment – menace (53), paix – querelle – dispute (129), vérité – cautèle (407), résignation – fierté (164), querelle – engueulade – bagarre (117), jugement – vérité (79), honneur – estime (82), soit en tout 18 frames qui concernent 2623 proverbes. Il faut noter que V. Dal ne dégage pas le frame « vengeance » et que 4 proverbes seulement contiennent le lexème « vengeance » (La vengeance et la flatterie sont des amies. Le petit grandira et vengera tout). Cependant le concept de « vengeance » est structuré à sa base par une constante et des variables structurées selon l’opposition conditionnement naturel versus conditionnement culturel (régulateur). Nous présentons les résultats de l’analyse à partir d’exemples que nous avons choisis parmi les proverbes les plus caractéristiques. Tabl. 1. Oppositions cause-conséquence du concept « vengeance » dans les proverbes russes frame

constante (+ pour tous)

dominante naturelle

dominante culturelle

Malheur – affront (203 unités)

Qui envie s’offense

136 Кто кого сломит, тот того и топчет

67 Суди бог того, кто обидит кого

Menace – châtiment (214 unités)

Не сносить ему головы на плечах своих

54 Быть козе на бузе, т. е. быть на привязи

160 Звонок бубен, да страшен игумен

dominante axiologique (par rapport au concept « vengeance ») + 5 198 Разорви N’appelle pas тому le malheur s’il живот, кто dort неправдой живет 27 187 Je te tuerai et N’effraie pas j’interdirai de le faucon par t’inhumer la corneille

1 Dans le fait les frames (bien avant la théorie des frames) avaient été dégagés par V. Dal lui-même pendant qu’il organisait le matériel de son dictionnaire.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Châtiment – grâce (98 unités)

Chacun son compte

73 Qui aime bien châtie bien

Vérité – cautèle (407 unités)

Как ручки сделали, так спинка износит Qui ignore de loi, ignore le péché

96 С больной головы да на здоровую -

Honneur — estime (82 unités)

Mieux vaut la mort que le déshonneur

Total

2623

Loi (22 unités)

25 Святым кулаком да по окаян ной шее 311 За правого бог и добрые люди 22 Nul n’est censé ignorer la loi

57 Лихое лихим и нять

41 Pour vivre laissez vivre

32 Qui casse les verres les paye ! 14 Все бы законы потонули да и судей бы перето пили

375 Pense d’abord, puis condamne

5 Не бей по роже, себе дороже

77 Чести дворянин не кинет, хоть головушка погинет

1025

1598

38 Смерть лучше бесчестья. Бесчестье хуже c мерти 557

8 Недолго той земле стоять, где учнут уставы ломать 44 L’honneur croit l’honneur sur parole 2066

L’analyse a montré que la constante satisfaction juste par compensation (loi du talion) du dégât (matériel, moral) causé est présente dans tous les frames. En général la domination de la composante culturelle (régulatrice) est caractéristique de l’interaction des oppositions variables cause-conséquence bien que le conditionnement naturel prédomine dans les frames suivants : malheur – affront, envie – avidité, châtiment – grâce, châtiment – désobéissance, châtiment – complaisance. L’analyse sémantique de tous les frames nous permet de faire la conclusion suivante : la doctrine chrétienne frappe d’interdiction le lynchage et rendre le mal pour le mal, or ce double interdit est devenu un élément régulateur essentiel. En outre cet élément régulateur a provoqué un déplacement (inversion) de la dominante axiologique (577/2066), bien que l’équilibre axiologique soit observé dans les frames loi, châtiment – grâce, châtiment – désobéissance, tandis que le concept de « vengeance » est marqué d’une double valeur positive absolue dans les frames châtiment – complaisance, châtiment – menace. La quantité limitée des proverbes contenant le lexème « vengeance » fait penser qu’une sorte de tabou s’est progressivement imposée. Pour conclure sur le caractère de l’utilisation du lexème étudié, nous allons voir comment il est représenté dans les œuvres littéraires de XIXe siècle et quelle est sa proportion par rapport aux autres lexèmes du champ sémantique « vengeance ». À cette fin nous avons utilisé le système de recherche (programme électronique « Concordance ») et les bibliothèques électroniques (CD-ROM)1 des œuvres complètes encyclopédiques de M. Lermontov, A. Pouchkin, N. Gogol, L. Tolstoï, A. Tchekhov.

1

Pour faciliter le traitement et la comparaison du matériel bibliothèques dans l’ordinateur à l’aide du programme VCD5.

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nous avons inscrit (écrit) toutes les


INVERSIONS CONCEPTUELLES LE CONCEPT DE « VENGEANCE »… Tabl. 2. Fréquence d’emploi des lexèmes du concept « vengeance » dans la littérature russe classique (y compris les lettres et les notes intimes) auteur A. Pouchkin M. Lermontov N. Gogol F. Dostoïevski N. Leskov L. Tolstoï A. Tchekhov

vengeance 12 39 (7 variantes) 23 7 5 6 10

talion 6 3 10 2 10 3

châtiment 6 3 (châtier) 4 11 10 -

honneur 185 83 192 332 227 129 322

grâce 73 8 208 66 209 50 128

pardon 36 13 8 24 22 10 10

Nous voyons qu’il y a eu changement structural de la constante. ALGORITHME 1 : - Acte 1 : le destructeur nuit au héros. D’où l’apparition du manque qu’il faut compenser en causant un dommage équivalent, adéquat, au destructeur. - Acte 2 : le héros (ou son remplaçant Dieu, un parent, un juge) se venge en causant un dommage adéquat au destructeur, d’où la permanence d’un manque qui garde sa structure initiale alors que le parallélisme des actions disparaît complètement. Finalement, nous avons un algorithme changé (inverti). ALGORITHME 2 : - Acte 1 : le destructeur nuit au héros, d’où l’apparition d’un nouveau manque compris comme une violation de l’honneur, qui ne peut se compenser que par l’outrage au destructeur et sa provocation en duel. - Acte 2 : le héros offense le destructeur et le provoque en duel. - Acte 3 : Pendant le duel, le héros et le destructeur mesurent leurs forces. L’honneur est lavé soit par la mort du destructeur soit par celle du héros1. Mais la conciliation (pardon, grâce) peut aussi constituer une issue. L’analyse des proverbes (frame bagarre – querelle) a montré que l’algorithme de la constante « honneur » est aussi ancien que celui de « vengeance ». Les deux algorithmes ont des traits d’archétype, c’est-à-dire ils peuvent moduler la situation dans n’importe quelle culture (travaux de Y. Lotman sur A. Pouchkin). Leur unique différence réside dans le fait que le frame bagarre – querelle et le frame honneur se réalisent dans des milieux sociaux différents. Les deux constantes peuvent se réaliser simultanément et réciproquement dans les œuvres, indépendamment de la structure du héros. Ainsi, les constantes « vengeance » (Pougatchev, Chvabrin) et « honneur » (Grinev, Pougatchev envers Grinev) se réalisent toute les deux dans la nouvelle de Pouchkine « La Fille du Capitaine ». La même réalisation réciproque est propre au drame de M. Lermontov « Mascarade ». Si nos comparons avec la tragédie de Shakespeare2 « Hamlet » qui commence, conformément au genre, comme une tragédie de la vengeance (revenge tragedy), et se termine comme une tragédie d’honneur, nous constatons que la vengeance perd sa valeur pour le héros de Shakespeare (my dull revenge), ce qui ne peut s’expliquer que comme le résultat d’un conditionnement épistémologique post-médiéval du

1

Ce que correspond à un proverbe russe Le noble gardera l’honneur même s’il meurt (Чести дворянин не кинет, хоть головушка погинет (сгинет)). 2 La sélection de tous les œuvres de Shakespeare a montré que le lexème revenge y figure 153 fois, ce qui est lié avec la structure du héros.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS 1

héros . Une telle action réciproque simultanée des constantes conditionne l’inversion du concept lui-même. Enfin, pour mieux argumenter nos postulats sur les inversions conceptuelles, nous avons consulté les œuvres des auteurs classiques russes dont le titre contient vengeance ou vengeur : une nouvelle de N. Gogol « Vengeance terrible», et quatre récits d’A. Tchekhov, « Vengeance » (2 récits), « Vengeance d’une femme » et « Vengeur »2. Comparons-les avec le drame de M. Lermontov « Mascarade » où le motif de la vengeance est un des motifs dominants. Présentons les paramètres essentiels de ces récits dans un tableau : Tabl. 3. Paramètres conceptuels des récits dont le titre contient le mot « vengeance » Auteur/ Œuvre

M. Lermontov Mascarade

N. Gogol Vengeance terrible A. Tchekhov Vengeance (1)

A. Tchekhov Vengeance (2)

A. Tchekhov Vengeur

1

Chronotope (Espace/ Temps)

Chronotope (Héros)

Structure dominante de la constante

«Les hommes du monde», le début de 19 siècle, la maison d’Arbenin: des mascarades, une salle de jeux

Les hommes du monde: Evguenij – jaloux, modulé intertextuellement (Othello), le Duc, etc. Sorcier/ Loup-garou

Algorithme 2 + Algorithme 1

Algorithme 1

Naturel

Tourmanov, habitué aux adultères de sa femme, Degtiarev – collègue – amant de sa femme, le marchand qui a eu peur du chantage L’ingénu, l’acteur comique

Algorithme 2 + Algorithme 1

Naturel/ Culturel

Vengeance travestie : la divergence entre le plan et le résultat +/-

Algorithme 1

Naturel (l’affront)

Petite vengeance : la frustration du public +/-

Kiev, les temps passés, le monde de l’au de là, milieu du XIXe siècle L’anniversaire chez un ami, la maison, le jardin de la ville/la fin du XIXe siècle, la conscience du héros

Le théâtre, la chambre, la journée de bénéfice, la fin du XIXe siècle, la conscience du héros Un magasin Un employé de d’armes, à la fin du magasin, le mari cocu XIXe siècle, la conscience du héros

Type dominant du conditionn ement Culturel

Algorithme 1 Naturel (la jalousie) + Algorithme 2 Culturel (la défense de l’honneur)

Vengeur/ Type du châtiment /axiologie vengeance mondaine + vengeance pour l’honneur offensée + vengeance du jaloux + C’est Dieu qui juge +

Les variantes imaginaires de la vengeance +/—/-

Sigmund FREUD voit dans (my dull revenge) la réalisation subconsciente du complexe d’Œdipe [Freud]. Les résultats de recherche dans toutes les bibliothèques électroniques utilisées.

2

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INVERSIONS CONCEPTUELLES LE CONCEPT DE « VENGEANCE »… Après la comparaison des paramètres principaux il devient clair que les caractéristiques chrono-topiques conditionnent la spécificité de la présentation du concept. Le choix du temps et de l’espace, du statut et du milieu social du héros, son conditionnement intertextuel, déterminent ses paramètres constants. Les étapes narratives et discursives du sujet déterminent la domination du conditionnement naturel ou culturel. L’ensemble des paramètres, à son tour, détermine l’axiologie du concept. Ainsi, dans le drame « Mascarade » M. Lermontov représente le milieu naturel (la noblesse, le monde). On pourrait croire que c’est un milieu porteur du concept « vengeance » et que le paramètre « honneur » est une composante de la structure du héros (Arbenin). La base intertextuelle (Othello), d’une part a fixé les caractéristiques constantes du concept « honneur », d’autre part a introduit la deuxième composante de la structure du héros (jaloux-vengeur), ce qui a amené à l’interaction des deux algorithmes constants. La même base intertextuelle a déterminé la structure des autres héros : une femme trompée qui souffre injustement (Nina – le prototype en est Desdémone), des envieux – petits vengeurs (le Duc et d’autres – le prototype en est Iago, Émilie). Tout cela aboutit à un concept de la « vengeance » devenu axiologiquement positif. L’utilisation du sujet prototypique (le sujet de la femme infidèle et du mari-cocu-jaloux) relie le drame de M. Lermontov aux récits d’A. Tchekhov « Vengeance », « Vengeur » et partiellement à « Vengeance d’une femme », dont les paramètres chrono-topiques relèvent d’une sémantique absolument différente. Déjà, dans « Décaméron » de Boccace et « Les récits des Kenterbery » de G. Chaucer (le récit du meunier), nous percevons déjà le travestissement du concept de vengeance à partir de l’évolution du prototype de la femme infidèle dont le mari est un personnage du bas peuple (the vulgar), les paramètres spatio-temporels reflétant ce milieu très inférieur à la classe chevaleresque et aristocratique. Dans les récits d’A. Tchekhov nous observons le même travestissement et l’évolution du concept de « vengeance » conditionné par les paramètres sémantiques du chronotope. Au demeurant le transfert partiel de l’action dans la conscience des héros principaux a joué un grand rôle, ce qui rapproche la poétique d’A. Tchekhov de celle des « modernes », en particulier de la poétique de James Joyce. Pour une définition plus précise du mécanisme de travestissement et d’inversion du concept « vengeance » il faut observer la succession des étapes narratives et discursives de deux récits d’A. Tchekhov, « Vengeance » et « Vengeur ». Nous envisagerons ces récits comme constituant une unité fractale où le concept de « vengeance » est un point initial du développement, les oppositions conceptuelles, narratives et discursives représentant les vecteurs du développement. Les catégories de la voix, du point de vue qui conditionnent directement le développement du sujet, sont aussi des vecteurs de ce développement. L’effet de l’attente déçue est par exemple une particularité essentielle des développements narratifs. Il est présenté à la fois du point de vue du personnage et du point de vue du lecteur. Par exemple dans le récit « Vengeance » nous trouvons deux vecteurs du développement : (1) pour le personnage Lev Savvitch Tourmanov (un philistin) l’inattendu est que son ami et collègue Degtiarev, qui est devenu (1a) l’amant de sa femme, (1b) traite Tourmanov de dindon, de jars, de patapouf et de Sabakevitch, (1c) et que le marchand Doulinov ayant peur, en cède à un chantage au lieu d’appeler la 35


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS police pour faire arrêter le maître chanteur Degtiarev à qui il a remis fébrilement deux cent roubles à un endroit indiqué, (1d) en obtenant un « merci » de Degtiarev sidéré par cette attitude. (2) pour le lecteur, l’enchaînement créé par l’effet de l’attente déçue s’articule de la façon suivante : (2a) Tourmanov est offensé non par la félonie de sa femme mais par les mots grossiers de Degtiarev ; (2b) Tourmanov imagine et essaie de réaliser des scénarios de vengeance absolument anti-logiques parce que c’est le marchand, un personnage absolument étranger à cette affaire, qui est vengé. Dans le récit « Vengeur » le héros principal (Fedor Fedorovitch Sigaev) achète un filet pour oiseler au lieu du pistolet pour se venger de sa femme, de l’amant de sa femme, puis se suicider. Cet achat provoque un effet d’attente déçue pour deux personnages, Sigaev lui-même, et un français, employé du magasin, qui vantait la qualité de ses armes pour les vendre, ainsi que pour le lecteur. Les particularités des étapes discursives sont déterminées d’une part par « le point de vue la perception » : ainsi dans le récit « Vengeance » Tourmanov écoute par hasard la conversation entre sa femme et Degtiarev, surveille leur comportement, épie Degtiarev qui prend la lettre dans le vase en marbre du jardin. Dans « Vengeur » les paroles exaltées de l’employé de magasin deviennent un point de départ du développement des pensées ou « de la prise de conscience » du mari offensé. D’autre part les étapes discursives sont déterminées par deux plans du développement du sujet : (1) le plan de la présentation des actions réelles et (2) le plan de la présentation des actions imaginées qui se déroulent dans la conscience. L’action réelle, comme nous venons de le voir, est basée sur l’effet de l’attente déçue et le concept « vengeance » qui se travestit, se transforme. L’action imaginée est basée sur l’axiologie positive du concept « vengeance », ce que nous pouvons vérifier dans les exemples ci-après : Vengeance Et il a pensé que ce serait bien de battre Degtiarev, l’amocher en duel comme un moineau… prononcer sa destitution ou mettre dans un vase en marbre quelque chose de non séant, de puant – un rat crevé, par exemple.

Vengeur …mais son imagination dessinait déjà trois cadavres saigneux, des crânes défoncés, un cerveau dégoulinant, un tintamarre, une foule des badauds, une autopsie… Avec la triste joie de l’homme offensé il s’imagina soudain l’épouvante des siens et du public, l’agonie de la traîtresse.

Le résultat d’une pareille combinaison des paramètres « du point de vue de la perception » et « des strates » de la réalité représentée, c’est l’absence presque complète du comportement communicatif réel des héros principaux. Il est à noter qu’il n’y a que deux alinéas « du bredouillement en aparté » de Tourmanov, quant à la structure du récit « Vengeur », elle ne comporte que quatre répliques du héros sur le prix du pistolet et du filet, sur le flot des paroles de l’employé de magasin se combinant avec les états d’âme du mari offensé. Les héros de Tchekhov privés d’un discours réel, jouent sur le plan du discours, le rôle du bouffon (selon M. Foucault et Y. M. Lotman), ce qui contribue au travestissement du concept « vengeance ». Donc, à partir d’un matériel linguistique hétérogène dans lequel le concept de « vengeance » a trouvé sa réalisation, nous avons vérifié notre hypothèse sur les inversions conceptuelles et nous pouvons conclure qu’elles sont déterminées par des décalages épistémologiques divers, par des changements dans la structure de la constante, par des variations dans les dominantes des oppositions binaires, et au niveau des œuvres littéraires, par la sémantique des catégories et des paramètres du 36


INVERSIONS CONCEPTUELLES LE CONCEPT DE « VENGEANCE »… texte. Les programmes narratifs et discursifs et le caractère de la réalité représentée jouent également un rôle déterminant particulier. D’où notre conclusion sur le travestissement du concept « vengeance » dans la culture russe vers la fin du XIXe siècle. Sans doute les transformations idéologiques et épistémologiques au XXe siècle ont-elles conditionné les inversions suivantes de ce concept sur le plan de la restitution de la structure initiale de la constante (Algorithme 1), ainsi que sur le passage au premier plan du conditionnement naturel dans les oppositions variables. Il nous a suffi de jeter un coup d’œil sur les œuvres de V. Nabokov, Y. Alechkovskij, M. Alekseev pour avancer cette conclusion préalable. Mais pour confirmer cette hypothèse et déterminer avec plus de précision le caractère des transformations du concept « vengeance » dans la culture russe au XXe siècle, il faudrait analyser le matériel linguistique hétérogène en détail, ce qui est hors du cadre de ce travail. Natalia BELOZEROVA Université d’État de Tioumen, RUSSIE nbelozerova@utmn.ru

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Y A-T-IL DES TOPOI ATTACHÉS AU MOT VENGEANCE ?1

INTRODUCTION Cette étude sera composée de deux parties : après avoir précisé mes objectifs dans cette introduction, je consacrerai la première au cadre théorique qui permet de rendre compte de la signification des unités linguistiques en général. Dans la deuxième, pour pouvoir donner quelques éléments de réponse à la question formulée dans le titre, j’essayerai de montrer la manière par laquelle on peut mettre en évidence des points de vue inclus dans la signification d’un mot particulier, en l’occurrence, dans le mot vengeance. Mon exposé a un double objectif : d’une part, décrire la nature des entités associées aux expressions linguistiques, et cela, indépendamment des hypothèses sur les processus cognitifs mis en œuvre dans l’interprétation. La réflexion que je souhaite engager dans le cadre de cet exposé, permettra aussi de montrer que, si les unités sémantiques élémentaires ne peuvent pas être réduites à des systèmes de désignation d’objets et/ou de concepts, elles seront traitées fondamentalement comme contraintes. Grâce à une description sémantique des mots en termes de contraintes, il me paraît possible d’éviter la confusion qu’on rencontre souvent dans le domaine de l’analyse du discours, entre signification et concept, ou encore signification et sens. D’autre part, je vais essayer de poursuivre une démarche qui mène des interprétations des énoncés à la description de la signification des mots, en m’appuyant sur les observations à partir des effets de sens générés par le mot vengeance. J’utiliserai des énoncés dans lesquels figurent des variantes morphologiques sans distinction de catégorie grammaticale2. Les énoncés que je prendrai pour illustrer ce propos sont construits à partir d’observations sur les discours que j’ai étudiés : la plupart peuvent se situer dans un contexte favorisant l’idée de l’échange dans une société. Tout compte fait, ce n’est pas la nature de la vengeance — ni en tant que passion3 ni en tant que séquence narrative — qui 1 L’auteur de cette étude a bénéficié de l’aide de la MSH de Paris dans le cadre du programme ‘réinvitation Mellon’ et de l’aide de la Fondation Pro Renovanda Cultura. 2 Je ne fais pas de distinction, dans cette première étape de l’analyse, entre les formes variées comme vengeance, vengeur, se venger, distinction qui pourrait être cependant pertinente en dernière étape de l’analyse. On aura compris qu’il n’est pas certain que le substantif comporte le même point de vue lexicalisé que le verbe et l’adjectif. Mes réflexions pourront être prolongées dans cette direction. 3 La vengeance est souvent considérée tantôt comme une disposition passionnelle — elle relève alors de l’étude de tempéraments et de caractères sur l’axe de la violence graduée, émotion, sentiment, pulsion, passion — tantôt comme une suite d’actions dont l’une étant coupée de l’autre entraînerait un certain laps

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS m’intéresse, mais la nature du mot, plus précisément son comportement dans le discours. Cela ne m’autorise pas cependant à en contester certains rapports. Ce qui a déclenché ma réflexion en matière de vengeance, c’est la confrontation entre les énoncés qui résultent des études savantes et des énoncés prononcés, dans leur usage conversationnel courant, dans des situations où on ne s’attendrait pas du tout à voir émerger l’idée de vengeance. Cette confrontation m’a amenée à avancer l’hypothèse selon laquelle il n’est pas certain que le topos le plus fréquemment associé au mot soit le topos cristallisé1. Plus particulièrement, la fréquence d’usage dans le discours ne permet pas de conclure directement sur les points de vue lexicalisés. Cela n’empêche pas de dire qu’ils sont fondamentalement d’ordre discursif. LE CADRE CONCEPTUEL DE L’ANALYSE : LA SÉMANTIQUE DES POINTS DE VUE Cette réflexion sera centrée essentiellement sur un aspect de la cristallisation des topoi dans la langue. Il me paraît cependant nécessaire de présenter rapidement les présupposés théoriques nécessaires à la compréhension des enjeux de la démarche proposée dans la deuxième partie. Fondée sur l’hypothèse générale selon laquelle les discours ne renvoient qu’à d’autres discours, la démarche qui conduit à faire resurgir certains mots liés au contenu du mot vengeance me paraît tout à fait légitime. La manière dont je conçois ce re-surgissement peut s’inscrire dans le cadre théorique de la Sémantique des points de vue, — issue de la théorie de l’argumentation dans la langue — et récemment élaborée par Raccah (2002 ; 2005a). Il faut noter que pour la Théorie de l’argumentation dans la langue2, dès l’abord, la description, sans faire allusion à une connaissance préalable des propriétés du monde ou de la pensée, conduit à caractériser les phrases par des enchaînements. Comme toute phrase ne peut être suivie par n’importe quelle autre phrase, seuls, parmi les enchaînements considérés, entrent dans cette caractérisation ceux qui sont argumentatifs. La relation argumentative est en effet liée au discours et non pas à une connaissance extralinguistique de ce qui est dit ou représenté par le discours. Un présupposé théorique sur lequel il conviendrait aussi d’insister : même si les langues offrent certains outils sémantiques, ces outils ne concernent pas directement le sens mais seulement les contraintes sur la construction du sens dans le processus interprétatif. Or, ce que nous observons, ce sont les effets de sens d’énoncés proférés dans des situations d’énonciation différentes. Une raison pour laquelle je ne me contenterai pas de l’analyse des discours sur la vengeance, tient au fait que les interprétations que j’ai réunies dans le contexte favorisant l’idée de l’échange, restent inaccessibles telles quelles pour une analyse sémantique. de temps. Dans ce dernier cas, l’étude favorise un schéma narratif comme frustration—émotion— recherche de la sanction. Ce qui est aussi à noter, c’est la manière dont le mécanisme de vengeance est ramené à la colère. Si l’on exprime un sentiment d’agressivité, il y aura peu de chance que l’on veuille se venger. Par contre, si l’on contient sa colère, l’idée de vengeance risque de s’installer inéluctablement. Pour ce rapport entre colère et vengeance voir le développement dans FONTANILLE et KLOCKFONTANILLE (1997). 1 Je dois la métaphore de cristallisation à Raccah, voir bibliographie. 2 ANSCOMBRE et DUCROT (1988).

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Y A-T-IL DES TOPOI ATTACHÉS AU MOT VENGEANCE ? Dans cette optique, la description sémantique revient en dernier ressort à indiquer quelles sont les contraintes que la langue impose1 à la construction du sens des énoncés. Il reste à noter un corollaire à cette force contraignante : prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle tous les mots du discours — et pas seulement les modificateurs et les connecteurs — mettent des contraintes sur l’orientation argumentative des énoncés. Tout mot du lexique peut être considéré comme relevant à la fois du discours et de la langue. C’est ainsi qu’on pourra parler d’un côté, de vengeance comme mot du discours, et d’un autre côté de vengeance comme mot de la langue2. La signification lexicale, qui m’intéresse ici, sera essentiellement fondée sur l’argumentation. Plus précisément je rejoins la direction qui va « étendre la description argumentationnelle au lexique »3. Pour rendre compte des argumentations, la notion de topos a été introduite. Si elle est essentielle dans l’analyse des énoncés, elle le sera aussi dans l’analyse lexicale en particulier. Grâce au modèle topique, on peut envisager d’atteindre une certaine stabilité dans la signification linguistique du mot vengeance, qui n’est pas celle de son contenu sémantique, mais celle des points de vue inclus dans le mot même en fonction desquels le locuteur peut proposer, par le travail énonciatif du discours, d’autres constructions. Quant à la notion de topos, elle est définie au moyen du champ topique4. Il y a deux manières d’obtenir un champ topique, qu’on peut définir comme une façon de voir une entité : (i) d’une part, à partir d’un champ conceptuel (une entité) qui serait mis en rapport avec une valeur (bien ou mal), ce qui nous fournira un champ topique élémentaire ; (ii) d’autre part, à partir d’un champ conceptuel qui serait mis en rapport avec un champ topique. Suivant ces définitions, un topos, étant un principe général, présenté comme partagé par les membres d’une communauté linguistique, peut prendre l’une des quatre formes possibles : //plus X est P, plus Y est Q// //plus X est P, moins Y est Q// //moins X est P, plus Y est Q// //moins X est P, moins Y est Q// P et Q sont appelés champs topiques dont les différents degrés instaurent les garants. Le topos, bien que relatif à la situation, est censé être validé cependant dans une multitude de situations. Il est convoqué dans le discours auquel il sert de support. Le topos ne considère pas l’événement que l’énoncé représente, mais

1 Si l’on admet que la phrase est une entité théorique, — ainsi indépendante des locuteurs — on doit aussi admettre que la description sémantique des phrases ne pourra pas déterminer les topoi effectivement mis en œuvre par les locuteurs dans la situation d’énonciation, puisque l’utilisation effective des topoi dépend de l’état cognitif des locuteurs. N’en dépendent pas, en revanche les contraintes que les phrases mettent sur les topoi utilisés par les locuteurs. 2 Pour cette distinction se reporter à RACCAH (2000). 3 RACCAH (1992 : 8). 4 La définition du topos fondée sur champ conceptuel et champ topique, circule au sein de la communauté linguistique depuis RACCAH (1990). On se reportera pour sa définition exacte à RACCAH (2002 : 263264).

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS l’ensemble des situations dans lesquelles le locuteur choisit de le placer1. Si les topoi sont présentés comme partagés, cela n’exclut pas qu’ils puissent être bricolés ad hoc. De même, ce caractère n’exclut pas la coexistence des topoi opposés dans une même communauté. L’existence des topoi est un fait linguistique, mais l’existence d’un topos particulier est un fait socioculturel. On peut mentionner par exemple les proverbes et les locutions se référant à des idéologies contraires au sein d’une même communauté linguistique. La coexistence des points de vue opposés peut être illustrée par ces exemples : « La vengeance est un plat qui se mange froid »2 vs « La vengeance est un plat qui se lance chaud »3 ; « La vengeance est un plat qui se mange chaud »4. Pour qu’un champ topique soit considéré comme lexical5, il faut présupposer d’un côté que la langue favorise certains topoi dans le processus de cristallisation, et d’un autre côté, que ces champs topiques lexicaux contraignent les topoi discursifs. GARANTS ET CONTRAINTES Suivant les présupposés théoriques, on peut dire que tout énoncé est présenté par son locuteur, comme argument en faveur d’une conclusion, et cela, par le biais d’un topos. Pour illustrer la manière dont les topoi sont mis en œuvre dans le discours, je propose de considérer les énoncés (1) et (2). Soit l’énoncé (1) dans la situation d’énonciation où Pierre, qui a trompé Marie, est étonné du comportement bienveillant de celle-ci. Il dit alors à son ami Paul : (1) J’ai trompé Marie et elle ne m’a pas fait mal. Le propos de Pierre s’appuie sur un garant : le principe de réciprocité, selon lequel Un méfait mérite punition. On peut formuler le topos suivant : //plus violent est le méfait, plus violente est la punition.// Si l’on prend l’énoncé (2) dans la situation d’énonciation où Pierre, qui a pris le temps d’écouter les problèmes de Marie lui reprochant ses longues sorties sans sa compagnie, se plaint de son comportement à Paul, en lui disant : (2) J’ai rendu service à Marie et elle ne m’en a gardé aucune reconnaissance. Ce fragment de discours, toujours fondé sur le principe de réciprocité, convoque, à son tour, une idéologie telle que Un service mérite reconnaissance, ce qui renvoie au topos6 ainsi formulé : //plus important est le bienfait, plus importante est la récompense//. J’ai anticipé dans le paragraphe précédent sur des outils sémantiques qui ne concernent pas directement le sens, mais les contraintes sur la construction du sens. Dans ce qui suit, il me reste à illustrer le caractère contraignant des mots. Je

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Par ailleurs, ce caractère général est de même ordre que la présupposition. Anonyme. (www.dicocitation.com/resultat.php?id=3102). 3 Carnet de notes, 2001, Sébastien, Patrick. (www.dicocitation.com/resultat.php?id=2793). 4 Dieu et nous seuls pouvons, Folco, Michel. (www.dicocitation.com/resultat.php?id=1117). 5 J’ai pratiqué deux démarches pour montrer les points de vue lexicalisés : des topoi aux mots SIMONFFY (2005) et inversement, des mots aux topoi SIMONFFY (2002). 6 Ne contribuerait-il en même temps à définir la signification du mot gratitude ? Ce topos ne lui devrait-il être rattaché ? (CT : <SERVICE, reconnaissance>, champ topique dans lequel le champ conceptuel ‘service’ dépend du point d vue ‘reconnaissance’). 2

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Y A-T-IL DES TOPOI ATTACHÉS AU MOT VENGEANCE ? procéderai en deux étapes : d’abord je montrerai le caractère contraignant du connecteur mais1, ensuite celui des mots pleins. Je propose de considérer l’énoncé (3) dans le même contexte de relations personnelles où il est question de Marie trompée par Pierre. Un ami, Paul, homme peu fidèle qui envisage une relation amoureuse avec Marie, pose une question sur l’avenir de cette relation à Pierre qui lui répond : (3) Elle est gentille, mais vengeresse. Chacun des membres de l’énoncé met en œuvre un topos : on peut formuler le premier de la façon suivante : //plus de compréhension, moins de rétorsions// En outre, s’appuyant sur ce topos, le locuteur devrait amener son interlocuteur vers une conclusion comme Elle ne le tromperait pas. Le second topos s’énonce alors : //plus d’offenses, plus de rétorsions// Ce qui va vers la conclusion opposée qu’on pourrait formuler ainsi : Elle le tromperait. Nous intéressant maintenant aux contraintes exercées par le connecteur, nous aurons recours à la description proposée par Raccah (2002) qui en envisage quatre types de topoi convoqués par l’énoncé en question. (i) La première contrainte consiste à valider les argumentations induites par les deux membres de l’énoncé, mais c’est seulement en apparence ; (ii) La deuxième réside en ce que c’est seulement dans le second membre que le connecteur valide l’argumentation essentiellement ; (iii) La troisième contrainte vient du fait que l’argumentation est fondée sur le topos convoqué par le deuxième membre ; (iv) La quatrième est celle qui conduit à l’emploi effectif du topos convoqué par le deuxième membre. Ce qu’il faut noter, c’est que d’une part ces quatre contraintes ne dépendent pas du locuteur, et d’autre part que si le locuteur présente son énoncé comme argument, c’est parce qu’il s’appuie sur un garant qui fait allusion à l’idée de rétorsion. Cependant, le topos évoqué est associé à un mot du discours. Le recours à la description du connecteur mais n’est pas inutile : elle servira de test2 pour décider si un topos est intrinsèquement attaché au mot. Si le connecteur mais prend le statut de test, c’est parce que ces contraintes, ne dépendant pas de la situation, peuvent être prévisibles. DES TOPOI DISCURSIFS AU POINT DE VUE CRISTALLISÉ Quant aux mots pleins, j’admets l’hypothèse selon laquelle, ils évoquent certains points de vue, qui, eux-mêmes, ne sont pas indépendants d’autres points de vue. L’approche lexicale en termes de points de vue a l’avantage de pouvoir rendre compte du caractère bizarre des énoncés, dû tantôt à l’incompatibilité entre des points de vue cristallisés, tantôt à l’incompatibilité entre des points de vue sur la

1 Les recherches en matière d’argumentation ont été entamées par la description des connecteurs, parmi lesquels le connecteur mais a été favorablement mis au centre. 2 L’élaboration des tests linguistiques est en cours ; j’en relève deux : RACCAH (2005b) montre la manière dont « trop », permet de révéler le champ topique lexicalisé dans des adjectifs ; CHMELIK (2005) montre la manière dont « parce que » et « pourtant » permettent de révéler le champ topique du mot jeu.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS situation. Un topos est considéré comme lexical, s’il n’y a pas de situation qui permette d’interpréter l’énoncé bizarre en question. QUELQUES TOPOI DISCURSIFS Les idées que le mot vengeance fait de prime abord venir à l’esprit, sont le plus souvent la réparation, la rétribution, le châtiment, la punition, la sanction, etc., fondées sur une définition intuitive pouvant s’exprimer par un propos tel que agir contre quelqu’un en lui faisant autant de mal qu’il nous en a fait. (loi du Talion). Une grande partie du travail empirique que je conduis à partir de mes observations des discours, montre que les effets de sens dépendent des différentes modalités sociales telles que les contextes juridique, économique, esthétique, religieux, etc. Il n’est pas facile de les ramener à une racine commune. Pour cette raison, j’ai choisi ceux qui se situent dans un contexte d’échange social spécifié suivant les trois obligations : donner, recevoir et rendre1. Dans ce type de discours, les relations humaines sont marquées par la réciprocité2 dans la mesure où tout doit être rendu, le bienfait ainsi que le méfait3. La vengeance, motivée par l’idée que ce qui est reçu doit être obligatoirement rendu, peut, à ce point de vue, être mise en parallèle avec le don : dans le cas où le donataire rend la chose donnée, l’offensé rend l’offense à l’offenseur4. Si tout est matière à échange, alors le tort, le défaut ne font pas exception. Pour être quitte, il y a l’exigence de retour motivée par la malveillance vindicative et par l’agression. Punition et châtiment, suivant l’économie de la gestion, sont considérés comme des réponses appropriées aux actes : mal commis proportionné à un mal commis, alors que la vengeance, inscrite plutôt dans l’économie naturelle de la violence, et relevant de l’ordre de la passion, semble annuler l’idée de proportionnalité. Dans le châtiment, même si on peut y voir une manière de poursuivre une vengeance, la proportion est mieux équilibrée entre coup et contre-coup, que ce règlement soit personnel ou collectif. Mais insister sur le châtiment du coupable, revient à nourrir la passion, conformément au principe de vengeance. Le sacrifice et le système judiciaire ont, entre autres fonctions, celle d’étouffer les pulsions de la vengeance. Dans la vengeance il y a surtout le désir de nuire, or les représailles et la domination risquent de conduire à une cruauté inconcevable. En revanche, sur le plan humain, le pardon et la réconciliation permettent l’élimination, souvent définitive, de toute vengeance et de toutes représailles. Ce que je viens de présenter peut être résumé par la définition de Courtois (1977 : 114) qui entend par vengeance « une disposition psychologique, liés à des pratiques pénales constitutionnelles dont la finalité est d’annuler un traumatisme ou une perte subie par une victime, au moyen d’une compensation appropriée ». Il développe son analyse en privilégiant l’aspect pénal dans la définition. La peine a deux acceptions en fonction des points de vue différents, que ce soit celui de 1

Suite aux observations empiriques de MAUSS (1997). Sur la question de réciprocité voir ANSPACH (2002). C’est ainsi que la circularité de la vengeance constitue un processus infini : le crime que la vengeance punit se voulant déjà vengeance d’un crime plus originel. 3 Je ne m’interrogerai pas sur l’origine de cette obligation. On connaît la réponse de Mauss (1997 : 159) affirmant que c’est le hau (l’esprit magique) qui intervient, laquelle n'est pas l'unique réponse certes. 4 Et cela, en fonction de l’intérêt individuel ou de l’intérêt social. 2

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Y A-T-IL DES TOPOI ATTACHÉS AU MOT VENGEANCE ? l’offenseur ou celui de l’offensé. Premièrement, le prix que l’offensé doit recevoir en compensation pour la perte. Deuxièmement, le prix que l’offenseur doit payer. Dans cette deuxième acception, la peine va de pair avec le délinquant et renforce l’idée du châtiment sans parler de la prévention, puisque le mal subi par l’offensé est complètement négligé. Dans la première acception, il y a exigence que la perte soit réparée. Du point de vue de l’offensé, il y a retour, d’où l’action de rétorsion. Ces considérations sont d’ailleurs confirmées par les entrées du dictionnaire le Petit Robert. En effet, on trouve deux acceptions : (i) « l’accent étant mis sur la réparation : dédommagement moral de l’offensé par punition de l’offenseur ; (ii) l’accent étant mis sur le châtiment : punition de l’offenseur qui dédommage moralement l’offensé. On peut les illustrer avec les exemples suivants : (4) La vengeance est encore la forme la plus sûre de la justice (Becque). (5) Je ne suis pas venu réclamer vengeance, seule la justice m’intéresse. (6) La vengeance est douce à tous les offensés. (Marivaux). (7) Cette amère vengeance ne le laisse pas dormir. Les énoncés (4) et (5) mettent en œuvre des topoi dont les deuxièmes membres sont opposés ://plus on agit, plus on est compensé//, et//plus on agit, moins on est compensé// ( compensé est ici synonyme de dédommagé). Les énoncés (6) et (7) convoquent en revanche, un topos tel que//plus on agit, plus on punit// et son contraire,//plus on agit, moins on punit//. Au lieu de continuer à énumérer les points de vue et à les reformuler avec les topoi, considérons deux énoncés (8) et (9) qui ont un caractère bizarre, étrange. (8) Gagnez des millions. C’est la meilleure des vengeances1. Admettons que le champ topique punition est lié au mot vengeance. Suivant les points de vue suggérés, il faudrait considérer le procès (gagnez…) comme une punition, argumentation difficilement compréhensible. L’enrichissement financier pourrait-il tendre vers les idées de punition ou de rétorsion ? De même, si l’action est vue dans la perspective de la compensation, on pourrait se poser la question de voir si l’enrichissement financier va dans le sens de la réparation. Considérons un énoncé comme (9) et interrogeons-nous en quoi bien vivre peut être co-orienté avec l’idée de vengeance. (9) Vivez bien. C’est la meilleure des vengeances2. L’étrangeté du propos tient au fait que le mot vengeance impose un point de vue sur l’action, qui ne va pas dans la direction de vivre bien. Le monde ne tournerait-il à l’envers ?

1 C’est la traduction approximative de l’énoncé hongrois : « Nem vették fel a főiskolára, most bosszulja meg őket, nyerjen sokat. » J’ai relevé cet énoncé dans une émission de la télé hongroise, dans une situation de jeu-Quiz où l’animateur, après avoir fait connaissance du CV du joueur, a comme information à sa disposition le fait qu’il n’a pas été admis à l’université. Pour l’encourager, il lui dit : « Gagnez des millions. C’est la meilleure des vengeances ». 2 Notons que le « Talmud » est un recueil de droit civil et religieux juif, qui comporte des commentaires sur la Torah ou le Pentateuque.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS SÉLECTIONNER LE CHAMP TOPIQUE Après avoir pris en considération quelques champs topiques liés à ces discours, comment décider lequel est lexicalisé dans le mot ? Comment déterminer le champ topique lié au mot en question ? La métaphore de la cristallisation permet de signaler un fait important : si au mot vengeance sont liées toutes ces idées, il n’est pas certain qu’on puisse en préciser une comme devant être choisie prioritairement au détriment des autres. Ces idées sont suggérées par la présence du mot, mais rien ne dit qu’elles déterminent en même temps la signification mot. La question de savoir comment passer de la première description à la seconde n’est donc pas anodine : sens et signification sont des entités de nature différente. Voici un élément de réponse à la question posée. Suivant la catégorisation des énoncés proposée par Bruxelles et al. (1993 : 98), si l’on trouve un énoncé de caractère doxal, on s’approche de ce qui relève de la langue, puisqu’un énoncé doxal utilise précisément un topos intrinsèquement attaché au mot, c’est la raison pour laquelle l’énoncé sonne creux. On peut caractériser ainsi cette façon de parler du locuteur qui n’ajoute rien à la doxa dictée par la langue ; exemple : conseil précieux, hautement qualifié, remercier gentiment, etc. D’autres énoncés sont non-doxaux. Parmi eux, ceux dont la conclusion est opposée à celle que le topos du mot permet de prévoir sont paradoxaux, comme conseil méchant, et ceux dont la conclusion est tout simplement différente sont adoxaux, comme conseil inattendu. Quant aux énoncés dans lesquels figure le mot vengeance, je propose de considérer les (10), (11), (12), (13) : (10) Pierre a subi la vengeance destructrice/écrasante de Marie. En effet, on peut "calculer" destructrice et écrasante dans vengeance, ce qui produit un énoncé tout à fait conforme à la doxa commune. En revanche, le point de vue opposé à ce qu’on peut "calculer" dans vengeance, produit un énoncé paradoxal : (11) ??Marie a subi la vengeance constructive de Pierre. Quant au troisième cas de figure, on ne peut pas "calculer" ni amère, ni douce. Ces points de vue ayant pour origine la situation, produisent de ce fait des énoncés adoxaux. (12) Cette vengeance amère ne le laisse pas dormir. (13) Cette vengeance douce ne l’inquiète plus. Ce jeu des points de vue permet aussi de rendre compte de l’effet étrange de l’énoncé suivant : (14) Il savoure à l’avance une froide vengeance minutieusement préparée. Froid à propos d’un plat signale qu’il ne demande pas de préparation alors qu’on dit en même temps qu’il est préparé, et cela, sous le point de vue de l’excessivité. TEST AVEC MAIS, MÊME ET DONC Pour décider quels champs topiques s’imposent pour être considérés comme lexicalisés plutôt que d’autres, je vais recourir à quelques tests linguistiques. Autrement dit, pour décider si les points de vue qui apparaissent dans des discours sont suggérés ou au contraire imposés, je propose d’appliquer le connecteur mais. 46


Y A-T-IL DES TOPOI ATTACHÉS AU MOT VENGEANCE ? Ce test a pour but de faire ressortir ce qui relève tantôt du discours, tantôt de la langue. L’observation consiste tout simplement en ce que l’opposition introduite par mais est frappante ou au contraire tout à fait banale. Il est à remarquer que si un point de vue est attaché au mot de façon inclusive et systématique, il n’est pas nécessaire qu’il soit attaché de façon constante, étant donné l’existence d’autres points de vue. (15) ??C’est une vengeance, mais destructrice. (16) C’est une vengeance, mais constructrice. Ce qu’on pourrait ajouter, c’est que les deux énoncés nous paraissent bizarres. Le locuteur qui dit l’énoncé (16) a certainement un comportement bizarre et culturellement difficilement acceptable. Cependant son comportement bizarre n’a aucunement pour origine sa façon de parler. Alors que dans le cas du locuteur de l’énoncé (15) on remarque que c’est son comportement verbal qui est bizarre, et par conséquent sémantiquement non interprétable. Pour s’en convaincre, on pourrait encore tester ces énoncés avec même et donc qui indiquent nécessairement la même orientation argumentative : (17) C’est une vengeance, même destructrice. (18) ??C’est une vengeance, même constructrice. (19) C’est une vengeance donc destructrice. (20) ??C’est une vengeance donc constructrice. Avec ces connecteurs on peut observer le comportement linguistique des énoncés du point de vue de leur orientation : les énoncés (17) et (19) signalent tout simplement que leur locuteur tient dans son discours à la doxa commune, alors que les énoncés (18) et (20) sont opposés à cette doxa. De ce fait, ils ne sont pas acceptables, puisque même introduit un argument plus fort en faveur d’une même conclusion. La bizarrerie ne consiste pas dans l’impossibilité d’admettre le droit au locuteur de pouvoir construire par le biais d’une vengeance, mais plutôt dans sa façon de parler. Le locuteur présente son penchant particulier comme une disposition que partagerait l’ensemble de la communauté linguistique à laquelle il participe. Ainsi, le test fonctionne sur la base de la caractéristique substantielle du topos et nous permet de trancher, comme le montre l’énoncé déjà cité (9) : (9) Vivez bien. C’est la meilleure des vengeances. À ce point de ma réflexion, on pourrait se poser la question : n’y aurait-il pas d’autres points de vue envisageables ? Est-ce uniquement la destruction ? Selon mon hypothèse, l’emploi du mot vengeance fait aussi allusion à l’idée de la réaction1 (champ conceptuel) qui est considérée du point de vue de la réversion (champ topique) : il en résulte « réaction comme réversion ». La présence du mot dans un énoncé oblige à voir la réaction comme réversion, parce que même pour dire que la vengeance ne constitue pas une réversion, le locuteur doit envisager implicitement la vengeance comme source de la réversion. Le recours au test linguistique avec donc fondé sur la distinction proposée entre donc phrastique et donc énonciatif par Raccah (2002) permettra de décider si le champ topique « réversion » est discursivement ou lexicalement attaché au mot. La présence du mot vengeresse dans des énoncés suggère qu’on considère la 1

Qui se borne à ré-agir, qui agit de façon attendue, conditionné par l’acte provoquant.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS personne dont le locuteur dit qu’elle est vengeresse, comme autorisée à rendre la réciproque, puisque le coup reçu lui donne les moyens de répondre de même. (21) Marie est vengeresse, elle va donc rendre le coup. (22) ??Marie est vengeresse, donc elle va rendre le coup. (23) ??Marie est vengeresse, mais elle va rendre le coup. Autrement dit, le retour est un point de vue sous lequel l’action est envisagée, et on pourrait supposer que ce point de vue se loge dans le mot, alors que d’autres lui sont extérieurs comme le montrent les énoncés (24) et (25). (24) Pierre s’est vengé, donc il a châtié. (25) ??Pierre s’est vengé, il a donc châtié. On pourrait les expliquer par l’observation selon laquelle dans l’énoncé (24) le champ topique est affirmé, alors que dans l’énoncé (25) le champ topique est présupposé. POUR CONCLURE Au lieu de continuer à tester les points de vue, il conviendrait d’insister sur quelques points. Si l’interprétation nécessite le recours à une situation particulière et complexe du point de vue argumentatif, le topos relève du discours et non pas de la langue. Pour généraliser, l’établissement des tests permettra aussi de mieux répondre à la question fondamentale en matière de langue : qu’est-ce qu’un fait de langue ? N’oublions pas que le tournant pragmatique a pour répercussion le déclin de la sémantique. Le déplacement d’intérêt par rapport au projet structuraliste amène l’idée que la communication s’effectue dans des conditions pragmatiques déterminées. Or, le traitement accordé à la sémantique est tout à fait particulier, et vise à mettre en lumière le caractère unitaire de la description linguistique : au lieu d’opposer des unités discursives de la langue comme les connecteurs — qui devraient assurer une cohérence argumentative au discours — aux unités informatives, mon analyse s’inscrit dans le cadre de la sémantique argumentative qui permet de montrer la manière dont le thème de la vengeance gagne à être étudié par le biais de l’étude de la langue. Le modèle proposé fournit une description générale pour être applicable indépendamment des situations d’interprétations des locuteurs. J’ai essayé de fournir un élément de réponse à la question de savoir comment la notion de topos définit la signification du mot vengeance. Je suis allée à la recherche des topoi parmi lesquels certains sont basés sur la justice comme le montrent les formules : "la punition doit correspondre exactement au crime"; "le mal est puni par le mal" sans parler de la satisfaction que procure l’accomplissement de la vengeance. Cette analyse sémantique permet aussi de montrer — même si ce n’est que partiellement — en quoi les discours peuvent être liés les uns aux autres1 avec un corollaire : cette conception, si elle est juste, amène à rejeter la conception classique de la signification selon laquelle le système lexical, étant clos, se situerait à l’opposé du discours, étant donné que le topos est d’ordre discursif. Un autre ensemble de questionnements qui sous-tendent cette réflexion porte à voir comment comprendre le recours systématique aux mots des autres à la lumière de stratégies et d’enjeux en apparence contradictoires, discours de punition vs discours de sacrifice, etc. 1

Si l’on admet qu’il ne suffit pas de mettre ensemble les mots disparates pour construire son discours.

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Y A-T-IL DES TOPOI ATTACHÉS AU MOT VENGEANCE ? Pour finir, une remarque quant aux rapports entre langue et culture. Comme Courtés (2003 : 69) le constate : « la sémiotique recouvre la totalité des cultures, l’ensemble des représentations ou des comportements signifiants possibles, qui cumule la totalité des savoirs, des connaissances pratiques, cognitives et pathémiques acquises, dont le propre est justement d’être transmissible à d’autres personnes par un jeu de codes plus ou moins complexes » ; «… une chose est d’apprendre une langue étrangère, autre chose est d’entrer véritablement dans la culture où elle s’inscrit : ce n’est point par un « vocabulaire », si précis soit-il, que l’on accède à une culture étrangère, mais aussi et simultanément, par tout un savoir anthropologique, beaucoup plus large, beaucoup plus fin, qui met en jeu tout un large système de significations ».

La sémantique des points de vue ne serait-elle pas une position alternative à la manière dont on accède à une culture par le lexique ? suzsa SIMONFFY Université de Pécs, Hongrie zsffy@yahoo.fr BIBLIOGRAPHIE ANSCOMBRE, J.-C. et DUCROT, O., L’Argumentation dans la langue, Liège, Mardaga, 1988. ANSPACH, M.R., A charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité, Paris, Seuil, 2002. BRUXELLES et al., « Argumentation et champs topiques lexicaux », Cahiers de Praxématique, 21, 1993. CHMELIK, E., « Un jeu sans conséquences », dans SIMONFFY, ZS. (ed.), Jeu, enjeu, double jeu, Université de Pécs, 2005. COURTÉS, J., La sémiotique du langage, Paris, Nathan-Université, 2003. COURTOIS, G., « Vengeance et homéostasie », Standford French Review, 16, 1977. FONTANILLE, F. et FONANTILLE-KLOCK, I., « La colère : péché, passion, forme de vie… », dans LANDOWSKI, E., (éd.), Lire Greimas, Presses Universitaires de Limoges, 1997. MAUSS, M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1997. RACCAH, P.-Y., « Signification, sens et connaissance : une approche topique », Cahiers de Linguistique Française, 11, 1990. RACCAH, P.-Y., « Argumentation et sémantique : le parti-pris du lexique », dans DE MULDER, W., SCHUEREWEGEN, F. et TASMOWSKI, L. (éds.), Enonciation et parti-pris, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1992. RACCAH, P.-Y., « Un topos sinon rien », dans SALVADOR, V. et PIQUER, A., (eds.), El discurs prefabricat, Castellon, Presses de l’Université Jaume I, 2000. RACCAH, P.-Y., « Lexique et idéologie : les points de vue qui s’expriment avant qu’on ait parlé », dans CAREL, M. (éd.), Les Facettes du dire. Hommages à Oswald Ducrot, Paris, Éditions Kimé, 2002. RACCAH, P.-Y., « Une sémantique du point de vue : de l’intersubjectivité à l’adhésion », dans FORGET, D., Discours Social, 21, 1, n° spécial « L’Énonciation identitaire : entre l’individuel et le collectif », Montréal, McGill. 2005a. RACCAH, P.-Y., « Une description de l’excessivité en sémantique des points de vue », CERLICO, 2005b. SIMONFFY, ZS., « Pour une poétique du dédale », Central European Journal of Canadian Studies 2, Brno, Université Masaryk, 2002. SIMONFFY, ZS., « D’un engagement à l’autre ou comment laisser parler une instance autre ». dans FORGET, D., Discours Social, 21, 1, n° spécial « L’Énonciation identitaire : entre l’individuel et le collectif », Montréal, McGill. 2005.

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LA VIOLENCE SCOLAIRE, UNE VENGEANCE INSCRITE DANS UN ÉTIREMENT ÉNONCIATIF

Dans mes corpus de discours professionnels des enseignants, mon premier constat a été l’absence singulière du mot « vengeance ». Est-ce que cela signifie que le concept de vengeance est absent à l’école ? V. Laroche, ici même, a montré que les actes de vengeance sont rares dans l’entreprise. En est-il de même à l’école ou alors le discours efface-t-il seulement l’acte, laissant apparaître l’avant et l’après, comme le constate D. Desmarchelier dans les discours de vengeance politique ? Pour explorer cette question, nous analyserons la vengeance scolaire dans un cadre sémiotique en particulier grâce à l’étude de Greimas sur la colère. Notre hypothèse de départ est la suivante : Nous allons interpréter les agressions des enseignants comme une vengeance dont l’acte qui en est l’origine peut être effacé par un étirement énonciatif. L’explication serait alors inaccessible à la victime sur le moment de l’agression. Par exemple : « L’enseignante de l’Eure qui a reçu, (Le Monde du 14 décembre 1988), un verre de trichloréthylène au visage en pleine classe de mathématiques, dit sa déception "Ce sont mes élèves qui avaient payé l’agresseur, souligne-t-elle. Cela fait un drôle d’effet. Je n’avais jamais eu de problèmes particuliers avec eux." » (R. Rerolle)

Cette victime n’identifie pas de cause à son agression, ce qui augmente son sentiment d’injustice. Nathalie, une jeune institutrice a été menacée par le père de Benoît, l’un de ses élèves. Si le fait en lui-même n’est pas spectaculaire, il a produit un réel traumatisme chez Nathalie. Ce texte nous fournira la matière à une analyse narrative de l’historique d’une vengeance puis nous irons chercher dans des travaux sur les enseignants agressés, en quoi les actes qu’ils ont subis participent à un processus de vengeance. Quelle est la limite parfois fine, entre une opération de justice et une vengeance ? Ensuite, nous utiliserons d’une part des articles du journal Le Monde qui analysent des agressions de professeurs et d’autre part, la thèse d’Anne Jolly, un point de vue de psychologie sociale portant sur des cas d’enseignants victimes. 1. ANALYSE NARRATIVE D’UN CAS CONCRET Nathalie, institutrice stagiaire, raconte un conflit.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Segment descriptif 1 Segment descriptif 2

Segment descriptif 3 Segment descriptif 4

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« Dans ma classe, Benoît, un élève qui a été exclu de l’école primaire d’A à 7 ans. Aujourd’hui, il a dix ans. Il est en CM2. Mardi, à 13 h 30, tous les CM2 sont punis par la dame de la cantine. Certains pour insultes à son sujet, certains pour insultes envers d’autres, deux pour bagarre (dont Benoît). On monte en classe. Je décide de faire un débat sur la violence. Et je leur demande de faire un texte pour jeudi, raconter ce qui s’était passé, faire des excuses aux personnes que l’on a offensées, faire signer aux parents. Jeudi, Benoît arrive, oreille bleue, égratignée, mot du père : Benoît a vu le médecin, prendre soin de lui… Jeudi soir, le père veut me voir (connu pour être toxicomane, dealer) menaces ; dit que j’aurais dû le prévenir de l’incident. Je lui ai dit que la cantine dépendait de la mairie, que son enfant ne m’a jamais dit qu’il avait mal quelque part… Il finit la conversation en me disant, sous forme de menace, « On se reverra, de toute façon, j’ai appelé l’inspection. » Vendredi matin, j’appelle l’inspecteur qui me rassure « Monsieur Dupond est un… ; nous le connaissons bien ; ne vous inquiétez pas ; l’incident relève de la mairie pour le reste, vous avez fait votre travail. » Vendredi soir. La mairie appelle l’école. Je dois venir tout de suite dans le bureau du Maire. Monsieur Dupond est là. Le cirque recommence. Inspection injoignable par le maire et je passe pour une mauvaise professionnelle. Le Maire ne sait pas si c’est à lui de prendre les décisions, sanctions pour celui qui a tapé… et me lance des regards réprobateurs… Il aura l’inspection aujourd’hui au téléphone. »

Ce texte, récit d’une professeur d’école stagiaire au retour d’un stage, décrit une situation de conflits complexe. L’événement déclencheur est le constat validé par le médecin que l’oreille de Benoît est bleue, égratignée. À partir de là, plusieurs hypothèses sont possibles, défendues par les différents protagonistes : • C’est peut-être la « dame de la cantine » qui est coupable. (thèse de Nathalie soutenue par l’inspecteur) • C’est peut-être Nathalie. (thèse du père soutenu par le Maire de la commune) • C’est peut-être le père. (autre éventualité) • C’est peut-être au cours de la bagarre entre enfants à la cantine qu’il a été égratigné. Se posent des questions de confusion de responsabilités entre deux tutelles, entre deux actrices de l’école susceptibles d’avoir frappé Benoît. Plusieurs personnes contribuent à cette confusion : Nathalie en voulant demander réparation pour un conflit externe à sa classe, le maire en convoquant Nathalie à la mairie, Monsieur Dupond en accusant Nathalie. 1.1. Vengeance ou justice ? L’enseignant est le destinateur judicateur chargé de faire respecter la justice. Selon Greimas et Zilberberg, le désir de vengeance peut être dépassionné par l’intellection. Nous sommes dans la dichotomie traditionnelle entre raison et passion. Nathalie rend la justice au nom de son autorité quand elle inflige une punition à l’un de ses élèves. Si par contre, Benoît lui refuse cette autorité, alors il cantonne la relation pédagogique dans le champ de l’interpersonnel, ouvrant la porte à des passions, du mécontentement à la frustration puis l’agressivité et éventuellement la colère. Ce type de relations entre dans le champ de l’économie relationnelle ; c’est une affaire entre sujets dont l’un doit être dédommagé 52


LA VIOLENCE SCOLAIRE, UNE VENGEANCE INSCRITE DANS UN ÉTIREMENT… moralement et l’autre puni. La vengeance « concerne deux sujets et cherche à rétablir entre eux l’équilibre perturbé à la suite de l’offense. » (Greimas, 1983 : 241) Le programme narratif de la vengeance est un programme narratif de compensation, un rééquilibrage des déplaisirs et des plaisirs. L’événement de « l’oreille bleue » produit un conflit entre le père de Benoît et Nathalie, conflit qui n’ira pas jusqu’à une agression physique, qui restera au niveau de la menace « On se reverra, de toute façon. » La menace adressée à Nathalie est-elle assimilable à une vengeance ? Si l’agression n’a pas eu lieu, la parole a une fonction performative certaine puisqu’elle va déstabiliser la jeune institutrice. L’écriture devient passionnelle, témoignant de l’effet de la menace dans le contenu du texte et dans sa forme. L’aspect hyperbolique de la vengeance est présent. Entre le jeudi soir et le vendredi soir, les événements se succèdent et augmentent l’attente de Nathalie et de Monsieur Dupond. « On se reverra, de toute façon » marque le début d’une séquence passionnelle interprétable comme une attitude de défi qui peut être glosé ainsi : « Vous m’avez agressé à travers mon fils ; j’ai reçu cette agression comme un défi. Je suis capable de me défendre contre l’institution scolaire représentée par Nathalie. » Le défi lancé jeudi soir marque la montée de la dysphorie par un changement de registre. Le langage qui, jusque-là, était descriptif, neutre, devient familier, à la limite du vulgaire par l’expression « Le cirque recommence ». Nathalie se sent évaluée par l’allusion du maire qui hésite entre accuser la « dame de la cantine » et Nathalie. Elle se sent aussi évaluée par son regard « des regards réprobateurs » et interprète la réprobation comme une sanction de ses compétences professionnelles « Je deviens une mauvaise professionnelle ». Dans la forme de l’énoncé, l’écriture devient passionnelle. Le rythme accélère, devient haché, précipité. Les phrases sont plus courtes et scandées par de nombreuses ellipses « Inspection injoignable », des formules lapidaires faisant l’économie d’une rédaction complète. Des points de suspension introduisent un nondit, facilement interprétable comme une accusation « sanctions pour celui qui a tapé… », donc la trace de la dysphorie montante. Le seul allié possible qui aurait pu rétablir l’autorité de Nathalie est l’inspecteur mais il est injoignable. Il a la fonction d’adjuvant, convoqué dans le texte comme énonciateur par l’insertion d’une citation entre guillemets. D’autre part, l’argumentation du père est une justification fallacieuse « Vous auriez dû me prévenir », ce qui est aussi un indice de vengeance. Donc, si la menace du père n’est pas encore une vengeance, elle en a le fonctionnement passionnel et anticipe la vengeance possible. 1.2. Programmation temporelle Cette première lecture a été centrée sur l’événement de l’oreille. Une deuxième lecture de la composante temporelle donne un élément, c’est le segment descriptif n° 1 « Benoît a été exclu de l’école primaire. » Cet énoncé paraît anachronique dans ce texte. Si le texte commençait à la troisième ligne, nous aurions une programmation temporelle chronologique simple : chaque segment étant daté avec parfois une précision horaire : d’abord mardi à 13 h 30, ensuite jeudi à 16 h 30, jeudi soir, vendredi matin, vendredi soir. Tous ces événements sont circonscrits en 53


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS quatre jours. Or, le texte commence par une phrase tronquée (de l’oral transcrit) qui nous donne des informations objectives : son prénom, son âge, sa classe ainsi qu’une information sur son passé qui est incluse dans la description et élargit le cadre temporel à quatre ans. Nous pouvons nous questionner sur la pertinence de cet incipit. Deux interprétations sont possibles. 1° A quoi sert ce segment sinon à nous informer sur l’être de Benoît. S’il a été exclu d’une école à l’âge de sept ans, c’est parce que c’est un enfant difficile. Cet énoncé est alors un argument pour relativiser l’événement, en tout cas pour décrire Benoît comme « capable de tout » et ainsi diminuer la portée de l’incident, l’oreille bleue. 2° Une autre interprétation est possible : Nous étions partis du centre du récit, la vengeance d’un adulte de l’école, récit en deux étapes : l’agression originelle (Benoît se bat à la cantine) suivie d’une vengeance (l’oreille tirée). Cet énoncé initial permet d’élargir la programmation temporelle, de complexifier le cadre. Benoît a subi non pas une agression (oreille tirée) mais deux (oreille tirée et exclusion). Ce qui donne deux raisons au père de Benoît d’être en colère non pas contre Nathalie mais contre l’institution scolaire représentée par Nathalie. Pour l’instant, le père de Benoît demande justice pour son fils en interpellant les institutions. Il est possible que cette demande de justice soit un simulacre qui cache une vengeance personnelle adressée à l’institution scolaire. L’écriture passionnelle de Nathalie nous oriente vers cette interprétation. Dans ce cas, il y aurait étirement du temps (quatre années) entre le motif de la dysphorie et son expression. Il y aurait aussi délégation de la vengeance puisque, quand le fils est agressé, c’est le père qui le venge. Nous allons recentrer notre propos non pas sur la violence à enfant (la vengeance n° 1, l’oreille tirée) mais sur la violence à l’enseignant (ici vengeance N° 2 la menace). Il y a quatre ans, Benoît ayant commis de graves délits, a été exclu d’une école. Cette année, Benoît est victime d’un abus de pouvoir d’un adulte de l’école. Le père de Benoît ayant accumulé de la rancœur contre l’institution scolaire compte bien faire respecter ses droits. Il saisit les deux responsables de l’école : le maire et l’inspecteur. 2. ÉTIREMENT ÉNONCIATIF DE LA VENGEANCE 2.1. De la sanction à la vengeance La vengeance scolaire est souvent provoquée par un acte de l’enseignant qui a été évalué injuste par l’élève : note contestée, punition contestée… La place de destinataire peut être occupée par plusieurs acteurs. Dans le procès d’éducation, l’enseignant évalue le comportement de l’élève conforme à une norme ou non conforme, ce qui motive la sanction. L’élève, en tant que destinataire, évalue la sanction de l’enseignant comme juste ou injuste. Ces deux positions posent la question de l’autorité. Qui a autorité à fixer les normes d’éducation à l’école ? Qui a autorité à les faire respecter ? 54


LA VIOLENCE SCOLAIRE, UNE VENGEANCE INSCRITE DANS UN ÉTIREMENT… Si l’autorité (délégation de l’état du pouvoir récompenser et punir) est acceptée par tous, alors, la punition est considérée comme juste. C’est le cas ordinaire du fonctionnement de la relation éducative citoyenne. Mais l’élève conteste parfois la sanction. Dans un premier temps, la sanction est évaluée par l’élève. Dans un second temps, si une médiation collective est sollicitée, nous sommes dans un acte de justice. (schéma 1) (1) Schéma narratif de la justice scolaire Destinateur objet Destinataire collectif (enseignant cible) (une société de droit) (l’État garant de la justice scolaire) demande des comptes à justice Sujet opérateur (l’inspecteur mandaté par l’autorité : médiation) (le juge mandaté par l’autorité : arbitrage) L’élève peut s’adresser à l’enseignant comme représentant de l’institution pour une confrontation, convoquer un responsable de l’institution pour une médiation, demander la justice, la police pour un arbitrage. Ou alors, si l’élève veut se faire justice, (schéma 2) alors il entre dans un procès de vengeance personnelle. Dans ce cas, il y a échange actanciel entre la punition et la vengeance. (2) Schéma narratif de la vengeance scolaire Destinateur objet individuel (enseignant cible) (Élève qui se considère offensé) vengeance (pouvoir-faire absolu)

Destinataire

Sujet opérateur (l’élève ou ses parents)

Ce cas se complexifie souvent. Ce n’est pas toujours l’élève qui se venge ; la vengeance n’est pas forcément la conséquence d’une injustice de l’enseignant ; la vengeance ne suit pas immédiatement l’offense. Greimas introduit l’idée de souvenir tenace : « La rancune est un souvenir tenace que l’on garde d’une offense, d’un préjudice, avec de l’hostilité et un désir de vengeance. » […]

Nous élargirons le concept d’énonciation (utilisé au début dans sa conception stricte à propos de Nathalie) à un échange d’objets sociaux, la vengeance du père étant une parole, un acte performatif. 55


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Dans cet échange actanciel, il peut y avoir étirement énonciatif du temps, de l’espace et des acteurs. Dans le cas de Nathalie, la vengeance a trouvé une occasion de s’exprimer par l’incident de l’oreille tirée, par le fait qu’elle soit stagiaire ; elle a pu prendre son origine dans l’exclusion de Benoît il y a quatre ans. Dans ce cas, ce n’est pas Nathalie qui est visée mais l’institution. Il y aurait alors délégation de la cible. (Nathalie) Pour explorer des cas de vengeance sans équivoque, nous avons repéré les articles du Monde traitant des enseignants agressés. Ces articles montrent l’étirement entre l’agression première et la vengeance, la délégation de la vengeance. L’étirement du temps de la vengeance (1) Entre agression ressentie et vengeance : Un cas en Île et Vilaine « Un professeur d’éducation physique, qui entraînait des enfants dans la cour d’un collège, s’est fait battre comme plâtre par un ancien élève en colère. » (R. Rerolle)

Puisque c’est un ancien élève qui s’est vengé du professeur, entre l’offense et la vengeance plusieurs mois ont passé, éventuellement plusieurs années. L’étirement de l’espace de la vengeance (2) Raphaëlle Rerolle déplore le manque de clôture, vu de l’intérieur de l’établissement. « Au sein des quartiers défavorisés, certaines mères de famille dont les fenêtres donnent directement sur la cour de récréation, profitent d’une pause entre la vaisselle et l’aspirateur pour descendre et apostropher la maîtresse, lorsque leur enfant s’est fait tirer les cheveux par un camarade. » (3) Mireille Merle, assistante sociale de secteur, ne perçoit pas la limite vue de l’extérieur. « Dans ce collège, nous avons eu à traiter une affaire collective dramatique. Un jeune homme a été tué un dimanche après-midi dans une histoire de racket. Il était intervenu pour défendre des plus jeunes que lui et il est décédé au cours de cette intervention. Plusieurs élèves agressés étaient liés à ce collège soit comme anciens élèves, soit comme copains d’élèves, et dans les jours qui ont suivi, il y a eu une forte émotion dans l’agglomération […] » (Merle, 2001 : 39, souligné par nous)

Le premier extrait donne un point de vue interne, celui d’une enseignante agressée par une mère qui, de chez elle, surveille l’école. Le second relate une agression dans le quartier en utilisant le terme d’« élèves » alors que dans le quartier, ils pourraient être nommés « adolescents ». La délégation de la vengeance (4) « Florient est en cours lorsque trois inconnus pénètrent sur le terrain de sport où il se trouve et le passent violemment à tabac. Parmi ces trois hommes, se trouve un jeune homme de 17 ans porteur du coup le plus violent, et grand frère d’un élève qu’il venait de sanctionner pour avoir battu l’un de ses camarades de classe. » (A. Jolly) (5) « Une mère en furie s’est introduite dans une classe pour gifler une institutrice qui affirmait que sa fille avait des poux. » (R. Rerolle) (6) « Une autre institutrice s’est fait invectiver, puis violemment bousculer, par un père pris de boisson au cours d’une promenade de classe. » (R. Rerolle) (7) « L’enseignante de l’Eure qui a reçu, (Le Monde du 14 décembre 1988), un verre de trichloréthylène au visage en pleine classe de mathématiques, dit sa déception "Ce sont mes élèves qui avaient payé l’agresseur, souligne-t-elle. Cela fait un drôle d’effet. Je n’avais jamais eu de problèmes particuliers avec eux." » (R. Rerolle)

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LA VIOLENCE SCOLAIRE, UNE VENGEANCE INSCRITE DANS UN ÉTIREMENT… Le plus souvent, ce sont des membres de la famille qui interviennent pour venger un élève, ce qui est évident dans le cas de jeunes enfants et pose la question de la relation entre la famille et l’école. 2.2. La délégation aux parents, un parcours narratif Nous interpréterons la délégation entre enfant et parents, non pas dans son cadre habituel, la sociologie de l’école mais dans une narrativisation de la scolarisation. L’élève est un objet de valeur confié à l’institution par le procès de scolarisation pour qu’il augmente sa valeur. En d’autres termes, l’école a pour mission d’enrichir l’enfant, donc la famille par l’instruction et l’éducation. La famille confie un enfant peu instruit ; elle compte bien que l’institution lui rende un enfant instruit voire diplômé. Or, ce parcours-type de la réussite peut rencontrer un obstacle dans sa réalisation par l’introduction de la dysphorie. Si la relation famille école est interprétée comme un parcours narratif, la vengeance est une réponse à la violence symbolique ressentie par les parents quand la valeur de leur enfant n’a pas été améliorée. Elle entre dans un système de communications identitaires (cf. Mauss) et de contre-dons négatifs qui signifient dans le groupe. L’enfant est considéré comme un objet porteur de « faire-voir ». Les vêtements, le cartable, tous les objets signifiants sont interprétés comme une agression s’ils sont dépréciés. Monsieur Dupond le signifie en disant « prendre soin ». Si Benoît revient de l’école non seulement sans être enrichi mais marqué dans son corps, non seulement l’école a failli à sa mission mais elle a agi à l’envers, rendant un enfant sali, marqué, ayant perdu de la « valeur »1. Cet incident peut être ressenti comme un affront personnel par la famille. Le programme de reconnaissance de l’autorité de Nathalie a été abandonné au profit d’un autre programme, celui de la vengeance (ou demande de justice). 2.3. La violence dans les failles de l’institution L’accumulation de frustration source de mécontentement, produit l’agressivité quand les conditions favorables sont réunies. Dans l’école, ce sont souvent des moments particuliers, des lieux particuliers qui constituent les conditions de la vengeance parce que l’institution, par la loi et le système de sanctions, organise et tend à supprimer les conflits personnels possibles. C’est l’espace des fonctions, des structures, des règles. La vengeance est un acte interpersonnel qui s’immisce dans la structure institutionnelle, dans ses interstices. Or, les espaces institutionnels sont composés de personnes avec leurs sentiments, leur appartenance sociale, leurs passions, leur violence ordinaire. Les marges de l’institution sont le lieu de conflits simples réalisés par des actes ordinaires. La cour de récréation, les couloirs et escaliers, tous ces lieux qui, tout en étant situés dans l’école, sont plus des lieux de vie que des lieux d’enseignement, sont le cadre privilégié d’expression de la violence. Un 1 Cf. Travaux de Marc Derycke sur les enfants du voyage. Les parents accordent une grande importance à la tenue vestimentaire de leurs enfants, font des efforts pour qu’il se présente à l’école propre et bien habillé. Le retour d’une robe déchiré a été interprété comme un affront.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS événement qui déplace le cadre éducatif vers une limite est aussi susceptible de provoquer l’expression d’une violence ordinaire. Par exemple, quand une classe se déplace hors de l’école pour une rencontre sportive, le cadre est modifié. Quand l’enseignant titulaire part en formation, il est remplacé par un stagiaire. Le cas que nous avons étudié est le stage d’une jeune enseignante, donc une modification du fonctionnement ordinaire de l’école. « Comme la justice, la vengeance est une forme de la rétribution négative (ou punition), exercée sur la dimension pragmatique, par un Destinateur doté d’un pouvoir-faire absolu : elles se différencient toutefois par le fait qu’elles font appel, la première à un Destinateur social, la seconde à un Destinateur individuel. » (Greimas & Courtés, dictionnaire 1)

3. LE TRAITEMENT JUDICIAIRE DE L’AGRESSION DE L’ENSEIGNANT Si la vengeance provoque un étirement énonciatif, le temps de la vengeance est-il clos après l’agression seconde ? Pour étudier cet aspect, notre cas étant insuffisant, nous allons emprunter des témoignages recueillis par A. Jolly qui montrent l’après vengeance, du côté de la victime. (8) Après une agression, la justice fait attendre : « Ca a été très long. Le temps passe, et puis vous attendez. Faut attendre. " Vous êtes la victime, vous n’avez qu’à attendre ". C’était déjà la première étape. Il fallait attendre. » Éric Entre la vengeance et la justice, l’institution (9) « Le sentiment de toute puissance de l’agresseur est encore plus fort lorsque l’enseignant agressé ne bénéficie pas du soutien de son chef d’établissement. » (10) « L’agression, c’est aujourd’hui qu’elle a en lieu » annonce Monique à la sortie du conseil de discipline. (11) « La défiance, le rejet voire l’agressivité dont font montre leur hiérarchie ou les services médicaux et juridiques à leur égard, contribuent à développer un « traumatisme second ». (12) « Ca a été classé sans poursuites pénales. Le procureur, je lui en veux plus qu’à l’élève. Ah oui ! Je trouve qu’il fait ça très malproprement. Franchement. Ah oui, ça je lui en veux ! » Catherine

Ces cas montrent comment le traitement institutionnel des agressions peut créer un traumatisme second entretenant un sentiment que l’agressé est victime. Le positionnement des institutions explore l’espace entre vengeance et justice. Un enseignant qui n’est pas soutenu par ses supérieurs se sent personnellement atteint donc est maintenu sur le versant de la vengeance. D’autant plus que la justice fait attendre, prolongeant la prégnance du souvenir de l’agression, ceci ayant tendance à reproduire le schéma itératif de la vengeance. Cela pose la question de la victimisation. Un enseignant agressé par un élève est toujours soupçonné d’avoir été injuste envers l’élève. 4. EN CONCLUSION L’agression d’un enseignant est souvent une vengeance dont l’acte qui en est l’origine a été effacé par un étirement énonciatif. Si parfois, un élève se venge d’une sanction évaluée injuste (punition, mauvaise note, exclusion) souvent l’explication est inaccessible à la victime au moment de l’agression. La dysphorie de l’agresseur est alimentée par des événements qui ont jalonné ses relations à l’institution scolaire. Ce fonctionnement participe au fonctionnement spiralaire bien connu des psychologues cliniciens (cf. Lebovici) La justice s’éloigne de la vengeance par l’implication d’un destinateur collectif, en l’occurrence, l’état qui confère l’autorité à l’enseignant. Quand l’autorité est remise en cause par les élèves, la vengeance est possible. Quand elle 58


LA VIOLENCE SCOLAIRE, UNE VENGEANCE INSCRITE DANS UN ÉTIREMENT… est remise en cause par les institutions après l’agression (les supérieurs hiérarchiques, la police, la justice), alors l’enseignant se sent destitué à cause d’une blessure narcissique profonde. « Je perds la face ! » « Je ne suis plus rien parce que je n’enseigne plus. »

Anne Jolly décrit des sentiments de peur, de surprise, de colère, d’impuissance, de honte et de culpabilité ou encore d’incompréhension et d’injustice (car rien ne justifie l’agression). Si la vengeance n’est pas dite dans le quotidien de l’école, elle est vécue par un enchaînement d’agressions verbales (insultes), regards, gestes agressifs qui disent des conflits de valeurs que l’enseignant ne peut pas toujours transcender par une autorité républicaine. La vengeance est non-dite parce que dans l’éthique scolaire, elle a une connotation purement négative, de l’ordre de la perversion, opposée à la citoyenneté. Les valeurs dysphoriques s’expriment rarement de manière ultra-violente, parfois de manière agressive par des parents qui disent maladroitement l’importance de l’école et de l’avenir de leurs enfants quand celle-ci tend à les exclure d’un programme de réussite. Jean-Luc POMMIER IUFM d’Auvergne jean-luc.pommier@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE Articles de presse BRONNER L. et PHELIPPEAU M-L., « Un nouveau logiciel permet de mieux évaluer les violences scolaires », Le Monde, 22.12.2001. BRONNER L., « L’école et le droit après l’affaire Montaigne », Le Monde, 26.08.04 BRONNER L., « L’insulte et les menaces, premiers poisons pour les enseignants », Le Monde, 14.12.04 DEBARBIEUX É., « Des statistiques officielles aux enquêtes de victimisations », article paru sur le site de l’Observatoire Européen de la Violence Scolaire, Université de Bordeaux 2. JOLLY A., « L’enseignant victime : Réflexions autour de l’agression de quatre enseignants d’E.P.S. », présentation au IIIe colloque international du centre universitaire de science de l’éducation et en psychologie (CURSEP) et du groupe d’étude et de recherches sur l’identité et ses troubles (CERIT), Temps et espaces de la violence, 7-8 décembre 2000, Amiens. MERLE M., Ecoles-familles — « Je t’aime, moi non plus », Hachette Éducation, Paris, 2001. PASQUIER D., « Cela ressemble à une sorte de revanche scolaire », Le Monde, 16.03.05. REROLLE R., « La multiplication des violences contre les enseignants — Maîtres à hauts risques. », Le Monde, 05-05-89 Ouvrages DERYCKE, M., « Variation de la fréquentation scolaire des enfants itinérants et modalités du suivi pédagogique », Confluence (s) n° 11, Lyon : IUFM de Lyon, 2000. JOLLY, A., thèse soutenue le 11 décembre 2002 à l’université de Reims. LEBOVICI S., Les sentiments de culpabilité chez l’enfant et chez l’adulte : Hachette, 1971. MAUSS M., Sociologie et anthropologie, PUF (coll. Quadrige), 1997 [7°éd.]. ZILBERBERG C., « Précis de grammaire tensive » in Tangences, n° 70, Dir. Jean-François Chassay, Montréal, 2002, pp. 111-143.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Et surtout un ouvrage de référence GREIMAS, A.J., « De la colère – Étude de sémantique lexicale » in Du Sens II, texte paru en 1981 dans les documents de recherche du Groupe de recherches sémio-linguistiques EHESSCNRS, pp. 225-246.

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DISCOURS ESTUDIANTINS ET MANIFESTATIONS ARGOTIQUES : PAROLE MALHEUREUSE OU PAROLE VENGERESSE ? INTRODUCTION À bien y regarder, la recherche sociolinguistique s’est presque arrêtée aux portes des Universités camerounaises. Elle a longtemps ignoré les pratiques et les usages langagiers au sein des campus qui constituent, à n’en pas douter, le socle et le bouclier de la norme linguistique. Quelques chercheurs se sont cependant intéressés à l’argot estudiantin, comme par exemple Fosso (1999) qui a balayé le champ de la créativité lexicale à l’Université de Yaoundé I, plus particulièrement celui de la sexualité, Tandia et Tsofack (2004) qui ont étudié les formes et les manifestations de la prise en charge des réalités académiques (évaluation, toponymie, allovision, etc.) par les discours d’étudiants au sein de l’Université de Dschang. Ces études n’effleurent encore qu’une partie du phénomène assez riche des manifestations langagières des étudiants au sein des Universités où le plurilinguisme est à la base des créations lexico-sémantiques de toutes sortes à des fins communicatives. La communication et l’intercompréhension entre étudiants deviennent ainsi des phénomènes assez complexes dont la problématique charrie des implications sociolinguistiques diverses dans ce contexte où le normatif côtoie l’informel (collision des normes) certes, mais qui, à l’opposé et à réception, pose l’effectivité de l’idiolecte estudiantin comme une forme de comportement social en rapport avec les institutions supra-individuelles. Comment donc expliquer, comme le pense Fosso (op. cit.), les trop nombreuses variations intralinguistiques dans les milieux pédagogiques camerounais de manière générale ? Ne peut-on pas y voir une révolte contre la norme scolaire et donc une vengeance contre le système sociopolitique qui la génère ? Mais comme l’indique clairement le titre de cette communication, notre ambition n’est pas seulement d’étudier la création lexicale qui dévoilerait la fonction crypto-identitaire de l’argot estudiantin, mais de voir comment cette compétence créatrice peut être rattachée à la topique de la vengeance. Telle est la perspective que nous assignons à ce travail, notamment les différentes formes de sémiotisation des réalités universitaires et leur prise en charge par les discours d’étudiants d’où émergent des motivations profondément psychosociologiques. Les analyses ont pour support un corpus rassemblé par des étudiants des cycles de Licence de la filière Lettres Bilingues (français/anglais) promotion de 2003-2004 pour ce qui est de l’Université de Dschang (cf. Tandia et Tsofack, op. cit.), et des étudiants de la filière Lettres Modernes Françaises, promotion 1997-1998 pour ce qui est l’Université de Yaoundé I (cf. Fosso, op. cit. : 25). Tous ces étudiants dont l’âge varie entre 20 et 25 ans ont séjourné au moins

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS trois ans dans les campus respectifs dont ils connaissent mieux les pratiques langagières et les différents aspects de la vie universitaire. On peut, à l’évidence, situer l’ensemble de ces discours dans la perspective d’une sociolinguistique urbaine qui met en exergue la réalité des productions langagières des étudiants au Cameroun comme générateur d’une véritable identité urbaine visant à « marquer l’occupation et l’appropriation de l’espace urbain par des groupes sociaux » (Bulot, 2002 :94). Cette étude, nous le verrons bien, enquête sur le contexte social de ces discours et décrit, comme le dit Bulot (Ibid.), « les spécificités de la communauté sociale urbaine par la prise en compte des données la particularisant ». Elle examine ensuite l’efficacité sociale de ces discours sur l’espace urbanisé, et spécifiquement le double processus selon lequel l’espace concourt à modeler les comportements linguistiques et langagiers des sujets d’une part, et d’autre part comment ces discours contribuent à façonner l’espace social et l’espace mental des individus qui les habitent. Le dépouillement des résultats nous a permis d’envisager cette étude en quatre points. D’abord le contexte de création des universités camerounaises, lequel est supposé avoir servi de décor à la naissance d’un lexique d’un genre particulier, ensuite la description de l’origine des formes lexicales utilisées, la portée sémantique des transferts lexicaux et enfin l’attitude psychologique des utilisateurs. 1. LE CONTEXTE D’ÉMERGENCE : UNE CRISE DANS LES CRISES ? Entreprendre ainsi l’étude sur les discours (argots) d’étudiants au sein des campus des Universités camerounaises ne revient pas seulement à faire une simple analyse des situations sociolinguistiques, à travers les trop nombreuses interférences intralinguistiques dans les milieux pédagogiques en général où la norme centrale (du français ou de l’anglais) devrait être rigoureusement respectée, mais c’est de chercher à comprendre les motivations psychosociologiques qui les sous-tendent. Déjà, sur le plan social en effet, le Cameroun traverse depuis 1985 une crise multisectorielle qui a culminé avec la baisse des salaires des personnels de la fonction publique en 1993 (Dassi, 2002 :40), et par conséquent, la montée des vagues de revendications sociopolitiques. C’est une période marquée par diverses formes de violence qui ont contribué à l’émergence d’une véritable topique des passions menant à saquer l’image de marque du régime en place en faisant « porter au pouvoir et à ceux qui le détiennent la responsabilité de la crise économique, sociale et morale qui frappe de plein fouet le Cameroun » (Nga Ndongo, 1998 :212). Il est donc question d’édifier sous les ruines de la mythologie du pouvoir, une nouvelle mythologie politique « valorisant l’idéologie de l’opposition, […] en célébrant ses « idoles » et ses personnalités-pilotes1 » (Ibid. : 125). Sur le plan linguistique, la crise s’est manifestée, entre autres formes évoquées par Mendo Zé (1992), par l’émergence d’un mode de communication informel, un parler cosmopolite désigné sous le nom de camfranglais (« CFA »)2 né chez les jeunes des villes de la nécessité de se démarquer de la norme centrale et centralisante du français et de l’anglais (langues officielles). Ce parler s’est assez 1 Présentées comme des sauveurs, des messies, d’où l’utilisation d’un vocabulaire valorisant, comme le montre V. Nga Ndongo (1998 :125). 2 On lira à cet effet Tsofack (2006a et b, à paraître), Dassi (2002).

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DISCOURS ESTUDIANTINS ET MANIFESTATIONS ARGOTIQUES… vite répandu dans les milieux populaires comme les marchés, la rue, les stades de football, les centres commerciaux, les cours d’école et plus intéressant, dans les campus universitaires où il se pose beaucoup plus comme une langue identitaire à travers laquelle les jeunes s’insurgent contre la norme scolaire et saisissent ainsi l’occasion de « piétiner la norme du français, langue officielle, que le centralisme linguistique de l’État leur impose par l’entremise de ses journaux, de sa radio, de ses discours officiels, de son administration, de tous les agents qu’il a investis du pouvoir de soumettre » (Ozele Owono, 1985 :105). C’est d’ailleurs dans le souci de désamorcer l’une de ces multiples crises dont les étudiants réduits pour la plupart au chômage ont contribué à l’émergence et à l’entretien, que l’État camerounais décida en 1993 de faire éclater l’unique Université de Yaoundé, considérée comme foyer et pôle de résistance et de violence, en 6 universités autonomes disséminées dans les provinces. Au terme donc d’une réforme obtenue presque au forceps, c’est-à-dire sans préparation, naîtront à la césarienne les Universités de Yaoundé II dans le Centre, de Ngaoundéré dans le Nord, de Douala dans la capitale économique, de Buéa dans le Sud-ouest, et de Dschang dans l’Ouest. Viendront s’y greffer la suppression de la bourse, le payement des droits universitaires et la perte de plusieurs avantages (logements gratuits, restaurant moins cher etc.) qui avaient pourtant réussi jusque-là à maintenir un semblant d’équilibre sociopolitique et la paix sociale dans les Universités. C’est justement ces raisons, et bien d’autres liées au contexte sociopolitique qui ont provoqué chez les étudiants des campus respectifs une espèce de discours victimaire, voire lacrymal matérialisé par la prolifération d’un vocabulaire anathématisant et tout aussi provocateur issu de leur environnement immédiat comme ceux décrit par Fosso (op. cit.) et par Tandia et Tsofack (op. cit.). En tout état de cause, sur le campus universitaire de Yaoundé comme sur celui de Dschang par exemple, l’étudiant ressent la nécessité de prendre en charge son environnement immédiat, de s’en prendre à son milieu, faute de moyens de s’en prendre à l’État, en fabriquant un langage schizophrénique et même coprolalique. Il faut donc prendre cette sorte d’argot comme une forme de comportement social, quand on sait que toute communauté ou groupe social citadin « éprouve la nécessité de marquer en langue et/ou en discours l’espace qu’il doit s’approprier pour donner un sens social à son identité » (Conrad et al, 2002 :1). L’espace sociolinguistique des Universités camerounaises est régi par le principe du bilinguisme officiel (français/anglais) adopté par l’État comme solution au babélisme linguistique caractéristique du Cameroun et défini par des textes régimentaires. En dehors de l’Université de Buéa à caractère anglo-saxon et de l’Université de Ngaoundéré uniquement francophone, toutes les autres Universités sont bilingues et les enseignements y sont dispensés indistinctement en français et en anglais. Il existe, au sein des Facultés de Lettres de chacune de ces Universités, un Département de français, un Département d’Anglais, un Département des langues étrangères (espagnol, allemand, italien, arabe etc.) où, pour ce qui est du français par exemple, « l’enseignement visera à parfaire la maîtrise active et réfléchie de la langue contemporaine, de ses niveaux et registres divers en vue d’une expression claire et aisée, orale et écrite, dans un contexte socioculturel où les langues nationales exercent une très grande influence sur les [étudiants] » (MINEDUC, 1994, cité in Fosso, op. cit. : 24). 63


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Par ailleurs, à la fin de son cycle, l’étudiant devrait être capable de « s’exprimer aisément et correctement, oralement et par écrit, […] de manier les structures grammaticales complexes et un vocabulaire riche pour traduire sa pensée, ses sentiments ou des concepts » (Ibidem). Donc, théoriquement la norme linguistique devrait être l’une des plus stables au sein des campus universitaires, mais le fort taux d’immigration estudiantine (d’une Université à l’autre) fait que la norme standard est en net recul au profit des véhiculaires que sont le camfranglais et le pidgin english importés des grandes villes, et d’autres parlers moins standardisés couramment utilisés. Mais comment donc expliquer cet acharnement quasi thérapeutique des étudiants sur l’environnement et le système universitaires en général par un discours vigoureux, schizophrène et anathématisant replié sur les fonctions vitales et bestiales de la vie ? Loin d’un simple souci de sémiotiser et de matérialiser l’environnement immédiat du fait de nombreuses affinités (culturelles, ethniques, linguistiques, voire académiques) à travers un jargon propre et un argot spécifique, il y a lieu de s’interroger vivement sur les motivations tant sociolinguistiques que psychologiques de ce discours spécifique qui demande à être examiné avec beaucoup d’égards. 2. L’AVENTURE D’UNE PAROLE EXCLUE Lorsqu’on interroge les structures lexicales issues des discours estudiantins, on se rend compte qu’elles relèvent d’une véritable aventure sémantique liée au régime de connotations affectées à chaque lexie. L’argot s’affiche dès lors comme une parole doublement exclue : d’abord de la norme courante et ensuite d’un certain ordre du discours, quand on sait que c’est à l’Université que revient le rôle de promouvoir les paramètres de valorisation esthétiques des discours. Nous nous proposons de décrire cet argot de deux façons : à travers la trajectoire du sens et la construction de séquences isotopiques. 2.1. La trajectoire du sens De manière générale, on observe que la plupart des lexies sont volontairement désémantisés, c’est-à-dire dépouillées de leur sens premier, soit par transposition référentielle, soit par nouveauté, puis nouvellement sémantisées de manière assez provocatrice. Ainsi par exemple, les expressions comme artillerie lourde, missiles, armes, cartouches, tireur d’élite, etc. relevant de l’univers militaire et de la guerre sont utilisées pour désigner localement les différents aspects de la fraude et de la tricherie pendant les examens, tout comme les verbes couper, assurer, finir (avec) qui dénotativement relèvent de la sphère de la force ou de la brutalité sont utilisée pour désigner l’activité sexuelle. De manière générale, toutes ces lexies trahissent un univers de brutalité singulièrement repris et transposé par les discours d’étudiants qui entendent dire leur être au monde au sein du campus. C’est un discours essentiellement polysémique (pour ne pas dire polyphonique) constamment saisi dans sa migration, sa trajectoire

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DISCOURS ESTUDIANTINS ET MANIFESTATIONS ARGOTIQUES… « du signe au sens » qui institue un véritable « chant (champ ?) du signe (cygne ?)1 » (Boutaud, 1998 :10). D’autres modifications de dénotation portent sur les substantifs tels que Crevaison (maladie sexuellement transmissible : j’ai (une) crevaison !) ; ballon d’or (grossesse) ; cacao, (jeune fille, maîtresse) par opposition à café (jeune homme, amant) ; église (fille libre qui accepte tout le monde : celle-là alors, c’est une église !); réactif (amant) etc., autant d’allusions qui émaillent les discours des étudiants au sein des campus où l’académique côtoie le culturel, le formel l’anecdotique, le propre le figuré et le dénotatif le connotatif. Mais à l’évidence, l’aventure du sens la plus observée est celle des transferts obtenus dans des nominations métaphoriques ou métonymiques. Ainsi par exemple, pour ce qui est de la désignation du sexe de la femme, on enregistrera des lexies diverses comme puits ou puits de pétrole, forêt, triangle, trou, cuir, pistache, etc. Le sexe masculin est lui aussi désigné par un répertoire insolite : barre à mine, queue, pendule, pied du milieu, troisième pied, marteau, machette, sans oublier certaines parties précises du sexe comme noisettes (testicules), haricot (clitoris). À partir de ce répertoire, on a pu obtenir par association une série de métaphores verbales circonvoisines évoquant l’acte sexuel : machette a amené tuer ou couper (une fille), limer (la machette) (ex : c’est ma machette, c’est moi qui la lime) ; mais aussi défricher ou débroussailler sa forêt ; de même, avec cuir, trou, puits, on obtient tanner son cuir ; jauger son trou ou son puits, écraser son pistache2. Au total, on voit donc que le discours estudiantin au sein du campus universitaire est constamment saisi dans sa double migration, celle d’une norme centrale du français aux prises avec une norme contextuelle ou fonctionnelle qui balise l’univers universitaire (sexualité, spatialité, allovision etc.) d’un discours purement martial, violent, et parfois même anathématisant, comme on le verra bien manifeste dans les différentes séquences isotopiques. 2.2. Quelques paradigmes de sens De manière globale, il ressort des discours d’étudiants que les réalités couramment verbalisées sont assez nombreuses, comme l’ont relevé d’une part Fosso (op. cit.), et d’autre part Tandia et Tsofack (op. cit.) qui dévoilent le sens dans sa dynamique et assertent la réalité d’une parole malheureuse ou déviante. Prenons par exemple les évaluations, on obtiendra les paradigmes suivants : préparation et participation Résultats aller au front corbillard missiles l’acteur est mort armes j’ai tué le chef bandit cartouches artillerie lourde être armé dégainer

Appréciations cerveau agrégé validation interjambes NST vaginocrate

1

Dans ce cas, il serait, selon cette expression métaphorique un chant de désespoir, une parole malheureuse. 2 Les graines de pistache s’écrasent sur une pierre appropriée avec un mouvement de va-et- vient des bras et du corps.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Le champ sémantique de l’évaluation dans la vie universitaire au Cameroun emprunte largement, comme celui de la sexualité évoqué supra, au vocabulaire de la guerre et de la violence. Étudier se ramène à aller au front, tout comme la tricherie mobilise des lexies à l’image de missiles, cartouches, artillerie lourde. Ainsi, l’étudiant est armé et prêt à dégainer, c’est-à-dire à utiliser tous ces accessoires à l’insu du surveillant. L’examen n’est donc plus perçu comme une étape normale du processus de formation, mais comme un obstacle, un belligérant que l’étudiant doit se préparer à combattre en attendant la conflagration finale : les résultats. Nous insistons sur le terme « conflagration » puisque les résultats sont pris en charge, dès leur parution, par un vocabulaire eschatologique, qui rappelle la fin du monde. Le tableau sur lequel ils sont affichés n’est plus un babillard, mais un corbillard (apprécions la paronomase). L’étudiant rattrapé par l’échec est un acteur mort. Par contre, il a tué le chef bandit s’il s’en est sorti avec de bonnes performances. Rappelons que le chef bandit dont il est question, c’est l’évaluateur, étiqueté ici d’après les schémas (manichéens) de films dans lesquels « le chef bandit » fait figure d’antihéros et finit par périr. Les résultats constituent un véritable spectre qui hante en permanence l’imaginaire estudiantin. Une fois publiés, ils sont paradoxalement pris en charge par le discours qui les sanctionne. Notons déjà que l’exploit est très peu célébré. L’étudiant ayant eu de bons résultas est discrètement qualifié de cerveau, d’agrégé. Ce sont surtout les résultats des jeunes filles qui sont curieusement, à tort ou à raison, attaqués par des expressions insolites. On entendra parler de NST (notes sexuellement transmissibles), validation interjambes. Ce goût poussé pour la péjoration, la dénégation systématique et la sanction influence également l’inscription de l’autre en discours et le regard qu’on lui porte (l’allovision), ce qui nous donne aussi la représentation suivante : Étudiants

Étudiants Étudiantes frappeur produit vibreue dossier dur TTT tapseur FFF GPTE galérien Avec le jeu des regards, deux cas de figure retiennent notre attention. D’une part, les relations entre étudiants et enseignants et, d’autre part, entre étudiants et étudiantes. Le sens des flèches mérite qu’on s’y attarde. Dans le premier cas, la flèche est unidirectionnelle (le regard est unique). Cette absence de réversibilité fige les enseignants dans les rôles ingrats de morguier, de Timor, de killer et de noyeur qui s’inscrivent dans une dialectique du bourreau et de la victime. Dans le deuxième cas, les relations étudiants-étudiantes sont matérialisées par une flèche bidirectionnelle, ce qui signifie qu’ils s’évaluent mutuellement, que le regard est échangé (croisé). Comme on peut aisément le constater, le champ lexical de la sexualité est prédominant. Dans le « système de places », le garçon veut tenir un rôle avantageux que lui confère sa virilité : il est le gérant de la fille, le bon payeur, le sponsor, le chérif, le frappeur, le vibreur, le dur etc. L’étudiant s’impose 66

Enseignants morguier timor killer noyeur


DISCOURS ESTUDIANTINS ET MANIFESTATIONS ARGOTIQUES… à l’étudiante comme son réactif, son bouc, son café ou son chaud. Le sème mélioratif (+ énergie, + activité) est mis en relief dans conjugueur ; joueur, rythmeur, tireur, pointeur, frappeur, etc., mais cependant, on va appeler danseur l’étudiant qui ne sait pas faire la cour à une fille ; et le vocatif mademoiselle sert à interpeller tout étudiant efféminé. Bref, et comme le dit Fosso (op. cit. : 30), à l’étudiant on attribue très peu de caractérisations détrimentaires, sauf par exemple dans quelques cas où, condamné à l’indigence, il devient le galérien, le tapseur, le GPTE (garçon pauvre très endetté). C’est cette misère qui dégénère, lorsqu’il s’agit de désigner l’étudiante, en réification compensatrice. Aussi est-elle perçue dans la relation amoureuse comme une valeur marchande (qu’il faut fructifier ?) : mon produit ; ou comme un dossier (qu’il faut dépouiller et traiter selon la métaphore administrative bien connue) ou tout simplement s’y reposer (le dossier d’une chaise). On la voit tour à tour minéralisée : goudron (fille difficile, revêche), animalisée : baleine (fille grosse), epsivore, gibier ; guêpe, poule, leveuse de pattes… végétalisée : (bon/mauvais) cacao, avec ses dérivés : mousse (fille grosse), pépinière (jeune fille belle), tomate (fille au teint clair)… instrumentalisée : coupeuse, distribuline, pionceuse (jeune fille volage), coupesom ou ciseaux (jeune fille escroc), coupe-tendon ou casse-condom (jeune fille brutale dans les rapports sexuels)… manufacturée : arrivage (étudiantes nouvellement admises à l’Université ou qui entrent pour la première fois dans une salle de cours ou un amphithéâtre), couverture (petite amie), guitare (fille à torse de guêpe), nouvelle coupe (nouvelle copine), machette (maîtresse), marchandise, produit, toxine, coca, ekottex, fantacoca, etc. Il en ressort que dans cette allovision, le sexe est particulièrement focalisé, tantôt valorisé (puits de pétrole, bain-marie…), tantôt dévalorisé (trou, cicatrice). C’est le lieu de dire qu’avec l’étudiant, « on est dans la logique d’une personnalité profonde perturbée en régression au stade où la vie s’est focalisée sur la satisfaction des besoins biologiques » (Fosso, op.cit. : 32). On a ainsi pu voir comment l’argot estudiantin, figuration d’une parole meurtrie et exclue, se manifeste à travers un régime de référentialité insolite, des transferts sémantiques déroutants et une migration de sens somme toute curieuse. Il serait intéressant d’aller plus loin dans cette analyse en nous interrogeant sur la véritable portée symbolique de ces discours générés dans un univers où l’être au monde estudiantin semble menacé par un bourreau invisible. 3- PAROLE EXCLUE, PAROLE TRANSGRESSIVE La tonalité des occurrences étudiées est, nous l’avons dit, largement péjorative et, de ce fait, l’argot estudiantin a beau assumer une fonction cryptoidentitaire, il apparaît aussi et beaucoup plus comme une parole transgressive et même transgressante impliquant un enjeu sociohistorique, quand on sait que « Tout discours, toute parole socialement réglée, porte la marque idéologique inhérente à toute convention sociale ; de même, ses utilisateurs participent (nolens, volens) à la lutte des intérêts de classes, par le fait même que l’usage de la parole n’est jamais innocent. Ou bien, en effet, il contribue à l’intégrité du système, dans sa 67


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS « cohérence » unitaire et totalisante, tel un écho fidèle, ou bien il les met en cause dans une dysphorie transgressive. » (Antonio Gomez-Moriana, 1990 :15). Le constat qui s’impose est que l’argot estudiantin s’inscrit toujours dans le registre de la violence, de la transgression et de l’agressivité : certaines réalités de la vie universitaire sont appréhendées en termes militaires : faire la patrouille ou patrouiller (sillonner les rues à la recherche des filles à courtiser) ; barrer (rompre avec quelqu’un) ou en termes de violence comme par exemple dans électrocuter le H. (cuire le haricot avec un appareil électrique), assassiner son plat (manger sans laisser de reste). À cet égard, l’argot estudiantin dans les Universités camerounaises semble se situer dans l’incessant bruissement des voix d’une époque, d’un contexte social particulièrement instable, ce qui nous fait penser à un interdiscours. L’attitude langagière paradoxale, volontairement iconoclaste de l’étudiant est certainement un message fort de schizophrène qui cache mal des troubles affectifs se traduisant par ces contradictions et cette agressivité dans le langage. Ces perturbations remonteraient, comme nous l’avons dit, aux années 1990-1991, période à laquelle la bourse d’études a été supprimée dans toutes les Universités camerounaises, situation aggravée par la paupérisation grandissante et la réduction des perspectives d’emploi dans la Fonction Publique au terme de la formation universitaire. L’éclatement de l’unique Université de Yaoundé en cinq autres universités disséminées dans les provinces comme solution (partielle et même partiale) à la crise universitaire s’affichera très tôt comme un pis aller, n’ayant pu à lui seul résoudre les problèmes fondamentaux de l’étudiant. Ce sont ces frustrations longtemps contenues et macérées qui débordent sous la forme d’un discours à la fois victimaire et vengeur. Aussi va-t-il se développer chez ce sujet dans le campus, une forme de régression à l’animalité et au stade buccal qui constitue un mécanisme de défense ou un refuge (Fosso, op. cit. : 31). On sait en effet que sur nos campus, une vengeance qui s’extériorise dans l’empirie à travers les grèves et autres manifestations intempestives ne participe pas, selon les dires de l’Institution, de l’éthiquement correct. Les étudiants qui se risquent de manifester de façon si ouverte leur éprouvé affectif sont presque toujours minorés par les ciments institutionnels, s’ils ne sont pas tout simplement sévèrement réprimés1. C’est de cette position ambiguë entre la licence et l’interdit qu’il faut redonner un sens à l’argot estudiantin. Il s’agit d’une parole vengeresse qui, longtemps contenue, a fini par emprunter les chemins de traverse afin de sémiotiser une émotion. On comprend dès lors que les discours sont porteurs de perspective et de résistance. Du moment où ce discours se retrouve sur presque tous les campus camerounais, on pourrait hâtivement poser la problématique du stéréotype défini comme un ensemble d’« images préconçues et figées, sommaires et tranchées, des choses et des êtres que se fait l’individu sous l’influence de son milieu social » (Charaudeau et al., 2002 :456). De prime abord, l’on est enclin à affecter au stéréotype un fort coefficient de péjoration en ce sens qu’« il manifeste la pensée grégaire qui dévalue la doxa aux yeux des contemporains » (Amossy, 2000 :110). 1

Les grèves estudiantines et autres manifestations publiques à but de revendication sont formellement interdites au sein des Universités. D’ailleurs, l’étudiant qui s’inscrit en première année ou chaque année doit signer un document qui lui retire son droit de grève et le met en garde contre les dangers et les conséquences (politiques) des revendications intempestives.

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DISCOURS ESTUDIANTINS ET MANIFESTATIONS ARGOTIQUES… On pourrait très vite mettre ces discours au compte d’une trivialité langagière qui caractérise l’étudiant camerounais (une révolte contre la rigidité de la norme), de la dénégation qui l’anime, ou alors du pessimisme qui inhibe ses ambitions. Pourtant, comme le préconise Antonio Gomez-moriana (op. cit. : 15-16) « […] dans toute analyse discursive, il faut ajouter à la dimension temporelle (diachronie) et spatiale (diatopie) la dimension sociale (diastratie), seul moyen de comprendre-même esthétiquement- les jeux sémiotiques où sont impliqués les actes de parole qui ne se limiteraient pas à la simple reproduction mimétique des modèles. ». À l’observation donc, il se trouve que l’étudiant camerounais fait de cette parole transgressive un usage rhétorique ou si l’on veut, il l’inscrit dans une stratégie argumentative. En réalité, de toutes ces représentations collectives, filtrent des idéologèmes constitutifs d’une « formation discursive » au sein de laquelle l’étudiant camerounais dit son être au monde, mieux, son mal-être au campus « à partir d’une position donnée dans une conjoncture » (Pêcheux, 1975 :10). Nous estimons justement qu’ici, la conjoncture c’est le système universitaire, l’Institution qui ne fonctionne pas très bien en ne ménageant pas assez d’espaces discursifs qui permettraient à l’étudiant de canaliser par la parole cette frustration qui déborde1. L’étudiant dans le campus est parfaitement un sujet schizophrène en ressentiment contre l’Institution universitaire qu’il rejette en torpillant une de ses valeurs, la norme linguistique ; contre l’étudiante également à qui il reproche inconsciemment le privilège de places ; reproche exprimé dans la valorisation excessive du sexe mâle, et le ravalement morbide de son partenaire. Voilà comment on peut appréhender l’argot qui verbalise les représentations collectives en milieu universitaire comme s’inscrivant dans une rhétorique de la dérision, une esthétique de la déliquescence. Ces conclusions permettent d’attribuer à l’argot estudiantin au sein des universités, une fonction identitaire certes, mais surtout une fonction cathartique par laquelle « les étudiants s’autonomisent comme groupe différentiel en rapport conflictuel avec l’Institution universitaire frustrante qu’il atteint métonymiquement par la pliure provocatrice de son « centralisme linguistique ». En rapport de force également avec l’État dont ils bafouent les convenances en les entachant de perversion et de violence. » (Fosso, op cit. : 32). CONCLUSION Au regard de la façon dont le monde universitaire est pris en charge par les discours estudiantins au Cameroun, il s’en dégage une attitude subversive à l’égard du Système, laquelle attitude est confortée par une compétence insidieuse qui se joue du signifiant et du signifié. L’étudiant s’est constitué en un locuteur collectif qui, au moyen de marques d’individuation sociolinguistiques, porte un regard sur l’Institution tout en balisant et en entonnant un véritable champ (chant) du signe… ou peut-être du cygne. Il est fort à craindre, dit conjecturalement Fosso (op.cit : 32), que cette pathologie qui s’exprime par le langage ne dégénère un jour en violence effective1. Il est probable aussi qu’au final, c’est le français qui s’en 1 Le FORUM des étudiants né il y a deux ou trois ans joueraient parfaitement ce rôle s’ils ne continuaient à être organisés sous la férule de l’administration universitaire. Sa présence trop marquée lors des débats entre étudiants pèse comme un censeur.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS sorte grandi, renforcé dans sa « plasticité salutaire » (Dumont, 1992 :39) avec l’apparition, sur nos campus, d’un lexique et d’une parole nouvelle, entièrement nés d’un regard coulé dans le moule des déchirures et des frustrations diverses. J.-J. Rousseau TANDIA MOUAFOU Jean Benoît TSOFACK Université de Dschang rtandia@yahoo.fr, tsobejean@justice.com BIBLIOGRAPHIE AMOSSY, R., L’Argumentation dans le discours, Paris : Nathan, 2000. BOUTAUD, J.-J., Sémiotique et communication, Paris : L’Harmattan, 1998. BULOT, T., « La double articulation de la spatialité urbaine : « espaces urbanisés » et « lieux de ville » en sociolinguistique », Marges-linguistiques n° 3 (en ligne), Saint-Chamas, M.L.M.S éditeur, pp. 91-105. Disponible in www.marges-linguistiques.com, 2002. CHARAUDEAU, P., MAINGUENEAU D., Dictionnaire d’analyse du discours, Paris : Seuil., 2002. CONRAD S.J., MATTHEY A. et MATTHEY M., « Bilinguisme institutionnel et contrat social : le cas de Biel-Bienne (Suisse) », Marges-linguistiques n° 3 (en ligne), Saint-Chamas, M.L.M.S éditeur, pp. 159178. Disponible in www.marges-linguistiques.com, 2002. DASSI, « A la rescousse de la norme : De l’entretien de la langue française en situation de plurilinguisme camerounais », SudLangues n° 1, en ligne, Dakar : Université Cheikh Anta Diop, pp. 37-50. Disponible in www.refer.sn/sudlangues., 2002. DUMONT, P. La francophonie par les textes, Paris : EDICEF/AUPELF, 1992. FOSSO « Créativité lexicale sur le campus universitaire de Yaoundé I : étude du champ lexical de la sexualité », Le français en Afrique. Réseau des observatoires des études francophones, n° 13, Université de Nice Antipolis, 1999. GOMEZ-MORIANA, A., « Pragmatique du discours et réciprocité des perspectives », in GOMEZMORIANA, A., et POUPENEY HART, C. (éds.), Parole exclusive, parole exclue, parole transgressive. Marginalisation et marginalité dans les pratiques discursives, Québec : Les Éditions du Préambule, pp. 11-44., 1990. GREIMAS, A.J. Sémantique structurale, Paris : Larousse, 1966. MENDO ZE, G., Une crise dans les crises : le français en Afrique noire. Le cas du Cameroun, Paris : ABC, 1992. NGA NDONGO, V., « De la violence dans le journal privé camerounais », Cahiers de l’UCAC : « Violences urbaines au sud du Sahara », n° 3, Yaoundé : Presses de l’Université Catholique d’Afrique Centrale, pp. 101-127, 1998. OZELE OWONO, J., « Prolégomènes à une didactique possible du français langue officiel », Syllabus, vol. 1, Yaoundé : E.N.S, 1985. PECHEUX, M. et FUCHS C. « Mises au point et perspectives à propos de l’analyse automatique du discours », Langages, n° 37, Paris : Larousse, pp. 7-98, 1975. TANDIA, J.J.R. et TSOFACK, J.-B., « L’argot estudiantin dans le campus universitaire de Dschang », FOSSO (dir.), Dynamique du français au Cameroun : problèmes sociolinguistiques et stylistiques, aspects didactiques et glottopolitiques, Yaoundé : Presses Universitaires d’Afrique, pp. 123-144., 2004. TSOFACK, J.-B. « Le camfranglais ou la norme du français en péril au Cameroun ? », Analyses, Langages, texte et société, n° 11, en ligne, Université de Toulouse-le Mirail, (2006a, à paraître). TSOFACK, J.-B. « Espace de ville et territoire linguistique : le camfranglais, un parler émergent au Cameroun », Interculturel, Revue de l’Université de Lecce, n° 9, (2006b, sous presse).

1 Les grèves successives qui ont embrasé ces derniers temps les universités d’Etat au Cameroun en sont un indicateur fiable.

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NABUCHODONOSOR : LA VENGEANCE DE L’ÉGAL DES DIEUX « Pardonner ? hà plustost sera le ciel sans flames, La terre sans verdure, et les ondes sans rames, Plustost plustost l’Eufrate encontre-mont ira, Et plustost le Soleil en tenebres luira. » (Nabuchodonosor, Acte III, v. 899-902)

UN BREF RAPPEL DES CIRCONSTANCES Je proposerai une étude de la tragédie Les Juifves de R. Garnier (1583)1 et j’inscrirai ce travail dans le cadre de l’analyse textuelle. Je ne donnerai pas la préséance à la sémantique lexicale qui, toute digne d’intérêt qu’elle soit, me paraît, dans cette pièce, faire accéder au sens de manière transparente. J’ai préféré, pour cet exposé, me consacrer à un aspect généralement moins directement perceptible et qui, cependant, influence le spectateur ou le lecteur d’une manière tout aussi prégnante que le fait le sens des mots. Il s’agira de mettre au jour, dans la parole de Nabuchodonosor, les caractères syntaxiques et surtout rythmiques qui singularisent son désir de vengeance et qui en explicitent la source. On verra notamment comment les différentes configurations de scansion, au sein de tirades ou de vifs échanges entre protagonistes, créent une redondance de la violence d’une passion exacerbée, déjà largement exhibée sur la scène d’un théâtre de la cruauté. Pour saisir l’enjeu de la vengeance de Nabuchodonosor, il convient de rappeler brièvement les circonstances qui ont mené les personnages principaux dans la situation qu’ils partagent, situation critique dans les diverses acceptions du terme : du point de vue dramaturgique d’abord, puisque le désir revanchard de Nabuchodonosor est parvenu au comble de l’irritation, de sorte qu’il faut envisager un dénouement rapide, critique pour Sédécie également, qui voit son asservissement et celui de sa famille les rapprocher inéluctablement de leur mort. Ce souverain est en effet retenu prisonnier à Antioche par le roi d’Assyrie, après qu’il eut trahi la foi qu’il lui avait donnée en échange du trône de Jérusalem de ne jamais s’allier aux Égyptiens. Or Sédécie trahit sa promesse, ce qu’il paie chèrement par la ruine de Jérusalem mise à sac par les armées de Nabuchodonosor. Il se retrouve ainsi, en compagnie de sa mère Amital, des reines ses épouses et de leurs enfants, esclave de l’Assyrien. Bien que narrant une histoire vieille de quelque vingt-cinq siècles, Les Juifves, l’une des pièces les plus célèbres de Robert Garnier qui représente le

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Garnier R., ([1583], 2000), Les Juifves, Paris, Les Belles Lettres.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS sommet de la tragédie régulière de la Renaissance1, est publiée en 1583, dans un contexte troublé où la France désunie est secouée par les guerres de religion 2 , période pour laquelle le Journal de Pierre de L’Estoile3 ou L’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné4 constituent une source d’information précieuse. La poésie et le théâtre ne sont pas en reste et font écho à cette partition du pays entre le camp des Catholiques et celui de la Réforme. Mais selon H. Weber5, cette implication n’est pas garante de la qualité des œuvres, à tout le moins pour le théâtre : Les unités sont abandonnées, les événements sanglants sont représentés directement sur la scène, les sujets sont souvent tirés de l’histoire nationale […] et même des événements contemporains, on voit tenter les expériences les plus diverses sans qu’elles aboutissent jamais à une œuvre de valeur. (op. cit., p. 564)

Et en parlant d’une pièce du protestant de Virey du Gravier, La Machabée6, H. Weber poursuit :

Tout l’appareil des supplices : roues, crucifix, chaudières bouillantes, tenailles rougies au feu, sera étalé sur la scène ; chacun des frères poursuivra le dialogue avec le roi au milieu des tortures jusqu’à ce que la langue lui soit arrachée, la mère héroïque périra la dernière. (op. cit., 1971, p. 564)

Les Tragiques d’Aubigné 7 évoquent les martyrs protestants sous forme versifiée et comportent des livres aux noms évocateurs : « Les Feux », « Les Fers », « Les Vengeances ». La mort y est exposée sans euphémismes. Dans un tel environnement, la représentation sur scène du châtiment réservé à Sédécie par Nabuchodonosor n’est pas exceptionnelle : le cruel tyran ordonnera qu’on égorge les enfants du roi prisonnier devant lui avant de lui faire crever les yeux. Ce théâtre de l’effroi et de la cruauté puise ses sources auprès de Sénèque8 et entre en résonance avec la réalité contemporaine. Je me propose donc, dans un premier temps, de voir comment le sentiment d’une toute puissance portée à son paroxysme s’inscrit dans le discours de Nabuchodonosor qui se veut l’égal des dieux, au point de trouver une justification aux pires atrocités. D’autre part, j’analyserai la réception des arguments de ceux qui tentent de le fléchir et de susciter sa pitié, car elle sera le révélateur d’un désir de vengeance qui ne pourra être assouvi que par le sang répandu. VENGEANCE DIVINE, VENGEANCE TERRESTRE : UN DÉLIRE MÉGALOMANIAQUE La totalité de la pièce est dominée par les sentiments de haine et de vengeance, comme en témoigne l’acte I qui s’ouvre sur la colère divine. Bien que le 1 Pour cette question, voir Forsyth E., (1965), La tragédie de Jodelle à Corneille, 1563 – 1640, Paris, Nizet. 2 On consultera avec profit A. Cullière (2004). Dans son article intitulé « La Saint-Barthélémy au théâtre. De Chantelouve à Baculard d’Arnaud », il traite avec finesse d’un sujet extrêmement délicat, la représentation du massacre sur scène. In, L’écriture du massacre en littérature entre histoire et mythe. Des mondes antiques à l’aube du XXIe siècle, G. Nauroy, éd., Berne, Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et spiritualité », vol. 6, p. 121-152. 3 L’Estoile P. de, ([1574-1611], 1943-1960), Mémoires journaux, Paris, Gallimard. 4 D’Aubigné A., ([1619], 1969), Histoire universelle. In Œuvres, Paris, Bibliothèque de La Pléiade. 5 Weber H., (1971), « Le théâtre au XVIe siècle ». In Histoire littéraire de la France, t. 1, p. 558-568, Paris, Éditions sociales. 6 Pièce jouée à Valognes en 1599. 8 D’Aubigné A., ([1616], 1969), Les Tragiques. In Œuvres, Paris, Bibliothèque de La Pléiade. 8 Cf. Delarue F., (ici même), « La vengeance chez Sénèque ». In P. Marillaud et R. Gauthier (éds.), La vengeance et ses discours. Toulouse, CALS/CPST.

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NABUCHODONOSOR : LA VENGEANCE DE L’ÉGAL DES DIEUX peuple de Juda ait commis la fatale erreur de préférer les idoles au vrai Dieu, le prophète plaide pour la clémence de ce dernier : Jusques à quand, Seigneur, épandras-tu ton ire ? Jusqu’à quand voudras-tu ton peuple aimé détruire […] O seigneur notre Dieu, ramolli ton courroux, Rasserene ton œil, sois pitoyable et doux […] (Acte I, v. 1-2 ; v. 7-8)

Mais il désespère, évoquant le ravage perpétré par les armées de Nabuchodonosor : Hà chétive Sion, jadis si florissante, Tu sens ores de Dieu la dextre punissante ! L’onde de Siloé court sanglante, et le mur De tes tours est brisé par les armes d’Assur : Ton terroir plantureux n’est plus que solitude Tu vas languir captive en triste servitude. Helas ! voyla que c’est d’offenser l’Éternel, Qui te portoit, Sion, un amour paternel : Tu as laissé sa voye, et d’une ame rebelle Préféré les faux Dieux qu’adore l’Infidelle. (La prophète, Acte I, v. 61-70)

Le Chœur tient un discours semblable en rappelant les premiers temps où les hommes se complurent dans le péché, ce qui leur valut d’être noyés par le déluge : Aussi tout perit dedans, Fors ceux qui eurent, prudens, L’arche de Dieu pour refuge : Mais ores, que les forfaits Sont plus nombreux que jamais, Je crains un autre deluge. (Le Chœur, Acte I, v. 175-180)

Ce premier extrait est important parce qu’il semble cautionner l’idée selon laquelle l’armée assyrienne représente le bras vengeur de l’Éternel. Or l’acte II s’ouvre sur la tirade de Nabuchodonosor dont les premiers mots posent, à travers une comparaison, la légitimité de sa grandeur, et par là le bien-fondé de ses actes, preuve d’un orgueil démesuré1 : Pareil aux Dieux je marche, et depuis le réveil (4/2/3/3) Du soleil blondissant jusques à son sommeil, (3/3/1/5) Nul ne se parangonne à ma grandeur Royale. (1/5/4/2) (Nabuchodonosor, Acte II, v. 181-183)

Grâce au rythme qui se combine parfaitement au contenu sémantique, cette assertion pleine de superbe forme un ensemble très homogène ; le premier hémistiche du premier vers correspond au second hémistiche du troisième vers : Pareil aux Dieux je marche/à ma grandeur Royale (4/2), ce qui assoit l’équivalence entre la divinité et la royauté ; puis, entre ces deux bornes, chaque hémistiche glisse harmonieusement vers l’autre en étant complété par une rime intérieure ou une

1 Je cite le texte de Sénèque que F. Delarue (ici même) propose dans son analyse discursive extrêmement fine du processus de la vengeance, Thyeste (v. 885-919), Atreus, Aequalis astris gradior et cunctos super altum superbo uertice attingens polum. […] Dimitto superos, summa uotorum attigi. Atrée, Egal aux astres, j’avance, bien au-dessus de tous, ma tête superbe touche les hauteurs du ciel. […] Je donne congé aux dieux, j’ai atteint le comble de mes vœux.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS assonance : et depuis le réveil/Du soleil blondissant (3/3) ; jusques à son sommeil/Nul ne se parangonne (1/5). Le tétramètre régulier (3/3/3/3) est associé à la puissance. Ainsi dans la tirade de Nabuchodonosor, on en relève 5 : Et encores n’estoit qu’il commande immortel, (v. 185) Il commande aux éclairs, aux tonnerres, aux vents, (v. 189) De soudars indomtez, dont les armes luisantes (v. 196) L’Aquilon, le Midy, l’Orient je possede, (v. 199) Mais il a tout soudain esprouve ma puissance, (v. 203)

Même si chaque alexandrin évoque les attributs du pouvoir, trois sont consacrés à Nabuchodonosor contre deux seulement à Jupiter. La rivalité Nabuchodonosor/Jupiter se révèle également sur un plan sémantico-syntaxique, comme en témoigne ce passage : Il commande aux éclairs, aux tonnerres, aux vents, Aux gresles, aux frimats, et aux astres mouvans, Insensibles sujets : moy je commande aux hommes, Je suis l’unique Dieu de la terre où nous sommes. (Nabuchodonosor, Acte II, v. 188-191)

Pragmatiquement, la présentation du partage des territoires est habile. En effet, l’accumulation des éléments que domine le dieu se fait par deux séries de trois substantifs et se cantonne au ciel ; quant à Nabuchodonosor, il ne domine qu’un seul élément, les hommes. On pourrait en conclure à l’infériorité du souverain assyrien. Il n’en est rien : Jupiter règne sur des éléments inanimés (insensibles sujets en attaque du v. 190), alors que l’assyrien gouverne des êtres vivants (les hommes, en fin du v. 190), ce qui est bien plus périlleux. En outre, le pronom disjoint moy se trouve placé sous l’accent, au centre du vers, et renforcé par le pronom atone, repris en attaque du vers 191. Enfin, alors que Jupiter est peu ou prou contraint de partager le pouvoir céleste avec un aréopage divin, Nabuchodonosor possède le pouvoir terrestre absolu : « Je suis l’unique Dieu de la terre où nous sommes » correspond exactement au milieu de la tirade du souverain et sépare ainsi matériellement dans le texte le royaume du haut de celui du bas. Pour en terminer avec la légitimation de la supériorité du roi assyrien, j’évoquerai l’association des dimensions rythmique et sémantico-syntaxique sur la configuration en 2/4, dont voici le plus bel exemple aux vers 193-194 : S’il est, alors qu’il marche, armé de tourbillons, (2/4/2/4) Je suis environné de mille bataillons (2/4/2/4) On notera que l’attaque de chaque vers de ce distique oppose il à je, dualité que l’on trouvait déjà dans l’agencement syntagmatique du vers 188 : Quelque grand Dieu qu’il soit, je ne serois pas moindre. (4/2/4/2)

On observe la succession [attribut/sujet-verbe, sujet-verbe/attribut] qui forme un chiasme, figure de la cohésion. Si l’on relie maintenant les hémistiches en (4/2), on renforce le réseau sémantique du pouvoir : Pareil aux Dieux je marche, […] (v. 181) […] à ma grandeur Royale. (v. 183) […] Jupiter seul m’égale : (v. 184) […] ou sont de moy sujetz, (v. 197) (Ou) […] delà les mers logez. (v. 198)

Enfin, si l’on associe à présent le rythme en 2/4 et celui en 3/3, on aboutit à l’application de la toute-puissance de Nabuchodonosor à des fins de vengeance personnelle : L’Aquilon, le Midy, l’Orient je possede, (3/3/3/3) Le Parthe m’obeist, le Persan et le Mede, (2/4/3/3)

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NABUCHODONOSOR : LA VENGEANCE DE L’ÉGAL DES DIEUX Les Bactres, les Indois, et cet Hebrieu cuidoit, (2/4/4/2) Rebelle, s’affranchir du tribut qu’il me doit. (2/4/3/3) Mais il a tout soudain esprouve ma puissance, (3/3/3/3) Et receu le guerdon de son outrecuidance. (3/3/2/4) (Nabuchodonosor, Acte II, v. 199-204) Nous allons nous attacher particulièrement aux trois derniers vers : Rebelle, s’affranchir du tribut qu’il me doit. (2/4/3/3) Mais il a tout soudain esprouve ma puissance, (3/3/3/3) Et receu le guerdon de son outrecuidance. (3/3/2/4)

Le pivot central qu’est le tétramètre régulier fait état de la confrontation des deux personnages souverains : il/ma puissance. De part et d’autre s’organisent deux vers en chiasme, faisant correspondre hémistiche à hémistiche la cause et les conséquences du malheur de Sédécie : Au rythme en 2/4 correspond son attitude suicidaire : Rebelle, s’affranchir – son outrecuidance. Au rythme en 3/3 correspond le prix à payer : du tribut qu’il me doit – Et receu le guerdon (la contrepartie). Il faut encore relever l’assimilation possible entre Jupiter et Nabuchodonosor par rapport à Sédécie. Reprenons l’extrait supra, v. 199 à 204. Pour Jupiter se succédaient deux séries de trois noms communs ; concernant l’Assyrien, ce sont ici huit noms propres – trois points cardinaux et cinq peuples, soit en fonction de complément du verbe posséder, soit en fonction de sujets du verbe obéir – qui s’opposent à Sédécie (cet Hebrieu) au sujet duquel s’exerce toute la condescendance agacée de Nabuchodonosor, comme l’indique le sens du verbe cuidoit (s’imaginer). Il serait possible de développer quantité de parallélismes sémantiques de ce genre dont le texte abonde, mais j’en ai examiné les plus représentatifs. La conclusion qu’on en peut tirer est la suivante : la toute puissance de Nabuchodonosor, qui s’impose au spectateur par la suffisance et l’orgueil démesurés filtrant de son discours, justifie le prix que devra payer Sédécie pour sa rébellion. Autrement dit, l’analyse qui vient d’être faite explique les fondements d’une vengeance perçue comme légitime et dont on peut déjà, hélas, pressentir la grande cruauté. Cependant, la folie vengeresse rencontre dans cette pièce un contre-pouvoir qui, même s’il sera inefficace, a le mérite d’exister sous la forme de l’appel à la compassion et à la clémence, incarné dans les personnages d’Amital, mère de Sédécie, dans le chœur des Juifves, et même l’épouse du tyran, et jusqu’à Nabuzardan son général. LA CLÉMENCE : UNE LEÇON D’HUMANITÉ ET DE SAGESSE POLITIQUE La vengeance trouve son contrepoison dans la clémence que prônent les personnages vraiment humains de la pièce. Cette situation de confrontation entre deux attitudes se produit à maintes reprises, mais compte tenu des contraintes de la publication, j’examinerai seulement le dialogue du IIIe acte, échangé entre Nabuchodonosor et son épouse la reine, qui a prêté une oreille bienveillante à Amital, mère de Sédécie. Deux passages me semblent particulièrement intéressants : la tirade de Nabuchodonosor qui ouvre l’acte, et l’échange de stichomythies entre le roi et la reine des Assyriens.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Le discours de Nabuchodonosor est entièrement dominé par la métaphore de la chasse 1 et les deux premiers vers sont rythmés par l’expression de la toutepuissance : Je le tiens je le tiens, je tiens la beste prise, Je jouis maintenant du plaisir de ma prise, J’ay chassé de tel heur que rien n’est eschappé : […] (Nabuchodonosor, Acte III, v. 887-889)

On compte en deux vers 5 marques de la première personne 2 (4 fois le clitique je et 1 fois l’adjectif possessif ma), la succession de 3 formes identiques du verbe tenir, et enfin 2 fois prise (1 participe passé et le substantif). Cette redondance lexicale produit de ce fait un écho sonore et suggère une excitation frénétique. Du point de vue de la scansion, il faut considérer l’ensemble de la tirade : Je le tiens je le tiens, je tiens la beste prise, (3/3/2/4) Je jouis maintenant du plaisir de ma prise, (3/3/3/3) J’ay chassé de tel heur que rien n’est eschappé : (3/3/2/4) J’ay lesse et marquacins ensemble enveloppé. (2/4/2/4) Le cerne fut bien fait, les toiles bien tendues, (2/4/2/4) Et bien avoyent esté les bauges reconnues : (2/4/2/4) Les Veneurs ont bien fait, je le voy, c’est raison (3/3/3/3) Que chacun ait sa part de cette venaison. (3/3/2/4) Quant au surplus je veux qu’il en soit fait curee. (4/2/4/2) (Nabuchodonosor, Acte III, v. 887-895)

En reliant les vers de même rythme, on obtient bel et bien des séquences homogènes : Je le tiens je le tiens, je tiens la beste prise, (3/3/2/4) (v. 887) J’ay chassé de tel heur que rien n’est eschappé : (3/3/2/4) (v. 889) Que chacun ait sa part de cette venaison. (3/3/2/4) (v. 894) Je jouis maintenant du plaisir de ma prise, (3/3/3/3) (v. 888) Les Veneurs ont bien fait, je le voy, c’est raison (3/3/3/3) (v. 893) J’ay lesse et marquacins ensemble enveloppé. (2/4/2/4) (v. 888) Le cerne fut bien fait, les toiles bien tendues, (2/4/2/4) (v. 891) Et bien avoyent esté les bauges reconnues : (2/4/2/4) (v. 892)

Toutes portent en triomphe le chasseur habile. La reine répond à cette jouissance de la supériorité par trois vers : Vous avez en vos mains la proye desiree, (3/3/2/4) Selon vostre vouloir en pouvez ordonner, (2/4/3/3) Soit pour punir leur coulpe ou pour leur pardonner. (4/2/2/4 : chiasme rythmique) 1 Autre extrait de Thyeste (cf. note précédente, F. Delarue, ici même) qui trouve un écho très fidèle chez Garnier (la surexcitation du personnage, la chasse au sanglier), Atreus, Plagis tenetur clausa dispositis fera, et ipsum et una generis inuisi indolem, iunctam parenti cerno. Iam tuto in loco uersantur odia, uenit in nostras manus tandem Thyestes ; uenit, et totus quidem. Vix tempero animo, uix dolor frenos capit. Si cum feras uestigat et longo sagax loro tenetur Vmber ac presso uias scrutatur ore, dum procullento suem odore sentit paret et tacito locum rostro pererrat ; […] Atrée, Les filets que j’avais tendus tiennent enfermé le fauve, le voici lui-même et j’aperçois aux côtés du père son odieuse progéniture. Dès à présent ma haine est en lieu sûr, enfin Thyeste est tombé entre mes mains ; il y est tombé et même tout entier. Je puis à peine maîtriser mon âme et réfréner mon ressentiment. Ainsi quand le chien d’Ombrie au flair subtil cherche la trace des fauves, tenu par une longue laisse et scrutant la terre de son museau baissé, il obéit tant qu’il ne sent encore qu’au loin le sanglier à l’odeur persistante […]. 2 Le discours de Nabuchodonosor est largement dominé par la première personne, marque de son orgueil démesuré. Même lorsque son épouse s’adresse à lui, elle s’efface et lui donne la préséance ou bien marque un retrait supplémentaire en évoquant la situation à travers la troisième personne.

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NABUCHODONOSOR : LA VENGEANCE DE L’ÉGAL DES DIEUX (La royne, Acte III, v. 896-898)

Elle ne disconvient pas de la victoire de son mari, comme l’indiquent les deux chiasmes qui miment la captivité de Sédécie et sa tribu. Le premier met en relation en vos mains/pouvez ordonner et la proye desiree/Selon vostre vouloir, de telle manière qu’en reconnaissant le pouvoir tyrannique de son époux, elle le flatte et le rende plus perméable à la clémence. Le second chiasme se distingue ainsi du premier parce qu’il introduit la notion de pardon. Il est doublé d’un chiasme sémantico-syntaxique : Soit pour punir leur coulpe (verbe/complément : châtiment) ou pour leur pardonner. (complément/verbe : pardon). La réponse de l’Assyrien crie dans l’indignation l’impossibilité de faire grâce : Pardonner ? hà plustost sera le ciel sans flames, (3/1/2/4/2) La terre sans verdure, et les ondes sans rames, (2/4/3/3) Plustost plustost l’Eufrate encontre-mont ira, (2/2/2/4/2) Et plustost le Soleil en tenebres luira. » (3/3/3/3) (Nabuchodonosor, Acte III, v. 899-902)

La scansion de ce quatrain est atypique ; pentamètres et tétramètres alternent, et les premiers, par leur flux haché, témoignent de la plus vive émotion : au pardon, il est préférable que le monde tourne à l’envers ; on compte trois occurrences de l’adverbe plustost qui introduisent le ciel sans lumière et le fleuve remontant vers sa source1. Cette préférence pour le monde inversé plutôt que pour le pardon a encore davantage de poids grâce au tétramètre régulier qui clôt la réplique : « Et plustost le Soleil en tenebres luira. » (3/3/3/3) Le différend qui oppose Nabuchodonosor à son épouse sur la pertinence du pardon est textuellement matérialisé par l’échange de stichomythies dont je propose à présent d’analyser les enchaînements, aussi bien du point de vue rythmique que sémantico-syntaxique. Cette joute oratoire, dont la forme prend celle d’une bataille d’aphorismes, est composée de trois séquences correspondant chacune à un microthème : 1. Force/faiblesse : enchaînement par identité de synyaxique : La Royne : Qui pardonne à quelcun le rend son redevable. (3/3/2/4) Nabuchodonosor : Qui remet son injure il se rend mesprisable. (3/3/3/3) La Royne : Pardonnant aux veincus on gaigne le cœur d’eux. (3/3/2/4) Nabuchodonosor : Pardonnant un outrage on en excite deux. (3/3/4/2) (Acte III, v. 903-906)

La duplication se produit toujours en attaque de vers, mais chacun des protagonistes pose un aphorisme dont la contradiction est placée en fin de vers. Le rythme en (3/3/2/4) est associé à la reine, alors que Nabuchodonosor se pose d’abord majestueusement par le tétramètre régulier. Puis il s’oppose à elle en inversant le rythme du second hémistiche (dévouement ≠ exciter deux outrages), le premier marquant une assimilation (veincus = outrage). Le rythme en 3/3 correspond à l’acte de pardonner, celui en 2/4 ou 4/2 est lié au commentaire prédicatif fait sur cet acte de clémence. 2. Dans la deuxième séquence de l’échange, placée au centre du passage, c’est cette fois la reine qui détient le privilège du tétramètre régulier afin de donner à son époux une leçon de politique et d’humanité. Quoiqu’il prétende le contraire, le propre d’un bon roi est la douceur : 1 On peut signaler que dans Le Roman de la Rose ([1268-1282], 1983, de G. de Lorris et J. de Meun, publié par F. Lecoy, Paris, Honoré Champion), le narrateur place entre autres impossibilités le fait que le temps ne peut s’inverser, pas plus qu’un fleuve ne peut remonter son cours.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS La Royne : La douceur est tousjours l’ornement d’un monarque. (3/3/3/3) Nabuchodonosor : La vengeance tousjours un brave cœur remarque. (3/3/4/2) La Royne : Rien ne le souille tant qu’un fait de cruauté. (1/5/2/4) Nabuchodonosor : Qui n’est cruel n’est pas digne de royauté. (1/3/3/5) (Acte III, v. 907-910)

L’homogénéité de cette séquence est assurée par différents phénomènes. Tout d’abord, les seconds hémistiches se terminent par le lexique du pouvoir : monarque/royauté. Ensuite, les antonymes douceur/vengeance complétés du modifieur tousjours se répondent en attaque de distique, et le troisième vers glisse vers le quatrième grâce à la variation substantif/adjectif sur la notion de cruauté. Enfin, dans ce bref échange, Nabuchodonosor conserve un rythme de second hémistiche opposé à celui de son épouse : 4/2 contre 2/4. Il me semble intéressant de noter que le rythme 2/4 qu’a adopté la reine est le plus souvent associé à la sphère de Sédécie pour la grâce duquel elle intercède auprès de son époux, alors que ce dernier opte pour le rythme en 4/2, lié à l’exercice du pouvoir (cf. par exemple, v. 896-898). 3. Dans cette dernière séquence, tout en tirant le discours vers un avis plus général – l’avis des gouvernés –, on conserve les caractéristiques rythmiques précédentes : La Royne : Des peuples vos sujets l’advis est au contraire. (2/4/2/4) Nabuchodonosor : Ce que le prince approuve à son peuple doit plaire. (4/2/3/3) La Royne : Le vice, où qu’il puisse être, est tousjours odieux. (2/4/3/3) Nabuchodonosor : La haine des sujets nous rend plus glorieux. (2/4/2/4) La Royne : Quelle gloire de n’estre honoré que par feinte ? (3/3/3/3) (Acte III, v. 911-915)

La sagesse de la reine garde l’avantage du tétramètre régulier (v. 915), de même que les rythmes restent attachés aux valeurs antérieures. On observe une variation cependant lorsque Nabuchodonosor répond à son épouse d’hémistiche à hémistiche en lui empruntant son rythme (2/4/2/4) pour commenter la réaction des gouvernés (v. 911-914). Les procédés analysés se poursuivant tout au long de l’acte, je n’en commenterai pas d’autre exemple. En revanche, on peut encore signaler pour conclure qu’au délire mégalomaniaque de Nabuchodonosor, (« Dieu fait ce qu’il luy plaist, et moy je fay de mesme »), son épouse répond par une sévère mise en garde, qui consiste d’ailleurs en un topos : « Plus le sort nous caresse et plus craindre il nous faut./Car plus il nous eleve et plus cherrons de haut. » (v. 941-942) LA VENGEANCE LÉGITIMÉE ET EXHIBÉE La vengeance apparaît dans cette pièce comme la suite logique et l’ultime étape d’un processus déjà engagé au moment où le spectateur est jeté au cœur de l’action. Il est d’ailleurs patent qu’elle s’affirme dans un passage qui redouble structurellement assez fidèlement l’échange entre Nabuchodonosor et la reine (acte III), que je viens d’étudier. Nous pouvons ainsi comparer : Je le tiens je le tiens, je tiens la beste prise, (3/3/2/4) (v. 887) (Acte III)

et Ils mourront, ils mourront, et s’il en reste aucun (3/3/2/4) (v. 1365) (Acte III) Que je vueille exempter du supplice commun, (3/3/3/3) (v. 1366)

Le tétramètre régulier est toujours lié à la toute puissance de l’Assyrien, et le rythme en 2/4 à la captivité et au châtiment de Sédécie. La présence de chiasmes dans le discours de Nabuchodonosor indique bien l’inflexibilité de ce denier et la posture désespérée du roi parjure : 78


NABUCHODONOSOR : LA VENGEANCE DE L’ÉGAL DES DIEUX Ce sera pour son mal : je ne laisseray vivre (3/3/6) Que ceux que je voudray plus aigrement poursuivre : (2/4/4/2) A fin qu’ils meurent vifs, et qu’ils vivent mourans, (2/4/3/3) Une presente mort tous les jours endurans. (2/4/3/3) (Acte III, v. 1367-1370)

On note ici le chiasme rythmique du v. 1368 qui traduit l’acharnement de Nabuchodonosor contre les rebelles qui ne lui échapperont pas. Et pour cause, leur supplice constitue un distique soutenu par une identité de scansion et un chiasme sémantique au v. 1369 : « A fin qu’ils meurent vifs, et qu’ils vivent mourans », (mort/vie ; vie/mort). En d’autres termes, châtiment plus atroce ne peut être imaginé, puisque Nabuchodonosor a prévu de priver les rebelles de tout état humain en les condamnant à ne plus vivre que leur mort. Cela n’est pas sans rappeler le supplice prométhéen, souffrance dont le degré paroxystique est sempiternellement entretenu. Succède à ce passage le même type d’échange de stichomythies que celui qui opposait Nabuchodonosor à son épouse. Dans l’acte III, Sédécie a pris la place de la reine, défendant des arguments sensiblement identiques. Ne regardez au crime, ainçois à votre gloire, (4/2/2/4) (chiasme rythmique) Soyez fier en bataille et doux en la victoire, (3/3/2/4) Vostre honneur est de veincre et sçavoir pardonner. (3/3/3/3) (Sédécie, Acte III, v. 1447-1449)

Dans son argumentation, Sédécie tente d’être persuasif et le chiasme lui permet de mettre l’accent sur la magnanimité. Mais l’obstination du tyran se lit dans la figure de boucle qui retourne au point de départ en invoquant à nouveau les mêmes motifs : le choix d’une solution inconcevable plutôt que l’acceptation de la mansuétude et l’obsession du prix à faire payer en retour : Mon honneur est de veincre et de reguerdonner (3/3/6) (Nabuchodonosor, Acte III, v. 1450)

Ce trimètre annonce le v. 1477 avec lequel il fait rimer reguerdonner et infidélité, infidélité rimant à son tour avec guerdon mérité. Toute l’affaire tourne donc bien autour de l’obsession de la vengeance, puisqu’il faudra payer la trahison au prix fort : Plustost tombe sur moy la celeste machine. (3/3/3/3) (Nabuchodonosor, Acte III, v. 1459-1460) […] Non, vous serez punis, et l’infidélité (1/5/6) De vos cœurs recevra le guerdon merité. (3/3/3/3) (Nabuchodonosor, Acte III, v. 1477-1478)

Les deux distiques peuvent être parfaitement associés de manière parallèle, les deux premiers vers de chaque distique produisant de surcroît un chiasme. La nature et le degré de la vengeance se mesurent donc à l’aune des atrocités perpétrées. Généralement, la tragédie de la Renaissance qui a mérité quelquefois le nom de théâtre de la cruauté, n’hésite pas à représenter sur scène des brutalités extrêmes. Dans la pièce de Garnier, l’assassinat de la postérité de Sédécie n’est pas montrée sur scène, mais il n’en reste pas moins présent indirectement à travers le récit qu’en fait le prophète qui en fut le témoin. Point d’actions donc, mais exclusivement leur verbalisation. Il me reste alors à examiner par quels procédés discursifs est décrite la vengeance de Nabuchodonosor, passée au filtre du jugement de personnages qui ont prôné la modération et le pardon. 79


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Le récit apparaît dans le cinquième et dernier acte dans lequel le prophète doit informer les reines du sort de leurs enfants et de leur époux. L’Assyrien y sera représenté comme un monstre sanguinaire, notamment grâce à l’élaboration d’un contraste entre sa barbarie et l’innocence des enfants massacrés1 sous le regard de leur père. Ainsi : Helas ! ce n’est pas tout, car tout soudain nous vismes (2/4/4/2) Presenter vos enfans comme pures victimes. (3/3/3/3) Si tost que Sedecie entrer les apperceut, (2/4/2/4) Transporté de fureur, se contenir ne sceut : (3/3/4/2) Il s’eslança vers eux, hurlant de telle sorte (4/2/2/4) Qu’une Tygre, qui voit ses petits qu’on emporte. (3/3/3/3) Les pauvres Enfantets avec leurs dois menus (2/4/2/4) Se pendent à son col et à ses bras charnus, (2/4/4/2) Criant et lamentant d’une façon si tendre, (2/4/4/2) Qu’ils eussent de pitié fait une roche fendre. (2/4/4/2) (Le Prophète, Acte V, v. 1911-1920)

Je passerai sur l’évocation des petits enfants qui tentent de libérer leur père de ses fers, et devant leur impuissance et leur manque de force, supplient les bourreaux de le faire à leur place. Je me contenterai de commenter le phénomène le plus remarquable de ce passage par la présence d’une forte cohésion assurée grâce aux chiasmes rythmiques en (2/4/4/2), le schéma inversé (4/2/2/4) se trouvant au milieu de la séquence. À ce tableau bouleversant, répond cet autre passage, 17 vers plus bas, qui décrit la réponse de Nabuchodonosor (cf. v. 1920 / 1937) : Mais luy non plus esmu, que le cœur d’un rocher, (2/4/3/3) Les fait des bras du père outrageux arracher : (2/4/3/3) Puis d’un regard meurtrier le guignant se renfrongne, (1/5/3/3) Descouvrant sa rancœur par son austere trongne, […] (3/3/4/2) (Le Prophète, Acte V, v. 1937-1940)

Passage dans lequel le rythme en (2/4/3/3) unifie le distique rapportant l’attitude inhumaine de l’Assyrien. Elle est d’autant plus barbare que ses propres soldats sont révoltés par une telle cruauté2 : Chacun en eut pitié, nos plus durs adversaires (2/4/3/3) Ne peurent, sans plorer, regarder ces misères. (2/4/3/3) Les uns se retiroyent, ou destournoyent les yeux, (2/4/4/2) Les autres, gemissans, detestoyent terre et cieux, (2/4/3/3) Se battoyent l’estomac, se couvroyent le visage, (3/3/3/3) Et bas, contre leur Roy, vomissoyent maint outrage. (2/4/3/3) (Le Prophète, Acte V, v. 1931-1936)

Cependant, Nabuchodonosor, imperméable à tout sentiment humain, audessus de tous, ordonne la mort des jeunes enfants : Cela n’a du tyran la rancœur adoucie, (3/3/3/3) Ains forcenant plus fort, et se voulant gorger (1/5/4/2) Du sang de vos enfans, les fait tous egorger. (2/4/3/3) (Le Prophète, Acte V, v. 1931-1936)

1 Bien qu’historiquement l’événement soit postérieur à l’intrigue de cette tragédie, on peut penser que le dramaturge a eu présents à l’esprit des réminiscences littéraires et picturales du massacre des Saints Innocents. 2 Cf. note 3, A. Cullière (op. cit) affirme, « […] un massacre sorti du contexte guerrier prend un aspect beaucoup plus inquiétant. Il apparaît alors comme l’image insupportable parce qu’incompréhensible de l’homme retourné contre soi. C’est une suspension de la raison qui permet de mesurer avec effroi le tort que l’espèce supérieure se cause à elle-même. » (p. 122-123). Il se trouve que dans le cas de Nabuchodonosor, les soldats eux-mêmes sont révoltés, car s’attaquer à des enfants, de surcroît lorsque que la guerre est terminée et les coupables déjà largement punis, déroge à la règle martiale.

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NABUCHODONOSOR : LA VENGEANCE DE L’ÉGAL DES DIEUX Le vers 1932 se poursuit par un enjambement et les rythmes de ces deux hémistiches forment un chiasme mimétique de la détermination de l’Assyrien. Et pour rendre le châtiment complet, les bourreaux se saisissent de Sédécie : L’estendent sur le dos, la face vers les cieux, (2/4/2/4) Et luy cernent d’un fer la prunelle des yeux. (3/3/3/3) (Le Prophète, Acte V, v. 2001-2002)

Ce distique, qui achève la vengeance de Nabuchodonosor, reprend les motifs rythmiques des vers 888 à 893 dans lesquels le tétramètre en (2/4/2/4) est lié à l’asservissement de Sédécie et le tétramètre régulier (3/3/3/3) à la toute puissance de son tourmenteur. Je rappelle que ces vers se composaient de la métaphore de la chasse et que ceux-ci voient maintenant la proie mise à mort. Ce motif qui fait écho à la frénésie meurtrière de l’Assyrien de l’acte III montre d’une certaine manière qu’il était impossible à Sédécie d’échapper à la condamnation et à la sanction. UN JOUR, LA DÉLIVRANCE Il serait maladroit de s’en tenir au plan de l’histoire, sans mettre celle-ci en perspective avec la situation contemporaine de Garnier. Ce faisant, nous devons nous rendre à l’évidence quant à l’ambiguïté de la position du dramaturge. Nabuchodonosor apparaît comme un monarque sans cœur, totalement inflexible, et ce d’autant plus sûrement que la description de l’assassinat des innocents, avec son cortège d’horreurs et de terreur, est propre à solliciter violemment le pathos du spectateur ou du lecteur. On aurait plutôt tendance alors à choisir le parti de Sédécie, des reines et d’Amital pleurant leurs enfants et leur époux et fils. Or, d’un autre côté, le parjure et l’ingratitude de Sédécie, rappelés de façon récurrente, semblent justifier le châtiment infligé. En effet, l’acte I, dès son ouverture, rappelle de manière heuristique la colère de Dieu punissant avec la plus grande sévérité les hommes insoumis, et l’acte II commence par la tirade de l’Assyrien se comparant sans vergogne aucune à Jupiter. Moyennant un glissement de l’Éternel à Jupiter et du souverain des dieux à Nabuchodonosor, ce dernier apparaît alors comme le bras de la vengeance divine. C’est bien ce qu’en a pensé Bossuet. D’un point de vue politique, on peut en effet s’attendre à ce qu’un intellectuel catholique tel que Garnier justifie la réaction d’un monarque contre la religion duquel une partie de ses sujets s’est rebellée 1 . La leçon de Machiavel a porté : le devoir d’un souverain consiste à punir tout manquement envers son autorité. Mais cette toute-puissance a sa contrepartie : la grandeur d’un roi se mesure également à sa capacité à se montrer magnanime. C’est pourquoi, sans doute, la pièce s’achève sur les paroles pleines

1 Il me paraît opportun d’appeler ici certains travaux qui traitent du discours encomiographique. En effet, ce dernier, inscrit dans une nécessité politique, ne cherche en rien, malgré quelques remontrances voilées, à battre en brèche le pouvoir légitime. Au contraire, il reconnaît ce dernier comme tel, étant entendu qu’en dépit de leurs insuffisances humaines, les grands demeurent toujours les Grands. Je citerai, J.-F. P. Bonnot (2005-a), « ‘La Poésie est une échole de toutes les Passions que condamne la Religion’, prédication et engagement politique et religieux en France au XVIIe siècle ». In Bouju E., (éd.) L’engagement littéraire, Rennes, Coll. ‘Interférences’, PUR, p. 99-109 ; J.-F. P. Bonnot (2005-b), « Rhétorique politique de quelques discours de laudation au XVIIe siècle », XXVe Colloque d’Albi Langages et Significations, Rhétorique des discours politiques, Toulouse, CALS/CPST, p. 55-65 ; J.-F. P. Bonnot (sous presse), « Les Aigles engendrent les Aigles, du traitement rhétorique de la sagesse sociale à l’usage des petits et des Grands dans les contes et les fables – un registre particulier ? » In Freyermuth S., (éd.), Le livre de Sagesse – Le registre, Berne, Peter Lang.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS d’espoir du Prophète, qui prédit un avenir de félicité après le temps des fautes par Dieu pardonnées. Sylvie FREYERMUTH Université Paul Verlaine, Metz sylviefreyermuth@aol.com

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LE COMPLEXE DE SEPTIMUS : LA VENGEANCE DU SAVANT FOU DANS L’ŒUVRE D’EDGAR P. JACOBS DE PROMÉTHÉE À SATAN La figure littéraire et romanesque du « savant fou », ou tellement « déséquilibré » qu’il est amené à violer de manière irréparable l’ordre naturel, n’est pas récente. En effet, Mary Shelley créera, avec le succès que l’on connaît, le personnage du Dr Frankenstein, dans son roman Frankenstein, or, the modern Prometheus (1818). Quelque 70 ans plus tard, Stevenson publiera The strange case of Doctor Jekill and Mister Hyde (1886). Dans le premier cas, le savant engendre un être de toutes pièces, tandis que dans le second, la tentative conduit à un dédoublement de personnalité. Néanmoins, les deux personnages présentent des traits communs avec les savants maléfiques de l’œuvre de Jacobs : ainsi Septimus, après avoir été du côté lumineux de la science, laissera émerger ses tendances sadiques et dominatrices ; il fera d’Olrik sa créature et l’instrument de sa vengeance. Naturellement, ni le Septimus de La Marque Jaune, ni le Miloch de S.O.S. Météores et du Piège diabolique1 ne s’inscrivent dans une démarche prométhéenne ; ils sont au service de leur propre cause — ceci devant être nuancé pour Miloch, mercenaire d’une puissance étrangère dans S.O.S. Météores. Cependant, tous deux sont des inventeurs géniaux, capables de bouleverser l’ordre du monde : Miloch peut, au sens propre, de faire la pluie et le beau temps, puisqu’il parvient à dérégler le climat et surtout, il a inventé une machine à explorer le temps. Quant à Septimus, qui s’intéresse davantage au fonctionnement de l’esprit, il a mis au point un système permettant de réduire à un état psychiquement larvaire des individus pourtant dotés d’une forte personnalité et de les rendre physiquement invulnérables. Septimus, comme Miloch, sont des démiurges, dans l’emploi qu’en fait Rabelais lorsqu’il utilise le terme « Demiourgon », « le Travailleur », autrement dit le diable2. Ces ouvriers de la marginalité scientifique ne sont finalement pas tellement différents d’un Copernic ou d’un Galilée, dont les ouvrages seront condamnés par les autorités ecclésiastiques. Mais cette intolérable originalité des deux astronomes s’appliquait à un autre objet, qui visait à décrire et à mettre en forme un modèle d’univers, alors que les personnages de Jacobs, proches en cela des modernes généticiens ou 1

Jacobs, Edgar Pierre [1904-1987], La Marque Jaune. In Tintin, 1953-54 ; album, Bruxelles, Le Lombard, 1956. Rééd. 2004, Dargaud-Lombard. S.O.S. Météores. In Tintin, 1958-59 ; album, Bruxelles, Le Lombard, 1959. Rééd . 2004, Dargaud-Lombard. Le Piège diabolique. In Tintin, 1960 ; album, Bruxelles, Le Lombard, 1962. Rééd. 2004, Dargaud-Lombard. Les réimpressions de 2004 ont été utilisées dans l’article. 2 Rey, Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française. Paris, Le Robert, 1998.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS spécialistes de la fission nucléaire, sont en mesure d’agir sur un état stable de la matière. Michelet, dans La Sorcière3 (11862, 2002, p. 264) à l’époque du triomphe de l’idéologie positiviste et des grands chantiers de l’anthropologie physique en plein développement, dira sa foi dans la science nouvelle, établissant le lien avec les forces du mal : « ces nouveautés, toutes, ont été Satan. Nul progrès qui ne fût son crime. […] C’est ce dangereux Magicien qui, pendant qu’on discute sur le sexe des anges et autres sublimes questions, s’acharnait aux réalités, créait la chimie, la physique, les mathématiques. Oui, les mathématiques. Il fallut les reprendre ; ce fut une révolte. Car on était brûlé pour dire que trois font trois ». Au demeurant, Septimus, comme Miloch, subiront le sort réservé aux sorciers puisque le premier sera désintégré, et que le second sera ravagé par les radiations, leurs créations (et créatures) se retournant finalement contre eux. La parenté établie par Michelet avec Satan, si elle est évidemment datée, met en exergue une des représentations populaires stéréotypiques du chercheur scientifique : le besoin irrépressible d’aller toujours plus loin, quitte à se mettre hors la loi. Cette transgression a d’autres conséquences : c’est ce qui permet étymologiquement à Septimus et Miloch de passer de l’autre côté du miroir et finalement, pour le second, de traverser le temps. L’articulation entre temporalité et vengeance se révèle fondamentale, puisqu’il y a un « avant », un « pendant » et un « après », correspondant respectivement à l’échec du savant, bafoué par ses pairs, à la mise en œuvre d’un projet — dans lequel une invention telle que le chronoscaphe introduit un enchâssement des représentations — et un échec final, où l’on voit triompher la science officielle de « notre sympathique collègue », le professeur Mortimer. Je m’attacherai donc tout d’abord à mettre en évidence quelques-unes des saillances temporelles les plus manifestes de l’univers de Blake et Mortimer et de leurs ennemis jurés. Le temps et le climat de la vengeance D’emblée, j’affirme mon désaccord avec Lenne, auteur d’un intéressant petit ouvrage, illustré comme il se doit, et intitulé Blake, Jacobs et Mortimer4. Lenne, qui ne revendique d’ailleurs nullement une analyse linguistique ou sémiotique, consacre plusieurs pages aux incohérences chronologiques qui émaillent l’œuvre de Jacobs. Il est vrai que « si La Marque Jaune a lieu vraisemblablement au moment où elle est dessinée (en 1953-1954), l’aventure de La Pyramide se déroule au début des années 30 [… alors que] de toute évidence, elle était aussi ‘contemporaine’que La Marque Jaune quand elle est parue dans le Journal Tintin ». De telles observations n’ont que peu d’intérêt, car elles renvoient à une vision naïve de l’œuvre littéraire, qui s’inscrirait dans une chronologie et dans des représentations calquées sur celles de la « réalité » sociale, telle qu’on peut la vivre et la percevoir. Il n’est guère utile de préciser qu’une telle conception est erronée, et qu’une de ses conséquences majeures conduit à confondre auteur et narrateur. Sans doute n’était-ce d’ailleurs pas l’intention de Jacobs, qui intitula son autobiographie Un opéra de papier. En revanche, il convient de souligner que le créateur de Blake et Mortimer, comme beaucoup d’auteurs de BD, fait un usage extrêmement soutenu des clichés de tous ordres. Comme le note Delesse5, « l’accumulation de clichés dans la BD crée 3

Michelet, Jules, La sorcière, [11862]. Paris, Garnier-Flammarion, 1966. Lenne, Gérard, Blake, Jacobs et Mortimer. Paris, Garamont-Archimbaud-Librairie Séguier, 1988, p. 23. 5 Delesse, Catherine, « Le cliché par la bande : le détournement créatif du cliché dans la BD », Palimpsestes, 13, 167-182, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 168. 4

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LE COMPLEXE DE SEPTIMUS : LA VENGEANCE DU SAVANT FOU… une certaine complicité avec le lecteur […] dans la mesure où une attente familière est comblée » et elle cite Amossy et Herschberg-Pierrot6 qui estiment que « le lecteur moyen aime les personnages stéréotypés, les lieux communs dans lesquels il se retrouve en terrain familier ». Et, de fait, les albums de Jacobs sont truffés de tels marqueurs, tant au plan iconique que discursif ; toutefois, au-delà de l’instauration d’une atmosphère de connivence, ces clichés, qui constituent autant de saillances et de repères cognitifs, autorisent un découpage complexe des séquences temporelles, en fournissant au lecteur — et tout particulièrement au jeune lecteur, de commodes points d’accrochage mémoriel. Ainsi, la première planche du Piège diabolique contient plusieurs références relatives au temps, empruntées au « bon sens commun » : « c’était le bon temps ! » ; «… Pour ma part, je préfère me tourner résolument vers l’avenir ! » ; « Hum ! Passé ! Futur ! Qui sait si le "bon temps" dont vous rêvez, n’est pas tout simplement le temps présent, gentlemen ! ». L’épisode d’ouverture de La Marque Jaune débute avec une vignette panoramique montrant, sous la pluie nocturne, deux des symboles londoniens de l’Empire britannique triomphant : le « Tower Bridge », achevé en 1894 et la non moins célèbre et moyenâgeuse « Tour de Londres », abritant les joyaux de la couronne. Cependant, le narrateur extra-diégétique, posant le décor, introduit un troisième élément, « sonore » cette fois : l’emblématique « Big Ben », qui égrène un seul coup : Big Ben vient de sonner une heure du matin. Londres, la gigantesque capitale de l’empire britannique, s’étend comme une province, sous la pluie qui tombe obstinément depuis la veille. Sur le fond du ciel sombre, la Tour de Londres, cœur de la « city », découpe sa dure silhouette médiévale. Puisqu’une nouvelle journée commence, voici donc la temporalité installée de façon vraiment inaugurale au cœur de l’intrigue, par une allusion à l’horloge la plus illustre du Royaume-Uni. Les images nocturnes des pages 7 et 11 anaphorisent à divers titres celle du début : la petite vignette de la page 7 est une focalisation en gros plan sur les cadrans de Big Ben éclairés par une lumière jaune et le narrateur intervient avec ce commentaire : « à ce moment, Big Ben se met à égrener lentement les douze coups de minuit ». Dans la case suivante, on suit le Professeur Vernay et le Dr Septimus — dont, à ce stade de l’histoire, rien n’indique qu’il soit le redoutable criminel que l’on découvrira par la suite — sortant de leur club. Vernay déclare ironiquement : « Écoutez ! MINUIT l’heure du crime7 ! Qui sait si l’homme à la ‘Marque Jaune’n’est pas tout près d’ici, guettant dans l’ombre… ». Et, bien entendu, quelques vignettes plus loin, Vernay aura été enlevé, son chapeau abandonné sur le trottoir, au milieu du « signe tracé à la craie » de la Marque Jaune. Quant au dessin de la page 11, formant un ruban très étroit traversant lui aussi la page, il montre à nouveau les cadrans illuminés de la grande horloge — évoquant par anticipation les yeux phosphorescents de la créature de Septimus — en même temps que la partie supérieure des tours historiques du centre de Londres. Le commentaire précise : « Lentement ‘Big Ben’égrène les heures sur la cité inquiète »8. De même, page 29, lorsque la Marque Jaune s’introduit par les toits dans la demeure de Blake et Mortimer, le narrateur indique : « trois heures [du matin] viennent de sonner sur 6

Amossy, Ruth, et Herschberg-Pierrot, Anne, Stéréotypes et clichés. Paris, Nathan, 1997, p. 78. Les capitales, italiques, soulignages, caractères gras, se trouvent dans le texte original des albums. J’ai évidemment respecté ces choix typographiques de Jacobs. 8 Je souligne au moyen des italiques. 7

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Park Lane endormie… Soudain une silhouette furtive apparaît sur le toit du 99 bis ! ». Les références temporelles ne sont pas exploitées de façon aussi théâtrale dans les deux autres albums, bien qu’elles jouent un rôle fondamental dans l’action du Piège, dans la mesure où Mortimer, ayant succombé à la curiosité scientifique, se retrouve projeté à diverses époques du passé et du futur par le chronoscaphe de Miloch, avatar moderniste de la machine à explorer le temps de H. G. Wells (savamment détérioré, afin d’empêcher « notre ami », comme l’appelle fréquemment le narrateur, de rejoindre son époque). Dans une lettre que Miloch fait parvenir post mortem à Mortimer, il offre à son confrère un cadeau empoisonné : Bien qu’ayant échappé par miracle à la destruction de "001" [la base qui détraque le climat dans S.O.S. Météores], j’avais été si meurtrièrement marqué par les radiations que je résolus de me terrer ici [dans une crypte aménagée en laboratoire secret] et de consacrer les quelques mois qui me restaient à la mise au point d’un engin auquel, depuis longtemps, je travaillais à l’insu de tous et qui devait être le couronnement de ma carrière : LE CHRONOSCAPHE !!! Oui, vous avez bien lu, ce rêve extravagant des romanciers de science-fiction, cet appareil capable de transporter un homme à l’époque de son choix : Passé ou Avenir, EXISTE, il est à vous !!! Je l’ai expérimenté et ce qu’il m’a appris me permet de partir, à l’heure suprême, l’esprit en paix !!! C’est ainsi que, pour commencer, Mortimer se retrouve dans le lointain passé pré-humain. Apercevant une sorte de palmier gigantesque, il s’écrie : « …Mais c’est un Williamsonia ! Un végétal disparu depuis 150 000 000 d’années !!! » (p. 7). Mortimer « anéanti par cette stupéfiante découverte […] s’est laissé tomber au pied de l’arbre… […] dans un éclair il vient enfin de réaliser, dans toute son horreur, le piège diabolique imaginé par Miloch !!! (p. 8). Et le physicien de s’écrier, une goutte de sueur perlant à son front et les yeux exorbités : « Le misérable !!! Voilà donc la vengeance qu’il s’était préparée. Dérégler le chronoscaphe afin de m’envoyer sans espoir de retour dans l’infini des temps !!! » (ibidem). Un dernier point mérite d’être souligné : le présent est non marqué par rapport au passé et au futur : ainsi, dans Le Piège, Mortimer finit par comprendre qu’il existe une correspondance étroite entre les couleurs et les différentes époques : « [Mortimer] vient de remarquer que la lumière du spectrographe, verte au départ, vire graduellement du rouge à l’orange et de l’orange au jaune… […] By Jove ! J’y suis ! Cela crève les yeux ! Ce blanc ! C’est la couleur du présent ». C’est que le présent n’est jamais qu’un moment sans grande importance, puisque l’humiliation a été subie et la vengeance est en préparation ; le savant fou ne vit que dans la tension entre ces deux pôles. En outre, dans le présent de Mortimer, c’est-à-dire comme l’écrit le narrateur, « Au moment où va commencer cette nouvelle histoire », Miloch est déjà mort. Voilà donc administrée, s’il en était besoin, la preuve que la vengeance en général, et plus particulièrement celle du savant aliéné s’inscrit dans une structure temporelle complexe. Par ailleurs, un grand nombre de vignettes de La Marque Jaune présentent un dénominateur commun, puisqu’il s’agit de scènes nocturnes — décor éminemment favorable aux manifestations maléfiques. Il s’agit du second élément structurant l’ouvrage, car sur les 66 planches que compte l’album, 42 contiennent une ou 86


LE COMPLEXE DE SEPTIMUS : LA VENGEANCE DU SAVANT FOU… plusieurs vignettes nocturnes et trois épisodes saillants en sont exclusivement composés : le vol des bijoux de la couronne à la Tour de Londres par la « Marque Jaune » (p. 1-3), l’intrusion du même sinistre personnage au 99 bis Park Lane, où demeurent Blake et Mortimer (p. 21-26), enfin, la très longue poursuite dans le décor industriel de Limehouse Dock et dans les égouts (p. 32 à 45, soit 14 pages), permettant à Mortimer de pénétrer dans le laboratoire où Septimus ourdit sa vengeance. Les références sont à la fois visuelles et textuelles. En voici deux : « Mortimer se lève, va à la fenêtre dont l’un des panneaux armoriés est ouvert et… avant de le refermer, jette un coup d’œil à l’extérieur… Mais au dehors, tout semble obscur, désert et silencieux… (p. 5) « Se ruant à la fenêtre [du train], le capitaine appelle dans la nuit… » Blake : « Septimus ! Septimus ! Septimus ! » [Septimus vient de simuler un enlèvement par la Marque Jaune]. Dans S.O.S. Météores, la nuit revient aussi en leitmotiv ; s’y ajoutent des scènes embrumées où l’eau — sous forme de pluie, de neige, et d’étendues liquides glacées et boueuses —, est omniprésente9. L’instrument de la vengeance Les machines imaginées par Septimus et Miloch peuvent être rangées dans deux typologies bien différentes. En effet, comme je l’ai déjà souligné, Septimus, qui est officiellement attaché au Psychiatric Institute, témoigne d’un intérêt fort développé pour le fonctionnement du cerveau et de la mémoire. Il a écrit deux ouvrages « avant la guerre » — je laisse ici aux exégètes de Jacobs le soin de décider s’il s’agit de la seconde ou de la 3e Guerre mondiale… Le premier, publié sous son vrai nom, traite du rôle maléfique de l’influx cellulaire du cingular Gyrus. Cette partie du cerveau, qui est essentielle dans le fonctionnement mémoriel, existe réellement et a donné lieu à de très nombreuses publications (cf. site bibliographique Medline). D’autre part, sous un nom d’emprunt, il est l’auteur de L’onde Méga. L’ouvrage fut tourné en dérision par l’intelligentsia britannique et notamment par trois personnages contre lesquels la Marque Jaune s’acharnera particulièrement, le Professeur Vernay (médecin), le juge Calvin, et le journaliste Macomber, membres du même club que Septimus, dont Jacobs souligne la petite taille dans une vignette, le montrant dominé d’une tête « sociale » par ses collègues (La marque Jaune, planche 6). Dans son livre, Septimus, alias le Dr Wade, soutenait, ainsi qu’il le relate à Mortimer prisonnier, que « celui qui serait capable de capter et de gouverner à sa guise l’onde Méga d’un individu déterminé, se rendrait ainsi maître de toute son activité psychique et ferait de lui un instrument aussi docile que puissant » (planche 49). Au demeurant, le « télécéphaloscope »10 imaginé par Septimus est un amplificateur de sa volonté, puisque (La Marque Jaune, planche 50) le savant, dans son exil soudanais, hypnotise Olrik, mains tendues et regard planté dans celui du futur Guinea Pig, déclarant « Allons, du calme… du calme… je le veux ! ». Il s’agit là, au sens austinien, d’une énonciation performative pure. On trouve presque mot 9 Sur la structuration de l’espace dans l’œuvre de Jacobs, voir : Freyermuth, Sylvie, Sens dessus dessous : lecture sémiolinguistique de l’espace dans l’œuvre d’Edgar P. Jacobs. In Belphégor, Revue électronique de littérature populaire et de culture médiatique, volume 5, n°1, « l’étude de la bande dessinée » II, décembre 2005, http://etc.dal.ca/belphegor. 10 Il est intéressant de noter au passage qu’un « télécéphaloscope » a réellement existé, et sans doute Jacobs l’ignorait-il, instrument médical ancêtre de l’autoscope, inventé au milieu du XIXe siècle par le Dr Curtis.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS pour mot la même séquence (planche 46) lorsque Septimus « se penchant sur la terrible "marque jaune" […] tandis que le disque qu’il porte au front se met à tourner à toute vitesse ! » s’exclame : « Allons… le maître vous pardonne cette fois encore… Détendez-vous et oubliez ce qui s’est passé cette nuit… Je le veux !!! ». (On notera en passant le « vous » marqueur de distance et non de déférence). On pourrait même utiliser le terme de performatif déclaratoire, également retenu par Austin11, qui illustre ce cas par le célèbre exemple : « je déclare la guerre ». C’est ce que fait Septimus, agissant en qualité de narrateur secondaire, lorsqu’il s’écrie : « Alors, il me vint une idée fulgurante ! Pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour pousser ma théorie jusqu’au bout, m’emparer de cet esprit et faire de ce déchet humain une formidable machine de guerre et… de vengeance ? ! ». Et au discours direct, dans la même case, mais dans une temporalité différente, le même s’interroge : «… Si j’osais ? Ah ! Faire payer à ces gentlemen leurs sarcasmes et leur stupidité ». On n’est pas loin de ce que décrit Elie Wiesel dans Fleuves, à propos des nazis. Comme l’observe à ce sujet Lagrandeur : « [… ] lorsqu’il revendique le droit de choisir qui va vivre et qui va mourir, l’officier nazi se substitue en quelque sorte à Dieu. […]. On se heurte ici à l’horreur d’un être humain qui choisit non seulement de tuer mais également de réclamer des droits d’impérialisme sur un autre être humain »12. L’engin est conçu sur le principe behaviouriste du stimulus – réponse, alors fort à la mode dans les modèles scientifiques, mais avec une évidente dissymétrie recoupant le rapport maître/esclave, qui unit le savant à Olrik/Guinea Pig/La Marque Jaune : « ordres du Dr Septimus à Guinea Pig », et « messages de Guinea Pig au Dr Septimus » (planche 51).

11

Austin, John Langshaw, Quand dire, c’est faire [1962]. Paris, Points Seuil, 1970, p. 41-42. Lagrandeur, Katherine « Elie Wiesel : raconter la foi et l’existence juives après Auschwitz », Dalhousie French Studies, vol. 70, 31-40, 2005, p. 34. 12

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LE COMPLEXE DE SEPTIMUS : LA VENGEANCE DU SAVANT FOU…

Quant aux machines de Miloch, elles appartiennent à une catégorie que l’on pourrait classer dans les dispositifs aptes à dérégler le temps calendaire et les climats. Ainsi, les deux personnages de Jacobs se complètent parfaitement, livrant deux avatars d’un même type, le premier ayant une action destructrice sur la pensée tandis que le second met l’environnement écologique à rude épreuve et se révèle capable « de commander aux éléments » comme le lui dit Mortimer, incrédule (S.O.S. Météores, planche 50). Dans le Piège, Miloch, grâce au chronoscaphe permettra d’ailleurs au narrateur, on l’a vu, de venir à bout de la linéarité temporelle… comme de celle du récit. La machine est présentée comme « un engin aux formes insolites ». Insolites, ces formes ne le sont d’ailleurs pas vraiment (Le Piège, planche 5), puisque la première publication dans l’hebdomadaire Tintin date de 1960 et que l’on trouve dès 1956 dans les Classics Illustrated, une réédition populaire de The Time machine de Wells, dont la page de couverture représente le prototype du chronoscaphe ! Il est presque impossible que la similitude soit le fait du hasard. Le terme lui-même connaîtra un certain succès, puisqu’il sera repris en 1978 par un auteur de science-fiction français, Claude Veillot, dans La Machine de Balmer13.

13

Veillot, Claude, La Machine de Balmer. Paris, J’ai lu, n° 807, 1978.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS

Il convient de noter que Mortimer lui-même est l’inventeur d’un avion révolutionnaire qui lui permettra, dans le tome 2 du Secret de l’Espadon, S.X.1. contre-attaque (1953), de sauver « le Monde libre » de « l’Empire jaune ». Mais cet avion fusée, bien qu’utilisant une technologie des plus avancées, est le produit de recherches scientifiques classiques et ne possède aucun trait réellement fantastique. Et surtout, bien que destructrice, c’est à n’en point douter une machine censée être au service de l’homme. Je mets ici des italiques, car, en leur temps, les bombes A lancées sur Hiroshima et Nagasaki furent présentées de la même manière ; à la fin du Secret, Mortimer déclenche d’ailleurs le même enfer thermonucléaire sur Lhassa, capitale de « l’Empire jaune ». Ce qui différencie vraiment les inventions de Mortimer d’une part et de Septimus-Miloch d’autre part, c’est que les secondes s’inscrivent dans une démarche de « culte du progrès », comme le note Pierre-André Taguieff, à propos de la « civilisation des machines » : « Au début des années trente, écrit Taguieff, Spengler avait perçu cette dimension du progrès techno-scientifique comme tentative "faustienne" de domination, et comptant sur la machine pour l’assouvir sans fin […]. L’envers — ou le grand effet pervers — de la civilisation moderne privilégiant la mécanisation, l’organisation et l’exploitation, c’est la destruction et l’éradication des formes multiples du vivant »14. Miloch et Septimus sont, de ce point de vue, privés de toute intelligence humaniste et se voient eux aussi atteints par ce processus de déshumanisation ; si leur vengeance pouvait s’assouvir, elle conduirait à l’instauration d’un univers stérile et/ou robotisé. Ainsi, dans S.O.S. Météores, Miloch répand sur Paris un gaz aux terribles effets, provoquant « après une phase d’intense bien-être et de joie artificielle, exaltation, folie et finalement, mort ! » (planche 54). Arx tarpeia Capitoli proxima La vengeance ne saurait exister si elle n’était accompagnée du triomphe, même passager, du malfaisant. L’épisode où elle trouve son accomplissement est en 14

Taguieff, Pierre-André, Le sens du progrès, Paris, Flammarion, 2004, p. 299-300.

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LE COMPLEXE DE SEPTIMUS : LA VENGEANCE DU SAVANT FOU… principe le point vers lequel convergent tous les fils narratifs et où le savant fou pense avoir trouvé un véritable sens à sa vie. Dans La Marque Jaune, ce point d’apogée — précédant immédiatement la chute brutale — est très localisé (planches 58 et 59). La construction du Piège est de ce point de vue très différente, puisque le bannissement temporel de Mortimer s’étend sur une grande partie de l’ouvrage, et que, lorsque notre aimable confrère se trouve en présence de Miloch, c’est, comme il le remarque in petto, « quelques semaines avant [son] départ dans le temps ! »15 et que l’inventeur du chronoscaphe ignore que Mortimer est caché dans le laboratoire. La planche 59 de La Marque Jaune corrobore les observations déjà faites : le savant fou tire une jouissance intense de l’humiliation de ses détracteurs, qu’il n’entend pas réduire physiquement à néant — au moins dans un premier temps. On y voit Macomber, Verney et Calvin, vêtus d’une combinaison noire, semblable à celle d’Olrik, mais portant un grand S jaune à la place du M. Ces véritables zombies viennent confesser leurs erreurs devant un aréopage de sept personnalités scientifiques enlevées par Septimus (lat. septimus = septième) afin de répandre sa renommée dans le monde. On sait que dans la tradition biblique et kabbalistique, le chiffre 7 a connu une grande fortune : c’est celui de l’achèvement de la création et de la perfection, mais ce nombre peut aussi être porteur d’une symbolique beaucoup plus négative, puisque, par exemple, chacune des plaies d’Égypte a duré 7 jours, et c’est également, selon la Torah, la durée d’une « impureté ». Le lexique religieux utilisé par les pénitents est caractéristique : « Chétives larves que nous sommes […] nous venons, Ô Maître Magnanime, te supplier de nous absoudre […] Remercié sois-tu, Ô Toi le Très Généreux, le Très Savant, le Très Bon, le Très… ». Le vocabulaire et l’imagerie religieux sont assez courants dans les BD des années 50 et 60, pour tendre à disparaître à partir des années 80, comme le remarque Heller16. Bien entendu, il s’agit ici d’un simulacre, somme toute comparable aux messes noires célébrées en l’honneur du démon. Les trois « ex » (ex-professeur, ex-juge, ex-rédacteur en chef), comme les présente Septimus à son auditoire médusé, se livrent donc à un panégyrique délirant de leur nouveau maître. En revanche, Mortimer, d’évidence impossible à asservir, est condamné à « une fin honorable, scientifique, dans [le] laboratoire [de Septimus] » (planche 63). En effet, pour que la vengeance s’exerce totalement, il ne suffit pas que la lutte sans merci qui oppose le savant fou au reste du monde soit couronnée de succès, il lui faut être certain, dans ce combat des « chefs », d’avoir détruit le représentant du Bien, représenté par Mortimer qui est ici bien plus qu’un dangereux concurrent dans la sphère scientifique : Mortimer est un brave homme en même temps qu’un homme brave, et cela fait de lui un humain à part entière, propriété insupportable s’il en est pour Septimus. Les marques du courage, de la bonhomie et des qualités de cœur de Mortimer sont évidemment fort nombreuses dans l’œuvre de Jacobs. Je me contenterai ici de deux exemples illustrant l’intimité des personnages. Une scène des plus emblématiques se trouve dans S.O.S. Météores (planche 8), où l’on voit Mortimer, confortablement installé chez le professeur Labrousse (le « bon » météorologue), dégustant un Pomerol 1947 et déclarant à la 15

Voici une preuve supplémentaire que le présent est non marqué dans Le Piège diabolique, puisqu’il semble ne pas faire partie du temps. 16 Heller, Karin, La bande dessinée fantastique à la lumière de l’anthropologie religieuse, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 13.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS gouvernante : « Mes félicitations Catherine… le dîner était excellent ! Vous êtes un authentique cordon-bleu ! ». En revanche, les vignettes de la planche 15 de La Marque Jaune montrent Septimus dans son appartement. On le découvre éméché, l’air à la fois inquiet et inquiétant, un verre et une bouteille de Brandy à la main. Il offre à boire à Blake, qui refuse, et qui, quoique assis dans un fauteuil, n’a pas retiré son imperméable, et se comporte donc comme s’il se trouvait à l’extérieur. Avec une certaine perspicacité, Tisseron note à propos de Tintin que « dans une ultime représentation de ses propres enjeux, la quête de la maison dans Hergé pourrait bien venir témoigner d’une recherche qui hante toute bande dessinée, celle d’un espace psychique personnel symbolisé par une demeure qui en soit le garant »17.

De cet espace psychique, Blake et Mortimer disposent très certainement, ce qui n’est pas le cas du savant fou — et particulièrement de Miloch que l’on ne voit jamais dans son intérieur. La vengeance de cet étranger à la communauté des humains est donc sans doute aussi motivée par la solitude et par le fait qu’il est en quelque sorte toujours en partance. J’ai récemment été frappé par un passage d’un

17

Tisseron, Serge, Psychanalyse de la bande dessinée. Paris, Champs Flammarion, 2000, p. 103-104.

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LE COMPLEXE DE SEPTIMUS : LA VENGEANCE DU SAVANT FOU… ouvrage de Modiano, Accident nocturne18, dans lequel le narrateur trace le portrait de l’étrange professeur Bouvière, dont on ne saura pas grand-chose, sinon qu’il a l’habitude de rassembler ses disciples les plus proches dans des cafés, c’est-à-dire dans des lieux publics, mais également d’anonymat : J’avais l’impression d’entendre la voix de Bouvière. Elle n’était ni masculine ni féminine, il y avait quelque chose de lisse dans cette voix, de froid et de lisse, sans aucun pouvoir sur moi, mais qui devait s’insinuer lentement chez les autres, provoquer une sorte de paralysie et les laisser sous l’emprise de cet homme. Les traits de son visage me sont revenus à la mémoire, hier après-midi, avec une précision photographique : pommettes, petits yeux clairs très enfoncés dans leurs orbites. Une tête de mort. […]. Je me rappelle qu’à cette époque, il existait d’autres têtes de mort comme la sienne, quelques gourous, quelques maîtres à penser […]. C’est presque exactement le portrait de Septimus, qui, comme Bouvière, est l’homme de nulle part et possède une voix particulière « aux intonations bizarres » (La Marque Jaune, planche 49). La chute de Septimus sera finalement causée par la libération d’Olrik-Guinea Pig. En effet, Mortimer, qui « dans un suprême effort, cherche désespérément le moyen de briser le pouvoir diabolique qui enchaîne Guinea Pig » (planche 63) fait usage de la formule incantatoire (« par Horus demeure ! ») que lui a apprise le mage du Mystère de la Grande Pyramide (1954 et 1955). Septimus, « voyant Guinea Pig abattu par une volonté plus forte que la sienne, fou de rage, appuie sur la détente [de son pistolet] »… et détruit le télécéphaloscope, permettant à Olrik d’« annihiler [Septimus] en un instant », en pressant le bouton déclenchant la foudre de « l’éclateur ». La parole de Septimus n’est plus du tout performative. Incapable de sortir du cercle à l’intérieur duquel il va être désintégré, il implore son ancien esclave : « Guinea Pig ! Par pitié, écoute-moi… Je te promets de… ». Ce qui n’est suivi d’aucun effet, car, « pour toute réponse, d’un index impitoyable, l’autre appuie sur un bouton… » (planche 65).

18

Modiano, Patrick, Accident nocturne. Paris, Gallimard Folio, 2003, p. 54-55.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Dans les histoires d’Edgar, « nos amis » l’emportent toujours sur les méchants Les savants fous n’existent pas que dans les bandes dessinées, hélas. L’idéologie nazie, tout particulièrement, en a généré un grand nombre, dont les atrocités — que l’on pense par exemple au Docteur Mengele — dépassent l’entendement. La « vengeance » de ces scientifiques, s’exerçant de façon crapuleuse et délirante sur des innocents, fut d’abord engendrée par l’impossibilité de ces consciences — car ils en avaient une — à tracer une limite entre l’humain et l’inhumain, entre les espaces d’une pensée humaniste (quoique progressiste) et d’une pensée se déployant dans des espaces éthiquement et quasi physiquement inhabitables. Heureusement, dans les bandes dessinées, il existe un « interrupteur » (que l’on retrouve à maintes reprises dans La Marque Jaune comme dans S.O.S. Météores) permettant de mettre fin aux agissements du monstre. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le dispositif a été mis en place par le savant fou lui-même, comme s’il savait qu’il doit être détruit, au final, restant ainsi un personnage de littérature pour la jeunesse. Et surtout, rien de tout cela n’aurait été possible, si l’on avait respecté la maxime énoncée par Blake en conclusion : « au-dessus de la science, il y a l’homme ! ». Jean-François P. BONNOT Université de Franche-Comté jfbonnot@aol.com

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LA VENGEANCE OU LA QUÊTE DU RÉÉQUILIBRAGE DU TEMPS DANS LE MUR ENTRE NOUS DE TECIA WERBOWSKI Avant de conter l’histoire de la narratrice du Mur entre nous, de sa soif de vengeance et de sa quête du rééquilibrage du temps, il convient de retracer brièvement celle de sa génitrice, la romancière Tecia Werbowski. Née en Pologne, d’origine juive, enfant cachée évoluant dans l’ombre des chaos de la Seconde Guerre mondiale, elle vit secrètement son jeune âge à l’abri d’une famille polonaise catholique. Elle est relativement heureuse : elle vit essentiellement dans son imaginaire, elle vit ailleurs, elle peuple tout son monde enfantin de phantasmes, de fantasmagories, de mille histoires qu’elle se raconte. Pourtant, le lieu où elle habite n’est pas son chez elle ; cette famille protectrice n’est pas sa véritable famille ; la religion qu’elle pratique n’est pas la sienne ; son jeune frère n’est plus (caché dans une autre famille, il a été dénoncé puis déporté). Lorsqu’elle émerge de ses comptines enfantines, c’est comme si elle venait au monde pour la seconde fois ; cependant, elle a grandi, son âge conscient est là. La brutalité et l’extrême violence frappent de plein fouet sa toute jeune et nouvelle conscience. Ainsi sa façon d’être au monde est marquée à la racine au fer rouge par l’usurpation identitaire qui a trouvé compensation dans l’évasion imaginative : « On dit qu’on ne peut jamais se remettre de son enfance »1 peut-on lire au tout début du Mur entre nous, premier et très court roman de Tecia Werbowski, écrit originellement en polonais et publié en 1995 chez Actes Sud. Aujourd’hui, Tecia Werbowski vit ailleurs, entre Prague et Montréal. C’est d’ailleurs au Canada que commence la narration d’Iréna Golebiowska ; ce pays semble avoir été choisi par cette immigrante polonaise pour ses longues périodes hivernales : « Le climat est tellement propice au repli sur soi, à une anesthésie de l’âme, un gel des sentiments et de la volonté. Je traverse l’hiver en quasi-état d’hibernation, avec des gestes et des pensées réduits aux fonctions minimales nécessaires à ma survie. Hébétée de longues soirées, dans une torpeur comateuse, avec des souvenirs évanescents que recouvre peu à peu une indifférence glacée »2.

Cette indifférence glacée a toujours caractérisé la jeune Iréna : il va falloir la rupture amenée par la révélation le jour de ses dix-huit ans pour qu’Iréna soit propulsée dans le ressenti, et plus précisément le ressentiment, dans la chaleur de la vengeance. Dans son essai intitulé Les trois formes de l’oubli, Marc Augé, s’appuyant sur son expérience d’ethnologue, met à jour trois perturbations temporelles : 1 2

Tecia Werbowski, Le mur entre nous, Paris, Actes Sud, 1995, p. 9. Ibid., p. 41-42.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS « Trois « figures » ou formes de l’oubli se laissent percevoir dans certains rites que je qualifierai pour cette raison d’emblématiques : [il y a] le suspens, le retour, le recommencement »1. Ces trois figures trouvent un écho tout particulier dans Le mur entre nous.

En effet, tant que « la déflagration du souvenir » (mot proustien repris par Marc Augé dans ses écrits) n’a pas eu lieu, Iréna vit — ou plutôt « sous-vit » — dans un présent informe, léthargique, une sorte de continuum sans repère chronologique, affectif : c’est ce que Marc Augé nomme le suspens. Et, une des particularités que souligne Marc Augé à propos du suspens est que justement « le temps suspendu ne se mesure pas »2. En effet, le suspens est un long instant « dans lequel s’efface la pensée du futur et du passé »3 ; ainsi, ces deux temps sont en quelque sorte oubliés. Décrochés d’un avant et d’un après, les jours s’écoulent sans avoir prise sur cette héroïne. Le lecteur va peu à peu comprendre que le passé d’Iréna n’a pas trouvé de sens, parce qu’il n’a pas été résolu. Elle est dans l’incapacité totale d’éprouver un sentiment de plénitude. Elle est fracturée comme l’a été son identité à un moment de son histoire. Elle pressent, inconsciemment ou consciemment, que le nœud traumatique concerne une fracture aussi bien historique, collective que personnelle, intime. Tant que la blessure n’a pas été identifiée, dite, révélée, réintroduite dans le présent, la vie de tous les jours ne tient qu’à un fil, suspendue, informe. C’est ce qu’exprime Agnès, enfant juive cachée pendant la Seconde Guerre mondiale, dans Paroles d’étoiles, ce recueil de témoignages d’enfants cachés. Tant qu’elle doit se taire, tant qu’elle est liée au silence, tant qu’elle a vécu en retrait (aussi bien de manière matérielle, soit cachée pendant le conflit, que de manière psychologique, soit muette sur sa propre blessure), elle se décrit par la phrase suivante : « Je me sentais en suspens, comme un souffle »4. Et puis, à une lettre près, le suspens s’identifie presque au suspense. Ainsi, la protagoniste de Tecia Werbowski perçoit son blocage intérieur et elle est dans l’attente, tout comme le lecteur. Pour Iréna, le retour en force du passé viendra bousculer ce présent léthargique. Cette suspension précaire d’un présent incomplet, dans lequel se devinent les traces d’un passé douloureux, va être comme soufflée par le retour du passé. En effet, à l’orée de ses dix-huit ans, Iréna apprend qu’elle est une enfant adoptée. Elle est en fait née Estera Sternchuss dans un ghetto et ses parents, juifs, l’ont faite passer de l’autre côté alors qu’eux-mêmes sont tragiquement décédés dans les chaos de l’histoire (le père a été fusillé par les Allemands et la mère déportée à Birkenau). Ce temps suspendu, dans lequel vivait jusque-là Iréna, était bien celui du traumatisme inconscient. En outre, cette dernière découvre que sa mère naturelle lui a laissé un manuscrit autobiographique racontant l’amour interdit de cette mère pour un Polonais. Ce livre se nomme : Le mur entre nous. Or, Iréna connaît déjà très bien ce livre puisqu’il est celui de Zofia Lass, « une sorte de tante », écrivain mondialement connu pour cet unique succès qui a fait l’objet de multiples traductions et adaptations. Iréna a la révélation subite que Zofia Lass, meilleure amie de sa mère naturelle, n’est autre qu’une usurpatrice vivant sur une imposture littéraire depuis 1

Marc Augé, Les trois formes de l’oubli, Paris, Éditions Payot et Rivages, 1998, p. 76. Ibid., p. 107. 3 Ibid., p. 103. 4 Collectif, Paroles d’étoiles. Mémoire d’enfants cachés 1939-1945, Paris, Librio, 2002, p. 121. 2

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LA VENGEANCE OU LA QUÊTE DU RÉÉQUILIBRAGE DU TEMPS… des années. Iréna devient possédée par la vengeance parce que l’imposture de Zofia Lass est une métaphore du génocide juif : la voix juive a été « détournée » de ce qui aurait dû être le cours normal de la vie, elle est une mémoire assassinée. Et c’est pour cette raison qu’Iréna veut se venger : pour elle-même (sa propre mémoire), pour sa mère (à la mémoire de sa mère…), pour l’humanité entière (le devoir de mémoire). Lorsque lui sont révélées ses véritables origines, Iréna chute dans le passé et elle ne sera pas prête d’en ressortir, pas tant que sa vengeance sera accomplie, pas tant que son passé sera apaisé. La figure du retour, une des trois perturbations temporelles élaborées par Marc Augé, consiste à « retrouver un passé perdu en oubliant le présent […] pour rétablir une continuité avec le passé plus ancien […] »1. Et lorsque la révélation d’une mémoire, enfouie jusque-là, se produit dans le roman, elle souffle tout sur son passage : le présent continue de s’écouler, mais, pour le personnage principal, il est vidé de toute substance, il est comme oublié, éviscéré et rempli, remplacé par le passé. Après la découverte de ses véritables origines, Iréna fait le constat de l’évidence suivante : « Et cet héritage […] envahit mon présent »2. Le présent, qui jusque-là s’écoulait dans l’indifférence, qui ne portait en lui aucune signification particulière, ne peut être que facilement relégué au second plan par ces révélations appartenant au passé. Et tant que le nœud traumatique n’est pas résolu, non seulement le présent ne peut retrouver un véritable intérêt pour ce personnage mais encore le passé ne peut être évincé. Ainsi, le temps passé devient plus présent que le temps présent lui-même : le quotidien est alors mis au service de la compréhension d’un passé qui jusque-là avait échappé. Et le présent subit d’autant plus cette déflagration du souvenir que ce dernier est littéralement vécu sur le mode obsessionnel — obsession relevant presque de la pathologie pour la narratrice du Mur entre nous : « C’est donc ainsi que Zofia Lass entra dans ma vie. À partir de ce jour, je consacrai la plus grande part de mon temps libre à étudier la sienne. À lire et à relire ses interviews. À collectionner ses photos et les éditions en langues étrangères du Mur entre nous. J’ai consulté toutes les archives de bibliothèques publiques ou privées à ma portée. Il m’est même arrivé, je vous le confesse, de voler des coupures de presse et quelques clichés. Le grenier de notre maison fut transformé en salle d’archives sur Zofia Lass, sa vie et sa prétendue œuvre. Je tenais des classeurs, par pays, par langue. »3.

Iréna pénètre alors dans ce que Nina Berberova, romancière russe dont Tecia Werbowski se réclame, le « no man’s land » : « Depuis ma prime jeunesse, je pensais que chacun, en ce monde, a son no man’s land, où il est son propre maître. Il y a l’existence apparente, et puis l’autre, inconnue de tous, qui nous appartient sans réserve. Cela ne veut pas dire que l’une est morale et l’autre pas, ou l’une permise, l’autre interdite. Simplement chaque homme, de temps à autre, échappe à tout contrôle, vit dans la liberté et le mystère […]. Et cette existence secrète et libre se poursuit d’une soirée ou d’une journée à l’autre, et les heures continuent à se suivre, l’une l’autre. De telles heures ajoutent quelque chose à son existence visible. À moins qu’elles n’aient leur signification propre. Elles peuvent être joie, nécessité ou habitude, en tout cas elles servent à garder une ligne générale. Qui n’a pas usé de ce droit, ou en a été privé par les circonstances, découvrira un jour avec surprise qu’il ne s’est jamais rencontré avec lui-même […] Soit dit en passant, l’Inquisition ou l’État totalitaire ne sauraient admettre cette seconde existence qui échappe à leur contrôle. Dans ce no man’s land, où prévalent la liberté et le mystère, adviennent parfois des choses étonnantes. […] Là, à la faveur du silence et de la solitude, on est parfois traversé 1 2 3

Marc Augé, Les formes de l’oubli, op. cit., p. 76. Tecia Werbowski, Le mur entre nous, op. cit., p. 22. Ibid., p. 27.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS d’une pensée qui changera notre existence, nous sauvera ou nous perdra. […] Dans notre enfance, et même dans notre jeunesse (sans doute aussi dans la vieillesse), nous ne ressentons pas toujours le besoin de cette seconde existence. Mais il ne faut pas croire qu’elle est une fête, et tout le reste, le quotidien. La frontière ne passe pas là, elle passe entre la vie telle quelle, et l’existence secrète »1.

Et c’est exactement ce que vit Iréna : « Évidemment, ma double vie n’a rien de surprenant. D’un côté, une jeune femme remplissant tous ses devoirs, ce qu’on attendait d’elle. […] Et, de l’autre, une fille désemparée, livrée à une obsession maladive… »2 ; « Karol existait parce qu’il le fallait. Parce que cela se faisait. Toute jeune fille de bonne famille, et qui se respecte, a un fiancé. C’était une manière de ne pas me distinguer de mes amies. D’être comme tout le monde. La juive en moi se sentait à l’abri. Elle ne se démarquait pas. On ne la remarquerait pas. Je n’ai jamais eu de relation intime profonde. J’ignore les confidences. Je suis une femme solitaire, secrète. […] Je ne m’animais que lorsque je pensais à Zofia Lass. Ma passion, c’était ma haine. C’était elle qui faisait battre mon cœur, bien plus que Karol. Bien mieux qu’une idylle. Elle m’accueillait au réveil et ne me lâchait que pour me retrouver dans mes rêves. Je n’ai pas d’autres souvenirs »3.

L’obsession vengeresse est ici brièvement résumée dans toute son amplitude dévastatrice : elle ne se cristallise que sur une seule et unique personne (l’offenseur) et ne se focalise que sur une seule et unique temporalité (le temps de l’offense). Le temps présent s’écoule toujours sans consistance, sans force, sans véritable prise sur le personnage ; cependant, ce n’est dorénavant plus cette temporalité suspensive qui est au cœur de la narration. En effet, un présent impersonnel, neutre, se poursuit, mais, parallèlement, à l’intérieur de celui-ci, une autre temporalité obsédante va s’y installer, s’y lover jusqu’à l’épuiser : celle du passé, celle de la vengeance. Marc Augé note que « la vengeance […] n’est complète que lorsque celui qui se venge parvient à se faire reconnaître de celui qui l’avait offensé et l’oblige à prononcer son nom »4. À force de la traquer, Iréna finit par rencontrer à Prague Zofia Lass, mais c’est une femme dorénavant atteinte par la maladie d’Alzheimer. Iréna, au comble de l’horreur et du paradoxe, se trouve ainsi face à l’oubli. La première phase de la vengeance d’Iréna échoue : Zofia Lass ne reconnaît pas cette dernière, ne pourra jamais la reconnaître, et ne pourra donc jamais être susceptible de confesser ses péchés. La seconde phase de la vengeance, à savoir éliminer l’offenseur afin que l’offensé estime que réparation et justice ont été faites à hauteur du préjudice qu’il a subi, échoue également. En effet, Iréna décide de tuer Zofia en lui administrant les pilules de cyanure léguées par sa mère naturelle au moment de l’évasion du bébé par-delà les murs du ghetto, cyanure qui aurait permis d’échapper, grâce à la mort, aux nazis. Datant de la Seconde Guerre mondiale, ce cyanure a perdu ses propriétés et se révèle inefficace mais Zofia décède pourtant. Elle a été assassinée par son mari qui n’en pouvait plus d’assister quotidiennement à la lente déchéance de sa femme. Iréna ne peut même pas recommencer son geste : Zofia est morte, tuée par quelqu’un d’autre et qui plus est par amour. La vengeance d’Iréna est non seulement nulle et non avenue mais aussi définitivement impossible. Iréna est plus que jamais face à l’irrésolution de son passé…

1

Nina Berberova, Le roseau révolté, Paris, Actes Sud, 1988, pp. 32-34. C’est nous qui soulignons. Tecia Werbowski, Le mur entre nous, op. cit., p. 33. 3 Ibid., p. 37-38. 4 Marc Augé, Les formes de l’oubli, op. cit., p. 87-88. 2

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LA VENGEANCE OU LA QUÊTE DU RÉÉQUILIBRAGE DU TEMPS… L’irrésolution du passé, telle semble bien être la marque du héros vengeur qui porte en lui l’incapacité à renouer le fil du temps. En fait cette incapacité le définit ; elle découle de son désir d’action, profondément contradictoire, qui consiste à vouloir mettre en place dans le temps présent une réparation en rapport avec une offense du temps jadis. Marc Augé parle, à ce propos et à juste titre, de la « discordance des temps » qui caractérise le sentiment de vengeance car ce dernier fait coexister le « temps fini de la tragédie et [le] temps continué du retour »1. En cela, toute histoire de vengeance est profondément tragique parce qu’impossible : l’offensé veut le même et son contraire, c’est-à-dire l’avant et l’après offense, à la recherche d’un intact invraisemblable ou du moins très complexe à obtenir. Pour Marc Augé qui étudie la figure du vengeur au travers du personnage d’Edmond Dantès, « C’est un possédé enfermé dans sa possession. Il incarne la figure ethnologiquement monstrueuse de la possession sans oubli » 2. En quête d’une identité propre, Iréna ne semble en trouver une que lorsqu’elle accomplit son acte de vengeance, à savoir tuer Zofia Lass — acte de vengeance ultime et paroxystique qu’elle ne sait pas encore être caduc : « Mon nom est vengeance. Je suis une meurtrière. J’existe. Je me contemple dans le miroir, mais je ne souris pas. J’ai un peu mal au ventre. Je quitte l’appartement et claque la porte derrière moi. Ma démarche est assurée, mes membres ne tremblent pas. À la pension, dans ma chambre, j’ai passé une nuit calme. Sans rêve, ni cauchemar »3.

À cet instant précis pourtant extrême, Iréna est en pleine possession de ses moyens, de sa conscience ; sans doute pour la première fois de sa vie, elle a le sentiment de maîtriser pleinement et totalement sa vie — vie qui jusqu’à présent lui avait fait le sentiment d’être empruntée. Et lorsque, par les journaux, elle apprend que Zofia Lass est en réalité morte à cause de l’absorption de petites doses de strychnine que son mari lui a administrées quotidiennement sur plusieurs semaines afin que cesse le calvaire de leur couple, elle est comme anéantie par cette révélation : « J’aimerais écrire que j’ai éclaté en sanglots ou que je suis morte étouffée par mes rires. Mais rien. RIEN ! Je n’ai pas réagi. Ça n’avait plus d’importance. Je me suis juste désolidarisée de ma vie »4. Tout comme son identité juive avait été usurpée, son identité de meurtrière lui a échappé. Or, pour ne pas sombrer dans l’anéantissement, l’anonymat, l’oubli, il ne lui reste qu’une ultime identité à revêtir : celle d’écrivain qui permettra ultérieurement « le temps du (re) commencement » (Marc Augé), le temps du rééquilibre : « Je réalise que depuis mon émigration j’avais muré mes souvenirs et je m’étais condamnée au ghetto du silence. C’est le moment du dégel pour les sentiments enfouis dans mon congélateur canadien » 5. L’histoire du Mur entre nous est, outre la narration d’une vengeance avortée, le récit d’une accession à l’écriture, et qui plus est une accession à l’écriture vengeresse : en écrivant, Iréna dévoile au monde l’usurpation de Zofia Lass. Elle écrit alors un livre intitulé Le mur entre nous, titre usurpé par Zofia Lass, titre donné originellement par Klara, la mère naturelle d’Iréna, titre du livre que tient entre les 1

Ibid., p. 93. Ibid., p. 88. 3 Tecia Werbowski, op. cit., p. 64. C’est nous qui soulignons. 4 Ibid., p. 66. 5 Ibid., p. 49. 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS mains le lecteur… Ce roman ne trouve pas sa fin ultime à la mort de Zofia Lass. Il ne s’achève vraiment que lorsque Iréna peut s’affirmer en tant qu’écrivain, en cela se référer à l’épilogue qui clôt le livre : « De retour au Canada, au bout de quelques mois, ayant terminé d’écrire […] »1. Après la déflagration du souvenir qui a orienté Iréna vers le passé de sa propre histoire, ce temps de l’écriture est l’ultime retour sur elle-même qu’elle se soit accordé. Ces deux temps — celui du souvenir et celui de l’écriture — sont ici corollaires l’un de l’autre parce que « la "déflagration du souvenir" se présente comme l’origine et la matière de l’inspiration littéraire »2. Car, sans la déflagration du souvenir, la mécanique de l’écriture ne se serait pas mise en marche. Mais bien au-delà, c’est l’acte d’écrire qui extirpe définitivement le souvenir du passé ; dorénavant, il l’actualise de façon permanente. Cette déflagration n’est pas perdue, elle garde à jamais toute sa puissance d’irruption en s’incarnant, en se pérennisant dans l’écriture : « c’est dans l’écriture que perdure l’impression retrouvée et qu’elle trouve son sens »3. Le passé tire une nouvelle existence de l’écriture — une existence aplanie, calmée, ordonnée par l’écrit. Lorsque s’accomplit l’acte d’écrire, le présent est un temps toujours en suspens. Sur ce point, il en va de même pour l’acte de lecture. Auteur, narrateur et lecteur se rejoignent sur cet oubli d’eux-mêmes dans le temps présent lorsqu’ils sont en rapport avec l’écriture : « S’oublier soi-même, oublier de se penser sous le signe de la répétition, c’est au reste ce que permet la fiction […]»4 affirme Marc Augé. Les actes d’écriture et de lecture sont des temps de fragmentation, de décrochage par rapport à un quotidien du temps présent. Dans cet acte d’écriture que commet Iréna (comme elle aurait aimé commettre de manière parfaite son crime envers Zofia Lass, comme elle commet son acte de vengeance en écrivant…), le signe de la répétition auquel est soumis tout individu est écarté, évincé. Iréna n’écrira qu’une seule fois l’histoire de ce pan de sa vie : « Aujourd’hui nous vivons à Prague, la plus belle ville du monde. Si vous la visitez, vous pouvez me rencontrer. Au cimetière juif, je suis guide là-bas. »5, tel est le mot de la fin qui laisse sous-entendre qu’Iréna n’entamera pas de carrière littéraire. Son livre sera aussi unique que celui écrit jadis par sa mère et usurpé par Zofia Lass. En outre, cette héroïne plonge corps et âme dans un passé qui est certes le sien mais qui jusque-là lui était inconnu : elle ne reproduit pas son histoire, elle la cherche… Et pour finir cette déclinaison de l’absence de répétition dans la vie d’Iréna, cette dernière écrit afin non pas de pouvoir recommencer sa vie après la mort de Zofia Lass, mais afin de pouvoir la commencer. Enfin vivre, ne plus être absente du présent, remplir ce dernier en ayant produit un livre, en épousant Georges qui fut le mari de Zofia Lass, en intégrant ses véritables origines (qu’Iréna soit guide au cimetière juif fait état de symbole : elle a renoué avec sa judaïté mais elle est, qui plus est, une personne — guide — propre à même d’en aider d’autres dans leur recherche sur leurs morts, sur leur passé…).

1

Ibid., p. 69. Marc Augé, Les formes de l’oubli, op. cit., p. 100. 3 Ibid., p. 94-95. 4 Ibid., p. 113. 5 Tecia Werbowski, Le mur entre nous, op. cit., p. 69. 2

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LA VENGEANCE OU LA QUÊTE DU RÉÉQUILIBRAGE DU TEMPS… Marc Augé conclut ainsi son étude sur Edmond Dantès et sur l’acte de retour vers le passé qu’accomplit ce héros dans une optique de vengeance et de réparation : « Alexandre Dumasprésente l’ensemble de ce drame comme une sorte de catharsis (libéré de son passé, Edmond retrouve un autre amour et une autre vie) »1. Il en va de même pour Iréna. Même si la tentative de meurtre sur la personne de Zofia Lass a avorté, cet acte a posé Iréna devant un choix : « Et Zofia Lass était morte ! Si je ne réagissais pas, cette fois j’allais m’emmurer définitivement dans la solitude et le silence. C’est ainsi que j’ai commencé à écrire. […] À l’intérieur de moi, petit à petit, un mur s’écroule… »2. Ce Mur entre nous est également le symbole de la lutte intérieure qui sévit entre l’Iréna lestée comme un cadavre par un lourd passé et l’Iréna qui tente, envers et contre tout, d’intégrer un héritage impossible (la tentative d’anéantissement du peuple juif menée par Hitler, les morts douloureuses de ses parents biologiques, l’usurpation du manuscrit de sa mère par Zofia Lass, la confrontation antagoniste d’une éducation catholique avec des origines juives cachées, etc.). Iréna n’arrive à intégrer cet héritage impossible dans le cours de sa vie que grâce à l’écriture. Elle se déleste de son lourd passé grâce à l’écrit, dans une totale conscience de la catharsis que lui apporte cet acte : « Je veux me débarrasser de toute cette anxiété, cette peine, cette culpabilité, ce désastre. L’extraire une fois pour toutes. Le mettre au grand jour, pour l’enterrer aussitôt. Enfin sortir de mon cimetière et recommencer ma vie »3. La rédaction du Mur entre nous, vengeance scripturaire racontant une vengeance meurtrière avortée, est donc pour cette protagoniste un acte libératoire, une douloureuse et lente ouverture de son monde intérieur vers le monde extérieur. Sans doute comme cela fut pour Tecia Werbowski : un gain sur un passé morbide, un gain sur la mort. Sans doute comme cela fut pour le lecteur, une fois le livre refermé : le temps de la lecture lui a permis de vivre une autre vie, une vie supplémentaire… Julie BERRIER Collège Saint-Justin, Levallois-Perret julie.berrier@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE Augé M., Les formes de l’oubli, Paris, Éditions Payot et Rivages, 1998. Berberova N., Le roseau révolté, Paris, Actes Sud, 1988. Collectif, Paroles d’étoiles. Mémoires d’enfants cachés 1939-1945, Paris, Librio, 2002. Werbowski T., Le mur entre nous, Paris, Actes Sud, 1995.

1 2 3

Marc Augé, Les formes de l’oubli, op. cit., p. 88. Tecia Werbowski, Le mur entre nous, op. cit., p. 67. Ibid., p. 53.

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VENDETTA ET VENGEANCE DANS L’ŒUVRE DE MÉRIMÉE : ÉMOTIONS, JUSTIFICATIONS, VALEURS

Mérimée, essentiellement soucieux de réussite littéraire, mais observateur attentif de l’homme, explore à travers la vengeance, l’un des mécanismes majeurs de la vie sociale. Dans ses récits corses, mais aussi dans d’autres pans de son œuvre, le motif revient avec une indéniable constance. La puissance de stylisation de l’artiste, mise au service d’une curiosité têtue, quasi obsessionnelle, nous transporte au cœur d’une vision unilatéralement tragique de l’existence humaine qui, assurément, comporte un coût idéologique. 1. LA VENDETTA DANS COLOMBA En 1840, la Corse n’est plus une matière littéraire nouvelle. Ses bandits et ses vendettas sont déjà bien installés chez les éditeurs et sur la scène des mélodrames. Ce qu’il convient en revanche de souligner, c’est la netteté avec laquelle Mérimée restitue le caractère indiscutablement codé et institutionnel de la vendetta. Comme on sait, la vendetta a plus à voir avec le froid qu’avec le chaud. Elle peut attendre son accomplissement durant des mois et des années, et se poursuivre sur de décennies car elle obéit à une série de rites et de coutumes dont la succession nécessaire, connue de tous, est cruellement compatible avec la patience. 1.1. Le sujet de Colomba Dans le cas de Colomba, la querelle qui oppose les familles della Rebbia et Barriccini trouve ses lointaines racines au XVIe siècle dans un conflit obscur concernant la séduction d’une jeune fille, conflit longtemps occulté par la commune résistance de ces familles aux autorités génoises. À partir de 1809, une série d’incidents détériore leurs relations. Une accusation de chantage impliquant un bandit nommé Agostini crée une forte tension entre les deux clans. Finalement, le colonel della Rebbia est victime d’un assassinat un certain 2 août 18… Son seul fils, Orso, en garnison sur le continent, se trouve dans l’impossibilité de revenir dans l’île pour venger son père ainsi que le lui demande sa sœur Colomba qui est convaincue de la culpabilité des Barriccini. Orso, 103


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS lui, demeure favorable à la thèse officielle qui attribue l’assassinat au bandit Agostini. Revenu dans l’île après sa démobilisation à la chute de l’Empire pour marier sa sœur et vendre quelques biens afin de s’installer sur le continent, Orso se trouve ainsi confronté à l’attente générale d’une vendetta en bonne et due forme. Mérimée restitue avec précision les principaux aspects de ce type de vengeance privée à caractère collectif. Les travaux publiés au début du XXe siècle, notamment Le Droit de la vendetta et les paci corses de Jean Busquet, confirment l’essentiel de ses indications. Il s’agit en l’occurrence d’une vendetta transversale, c’est-à-dire, comme Mérimée le mentionne en note, d’une « vengeance que l’on fait tomber sur un parent plus ou moins éloigné de l’auteur de l’offense ». Jean Busquet précise que les parents exposés dans ce genre de vendetta le sont jusqu’au troisième degré de parenté. La vendetta respecte une série réglée de rites : la veillée funèbre accompagnée de lamentations, la présentation de la chemise sanglante, le défi en règle ou déclaration de « guardarsi ». Mérimée évoque longuement l’usage de la ballata (ou vocero — l’appellation variant selon que l’on se trouve à l’est ou à l’ouest de l’île). Ce chant de lamentation est composé devant le cadavre de la victime dont la couche funèbre est placée sur une grande table. Colomba est ellemême, une « vocératrice » appréciée. La ballata qu’elle a composée sur la mort de son père va poursuivre son frère de sa traversée en bateau depuis Marseille, où elle est chantée par un matelot, jusqu’à se promenades dans le maquis de Pietranera où il l’entendra fredonner par une petite fille, Chilina. Dans ce cadre, Mérimée fait une place de choix au thème de la chemise sanglante, rappel indiciel, on ne peut plus efficace, de la haine familiale et du devoir de vengeance. Il mentionne aussi l’usage réprimé par la loi, du rimbecco, consistant à rappeler, par des propos explicites ou d’autres procédés non verbaux, l’obligation de se venger à celui qui tente de s’y dérober. La vendetta est, d’autre part, décrite conformément à ce qu’elle est réellement dans l’esprit des Corses, une véritable guerre mettant aux prises des partis armés, susceptibles, à tout moment, de détruire, selon un principe de compensation symétrique, les membres du clan opposé. Après la mort des deux fils Barriccini, les scènes traditionnelles de lamentations à l’antique se déroulent sur la place du village : « Quelques femmes, entre autres une nourrice d’Orlanduccio, s’arrachaient les cheveux et poussaient des hurlements sauvages. »

Un point mérite une attention particulière : la tentative du préfet de Corse de trouver un accord entre les familles. Le fonctionnaire royal, qui rappelle obstinément les principes du droit pénal français, réussit tant bien que mal à réunir les deux clans dans la maison des della Rebbia. Il est sur le point de les mettre d’accord. Seule l’obstination de Colomba met en échec sa tentative ; mais celle-ci n’est pas dérisoire. Elle s’inscrit tout à fait dans les pratiques locales telles qu’elles se perpétuent depuis des temps immémoriaux. La meilleure preuve que les vendettas étaient bel et bien des « guerres » est en effet qu’elles donnaient lieu à des traités de paix, ces paci dont Jean Busquet fournit une description détaillée dans son ouvrage. Mérimée, sans doute pour des raisons d’économie narrative, insiste peu sur cette institution en partie parallèle, mais mentionne tout de même les efforts du préfet que certains villageois interprètent d’ailleurs avec justesse : « Ils font la paix ». On est 104


VENDETTA ET VENGEANCE DANS L’ŒUVRE DE MÉRIMÉE… donc loin de ce déferlement chaotique de violence qu’on imagine parfois à propos de la vendetta. Cette pratique est réglée et revêt une authentique dimension symbolique. C’est ce qui explique qu’elle donne lieu, dans Colomba, à un intense conflit de valeurs. 1.2. Un conflit de valeurs S’il est vrai que la consistance des univers de valeurs n’apparaît clairement que lorsqu’un sujet se trouve confronté à des cohérences axiologiques contraires, on dispose, avec le personnage d’Orso d’un analyseur privilégié. Arraché à sa Corse natale pour rejoindre l’armée napoléonienne, il a été soumis à la discipline militaire, mais aussi aux normes d’une société échappant aux certitudes du lieu. Il a appris des langues étrangères et a subi l’influence de la civilisation continentale. Il retourne en Corse en ayant beaucoup « oublié le pays », comme le lui reproche sévèrement sa sœur. D’autres éléments de dissonance contribuent à faire ressortir les particularités de la culture corse et sa manière spécifique de concevoir la justice : les points de vue des deux « touristes » irlandais rencontrés par Orso sur le bateau, le colonel Nevil et sa fille Lydia, mais aussi celui du préfet et le regard du narrateur lui-même. Miss Lydia, quant à elle, est mue avant tout par le désir d’échapper à l’ennui et recherche dans son voyage en Corse un divertissement hédoniste1 et esthétique : le particularisme corse, révélé par un capitaine anglais, l’intéresse parce qu’il lui apporte la plus-value symbolique qu’elle n’a pas trouvée en Italie. La jeune fille voyage avant tout en songeant à son album, aux récits qui pourront la distinguer de ses amies londoniennes. C’est pourquoi l’intérêt qu’elle porte à Orso résulte seulement, dans un premier temps, des informations qu’il lui apporte sur son île et notamment sur la vendetta : « Comme on peut le penser, le mot vengeance se présenta plus d’une fois dans ses récits, car il est impossible de parler des Corses sans attaquer ou justifier leur passion proverbiale. »

La beauté d’une « belle vengeance » voilà ce qui fait, selon les propos du narrateur, rêver la romanesque Miss Lydia ; et c’est d’ailleurs à ce moment-là qu’elle s’avise de la beauté de l’homme qui est en train de lui parler. Sa surprise et sa déception sont d’autant plus grandes d’entendre Orso condamner ces « haines interminables ». Le jeune homme décrit en effet minutieusement les particularités de la vendetta et concède que ces conflits n’ont jamais un caractère crapuleux ; mais il manifeste nettement sa réprobation. Cela explique que dans une conversation qui porte sur Colomba, Miss Lydia avoue lui préférer sa sœur car, dit-elle, « elle est vraiment corse », alors que lui est un « sauvage trop civilisé ». Car, pour elle, l’opposition sauvage/civilisé a d’abord une portée esthétique. Elle recherche la « couleur locale », le pittoresque, l’originalité. Elle ne songe à la dimension morale de l’opposition nature/culture qu’un peu plus tard lorsqu’elle prend conscience de la réalité tragique de la vendetta à laquelle Orso est confronté. Quand il lui avoue être

1 - On peut se reporter à partir de maintenant à la version abrégée du tableau des variables du préférable qui met en évidence les choix axiologiques des personnages.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS inquiet de se voir « redevenir sauvage » et de céder à « l’instinct du pays », elle décide finalement de « civiliser » celui qu’elle appelle « son ours des montagnes ». Elle le munit d’un scarabée égyptien sur lequel deux hiéroglyphes « valeurs universelles » bien/ vrai/ beau/ mal mensonger laid INSTANCES hédonique pragmatique I morale épistémique esthétique éthique ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------agréable/ désagréable

utile/ nuisible

v/ v’/

HIÉRARCHIES ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------1 — ACTANTS : soi/autre humain/autre non – humain/Autre 2 — ÊTRE/AVOIR/FAIRE/DIRE 3 — VOULOIR/POUVOIR/SAVOIR/DEVOIR/AIMER 4 — RELATIONS ENTRE ACTANTS : 1 – identité/ressemblance/différence 2 – unité/séparation/mélange 3 – contrainte/dépendance/liberté 4 – domination/hiérarchie/égalité 5 – conflit/coexistence/coopération 6 — élimination/assimilation/intégration 7 – appropriation/échange/sacrifice/don 5 — QUALITÉ : 6 — QUANTITÉ : 7 — TEMPS : 8 — ASPECT : 9 — ESPACE : 10 — COUPLES NOTIONNELS COURANTS : vie/mort ; plaisir/peine ; permis/interdit ; visible/invisible jouissance/ascèse ; sacré/profane ; apparence/réalité ; matière/forme familier/inconnu ; ordre/désordre ; possible/impossible lettre/esprit ; passion/raison ; fait/droit/absolu/relatif nécessité/hasard ; nature/culture ; stabilité/changement théorie/pratique ; individuel/collectif ; privé/public norme/écart ; type/variante ; réel/virtuel 11 — STRUCTURES OU SÉRIES : 12 — REGISTRES D’ÉNONCIATION :

Les paramètres particulièrement activés dans Colomba sont en italique. L’ensemble des données de ce tableau des variables du préférable est présenté dans L’Argumentation au pluriel (Guerrini & Majcherczak, 1999).

affirment, à l’entendre, que « La vie est un combat ». Elle ajoute alors : « Quand vous aurez quelque mauvaise pensée corse, regardez mon talisman et dites-vous qu’il faut sortir de la bataille que nous livrent les mauvaises passions ». La « raison » opposée aux « passions », le lieu commun amuse la jeune élégante qui, échappant à ce sérieux qu’elle déteste, retrouve sa désinvolture coutumière : « en vérité, je ne prêche pas mal ». 106


VENDETTA ET VENGEANCE DANS L’ŒUVRE DE MÉRIMÉE… Orso, de son côté, résiste aux sollicitations de sa sœur avec les armes des Lumières : il ne cesse de dénoncer les effets de son « éducation sauvage », de ses préjugés. Il prend le parti de la raison auquel l’invite le préfet qui cherche à le détacher des coutumes de ce pays. Il défend l’idée que le droit public doit l’emporter sur la gestion privée de la violence. Mais au fur et à mesure qu’il se laisse reprendre par le climat insulaire, il se replie sur des positions intermédiaires : entraîné malgré lui dans le piège de la violence privée, il décide de provoquer en duel Orlanduccio, l’un des deux fils. Alors qu’au début il excusait la vendetta devant les Irlandais, sans pour autant l’approuver, en la qualifiant de « duel des pauvres », il cherche par la suite à métamorphoser sa vendetta en duel véritable pour se conformer aux normes du continent. C’est une manière de substituer l’individuel au clanique et le face à face aristocratique à la guerre en embuscade. Orso est pris dans une contradiction pénible. Prenant en charge ou rejetant son appartenance corse en fonction des situations et des interlocuteurs, il est en proie à une authentique crise d’identité. Pour échapper à la pression de Colomba et des villageois, il devient autoritaire, dominateur, rappelle à sa sœur ses devoirs domestiques dans la meilleure tradition patriarcale. Au moment même où il cherche à établir des rapports de douce égalité sentimentale avec Miss Lydia, il terrifie la petite Chilina qui a eu le malheur de fredonner la ballata de sa sœur. Mais le plus cruel du récit réside en ce que, dans le combat de la tradition contre l’État de droit, c’est Colomba qui finit par établir pour de bon la culpabilité des Barriccini. Alors que l’enquête piétine, animée par sa passion, elle parvient à prouver la réalité du faux en écriture, la complicité entre les frères Barriccini et Tomaso, un délinquant enfermé avec Agostini dans la prison de Bastia. Lorsque Orso, tombé dans une embuscade, tue, d’un coup double tiré par simple légitime défense, les deux fils Barriccini et échappe ainsi, par hasard, à un dilemme qui le déchirait, Colomba exulte : malgré ses mensonges et ses ruses, elle passe aux yeux de tous pour avoir fait triompher la vérité et la justice. Dans le combat éthique entre justice légale et vengeance privée, Colomba l’a donc emporté. Ayant toujours le verbe « devoir » à la bouche, elle a manipulé son frère et entraîné le village dans la guerre. Sa stratégie émotionnelle, car on peut parler en ces termes, a pleinement réussi. 1.3. Les émotions Mérimée n’est pas un adepte de l’hyperbole pathétique ; il se contente de montrer le mécanisme de production des émotions et leurs effets, ce qui a le mérite d’éclairer efficacement les liens qu’entretiennent émotions et valeurs. Quand elle apparaît dans le roman, Colomba est présentée, après quelques indications physiques, en termes d’affects qui la désignent immédiatement à l’attention : « Dans son expression on lisait à la fois l’orgueil, l’inquiétude et la tristesse.

»

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Si Colomba affiche, dès le début et jusqu’à sa victoire, ce chagrin2 systématique, c’est en conformité avec l’idée qu’elle se fait de ses devoirs de fille dont le père a été assassiné. Elle se doit de haïr ses ennemis, de mépriser tous les membres de cette famille honnie, de se méfier de tous leurs agissements. L’affliction est en quelque sorte sa spécialité en tant que « vocératrice » patentée. Sa fierté, l’honneur de son nom dépendent de la vengeance, de l’assouvissement de sa haine qui est la figure paradoxale qu’elle donne à l’espoir. Capable du plus grand sang-froid dans les moments où elle semble pourtant submergée par l’émotion, elle adopte à l’égard de son frère une stratégie d’emprise méthodique qu’Orso ne parvient à limiter quelque peu que grâce au secours épistolaire de Miss Lydia. D’abord très discrète sur ses intentions, elle compte sur l’effet produit par le pays natal, par les lieux familiers de son enfance pour ramener progressivement Orso sur le chemin de son devoir. Puis, un jour, elle le conduit devant le mucchio, l’amas de branches et de pierres accumulées par les villageois sur le lieu du meurtre de son père pour provoquer un choc émotionnel. Au retour dans la maison familiale, elle présente à son frère la chemise sanglante qu’elle évoquait dans sa ballata et les deux balles qui ont provoqué la mort. Les objets parlent d’eux-mêmes établissant un contact direct entre la victime et le vengeur. Substitut du cadavre, la chemise semble dire : « ceci est son corps », les deux balles appelant deux balles équivalentes. La distance ne peut être plus courte, la médiation plus réduite. On est loin des procédures, de la distance et de la sérénité exigées par le droit. Soumis aux injonctions et à la fureur de sa sœur, Orso, qui se voit demander « du sang » — pour lui à ce moment-là « du sang innocent » —, tombe dans un état de prostration (« comme pétrifié sur sa chaise »). L’action persuasive de Colomba trouve toutes les occasions de s’exercer et, trouvant des relais dans les réflexes traditionnels des habitants du village, ne laisse aucun répit au jeune homme. C’est ainsi qu’elle le contraint à assister à la veillée funèbre de Charles-Baptiste Pietri, cérémonie qu’il qualifie pourtant de « sotte coutume ». Mis en condition par la « poésie sauvage » de sa sœur, bouleversé par la présence imprévue des deux Barriccini qu’on accuse de la mort de son père, Orso commence à sentir en lui l’« horreur », l’« exécration » du clan adverse. Tout le village contribue à la montée de la tension. Il est entendu qu’Orso est revenu pour la vengeance, et les paroles, parfois violentes, qu’il veut dissuasives sont interprétées à contresens. Les bergers qui prétendent le protéger et le seconder ne peuvent pas même imaginer la teneur de son point de vue. La « guerre » est approuvée par tous, la victoire et la défaite constituant l’issue nécessaire permettant de fixer un état des rapports de force que seul un nouvel événement tragique pourra bouleverser. D’ailleurs la haine ne disparaît pas avec la victoire. Lorsque, plus tard, Colomba a finalement triomphé, on pourrait s’attendre à ce que le climat de Quelques « émotions » (affects, sentiments, émotions, passions, états d’âme) nommées ou représentées dans Colomba

2 Le schéma des “ émotions ” permet de figurer certains parcours pathémiques effectués par les personnages.

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VENDETTA ET VENGEANCE DANS L’ŒUVRE DE MÉRIMÉE… fierté Instauration honneur de soi orgueil euphorie

Bon Joie Jubilation

Amour

Confiance

Estime Affection Intérêt

Instauration de l’autre

Gaieté

Sympathie

Curiosité sang-froid embarras doute désarroi confusion

soi

Autre Malaise

Ennui Méfiance Irritation Dédain

Mépris

Inquiétude

dysphorie

Antipathie

chagrin affliction

Inimitié Hostilité Colère

humiliation

Angoisse

destitution de soi honte

prostration

Horreur mauvais

Furie rage

Exécration

Destitution de l’autre

haine

conflit et de haine qu’elle avait suscité se dissipe. De fait, elle se révèle alors accessible à la gaieté et même à l’espièglerie. Mais sa jubilation de vengeresse satisfaite n’est pas suivie d’oubli. La scène finale où une Italienne, commentant son attitude à l’issue d’une conversation avec le vieux Barriccini devenu fou, détecte en elle « le mauvais œil », prouve que la haine, moteur essentiel de la vengeance, continue à lui servir de guide. Émotions et valeurs, dans ce cas où le conflit est absolutisé et où l’élimination de l’adversaire est puissamment valorisée, restent donc étroitement imbriquées. Mais on peut en dire autant, quoique dans une perspective bien différente, à propos d’Orso et de la façon dont il vit son rapport à ses ennemis supposés. Loin d’être possédé comme sa sœur par un désir de destruction, on le voit sans cesse s’égarer loin du village et s’abandonner à des rêveries sentimentales mettant en scène Miss Lydia. Il semble profondément désireux d’échapper à l’obsession morbide de son village natal. Pourtant, c’est à l’issue de l’une de ces promenades que brutalement ramené à la réalité du conflit, il tue les deux frères Barriccini. Il serait hâtif en effet de voir uniquement dans ce jeune Corse revenu au pays le foyer sensible d’un dilemme vertueux. L’hésitation ou le déchirement ne suffisent pas à rendre compte des forces qui l’agitent. Il faut aussi compter avec la fascination du face à face avec l’autre et l’ambivalence qu’elle engendre dans une situation d’affrontement. Le visage de l’autre peut le préserver de la violence. Il peut aussi précipiter le désir de destruction. Ainsi, c’est au terme d’un cheminement dans un paysage de cendres déshumanisé par l’incendie, que le regard d’Orso croise celui d’Orlanduccio : « Tous les deux, se couchant en vue, se regardèrent quelques secondes avec cette émotion poignante que le plus brave éprouve au moment de donner ou de recevoir la mort. »

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Ce face à face avec l’ennemi, Orso l’avait bel et bien sollicité, à deux occasions, pour un duel. Certes, l’occasion du combat lui est fournie dans des conditions d’inégalité qu’il juge indignes. Mais le jeune homme est finalement satisfait de cette confrontation avec l’ennemi qui libère son agressivité et met un terme à son angoisse. « Bientôt le souvenir de son père, l’insulte faite à son cheval, les menaces des Barriccini rallumaient sa colère et l’excitaient à chercher son ennemi pour le provoquer et l’obliger à se battre. »

C’est à cette colère que Colomba voulait le ramener, à ce désir de destruction. Désir qui, au-delà du personnage littéraire d’Orso, intéresse au plus haut point Mérimée. 2. QUELQUES REMARQUES SUR LA VENGEANCE DANS LE RESTE DE L’ŒUVRE DE MÉRIMÉE On retrouve en effet tout au long de l’œuvre de Mérimée ces scènes de duel, de guerre ou de massacre où des hommes, conscients d’avoir en face d’eux un autre être humain, cherchent à l’éliminer. On peut voir là un thème littéraire assez banal chez un auteur désirant, en toute hypocrisie littéraire, procurer à son lecteur ces « émotions fortes » dont le préfet blâme, auprès de Colomba, le goût malsain. Conflit classique entre esthétique et morale. Mais la fatalité de la vengeance hante véritablement l’auteur de Colomba. On la trouve au cœur de La Jacquerie où la révolte populaire est présentée comme résultant au fond d’un enchaînement de vengeances individuelles et dans Chronique de Charles IX où le massacre de la Saint Barthélémy, peint avec un luxe de détails, s’articule étroitement avec un jeu de vengeances personnelles. Elle est aussi au centre de la révolte d’esclaves de Tamango. Dans tous ces cas, la vengeance peut être perçue comme un schéma d’action explicatif, tant au niveau individuel que collectif. Et cela conduit à chaque fois à des scènes de face à face où les adversaires s’observent avec intensité au moment décisif, comme dans certaines nouvelles de J.-L. Borgès. Chronique de Charles IX est à cet égard particulièrement probant. Dans Colomba même, il est frappant de constater que deux épisodes où se superposent guerre et reconnaissance individuelle viennent préfigurer ce motif dans une conversation entre hommes on ne peut plus courtoise. Orso et le colonel Nevil, bien loin de se douter du drame qui va ensuite se jouer, évoquent à Ajaccio, en une sorte de prologue involontaire, le conflit entre troupes françaises et britanniques auquel ils ont participé. Ils constatent le face à face épique du père d’Orso et du colonel Nevil à la bataille de Vittoria en Espagne, mais aussi leur propre présence dans les camps opposés à la bataille de Waterloo. Tout se passe en fait comme si c’était, au bout du compte, la propension humaine/inhumaine à tuer l’autre en bête féroce qui était l’objet d’une attention scrutatrice de l’auteur. Il est remarquable par exemple que l’épais ouvrage historique consacré à Don Pèdre Ier, roi de Castille, s’achève par un corps à corps fatal entre des frères ennemis engagés dans une suite effroyable de vengeances. Comment ne pas remarquer enfin que le prénom d’Orso renvoie, au moins dans le texte de Mérimée, à l’animalité, au non-humain. Surtout si l’on songe que l’avant-dernière nouvelle de Mérimée, Lokis, située en Lituanie, raconte l’histoire 110


VENDETTA ET VENGEANCE DANS L’ŒUVRE DE MÉRIMÉE… étrange d’un aristocrate raffiné, Michel Szemioth, rattrapé et submergé par sa redoutée filiation non-humaine, sa mère ayant été impressionnée par un ours lors d’une agression en forêt trois jours après son mariage et ayant perdu la raison. Le soir de ses noces, le pauvre comte Michel Szemioth dévore le visage et la gorge de sa jeune épousée. Or cette nouvelle ne comporte aucun personnage nommé Lokis et doit son titre à ce mot lituanien signifiant justement « ours ». CONCLUSION Si l’être humain construit son identité à travers une hiérarchie de valeurs qui lui suggère ce qui est estimable et digne d’orienter son action, on conçoit que la justice, qui est censée fixer les rapports de chacun avec ses semblables, joue un rôle capital. Mais comme le remarque Mérimée dans la préface souvent citée à Chronique de Charles IX, l’idée que l’on se fait de cette justice varie selon les cultures et les époques. Or Mérimée est loin de penser, comme certains de ses contemporains, que l’être humain est capable de parier, au nom de valeurs transcendantes, sur un certain progrès moral dans la direction ou le contrôle des affects et des émotions. Il suspecte derrière toute prétendue « perfectibilité », une illusion superficielle. En ce sens les « émotions fortes », les vengeances vécues par ses personnages restés en marge du processus de « civilisation » ou confrontés à des situations extrêmes, lui paraissent plus proches de la réalité anthropologique. Pour ce pessimiste qui, dans son style délibérément « sec », se livre à une anatomie des données de l’expérience, le fond affectif intense, ténébreux, conflictuel qui survit dans certaines cultures réputées archaïques, paraît moins trompeur que l’édifice présomptueux de valeurs privilégiant des affects respectables. C’est alors que se pose le problème du coût idéologique d’une vision si impitoyablement tragique. Le différend irréductible qui opposa Mérimée et Hugo est de ce point de vue éloquent, l’un résistant avec courage — certains diront avec naïveté et emphase —, sur son rocher de Guernesey, l’autre animant avec un certain cynisme les soirées mondaines d’Eugénie de Montijo et de Napoléon III. Une anecdote concentre d’ailleurs l’hostilité entre les deux hommes fondée sur un différend radical. Elle est rapportée par Victor Hugo qui évoque ainsi sa dernière rencontre avec Mérimée le 3 décembre 1851 : « Tiens, me dit Mérimée, je vous cherchais. Je lui répondis : J’espère que vous ne me trouverez pas. Il me tendit la main, je lui tournai le dos. Je ne l’ai plus revu. Je crois qu’il est mort »3

Jean-Claude GUERRINI Université Lumière, Lyon II jean-claude.guerrini@wanadoo.fr

3

Histoire d’un crime, III, 7.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS BIBLIOGRAPHIE Œuvres de Mérimée Le Théâtre de Clara Gazul (1825), Chronologie et préface de Pierre Salomon, Paris : GF Flammarion, 1968. La Guzla ou choix de poésies illyriques, (1827), Introduction par Antonia Fonyi, Paris : Kimé, 1994. Chronique de Charles IX (1828), Préface de Pierre Josserand, Paris, 1969. La Jacquerie (1828), Préface d’Aragon, Paris : Les Éditeurs Réunis, 1969. Notes d’un voyage en Corse (1828), Adam Biro : Paris, 1989. Colomba (1840), Présentation de Jean Balsamo, Paris, Le Livre de poche, 1995. Don Pèdre Ier, Roi de Castille (1847), Introduction et notes de G. Laplane, Paris, Didier, 1961. Lokis (1868), Présentation par Antonia Fonyi, Paris, GF Flammarion, 1982. Sur Mérimée et sur la Corse BERTHIER P., Colomba de Prosper Mérimée, Paris, Foliothèque, 1992. BUSQUET J., Le Droit de la vendetta et les paci corses, Marseille, Editions Jeanne Lafitte, 1920. BOWMAN F.P., Mérimée, Heroism, Pessimism and Irony, Berkeley, 1962. FONYI A. Éd., Prosper Mérimée, Écrivain, archéologue, historien, Paris, Droz, 1999. JEOFFROY- FAGGIANELLI P., L’Image de la Corse dans la littérature romantique française, Le mythe Corse, Paris, Presses Universitaires de France, 1979. MARCAGGI, J.B, Lamenti, voceri, chansons populaires de la Corse, Rombaldi Éd. 1926. Sur les émotions et les valeurs AMOSSY R., L’Argumentation dans le discours. Discours politique, Littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan Université, 2000. CHARAUDEAU P., « Une problématisation discursive de l’émotion. À propos des effets de pathémisation à la télévision », Les Émotions dans les interactions, Presses Universitaires de Lyon, 2000. GUERRINI J.-C. et MAJCHERCZAK E., L’Argumentation au pluriel, Polyphonie, valeurs, points de vue, Presses Universitaires de Lyon. 1999. ORECCHIONI C. L’Énonciation, De la subjectivité dans le langage, Paris : A. Colin, 1980. PAPERMAN P. et OGIEN R., La Couleur des pensées, Sentiments, émotions, intentions, Raisons pratiques n° 6, Paris, Éditions de l’E.H.E.S.S. PLANTIN C. « Les raisons des émotions » in Bondi (Ed) Forms of argumentative discourse/Per un "analisi dell" argomentare, Bologne : CELB, p. 3-50. Plantin C., DOURY M., TRAVERSO V., Les Émotions dans les interactions, Presses Universitaires de Lyon, 2000. RÉMI-GIRAUD S., EUZEN-DAGUE M.G., BÉRAUD (A.), Le Taste-Mots dans les arbres. Étude systématique du lexique français à l’usage des lycées, grandes écoles et universités. Centre National de Documentation Universitaire, Académie de Lyon, 1988. WIERBICZA A., « L’amour, la colère, la joie, l’ennui. La sémantique des émotions dans une perspective transculturelle », Langages n° 89, Paris, Larousse, 1988. Emotions across Languages and Cultures. Diversity and universals, Cambridge University Press, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1999.

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LE DISCOURS DU RENONCEMENT À LA VENGEANCE DANS LE PROCÈS DE KLAUS BARBIE

En 1943, à Lyon, le père de Michel Cojot-Goldberg1 fut arrêté par la Gestapo, déporté à Auschwitz, et gazé. Klaus Barbie dirigeait alors la Gestapo de Lyon. Comme on le sait, Barbie se réfugia en Amérique du Sud à la fin la guerre. En 1974, la France fit une première demande d’extradition de Barbie que la Bolivie rejeta. C’est seulement au début des années quatre-vingt que Barbie fut remis à la justice française. Son procès s’est déroulé à Lyon, en 1987. Dans sa déposition, en tant que partie civile, Michel Cojot-Goldberg (MCG) expose au tribunal pourquoi, en 1975, il a eu l’intention de se venger de Barbie en le tuant, et comment il a renoncé à cette vengeance2. Dans notre analyse de cette déposition, nous montrerons de quelle manière sont articulés les discours de vengeance et de renoncement à la vengeance ; nous commenterons également les stratégies argumentatives, et enfin, nous définirons l’éthos de soi que le témoin MCG projette dans sa propre parole. 1. LE DISCOURS DE VENGEANCE AU TRIBUNAL 1.1. Le schéma de la vengeance Dans un premier temps, il convient de mettre en lumière les quatre éléments du discours de MCG qui structurent le schéma de sa vengeance possible : les actants, l’offense, la subjectivité du sujet vengeur, et le projet de vengeance. On a donc tout d’abord trois actants en jeu. Le premier est le destinataire pour lequel la vengeance est accomplie ; il s’agit de la victime à venger, du père de Michel Cojot-Goldberg, qui est peu mentionné dans le discours de MCG. Le deuxième actant est le vengeur potentiel, MCG, le fils de la victime, qui est omniprésent en tant que sujet d’énonciation du discours de vengeance. Le troisième actant est l’objet de la vengeance, le criminel nazi Klaus Barbie ; il n’existe que dans le discours de MCG, qui est également l’actant vengeur.

1

Lui-même avait alors quatre ans.

2

À la fin de notre article, on trouvera la transcription de la partie du témoignage de Michel CojotGoldberg, - dorénavant désigné par MCG -, que nous commentons.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS MCG insiste ensuite sur l’offense qu’il a subie. Celle-ci se répète et se prolonge dans le temps, puisque la Bolivie refuse de remettre Barbie à la justice française afin qu’il soit jugé. MCG précise ce point : "/ cette décision [le refus de la Bolivie d’extrader Barbie] a provoqué en moi des réactions que je n’imaginais pas/". Le troisième élément du schéma de vengeance est constitué par la subjectivité et les passions de MCG : "/ cette décision [refus de la Bolivie d’extrader Barbie] a provoqué en moi des réactions que je n’imaginais pas/de colère/de frustration/un tel sentiment de déni de justice/d’iniquité/". Ses passions instituent MCG comme sujet vengeur. Enfin, la convergence des trois premiers éléments aboutit à la formation du projet de vengeance de MCG : "/ et j’éprouvais/euh/le besoin de faire quelque chose/…/ quelque fou que cela puisse sembler pour quelqu’un qui était déjà un homme mûr/de le [Barbie] rencontrer pour le tuer/". Ces quatre éléments s’articulent et constituent la structure de la vengeance de MCG, sur laquelle se bâtira le discours du renoncement à la vengeance. 1.2. Les conditions de la prise de parole Les règles de prise de parole durant le procès conditionnent fortement le témoignage de MCG. En effet plusieurs paramètres du dispositif judiciaire contrôlent l’expression du témoin. On a tout d’abord la salle du tribunal dans laquelle la parole de MCG se déploie. Rappelons que le tribunal impose des espaces physiques séparés pour chaque catégorie d’énonciation (témoin, avocat, procureur, juge, accusé etc.). Les distances entre les différents espaces obligent donc le locuteur à avoir un certain type d’élocution et de profération. En d’autres termes, l’espace physique du tribunal interdit que la prise de parole du témoin ne se fasse sur un mode confidentiel, et dans un rapport de grande proximité. Ce dispositif limite donc le pathos des discours et des dépositions. Durant le procès, les tours de parole sont totalement réglés. Le président distribue la parole3, comme la procédure judiciaire l’exige. Il n’y a donc pas chevauchement ou d’interruption entre les intervenants ; de même, les altercations ou les interventions intempestives sont bannies. Cette réglementation de la prise de parole permet au témoin de tenir un discours continu. Et en effet, personne n’interrompt MCG4. Normalement, le temps de parole du témoin est ouvert. Aucune règle n’en fixe le terme, et le témoin a le temps de dire tout ce qu’il veut. Dans les faits, la durée de chaque déposition est assez limitée par le Président, en raison du grand nombre de témoins cités par les parties civiles. Le témoin parle donc avec le sentiment de devoir respecter un temps raisonnable. De ce point de vue, il surveille sa parole. Ceci a bien sûr des conséquences sur la forme de son discours : il fait des ellipses, il préfère des résumés logiques et narratifs, et il privilégie certains détails. 3

Nul ne prend la parole dans un tribunal sans y être autorisé. Le témoignage ne peut être perturbé que par des facteurs internes. Ainsi un témoin peut-il être en proie à une émotion trop forte, provoquée par la nature des faits qu'il expose. Il est alors obligé de s'interrompre. Dans ce cas, le Président aide le témoin à reprendre le fil de son discours. 4

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LE DISCOURS DU RENONCEMENT À LA VENGEANCE DANS LE PROCÈS DE KLAUS… Le témoin se sent, en quelque sorte, contraint d’aller à l’essentiel, comme l’exprime exactement MCG :"/ Il y a d’autres choses à dire monsieur le Président/néanmoins je ne voudrais pas prendre plus de temps que vous jugez que cette déposition mérite/". On voit que le dispositif de parole du tribunal contrôle et ordonne la parole du témoin. Il permet d’éviter les dérapages du pathos, il favorise un registre de langue soutenu et un témoignage maîtrisé. Toutes ces caractéristiques sont extrêmement perceptibles dans le témoignage de MCG. 2. LE THÈME DE LA VENGEANCE ET LA LANGUE 2.1. La place du thème de la vengeance L’exposé du projet de vengeance et du renoncement à la vengeance se trouve à la fin du témoignage de MCG, en réponse à la question d’un avocat5 : "/ Pourriez-vous demander à la partie civile pourquoi il n’a pas exécuté la décision [tuer Barbie] qu’il avait prise en venant à La Paz ?/" Comment se fait-il que l’avocat soit obligé de demander à MCG d’expliquer pourquoi il a renoncé à tuer Barbie ? Pourquoi MCG ne valorise-t-il pas lui-même ce point de son témoignage ? La réponse à cette question dépend des objectifs du procès. En effet, même si le discours du témoin s’appuie sur des présupposés historiques et idéologiques indiscutables (l’occupation de 1940-1944, la nature du nazisme, l’existence des déportations, des camps et des chambres à gaz), il n’en reste pas moins que le procès sert à établir les faits qui sont reprochés à l’accusé, et surtout à démontrer ses responsabilités personnelles dans l’accomplissement de ces faits. Le discours du témoin est donc surdéterminé par l’objectif du procès, et guidé par le souci permanent de porter à la connaissance de la cour des détails nouveaux6 et des preuves concrètes. Ceci explique que, dans un premier temps, MCG ne suggère que rapidement son désir de vengeance : "/ si bien que/30 ans plus tard/32 ans plus tard/alors que j’étais marié/père de 3 enfants/et directeur d’une filiale sudaméricaine de l’entreprise pour laquelle je travaillais alors/nous étions en 1974/[…] / cette décision [le refus de la Bolivie d’extrader Barbie en 1974] a provoqué en moi des réactions que je n’imaginais pas/de colère/de frustration un tel sentiment de déni de justice/d’iniquité que je me suis résolu/à l’époque en tout cas/quelque fou que cela puisse sembler pour quelqu’un qui était déjà un homme mûr/de le [Barbie] rencontrer pour le tuer/". Dans la première partie de son témoignage, MCG n’approfondit pas plus son projet de vengeance, et il passe à d’autres faits. 2.2. La langue surveillée On a déjà vu que la durée limitée de fait du témoignage oblige le témoin à surveiller sa langue. Mais trois autres raisons accentuent ce phénomène linguistique. 5

Arno Klarsfeld demande au Président du tribunal de poser cette quesion au témoin MCG. Rappelons qu'une des lignes de défense de Barbie était que les témoins étaient imprécis et se trompaient sur sa personne, ou bien que Barbie n'avait aucune initiative et ne faisait qu'obéir à des ordres . 6

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Tout d’abord, le tribunal est un lieu de parole inhabituel et impressionnant pour MCG qui n’appartient pas au système judiciaire, et qui n’a encore jamais eu l’occasion de le fréquenter. Les règles du procès, le décorum d’une cour de justice, et la solennité des actes constituent un univers qui perturbe l’expression spontanée, et bloque la parole familière. Deuxièmement, le témoin s’adresse exclusivement au juge et aux jurés. Par conséquent, il est obligé d’utiliser un registre linguistique formel ("certes Monsieur le Président"). Ce même registre formel détermine les marques d’élocution qui désignent l’accusé7. Aucun terme injurieux, ni même franchement dépréciatif n’est utilisé à l’endroit de Barbie. D’ailleurs cette contrainte semble provoquer une sorte de refus de nommer Barbie, puisque MCG, dans sa déclaration, ne prononce que deux fois le nom de Barbie [7. lg.18,19]8. MCG préfère employer des tournures que nous qualifierons de déréalisantes, comme "notre homme", ou "le seul élément identifiable", ou encore "le seul point identifiable", ou bien le pronom personnel complément. Enfin la langue de MCG est surveillée parce que sa déclaration est publique. Le témoin veut donner une image positive de lui-même, grâce à sa performance linguistique. Et soulignons qu’il ne s’agit pas ici d’une simple vanité. En effet l’image positive du locuteur,- sa face9 -, contribue à la crédibilité de son témoignage ; de plus, il impose sa dignité de victime qui demande justice parce que son humanité a été niée par Barbie. 2.3. La langue préparée Bien évidemment, pour ne rien oublier d’essentiel, MCG a préparé sa déposition. Le président du tribunal lui est interdit de lire un texte, mais il peut consulter des notes, comme il le fait d’ailleurs. Il n’est donc pas pris au dépourvu, et sa langue est plus préparée que spontanée, même si pour le thème de la vengeance il répond, sur le moment, à une question d’Arno Klarsfeld. Le caractère préparé de la langue est perceptible tout d’abord au plan de 10 l’action . MCG a une voix posée, toujours égale, sans variation de rythmes, de timbre ou de hauteur. Comme il sait où va son discours, son expression contient peu de caractéristiques d’oralité. Il parle en effet pratiquement sans hésitation, ni autocorrection, et avec peu de répétitions. De même ses phrases sont très rarement inachevées, et, contrairement à beaucoup d’autres témoins, son expression ne contient que très peu de marques de pathos. La disposition11 de son discours est elle aussi assurée. Les enchaînements logiques sont précis ([7. lg.1] "/ La première question dans l’ordre logique/"), et les connecteurs sont employés avec rigueur ("/ mais/" [7. lg. 3]), "/ donc/" [7. lg. 11], "/ d’autre part/" [7. lg.11]), "/ et y a deux éléments qui ont été pour moi très démotivants/le premier/" [7. lg. 22], "/ et la seconde chose/" [7. 7

Chacun sait qu'au début du procès, au moins formellement, l'accusé est considéré comme innocent. Le premier chiffre indique le numéro de l'extrait, le second la ligne de l'exemple. 9 Nous reprenons ici le terme cher à Irwin Goffman. 10 BARTHES R., "L'ancienne rhétorique", Communications, 16, 1970, p.197. 11 Ibidem. 8

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LE DISCOURS DU RENONCEMENT À LA VENGEANCE DANS LE PROCÈS DE KLAUS… lg.32]). En outre MCG maîtrise les structures logiques et temporelles ("/ alors/", "/ ensuite/" [7. lg.19], "/ et puis/" [7. lg.20]). La syntaxe de MCG possède elle aussi les caractéristiques d’un discours préparé. Elle est presque toujours liée, et elle est souvent articulée à la structure logique du discours. On trouve, par exemple, des subordonnées consécutives et concessives ([2. lg.1] "/ cette décision a provoqué en moi des réactions que je n’imaginais pas/de colère/de frustration/un tel sentiment de déni de justice d’iniquité que je me suis résolu/à l’époque en tout cas/quelque fou que cela puisse sembler pour quelqu’un qui était déjà un homme mûr/de le [Barbie] rencontrer pour le tuer/"). De plus, MCG utilise un vocabulaire et des périphrases choisis, au point d’ailleurs, qu’il n’emploie absolument jamais le champ lexical de la vengeance, même si les notions sémantiques de ce thème sont très présentes. En revanche, MCG emploie des répétitions stylistiques d’insistance, voire d’emphase. En particulier des répétitions de substantifs et de verbes ("pied de nez" [7. lg.12,13], "juger" [7. lg.18,19], "je l’ai trouvé" [7. lg.39,40]). MCG montre contrôle donc fortement son discours, pour en orienter la signification ; le thème de la vengeance est développé dans une langue surveillée et préparée. Nous voudrions maintenant mettre en évidence la structure logique et l’énonciation sur lesquelles repose la stratégie rhétorique de ce discours de vengeance et de non-vengeance. 3. LE DISPOSITIF ARGUMENTATIF 3.1. Le choix de la logique et l’exclusion du narratif Le discours de MCG repose beaucoup plus sur une progression logique que sur un développement narratif. Comme on l’a déjà vu, le témoin souligne luimême cette dominante logique [7. lg.1] : "/ La première question dans l’ordre logique/c’était pourquoi vouloir le faire/encore qu’elle soit évidente mais il y a un ou deux éléments qui ne sont pas si évidents que ça/". Le seul moment narratif présent dans le témoignage est très bref, et il établit le passage entre le discours de la vengeance et le discours du renoncement à la vengeance [7. lg.19-20] : "/ Euh/alors/ensuite j’ai passé une petite semaine à La Paz quand même pour trouver notre homme/et euh voir/…euh comment la chose pouvait se dérouler et puis je l’ai rencontré/". Ici le témoignage pourrait entièrement bifurquer vers le récit. Mais MCG ne décrit pas précisément sa rencontre avec Barbie à La Paz. Son renoncement à la vengeance est développé par une argumentation, et non pas par la narration d’une scène vivante. MCG ne raconte rien de concret ou de précis du comportement de Barbie lorsqu’il dit [7. lg.39-40] : "/ je l’ai rencontré/je l’ai trouvé méprisable/je l’ai trouvé plein de contradictions/je l’ai trouvé… plutôt médiocre/". L’absence de narration peut être due à la personnalité du témoin, qui semble être un homme de synthèse, plus que de récit ; mais elle peut être due aussi à

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS la nécessité de contrôler la durée temps du témoignage12, ou encore elle peut être due au fait que ces détails n’auraient pas d’utilité directe pour le jugement de Barbie. Notons en outre que MCG n’utilise jamais le discours rapporté pour exposer le point de vue de Barbie13. En résumé, MCG exclut le récit de son témoignage pour mieux en contrôler la signification. Comme chacun sait, la narration est, par nature, toujours fortement polysémique. 3.2. L'argumentation MCG expose ses arguments douze ans après l’événement. Il y a donc de fortes probabilités pour que ceux-ci aient été, en toute bonne foi, altérés et reconstruits, par rapport au moment de l’événement. Bien évidemment, ici, on ne pas met en doute la parole, ou la bonne foi du témoin, mais on analyse comment son discours argumente son projet de vengeance et son renoncement à la vengeance. Le discours de MCG repose sur deux séries argumentatives différentes : la première expose le projet de vengeance, la seconde explique et justifie le renoncement à la vengeance. L’argumentaire favorable à l’accomplissement de la vengeance comporte quatre thèmes, qui peuvent être ordonnés de la manière suivante : La dette envers le père : "/ au fond je n’avais pas accompagné mon père à Auschwitz/c’est quelque chose qui me suivra pendant des années et j’éprouvais euh le besoin de faire quelque chose/" [7. lg. 14-15] ; La responsabilité de Barbie : "/ il me paraissait incontestable que sa responsabilité était engagée/" [7. lg. 6-7] ; Le déni de justice : "/ son impunité proclamée me paraissait être une insulte à la mémoire de ses victimes/un pied de nez aux survivants et un pied de nez à la France/incontestablement/" [7. lg. 12-13] ; La restauration de la justice : "/ si on ne peut pas juger Barbie/ce que je considérais objectivement comme préférable/si on ne peut pas juger Barbie eh bien on me jugera moi/" [7. lg.17-18]. La contre argumentation du renoncement à la vengeance ne repose, quant à elle, que sur deux motifs : Préserver la vérité : "/ en le faisant taire pour toujours je rendais service à ceux-là mêmes qui craignaient qu’il parle/même s’il n’a pas grand-chose à dire/[…] / oh ça/ça été très démotivant/" [7. lg.31-32] ; Le manque de haine : "/ je l’ai rencontré/je l’ai trouvé méprisable/je l’ai trouvé plein de contradictions/je l’ai trouvé… plutôt médiocre/ohh je n’ai pas ressenti la bouffée de haine dont j’avais besoin pour tirer/" [7. lg.39-41]. Les deux ensembles argumentatifs ne se répondent que très imparfaitement, en particulier parce que les arguments en faveur de la vengeance, tels que la dette envers le père et le déni de justice, restent intacts après la contre

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Le récit est toujours plus long que la synthèse logique. Il y a un moment très bref de discours rapporté de Barbie, mais qui précède le discours de vengeance de MCG et qui justifierait plutôt la vengeance.

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LE DISCOURS DU RENONCEMENT À LA VENGEANCE DANS LE PROCÈS DE KLAUS… argumentation. Par conséquent, le système argumentatif du renoncement à la vengeance domine celui du projet de vengeance, sans le réfuter véritablement. Le premier argument (Préserver la vérité), que MCG invoque pour ne pas tuer Barbie, concerne l’utilité de la vengeance, pour la communauté juive et pour l’histoire. La mort brutale de Barbie risquait en effet d’engloutir tout ou partie de la vérité de certains faits historiques (par exemple la mort de J. Moulin etc.). Avec cet argument, MCG ne se définit plus comme le fils d’un déporté singulier, mais comme le membre des deux sujets collectifs que sont la communauté juive et la société française. On peut s’étonner que cet argument de principe se présente si tardivement, et qu’il n’ait pas amené MCG à renoncer beaucoup plus tôt à la vengeance. Le second argument (le manque de haine), vise tout à la fois la disqualification de l’objet de la vengeance (Barbie est médiocre), et la démotivation du vengeur. Il va de soi que la démotivation du vengeur découle logiquement de la disqualification de Barbie. MCG affirme que la personne de l’offenseur Barbie, devrait, en quelque sorte, refléter l’horreur de l’offense qu’il a commise. Pour MCG, la vengeance n’est pas la conséquence directe de l’offense subie, mais elle est subordonnée à une évaluation psychologique et éthique du bourreau. Dès lors, l’offenseur n’est pas défini par son faire, mais par son être, et selon cette logique, Barbie devrait être aussi horrible que son crime pour recevoir la vengeance. MCG pensait ainsi rencontrer, en Bolivie, un monstre hors norme14, alors qu’il converse avec un homme banal15 : il voit que la petitesse du criminel est disproportionnée par rapport à l’horreur du crime nazi. En tant qu’actant vengeur, MCG se sent alors démotivé, privé de l’indispensable pathos de la haine pour accomplir sa vengeance. De plus, en raison même de la médiocrité du bourreau, l’acte vengeur ne réparerait absolument rien. En effet, en éliminant Barbie, le vengeur tuerait plus un nom qu’un nazi. Dans ce cas, MCG se retrouverait alors chargé d’un crime qui le laisserait plus démuni encore, puisqu’il aurait également épuisé son espoir de vengeance. Il n’est donc pas surprenant que MCG ait renoncé à sa vengeance. 4. L’ÉNONCIATION ET L’ETHOS DE MCG 4.1. MCG et Barbie Bien entendu ce renoncement à la vengeance n’est pas sans conséquences sur MCG lui-même. En termes rhétoriques et linguistiques, comment MCG se présente-t-il à lui-même son renoncement, et quelle image de lui-même projette-t-il dans son discours ? On aura bien sûr remarqué que le locuteur MCG est dans une situation d’énonciation tout à fait singulière. En effet le procès de Barbie et, par conséquent le témoignage de MCG, se déroule parce que MCG, en tant qu’actant vengeur, a renoncé à sa vengeance. Certes, cette issue était imprévisible en 1975, au moment du renoncement ; mais il n’en reste pas moins que la contradiction, entre le désir de vengeance et le renoncement à cette vengeance, s’est résolue, dans le temps, de manière très favorable au renoncement. 14 15

Hors norme, comme le crime contre l'humanité. On ne peut manquer de rappeler l'analyse d'H. Arendt dans La banalité du mal.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Pourtant, malgré cette situation heureuse de parole dans laquelle il se trouve, MCG révèle, en témoignant, des difficultés à se situer par rapport à Barbie. Son assurance et sa cohérence discursives sont plus faibles dans la partie du renoncement à la vengeance que dans la partie de l’exposition du projet de vengeance. Tout d’abord, on trouve trois formes de première personne du pluriel dans la partie du renoncement à la vengeance : "/ notre homme/" [7. lg.20], "/ n'oublions pas/" [7. lg.33], et "/ nous étions/" [7. lg.24]. Ces trois "nous", qui impliquent tout à la fois l’auditoire du tribunal et la communauté nationale, semblent contredire, ou relativiser fortement, le caractère personnel du désir de vengeance, tel qu’il est exprimé ensuite : "/ je n’avais pas l’illusion d’avoir un mandat/ni du peuple juif ni du peuple français pour faire quelque chose/j’allais résoudre un problème personnel/" [7. lg.33-34]. Ensuite, et surtout, MCG choisit un langage étonnant pour exprimer sa différence par rapport à Barbie : "/ j’imagine que nous sommes d’une race différente/", dit-il [7. lg.43]. Naturellement, le mot "race" est particulièrement frappant dans le contexte du procès d’un nazi ; et tout en sachant que la notion de race humaine n’existe pas du point de vue génétique, l’emploi de ce lexème exige un commentaire. L’interprétation la plus immédiate considérera qu’en employant l’expression race différente MCG pense qu’il n’est pas un nazi comme Barbie ; c’est-à-dire, implicitement, qu’il n’est pas un monstrueux assassin comme l’est un nazi. Tout en étant vraie, cette glose contredit une autre motivation que MCG donne pour justifier le fait qu’il ne s’est pas vengé de Barbie : "/ Je l’ai trouvé plutôt médiocre/" [7. Lg. 40]. Si Barbie est "médiocre", donc banal, cela signifie aussi qu’il ne ressemble pas à un monstrueux assassin, comme l’est un nazi. MCG se contredit donc dans son discours : dans des syntagmes très proches, il dit que Barbie est, et n’est pas, un monstrueux assassin. En fait, MCG parle de deux Barbie différents : d’une part il qualifie de "médiocre" celui qu’il rencontre en Bolivie en 1975, et d’autre part il fait référence au nazi qu’il poursuit en pensées depuis des années, qui appartient à ses représentations mentales, qui dépend de sa connaissance historique, et qui nourrit ses légitimes passions. Au plan discursif, MCG se sert de la comparaison avec le Barbie nazi pour expliquer qu’il ne tire pas sur le Barbie médiocre. Le mot "race" est ainsi le signifiant symptomatique qui réintroduit le nazi Barbie dont MCG aurait voulu se venger. Enfin le mot "race", et ce n’est pas la moindre de ses particularités, est, dans le témoignage de MCG, un mot polyphonique. En effet, ce mot, qui est ici prononcé par un témoin juif et qui évoque l’idéologie politique, appartient principalement au vocabulaire nazi : "race" dépend donc d’une double énonciation. Le fils de la victime parle comme le bourreau nazi contre lequel il témoigne, dans le syntagme même où il veut s’en différencier ! C’est bien pourquoi nous disons que le discours de MCG ne trouve pas sa juste distance par rapport à Barbie. Mais les difficultés de MCG, lorsqu’il expose son renoncement à la vengeance, se manifestent aussi par l’ethos qu’il projette. Premièrement, MCG se dépeint comme ayant été totalement maître de soi en Bolivie. Il prétend qu’il a renoncé à se venger de manière sereine, sans aucun tourment (/" J’étais dans une situation claire "/ [7. lg.42]), ni hésitation ("/ j’ai décidé 120


LE DISCOURS DU RENONCEMENT À LA VENGEANCE DANS LE PROCÈS DE KLAUS… de ne pas le faire/" [7. lg.43]). Bien évidemment, le verbe "décider" attribue au sujet une capacité à dominer les événements. Deuxièmement, l’image de MCG dans son discours du renoncement à la vengeance est complétée par l’absence de haine : "/ je ne le haïssais pas assez à cette époque-là/", dit-il [7. lg.44]. En excluant le pathos de la haine, l’actant vengeur se qualifie à ses propres yeux et aux yeux de l’auditoire. À ses propres yeux d’abord, parce que son renoncement n’est dû ni à la faiblesse, ni à la peur ; aux yeux de l’auditoire ensuite, parce que l’accomplissement de la vengeance aurait alors provoqué une disqualification de l’actant vengeur, comme le souligne très bien le verbe "abattre" : "/ ou il fallait que je l’abatte de sang-froid/" [7. lg.42]. En effet, ce verbe montre à quel point la vengeance ne serait plus qu’un règlement de compte indigne. 4.2. L'ethos discursif du locuteur MCG Qu’en est-il alors, dans le discours, de ce projet de vengeance et de l’ethos du locuteur, tout à la fois vengeur et non-vengeur ? MCG projette une image de soi qui signifie d’une part qu’il a raison de vouloir se venger, et d’autre part qu’il est tout autant fondé à ne pas accomplir sa vengeance. De sorte que dans un premier temps, le désir de vengeance qualifie positivement le locuteur vengeur ; mais le renoncement à ce projet qualifie le locuteur à un niveau supérieur encore. MCG construit d’abord son pouvoir-faire d’actant vengeur, et annule ensuite son vouloir-faire d’actant-vengeur. La contradiction interne entre l’actantvengeur et l’actant non-vengeur devient, dans le discours, une qualité de l’être, ou de l’ethos, du locuteur MCG. On peut même dire, sans aucun sarcasme, que l’ethos du locuteur MCG réunit, dans le discours, tant de qualités humaines qu’il s’approche de la perfection. En effet, le locuteur MCG est digne de ses ancêtres puisqu’il honore son père et tous les Juifs exterminés ; il est audacieux puisqu’il va en Bolivie pour tuer Barbie ; il a le sens de l’éthique puisqu’il veut être jugé ; dans le même temps, il est sans passion dégradante car il n’éprouve pas de haine, il n’est pas un assassin comme les nazis en raison du fait qu’il est incapable de tuer de sang-froid, et, pour finir, il est sans faiblesse car il "décide" de ne pas "abattre" Barbie. Et le renoncement apparaît d’autant plus qualifiant pour l’actant non-vengeur que la vengeance est ressentie par le sens commun comme juste, ou, à tout le moins, comme très excusable. Bien évidemment, il ne s’agit pas du tout de mettre en cause les souffrances des rescapés des déportations, ou des enfants des déportés. Ce serait tout à fait inacceptable. Il s’agit de montrer comment l’activité discursive sert à reconstruire une expérience longue, très tourmentée et douloureuse, pour lui donner forme et sens. MCG projette son discours de la vengeance et de la non-vengeance sans doute autant pour lui-même que pour le tribunal. Il donne l’image d’un sujet cohérent qui maîtrise les événements et ses tourments intérieurs ; cette image de soi passe par le contrôle de la langue, par l’effacement des contradictions logiques et argumentatives, et par la construction d’un éthos irréprochable.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS CONCLUSION On peut dire que MCG, parce qu’il est à la fois sujet d’énonciation du discours de vengeance et actant du schéma de vengeance, projette comme l’image discursive d’un projet parfait de vengeance. Dans ce projet, la vengeance apparaît comme légitime et elle qualifie positivement l’actant vengeur ; mais en même temps, l’inaccomplissement de cette vengeance évite à l’actant vengeur d’être disqualifié, et laisse un espoir à la justice. Jean-Paul DUFIET Université de Trente, Italie jpdufiet@libero.it Transcription d’extraits du témoignage de Michel Cojot-Goldberg16 lors du procès de Klaus Barbie. [Le témoin MCG prend la parole :] - (1) "/Michel Cojot-Goldberg/Conseiller de direction/48 ans/Paris/" […] "/ Par ailleurs/32 ans plus tard/dans des circonstances sur lesquelles je reviendrai/j’ai eu l’occasion de rencontrer l’accusé en Bolivie/"[…] - (2) "/ Si bien que/30 ans plus tard/32 ans plus tard/alors que j’étais marié/père de 3 enfants/et directeur d’une filiale sud-américaine de l’entreprise pour laquelle je travaillais alors/nous étions en 1974/… cette décision [refus de la Bolivie d’extrader Barbie] a provoqué en moi des réactions que je n’imaginais pas/de colère/de frustration un tel sentiment de déni de justice/d’iniquité que je me suis résolu/à l’époque en tout cas/quelque fou que cela puisse sembler pour quelqu’un qui était déjà un homme mûr/de le [Barbie] rencontrer pour le tuer/" […] - (3) "/mais c’est bien difficile d’entreprendre quelque chose comme ça/à quoi je n’étais manifestement pas préparé/[…] - (4) [MCG évoque la manière dont il rencontre Barbie en Bolivie] : "/en me faisant passer pour un journaliste/un journaliste sans complaisance/nous [MCG et Barbie] avons bavardé une petite heure/" […] - (5) "/ Il y a d’autres choses à dire monsieur le Président/néanmoins je ne voudrais pas prendre plus de temps que vous jugez que cette déposition mérite/" […] - (6) [Question de l’avocat Arno Klarsfeld (A.K.) au président (Pré.) du tribunal] : A.K. : "/ Pourriez-vous demander à la partie civile pourquoi il n’a pas exécuté la décison [tuer Barbie] qu’il avait prise en venant à La Paz ?/" Prés. : "/Vous avez compris la question monsieur/" - (7) 1. MCG : "/ Certes Monsieur Le Président/Alors/bon/la première question dans l’ordre logique c’était pourquoi vouloir le faire/encore qu’elle soit peut-être évidente/mais il y a un ou deux éléments qui ne sont pas si évidents que ça/pour moi c’était le seul élément identifiable dans la chaîne qui avait conduit mon père et 5. tant d’autres de Lyon/euh de Lyon à Auschwitz/c’était le seul que je connaissais/il était le chef de la Gestapo à l’époque/j’ignorais/euh/il me paraissait incontestable que sa responsabilité était engagée/j’ignorais à l’époque s’il était ou non présent sur les yeux (sic)/sur les lieux/mais à mes yeux ça n’avait pas d’importance/il me paraissait impensable qu’une action de cette nature soit/surtout 10. dans une hiérarchie comme celle du troisième Reich/soit engagée sans lui/donc il était le seul point identifiable/d’autre part son impunité proclamée me paraissait être une insulte à la mémoire de ses victimes/un pied de nez aux survivants et un pied de nez à la France/incontestablement/euh/au fond je n’avais pas accompagné mon père à Auschwitz/c’est quelque chose qui me suivra pendant 15. des années et j’éprouvais euh le besoin de faire quelque chose/je n’avais pas/si j’avais mené mon projet à bien/je n’avais pas l’intention d’essayer de m’enfuir/l’idée de l’époque/on peut la juger comme on veut aujourd’hui/c’était si on ne peut pas juger Barbie/ce que je considérais objectivement comme préférable/si on ne peut pas juger Barbie eh bien on me jugera moi/bien/Euh/alors/ensuite j’ai pas- 20. sé une petite semaine à La Paz quand même pour trouver notre homme/et euh/et voir euh comment la chose pouvait se dérouler et puis je l’ai rencontré/et y a deux éléments qui ont été pour moi très démotivants/le premier dont je ne peux pas apporter la preuve mais qui était ma conviction intime à l’époque/qui l’est probablement/qui l’est encore aujourd’hui/c’était qu’à l’époque/nous étions en 75 25./la France dans ses

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MCG dans la transcription.

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LE DISCOURS DU RENONCEMENT À LA VENGEANCE DANS LE PROCÈS DE KLAUS… démarches s’y était prise avec suffisamment de maladresse pour ne pas aboutir/ohh/à l’époque il me semblait qu’elle n’était au fond pas prête à faire ce qu’elle est prête à faire aujourd’hui/c’est-à-dire à regarder le passé euh en face avec ses gloires et ses hontes/et ohh deux ou trois incidents précis/sur lesquels on peut revenir/m’avaient convaincu du fait que véritablement à l’époque 30. on n’avait pas envie de le récupérer/et à ce moment-là en le faisant taire pour toujours je rendais service à ceux-là mêmes qui craignaient qu’il parle/même s’il n’a pas grand-chose à dire/ohh ça/ça été très démotivant/et/la seconde chose/n’oublions pas que je n’avais pas l’illusion d’avoir un mandat/ni du peuple juif ni du peuple français pour faire quelque chose/j’allais résoudre un problème… personnel/35. et peut-être me soulager moi et je considérais qu’il [Barbie] me devait bien ça/mais je savais que ça n’était pas aussi souhaitable que la justice/simplement la voie/la voie judiciaire était barrée/du moins le pensais-je sincèrement à l’époque/donc si je ne me considérais pas/je n’avais pas d’obligation/je n’étais pas en mission/et euh/j’étais seul/je l’ai rencontré/je l’ai trouvé méprisable/je l’ai trouvé plein de 40. contradictions/je l’ai trouvé… plutôt médiocre/ohh je n’ai pas ressenti la bouffée de haine dont j’avais besoin pour tirer/et à partir de ce moment-là j’étais dans une situation claire/ou bien/ou il fallait que je l’abatte de sang-froid/et j’imagine que nous sommes d’une race différente/ohh/j’ai décidé de ne pas le faire/je ne le haïssais pas assez à cette époque-là/." Source : France-Culture, émission du 2 août 2004.

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LE REGISTRE INJURIEUX ET LES PARTICULARITÉS DE SA TRADUCTION, OU COMMENT TRANSFORMER LES « MAQUEREAUX » ET LES « VACHES » EN RUSSE Le registre injurieux est l’antidote, le remède, qui guérit une blessure infligée à l’âme humaine. C’est un réflexe installé au plus profond de nos gènes, et qui se déclenche pour soulager ou apaiser la souffrance morale. Dans la langue, qui est l’image de notre esprit, la vengeance se traduit par tout un éventail de moyens linguistiques. Il arrive qu’elle s’exprime d’une manière directe par des injures, des insultes, des malédictions proclamées avec une intonation exclamative. Mais ce « plat qui se mange froid », c’est-à-dire parfois longtemps après l’offense, peut aussi s’exprimer d’une manière indirecte par la froideur dans le propos, sur le ton du cynisme du détachement, par les allusions pleines de sarcasme et d’ironie, qui visent la cible. Sigmund Freud, dans son article « L’homme aux rats » raconte l’histoire d’un de ses célèbres patients. Quand il était tout petit, il avait fait une chose méchante pour laquelle son père l’avait battu. Le petit garçon aurait alors fait une terrible colère et injurié son père. Mais comme il ne connaissait pas de mots injurieux, il traita son père des noms de tous les objets qui lui venaient à l’esprit : « Lampe ! Serviette ! Assiette ! » Ces objets, qu’il avait sous la main, n’étaient pas n’importe lesquels. Il s’agissait d’objets relativement petits, destructibles et surtout que l’on pouvait lancer. Les mots eux-mêmes, pouvaient être lancés à la tête du père. Lors des batailles verbales on lance les mots comme on lance des objets destructeurs. La valeur illocutoire de ces actes est de blesser ou de tuer son interlocuteur. Les vengeances verbales de ce type sont étroitement liées au jeu des passions, et s’expriment par des gros mots, des injures et des insultes. Ainsi ces mots, employés comme des armes, sont des substituts d’objets, lancés au visage de l’adversaire lors des joutes verbales où le perdant est celui qui se tait. Ce n’est pas un hasard si les interpellations insultantes sont souvent situées en fin d’énoncé, mises ainsi en valeur comme l’est le dixit à la fin de la phrase latine dont parle Mikhaïl Bakhtine. Exemple pour menteur et lâche Je me dressai tremblant de colère et lui criai en pleine figure : Menteur ! (François Mauriac « Le sagouin ») Pourquoi veux-tu parler ? Tu as peur de mourir ? Lâche ! (Jean-Paul Sartre « Morts sans sépulture »)

Chose en apparence paradoxale, mais ce n’est ni dans la grammaire, ni dans la rhétorique du jeu des passions, pourtant connue depuis Aristote, ni dans le style 125


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS qu’il faut chercher les premières notions du langage affectif, mais dans les traités de logique. Antoine Arnauld en 1662 dans son ouvrage « Art de penser » donne une explication à la fois psychologique et logique de ce phénomène. Les mots signifient souvent plus qu’il ne le semble. Les définitions des dictionnaires ne représentent pas toutes les impressions, les traces et les significations qu’ils laissent dans l’esprit. Signifier par l’intermédiaire d’un son prononcé ou d’un signe écrit est autre chose que faire simplement naître l’idée liée à ce son ou à ce signe dans notre esprit, en frappant nos oreilles ou nos yeux. Il arrive souvent en effet qu’un mot, outre son sens principal ou premier, que l’on considère comme sa signification propre, véhicule plusieurs autres idées, qu’on peut appeler accessoires, auxquelles on ne prend pas toujours garde, quoique l’esprit en reçoive l’impression. Ces idées accessoires, ces sens seconds, voire ces connotations, sont attachées au mot même et sont actualisés ou non selon le contexte. L’abbé Batteux dans ses « Lettres sur la phrase française comparée avec la phrase latine » avait noté : « Quand l’homme est bouleversé il ne charge point sa langue de toutes ces idées vaines qui ne font rien à son but. C’est la nature même qui crie et tout est dit en un seul mot. Par exemple, si l’on dit à une personne « Menteur ! », c’est la même chose que si on lui disait « Vous savez le contraire de ce que vous dites », mais outre cette signification principale ce mot emporte dans l’usage une idée de mépris et d’outrage ».

Quelquefois ces idées accessoires ne sont pas liées au mot par l’usage commun, mais le sont seulement par le fait de tel ou tel énonciateur. Elles peuvent être exprimées par le ton de la voix, par l’air du visage, par les gestes et par d’autres signes, qui attachent à nos paroles une infinité de sens qui en diversifient, changent, diminuent, augmentent la signification première, en y associant les gestes, les jugements et les opinions de celui qui parle. Bernard Lamy note ces « significations accessoires » de certains mots. Certains noms ont deux significations (voire plus). Celle qu’on doit nommer l’idée principale, représente la chose signifiée, l’autre, que nous pouvons nommer « accessoire », représente cette chose revêtue de certaines circonstances. Menteur désigne bien une personne que l’on reprend de n’avoir pas dit la vérité, mais outre cela, il fait connaître qu’on reproche à l’interlocuteur de cacher la vérité par une malice honteuse, et qu’en conséquence on le traite par la haine et le mépris. Les interpellations Menteur ! Lâche ! Traître !, surtout si elles sont prononcées devant témoin, ressemblent à des gifles. Cette présence du témoin est très importante, parce qu’elle modifie la nature de l’effet sur l’injurié. Éveline Largueche parle de ces mots dont les signifiés sont d’emblée négativement chargés, et ceci de façon quasi universelle, en tant qu’ils sont sémantiquement à l’opposé des valeurs sociales et morales, comme par exemple les qualifications de menteur, traître, assassin, hypocrite etc. Traiter de « Menteur » n’est pas la même chose que dire « tu mens ». De même « Ivrogne ! » n’est pas synonyme de « Tu es ivre ». L’influence des interpellations est énorme. Par un seul mot l’accusé est marqué d’infamie. L’écrivain russe Alexandre Guertsen avait écrit : Si votre enfant vous ment, dites-lui que c’est mal, qu’il ne faut pas mentir, mais ne lui dites jamais qu’il est un menteur. Sinon vous allez détruire sa confiance en soi, en le déterminant comme menteur. Le mot menteur en russe peut être traduit par au moins trois synonymes : Lgoun, Lgets, Vroun. Dans la citation si dessus il se traduit par Lgets. Le choix du 126


LE REGISTRE INJURIEUX ET LES PARTICULARITÉS DE SA TRADUCTION… mot dépend du style de l’œuvre et du contexte. Parmi les mots de sens le plus proche, on emploie le mot Vroun qui est moins dur que Lgoun ou Lgets. Madame Necker avait noté : mais comment faire entendre à un étranger que vous mentez est moins dur que vous avez menti, que vous friponnez est moins dur que vous êtes un fripon et que vous êtes un grand fripon est beaucoup plus doux que vous êtes un fripon ?

Ces remarques très fines, ont une grande importance pour les traducteurs, qui doivent traduire d’une façon telle que les connotations du mot du texte original se retrouvent dans la signification du mot choisi pour la traduction dans une autre langue. Une vengeance verbale courante consiste à comparer l’interlocuteur à des animaux. (« On lui donne des noms d’oiseaux » dit-on en français). Cette forme métaphorique de vengeance est souvent très vexante. En employant ces métaphores – cochon, vache, maquereau –, l’énonciateur est sûr d’être compris par l’interlocuteur, mais leur interprétation, et en conséquence leur traduction, varient selon les langues. Par exemple en français la métaphore la vache signifie plutôt une personne méchante, qui ne passe rien, qui se venge ou punit sans pitié (PR). Elle réfléchit un instant et condamna l’amie d’un seul mot : La vache ! (Boris Vian « L’herbe rouge »).

Cette insulte adressée à une ex-copine à cause de sa trahison ne peut pas être traduite littéralement en russe. En Russie la vache est considérée comme un animal pas du tout méchant (comme en français d’ailleurs), qui donne du lait et nourrit la famille. Mais, contrairement au français, le mot ne comporte pas en russe les connotations négatives similaires qui permettraient d’exprimer la même idée que dans le texte de Boris Vian. En outre il n’existe pas de nom d’animal qui pourrait permettre d’exprimer la même dérive sémantique qu’en français. Le mot qui permettrait d’exprimer un sens très voisin serait celui de salope… De la même façon on ne peut pas utiliser le mot maquereau, qui n’est jamais employé en russe comme insulte, car il ne prend jamais un sens péjoratif. En russe le mot maquereau ne signifie que le poisson : J’ai les clefs de mon appartement à la main. La Porche me nargue. Elle schlingue la frime, l’aisance, le luxe. Le vol de Léna. Crac ! Coup de clé. C’est fou ce que ça peut rayer la peinture, ce genre d’ustensile pointu. C’est de l’acier trempé… Sur le coffre, j’écris « MAQUERO ». Je fais ça sans trop réfléchir. Ils vont sûrement accuser un nase de la cité d’à côté. (Denis Robert « Chair Mathilde »)

En traduisant cette phrase j’ai été obligée de chercher non seulement une autre injure, mais encore un « gros mot » avec lequel il était possible de faire une faute d’orthographe, comme dans le texte français. Il arrive pourtant, que des mots avec une définition concrète et pas du tout affective se transforment en insultes. Par exemple le mot « bourgeois ». Selon la définition des dictionnaires il s’agit d’une personne de la classe moyenne et dirigeante. Mais Gustave Flaubert avait écrit : J’appelle bourgeois quiconque pense bassement. Ullman avait noté également l’évolution de ce mot : le mot bourgeois, se situe à mi-chemin entre deux extrêmes, il a évolué dans un sens favorable et défavorable, mais le péjoratif l’a emporté. Dans le roman d’Olivier Rolin « Port-Soudan » la phrase suivante explique ce qu’est la psychologie bourgeoise : Mais elle pouvait aussi bien se tromper, peut-être était-ce juste une petite bourgeoise qui avait eu un béguin pour A. tout en sachant pertinemment qu’elle ne partagerait jamais sa vie, que ça ne serait qu’une passade, une expérience, qu’il lui faudrait trouver quelque chose de plus confortable pour

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS élever ses enfants, un type genre canapé convertible. Tandis qu’un artiste, vous pensez ! (Olivier Rolin « Port-Soudan »)

On comprend que la nature bourgeoise n’apprécie que le confort, évite les risques et manque de courage. Il est assez difficile de traduire une petite bourgeoise en russe, puisque le mot bourgeoise n’existe pas sous forme de substantif, mais seulement comme adjectif. En outre la connotation de ce mot en russe est très différente : glamour, richesse. Il faut donc chercher un autre équivalent. C’est pourquoi j’ai choisi la variante barychnya, mot qui véhicule une connotation péjorative. On peut souligner une fois de plus le rôle des connotations, qui entravent la traduction de ces mots en leur apportant une dérive sémantique négative : la désapprobation, le mépris, la critique. Ce sont ces significations accessoires qu’avaient définies l’Abbé Batteux, le père Lamy et Antoine Arnaud en 1662. Il est nécessaire de traduire les insultes d’une manière qui préserve l’effet initial de manière à rendre dans la traduction d’une manière identique le décodage des différents registres. L’expérience montre qu’il n’est pas suffisant de se limiter dans la traduction au niveau purement sémantique. L’aide de l’auteur et de personnes dont la langue à traduire est la langue maternelle, mais qui connaissent aussi la langue dans laquelle on traduit, est vraiment précieuse et indispensable. En revanche, les mots qui, dans certains contextes, ne véhiculent pas de connotations, ne présentent pas trop de difficultés lors de la traduction. Ce sont les mots comme idiot, imbécile, fou, crétin, etc. Certains linguistes comme N. Ruwet, JC. Milner les considèrent comme les performatifs des insultes. Ces noms de qualité sont substituables car entre eux, les différences sémantiques ne sont pas très grandes et une phrase n’est pas profondément modifiée si on remplace l’un par l’autre. Ces noms de qualité n’ont pas de référence actuelle propre, ni de référence virtuelle propre. À la différence des noms ordinaires ils contiennent des propriétés indépendantes de l’énonciation dans le cadre de laquelle ils sont proférés. Les mots comme menteur, traître sont employés comme injure, vengeance, sanction verbale, en visant la personne. Les noms de qualité se prononcent dans des situations différentes et leur interprétation est également différente. On peut réunir les noms de ce type sous la notion de « simplicité, naïveté ». L’analyse linguistique montre qu’ils sont prononcés dans des situations identiques : entre gens proches, ils sont souvent la marque de l’intérêt du locuteur pour la vie de l’autre. M. Bachtine avait noté ce fait : quand les relations entre les gens deviennent vraiment proches, la hiérarchie habituelle du discours se casse et le discours se reconstruit selon les lois familiales. Les mots ordinaires s’usent, deviennent faux et incomplets, et ils sont alors remplacés par les mots câlins, tendres ou des gros mots. Ces gros mots sont comme Janus, à deux faces : l’une est éloge, l’autre est blasphème et l’une des faces se substitue souvent l’autre, et réciproquement. L’étymologie grecque prouve ce fait : le mot crétin provient du mot chrétien (innocent), tandis que le mot fou auparavant signifiait bouffon, paillasse. Ce n’est par hasard qu’ils sont souvent accompagnés de l’adjectif pauvre. Exemple : cet énoncé où il est question d’un ami : Et lui de son côté avait été séduit, fasciné non seulement par sa beauté, mais par cette juvénilité, cette limpidité apparente qu’elle lui offrait. Il avait cru, le pauvre fou, pouvoir s’y désaltérer comme dans une eau fraîche. Il avait été habité par l’illusion qu’elle lui donnait comme un nouveau baptême de la vie. Il avait pensé s’y retremper, renaître, puis, comme beaucoup d’hommes idéalistes, il s’était imaginé pouvoir l’amener progressivement de son côté à lui, l’éduquer en quelque sorte, lui

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LE REGISTRE INJURIEUX ET LES PARTICULARITÉS DE SA TRADUCTION… apprendre cette chose dont elle était au fond si ignorante, l’existence : mais une existence qui fût – car il n’en concevait pas d’autre – sous le double ascendant de ces puissances orageuses de l’histoire et des lettres. (Olivier Rolin « Port-Soudan »)

Ce pauvre fou désigne et qualifie, après l’homme idéaliste, l’homme littéraire, qui espérait vainement éduquer la femme aimée. Il ne s’agit pas d’un défaut mental, et c’est en revanche la compréhension et le soutien amical de l’énonciateur qui sont signifiés par cette expression. Autre exemple : les reproches d’une mère inquiète : Crétin ! Pauvre idiot ! Tu ne vois donc pas qu’elle t’entortille depuis des mois, cette salope ! (P. Duschène « Mourir d’aimer »).

Chose bizarre à première vue, des mots ordinaires comme bourgeois peuvent être insultants et signifier la désapprobation et le mépris, tandis que les gros mots comme crétin, imbécile signifient la compassion et la pitié. Ainsi on peut parler de leur désémantisation complète ou partielle. C’est le cas, quand la pragmatique transforme complètement la sémantique. Vu l’absence de connotation et la possibilité de leur substitution, ils ne présentent pas de difficultés pour être traduits. La production des injures verbales se déroule toujours selon le même scénario : c’est une réaction immédiate et très émotionnelle contre une injustice dont le contexte situationnel joue son rôle dans le choix des moyens linguistiques. Au contraire, dans le cas de la vengeance masquée ou différée, c’est la notion de la norme, qui est très importante, puisque dans chaque société existent les valeurs universelles. Cette vengeance voilée, plus ou moins tamisée est alors exprimée dans la langue à l’aide de l’ironie et du sarcasme, mais conformément aux règles du bon usage. Au reste, cette feinte estime, qu’on manifestait pour A. ne dura qu’aussi longtemps que ma présence leur fut une nouveauté et un divertissement. Dès que l’usage m’eut rendu transparent, à la façon d’un vieux vêtement trop porté, on ne se gêna plus pour dire tout le mal qu’on pensait d’un fâcheux que son orgueil retranchait de la société et dont la prose tourmentée contrevenait aux canons du bon goût français. Le trafic de menues malveillances était l’un des emplois de ces gens. La méchanceté, qui eût supposé une vigueur inconnue de ces tempéraments énervés, n’était d’ailleurs pas, pour autant que je pusse en juger, au principe de leur médisance : mais bien plutôt l’ennuie, la futilité, l’instinct grégaire, sans doute aussi la gêne qu’ils éprouvaient à mesurer, dans leur for intérieur, la profondeur de leur indifférence et à savourer que, lors même qu’ils affichaient par convenance des convictions artistiques moderniste, leur goût spontané les portait vers le roman naturaliste, la poésie parnassienne et la peinture pompière. (« Port-Soudan » Olivier Rolin).

Cette énonciation sarcastique présuppose un précepte normatif, « on doit respecter les morts », qui n’est pas respecté. Nous pouvons trouver de nombreux exemples du sarcasme et de l’ironie fine, en particulier dans les discours des athées et des libertins. L’intérêt particulier pour l’analyse linguistique que présentent ces cas de l’ironie « cachée », réside dans le fait qu’ils contiennent des indices permettant de comprendre l’effet de ce mécanisme linguistique. Dans le texte ci-dessus, un des marqueurs du sens caché est l’expression proche d’un oxymoron, cette feinte estime, qui réunit deux mots apparemment contradictoires. Cette alliance des mots et des notions contradictoires est un mécanisme connu de l’effet ironique. Quelques adjectifs démonstratifs et possessifs placés devant les noms abstraits jouent le rôle de marqueurs du sens caché. D’autre part la critique sarcastique de l’hypocrisie de cette société est soulignée par le jeu des contrastes entre ce qu’elle affiche et son vrai penchant. La norme présupposée de la sincérité n’est pas respectée. L’ironie « mordante », qui attaque, agresse, dénonce et vise toujours une cible, est également la sanction verbale. Pour ne pas trahir l’auteur il est nécessaire de transmettre cet 129


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS effet sarcastique, ce jeu des contrastes dans la traduction par des moyens linguistiques différents. CONCLUSION Pour la compréhension et la traduction correcte des termes signifiant la vengeance verbale, deux notions sont vraiment importantes : la notion du temps et celle de la norme. Du point de vue du rapport au temps, la vengeance est un plat soit chaud, soit froid. La vengeance verbale « chaude » s’effectue dans les situations telles que les altercations, les querelles, les pugilats, etc. Le scénario des querelles prenant la forme de dialogues contradictoires suppose les vocables de l’agressivité. Pour le traducteur le plus difficile est trouver comment traduire les insultes vaches ! ou maquereaux ! des textes français en russe tout en conservant leurs propriétés initiales. Ces difficultés sont fréquentes dans le registre de l’injure qui extrait les mots de leur contexte d’origine et leur attribue des significations parfois intraduisibles. Ainsi, la vengeance « froide », souvent exprimée de manière indirecte par le sarcasme et l’ironie, signifie une sanction verbale, les normes en référence desquelles certains termes sont habituellement utilisés n’étant pas respectées. Elena ANDREITCHIKOVA-LAVERGNE helena@mail.perm.ru BIBLIOGRAPHIE ARNAULD A., Art de penser, Paris, 1662. AROUTUNOVA N., Tipy yazykovych znatcheniy : otsenka, sobytie, fakt, Moscou, Progress, 1988. BACHTIN M., Problema retchevych janrov, Moscou, « Literaturnaya outcheba », 1978. BACHTIN M., Tvortchestvo François Rabelais I narodnaya kultura srednevekovya i renaissance, Moscou, Khoudojestvennaya literatura, 1990. CHERBA G., O stylistycheskih funkciyach affectivno okrachennych ukazatelnuych prilagatelnyh vo françuzskom literaturnom texte, Leningrad, LGU, 1986. EDOUARD R., Dictionnaire des injures, Paris, Tchou, 1973. FRANCOIS A., Précurseurs français de la grammaire affective, Genève, « Mélanges de linguistique offerts à Ch. Bally », 1939. FREUD S., L’homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974. FREUD S., Totem et tabou, Paris, Payot, 1965. GADAMER X., Istina i metod, Moscou, Progress, 1988. GUERTSEN A., Byloye i dumy, Moscou, Khoudojestvennaya literatura, 1988. KERBRAT-ORECCIONI C., L’ironie comme tope, Paris, « Poétique », 1980. KOUCHNINA L., Yazyki i kultura v perevodtcheskom prostranstve, Perm, PGTU, 2004. LAMY P.B., La rhétorique ou l’art de parler, Paris, MDCC.XXXY1L. LARGUECHE E., L’effet injure : de la pragmatique à la psychanalyse, Paris, PUF, 1983. MILNER J-C., De la syntaxe à l’interprétention, Paris, Le Seuil, 1978. MINSKY M., Framy dlia predstavlenya znaniy, Moscou, Progress, 1979. MYACKE D., Analyses de l’ironie, Paris, « Poetique », 1978. ROBERT P., Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Le Petit Robert, Paris, SNL, 1973. RUWET N., Grammaire des insultes et autres études, Paris, Le Seuil, 1982. SPERBER D., WILSON D., Les ironies comme mention, Paris, « Poetique », 1978. SABANEEVA M., Funkcionalnyi analyz naklonenyi v sovremennom françuzskom jazyke, Leningrad, LGU, 1984. VOLF E., Funkcionalnaya semantika otsenki, Moscou, Progress, 1985.

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LA VENGEANCE ET SON RÉCIT : LE CAS DE GEORGES PÉREC Lorsqu’un canevas narratif revient régulièrement dans l’œuvre d’un écrivain, est-il automatiquement chargé de sens ? Telle est la question que l’on peut se poser quand on constate la prédilection que Georges Pérec nourrit pour le scénario de vengeance, du moins dans ses œuvres romanesques. Cette insistance veut-elle dire que l’auteur cherche à penser et à communiquer quelque chose à propos de la vengeance, de ses mécanismes psychologiques, de sa dimension politique et sociale, voire de ses actualisations historiques, ou qu’il s’empare simplement d’un objet hérité d’une longue tradition littéraire, objet qu’il entendrait alors traiter comme un prétexte au déploiement de stratégies narratives dont la finalité ne résiderait qu’en elles-mêmes ? Autrement dit, existe-t-il un langage de la vengeance chez Pérec, ou un simple code narratif brassant des stéréotypes ? Pour examiner ce point je me fonderai sur trois romans échelonnés de 1969 à 1979, La Disparition, La Vie mode d’emploi, Un Cabinet d’amateur, et, dans une moindre mesure, sur « 53 jours », texte inachevé du fait de la mort de Pérec. LES MOTS DE LA VENGEANCE Chacun de ces textes mérite une remarque d’ordre lexical. Dans La Disparition, le projet lipogrammatique exclut d’emblée l’emploi du mot « vengeance » : ce sont donc les termes de « vindication » et de « talion » (ce dernier souvent pourvu d’une majuscule) qui interviennent le plus souvent, mais on ne peut évidemment leur attribuer la même valeur que partout ailleurs, dans la mesure où ils ont été sélectionnés en raison d’une contrainte non sémantique. Le mot talion en particulier n’est pas toujours pris dans son sens étymologique de réplique à un dommage par un dommage identique : toutefois son emploi fréquent répand sur le texte une atmosphère de ressentiment implacable dans un climat clanique archaïsant. Dans La Vie mode d’emploi la restriction lipogrammatique n’a plus cours, et l’on voit apparaître le verbe « se venger », mais avec une relative rareté par rapport au nombre d’histoires qui correspondent à ce motif, et une faible quantité de synonymes ou de variations lexicales. Dès le « Cahier des charges » établi par l’auteur en guise de programme préparatoire à la rédaction de ce roman, (et publié ensuite, en 1993, après sa mort)1 le terme de vengeance apparaît dans le tableau récapitulatif des contraintes qu’il entend actualiser. Elle entre dans la catégorie des 1

Georges Pérec, Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, CNRS Editions / Zulma, 1993.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS « ressorts », et au sein de l’expression « ourdir une vengeance ». A priori, Pérec privilégie donc les potentialités d’une action complexe comme un tissage ; d’autre part, si la vengeance est un ressort, c’est qu’elle se range parmi un certain nombre de moyens tout faits pour permettre à une intrigue de rebondir. En rapprochant le verbe ourdir et l’image du ressort, on observe sur le caractère mécanique des images associées à la vengeance, destinée à obéir à ses instigateurs comme une machine astucieusement construite, mais susceptible, comme toute machine, d’échapper à leur contrôle. La comparaison avec d’autres ressorts placés sur le même plan souligne la perception intériorisée de l’intrigue qui prévaut chez Pérec, puisqu’on voit le ressort de la vengeance voisiner avec ceux de la nostalgie, de la chimère, du rêve, de l’énigme, ou même avec l’idée de création. Dans le roman lui-même, les affaires de vengeance sont tantôt désignées au moyen d’un vocabulaire spécifique restreint, tantôt implicites. En effet le texte préfère quelquefois suggérer que le mobile de telle ou telle action est le ressentiment, plutôt que de le déclarer nettement comme une vengeance, de sorte que celle-ci peut acquérir une dimension semiconsciente. Ainsi le cycliste Massy, ulcéré par la malchance qui lui interdit, deux fois coup sur coup, de faire homologuer le record de l’heure qui devrait lui revenir, réagit en entraînant à son tour un champion un peu plus jeune que lui, en le poussant au-delà de ses limites, et en provoquant finalement un accident à l’issue duquel ce dernier reste défiguré. Dans Un Cabinet d’amateur, on ne constate qu’une occurrence du verbe « se venger », à l’avant-dernière page, mais avec une puissante portée rétrospective puisque l’ensemble de ce bref roman est ainsi subsumé comme l’élaboration d’une revanche. Au contraire, « 53 jours » présente une variété terminologique plus grande, mais, contrairement au récit précédent, la vengeance se situe à la périphérie de l’action, dans des récits satellites, ou bien à titre de fausse piste. En somme, le motif est donc bien repérable, tantôt dans les structures profondes du récit, tantôt dans le détail des péripéties, mais sans jamais donner lieu à des raffinements lexicaux particuliers. Au-delà de ces considérations linguistiques, les canevas de vengeance chez Pérec respectent quelques constantes narratives qui semblent leur prêter d’emblée un cachet éminemment littéraire, au détriment peut-être de leur assise réaliste. LES MODES NARRATIFS DE LA VENGEANCE En premier lieu un faisceau d’événements mystérieux et hétérogènes se révèle fréquemment après coup comme le résultat d’une volonté vengeresse longtemps restée dans l’ombre. Cela s’explique en partie du fait que la vengeance intervient dans le cadre de récits de type policier où la loi du genre implique que la lumière soit faite tardivement. La vengeance est alors un schéma unificateur capable de donner sens au disparate, à l’énigmatique. Cette configuration se rencontre par exemple dans La Disparition, où trépassent en cascade un grand nombre de personnages que rien apparemment ne relie entre eux, mais entre lesquels la progression du récit dessine peu à peu une parenté, puisqu’il s’avère que tous descendent d’un même ancêtre, le Barbu d’Ankara, et que leur extinction est commanditée par ce dernier, en une sorte de génocide autodestructeur. L’enchaînement de ces morts est une vengeance, car il constitue la réponse de l’aïeul à une atteinte initiale. En effet, une loi dans son clan interdisait d’avoir plus d’un 132


LA VENGEANCE ET SON RÉCIT : LE CAS DE GEORGES PÉREC rejeton mâle, mais un jour il lui naît en son absence des triplés, dont l’un est désigné comme son héritier légitime, tandis que les deux autres, au lieu d’être mis à mort, sont soustraits à son attention et poursuivent leur destin en exil, à son insu. Le bruit se répand que la loi a été enfreinte, et, en manière de punition, son fils légitime est exécuté. C’est pour venger cette mort qu’il s’acharne ensuite sur ses deux autres fils et sur leur nombreuse progéniture. L’action se situe dans un registre mythique enrichi d’ornementations baroques. Le thème de la vengeance n’émerge ainsi que vers les deux tiers du roman, au fil d’une enquête laborieuse menée par Arthur Wilburg Savorgnan, qui résume ainsi la situation : « Il jura qu’il nous aurait, qu’il nous poursuivrait jusqu’à la mort, qu’un à un, d’abord, avant nous, il abattrait nos fils pour qu’à notre tour nous sachions l’infini chagrin d’un amour filial trop tôt rompu 1 ». Deuxième trait récurrent : la dilatation dans le temps des gestes de vengeance. On ne rencontre pas, dans l’univers pérecquien, de représailles immédiates, mais l’élaboration froide, méthodique, d’un programme dont l’exécution peut prendre des années et même devenir posthume. Le brasseur Hermann Raffke, d’Un Cabinet d’amateur, apprend en 1887 qu’il a été trompé par ses conseillers qui lui ont fait acheter des tableaux sans valeur en les lui présentant comme des chefs-d’œuvre. Pendant des années il s’ingénie, avec quelques complices, à monter un piège qui va se refermer silencieusement sur les experts en histoire de l’art (sinon ceux-là mêmes qui l’ont dupé, du moins leurs successeurs). Mais la vérité n’éclate qu’à la fin des années vingt, soit quarante ans plus tard, alors que le brasseur est mort, et ce sont ses héritiers qui assurent le dernier acte de sa vengeance, laquelle consiste à rendre la pareille en manipulant adroitement les milieux de l’histoire de l’art, et à faire acheter à prix d’or de vulgaires copies préalablement authentifiées par une mise en scène raffinée. Cet exemple extrême met en évidence d’une part la valorisation du temps, érotisé et approprié dans ce montage romanesque, d’autre part une volonté parodique, caricaturale même, comme s’il s’agissait de souligner en l’outrant le caractère codé d’un type de narration qui joue traditionnellement la carte du plat qui se mange froid. Parallèlement, la nécessité de mettre en place un piège sophistiqué exige, de la part du vengeur, de verser dans la vengeance une énergie qui exclut toute autre activité. La radicalité est donc le troisième caractère dominant de ces entreprises vengeresses. La vengeance y est présentée comme une passion dévorante, passion de l’intelligence autant que de la sensibilité meurtrie ou de l’agressivité, comme une vocation même, qui efface toute autre issue pour les protagonistes. Dans l’affaire racontée aux chapitres VI et XXI de La Vie mode d’emploi, que l’on désigne habituellement par l’expression « Double Crime de Chaumont-Porcien », un diplomate norvégien, Sven Ericsson, dépense toute sa fortune pour retrouver la trace d’une jeune fille au pair qui a causé la mort de son jeune fils et provoqué le suicide de sa femme. Il abandonne toute préoccupation étrangère à ce projet où il laisse non seulement son argent, mais sa raison et, pour finir, sa vie, puisqu’il n’a plus d’autre recours, quand enfin il a retrouvé la jeune femme et qu’il l’a assassinée, qu’à se suicider. Un fantasme d’omnipotence magique traverse de tels scénarios, et c’est du reste pourquoi la vengeance est couramment associée à la traque et à la persécution. 1

Georges Pérec, La Disparition, Romans et récits, Librairie Générale Française, La Pochothèque, (Classiques modernes), p. 514.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses aspects, la vengeance se réalise chez Pérec dans un cadre familial. Plusieurs cas peuvent se présenter et la situation est assez complexe. Il arrive que la famille se regroupe autour de l’un de ses membres, pour le seconder dans son projet : c’est le cas de Hermann Raffke, soutenu par son neveu Humbert et par un peintre faussaire, Heinrich Kürz, appartenant à la même communauté que lui, c’est-à-dire celle des Allemands immigrés aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Tout son clan est symboliquement engagé dans sa vengeance du fait qu’il est représenté, quoique travesti, dans la collection de portraits qui matérialise celle-ci : sa femme, ses cinq fils, ses trois brus, sa fille et son gendre prennent la place d’autres personnages peints sur les originaux, tels que Clara Schumann ou les trois Parques. Mais, paradoxalement, cette solidarité ne semble pas subordonnée à la défense d’un honneur familial : en fait, ce qui est atteint ici, c’est la dignité individuelle d’un être, de sorte que la réparation attendue relève du vindicatif plutôt que du vindicatoire. Le vengeur agit en son nom propre, il n’est pas le bras actif d’un groupe. Il acquiert ainsi une dimension individuelle forte, un héroïsme de la persévérance et de la volonté qui lui assure sa consistance romanesque. Pourtant cet acharnement, bien qu’individuel, s’exerce régulièrement à l’intérieur d’un monde clos qui évoque plus ou moins directement la cellule familiale. Des pères, des frères, des sœurs y sont fréquemment impliqués, comme dans le cas d’Hélène Brodin qui exécute successivement les trois frères Ashby, coupables d’avoir assassiné son époux. Ailleurs la vengeance prend volontiers un caractère dynastique. La littérarité de ce dernier caractère tient au fait que la vengeance du père contre le fils ou du frère contre le frère est interdite même dans les cultures qui cultivent un système vindicatoire, mais que son évocation est fréquente dans les œuvres d’art. Elle constitue une transgression suprême qui est du ressort des dieux et intéresse donc le mythe plus que l’histoire des sociétés. Toute l’histoire de Chaumont-Porcien relève ainsi d’un schéma transgénérationnel qui reporte une blessure sur la génération suivante : on abandonne, néglige ou délaisse un enfant1. Les quatre traits que je viens d’énumérer sont classiques, ils semblent justifier le rattachement des récits mentionnés à des modèles hérités dont ils seraient la 1

Ce schéma prend la forme suivante : à l’origine, un épisode situé pendant la Révolution russe de 1917 : Vera Orlova voit son grand-père, son père et ses cinq frères fusillés sous ses yeux par des gardes rouges. Elle-même parvient à survivre, se marie en France avec un archéologue, et, loin de songer à se venger, poursuit une carrière de cantatrice. Elle donne le jour à une petite fille Elizabeth, mais elle la néglige et la laisse élever par une grand-mère. Plus tard, Elizabeth fugue pour échapper à l’autorité acariâtre de Vera. Dès ces deux premiers épisodes on constate, de manière diffuse, un mécanisme de rétorsion implicite à l’œuvre dans le rapport mère-fille, comme si la dureté et l’indifférence de Véra s’expliquaient par le traumatisme subi dans son adolescence, en fonction d’une loi inconsciente qui veut que la mort soit vécue comme un abandon, et comme si cet abandon devait se répercuter sur la génération suivante. Mais c’est surtout la suite de l’histoire qui pose le lien entre vengeance et transmission. Elizabeth, devenue jeune fille au pair, laisse noyer l’enfant dont elle a la garde, reproduisant en lui donnant une tournure dramatisée la négligence dont elle a été elle-même l’objet. Elle s’enfuit, et c’est alors que le père de l’enfant se lance dans une traque qui dure six ans, au terme de laquelle il la met à mort en englobant dans le massacre son mari, mais non les deux enfants qu’elle a eus de lui, deux petites filles sur lesquelles rejaillit dès lors la fatalité de l’abandon puisqu’elles demeurent orphelines et devront être élevées par leur grand-mère. La vengeance rebondit selon un modèle qui n’est cependant pas celui de la vendetta, car il n’y a pas à proprement parler volonté de rendre le mal pour le mal selon un processus infini, mais transmission inconsciente d’une blessure. Agir cette douleur pour tenter de ne plus la subir, tel est ici le fil conducteur qui relie entre elles les manifestations de cette fatalité familiale.

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LA VENGEANCE ET SON RÉCIT : LE CAS DE GEORGES PÉREC variation plus ou moins parodique. Ils offrent à l’auteur l’occasion de remuer des passions fortes, de dramatiser le récit tout en le redéployant largement dans le temps, de jouer avec l’énigme et sa révélation, de manipuler les enjeux du roman familial, autrement dit de participer à ce renouveau du romanesque pur qui traverse la littérature dans les dernières décennies du XXe siècle, renouveau dont Pérec fut l’un des acteurs les plus dynamiques. Or, dans la mesure où la vengeance tend à se perpétuer, elle constitue le prototype du récit parfait, c’est-à-dire d’un récit infini capable de rebondir sans jamais atteindre le stade toujours déceptif du dénouement. Il serait pourtant réducteur d’analyser cette place de la vengeance uniquement en fonction de problématiques internes à l’histoire du roman contemporain. Qu’elle soit un ressort narratif efficace est évident, mais que se passe-t-il au-delà de cette évidence, entre l’imaginaire de l’écrivain qui développe ces données codifiées, et l’imaginaire du lecteur qui en reçoit l’impact, étant entendu qu’une distinction doit s’opérer entre le récit de vengeance, forme organisée et remodelée du fantasme de vengeance, et la vengeance en acte telle qu’elle peut se pratiquer, selon un mode rituel ou en obéissant aux ordres anarchiques du désir, dans l’univers où nous vivons ? ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE ET DÉSIR DE RÉPARATION Un premier élément de réponse peut être cherché du côté de l’expression autobiographique. On sait que celle-ci n’est jamais absente de l’écrit pérecquien où elle se crypte souvent. Quel rapport peut-on observer entre le motif de la vengeance et l’écriture autobiographique ? Fils d’émigrés juifs polonais, Pérec a perdu son père au début de la seconde guerre mondiale, alors qu’il avait quatre ans, et sa mère deux ans plus tard, quand elle fut déportée à Auschwitz dont elle ne revint pas. L’écriture fut la solution qui s’imposa à lui pour vivre cette situation et les échos du génocide y résonnent sourdement. Or la question de la vengeance ne saurait être exclue de cette écriture en forme de mémorial, d’abord parce que la persécution raciale peut être perçue comme une vengeance sans mobile précis exercée contre un groupe en représailles de crimes imaginaires et fantasmés, ensuite parce que le génocide induit après coup un besoin de réparation dont le désir de vengeance est une face possible, entraînant dans son sillage la problématique du deuil et du pardon, enfin parce que la culpabilité d’avoir survécu est susceptible de provoquer à son tour un besoin de s’auto punir. La réversibilité qui caractérise les positions du vengeur et de sa victime rend les scénarios de vengeance particulièrement aptes à véhiculer ces besoins apparemment contradictoires de réparation et de punition. Or on constate que chez Pérec nombre de récits de vengeance prennent leur source dans un événement lié à l’histoire, même s’il y a un relatif évitement des faits appartenant à la deuxième guerre mondiale. Un tel enracinement, déjà observé dans le récit de Chaumont-Porcien, se retrouve également dans La Disparition, où la première allusion à une vengeance concerne l’extermination par les Turcs d’une famille dont les membres portent des noms slaves ou balkaniques. Bien qu’il n’y ait dans ce récit aucun souci de vérité historique, il ne manque pas d’éveiller, par associations d’idées, le souvenir du génocide arménien. En tout cas la vengeance s’insère nettement dans le contexte d’un conflit ethnique. Plus révélateur encore est le dénouement du micro roman policier parodique intitulé « L’Assassinat du poisson 135


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS rouge », dans La Vie mode d’emploi, qui révèle que l’auteur réel du meurtre d’un diamantaire suisse est un Vengeur surgissant après de nombreuses années pour demander des comptes aux responsables d’un massacre dans un village africain, après qu’ait été découvert le charnier où les corps avaient été jetés. Avec le thème du massacre et du charnier Pérec touche sans la nommer la réalité des camps. Enfin les brouillons de « 53 jours » envisagent qu’un autre meurtre puisse avoir pour mobile la vengeance d’un groupe de Résistants trahis. Les récits de vengeance disent que la vengeance prend son essor dans le défaut de l’autorité politique ou de la justice : incompétence des enquêteurs, corruption des magistrats, disparition d’un état de droit, tels sont les paysages où surgissent les comportements vengeurs, et qui paraissent les légitimer. L’individu n’a alors d’autre ressource que de se faire justice par ses propres moyens, de sorte que la vengeance est imprégnée d’une coloration régressive, elle correspond à un retour en arrière, vers une situation où l’offense, au lieu d’être prise en charge par une instance extérieure officielle, est assumée par celui-là même qui l’a subie. Il faut sans doute se méfier du schéma un peu trop simple selon lequel le progrès supposerait le passage d’une société archaïque fondée sur la vengeance au régime de la justice moderne où l’État se charge de châtier le crime. Cependant lorsque, dans un état de droit, il y a résurgence de comportements vengeurs, ou plutôt lorsque la littérature exhibe de telles situations, cela traduit d’une part le sentiment d’une faillite de l’autorité, notamment au regard de certains événements historiques, d’autre part la sensibilité à une certaine magie de la régression. C’est pourquoi il est permis de supposer que le récit de vengeance se range parmi les stratégies mises en œuvre par Pérec pour exorciser à travers l’écriture sa propre difficulté d’être dans le sillage de la guerre. En somme, la rêverie sur la vengeance et la persécution, et surtout leur intégration dans un canevas narratif maîtrisé constituerait le préalable à un deuil inscrit dans le texte. Il peut être intéressant de rapprocher, pour étayer cette hypothèse, le récit pérecquien de vengeance de ce qu’écrivent Lydia NégrierDormont et Ronald Nosstinthouk, lorsqu’ils analysent comme une reconquête de soi et une amorce de mieux-être le processus par lequel une victime, levant certaines inhibitions, devient capable d’envisager de se venger, sinon de le faire réellement, et affronte par là même les interdits identitaires, de représentation et de parole liés au dommage subi : « On peut en déduire que le projet vindicatoire requiert une récupération de l’autonomie psychique et une reconquête du sens de l’individualité. Si la haine sous-tend la vengeance, elle appelle nécessairement l’unité du moi – un moi restauré et mobilisé à même de métamorphoser la violence subie en violence instrumentalisée vers l’autre » 1.

Si l’on considère que, dans le cas de Pérec, le dommage était d’autant plus difficile à définir que le rapport de l’auteur à la judéité était complexe, la reconquête de soi constituait un programme lourd, dont les scénarios de vengeance forment un affleurement, parmi d’autres. Toutefois cette dimension doit cependant être minorée si l’on considère que la vengeance pérecquienne est presque systématiquement autodestructrice. En persécutant l’autre, les vengeurs se perdent doublement, d’abord parce qu’ils s’interdisent de vivre, ensuite parce qu’ils provoquent souvent leur propre mort. 1 Lygia Négrier-Dormont et Ronald Nossintchouk, « A propos de quelques hypothèses et coutumes », Vengeance : le face à face victime/agresseur, Autrement (Mutations), 2004, p. 188-189.

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LA VENGEANCE ET SON RÉCIT : LE CAS DE GEORGES PÉREC Aucun d’entre eux n’échappe totalement à cette règle, ni ne connaît au moment où enfin son désir se réalise, l’acmé de jouissance qui appartient par exemple à l’Elektra de Strauss/Hoffmansthal. Le personnage ne rencontre, lorsqu’il touche au but, que malaise et désenchantement. Ainsi Sven Ericsson explique après coup dans quel état d’esprit il a mis à exécution sa vengeance, après l’avoir longtemps ajournée. Il évoque alors « une ivresse vengeresse, une sensation d’exaltation mauvaise, omnipotente, omniprésente », mais aussi « un abattement sans bornes » et ajoute : « Pendant des semaines entières, nuit et jour, incapable de dormir pendant plus de quelques minutes d’affilée, j’arpentais les couloirs et les chambres de mon appartement désert en poussant des ricanements, ou en me mettant à sangloter, m’imaginant tout à coup devant elle, me roulant sur le sol, implorant son pardon. »1

La vengeance réalisée n’est pas source de jouissance mais de néant. C’est pourquoi elle confine souvent chez Pérec à sa forme extrême, le suicide. Comme l’écrit François Flahault : « Le désir de vengeance est autodestructeur parce qu’il tend à absorber en lui toute réalisation de soi. Celui qui veut se venger investit toute réalisation de soi dans l’autre : il reste enchaîné à ce que l’autre lui a fait, il est devenu incapable de se projeter dans un avenir qui serait à lui ; son avenir n’est que la réplique inversée de son passé dominé par l’autre »2.

Du reste une certaine évolution se fait jour, que l’on peut mesurer en comparant le dénouement de La Disparition et celui de l’affaire de ChaumontPorcien. Le premier consiste en une vengeance absolue et définitive, puisque le vengeur éteint sa descendance. Au contraire, dans le récit tiré de La Vie mode d’emploi, le vengeur laisse en vie les deux enfants de sa victime. La différence n’est pas à négliger : en premier lieu elle introduit une distorsion par rapport à la loi du talion, puisque la peine infligée change sensiblement. Celui dont a fait mourir l’enfant ne fait pas mourir l’enfant de l’autre mais se contente de tuer cet autre luimême et par là même, deuxième divergence, il favorise la possibilité d’une transmission. Cette transmission sera-t-elle réparation ? Le vengeur laisse aux orphelines les restes de sa fortune. Sera-t-elle au contraire perpétuation d’une fatalité ? Certains éléments le laissent croire, par exemple la névrose de sauvetage qui atteint l’une des deux orphelines à l’adolescence, de sorte que la conclusion de cette histoire hésite entre l’amorce d’un pardon et le risque d’un prolongement amer. Envisagée dans une perspective autobiographique liée à l’histoire, la vengeance conserve donc chez Pérec épaisseur et ambiguïté. VENGEANCE ET QUÊTE DU DOUBLE Cependant tous les canevas ne sont pas développés dans un registre tragique. En effet, dans plusieurs cas, les personnages prennent leur revanche sur un mode facétieux qui apparente la vengeance à un jeu excitant – dimension qu’elle ne perd jamais complètement de toute manière. Il peut par exemple s’agir de surenchère dans l’astuce et la duperie, comme lorsqu’un pharmacien neurasthénique, qui s’est laissé plus ou moins volontairement refiler une gargoulette de terre cuite comme le 1

Georges Pérec, La Vie mode d’emploi, Romans et récits, Librairie Générale Française, La Pochothèque (Classiques modernes), p. 844. 2 François Flahault, « J’anéantis ceux qui me haïssent », Vengeance : le face à face victime/agresseur, Autrement, 2004, (Mutations), p. 51-52.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS vase du Saint Graal rend la monnaie de leur pièce, au sens propre de l’expression, aux escrocs qui l’ont circonvenu, en les payant avec de faux billets. Dans ces circonstances la vengeance restaure un équilibre compromis, ou résout une dissonance, procurant au lecteur la satisfaction de l’harmonie retrouvée, de la balance rétablie. En outre, elle infiltre dans le texte un motif fort important dont elle n’est que le masque grotesque ou lugubre, qui est la quête du double, c’est-à-dire, en l’occurrence, celle du partenaire idéal. Le vengeur et sa victime doivent posséder des qualités analogues et se comprendre intuitivement, de façon à engendrer une complicité qui devient peu à peu leur unique préoccupation. Sous le voile de l’agressivité ostensible, c’est le semblable, le frère, que la vengeance permet de rencontrer, dans une tension qui renvoie dos à dos la haine et l’amour. Tous les récits expriment cette quête, évocatrice par certains aspects de la relation aristocratique sous-jacente au duel, lequel n’autorise le combat qu’avec un adversaire de la même caste. Bien entendu, ici, ce n’est pas l’égalité sociale qui est en cause, mais une parité ou une parenté plus profonde. La Vie mode d’emploi, sous la dispersion purement apparente de ses 99 chapitres, met en place un tel type de rapport. Deux adversaires s’affrontent, en deçà puis au-delà de la mort. L’un est un fabricant de puzzles sophistiqués dont la difficulté confine à la perversion, l’autre le paie pour lui fabriquer ces jeux qui sont autant de défis et dont l’un se transformera en piège meurtrier, parce que la dernière pièce aura la forme d’un W, alors que la place vacante a celle d’un X, et que cette distorsion transforme le puzzle en aporie. Une puissante communion intellectuelle entre les deux hommes anime ce combat en différé. Ce qui nous intéresse ici, c’est que leur affrontement, à plusieurs reprises, est décrit comme une vengeance, dont cependant le mobile n’est jamais explicité. Ainsi, dès la fin du chapitre I : « Gaspard Winckler est mort, mais la longue vengeance qu’il a si patiemment, si minutieusement ourdie, n’a pas encore fini de s’assouvir 1 ». Puis, à la fin du chapitre XLIX : « Et, derrière cette porte à jamais close, l’ennui morbide de cette lente vengeance, cette lourde affaire de monomanes gâteux ressassant leurs histoires feintes et leurs pièges misérables 2 ». Certes, à lire ces deux passages, l’attention est frappée par les termes dépréciatifs qui sanctionnent l’étirement malsain et la vanité du combat décrit, mais cette subite débauche de qualificatifs ne doit pas occulter le fait que la vengeance est ramenée à une tentative pour pénétrer dans l’esprit de l’autre, pour prévoir ses réactions, ses hésitations, ses doutes, pour parcourir le même itinéraire semé d’embûches, même à quelques années d’intervalle. La vengeance est prise de possession réciproque, aliénation réciproque, et fascination pour cette aliénation. C’est par le biais du puzzle, métaphore à la fois de l’énigme, et de la totalité impossible, que s’exerce l’action vindicative mise en scène comme une relation sado-masochiste. Du reste, dans ce duel aucune médiation n’est possible : la tierce personne existe bien, incarnée par exemple dans le personnage du peintre Serge Valène, mais il est là comme témoin, et le récit inhibe toute intervention de sa part. En définitive, la cause initiale de la vengeance s’est perdue, car le texte la passe sous silence ou la propose à la perspicacité des lecteurs, tandis que le roman, dans sa composition générale comme par le biais de certains récits emboîtés, se plaît à montrer le mode d’emploi de la vengeance et l’exercice même de celle-ci comme un mode de vie à part entière. 1 2

La Vie mode d’emploi, p. 660. ibid., p. 935.

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LA VENGEANCE ET SON RÉCIT : LE CAS DE GEORGES PÉREC La polysémie du thème interdit de formuler une conclusion tranchée. La propension du personnage pérecquien à s’engager dans un processus de vengeance interminable dépasse certainement le projet littéraire de varier sur un motif traditionnel. Au cœur des ambivalences de la vengeance, entre sa face sombre, autodestructrice, et son pouvoir de réparation se détache selon moi une valeur plus spécifique qui est celle du programme. Le récit de vengeance, en construisant une structure forte et contraignante, en proclamant la puissance de l’individu, tient en respect l’inconsistance du monde, conjure l’angoisse du vide, et assigne à résidence l’angoisse de mort. Isabelle DANGY Lycée de Fontainebleau

dangy.isamas@wanadoo.fr

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POUCHKINE ET MÉRIMÉE DISCOURS DE VENGEANCE POUR L’AMOUR DÉLAISSÉ

LE SUJET Le poème narratif ("poéma" en russe) de Pouchkine Les Tsiganes (ou Les Bohémiens selon les traductions), qui fait partie du cycle des "Poèmes du Sud", présente le thème du triangle amoureux. Aleko, un aristocrate russe "venu de la ville", fuyant le monde de la civilisation, rejoint un camp de nomades de la région du Sud-Ouest de la Russie et tombe amoureux d’une jeune tsigane, Zemphira. Ils s’aiment et vivent comme mari et femme pendant deux ans. Mais, lasse de l’amour d’Aleko, Zemphira rompt avec celui-ci et s’éprend d’un jeune tsigane de sa tribu. Aleko, après avoir entendu Zemphira chanter le libre choix de l’amant en amour, la tue ainsi que son amant. Mérimée, qui s’est intéressé aux mœurs et coutumes des bohémiens d’Espagne, a pu lire dans la revue "le Temps" (1833) une traduction du "poéma" de Pouchkine. Plus tard, ayant appris le russe avec Madame Lagrené, épouse russe du Ministre de France à Athènes, Mérimée traduisit cette œuvre qui devint une des sources d’inspiration pour sa Carmen. Cependant, l’arrière-fond sociohistorique et la superstructure morale des deux œuvres sont différents. Nous étudierons cette différence en établissant le parallèle entre les personnages principaux : Zemphira et Carmen, Aleko et Don José, leurs discours de vengeance, ainsi que le commentaire philosophique et moral sous-jacent des auteurs respectifs. GÉNÉRALITÉS La vengeance est un acte et en même temps un discours. Nous devons distinguer le discours de la vengeance du discours sur la vengeance. Dans l’histoire de l’humanité la vengeance a toujours été présente. Les citoyens romains réprimaient les esclaves (Spartacus), et plus tard les seigneurs les serfs qui, révoltés (les frondes, les jacqueries) se vengeaient de leur vie misérable. Les révoltes vaincues et réprimées, étaient suivies d’atroces vengeances des seigneurs qui, ce faisant, accomplissaient les vengeances de la vengeance. Quant aux guerres, elles étaient souvent menées au nom d’une "juste" vengeance contre l’ennemi à punir pour ses crimes réels ou imaginaires. Les croisades furent accompagnées de pogromes sanglants, car il fallait se venger des Juifs qui avaient "vendu" le Seigneur. De grandes vengeances collectives s’abattaient sur des minorités ethniques ou religieuses. La "Sainte Inquisition" (trois millions de 141


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS victimes selon Victor Hugo) se vengeait contre les hérétiques, contre les penseurs et les savants qui remettaient en doute les dogmes de l’Église (la langue arrachée de Giordano Bruno, les bûchers). En Afrique, les colonisateurs français, anglais, hollandais, belges, se vengeaient sur des millions d’esclaves pour le seul "crime" d’avoir voulu fuir, d’où pendaisons, tortures, marquages au fer rouge, etc.. Pendant des millénaires la femme qui n’obéissait pas à l’homme, qui avait des relations extra conjugales, ou les homosexuels masculins et féminins étaient châtiés par la torture, la lapidation, le bûcher. À Cahors, fonctionnait encore au XIXe siècle un système de cage en fer où les femmes dénoncées par leur mari cocu étaient enfermées, puis la cage immergée dans la rivière ; elles étaient ainsi noyées comme des chatons. Il est très difficile de distinguer la vengeance collective, par exemple les pogromes, de la vengeance individuelle de même qu’il est très difficile de distinguer la vengeance "légale" de la vengeance "spontanée", arbitraire. POUCHKINE Le thème de la vengeance est omniprésent dans l’œuvre de Pouchkine (poésie, prose, théâtre). Dans Boris Godounov, pièce que Pouchkine définit comme un drame politique : le peuple se venge du "Faux Dimitri", usurpateur se faisant passer pour le tsarevitch, le vrai Dimitri, qui aurait échappé à la mort, son frère, le tsar Boris étant censé l’avoir tué pour se faire élire. Mais « l’histoire se venge » en faisant mourir subitement Boris pour l’assassinat de son frère. Ce thème de Boris Godounov traité par Schiller dans son Faux Dimitri, fut repris par Moussorgski qui en fit un opéra célèbre. Dans Mozart et Salieri, Pouchkine fait de Salieri (dont on joue de nouveau des œuvres aujourd’hui) un musicien sans talent qui par jalousie empoisonne Mozart, accomplissant ainsi une vengeance crapuleuse pour éliminer son rival. Cette intrigue ne correspond pas à la vérité historique, mais la légende est tenace alors qu’on n’ait aucune charge contre Salieri ; les véritables causes de la mort prématurée de Mozart resteront inconnues. Dans un autre récit, La fille du capitaine, Pouchkine décrit des scènes de la vengeance populaire pendant la révolte de Pougatchev. Les paysans serfs massacrent des nobles et des propriétaires terriens. Mais il s’en suit une terrible vengeance des seigneurs qui exercent une répression très dure et massacrent les paysans. Dans une nouvelle, Doubrovski, il relate le cas d’un noble qui, ayant subi des injustices, se met à la tête de l’émeute de ses propres serfs pour se venger de l’injustice subie. Ce même thème avait déjà été traité par Heinrich von Kleist dans son récit intitulé Michael Kohlhaas. Je n’ai pu, à mon grand regret, mener une recherche pour savoir si Pouchkine avait été influencé par Kleist.1 Pouchkine écrivit Les Tsiganes (1824) lors de son exil dans le Sud, à Odessa et en Bessarabie, des terres russes aujourd’hui arrachées à la Russie. Dans ce poème 1 Pendant mon travail sur ma thèse de doctorat d'État (1970-1980), j'ai demandé une mission dans le cadre de l'Education Nationale pour aller travailler dans les bibliothèques de Moscou. Les autorités m’ont refusé cette mission alors que dans les années 1970 la même autorisation fut accordée automatiquement aux doctorants désireux de se rendre dans le pays dont la culture constituait le sujet de leur thèse. Vengeance administrative contre un "thésard" d'origine étrangère ?

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POUCHKINE ET MÉRIMÉE : DISCOURS DE VENGEANCE POUR L’AMOUR DÉLAISSÉ il décrit un type de vengeance aussi ancien que l’humanité : l’homme qui tue son rival ainsi que la femme qui s’est détournée de lui. Des tribus du singe supérieur à nos jours, cette rivalité triangulaire perdure : deux hommes et une femme ou deux femmes et un homme. Dans le folklore du monde entier des chants, des légendes, des tragédies racontent l’amoureux délaissé et sa vengeance par jalousie et par déception. Dans certaines civilisations, cette vengeance se présente comme un rituel quasi obligatoire. Dans la fiction comme la réalité, la première victime de cette vengeance est presque toujours la femme, historiquement et socialement plus faible, plus vulnérable. Aleko, dans Les Tsiganes, est un homme qui vient de la ville, probablement un aristocrate, las de la civilisation qui, dans le contexte pouchkinien, est le symbole du mal. Il cherche la pureté, le retour à la nature et à la vie simple. Étant tombé follement amoureux de Zemphira, jeune beauté tsigane, il est accepté par la communauté des Tsiganes, gens paisibles et hospitaliers. Mais, au bout d’un certain temps, Zemphira se détourne d’Aleko. Elle aime un homme de son ethnie, plus jeune et plus viril qu’Alenko. Dans un chant elle se moque même du "vieux mari" : Aleko tue son rival et Zemphira. Le vieux tsigane, personnage sage qui, sur le plan narratif, joue le rôle du chœur des tragédies antiques, condamne cette vengeance, cet arbitraire. Aleko, assassin par jalousie, par amour déçu, s’en tient à une morale égoïste. Il n’a cherché que son seul bonheur en n’acceptant pas celui de l’autre dont il ne tolère pas qu’il vienne briser le sien, réel ou supposé. La morale du vieux tsigane "commentant" la tragédie, exprime celle de l’auteur lui-même, épris des idéaux des philosophes des Lumières, principalement de Rousseau. Pouchkine s’oppose à une société où dominent l’égoïsme et l’arbitraire. Le contexte, l’arrièrefond social, sont traités par le poète russe d’une manière romantique. Les Tsiganes, leur mode de vie nomade deviennent sous sa plume le symbole d’une société du "bon sauvage" encore non corrompu par la civilisation. Belle illusion un peu rousseauiste, pas gênante du tout dans une stylisation du conte populaire. Nous aimerions imaginer un état primitif de l’homme, un paradis où ni l’homme ni la femme n’étaient encore corrompus par les forces du mal, par le diable, par le capitalisme ou par le communisme soviétique, comme l’imagine par exemple pour les temps d’avant la Révolution de 1917, Soljenitsine rêvant d’une Russie des tsars idéalisée. Rappelons que la femme du peuple dans la Russie d’avant la Révolution avait une situation proche de l’esclavage. Il suffit de lire les nouvelles cruelles de Leskov sur le sort malheureux de la femme russe. Dans sa nouvelle intitulée "La sortie" (Vyvod), Gorki décrit la coutume encore vivante à la fin même du XIXe siècle : la femme adultère d’un paysan est attelée nue à côté d’un cheval tirant une charrette et le paysan, son mari, donne des coups de fouet tantôt à son cheval, tantôt à la femme attelée comme une bête de somme. Les gosses du village suivent cet attelage en hurlant et en lançant des mottes de terre visant la malheureuse. Le personnage de Pouchkine, Aleko, obéit à un réalisme symbolique : il veut fuir la civilisation et retrouver un paradis perdu, or, il s’avère que c’est une illusion. Pouchkine, dans un autre poème de la même période, esquisse l’utopie d’une société où la loi est au-dessus du monarque. C’est ce qu’il exprime dans son célèbre Ode à la liberté (Oda vol’nosti). Il est proche finalement des idées des « Dékabristes », eux-mêmes songeant à des transformations profondes de la Russie de la fin du 143


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS XIXe siècle. Les cercles Dékabristes du Sud voulaient transformer l’autocratie en une république, ceux du Nord, plus modérés, voulaient à la place de la monarchie absolue, une monarchie constitutionnelle. Leur révolte, romantique, poétique, naïve, héroïque et très isolée en décembre 1825 (d’où l’appellation "Décembriste", en russe : Dékabriste) fut impitoyablement écrasée ; la vengeance du pouvoir autocratique fut terrible ; les leaders furent pendus et nombreux exilés en Sibérie. Pouchkine, sympathisant avec leurs idées, fut épargné grâce à la solidarité de ses amis. PROSPER MÉRIMÉE Il est le seul écrivain français important qui apprend la langue russe et se familiarise avec la littérature et la poésie russes. Il devient interprète de Lermontov, Gogol et entre autres Des Tsiganes de Pouchkine. La vengeance pour l’amour délaissé dans le poème de Pouchkine, est reprise comme thème central de l’histoire de Don José et Carmen. Lorsque Carmen se détourne de Don José, celui-ci la tue. Mais le contexte social et la morale de l’histoire sont bien différents dans les deux œuvres. Mérimée exprime très bien la mode littéraire de son temps : intérêt envers les coutumes, les langues, le folklore, les particularités des mentalités des divers peuples, des ethnies. Il convient à ce propos d’évoquer l’énorme succès des "Chants d’Ossian", prétendument retrouvés par le soit disant folkloriste Macpherson (1760). Macpherson était un grand faussaire dont l’influence sur la mentalité romantique fut considérable. Il inventa même un original en ancien Gaël de l’Ossian dont il se présente comme traducteur. Plusieurs éditions de "The Works of Ossian" (17641766) obtinrent une grande popularité un peu partout en Europe. Pourtant, très bientôt, un chercheur, S. Johnson, prouva que même si Macpherson avait pu collecter quelques rares fragments originaux, l’ensemble était de sa plume. Il n’empêche que ce « faux » fit son chemin, parce qu’il correspondait aux attentes de son temps. Herder et Goethe l’admirent, et sont publiés en français des "Ballades, légendes et chants populaires de l’Angleterre et de l’Écosse" recueillis par Walter Scott (Paris 1825). Mérimée étudia les ballades écossaises et traduisit quelques morceaux des chants d’Ossian. Ce sera probablement l’une des premières sources d’inspiration de sa recherche de la "couleur locale". Il s’intéresse également à la poésie, au folklore des peuples slaves. Il publie La guzla ou choix des poésies illyriques qui seraient, d’après sa présentation, des ballades populaires slaves (Slaves du Sud, signifie mot à mot : yougoslave). En réalité ce ne sont pas des traductions ; c’est Mérimée qui les invente. Il donne donc lui aussi dans l’affabulation à la manière des chants d’Ossian. Pouchkine traduisit en russe ces faux chants slaves du Sud (de Mérimée), en faisant cependant une discrète allusion signalant à qui veut l’entendre, qu’il n’est pas dupe. Peu importe, car au début du XIXe siècle, la mode de la couleur locale, folklorique ou médiévale, se répand partout en Europe, y compris en Russie, où Gogol écrit des histoires ukrainiennes. Mérimée traduisit aussi Gogol qu’il présenta dans ses études de littérature russe. Leur affinité était principalement fondée sur cette mode de la couleur locale. Gogol donne dans le romantisme le plus débridé, le plus échevelé en décrivant le folklore des paysans libres, des guerriers et, dans une moindre proportion, des brigands, des 144


POUCHKINE ET MÉRIMÉE : DISCOURS DE VENGEANCE POUR L’AMOUR DÉLAISSÉ cosaques qui défendent les frontières de la Russie. Le mot "Ukraine", en russe "Ukraïna", signifie littéralement "sur les limites", comme le mot latin "limes". Une remarque, pas tout à fait hors sujet : la politique néocolonialiste des États-Unis et celle de l’Union Européenne utilisent de nos jours "la couleur locale", cette vieille invention littéraire, à des fins stratégiques. Des mises en scènes sont élaborées dans les états majors de l’OTAN ou ailleurs, préparant la conquête "démocratique" (!) de tel ou tel pays en provoquant des "révolutions" fantaisistes ornementées de couleurs roses, orange, lilas ou sépia, Tout est prévu dans le budget : les drapeaux, les sandwichs, le coca-cola, la vodka et si besoin les armes à distribuer aux "révolutionnaires", par exemple aux nationalistes ukrainiens. Revenons à Mérimée. Il étudie les couleurs locales, les mœurs des brigands bohémiens d’Espagne et, dans ses "Lettres d’Espagne" sont déjà esquissés les caractères de Carmen et de Don José (ici José Maria). Dans Carmen les rôles sont intervertis : Don José est un homme au caractère faible, ballotté par des événements alors que Carmen est une femme diabolique animée d’une volonté masculine qui rappelle le "noble" brigand José Maria des "Lettres d’Espagne". Par leur structure narrative "triangulaire" les deux œuvres sont similaires, mais pour mettre en évidence cette ressemblance, il est nécessaire de préciser en quoi elles diffèrent. Chez Pouchkine le personnage du vieux tsigane, le père de Zemphira, assure la fonction de commentateur des événements et condamne moralement le meurtre de Zemphira, c’est-à-dire l’acte de vengeance d’Aleko pour son amour bafoué. Derrière la voix du vieux tzigane, c’est celle de Pouchkine qui prononce la condamnation morale du crime vengeur d’Aleko, alors que Mérimée dans un long premier chapitre jouant presque la fonction de préface, et un quatrième et dernier chapitre jouant celle d’épilogue, se livre à des commentaires anthropologiques, linguistiques, en décrivant les habitudes, les mœurs et la mentalité des bohémiens. Il porte également des jugements moraux, surtout sur Carmen, mais la couleur n’est-elle pas annoncée par la citation de Palladas (Ve siècle de notre ère) mise en exergue, en langue grecque comme il le fait souvent : « La femme, c’est du fiel. Mais elle a deux bonnes heures : l’une au lit, l’autre à la mort ». Les deux points de vue de Pouchkine et Mérimée diffèrent nettement sur le plan moral. Pouchkine s’identifie avec les mœurs paisibles du vieux tsigane, incarnation chez lui d’une véritable sagesse populaire, de l’esprit de tolérance, et surtout il condamne l’égoïsme aristocratique. En revanche, Mérimée, dans ses commentaires (discours du narrateur) se place au-dessus de la mêlée. Il se penche en observateur sur la violence tragique, la vengeance, les mœurs des bohémiens. Son regard est celui de "l’homme blanc" sur les peuples et ethnies qui ne sont pas encore touchés par l’esprit civilisateur des grandes nations colonisatrices. À noter que ce "cadre narratif" n’enlève rien à la force dramatique de la nouvelle. Quand Pouchkine idéalise les mœurs du peuple, exprime sa volonté de s’identifier avec le peuple encore non corrompu par la civilisation, Mérimée se met, lui, dans la position du savant qui observe de haut les agissements des hommes, avec le regard d’un entomologiste observant une fourmilière. En outre Mérimée exprime en ce qui concerne le statut de la femme dans la société de son temps, une position pour le moins ambiguë. Non seulement, en "bon français" de son temps, il jette un regard dédaigneux sur les cultures de l’Europe 145


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS centrale, mais encore s’agissant de la femme, il s’exprime par des petites phrases particulièrement méprisantes. Il voyage beaucoup. À Dresde, il note : "J’y ai entendu l’Idoménée d’un nommé (sic !) Mozart". Sur la condition des femmes en Suisse et au Tyrol il n’hésite pas à écrire "Les femmes m’ont paru traitées suivant leur mérite (sic !) ; on les attache à des chariots et elles traînent des fardeaux fort lourds". Visitant Pesth (il s’agit de Budapest), où il se croit en Orient, il note : "Les femmes hongroises sont lourdes et sans charme". Merci, Monsieur Mérimée ! Idem à Prague. Mais il convient de citer également une de ses remarques perspicaces sur l’Algérie : "Nos lois ne se transportent pas par la vertu magique de franciser les rivages sur lesquels on les importe. L’assimilation ne se décrète pas. Il est chimérique de l’introduire dans les lois quand elle est absente dans les mœurs". Il est vrai que même la campagne française lui déplaît, les femmes y étant, selon lui, disgracieuses. Une remarque quelque peu hors de notre sujet : à propos de Madame Bovary. Mérimée dit que Flaubert gaspillait son talent sous forme de réalisme. En revanche, il a une opinion très favorable concernant la langue russe : elle est la plus belle de l’Europe, dit-il, la langue grecque comprise.2 Ses remarques, ses notes, même si certaines ne concernent pas directement Carmen, contribuent à l’intelligence de sa vision du monde et la compréhension de son œuvre. LES GRANDS MOTIFS COMMUNS Mais au-delà de leurs divergences, les deux auteurs tiennent sur l’acte arbitraire de la vengeance des discours poétiques ou littéraires qui présentent de nombreux points communs. Pouchkine et Mérimée décrivent des amours passions qui ignorent les limites de la morale, qui sont destructrices, voire auto-destructrices. C’est un thème romantique par excellence, un thème présent également dans plusieurs courants réalistes du XIXe siècle. Cependant, Mérimée, contrairement à Pouchkine, ne condamne pas directement ou indirectement l’immoralité, l’égoïsme, l’individualisme. Sa conclusion sous-jacente, c’est que la vengeance est une sorte de "loi" déclinée à la première personne du singulier, c’est-à-dire la loi de l’arbitraire. Or, le concept même de la loi, de la démocratie athénienne à Montesquieu, suppose le pluriel, le nous : il s’agit des normes réglant les rapports entre les êtres humains. L’esprit de la loi est inséparable de son caractère universel. Les "lois d’exception" ne sont lois que de nom. C’est pour cela que de parler des lois raciales à l’époque du fascisme est un glissement sémantique : leur "loi" n’en est pas une. La Constitution Française déclarant solennellement l’égalité en droit, comporte la possibilité d’une terrible ambiguïté en légalisant la propriété privée sur les moyens de la production. Le capitalisme est fondé sur l’inégalité des droits au travail : le patron a le droit de licencier des salariés, mais les salariés n’ont pas le droit de licencier les patrons. La démocratie dont un pilier devrait être l’égalité des droits, a ses limites, constituées par l’arbitraire de la propriété capitaliste. La "logique" des privatisations doit être déchiffrée en rupture avec le discours "démocratique" du pouvoir ; en effet ce n’est pas l’État qui privatise, mais l’État qui est privatisé. Tout licenciement est anticonstitutionnel tant que le licenciement reste "le droit" exclusif des patrons et leur gouvernement. Les salariés licenciés sont les victimes d’un 2

Pour les références de ce passage, cf.: Paul Léon, M. et son temps, P.U.F., 1962.

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POUCHKINE ET MÉRIMÉE : DISCOURS DE VENGEANCE POUR L’AMOUR DÉLAISSÉ nouveau type de vengeance. La condamnation morale de la vengeance contient implicitement celle de toute société inégalitaire où, automatiquement, l’égoïsme des uns domine la vie des autres. De ce point de vue Pouchkine est plus près de "l’esprit de la loi", de la véritable égalité, en revanche, Mérimée est plus près de l’esprit du savant "neutre" à l’ombre d’un pays colonialiste, observant les mœurs des sujets "sauvages". LE POINT DE VUE PRINCIPAL Comme nous l’avons vu, dans les deux œuvres de Pouchkine et de Mérimée, le sujet principal est le motif de l’amour passion qui ne connaît pas de limites morales. L’ambiguïté de la beauté et la puissance du mal, des fleurs du mal, représentent l’un des axes principaux de l’esthétique du siècle. L’une des variantes vénéneuses de cette attitude "par-delà du bien et du mal" sera la philosophie de Nietzsche préconisant que le "grand homme", l’homme supérieur, "Übermensch", peut transgresser les lois morales. Dostoïevski, dans Crime et châtiment, s’oppose à la philosophie de Nietzsche : aucune finalité, même si elle prend l’apparence d’un noble élan pour changer le monde, ne peut justifier la vengeance et les moyens criminels ; Dostoïevski est un adversaire avant la lettre de tout totalitarisme et s’oppose à Nietzsche qui par certaines de ses idées a pu être considéré comme un précurseur de l’idéologie nazie.3 Les controverses Nietzsche – Dostoïevski approfondissent l’antinomie de la vengeance arbitraire et de la loi morale. Mais pour revenir à Pouchkine et à Mérimée, si il y a analogie du thème traité par les deux auteurs, la vengeance de l’amour déçu, ce thème est véhiculé en revanche par des personnages dont les caractères sont très différents. Aleko, dans Les Tsiganes ne ressemble point au Don José de Carmen. Aleko est un personnage ambivalent, représentant du monde aristocratique de Moscou ou de Saint Pétersbourg, qui a décidé de rejeter la vie mondaine des salons, des jeux de cartes, et le mode de vie aristocratique. Mais en cherchant dans la communauté des Tsiganes une vie simple, proche de la nature, il garde contradictoirement en lui la mentalité du grand seigneur qui fuit son propre univers social, par lequel il reste marqué. Son type de personnage annonce celui de "l’homme de trop". (Cf. mon article sur ce sujet dans les actes du colloque d’Albi de 2003). Rappelons-le : les types et les variétés historiques de "l’homme de trop" sont peints par les grands écrivains russes : Pouchkine, Lermontov, Tourgueniev, Gontcharov, Tolstoï et Tchekhov. Aleko fuit l’égoïsme de sa classe mais reste un égoïste. En revanche, dans Carmen, Don José, militaire de petit grade (maréchal des logis), reste un personnage du peuple, aveuglé par sa passion dont il devient esclave. Faible de caractère, " pauvre type" égaré, "homme à femme", il prépare involontairement sa propre perte. Il croit naïvement, qu’en quémandant l’amour il regagnera le cœur de Carmen. Trop amoureux, il ne sait pas jouer la comédie amoureuse, et sa démarche échoue. En tuant Carmen, il obéit à une forme rituelle de son univers socio-historique. Mérimée, 3

Cf.: György Lukàcs considère Nietzsche, comme un précurseur de l'idéologie nazie. (G. Lukàcs: La destruction de la raison (1952) et d'autres études). Récemment, grâce à une brochure sur les "Jeunesses Hitlériennes", publiée par le "Centre de la mémoire" d'Oradour village martyrisé par les nazis, j'ai pris connaissance d'un court texte de Hitler sur la jeunesse où ce dernier reprend presque mot à mot les idées de Nietzsche.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS sur ce plan est un précurseur du réalisme sans fard et sans illusions. Il montre les mœurs des bas-fonds d’une société en perpétuel mouvement, un peuple indomptable, où règne le brigandage, le crime. Carmen fut écrit vingt ans après Les Tsiganes. De Pouchkine jeune au Mérimée des années 1840, c’est le passage du romantisme au réalisme. Mérimée est un réaliste malgré lui (cf. : son opinion sur Flaubert que nous avons citée). N’oublions pas non plus que le cycle des "poéma" le jeune Pouchkine ne cherche pas le réalisme des détails, mais tente plutôt de retrouver le symbolisme de contes populaires. Pour mieux situer Les Tsiganes, il faut mentionner d’autres œuvres de la même période : Rousslan et Lïoudmilla, Prisonnier du Caucase, La fontaine de Bakhtchisérail. Le campement des Tsiganes dans le "poéma" de Pouchkine représente un espace virtuel, un décor, la réalité ethnologique y est poétisée. L’espace du récit de Carmen est très différent ; c’est une étude géographique et anthropologique, une étude de mœurs. Le paradoxe de la proche parenté de Mérimée et de Pouchkine, c’est que malgré ces différences du point de vue idéologiques, on retrouve chez l’un comme chez l’autre l’image de la femme insoumise. Ni Zemphira ni plus tard Carmen, n’acceptent que leurs liens avec un homme se prolongent au-delà de l’amour librement assumé. Toutes les deux payent de leur vie cette insoumission. Ainsi va le monde depuis des milliers d’années : un homme infidèle est rarement puni, la victime des adultères sera presque toujours la femme. Chez Pouchkine, le portrait de Zemphira est peint à grands traits. Elle aime Aleko, puis ne l’aime plus, parce qu’elle tombe amoureuse d’un jeune tsigane de sa tribu. Pouchkine décrit ce changement comme une force élémentaire de la nature, une pulsion profonde. La vie est ainsi, chaque âme humaine est un cosmos. Pouchkine évoluera plus tard vers le réalisme sociologique qui s’affirme avec Eugène Onéguine. C’est dans la littérature russe de la génération suivante, chez Tourguenev, Gontcharov, Tolstoï et d’autres, que le réalisme s’épanouira. L’analyse psychologique de l’amour et de la vengeance amoureuse atteint les sommets de l’art du roman, chez Gontcharov dans son Précipice (titre russe : Ovrag, que le traducteur français a traduit par "Falaise"), ainsi que dans des romans de Dostoïevski. En 1824, on n’en est pas encore là. Dans l’âme de Zemphira, il n’y a pas l’esprit provocateur de la "femme fatale", ni les ruses, les mensonges, que Mérimée attribuera plus tard à sa Carmencita. Zemphira chante : "Vieux mari, mari menaçant Bats-moi, tue-moi, je ne recule pas, je n’ai pas peur de toi Je te hais, je te méprise, J’aime un autre Je meurs aimant"

Certes, après avoir vécu pendant deux ans "en femme de foyer" près de son Aleko, sous la tente de sa famille bohémienne, Zemphira se révolte, mais c’est en femme simple et sans ruse. C’est une révolte que l’on pourrait qualifier de « féministe » dans la mesure où c’est son seul statut de femme aimante qu’elle défend contre le statut d’homme dominateur d’Aleko. Le chant de Zemphira inspirera directement Bizet pour le célèbre air de la provocation dans Carmen. Bizet, de ce point de vue, remonte au poème pouchkinien, en contournant Mérimée. N’oublions pas que dans le texte de Mérimée il n’y a rien d’équivalent au célèbre chant de Carmen. Je n’ai pas trouvé de 148


POUCHKINE ET MÉRIMÉE : DISCOURS DE VENGEANCE POUR L’AMOUR DÉLAISSÉ références sur cette question, mais Bizet a pu connaître l’œuvre de Pouchkine, sinon dans le texte, au moins par des résumés oraux de ses amis, ainsi que dans la traduction de Mérimée. La gloire mondiale de Carmen a été forgée par l’opéra de Bizet. Ce que nous ressentons de raffinement, de beauté provocatrice dans l’interprétation d’une Victoria Los Angeles ou d’autres grandes cantatrices, on le cherche en vain dans le texte un peu sec et plutôt descriptif de Mérimée. Connu surtout des professeurs de lettres, son roman historique Chronique du règne de Charles IX sur les événements tragiques de la nuit de Saint Barthélémy, ou son Théâtre de Clara Gazul sont également significatifs sur le plan du thème de la vengeance. La grande différence du point de vue du genre, exerce son influence sur les questions du fond et vice versa. Chez Pouchkine, Les Tsiganes est une pièce de théâtre plutôt courte, avec des dialogues, un "générique" et une chute, sans aucun délayage, sans un seul mot de superflu du point de vue de l’essentiel. Lorsqu’il écrit une didascalie comme "il la tue", il ne s’étend pas à décrire l’action ni à la commenter. Il concentre ainsi la tension poétique sur l’état d’âme de Zemphira. En revanche, chez Mérimée, la narration est souvent une errance, avec des digressions savantes, des renvois au passé et des visions prospectives. Dans Carmen, la tension est créée par la description détaillée des moments qui précèdent le meurtre. C’est un véritable scénario, visualisant l’action. Il est raconté par Don José comme un souvenir. La scène fatale se joue à Cordoue. Don José voit Lucas, le nouvel amant de Carmen qui arrache la cocarde du taureau et la porte à Carmen. "Le taureau se chargea de me venger. Lucas fut culbuté avec son cheval sur la poitrine", etc. Remarquons l’usage astucieux du double sens du verbe "charger, se charger". La description, très imagée continue : Don José veut regagner l’amour de Carmen, mais elle ne l’aime plus, elle n’aime plus personne et dans cette ambiance de lassitude, elle sait d’avance que Don José va la tuer. La scène décrit comment don José l’amène en croupe de cheval, comment elle se tient immobile, un poing sur la hanche ; toute la scène pourrait être le livret d’un Western. C’est quelque chose de cérémonial, comme lorsque le toréador tue le taureau. Après la séquence du meurtre, Don José creuse un trou avec son couteau pour enterrer Carmen. C’est un des rares détails invraisemblables, en raison de la terre caillouteuse et dure de cette région (au sens figuré comme au sens propre Mérimée n’est pas un ethnologue du terrain…). Ainsi la vengeance meurtrière est l’issu aux deux œuvres. GENÉROSITE VENGEANCE

ET

TOLÉRANCE

COMME

ANTINOMIES

DE

LA

Mais un thème annexe que l’on trouve dans les deux œuvres, celui de la générosité, se présente comme un élément antithétique par rapport à la vengeance et sa "loi" d’exception ; exemple : la générosité du noble brigand (noblesse du cœur) ou celle d’un seigneur à l’égard d’un brigand. Dans le roman de Pouchkine, La fille du capitaine, Grinïov, en voyageant dans le froid et la neige, croise un homme et lui offre un manteau de fourrure, ne sachant pas que cet homme est Pougatchev, le redoutable chef de la révolte des serfs. Son serviteur fidèle s’oppose à ce geste de générosité. Plus tard, Pougatchev, à la tête de la fronde tient la petite ville fortifiée et ses lieutenants envoient à l’échafaud tous les nobles, mais Pougatchev reconnaît 149


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Grinïov dans la foule des condamnés et généreusement l’épargne de la vengeance populaire. Mérimée, dans ses Lettres d’Espagne et dans Carmen, utilise le même motif. Le voyageur ethnologue (c’est bien sûr lui-même) a une attitude humaine et complaisante à l’égard de José sans savoir qui il est (ou plutôt en ne voulant le savoir), et, généreux à son égard, il le "couvre" pour qu’il puisse fuir les gendarmes qui le cherchent. Là encore, c’est un serviteur, Antonio son guide, qui s’oppose à la générosité aristocratique du narrateur. Plus tard, José rendra la pareille en protégeant la vie du voyageur ethnologue qui se trouve dans le repère de Carmen, "sorcière", vers la fin du récit. Ce thème de la générosité (ou : "générosité d’exception") se retrouve dans nombre de contes et légendes. Il concerne souvent un homme qui se déplace incognito, par exemple un prince habillé en mendiant, voire même une princesse transformée en grenouille. Le voyageur ayant un geste de bonté à l’égard de la princesse grenouille, ou inversement "la princesse-pas-grenouille" se montrant généreuse à l’égard du prince en habit de mendiant, est récompensé après une deuxième métamorphose ou transformation. Ainsi la bonté spontanée, sans calcul ni arrière-pensée, est récompensée. Cet idéal de la bonne action gratuite exprime la nostalgie du type de l’homme chaleureux en train de disparaître des sociétés modernes. Chez Pouchkine et chez Mérimée, ce motif va de pair avec celui de la vengeance, il en est le contrepoint moral. Cette bonté est d’ailleurs une des variantes du thème ancestral de l’hospitalité. Parfois hospitalité et vengeance sont paradoxalement liées ; ainsi, dans un conte arabe du Moyen Âge, une femme héberge l’assassin de son mari, mais le matin elle le fait tuer. C’est bien le cas de l’hospitalité combinée avec la vengeance. Le thème de la vengeance populaire relie également Pouchkine à Gogol, deux géants des lettres russes. On a vu le motif du cadeau : le manteau offert par Grinïov à Pougatchev. Plus tard, dans l’œuvre de Gogol ce motif réapparaît, mais d’une manière inversée. Dans le Manteau, Gogol peint un pauvre petit employé de bureau, un être humilié et offensé, Akaki Akakievitch. Tout le monde se moque de lui et il cherche en vain un peu de chaleur humaine. Son manteau est usé et l’on ne peut plus le réparer. Au prix des sacrifices, il fait faire un nouveau manteau. N’oublions pas que le manteau sous le climat sévère de la Russie, est le symbole de la protection et de la sécurité, comme chez les Anglais le foyer, le "home". Akaki Akakievitch possède enfin un manteau ! C’est l’événement de son existence. Mais son manteau lui est arraché, volé, et cette perte le plonge dans le désespoir… il est perdu. Son histoire se termine par une scène onirique : Akaki Akakievitch porté sur sa troïka par la colère vengeresse détrousse les manteaux des riches, tue et détruit le monde de l’injustice, de l’humiliation, de l’oppression. Ainsi la relation Grinïov – Pougatchev : manteau offert ; aboutissant à la générosité de Pougatchov pendant la révolte populaire, réapparaît chez Gogol dans une version symétrique inversant le sens des choses : le manteau du pauvre volé par des brigands provoque la vengeance populaire, vengeance onirique et symbolique. Le thème de la vengeance et la cruauté d‘une part, opposées à la bonté et l’amour de l’autre, traversera toute la littérature russe. Selon la célèbre métaphore de Dostoïevski, toute la littérature russe est sortie du manteau de Gogol. Je mentionne une dernière "nouveauté"; le roman intitulé Tchevengour de Platonov, un chef-d’œuvre sur l’épopée sauvage de la Révolution Russe. Ce roman, du fait de la "vigilance" de Staline, fut enterré par la 150


POUCHKINE ET MÉRIMÉE : DISCOURS DE VENGEANCE POUR L’AMOUR DÉLAISSÉ censure pendant plus d’un demi-siècle ; il est à présent publié et considéré comme un classique de la Révolution de 1917 (il existe déjà en traduction française) au même titre que « La guerre et la paix » de Tolstoï est un classique de la légende… antinapoléonienne. Tchevengour est un roman sauvage et inclassable, où, bien sûr, le thème de la vengeance populaire accompagnant quasi obligatoirement tous les bouleversements révolutionnaires, est omniprésent. L’AMOUR ABSOLU ET LA MORT ? Pour terminer, il faut peut-être placer les deux œuvres sur une orbite que nous qualifierons de métaphysique : Les Tsiganes et Carmen, développent le thème de l’amour absolu, de l’amour qui côtoie la mort. Ce thème apparaît dans les chefsd’œuvre de la tragédie antique, de Shakespeare, des romantiques, de Goethe, peutêtre de La jeune fille et la Mort de Gorki et que sais-je, dans l’océan de la poésie chinoise, chez Lorca, chez Thomas Mann. Amour et vengeance égoïste pour l’amour déçu chez Pouchkine ? Amour et vengeance comme rituel quasi obligatoire dans Carmen ? Ne tirons pas de conclusions moralisatrices hâtives. L’amour est proche de la mort, comme nous le révèle la psychanalyse, et comme nous le sentons dans les quelques moments privilégiés de notre existence, dont le caractère tragique ne nous échappe jamais. Cela nous amène à la tragédie de Roméo et Juliette. L’apothéose de leur amour est la mort, et ne pouvait être que la mort, car l’amour absolu, impossible "ici bas", exclut tout compromis avec la "prose de la vie", comme dit Hegel. Qui veut vivre l’amour absolu rencontrera toujours des oppositions et finira par rejeter la vie : Roméo et Juliette se vengent ainsi de la petitesse, de la mesquinerie, des conditions et des contraintes historiques, qui par essence contredisent l’amour absolu. Leur suicide est une "vengeance", mais dans le sens d’une protestation extrême ; il ferme la parenthèse d’un amour à la fois vécu et impossible. Leur mort n’est pas le résultat d’une vengeance égoïste, elle est la manifestation d’un sentiment de résistance absolue. Dans l’amour de Zemphira et Aleko, de Carmen et Don José, au-delà de la vengeance égoïste et sordide, au-delà des mœurs communautaires primitives, des faiblesses de l’âme, du manque de générosité, on détecte le cheminement de cette aspiration à la recherche tragique de l’absolu, qui rejette tout compromis. Cependant, cette recherche, chez Aleko ou chez Don José est fourvoyée. L’amour qui veut être "absolu", s’anéantit de luimême par la médiocrité d’un acte qui prétendait être sa suprême démonstration. La "logique" de l’amour vengeance : "je t’aime tellement que je te tue" est l’antinomie de l’amour absolu exprimé dans Roméo et Juliette où la mort librement assumée par les amoureux, est à la fois renoncement et apothéose de la vie. Une autre antithèse de l’amour vengeur est l’amour sacrifice dont les chefsd’œuvre ont été créés par Dostoïevski. Ce dernier s’opposa au modèle de l’amour égoïste et considéra le personnage d’Aleko, "malheureux, errant sur la terre natale", comme le prototype de "l’individualisme orgueilleux" à la manière de Nietzsche. (cité d’après Léonid Grossman : Dostoïevski. En traduction française, éd. : Passages). Peter DIENER

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS LITTÉRATURE CRITIQUE Pouchkine J’ai utilisé, il y a une trentaine d’années, pour mon travail universitaire, une partie importante de la bibliographie russe Istoria rousskoï literatoury XIX veka de K. D. Mouratova, (Izd. A. N. SSSR, 1962), présentant 539 titres sur Pouchkine ; un auteur au centre de mes recherches depuis 1954. Malheureusement, j’ai été empêché par les autorités françaises de consulter des matériaux Pouchkine – Mérimée dans les bibliothèques russes : v. : la note en bas de page au début du présent article. Mérimée A.Tchebyshev, P. Mérimée (en russe) in Pouchkin i ego sovremenniki, vypousk, XXIIIXXIV. Pb. A.N. 1916 M. Elizarova, Mérimée i Pouchkin (en russe), Outch. Zap. Moskovskogo ped. Instituta. 1938, vyp. 4. F. Priïma, La littérature russe en Occident (en russe), Ed. "Nauka" L., 1970. P. Trahard, P. M. et l’art de la nouvelle, Presses universitaires, 1923. P. Trahard, P. M. de 1834 à 1853, Paris, 1928. A. de Luppé, Mérimée, Albin Michel, 1953. M. Billy, Mérimée, Flammarion, 1959. J. Dutourd ; Le fond et la forme. (sur Mérimée ; pp.156-166), Gallimard, 1958. Paul Léon, M. et son temps, P.U.F., 1962. R. C. Dale, The Poetics of P. Mérimée, éd. Mouton , Paris 1966. H. Mongault, P. Mérimée, études de littérature russe, Champion, 1931-1932. M. Parturier, Une amitié littéraire, P. Mérimée et Ivan Tourgueniev, Hachette, 1952. Bizet Parker D. C., Georges Bizet, his life and works, L., 1951 La couleur locale V. Hugo, Préface de Cromwell J. W. Hovenkamp, M. et la couleur locale, Les Belles Lettres, 1928.

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LA VENGEANCE CHEZ SÉNÈQUE Il existe, on le sait, un paradoxe de la vengeance. Du point de vue moral, philosophies et religions s’accordent pour la réprouver : on ne se fait pas justice soimême ou, comme le dit un personnage de Labiche, « Il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable ». Du point de vue esthétique en revanche, spectateurs ou lecteurs vibrent à l’unisson du vengeur et applaudissent au sanglant châtiment de l’offenseur : en témoignent aussi bien la haute littérature (« va, cours, vole et nous venge ! ») que le roman populaire ou le cinéma. Sénèque (1 av. J.-C. env.- 65) m’est apparu exemplaire pour illustrer l’un et l’autre point de vue. Pour l’école stoïcienne à laquelle il appartient, il convient non de modérer les passions, mais carrément de les supprimer — en fonction d’une psychologie plus subtile qu’on ne le croit souvent. Sénèque a écrit maintes pages sur la vengeance, en particulier dans son traité sur la colère, le De ira. D’autre part, en tant que dramaturge, il a présenté dans une tragédie, Thyeste, la plus atroce des vengeances : pour se venger de son frère Thyeste, le tyran Atrée (surtout connu des modernes par ses fils, Agamemnon et Ménélas) lui fait servir un festin où il dévore ses propres enfants1. Pour montrer comment s’articulent théorie philosophique et représentation dramatique, je suivrai le plan le plus simple, en présentant d’abord la psychologie stoïcienne de la vengeance, puis la mise en scène du forfait d’Atrée. Une interaction s’établit constamment à cette époque entre mythologie et histoire, non seulement dans la littérature, mais dans la vie. Le De ira date sans doute de l’été de 412 (on ne possède aucun indice probant pour fixer la date des tragédies). Caligula a été assassiné au printemps de la même année ; à l’automne, Sénèque est exilé en Corse par l’empereur suivant, Claude. Quand il représente un tyran, Sénèque sait de quoi il parle. Caligula, qui a voulu le faire mettre à mort, à la fois par jalousie d’orateur et parce qu’il n’aimait pas son style, se plaisait à répéter la formule prononcée par Atrée dans une tragédie plus ancienne d’Accius et qui passe pour la formule type du tyran : oderint dum metuant, « qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent »3. Quand Sénèque est rappelé d’exil par Agrippine, il devient précepteur de Néron : on a conservé, aux côtés de ses tragédies mythologiques, une tragédie historique anonyme construite selon le même modèle, Octavie, qui présente le meurtre par Néron de sa femme Octavie (Racine s’en est inspiré dans

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Sur l’autre grande tragédie de la vengeance, Médée, F. Dupont, 2000 (et 1996). P. Grimal, 1978, p. 270-276. Plus récemment, J. Fillion-Lahille, 1984, p. 273-282. 3 Suétone, Caligula, 30 ; cf. Sen., De ira, I, 20, 4 ; Clem. I, 12, 4 ; II, 2, 2. 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Britannicus). Dans le De ira, exemples mythologiques et historiques, Atrée et Caligula, se côtoient sans cesse. 1. LA PSYCHOLOGIE STOÏCIENNE DE LA VENGEANCE Dans cette première partie, la vengeance sera d’abord située dans le système stoïcien ; on présentera ensuite le système des passions en général et du désir de vengeance en particulier, avant d’en venir à l’articulation entre philosophie et poésie mythologique. Les passions se fondent, pour les Stoïciens, sur des jugements faux (ou, plus exactement, incomplets). Ils en distinguent quatre principales, d’une façon qu’on peut représenter sur un tableau à double entrée4 : le jugement portera sur ce que l’on considère, à tort, soit comme un bien soit comme un mal : il peut s’appliquer soit au présent soit au futur : Bien Mal

présent plaisir peine

futur désir peur

La colère relève du désir et Sénèque la définit comme « un désir de se venger d’un dommage subi » (cupiditas ulciscendae iniuriae). Il cite également d’autres définitions proches : il s’agit toujours de « rendre tort pour tort ». Cicéron parle parfois simplement de « désir de se venger », ulciscendi libido (Tusc. IV, 44). On remarquera à ce sujet le rôle et la violence de la colère chez les anciens5. Mênin, « la colère », est le premier mot de la plus ancienne œuvre grecque conservée, l’Iliade, et on verra dans certains textes cités ici que la colère antique, cherchant à bouleverser ciel et terre, évoque un état qu’on rencontre surtout aujourd’hui chez les enfants. Certains passages font penser que l’existence d’esclaves explique en partie cette exacerbation : « La belle affaire vraiment, si nous envoyons au cachot un malheureux petit esclave ! Pourquoi nous hâter de frapper tout de suite, de briser les jambes sur le champ ? »6 Regrettera-t-on que le conseil ait un peu perdu de son actualité et qu’on hésite plus de nos jours à s’abandonner à de belles colères ? On vit à Rome entourés d’esclaves que rien, dans leur tenue, ne distingue clairement des citoyens. Le maître a tous les droits sur eux, tout en subissant ce regard de l’autre qu’on voudrait anéantir, sans pouvoir vraiment le nier. Quoi de plus irritant ? Cette irritation pourtant, disent les Stoïciens, il est à la fois possible et nécessaire de la maîtriser, pourvu que la raison vienne rectifier le jugement faux. Un texte particulièrement clair de Sénèque montre comment ils conçoivent le mécanisme des passions, en distinguant trois temps : « Voici comment les passions naissent, se développent et s’exaspèrent. Il y a un premier mouvement involontaire, sorte de préparation et de menace de la passion ; un second

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On trouvera l’exposé le plus clair et le plus systématique dans les Tusculanes de Cicéron (IV, 11 sqq.). Un relevé impressionnant dans Fillion-Lahille, 1984, p. 7-9. 6 Magnam rem sine dubio fecerimus, si seruulum infelicem in ergastulum miserimus ! Quid propermaus uerberare statim, crura protinus frangere ? (De ira, III, 32, 1). 5

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LA VENGEANCE CHEZ SÉNÈQUE accompagné d’un désir encore surmontable, avec l’idée que je dois me venger, puisque j’ai été lésé, et qu’il faut punir l’autre, car il a commis un crime ; le troisième est dès lors incontrôlable : il veut se venger non pas s’il le faut, mais de toute façon ; il a triomphé de la raison. »7

Le premier temps consiste en une réaction purement physique : raison ni volonté n’y peuvent rien. C’est ainsi qu’on rougit ou qu’on ferme l’œil à l’approche d’un doigt ; ainsi le trac de l’acteur ou de l’orateur, ainsi l’excitation sexuelle — comme le chante Brassens, ça ne se commande pas. Un bruit violent et inattendu provoquera un sursaut, un frisson (horror) : ce n’est pas encore la peur. Quelqu’un, dans la foule, me marche sur le pied : l’envie que j’éprouve spontanément de l’insulter ou de le frapper n’est pas encore de la colère. Le jugement intervient dans le second temps. On le constate quotidiennement, ce qui ne se commande pas n’entraîne pas toujours, Dieu merci, un passage à l’acte. Avant de rendre la pareille, la réflexion intervient : on jugera le plus souvent qu’il y a là danger ou que cela n’en vaut pas la peine : « Avec votre égal, la vengeance est douteuse ; avec votre supérieur, c’est une folie ; avec votre inférieur, une lâcheté », écrit Diderot, traduisant ici Sénèque. L’originalité des Stoïciens est de mettre en relief le jugement faux qui nourrit la colère et va faire de la vengeance un devoir. C’est là le « je ne vais pas laisser passer cela comme ça ! », ou pire l’avis de l’ami bien intentionné : « tu ne vas tout de même pas te laisser faire ! » La colère se lasserait et tomberait rapidement, si elle n’était réactivée par le raisonnement et patiemment remâchée : « O rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie… » Sénèque utilise à propos de ce second temps uindicari, terme juridique (cf. le français « revendiquer ») : l’aspiration légitime à la justice (comme dans « se faire justice ») sert à fonder le raisonnement faux. Celui-ci envahit en effet indûment tout le champ de la conscience et, dans le troisième temps, ulcisci, le terme courant, correspondra au mouvement passionné de l’âme, à cette « courte folie » qu’est la véritable colère8. Dans ce troisième temps, on ne peut plus reculer, on s’est livré à un dominus : « ça a été plus fort que moi » ou « je n’était plus maître de moi », déclare le criminel. On a repris au latin le terme d’« aliénation » : il y a un alien en nous, « quelque diable aussi me poussant », les « vieux démons », la « bête immonde »… Or cet alien peut avoir très naturellement, pour les Romains, un nom et un visage, grâce à la poésie et aux représentations figurées9. Cicéron parlait de « ces passions que l’irréflexion (stultitia) fait entrer en nous et éveille comme des Furies… » (Tusc. III, 25). En Grèce, les Furies poursuivent les criminels. À Rome, elles éprouvent autant de plaisir à pousser au crime qu’à le punir. Ces Furies nous prennent en quelque sorte par la main pour nous conduire du traité moral à la tragédie. On lit dans le De ira un surprenant morceau de bravoure 7 Et ut scias quemadmodum incipiant affectus aut crescant aut efferantur, est primus motus non uoluntarius, quasi praeparatio affectus et quaedam comminatio ; alter cum uoluntate non contumaci, tamquam oporteat me uindicari cum laesus sim aut oporteat hunc poenas dare cum scelus fecerit ; tertius motus est iam impotens, qui non si oportet ulcisci uult sed utique, qui rationem euicit (De ira, II, 4, ). 8 Cette formule du poète comique Philémon est reprise par Horace (Epist. I, 2, 62) et Sénèque (Ir. I, 1, 2). 9 Précisons bien qu’il s’agit seulement là d’images pour le stoïcisme, qui est un monisme et ne paraît que par souci de clarté admettre une part irrationnelle dans l’homme. Il faut bien distinguer « deux points de vue que l’on a trop souvent confondus : celui de la métaphore et celui de la cohérence doctrinale » (C. Lévy, 1992, p. 475 ; sur le problème, p. 472-480).

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS où Sénèque décrit précisément le démon dans le cœur de l’homme en colère — ce qu’on ne distingue pas d’ordinaire, mais que la poésie peut nous faire voir : « (1) Nulle passion ne présente un visage (facies) plus bouleversé : elle enlaidit les traits les plus beaux, confère aux figures les plus paisibles un air farouche. Toute décence (decor) abandonne l’homme irrité : si son vêtement est drapé selon les règles, il laissera traîner l’étoffe et oubliera tout soin de lui-même ; si sa chevelure, par nature ou par artifice, n’est pas dépourvue d’agrément, elle se hérisse avec l’âme. (2) Les veines se gonflent, la poitrine est secouée par un souffle haletant ; les éclats furieux de la voix distendent le cou ; puis les membres tremblent, les mains s’agitent, c’est une trépidation de tout le corps. (3) Quelle est à l’intérieur (intus), selon toi, l’âme de celui dont l’aspect extérieur (extra) est laid ? Combien, dans sa poitrine, la physionomie (uultus) doit être plus terrible, le souffle plus violent, la tension plus forte ; l’âme va se rompre, si elle n’éclate au dehors. (4) Tel qu’est l’aspect des ennemis ou des fauves dégouttant de sang ou allant en verser ; tels les poètes ont dépeint les monstres infernaux, ceints de serpents et soufflant du feu, telles les pires divinités surgissent des enfers pour susciter la guerre, semer la discorde entre les peuples et mettre en lambeaux la paix — (5) telle nous devons nous figurer la colère, les yeux jetant des flammes, sifflant, mugissant, gémissant, grinçant des dents, troublant l’air de cris plus affreux encore, agitant des traits de ses deux mains (car elle n’a nul souci de se protéger), farouche, ensanglantée, couturée de cicatrices, meurtrie de ses propres coups, la démarche égarée, environnée de ténèbres, courant de toutes parts, dévastant, semant la panique, en proie à la haine de tous, surtout à la sienne, avide, si elle ne peut nuire autrement, de bouleverser terre, mer, cieux, haineuse à la fois et haïe. (6) Ou si tu préfères, qu’elle soit telle que, chez nos poètes, « Bellone, secouant dans sa main un fouet ensanglanté, ou Discorde, la robe déchirée, avancent joyeusement « ou tout autre visage (facies) plus sinistre encore qu’on peut prêter à une sinistre passion. »10

La première proposition est ambiguë : qu’est-ce que le « visage » d’une passion ? Est-ce seulement celui de l’homme passionné ? L’interprétation est insuffisante, car la reprise de facies par les équivalents ora et uultus ferait alors redondance. La suite décrit apparemment des manifestations plus extérieures, vêtements, cheveux. Mais decor, « ce qui convient, ce qui est séant », prend ici une valeur très forte et prolonge l’effet des propositions précédentes. C’est par rapport à l’humanitas qu’il y a ici inconvenance : le furieux régresse en renonçant à son statut d’homme digne de ce nom, c’est-à-dire d’homme civilisé, assurant dans la société la fonction et la responsabilité qui sont les siennes (phrase 1)11. La vision se resserre ensuite, le rythme se fait plus pressant : la description des symptômes physiologiques crée une forme d’empathie, ce que l’on voit révèle aussi ce qui est ressenti par le furieux et que nous avons tous, un jour ou l’autre, ressenti (2). Et c’est, à l’improviste, la plongée quasi fantastique dans l’intériorité (intus), dans cette âme hideuse qui se manifeste, qui se gonfle jusqu’à déformer l’extérieur — qui a donc une personnalité et une physionomie propres12 (3). Sénèque peut désormais développer un tableau imaginaire (4-6), une phantasia 10

De ira, II, 35 (trad. A. Bourgery modifiée). Sénèque cite de mémoire, à la fin, deux vers de Virgile, non sans les modifier (Énéide, VIII, 702-703). 11 Qu’on ne croie pas Sénèque indifférent à ces détails vestimentaires. Ainsi désapprouve-t-il l’affectation, même chez le philosophe : « Que notre toge ne resplendisse pas, mais qu’elle ne soit pas non plus crasseuse ; n’usons pas d’une argenterie incrustée de ciselures en or massif, mais ne croyons pas faire preuve de tempérance en nous refusant or et argent. Employons-nous à vivre mieux que la foule, non au rebours : en agissant autrement, nous faisons fuir et tenons à l’écart ceux dont nous voudrions l’amendement » (L. à Lucilius, 5, 3). 12 Vultus, « visage en tant qu’interprète des émotions de l’âme » (Dict. étymologique d’Ernout-Meillet). Sur ce point, Cic., Leg. I, 27.

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LA VENGEANCE CHEZ SÉNÈQUE inspirée des poètes et qui les inspirera à son tour. Le texte se clôt avec la reprise du facies initial : ce qu’il vient de nous faire voir, c’est bien là le vrai visage de la colère. 2. LA MISE EN SCENE DE LA VENGEANCE On n’attendra pas d’un dramaturge digne de ce nom qu’il « démontre » qu’on a tort de se venger — même si certains critiques, aujourd’hui encore, ont peine à concevoir qu’une tragédie de Sénèque n’est ni une pièce à thèse ni une démonstration moralisatrice, mais que le poète « s’est interrogé sur le cheminement du « mal « dans l’âme humaine »13. De fait, on a déjà pu le constater, la philosophia moralis des Stoïciens est beaucoup plus descriptive et bien moins directement normative qu’on ne l’imagine, bref elle est une psychologie avant d’être une « morale » au sens vulgaire : « Dénoncer les mauvaises mœurs n’est pas une fin en soi… ; ce qui importe, c’est de dévoiler les ressorts secrets de l’âme et, en les appelant à la conscience claire, réaliser les conditions psychologiques de la vie heureuse »14. On n’attendra pas non plus qu’un Stoïcien nous fasse ressentir de la sympathie pour l’homme qui se venge. Mais il se sent apte à nous faire comprendre les « ressorts secrets » qui le mènent. Chez ces rois et ces héros, supérieurs à l’humanité ordinaire, comme le prescrivait Aristote, le combat est avant tout intérieur : « Les protagonistes des tragédies de Sénèque se battent bien plus contre eux-mêmes que contre les lois essentielles de l’univers ou contre les conditions fondamentales de la vie et de la société »15. À défaut de l’approuver, le spectateur « comprend » l’action d’Atrée, héros d’un étonnant relief, non dépourvu de séduction. Je m’attacherai ici à trois scènes qui permettent de suivre, chez lui, le mécanisme de la vengeance. Quand, au début de Thyeste, s’abaisse le rideau, deux silhouettes fantomatiques16 : la Furie, armée de ses attributs traditionnels, fouet et vipères, fait sortir du Tartare le spectre de Tantale, grand-père d’Atrée et de Thyeste, afin qu’il infuse à son petit-fils le pire esprit de violence. Rappelons ce qui lui a valu son supplice bien connu : invitant les dieux, il leur a servi en guise de repas son fils Pélops. Tout sentiment naturel n’a pourtant pas disparu chez lui. Il recule un moment, usant du procédé de la surenchère, constant dans la tragédie : il ne veut pas susciter un banquet pire que celui qu’il a lui-même servi ; en comparaison de la contrainte qu’il subit, son supplice infernal même lui paraît un plaisir, qu’on le renvoie à son marais, qu’on lui impose même un supplice plus cruel (vers 1-121)... Résistance dérisoire — et un peu tardive. Ce damné aiguillonné par la Furie qui figure l’esprit héréditaire

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P. Grimal, 1978, p. 430. Id., p. 321. 15 Ch. Segal, 1986, p. 318. Atrée, quant à lui, combat plutôt, on le verra, contre un autre lui-même. 16 Les tragédies de Sénèque étaient-elles destinées à être représentées ? La question, qui à fait (et continue à faire) couler beaucoup d’encre, paraît assez anecdotique. Les pièces que Musset publia sous le titre Un spectacle dans un fauteuil constituent aujourd’hui la partie de loin la plus vivante du théâtre romantique. Même si on suppose que ces tragédies étaient des Rezitationsdramen, le poète a imaginé la scène et a voulu que le lecteur (ou l’auditeur) l’imaginât aussi. 14

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS pèsera de sa présence immanente sur toute la tragédie : imple Tantalo totam domum, lui dit-elle, « que Tantale emplisse le palais tout entier » (53). De même les crimes anciens, évoqués dans le chœur qui suit (122-175), trouveront des échos constants (c’est ainsi qu’un des fils de Thyeste s’appelle, comme son aïeul, Tantale). Le mal, chez Sénèque, « est doté, pour ainsi dire, d’une terrifiante vitalité autonome »17. Ces deux scènes statiques préparent l’action. Soudain surgit Atrée, personnage intensément vivant. Il a appris que son frère haï revenait d’exil. Héros tragique, donc à la fois pareil à nous et supérieur, il raisonne pour réchauffer sa colère, mais, portant d’emblée comme à incandescence notre piètre « je ne vais tout de même pas supporter cela », il se flagelle lui-même avec une superbe énergie : « Être lâche, impuissant, veule et (ce que je considère comme la pire honte pour un tyran toutpuissant) sans vengeance : après tant de crimes, tant de perfidies d’un frère, quand tout ce qui est sacré a été violé, tu t’emploies à de vains gémissements et c’est là ta colère, Atrée ? Déjà le monde entier devrait résonner de tes armes, les deux mers porter de chaque côté tes vaisseaux. […] Que quiconque accorde abri ou assistance à cette tête haïe périsse d’une sinistre mort. Puisse même s’écrouler cet auguste palais, demeure de l’illustre Pélops, fût-ce en m’écrasant, pourvu qu’il écrase aussi mon frère. Allons, mon cœur ! fais ce que nul âge n’approuvera, mais que nul ne taira. Il faut oser un forfait atroce, sanglant, tel que mon frère aimerait l’avoir inventé. On ne se venge pas d’un crime, si on ne le surpasse pas. Et quel crime peut être assez cruel pour venir à bout de lui ? Abattu, se résigne-t-il ? Supporte-t-il la mesure dans la prospérité, le repos dans l’adversité ? Je connais, moi, le caractère indomptable de l’homme : on ne peut le fléchir, mais on peut le briser. Aussi, avant qu’il s’affermisse ou dispose ses forces, attaquons-le d’abord, de peur qu’il profite de mon inaction pour m’attaquer. Il me perdra ou il périra : le crime est à notre portée, pour celui qui en saisira l’occasion » (176-204) 18.

L’orgueil frappe d’abord : le héros sénéquien se situe, par son origine divine comme par le renom qu’il doit à une longue tradition mythique et littéraire, à l’échelle de l’univers19. Mais ce n’est pas là le seul ressort d’Atrée, tyran et fier de l’être. Il a maintes raisons de ne pas porter son frère dans son cœur. Alors qu’ils se disputaient déjà le pouvoir et qu’un agneau à la toison d’or, né dans son étable, le désignait comme roi, Thyeste a séduit sa femme et, grâce à elle, s’est emparé de la bête et de la royauté20. Bref il s’est conduit de façon si odieuse, bourreau bien avant d’être victime21, que les appréhensions d’Atrée n’ont rien de chimérique, quand il prétend tirer les leçons du passé ; c’est un homme qui souffre, même s’il ne paraît nullement sans défense : omnis ex infirmitate feritas est, « toute férocité procède la faiblesse » (Sen., De vita beata, 3, 4). En fait Thyeste et Atrée ne sont pas seulement égaux dans le crime : ils sont semblables, frères en tous points — des doubles, dans une rivalité assurément mimétique. Sans cesse le terme « frère » est mis en relief (deux fois dans ce texte, 39 fois dans la pièce). Estime mutuelle, admiration, complicité, on est parfois au 17 M. Bellincioni, 1978, p. 25. — Sur les liens de Sénèque dramaturge avec ses prédécesseurs latins, J. Dangel, 1987. 18 Dans les traductions de Thyeste (en part. pour la scène de l’entrevue), j’ai emprunté un certain nombre de traits aux deux traductions de la C.U.F. par L. Herrmann et par F.-R. Chaumartin. La belle version de F. Dupont, bien adaptée à la scène, s’attache moins à la lettre du texte. 19 Ainsi en va-t-il aussi, ne l’oublions pas, des empereurs contemporains, issus par Énée de Vénus et promis en principe à l’apothéose. 20 Les conditions dans lesquelles il a été ensuite banni demeurent obscures. 21 Et l’histoire n’est pas finie : voir infra, note 27.

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LA VENGEANCE CHEZ SÉNÈQUE plus près de l’amour : « c’est là un crime digne d’Atrée, » déclare celui-ci, « et digne de Thyeste : l’un comme l’autre pourrait le commettre » (dignum est Thyeste facinus et dignum Atreo/quod uterque faciat, 271-272.). Cette égalité de départ implique émulation et impose d’autant plus l’inégalité de la fin à poursuivre. Qui se contente du talion, ce match nul de la haine ? ce n’est pas se venger que rendre la pareille. Quand la vengeance passe par les tribunaux, elle exige au moins la confusion et l’humiliation de l’offenseur. Dans la tragédie sénéquienne, pour surpasser l’autre, il faut se surpasser soi-même. Thyeste a longuement hésité à revenir à Mycènes. Son fils Tantale, naïvement confiant parce que dépourvu d’expérience de la vie et du mal, l’a convaincu (404-490). Il arrive au palais et va se présenter à son frère. La scène de l’entrevue frôle la comédie : a-t-on jamais fait ressentir avec autant de force l’allégresse cynique de manœuvrer et de tromper en toute lucidité ? Atrée jouit du double plaisir d’être à la fois auteur et spectateur d’une manipulation parfaitement huilée. On pense à l’entrevue de Don Juan, autre méchant prestigieux, avec M. Dimanche22. Mais l’enjeu n’est pas le même et toute la sensualité animale de la vengeance, la feritas d’Atrée, éclate dans une étonnante comparaison, quand lui-même s’identifie au chien flairant le sang : « Le fauve est enfermé dans les filets que j’ai tendus : le voici lui-même et, aux côtés du père, l’espoir de cette race odieuse. Ma haine désormais est en lieu sûr : enfin Thyeste est tombé entre mes mains ; il y est tombé et même tout entier. À peine puis-je maîtriser mon âme, à peine ma rancune se laisse-t-elle refréner. Ainsi, quand le chien d’Ombrie au flair subtil suit la trace des fauves, retenu par une longue laisse, le museau à terre, il scrute la piste ; tant qu’il ne sent encore qu’au loin l’odeur persistante du sanglier, il obéit et son museau flaire silencieusement chaque place ; mais quand la proie s’est rapprochée, il résiste à plein collier, implore en gémissant le maître trop lent et il s’arrache à la main qui le retient. Quand la haine respire le sang, elle ne sait se dissimuler : dissimulons-la pourtant. Vois comme sa chevelure alourdie par une épaisse crasse tombe sur son visage désolé, vois l’état hideux de sa barbe. Assurons-le de notre foi : Quelle joie de revoir mon frère ! Rends-moi ces embrassements si désirés : que toute haine qui exista entre nous soit oubliée, que, de ce jour, les liens du sang et de l’affection soient en honneur : condamnons nos ressentiments, bannissons-les de nos âmes » (491-511).

Le texte des tragédies nous est parvenu sans didascalies. On ne voit pas ce qu’elles apporteraient ici, tant les paroles souveraines d’Atrée portent en ellesmêmes la mise en scène. La description de Thyeste, introduite par l’impératif aspice, « vois » et/ou « voyez » (505-507), impose au spectateur le regard du héros sur son frère23. Et comment plaindrait-on celui-ci, quand, oubliant le plaidoyer préparé, il s’attendrit et tombe, l’imbécile, dans un repentir humide qui n’est que faiblesse d’âme ? « Je pourrais me justifier de tout, si tu ne te montrais tel : mais je l’avoue, Atrée, je l’avoue : j’ai commis tout ce dont tu m’as cru coupable : l’affection que tu me témoignes aujourd’hui a rendu ma cause bien mauvaise. Oui, on est vraiment coupable, quand on a paru coupable aux yeux d’un si bon frère » (512-516).

Un banquet doit sceller la réconciliation. Conformément à la tradition du théâtre classique, c’est un messager qui nous apprend comment Atrée a découpé, rôti, préparé les enfants pour les servir à leur père. Voici Thyeste attablé au festin,

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Richard III, autre admirable méchant, séduisant Anne, paraît d’abord plus proche, mais cette séduction est avant tout au service de son ambition. — Le tyran des anciens passe parfois pour un type conventionnel : rendons cet hommage à Saddam Hussein qu’il fait revivre avec talent ce type. 23 Voir F. Delarue, 2004.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS tandis qu’Atrée triomphe — ou croit triompher ? Selon une tradition sans doute répandue à Rome par Varius, dramaturge proche de Virgile, le soleil, en voyant le funeste banquet, recula jusqu’au point de son lever et l’obscurité s’établit sur terre24. Il en faudra plus pour gâcher l’exaltation d’Atrée. « Égal aux astres, j’avance, bien au-dessus de tous : ma tête superbe touche les hauteurs du ciel. Enfin je possède les privilèges de la royauté, enfin, le trône paternel. Je donne congé aux dieux : j’ai atteint le comble de mes vœux. C’est bien, c’est satisfaisant, suffisant même pour moi. Quoi ? suffisant ? Je veux poursuivre, emplir ce père de ses fils morts. Pour éviter que la honte me retienne, le jour s’est retiré : poursuis, tant que le ciel est vide. Ah ! que ne puis-je retenir les dieux en fuite et les traîner de force pour leur faire voir à tous le festin vengeur ! — Mais c’est suffisant : que le père le voie ! Même si le jour s’y refuse, je dissiperai pour toi les ténèbres qui te dissimulent ton malheur. Voilà trop longtemps que tu es attablé au banquet, le visage serein et souriant ; tu as maintenant assez accordé à la table, assez à Bacchus. Pour de tels maux, il me faut un Thyeste sobre » (885-901).

Ici encore Atrée organise la mise en scène. Sur son ordre, la porte du palais s’ouvre. Après avoir joui d’avance du spectacle de la révélation future, il va se délecter du présent qu’il nous fait voir par ses yeux. Il va de ravissement en ravissement : eructat (911), Thyeste rote ; ecce iam cantus ciet (918), voici maintenant qu’il chante ! L’ivresse répugnante de l’ivrogne vautré dans la pourpre et l’or évoque le sommeil du Cyclope de l’Odyssée : « Vous tous, serviteurs, ouvrez les portes du palais et que la demeure en fête se découvre à la vue. Quel plaisir d’observer quelles couleurs prendra son visage, quand il verra la tête de ses enfants, quelles paroles laissera échapper sa première douleur ou bien comment, perdant le souffle, son corps, de saisissement, se raidira ! C’est là le fruit de toutes mes peines. Je ne veux pas le voir malheureux, mais prenant conscience de son malheur. La demeure ouverte étincelle de mille flambeaux. Lui-même gît sur le dos parmi la pourpre et l’or, sa main gauche supportant sa tête appesantie par le vin. Il rote. Oh ! me voici le plus élevé des dieux, le roi des rois — bien au-delà de tous mes vœux ! Il est repu ; dans une vaste coupe d’argent, il se gorge de vin pur. Bois sans compter ! de tant de victimes, il reste encore du sang et la couleur d’un vieux vin le masquera. Oui, oui, c’est bien là la coupe pour clore un tel festin ! Que, dans ce mélange, le père boive le sang des siens : il aurait bu le mien. Et voici maintenant qu’il se met à chanter des paroles joyeuses, et qu’il n’est plus suffisamment maître de sa raison ! » (901-919).

Sept fois, dans ces 29 vers reviennent satis, « assez » et les formes apparentée (sat, satur). On est ici sous le signe de la satiété, une satiété sans cesse proclamée, mais qu’en réalité la vengeance n’atteint jamais. Dans ces scènes oppressantes, s’impose la présence immanente, invisible, de Tantale et du supplice qui le laisse éternellement insatisfait25. L’empathie, possible dans les deux scènes présentées auparavant, ne l’est plus. Atrée va continuer à plaisanter, poursuivre son frère d’atroces taquineries, jusqu’au moment où il lui découvre la tête de ses enfants : « reconnais-tu tes fils ? — Je reconnais mon frère » (1005-1006). Sur la fin de la pièce, il existe un excellent article (en anglais) de G. Meltzer sur l’« humour noir » dans Thyeste26. Ce critique rapproche de la situation finale une anecdote contée dans le De ira (III, 17, 3-4). Lysimaque, général d’Alexandre, puis roi de Thrace, avait fait jeter dans un cachot un certain Télesphore. À force de 24 Il existe, pour les Stoïciens, une tension constante entre microcosme et macrocosme, entre l’homme et l’univers. On constate ici une sorte d’inversion de l’ordre cosmique ordinaire : ce ne sont plus des prodiges qui annoncent les malheurs des hommes, mais les crimes humains qui provoquent les prodiges (il en va constamment ainsi dans les tragédies de Sénèque, mais aussi chez Lucain et chez Stace). 25 Cf. Ch. Segal, 1986, p. 333-334, en part. sur le rôle du (des) corps. 26 G. Meltzer, 1988.

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LA VENGEANCE CHEZ SÉNÈQUE privations, de mutilations, de mauvais traitements, il avait réussi à lui faire perdre toute apparence humaine : « devenu monstre par son châtiment, il avait cessé même d’inspirer la pitié. Pourtant, si celui qui subissait ce supplice ne ressemblait plus du tout à un homme, celui qui l’infligeait lui ressemblait moins encore ». Telle est bien la situation, du moins lorsque se termine la pièce sur une ultime pirouette d’Atrée. À Thyeste appelant sur lui le châtiment divin27, il rétorque : Te puniendum liberis trado tuis, « toi, pour ton châtiment, c’est à tes enfants que je te livre » (1112) — autrement dit : tu n’es pas près de les digérer ! Atrée ne peut que faire horreur (comment en serait-il autrement ?) et la morale trouve évidemment ici son compte. Mais telle n’est pas la beauté principale de la tragédie. Car Sénèque en même temps, plus peut-être que tout autre (à l’exception certes de Shakespeare, mais Shakespeare, comme les deux grands tragiques français classiques, doit beaucoup à Sénèque28), sait nous faire partager un moment la sauvage volupté de la vengeance, la volupté d’être tyran. Voluptés illusoires, dit-il assurément, que celles de ce tyran monstrueux et superbe, mais dont il ne détourne pas les yeux. Est-il possible de combattre le Mal sans le comprendre, sans en évaluer à leur juste valeur les attraits ? C’est une question qui mérite au moins d’être posée. Fernand DELARUE euraled@club-internet.fr BIBLIOGRAPHIE BELLINCIONI M., Educazione alla sapientia in Seneca, Brescia, 1978. DANGEL J., « Les dynasties maudites dans le théâtre latin de la République à l’Empire », Ktema, 12, 1987, p. 149-157. DELARUE F., « Cicéron et l’invention du regard », L’information littéraire, 56, n° 4 (juilletseptembre 2004), p. 32-41. DUPONT F., Les Monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1996. DUPONT F., Médée de Sénèque ou Comment sortir de l’humanité, Paris, Belin, 2000. FILLION-LAHILLE J., Le De ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Paris, Klincksieck, 1984. GRIMAL P., Sénèque ou la conscience de l’Empire, Paris, Belles Lettres, 1978. LÉVY C., Cicero Academicus, Recherches sur les Académiques et sur la philosophie cicéronienne, Rome, 1992. MELTZER G., « Dark wit and black humor in Senecas’s Thyestes », Trans. of the American Philol. Assoc., 118, 1988, p. 309-330. SEGAL Ch., « Boundary violation and the landscape of the self in Senecan tragedy », in Interpreting greek tragedy ; myth, poetry, texte, Ithaca, 1986, p. 315-336.

27 Avec sa propre fille, Pélopie, Thyeste engendrera Égisthe, qui tuera Atrée, et dont on connaît le destin ultérieur comme amant de Clytemnestre. Aussi bien est-ce le spectre de Thyeste qui ouvre l’Agamemnon de Sénèque. 28 Et aussi R. Garnier, ainsi que le montre, dans ce volume, l’article de S. Freyermuth. Les Élisabéthains ignorent le théâtre grec. Corneille ne cache pas sa dette, au contraire de Racine, qui tente de la dissimuler. On a peine à imaginer dans quel mépris ont été tenues les tragédies de Sénèque, du milieu du XVIIe siècle jusqu’à une époque toute récente. On notera aujourd’hui la référence à Sénèque, au-delà du Titus Andronicus de Shakespeare, chez le dramaturge allemand Botho Strauss, à propos de sa pièce Schändung (représentée à Paris en 2005 sous le titre Viol).

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS DANS LE ROMAN DE H. BAZIN, VIPÈRE AU POING Vipère au poing, considéré comme roman de la révolte, est aussi un roman de la vengeance. Le thème de la vengeance dans cette œuvre pose une série de questions, sur ses mobiles, sur les relations sociales existant entre les acteurs, les formes qu’elle prend et ses conséquences. R. Verdier parle de l’interdit de la vengeance de sang dans la parenté. « Parricides et matricides, fratricides et infanticides ne peuvent être vengés, pareilles vengeances seraient la négation même de la famille… » [1, p. 89]. Dans ce roman les relations de sang entre les personnages se transforment en relation d’adversaires, suite à l’instauration et à l’application par la mère d’un règlement draconien à l’éducation des enfants, un règlement la dispensant en outre de toute tendresse. D’où un climat de « guerre civile » régnant dans la famille Rezeau. F. Hegel considère que le châtiment est imposé par une communauté, alors que la vengeance est strictement affaire d’individus [2]. Dans l’atmosphère irrespirable créée dans la famille du narrateur, les actes des enfants sont envisagés comme individuels. Nous porterons notre attention sur les effets vengeurs d’une éducation dure et rigide appliquée et pratiquée par la mère (Bazin a vraisemblablement lu Freud, et en particulier « L’histoire d’une névrose infantile » [L’homme au loup] in Cinq psychanalyses) et sur l’interaction entre les méthodes d’éducation et de correction d’une part, l’émergence du sentiment de vengeance d’autre part. La vengeance a sa structure logique : ses acteurs, le déclencheur et le vengeur, les motifs qui engendrent cet acte, l’acte comme tel et les effets de cet acte. Cette structure donne à l’acte le caractère d’un système où tout s’agence et se hiérarchise au niveau psychologique. Selon E. Forsyth la vengeance a sa place dans le système légal de certaines cultures comme système vindicatoire. «… il est… un code social ayant ses règles et ses rites pour ouvrir, suspendre et clôturer la vengeance… » ¨ [3, p. 11]. Le déroulement de cet acte se caractérise par sa conceptualisation, la recherche d’une forme et d’outils, sa mise en place, et enfin l’établissement d’une certaine équité. Notons que certains personnages du roman jugent ou sont censés juger comme le font le père et le grand-père du narrateur. Le parcours de la vengeance sera représenté par un schéma qu’on trouvera plus loin dans notre exposé. Si, analysant les origines de la vengeance, nous les limitons aux mesures appliquées par la mère aux enfants, nous constatons que ces mesures, contrastant 163


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS avec l’éducation reçue de leur grand-mère pendant l’absence de la mère, provoquent en eux des états d’âme particuliers et nouveaux. La liaison existant entre ces entités nous a incitée à faire, par une approche catégorielle, l’examen de leur interaction selon les trois catégories de l’action, de l’état et de la qualité. Cette analyse nous a permis de mettre en évidence le caractère circulaire de la vengeance : - Dans la plus grande partie du roman ce sont les enfants qui se vengent de la maltraitance qu’ils subissent, le comportement de la mère apparaissant comme l’élément déclencheur de cet acte ; - Dans une moindre proportion la mère se venge à son tour des tentatives des enfants d’établir une équité entre les actes de Folcoche et les leurs.

Ces actes de vengeance se déroulent alternativement, les acteurs changeant de rôle : actes pervers de la mère, riposte des enfants, riposte vengeresse de la mère, riposte vengeresse des enfants, et ainsi de suite… d’où une spirale infernale d’actes de vengeance dans lesquels il faut distinguer les discours des enfants, personnages de « l’énoncé énoncé » (au sens que donne Joseph Courtés à cette expression) et ceux de l’énonciateur – adulte (énonciation énoncée) racontant son histoire en jouant sur les deux registres, celui de l’enfant du passé qu’il fait parler, et celui de l’adulte s’investissant dans cet enfant, mais n’échappant pas à la mise à distance, d’où l’impression pour le lecteur d’entendre parfois deux voix différentes d’un même personnage dédoublé en deux acteurs. La vengeance de sang est généralement conçue comme un acte qui ne s’accompagne pas de discours, car la parole au moment de la réalisation de l’acte s’efface. Elle n’est pas nécessaire parce que les dommages corporels, matériels sont suffisants pour se passer de commentaires. Accomplis par des gestes physiques, ceux-ci deviennent des signifiants para-verbaux. Généralement un discours intérieur précède l’acte de vengeance, il prépare le vengeur, lui donne du courage, l’assure, l’exalte, le pousse à satisfaire ce besoin irrésistible qui l’obsède, jour et nuit parfois, et dans la majorité des cas cette expression n’est pas verbalisée. Mais il est des cas où l’acte de vengeance s’accompagne de discours prenant la forme de phrases-interjections, de phrases entrecoupées, non structurées selon les normes grammaticales, etc., ce qui s’explique par l’état psychologique du sujet vengeur. En fait, c’est la nature de l’acte de vengeance qui détermine le type de discours. Quand le discours de la vengeance se présente comme un ensemble d’énoncés produits au moment même de l’acte de vengeance, quand il y a coïncidence spatio-temporelle du dire et du faire, l’acteur est sujet de deux actes, le verbal (discours) et le passage à l’acte physique (corporel). Dans « Vipère au poing » chaque acte d’insoumission, d’inacceptation par les enfants de leur maltraitance est suivi d’une intensification des mesures draconiennes prises par leur mère. Les enfants, ayant souffert dans leur chair des mesures de correction qui leur ont été infligées, cherchent, à leur tour, à répondre à ces actes par des actes plus cruels encore. Les motifs de la vengeance : l’interaction entre action, état et qualité Les sources de la vengeance, en réactions aux mesures prises par la mère, sont nombreuses, diverses, des plus ingénieuses, et leur évocation occupe au niveau lexical une place très importante dans le roman : 164


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS DANS LE ROMAN DE H. BAZIN… -- gifler avec une force et une précision qui dénotait beaucoup d’entraînement ; supprimer les poêles, les oreillers dans la chambre des enfants ; entretenir les chambres eux-mêmes ; coup de fourchette, dents en avant, vint ponctuer le dos de la main de quatre points rouges ; le grattage des allées du parc durant des années, tailler les bordures au ciseau ; me battre durant un quart d’heure, sans un mot, jusqu’à l’épuisement ; la première gifle me déporte de trois mètres ; coup de pied, au passage, dans le mollet ; une punition générale ; suppression du bateau ; ses interdictions devinrent un véritable réseau de barbelés ; la sanction du fouet ; être consigné trois jours de chambre ; réclamer la sanction du fouet ; rester consigné pendant huit jours ; dignité offensée ; Ferdinand sera fouetté, de plus, il restera enfermé dans sa chambre pendant un mois etc.

Lors de la fête, pratiquée par les Rezeau, les enfants devaient ramasser les balles de tennis, galoper à la recherche de tel chauffeur,… telles furent nos distractions. Dans cette atmosphère insupportable ils avaient créé un langage à eux, le finnois, par lequel ils communiquaient lorsqu’ils s’attendaient à de nouvelles vagues de représailles : Cette langue exclusivement parlée à la Belle Angerie et qui utilisait les doigts, les sourcils, les épaules, les pieds et même quelques sons primitifs.

Il est certain que les méthodes d’éducation et les conditions de développement des enfants ont des répercussions sur leur état physique et moral : Installer le régime de stakhanovisme, tout cheveu et toute espérance tondus de près, être transformés en petits serfs, en bêtes puantes ; nous vivions affublés d’hypocrisie et de loques ; nous respirons mieux depuis qu’elle étouffe ; être martyrisés avec sa permission, avec sa bénédiction, avec sa très distinguée complaisance. - Déjà, nous avions faim, déjà, nous avions froid. Physiquement. Moralement surtout.

L’état psychologique des enfants se manifeste également par leur réaction aux sentiments inacceptables et inimaginables que Folcoche avait à leur égard : - une antipathie irraisonnée, la mère devenue, critère de refus, l’impiété, corollaire de la révolte. Nous étions installés sur nos rancunes, comme les fakirs sur leurs lits de clous etc.

Au point qu’à leur tour ils deviennent négatifs : Le génie de la méchanceté nous habitait tous ; j’avais la dureté des garçons de quatorze ans, abrutissement d’une personne normale ; je suis sans chaleur ; notre sécheresse de cœur et d’esprit ; le mépris du tendre, nous avancions gaillardement sur la voie du vol domestique. Quatre ou cinq gifles distribuées en pure perte sur des joues qui ne rougissaient même plus etc.

Finalement, ces enfants sont devenus des enfants dénaturés, comme l’affirme le narrateur. La plus grave conséquence d’une telle éducation est que non seulement les enfants sont négatifs, comme nous venons de le dire, mais encore qu’ils deviennent étrangers à la tendresse, à la sensibilité, la piété filiale et la foi : Je déteste, oui, plus exactement, on m’a appris à détester les grosses bises… et autres démonstrations de tendresse. Toute foi me semble une duperie, toute autorité un fléau, toute tendresse un calcul. Les plus sincères amitiés, les bonnes volontés, les tendresses à venir… je les renierai.

Le sentiment le plus destructeur qui les anime est la haine : Haïr, c’est s’affirmer. Je suis, je vis, j’attaque, je détruis. La haine est un levier plus puissant que l’amour. Ces phrases sont celles d’un discours accusateur de l’enfant, l’énonciateur semblant parler au nom de tous les enfants. La haine, devenue dominante, suppose la destruction, le piétinement même de ce qui est humain, et, dans sa corrélation avec la vengeance, elle l’anticipe. Jean et ses frères se détachent du foyer paternel en éprouvant un sentiment de refus, de négation, de haine et de destruction.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Outre l’énumération des actes, des états et des qualités, l’auteur use de la rhétorique de l’intensification pour décrire ces entités : Nous avons atteint le gigantisme, le sentiment par rapport à la taille des enfants qui ne poussaient pas. Le trait intensificatoire du nom gigantisme marque les limites que peut atteindre la haine. Ayant atteint ses limites, intensifiée à l’extrême, après avoir occupé tout l’espace qu’elle peut se réserver, la haine se transforme en un autre sentiment, d’une intensité plus forte encore, la passion de nuire. N’ayant aucune autre issue ne pouvant l’étouffer, l’individu a besoin de se libérer de cette haine devenue passion qu’il transforme en actions destructrices et négatives, sinon il n’y résisterait pas physiquement. Il extériorise ce sentiment par différentes voies. Exemple évoquant le gigantisme de la haine des enfants : ayant appris de leur père que leur mère ne passera pas la semaine, ils se sont donné la main pour une ronde infernale et braillaient à qui mieux sur l’air des lampions : Folcoche va crever, Folcoche va crever ; Folcoche va crever…. La haine à l’état constant occupe tout l’espace de l’âme, elle règne sur elle : Mais ma haine à moi devine notre raison d’être et surtout de ne plus être. Lorsque la mère avait été hospitalisée, ce qui manqua aux enfants ce fut justement la haine : Nous étions désorientés…. La haine, beaucoup plus encore que l’amour, ça occupe. Comme des amoureux, selon l’auteur, Jean et Folcoche ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre : Folcoche m’était devenue indispensable comme la rente du mutilé qui vit de sa blessure. La mère et les enfants se copient dans leurs affrontements : - Ce que tu penses, je l’eusse pensé à ta place. Ce que tu tentes, je l’aurais tenté. Il n’est aucun sentiment, aucun trait de mon caractère ou de mon visage que je ne puisse retrouver en elle.

Cette identité psychologique permet au narrateur de créer, à partir d’un proverbe connu un proverbe de sens opposé : Qui se ressemble ne s’assemble pas toujours. Ayant analysé les traits de caractère de Folcoche et les armes auxquelles elle recourait, Jean, ayant perçu leur ressemblance avec celles qu’il utilise, dit à un moment : Folcoche est comme moi. Comme les méthodes, les manœuvres auxquelles recourait la mère pour corriger les enfants étaient très bien apprises par ceux-ci et étaient devenues les leurs… ton jeu est entré dans mon jeu ; ton jeu est devenu mon jeu. Les sentiments qui poussaient et déterminaient les deux adversaires à se venger étaient à tel point semblables qu’à un moment donné les différences entre eux s’effacent et leurs actes, leurs comportements deviennent identiques : ils ne pouvaient pas vivre l’un sans l’autre ; Jouer avec le feu, manier délicatement la vipère, n’était-ce point… ma joie favorite ? Causant des maux aux enfants, des souffrances injustes, toutes ces conditions mettent en cause leur existence physique, spirituelle et morale. C’est alors que la force défensive, la puissance réactive de l’énergie des enfants se met en marche, se retourne contre celle qui provoque cette réaction. R. Verdier affirme : Comme on se donne et se rend des présents et honneurs ainsi on se donne et on se rend des coups et injures, parce qu’on cherche à dépasser et à surpasser l’autre. La vengeance est alors le moyen de préserver l’équilibre et de restaurer le rapport de forces en obligeant l’adversaire de payer le prix de son offense [1, p. 91].

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS DANS LE ROMAN DE H. BAZIN… L’auteur expose pas à pas les transformations des enfants, leur métamorphose demandant une forme d’expression de tout ce qui s’était accumulé de négatif en eux. Tout le parcours de cette métamorphose est synthétisé sur le schéma cidessous. ACTES DE FOLCOCHE

offenses, vexations, humiliations surveillance suppressions interdictions persécution insultes

punitions sanctions

ÉTATS DES ENFANTS Æ Révolte

désespoir

goût du malheur

manque d’oxygène sentimental

sécheresse de coeur et d’esprit

abrutissement

QUALITÉS DES ENFANTS — Æ antipathie irraisonnée

mepris d’autrui

méchanceté

rancune

faim et soif physigues et morales

être martyrisés

Révolte et vengeance

dureté, cruauté

enfants dénaturés

Gigantisme de la Haine

Vengeance

Verbale

gestuelle

corporelle

La vengeance verbale La forme de la vengeance que les enfants choisissent est, en premier lieu, la forme verbale. La vengeance a comme signe avant-coureur le désir furieux. C’est à ce moment qu’on pourrait dire que les Furies vengeresses s’emparent de l’âme 167


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS offensée, humiliée, martyrisée, car le vengeur agit dans nombre de cas selon les règles imposées par le pathos et non celles de la raison. C’est, par exemple, le moment où Frédie, lecteur passionné, ayant appris la décision maternelle qui le prive de lecture pendant huit jours, devenu enragé, crée le surnom de Folcoche : - La folle ! La cochonne ! répétait-il… Et, tout à coup, contractant ces termes énergiques, il rebaptisa notre mère : - Folcoche ! Saleté de Folcoche. Nous ne la connaîtrons plus que sous ce nom.

Ce qui spécifie les discours de ce genre c’est la syntaxe : phrases exclamatives et répétitives traduisant les cris d’une révolte qui, parvenue au paroxysme, débouche sur la création du surnom de Folcoche. Cette création verbale comme forme de vengeance, contribue à assouvir le désir farouche de l’enfant de se venger de sa punition. Le discours de vengeance des enfants est toujours imprégné de moquerie, d’ironie, de sarcasme, et, le tragique qui s’en dégage :… cette tragédie, encore froide, rejoignit-elle le comique, lorsque notre mère s’improvisa directrice de conscience. Le statut social de vengeur-enfant ne permet pas à cet âge de recourir à d’autres formes de vengeance que la vengeance verbale, celle dont se sont servis les enfants dès qu’ils eurent pris conscience des mesures draconiennes que prévoyait le règlement de leur mère. Elle consista à écrire sur tous les arbres du parc « V. F. », c’est-à-dire « Vengeance à Folcoche » ! Le discours que l’enfant prononce en son for intérieur est un discours-dialogue d’accusation, de négation du lien de parenté, un discours plein d’une haine et d’un mépris qui le marqueront à vie : Je me souviens, je me souviendrai toute ma vie Folcoche… Les platanes, pourquoi portentils ces curieuses inscriptions, ces V.F. quasi rituels, que l’on pourra retrouver sur tous les arbres du parc… tous, sauf un taxaudier que j’aime ? V. F… V. F… C’est-à-dire vengeance à Folcoche, gravée dans toutes les écorces, et sur les portirons de fin d’année, et sur le tuffeau des tourelles… verbes français… Non, ma mère, il n’y a plus qu’un seul verbe qui compte ici, et nous le déclinons correctement à tous les temps. Je te hais, tu me hais, il la haïssait, nous nous haïrons, vous vous étiez haïs, ils se haïrent ! V. F… V. F… V. F… V. F….

À ce stade de l’évolution de leur rancœur c’est ainsi qu’ils se vengeaient de leur état de serfs, de bêtes puantes. Les inscriptions sur les arbres, les mots gravés dans toutes les écorces des arbres, sur les marges des cahiers, sur la pierre étaient le moyen de se venger de leurs vexations, humiliations, interdictions, suppressions, punitions, de tout ce qu’ils avaient subi, seule voie d’assouvir leur soif de vengeance sous une forme autre que la vengeance physique. L’excessif dans le discours marqué par l’énumération des locatifs, exprime la volonté des enfants cherchant à équilibrer les forces, à dépasser et surpasser leur adversaire. Ce discours reflète l’émotion profonde qui perturbe l’enfant. E. Forytsh trouve qu’il serait difficile d’imaginer une vengeance où l’émotionnel ne jouerait aucun rôle [3], même si les actes de vengeance sont toujours effectués par les enfants à froid et avec satisfaction. Le discours intérieur de l’enfant-narrateur, reproduisant aussi celui de ses frères, est en fait celui d’un l’adulte dialoguant avec sa mère. Il adresse à sa mère des paroles de haine, d’une haine au superlatif, celle-ci s’étant construite dans son passé, reste vive dans le présent de l’écriture et se projette dans l’avenir. Il la portera tout au long de sa vie : …il n’y a qu’un seul verbe qui compte ici, celui de haïr. Ce sentiment est marqué d’une façon redondante, par sa conjugaison au présent, au futur et au passé 168


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS DANS LE ROMAN DE H. BAZIN… avec l’emploi significatif des pronoms désignant à la fois destinateurs-vengeurs et destinataires-victimes : Je te hais, tu me hais, il la haïssait, nous nous haïrons. L’effet perlocutoire du discours est surtout obtenu par la répétition des embrayeurs, par la réflexivité de leur fonction. Le tu énonciatif signifie un destinataire vraiment unique au monde, puisque c’est un monstre, un individu-animal qui habite la mère, un double de la mère, comme le constate le narrateur. Le nous représentant à la fois les enfants et Folcoche, montre comment la similitude des sentiments que se portent les adversaires les réunit. Par les expressions verbales vous vous étiez haïs, ils se haïrent, l’énonciateur fait apparaître un locuteur implicite qui ne s’identifie pas au premier, mais se présente comme un inconnu, celui qui juge les relations entre les enfants et la mère. Cet inconnu, c’est l’enfant avec ses qualités primaires, mais c’est aussi l’enfant devenu adulte, l’enfant défiguré qui se positionne comme lecteur à l’égard de ce qu’il a dit, de ce sur quoi il porte un jugement de valeur. On sent à travers ces lignes le regret qu’éprouve ce locuteur-juge quand il considère le caractère cruel, impensable, inacceptable du jeu des relations dans lequel furent pris ces acteurs. La répétition de la phrase, les points de suspension marquent une tension intérieure, une sorte d’essoufflement de l’énonciateur pour extérioriser tout ce qu’il portait en lui. La haine s’étant transformée en passion violente, les habitait et les accompagnerait désormais toute leur vie, car elle était devenue le mobile de tous leurs actes de défense, d’offense, de raillerie, d’attaque, de révolte et de vengeance. Le désir, l’obsession de la vengeance est destructeur, parce que, comme le constate F. Flahault, ce désir «… tend à absorber en lui tout projet de réalisation de soi. Celui qui veut se venger investit toute sa réalisation de soi dans l’autre : il reste enchaîné à ce que l’autre lui a fait, il est devenu incapable de se projeter dans un avenir qui serait à lui ; son avenir n’est que la réplique inversée de son passé dominé par l’autre » [4, p. 51-52]. En s’évadant de sa chambre et en prenant le train pour Paris afin de prier ses grands-parents de lui faire justice, Brasse Brouillon laisse le mot :… ce mot se réduisait à deux lettres, deux colossales majuscules… : « V. F ». L’épithète colossales qualifiant le nom majuscules, est en harmonie avec le gigantisme de la haine, alors que les initiales désignent des actes à venir. La vengeance gestuelle Le premier acte de vengeance strictement gestuelle est celui de la pistolétade, geste consistant à regarder l’autre dans ses yeux, ce qu’exigeait souvent Folcoche : Je n’aime pas les regards faux. Regardez-moi dans les yeux. Je saurai ce que vous pensez. L’enfant-vengeur s’attaque donc aux yeux, plus précisément au regard. Pour décrire ce geste de fixer Folcoche dans les yeux, le narrateur use du lexique anatomique et gestuel : Regarder fixement, regarder dans les yeux, ton regard se lève, baisser les yeux, pistoléter à mort, fusiller de la prunelle, la paupière haute ne daignant même ciller, mon regard tendu vers ta vipère de regard à toi, détourner le regard, un rapide battement de cils trop courts, durcir ton vert de prunelle, ton vert-de-gris de poison de regard, une méprisante pression de la prunelle etc.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Ce geste était pour Folcoche un geste de soumission lui permettant de voir si les enfants mentaient ou non, mais c’est elle qui leur avait enseigné l’art de mentir. Ainsi celle qui suscite la vengeance, involontairement leur donne des leçons de vengeance, leur prêtant des armes qui se retournent contre elle, puis de nouveau contre eux : - Tu as forgé l’arme qui te criblera de coups, mais qui finira par se retourner contre moimême.

Frédie avait réussi à fixer Folcoche dans les yeux durant quatre minutes. Jean, qui avait décidé lui aussi de « pistoléter » Folcoche, réussit à faire durer la provocation pendant huit minutes. On parlerait en psychanalyse d’interaction compétitive [5], la durée des regards ayant une fonction d’accroissement de la tension s’ajoutant à l’intensité même des regards. Regarder l’autre dans les yeux durant huit minutes est un indice de l’agressivité du sujet regardant, de sa dominance, de sa volonté de soumettre pour la première fois la mégère. L’état émotionnel est en corrélation avec le regard et le discours intérieur de l’enfant : Tu ne me prendras pas en défaut.…. Je suis terriblement correct. Aucune faille dans mon attitude. Je peux te regarder fixement, Folcoche., c’est mon droit. Je te fixe donc, je te fixe éperdument. Je ne fais que cela de te fixer. Et je te parle en moi. Je te parle et tu ne m’entends pas. Je te dis : « Folcoche ! regarde-moi donc », « Folcoche je te cause ». Alors… ton regard se lève comme une vipère et se balance, indécis, cherchant l’endroit faible qui n’existe pas. Non, tu ne mordras pas, Folcoche ! Les vipères ça me connaît.

Le verbe pistoléter, pistoléter à mort, est un néologisme fabriqué par les enfants, dérivé du mot pistolet. Il se substitue à la locution tirer au pistolet sur la mégère, le pistolet, métaphore du regard, en fait une arme. Si à ce stade du roman le discours des enfants était surtout défensif, il prend désormais un caractère offensif, le dire devenant un faire, marqué par l’impératif, la valeur impérative du futur et le présent ayant une valeur déictique. L’ordre qu’il s’imagine imposer à Folcoche, lui donne la force de lui opposer une résistance acharnée, voire de lui faire peur. L’embrayeur tu, dans cette situation d’énonciation peu ordinaire, outre sa fonction déictique, devient l’objet et la cible de l’attaque du vengeur. Le pathos, dont ce discours est imprégné, concerne le dit non verbalisé de sa voix intérieure. Il constitue à la fois une explicitation tacite d’un faire perlocutoire se réduisant aux verbes de parole et aux verbes décrivant les mouvements de ses yeux et de ceux de Folcoche. (répétition des verbes fixer, regarder). L’enfantnarrateur va jusqu’à user de son regard pour cracher mentalement sur Folcoche : Ah ! Folcoche de mon cœur ! Par les yeux, je te crache au nez. Je te crache au front, je te crache…. Les fonctions du geste et de la parole de l’enfant sont différentes : le premier prend en charge ses intentions vindicatives, remporter une victoire et satisfaire un plaisir attendu depuis longtemps, tandis que la parole se charge de l’émotionnel en permettant l’extériorisation des tensions subies par le corps dans cette atmosphère de combat acharné. La détermination de l’enfant de soumettre Folcoche à sa volonté est signifiée par les entorses aux règles habituelles de structuration syntaxique des phrases. Dans une telle situation de forte tension on ne se préoccupe pas toujours de la forme des énoncés. L’absence d’interruptions et de petites pauses s’explique par la volonté de l’énonciateur de ne pas tarir le flux de son langage intérieur. La moindre pause aurait pour effet la modification de l’axe de son regard et risquerait de le faire échouer. Secondé par le monologue intérieur, le vengeur veut pistoléter à mort 170


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS DANS LE ROMAN DE H. BAZIN… Folcoche pour la dominer et lui faire saisir sans l’expliciter sa victoire, dont il veut qu’elle prenne conscience. Par la fréquence des embrayeurs de la première personne, je (ouvrant plusieurs phrases), le déterminatif possessif mon, l’enfant s’affirme, affirme son acte et tient bon. La répétition du je vengeur (Je te fixe donc, je te fixe éperdument. Je ne fais que cela de te fixer) a une fonction d’intensification dont les effets sur l’enfant sont stimulants et positifs, ils lui permettent de contrer le regard de la vipère, de lui faire baisser les yeux. C’est un travail que l’enfant fait sur son adversaire et sur soi-même, le dernier se présente comme un bénéficiaire de son énoncé, terme de S. M. Evoy [5, p. 59]. Le verbal intérieur se fusionne avec le paraverbal dans la phrase impérative, Folcoche ! regarde-moi ! Ce n’est pas une prière, c’est un ordre par lequel l’enfant veut obtenir une revanche, une victoire sur l’insoumise et indomptable vipère. Par les points de suspension dans la phrase Alors ton regard se lève…, l’auteur traduit le temps de la réaction de Folcoche, le moment mis pour que son regard vienne croiser le sien, le non, tu ne mordras pas montrant que Folcoche n’a pas trouvé la faille. Supporter le regard de Folcoche durant huit minutes, c’est s’affirmer et vaincre la Vipère dans le corps de la mégère : — C’est fini ! Tu es vaincue. Tu as trouvé le prétexte pour te détourner. Néanmoins, ce n’est pas une défaite définitive et voici comment l’enfant interprète le geste de détourner les yeux : - Qui parle de défaite ? Un échec, c’est tout ce que vous avez subi. Allons d’échec en échec jusqu’à la victoire. D’où ce plaisir que prend l’enfant au combat :… je te provoque avec une grande satisfaction. Nous jouons au plus fin, au plus fort. Notons qu’une des spécificités du discours vengeur de l’enfant est la négation, qui est une des caractéristiques de ce roman : « L’enfant-narrateur adulte » nie en particulier l’éducation qu’il interprète comme une escroquerie. La vengeance corporelle Et, comme je souris au millimètre, d’un sourire à peine perceptible pour tout autre que toi, tu te venges en réitérant le coup de fourchette sur le dos de la main de Frédie, en choisissant l’endroit le plus sensible, à la jointure des doigts… Quatre petites perles de sang apparaissent, parce que tu as frappé un peu trop fort.

La vengeance gestuelle des enfants a comme réponse la vengeance corporelle de la part de Folcoche : les quatre perles de sang apparurent. Les acteurs de ce drame changent de rôles : Folcoche, après avoir imposé aux enfants une seule expérience du monde, celle de la haine, mal qu’elle portait en elle et qu’elle leur avait transmis, n’apparaît pas seulement par la suite comme élément déclencheur de la vengeance, mais devient elle-même vengeresse, les vengeances s’enchaînant alors en cascade. Il faut souligner que les discours en réaction immédiate aux actes de vengeance de la mère, ne figurent pas dans le roman pour la raison que l’enfantvengeur en qualité de narrateur se concentre sur son vécu psychologique personnel et non sur celui de sa mère. Certains actes de vengeance, en annonçant d’autres, sont dirigés contre la Vipère d’une manière indirecte : ainsi les enfants s’attaquent aux objets auxquels Folcoche tient beaucoup : son plaid, ses timbres-poste, ses semis de fleurs, ses 171


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS oiseaux. La puissance de leur haine est proportionnelle au prix qu’elle attachait à ces objets : C’est moi qui ramassais leur crotte blanchâtre (des hirondelles) pour lui dédier cette marque d’estime et d’affection. Ses plus beaux timbres-poste ne se déchiraient pas tout seuls. Savez-vous quels dégâts peut causer, dans une serrure, un petit bout d’épingle glissé dans le mécanisme ? Quant aux semis de fleurs, ne vous étonnez pas s’ils refusaient de prospérer. Pisser dessus, régulièrement, ne les arrange pas. Dois-je vous parler de la mort des hortensias… grâce à la solution d’eau de Javel dont Frédie les arrosa consciencieusement.

Par ce discours l’enfant-vengeur s’adresse à tous ceux qui peuvent l’entendre, surtout à ses semblables, aux « apprentis assassins » qui doivent le comprendre. Ce discours est souvent imprégné d’une ironie qui ne laisse pas le lecteur indifférent, car c’est un dialogue qu’il engage avec lui. - Ne craignez rien, ses gentillesses lui étaient retournées sous diverses formes.

Le premier acte de vengeance véritablement corporelle est la tentative d’empoisonner la mère avec des gouttes de belladone ce qui lui flanqua seulement une mémorable colique. Cet acte était aux yeux des enfants un événement important : Dans la salle d’études, nous attendions des événements tragiques. Rien ne se produisit…

Notons que la vengeance a son langage dans ce roman : étrangler, empoisonner, crime, arme, mort, étrangler, se venger, vengeance, victime, justice, machiavélisme, manœuvre, faire la justice, l’arbitrage etc. Ayant échoué dans leur projet, les vengeurs ne s’arrêtent pas là et cherchent un autre moyen qui puisse tuer leur adversaire. Le besoin de se venger les travaillait, c’est ce que Jean déclare dans son discours : Durant plusieurs semaines, je me torture l’imagination. J’avais beau dire, ce n’était pas si facile que cela. Je ne m’interrogeais pas sur l’énormité du crime, aussi naturel à mes yeux que la destruction des taupes ou la noyade d’un rat…, quelle occasion pourrais-je saisir ou provoquer, qui pût faire croire à la mort naturelle ! Pas si facile que cela, je vous le répète. Les assassins ou les apprentis assassins qui, me lisent, me comprendront certainement. - Ne vous en faites donc pas ! Nous la repincerons. Un accident est vite arrivé, fis-je…

L’occasion se présenta lors de leur promenade en bateau, plaisir qui leur avait été interdit. Folcoche apparut, mais tomba dans la rivière au moment où elle voulut sauter dans le bateau, car Jean avait donné un brusque coup de barre à droite en lui passant sur la tête. Feignant l’affolement, je laissai échapper ma godille, afin de me trouver dans l’incapacité officielle de lui porter secours. Le caractère criminel de leur acte et son énormité ne sont pas perçus par les enfants qui veulent parvenir à leurs fins, leur pensée n’étant occupée que par l’idée de faire mourir Folcoche. Ni les conséquences, ni la punition la plus dure qui suivraient, n’avaient prise sur eux : une seule idée les possédait, les obsédait : tuer Folcoche, et c’est à froid qu’ils décident de le faire. C’est très lucidement qu’ils font tout leur possible pour que Folcoche se noie, mais elle sut se maintenir à la surface de l’eau et put se sauver : - Elle va s’en tirer, la garce ! Il faut lui foutre un coup de talon sur la tête.

Les enfants cherchent alors d’autres formes d’expression de leur irrésistible désir de détruire, de blesser et même de faire mourir Folcoche en reportant leur rancune et leur désir de tuer sur les animaux, sur les oiseaux. Brasse Bouillon tue un martin-pêcheur : la mère étant sur ses œufs, il la saisit puis enfonce une épingle sous l’aile de l’oiseau. Comme il ne trouve pas le cœur du premier coup il plonge à plusieurs reprises l’épingle dans la plume chaude pour faire mourir l’oiseau, qu’il met ensuite dans sa poche. Assistant à cette scène, Cropette se détourna, cette fille ! 172


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS DANS LE ROMAN DE H. BAZIN… Ce texte montre le degré de cynisme qui habite désormais l’enfant, ainsi que sa cruauté. Le fait que Folcoche se soit sauvée d’elle-même ne marque pas la fin des actes de vengeance des enfants ni des contre-attaques de Folcoche, les deux camps n’arrêtant pas de se provoquer et de se porter des coups. Par exemple Folcoche accuse les enfants d’avoir fait un accroc à une chemise de Brasse Bouillon alors que c’est elle qui l’a fait volontairement pour pouvoir ensuite les en accuser. Elle veut également imputer à Brasse Bouillon le vol de l’argent de son portefeuille qu’elle avait caché sous la plinthe pendant son absence, afin de l’accuser de vol pour avoir un motif de l’envoyer en maison de correction : La vacherie est si simple que je m’étonne maintenant de ne pas en avoir été plus tôt la victime ; Se voler à elle-même cet objet, qu’elle choisira précieux, le fourrer dans ma couchette et, aussitôt, porter plainte, réclamer de mon père une fouille générale…

Jean la prend en flagrant délit, ceci lui permet de la traiter sur un pied d’égalité et de le qualifier comme une victoire, mais cette victoire entraîne sa destruction morale. Une espèce de guerre civile s’est établie entre les enfants et Folcoche comme si il y avait un pouvoir, le gouvernement de sa Majesté la mère, et l’opposition de ses adversaires. Le roman abonde en termes de guerre : Se ranger dans le camp de la mégère ; la guerre couvait sournoise, elle continuait ; la guerre ne quitta plus la maison ; capituler ; Mme Rezeau avait affaire à une coalition ; changer de tactique ; reprendre en main les rênes du gouvernement ; les principes de division ; la première contre-attaque de Folcoche ; lasser le bourreau ; manœuvrer les enfants ; elle se paie le luxe d’attaquer ; la neutralité de B VII ; l’amnistie est l’expédient des gouvernements faibles ; devenir l’ennemi un contre qui toutes les armes allaient devenir bonnes ; Il s’agit qui de nous aura les honneurs de la guerre ; craindre une résistance acharnée, l’assaut, avoir les honneurs de la guerre, la prise du pouvoir par la mère etc. nous n’avions aucune foi dans la justice des nôtres.

Les enfants veulent seuls se faire justice, mais les forces sont inégales et ils n’arrivent pas à mettre fin à ce terrible jeu. Dans cette situation Folcoche devait appliquer une de ses punitions des plus dures, ce qui décida Jean à s’évader de la maison pour aller demander justice à ses grands-parents. Jusqu’ici les enfants avaient réclamé justice auprès de leur père, mais n’ayant pas eu de réponse, ils ont recours à leurs grands-parents, les Pulvignec. Jean dit à un domestique qu’il croise en arrivant chez eux : - Eh bien ! Félicien, je suis victime d’une injustice qui blesse ma dignité. Je suis donc venu demander l’arbitrage de M. le sénateur, chef de la famille.

Comme M. Pulvignec ne voulut pas se mêler des affaires des Rezeau, et ne répondit pas au souci d’équité de l’enfant, c’est celui-ci qui assume le rôle de sujetjudicateur en prononçant un discours-verdict. Dans cette double fonction de victime et de juge, les deux rôles se superposent, la victime et le vengeur se jugeant rigoureusement sans s’excuser : …ma haine à moi devine notre raison d’être, surtout de ne plus être. La haine est un levier plus puissant que l’amour. - Je suis votre scandale, la vengeance du siècle… - Je suis la justice immanente de ton crime, unique dans l’histoire des mères.

Le je énonciatif est évidemment polyphonique : à travers son discours on entend l’enfant terrorisé, martyrisé, pleurer, l’enfant dénaturé crier, hurler, l’enfantvengeur portant des coups, l’enfant-juge jugeant Folcoche qui a empoisonné pour toujours l’humanité, le jeune homme ayant dûment étranglé la vipère, sa vipère, et affirmant : Le bien, c’est moi. Le mal, c’est vous. 173


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Conclusion La vengeance empêche la réalisation du moi parce que le vengeur ne finit que par se réaliser dans « l’autre », et que lui étant enchaîné, il devient cet autre. H. Bazin évoque pas à pas ce processus du « devenir autre » des enfants. La stratégie dissimulée de la vengeance mise en place par un individu le transforme dans le temps. La haine des enfants ne s’apaise qu’avec la revanche, mais celle-ci entraîne leur propre destruction. Le schéma que nous avons donné représente ce parcours à la fois suivi et supporté par les enfants. C’est dans ce parcours qu’interagissent les catégories des actes, actions, de la qualité et de l’intensité de ces dernières : leur intensité ayant atteint les limites que le procès ou la qualité admettent, appelle une réaction d’une intensité plus forte, et ainsi de suite. Finalement, l’accumulation des qualités négatives et l’intensité des mesures appliquées aux enfants par Folcoche créent chez eux le besoin d’une vengeance appelant la vengeance. Un des points forts de ce roman tient au fait que le lecteur, informé, séduit ou inquiété par tous les mouvements décrits de la pensée du narrateur – énonciateur, peut croire en la « réalité fictive » de ce personnage, et de ce fait à l’univers de référence créé par le texte. Sans que la réalité et la fiction ne se confondent complètement, le lecteur construit un Brasse-Bouillon très vraisemblable, ayant une réelle épaisseur psychologique, d’où l’impression d’une interférence entre le réel et l’univers fictif. On peut dire que le lecteur, au fur et à mesure qu’il progresse dans la lecture du roman, se soumet de plus en plus à « l’autorité narrative » de l’énonciateur. Se pose alors un problème : un lecteur voulant croire en la totale vraisemblance de cet univers de fiction où la vengeance du narrateur peut lui paraître se justifier, devient-il lui-même un lecteur – vengeur, ne serait-ce que le temps d’une lecture ? C’est le problème du contrat fiduciaire qu’évoque Greimas dans « Du Sens II », quand il montre que si l’énoncé engage l’énonciateur, c’est qu’il suggère engager l’énonciataire, l’un et l’autre étant engagés ensemble sur la route que leur ouvre le processus narratif du roman. Ce qui a pour effet de poser au lecteur les problèmes éthiques et philosophiques des personnages, et il n’est pas sûr qu’en fermant « Vipère au poing », il se soit défait de toute nature vengeresse ! Anna BONDARENCO Université d’État, Moldavie annabondarenco@yahoo.fr Bibliographie Verdier R., Vengeance, le face-à-face victime/agresseur, Paris, Éditions Autrement-Collection Mutations, N°228, 2004. Hegel Fr., Système de la vie éthique, 1802-1803. Forsyth E. Ch., La tragédie française de Godelle à Corneille, 1553-1640, le thème de la vengeance, Paris, Honoré Champion, Éditeur, 1994. Flahault F., « J’anéantis ceux qui me haïssent », Vengeance, le face à face victime/agresseur, Paris, Editions Autrement-Collection Mutations, № 228, 2004. Evoy S. M., L’invention défensive. Poétique, linguistique, droit, Paris, Éditions Métaillé, 1995.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS DANS LE ROMAN DE H. BAZIN… La vengeance dans la pensée occidentale (Texte imprimé J. Clavreul, G.Courtois, M.Davy), textes réunis et présentés par Gérard Courtois, Paris, 1984. La Vengeance, études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie (dir. R. Verdier, J.-P. Poly, G. Courtois) Paris, Cujos, 1981-1986. Feyereisen P., De Lannoy J.-D., Psychologie du geste, Bruxelles, Pierre Mardaga, Editeur, 1985. Rondel J. A. et Thibaut J.-P., Problèmes de psycholinguistique, Bruxelles, Pierre Mardaga, Éditeur, 1987.

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ODYSSÉE DE LA RANCUNE LA VENGEANCE COMME FONDEMENT ONTOLOGIQUE ET ARTISTIQUE DANS L’ŒUVRE DE CIORAN Nous nous proposons d’esquisser les principaux aspects sous lesquels la vengeance fonctionne à travers l’œuvre de Cioran en tant que principe ontologique (se rapportant au domaine de l’être et aux enjeux de la construction de l’identité) et artistique (renvoyant au domaine de la création). Notre analyse portera sur la façon avec laquelle Cioran conçoit l’écriture comme une forme de vengeance, de rébellion contre tout ce qui signifie système, histoire, société, idéologie ou dieu. La négation sera envisagée comme le mode de création le plus adéquat pour l’homme moderne qui voit dans l’expression un acte de soulagement, un acte libérateur, voire thérapeutique. Notre corpus principal est constitué par les propos énoncés par Cioran dans le chapitre intitulé « Odyssée de la rancune », du livre Histoire et Utopie (1960), chapitre qui peut être lu comme l’expression d’un véritable art d’être soimême, tout en excluant la présence et l’importance des autres. À ces propos s’ajoutent diverses références à des écrits comme Bréviaire des vaincus (écrit en roumain à Paris entre 1941-1944, publié en français à Paris en 1993), Précis de décomposition (1949), La Tentation d’exister (1956), ainsi qu’aux Cahiers de l’écrivain1. Il est important de souligner en premier lieu l’idée que, dans son œuvre, Cioran associe toujours la vengeance à la morale. Nous prenons le terme de morale au sens courant d’« ensemble de normes, de règles de conduite propres à une société donnée » et dans son acception philosophique de « théorie du bien et du mal, fixant par des énoncés normatifs les fins de l’action humaine » (Le Petit Larousse, 1998). En fait, comme l’a constaté Michel Jarrety, « la pensée de Cioran ne s’établit pas par-delà le Bien et le Mal, mais tout au contraire en deçà, dans les relations que la morale ne gouverne pas, et d’une certaine manière, c’est toute forme de moralité, justement qui se trouve ainsi congédiée »2. Cioran place l’existence entière de l’individu sous le signe de la rancune, notion dont l’acception première est associée à la mémoire, étant le « souvenir tenace que l’on garde d’une offense, d’un préjudice, avec de l’hostilité et un désir de vengeance ». Selon Cioran, la vie entière pourrait être envisagée comme une véritable « odyssée de la rancune », celle-ci 1

Les citations de l’œuvre de Cioran renvoient aux deux volumes parus chez Gallimard - les Œuvres (Œ) réunies en 1995 dans la collection « Quarto » et les Cahiers (C) publiés en 1997. Nous citerons aussi quelques déclarations de Cioran publiées dans le volume Entretiens, Paris, Gallimard, 1995 (E). 2 JARRETY M., La morale dans l’écriture Camus Char Cioran, Paris, PUF, 1999, p. 145.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS constituant la structure de base de l’individu : « Une rancune bien ferme, bien vigilante peut constituer à elle seule l’armature d’un individu : la faiblesse de caractère procède la plupart du temps d’une mémoire défaillante. Ne pas oublier l’injure est un des secrets de la réussite, un art que possèdent sans exception les hommes à convictions fortes, car toute conviction est faite principalement de haine et, en second lieu seulement, d’amour. Les perplexités sont en revanche le lot de celui qui, inapte précisément et à aimer et à haïr, ne peut opter pour rien, même pas pour ses tiraillements » (Œ, 1027). Cioran développe, d’une façon fragmentaire, résultant de son souci de l’inachèvement, du non-définitif et de l’instable, plusieurs pensées sur les ressorts de la vengeance. Son attitude et ses propos portent la marque de la contradiction sous-jacente qui caractérise d’ailleurs son œuvre entière, le « système » qu’il élabore étant régi par de nombreux paradoxes, inspirés probablement par le modèle des vacillations hamletiennes : « Ne pas se venger est la chose la plus difficile, la plus antinaturelle qui soit. Mais en se vengeant, on se met exactement au niveau de celui qu’on veut sanctionner. » (C, 437) Cioran semble déformer la célèbre formule du personnage shakespearien « Être ou ne pas être » en « Se venger ou ne pas se venger » et ajoute que c’est dans cette oscillation que réside le problème véritable de la morale (C, 437). En prenant comme référence l’attitude de Hamlet, attitude qui résulte du désabusement et du caractère désenchanté et désillusionné du personnage tragique à l’égard de ses proches et de la vie en général, Cioran estime que la vengeance représente « une délivrance dont on ne se relève pas. Soit qu’on se venge, soit qu’on ne se venge pas, on est malheureux. Peut-être vaut-il mieux choisir le malheur de ne pas se venger » (C, 503). Toutefois, l’auteur du livre intitulé d’une manière fort suggestive De l’inconvénient d’être né (1973), titre qui semble faire écho « au malheur de ne pas se venger », se rend compte qu’aucune des deux variantes possibles ne peut conforter l’âme de l’individu dans le bonheur ; ainsi, la vengeance et la non-vengeance sont-elles plutôt des sources de malheur et de mécontentement. L’auteur fait semblant de favoriser alternativement chacune de ces deux attitudes, ce qui oblige le lecteur, certain un instant d’avoir trouvé le chemin à suivre, à quitter ce chemin que la soudaine apparition de son contraire conteste. « Le malheur de ne pas se venger » est certes jugé préférable, mais Cioran nous donne l’impression de choisir la vengeance, en considérant que celui qui ne se venge pas et n’arrive pas à oublier, voire à pardonner et à ignorer définitivement ses pulsions de vengeance, continue à « entretenir des pensées de vengeance ». Sur le plan spirituel, cette attitude est considérée comme plus grave que l’acte de vengeance puisqu’une fois « la vengeance consommée, on se refait moralement ; l’espoir d’une ‘régénération’subsiste en tout cas ; alors que la rumination interminable de la vengeance nous envenime et nous rend impropres à tout progrès spirituel. L’assassin est plus près du salut que l’obsédé du crime » (C, 529). L’écrivain entrevoit aussi la possibilité d’une volonté accrue de résistance aux désirs de vengeance. La non-vengeance (associée à la résignation et au pardon), synonyme de « Savoir encaisser sans répondre, sans même envisager l’éventualité d’une vengeance » (C, 453), représente un véritable art auquel Cioran s’« évertue depuis si longtemps à apprendre sans y réussir, sinon à de rares moments, mais alors même comment savoir si [s] a victoire n’est pas le fruit de la lâcheté » (C, 454). Le penseur opère une nouvelle distinction, cette fois entre la non178


ODYSSÉE DE LA RANCUNE LA VENGEANCE COMME FONDEMENT ONTOLOGIQUE… vengeance et la lâcheté (cette dernière étant plutôt une « résignation dans l’immédiat »), en tant que renoncement à la vengeance se traduirait par l’oubli définitif : « Renoncer à se venger non dans l’immédiat mais dans l’éternité, encaisser tous les coups pour toujours » (C, 454). Pourtant, la vengeance est omniprésente et constitue le danger, voire « l’écueil contre lequel butent toutes les utopies », « l’obstacle majeur et invincible à l’instauration du Paradis » (C, 454). Le désir de se venger est jugé comme profond et intrinsèque à la nature humaine, étant difficile à réprimer ou à dompter : « Ce qu’il y a de plus profond en nous, c’est le désir de se venger. Être malheureux, c’est être dans l’impossibilité de se venger, c’est reculer indéfiniment la vengeance. » (C, 528). La vengeance agit secrètement, elle s’empare lentement du cœur et de l’esprit, se livre à un véritable travail de sape qui mine l’autorité de l’individu, sa maîtrise et son pouvoir. En fait, la vengeance devient un opposant redoutable qui « agit secrètement » et qui attaque à des moments imprévisibles : « je me venge sans le savoir dans les moments même où je me rengorge, où je me flatte d’être plus avancé en sagesse que n’importe quel autre mortel. Mon sang charrie de la vengeance » (C, 454). Vaincre ses impulsions de vengeance représente un exercice douloureux, difficile à accomplir, qui nécessite une extrême maîtrise de soi. L’écrivain se livre à une réflexion approfondie sur les causes qui déterminent l’apparition des sentiments de vengeance et s’interroge sur « les blessures d’amour-propre » qui se manifestent d’habitude en deux temps : l’impulsion de réagir (l’indignation) et la digestion (signe de sagesse) : « Je réagis aux ‘indélicatesses’, aux humiliations, comme n’importe quel écorché. Mais après avoir souffert, je me reprends, je me raisonne. Mes prétentions au détachement m’aident toujours, non pas à parer les coups, mais à les ‘digérer’. Dans toutes les blessures d’amour-propre, il y a un premier et un second temps. C’est dans le second que se révèle utile notre entraînement à la ‘sagesse’» (C, 539). Cette possibilité idéale de vengeance réglerait en effet la vie en commun. Notons toutefois que, dans ce cas, Cioran se réfère à une vengeance qui ne devrait pas s’accomplir, mais qui resterait plutôt au niveau d’une attente, d’une possibilité, une liberté de l’homme (tout comme la pensée du suicide). On observe chez Cioran un penchant pour l’état d’une révolte permanente qui anime de l’intérieur son existence ainsi que son écriture. La vengeance constitue le leitmotiv existentiel et scriptural, le mot d’ordre qui caractérise sa vision de la vie. Cette attitude en alerte permanente compte plus que l’existence d’un véritable ennemi ou d’un véritable objet de mécontentement : « Me suis levé avec un besoin de vengeance. Mais je ne sais pas contre qui me venger » (C, 274). La rage et la déchéance déclenchent l’apparition des états d’âme impossibles à maîtriser ou à contrôler : « Du matin au soir, je ne fais que me venger. Contre qui ? Contre quoi ? Je l’ignore ou je l’oublie, puisque tout le monde y passe… La rage désespérée, personne ne sait mieux que moi ce qu’elle est. Oh ! les explosions de ma déchéance ! » (C, 16) Pour Cioran, la vengeance s’érige non seulement comme un principe fondamental de son existence, mais comme une « règle de base » de l’humanité entière. Elle constitue la « donnée fondamentale de l’univers moral » (C, 237) et résulte de l’incapacité de l’homme de subir des affronts : « Plus je vais, plus je trouve que ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est le désir de se venger.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Personne ne ‘digère’une insulte, ni une humiliation, si insignifiante soit-elle » (C, 237). Avec le temps, Cioran renonce à l’attitude de « révolte » et il ne cède plus aux « rancunes », rejetant systématiquement leurs stimulations. « Jeune, mes rancunes étaient vivaces, et fécondes : elles me stimulaient ; vieux, elles sont sans vigueur, et n’apparaissent plus que sous forme d’accès, fréquents ou rares, selon le cas. Plus de continuité, de permanence. Un phénomène de dévitalisation » (C, 854). La solution que l’écrivain entrevoit se définit par la recherche d’un état d’équidistance entre la vengeance et le pardon : « Plus nous nous appesantissons sur nos blessures, plus elles nous apparaissent inséparables de notre condition d’indélivrés. Le maximum de détachement auquel nous puissions prétendre est de nous maintenir dans une position équidistante de la vengeance et du pardon, au centre d’une hargne et d’une générosité pareillement flasques et vides, car destinées à se neutraliser l’une l’autre » (Œ, 1034). Ces stimulations apparaissent plutôt comme des « accès », elles ne constituent plus un état d’esprit constant. Le penseur voit dans cet apaisement un signe de dévitalisation qu’il identifie aussi dans les phénomènes de civilisation. Pour Cioran, la civilité et la civilisation supposent une coercition d’une violence naturelle, puisque l’existence en société donnerait naissance à des sentiments d’intolérance, d’envie et de mépris. Dans le chapitre intitulé « Vues sur la tolérance » de son premier livre écrit en français, Précis de décomposition, Cioran dresse une liste de signes de vie, représentés par « la cruauté, le fanatisme, l’intolérance », auxquels il oppose les signes de décadence : « l’aménité, la compréhension, l’indulgence… » (Œ, 728-729). L’homme civilisé fait preuve d’une exténuation visible, il est empêché par les nouvelles lois morales de réagir en actes, en gestes de vengeance. Il doit se livrer plutôt à cet acte « contre nature » qu’est le pardon, entreprise infiniment plus difficile que le simple geste de vengeance. Considérant que le progrès annule tout ce qui relève de la liberté primordiale, Cioran propose un retour aux origines et admet, « dans la violence d’un arrachement rédempteur », la présence de l’autre, du Barbare par excellence, comme fort nécessaire à redonner du souffle et de l’énergie à cette « civilisation essoufflée » (Œ, 832). La vengeance suppose aussi une révision du rapport qui s’instaure entre le moi et l’autre et en tant que « signe de l’existence d’une volonté à soi », elle s’avère une nécessité absolue : « Tant que l’on possède une volonté à soi et que l’on s’y attache (c’est le reproche qu’on a fait à Lucifer), la vengeance est un impératif, une nécessité organique qui définit l’univers de la diversité, du ‘moi’, et qui ne saurait avoir un sens dans celui de l’identité. S’il est vrai que ‘c’est dans l’Un que nous respirons’(Plotin), de qui nous vengerions-nous là où toute différence s’estompe, où nous communions dans l’indiscernable et y perdons nos contours ? En fait nous respirons dans le multiple ; notre règne est celui du ‘je’, et il n’y a pas de salut par le ‘je’» (Œ, 1022). Les considérations de Cioran sur l’idée du prochain traitent toutes du rapport étroit avec la vengeance. L’idée du prochain est associée plutôt à la vengeance et Cioran considère que « la loi non écrite de toute communauté se [réduit] au : Haïssez-vous les uns les autres » (C, 554). L’« exutoire imaginé de la vengeance », « l’attente de l’heure où l’humiliateur sera humilié » permettent en effet de supporter la haine, l’existence de l’autre étant acceptée seulement au prix de 180


ODYSSÉE DE LA RANCUNE LA VENGEANCE COMME FONDEMENT ONTOLOGIQUE… l’existence même imaginaire de cette possibilité de vengeance : « Pour une âme que tourmente le vide du monde, l’obsession de la vengeance est un aliment doux et fortifiant, un élément qui engendre des sens par-dessus le non-sens général » (Œ, 535). La pensée de l’autre hante l’esprit de Cioran et l’autre n’est plus conçu comme le seul prochain, mais plutôt comme l’ennemi. L’intolérance est envisagée comme étant le propre de l’homme. Puisque « tout contemporain est odieux » (Œ, 1025) parce qu’il nous ressemble et parce que, par son existence, il nous confronte à notre propre réalité, le mépris de l’autre trouve ainsi sa logique, voire sa justification. La pensée de l’autre nourrit l’envie que l’individu ressent et l’autre est à craindre. La nécessité de la vengeance, de l’exclusion, du rejet, de la nonacceptation de l’autre est confrontée à l’idée du pardon. Le pardon intervient comme une nécessité ou même une obligation, pourtant la difficulté viendrait non du « simple » geste de pardonner l’autre, mais de l’impossibilité d’effacer de sa mémoire ce geste : « Les autres trouvent que c’est normal de pardonner à ses ennemis. Mais je voudrais bien les voir suivre d’aussi beaux préceptes. On peut pardonner à un ennemi ; mais, comme disait Mauriac, on ne peut oublier qu’on lui a pardonné. Il n’est rien de moins pur que le pardon » (C, 853). Cioran semble recommander la voie du pardon, notamment parce qu’elle est plus difficile à suivre et à accepter. Elle implique un grand contrôle de ses réactions, une capacité accrue de résistance aux appels insistants de vengeance : « Au moment même où nous nous promettons de vaincre la vengeance, nous la sentons plus que jamais s’impatienter en nous, prête à l’attaque. Les offenses ‘pardonnées’demandent soudain réparation, envahissent nos veilles et, plus encore, nos rêves, se muent en cauchemars, plongent si avant dans nos abîmes qu’elles finissent par en former l’étoffe » (Œ, 1033). La vengeance en tant que règle fondamentale de l’humanité doit être affrontée et annihilée par son opposé : « Il faut pardonner, pour la simple raison que c’est difficile et presque impossible. Tout le monde est mesquin et ne pense qu’à la vengeance. Ne pas se venger est le seul exploit moral, le geste le plus beau qu’on puisse commettre. Chaque fois qu’on ressent l’envie de se venger, on devrait songer que cela appartient aux autres, que c’est facile, puisque tous y arrivent, et qu’il n’y a de noblesse que dans la singularité du pardon, fût-il impur » (C, 854). Ne pas se venger serait synonyme de volonté d’unicité, cette attitude supposant l’existence d’une conscience qui admet le fait que, tout en refusant de suivre le chemin des autres, l’individu pourrait dévoiler sa supériorité. La pensée de l’autre entraîne en même temps une redéfinition de l’écrivain par rapport à son propre moi. Cioran n’est jamais content de soi et, selon le modèle de Nietzsche, Baudelaire ou Dostoïevski, qui « nous ont appris à miser sur nos périls, à élargir la sphère de nos maux, à acquérir de l’existence par la division d’avec notre être » (Œ, 822), il préfère la division, la rupture et la séparation constante avec son moi. Cette déchirure entraîne la haine de soi, une sorte de « dépossession qui installe le sujet dans la dépendance de sa propre nature et le défait d’une entière maîtrise »1. La pensée contre soi se développe à travers tous ses écrits et devient le leitmotiv de son Précis de décomposition, placé significativement sous les vers de Richard III : « I’ll join with black despair against/(my soul,/And to myself become an enemy ». Devenir ennemi de soi-même traduit la volonté de mener une entreprise d’autodérision qui recouvre tous les niveaux et tous les 1

JARRETY M., op. cit, p. 116.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS registres de l’être et de l’œuvre. Dans le texte « Se haïr » (La Tentation d’exister), Cioran affirme : « Je me hais, je suis homme ; je me hais absolument, je suis absolument homme. Être conscient, c’est être divisé d’avec soi, c’est se haïr » (Œ, 946). En reprenant la structure de la célèbre formule de Descartes : « Je pense donc je suis », Cioran la détourne d’une manière tellement caractéristique pour sa vision de la vie et associe la condition d’homme à la haine et à une mauvaise conscience de soi. La vengeance n’est plus orientée vers les autres et se transforme en vengeance contre soi-même : « Que même pour un dieu il ne soit pas bon d’être seul, cela signifie en bref : créons le monde pour avoir à qui nous attaquer, sur qui exercer notre verve et nos brimades. Et quand le monde s’évapore, il reste, que l’on soit homme ou dieu, cette forme subtile de vengeance : la vengeance contre soi, occupation absorbante, aucunement destructrice puisqu’elle prouve que l’on pactise encore avec la vie, que l’on y adhère justement par les tortures que l’on s’inflige » (Œ, 1031). Pourtant, Cioran ne voit pas dans cette entreprise d’annulation de soi une tentative de destruction, mais plutôt un signe d’adhésion à la vie, une sorte de réponse élégante aux malheurs que celle-ci provoque. Supporter la souffrance signifie « acquérir la sensation d’exister » (Œ, 831) et avancer dans la tentative du travail de soi contre soi. Cioran déclare souvent son inconvénient d’être né, sa maladie de vivre influençant d’une manière évidente son écriture. La création, associée ainsi à la souffrance, porte les marques de l’échec et représente une création bâclée. « Créer c’est léguer ses souffrances, c’est vouloir que les autres s’y plongent et les assument, s’en imprègnent et les revivent » (Œ, 1030). Au niveau de l’écriture, le mécontentement de soi implique le maniement des figures de l’homme vaincu, brisé, puni ou fragmenté, la punition étant d’habitude transformée dans une sorte d’autopunition. Le chapitre « Penser contre soi » de La Tentation d’exister est illustrateur à cet égard, Cioran voyant dans la violence et dans le déséquilibre, la source des découvertes de l’homme. La négation du modèle primordial et de l’auteur absolu représente une règle de fonctionnement pour tout acte créateur. L’écriture, en se vengeant de cette création ratée veut améliorer les défauts et les erreurs d’un « démiurge maudit » (C, 213). Néanmoins, ce créateur initial est nécessaire puisque tous les autres créateurs ont une véritable « chance […] de pouvoir lui faire endosser la responsabilité de nos misères, de l’accabler et de l’injurier, de ne l’épargner à aucun moment, même pas dans nos prières » (Œ, 1031). La présence divine est obligatoire, non en tant qu’objet de foi, mais plutôt comme « idée » à remettre toujours en question. La pensée contre soi devient un passage obligatoire pour la reconstruction de son identité. La liberté de création lui permet de « concurrencer Dieu, le dépasser même par une seule vertu du langage » (Œ, 1625). En même temps, elle peut entraîner une destruction si « le superbe [est ainsi] atteint par le vocable, par le symbole même de la fragilité […] On peut l’atteindre aussi, curieusement, par l’ironie, à condition que celle-ci, poussant à l’extrême son œuvre de démolition, disperse des frissons d’un dieu à rebours. Les mots comme agents d’une extase retournée… » (Œ, 1626). Pour Maurice Blanchot, « toute parole est violence, violence d’autant plus redoutable qu’elle est secrète et le centre secret de la violence, violence qui déjà s’exerce sur ce que le mot nomme et qu’il ne peut nommer qu’en lui retirant la présence — signe, nous l’avons vu, que la mort parle (cette mort qui 182


ODYSSÉE DE LA RANCUNE LA VENGEANCE COMME FONDEMENT ONTOLOGIQUE… est pouvoir), lorsque je parle »1. À son tour, Cioran se définit comme « un velléitaire de la violence » (C, 760) et conçoit l’écriture comme un moyen de vengeance. Il choisit une forme d’écriture qui lui permette de lancer des gifles, puisqu’« on lance un aphorisme, comme on lance une gifle » (E, 79), et s’efforce de maîtriser un art des formules violentes. Tout comme le souligne Maurice Blanchot, l’écriture est « déjà (encore) violence : ce qu’il y a de rupture, brisure, morcellement, le déchirement du déchiré dans chaque fragment, singularité aiguë, pointe acérée. Et pourtant ce combat est débat pour la patience. Le nom s’use, le fragment se fragmente, se délite. La passivité passe en patience, enjeu qui sombre »2. En fait, toute l’œuvre cioranienne réside dans cette dialectique entre la vengeance extérieure (orientée vers le monde et vers les autres) et la vengeance intérieure (se venger contre soi), le terrain de lutte étant représenté par la page blanche. En résumant ses livres, Cioran les entrevoit comme le « produit » d’une certaine vengeance, qui implique une certaine forme de soulagement. L’écriture révèle sa fonction thérapeutique, l’écrivain s’y livrant en quête d’une délivrance réelle : « La vengeance est une libération. Ne pas se venger, c’est s’empoisonner » (C, 760). Se libérer, se détacher de ses inquiétudes, leur donner forme, voilà autant de signes d’agression, de révolte qui assurent un état sain à l’auteur : « Écrire est la grande ressource quand on n’est pas un habitué des pharmacies, écrire, c’est se guérir. Je vous donne ce conseil : si vous haïssez quelqu’un sans vouloir spécialement le supprimer, marquez cent fois son nom suivi de ‘je vais te tuer’. Au bout d’une demiheure, vous êtes soulagé. Formuler, c’est se sauver, même si on ne gribouille que des insanités, même si on n’a aucun talent. Dans les asiles d’aliénés, on devrait fournir à chaque pensionnaire de tonnes de papier à noircir. L’expression comme thérapeutique » (E, 156). L’écriture en tant que manifestation des tensions et des pulsions intérieures, est le garant d’un certain équilibre, d’un apaisement intérieur tant recherché : « Pour moi, écrire, c’est me venger. Me venger contre le monde, contre moi. À peu près tout ce que j’ai écrit fut le produit d’une vengeance. Donc, un soulagement. La santé pour moi consiste dans l’agression. Je ne redoute rien tant que l’effondrement dans le calme. L’attaque fait partie des conditions de mon équilibre » (C, 253-254). L’attaque, la violence, la menace permanente font que l’acte d’écriture ne s’accomplit que dans « un état explosif, dans la fièvre ou la crispation, dans une stupeur muée en frénésie, dans un climat de règlement de comptes où les invectives remplacent les gifles et les coups » (Œ, 1625). L’acte d’écrire est regardé comme un moyen de se débarrasser du poids existentiel et l’écriture, en tant que geste éthique, compense l’excès et devient complémentaire de la vie. Toutes les activités ou les sensations ressenties au cours des années deviendront les matériaux de son œuvre à venir, l’écrivain semble laisser la parole à tout ce complexe affectif et existentiel : « J’écris pour me débarrasser d’un fardeau ou tout au moins pour l’alléger. Si je n’avais pas pu m’exprimer, je me serais livré à plus d’un excès. Le philosophe subjectif part de ce qu’il sent, de ce qu’il vit, de ses caprices et de ses troubles. On peut objectiver ce qu’on éprouve, on peut le masquer. Pourquoi le ferais-je ? Ce que j’ai ressenti au cours des années s’est mué en livres et c’est comme si ces livres s’étaient écrits d’eux-mêmes » (E, 151-152). Les livres 1 2

BLANCHOT M., L’Entretien infini, Paris, Gallimard, (1969) 1997, p. 60. BLANCHOT M., L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 78.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS donnent ainsi l’impression de s’écrire eux-mêmes et l’expression offre à l’écrivain une possibilité de renouvellement perpétuel de son état d’esprit, une véritable « thérapeutique », par le biais de laquelle, on soigne et on guérit une âme troublée. L’œuvre cioranienne semble jalonnée par des termes qui renvoient au vocabulaire de la violence, de l’agression, à un certain état de rébellion contre le monde extérieur et contre soi. Le sourire, la politesse, la duplicité sont contraires à la nature de l’homme, celui-ci se voyant contraint à réagir seulement à travers l’expression. L’acte de vengeance lui étant désormais interdit, l’individu cherche une échappatoire dans la création, dans le MOT et dans ses vertus. L’homme crée afin d’imiter, de copier le geste des dieux, afin d’acquérir cet attribut de « créateur ». Cioran fait partie de cette catégorie d’écrivains qui, paradoxalement, tout en condamnant l’acte et le produit de la création, continuaient à écrire, à créer des œuvres artistiques. Selon Michel Jarrety, la fonction de l’écriture serait « d’œuvrer contre soi-même et de se créer différent dans une délivrance momentanée » en temps que la morale dans l’écriture se traduirait par « une fidélité de la forme à la force de l’existence », et en conséquence, « une manière d’authenticité qui s’affirme dans l’excès »1. Cioran n’est pas seulement ce « Privat Denker » (E, 103) qu’il prône lors de ses entretiens, mais aussi un « philosophe-hurleur » dont « les idées aboient [et] n’expliquent rien » (C, 14). La négation devient un mode d’existence et un modèle d’écriture, même s’il admet ne pas avoir que le goût de la négation, et non pas la grâce (Œ, 759) : « Détruire, c’est agir, c’est créer à rebours, c’est, d’une manière toute spéciale, manifester sa solidarité avec ce qui est » (Œ, 1107). Il est intéressant d’observer que toute négation évidente au niveau de l’écriture (par l’emploi du sarcasme, de l’anathème, de l’oxymore, des métaphores de la négation ou par l’accumulation de formules négatives, tant grammaticales que sémantiques) trouve un correspondant dans la réalité proprement dite, Cioran « affirmant » son dégoût pour le monde, pour Dieu ou pour l’Histoire et toutes ses formes de manifestation. La négation de ces réalités représente la condition essentielle du ressourcement et du rétablissement d’une vitalité perdue. Le malheur de vivre se transforme désormais en bonheur d’écrire sur ces sujets, source de gaîté et de bonne humeur. Paradoxalement, la négation nie la création et devient en même temps source de création : « je ne suis pas pessimiste, mais violent… c’est ce qui rend ma négation vivifiante » (E, 21). Cioran apprécie le pouvoir transformateur de la négation et lui assigne un certain prestige, c’est grâce à elle qu’il est devenu « un homme à fragments, fragment lui-même » (Œ, 1654) : « La négation comporte à mes yeux un tel prestige que, me coupant du reste des choses, elle a fait de moi un être borné, buté, infirme. Comme certains vivent sous le charme du ‘progrès’, je vis sous celui du Non. Et cependant je comprends qu’on puisse dire oui, acquiescer à tout, bien qu’un tel exploit, que j’admets chez les autres, exige de ma part un bond dont présentement je ne me sens pas capable. C’est que le Non est entré dans mon sang, après avoir perverti mon esprit » (C, 47). La pensée du Non s’avère bénéfique pour l’esprit du penseur et l’aide à trouver la meilleure formule (décomposée elle aussi) de son identité. Cette écriture fragmentaire pratiquée si assidûment est soustendue « par une logique de la démolition, de la pulvérisation, de l’auto-

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JARRETY M., op. cit, p. 113.

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ODYSSÉE DE LA RANCUNE LA VENGEANCE COMME FONDEMENT ONTOLOGIQUE… annihilation »1 du moi de l’ego scriptor, Cioran déclarant même que l’aphorisme est « le triomphe d’un moi désagrégé » (Œ, 1706). En conclusion, l’odyssée de la rancune suppose une remise en discussion des questions portant sur la nécessité, la signification et la portée de la vengeance, la négation étant alors considérée comme le fil coordonnateur de l’œuvre de Cioran et comme principe de la création par excellence. En opposition constante à tous les ressorts de l’humanité et déclarant ouvertement son penchant pour une attitude combative : « tout ce que j’ai fait, c’était d’attaquer la littérature, d’attaquer la vie, d’attaquer Dieu » (E, 77), Cioran propose une forme de négation presque universelle dont l’équivalent scriptural traduit l’affirmation constante de la chose niée et le refus constant de toute formule fixe : « Je suis devenu mon propre disciple. Je suis victime de mes vues. J’étouffe à mon école. Et cependant, tout ce que j’ai appris, tout ce que je sais, aurait conduit un autre droit à la plénitude, à la plénitude du vide, c’est-à-dire à la sagesse » (C, 459). Cette leçon de vie, apprise la plupart du temps « via negationis… » (C, 316), oblige l’individu à se remettre toujours en question et à se vouloir différent à tout moment. Ce « je est un autre » adoptera comme règle de vie le mécontentement généralisé à l’égard de toutes les choses de la vie. Une posture pareille devient le garant de son existence réelle, un signe de vie, voire le reflet d’une attitude dans laquelle on entrevoit peut-être la forme de vengeance la plus appropriée de l’homme moderne ! Dumitra BARON Université Lucian Blaga, Sibiu, Roumanie adumitran@yahoo.com BIBLIOGRAPHIE BLANCHOT M., L’entretien infini, Paris, Gallimard, (1969) 1997. BLANCHOT M., L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980. JARRETY M., La morale dans l’écriture, Camus Char, Cioran, Paris, PUF, 1999. JAUDEAU S., Cioran ou le dernier homme, Paris, José Corti, 1990. PARFAIT N., Cioran ou le défi de l’être, Paris, Desjonquères, 2001. PASSERON R., Pour une philosophie de la création, Paris, Klincksieck, 1989. ROUKHOMOVSKY B., Lire les formes brèves, Paris, Nathan, coll. Lettres SUP, 2001.

1

ROUKHOMOVSKY, B., Lire les formes brèves, Paris, Nathan, coll. Lettres SUP, 2001, p. 54.

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LE FAIRE D’UN DIRE TESTIMONIAL : UNE ANALYSE SÉMIOLOGIQUE D’UN LOGOS TÉMOIGNANT SUR LE GÉNOCIDE RWANDAIS

À partir d’écrits testimoniaux mettant en discours le génocide rwandais, nous proposons une lecture critique d’un logos où tout un processus de signification se met en marche autour des paradigmes de la vengeance et du pardon. Se négocie ainsi un espace signifiant dans lequel les survivants se disent, disent leur malheur, leur incapacité à oublier, à pardonner, somme toute leur malaise face au monde et aux « vraies » victimes ― expression que nous empruntons à Primo Levi pour évoquer les disparus ―, le tout en regard de la vengeance, celle précisément qu’appelle l’offense initiale parce qu’ayant entraîné la mort d’êtres humains. Ce qui nous donne d’emblée le carré sémiotique suivant1 : Vengeance Ôter (la vie)

Pardon Donner (accorder la vie)

Non-pardon Ne-pas-donner

Non-vengeance Ne pas ôter

Les témoignages dont il est ici question sont la manifestation d’un logos qui se cherche tout en cherchant un espace dans le monde. Identité Vengeance Ôter

Pardon Donner

Non-pardon Ne-pas-donner

Non-vengeance Ne pas ôter Perte de l’identité

1 Le verbe « donner » renvoie ici au programme du don, autrement dit il s’agit d’accorder le maintien de la vie, comme le souligne la prédication entre parenthèses.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Il s’agit donc d’abord et avant tout d’une interlocution mettant en scène différents agents. Ces textes donnent dès lors à voir un espace tensif où l’unicité de l’être a effectivement éclaté en plusieurs proto-actants ― premier débrayage tensif ―, chaque proto-actant ayant des attributions, des visés, des comportements, des savoirs, des devoirs et des faires radicalement différents les uns des autres. Les témoins se montrent ainsi dans une lutte de leur être, au sens latin de « esse », contre l’oubli, contre l’indifférence du monde et, en amont, contre l’injustice. Soyez heureux, mes enfants. Votre mère vous portera morts sur son dos et déambulera avec ce fardeau chéri devant les chaumières de ceux qui vous ont trahis. Mes enfants, vous serez vengés, foi de mère. Et maintenant, reposez. Votre mère continuera à lutter jusqu’à la dernière goutte de son sang. [NPPS, 2781] Écrire, geste multiple par lequel les victimes décrivent tout en s’écrivant, revient à mettre en discours des syntagmes sémio-narratifs selon diverses modalisations. Il y aura dès lors des embrayages/débrayages 1. pathémiques donnant la parole au pathos, à la douleur béante, à l’être ― l’« esse » ― ; 2. éthiques, donnant la parole à un devoir-savoir-faire et inscrivant le sujet dans la durée ; 3. déontiques, mettant en discours des dispositifs sémio-narratifs afférant au savoir sociétal ― respect des valeurs, de ce qui est permis, interdit, nécessaire, souhaitable, indésirable, inavouable, etc. ―, pour tenter d’engendrer un logos, rendant compte d’une praxis ― modalisation pragmatique ―, celle de leur volonté ― vouloirfaire ―, de leur capacité ― pouvoir-faire ― et de leur devoir de réagir aux torts dont elles et les siens sont les victimes ― devoir-faire. Nous nous sommes penchée sur divers textes, tous rédigés par des femmes, mais n’en avons retenu ici que trois, les deux récits de Yolande Mukagasana, N’aie pas peur de savoir et La mort ne veut pas de moi, et celui de Marie-Aimable Umurerwa, Comme la langue entre les dents. Quand on évoque la vengeance, l’acte de se venger, se met en place tout un réseau de significations où le sujet est pris dans une praxis insoutenable, parce que le plaçant entre deux mondes ― celui des morts alors qu’il est encore de celui des vivants ―, et entre deux modalisations, où la raison a cédé la place au pathos, qui ramène le sujet vers le passé, paralysant tout projet prospectif autre que celui précisément de « se venger », alors que parallèlement il quémande le pardon de ceux qu’il n’a pu ou su assister. Dans les deux extraits qui suivent, nous voyons clairement comment le sujet est, dans un premier temps enfermé dans le passé et ne peut en sortir indemne, alors que dans le second, il est aux prises avec la halte temporelle résultant du geste premier, trappe dans laquelle il est appelé à commettre un acte en retour du premier, celui-ci appelant à une contre-attaque toute aussi mortelle qu’il ne l’a été. Le premier extrait est tiré du livre de M.-A. Umurerwa dans lequel elle finit par s’adresser aussi et surtout à ces proches qu’elle a perdus : Je vous écris ces mots pour vous demander pardon. Je culpabilise, comme si tout cela était de ma faute. Je vous écris, pour vous témoigner mon attachement, vous serrer sur mon cœur et vous dire adieu. [CLD, 177]

1

Les références au corpus analysé seront toujours mentionnées comme suit : [NPPS] : Mukagasana, Yolande, N’aie pas peur de savoir. Rwanda : une rescapée tutsi raconte, Paris, Robert Laffont, 1999; [MVPM] : Mukagasana, Yolande, La Mort ne veut pas de moi, Paris, Fixot, 1997; [CLD] : Umurerwa, Marie-Aimable, Comme la langue entre les dents. Fratricide et Piège identitaire au Rwanda, Paris, L’Harmattan, 2000.

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LE FAIRE D’UN DIRE TESTIMONIAL : UNE ANALYSE SÉMIOLOGIQUE… Le second extrait de Yolande Mukagasana montre comment elle répond à l’appel qu’elle ressent face à la perte de ses proches : « Et je les vengerai. Je passerai ma vie à les venger, à travailler pour sauvegarder leur mémoire […] » [NPPS, 131] Dans le premier extrait, le processus pathémique présente la narratrice accusant réception du tort dont elle se sent responsable, ce qui l’amène paradoxalement à intérioriser un geste sur lequel elle n’avait aucun contrôle et qu’elle n’a pas commis, c’est là un regard introspectif totalement tourné vers le passé, locus où elle a perdu les siens. Dans le second, la narratrice a pris la décision de réagir, elle ne s’adresse plus aux siens, son interlocuteur est un tiers ― le lecteur ― qu’elle prend à son tour à témoin. L’intériorisation s’ouvre dès lors sur le désir de réparation-punition : Sujet actif Identité Vengeance Ôter

Pardon Donner

Non-pardon Ne-pas-donner

Non-vengeance Ne pas ôter Perte de l’identité Sujet passif

Avant d’aller plus loin, rappelons que « se venger » est un verbe pronominal, dont le pronom « se » est souvent occupé par la non-personne ― au singulier ou au pluriel ―, renvoyant ainsi de façon fort éloquente au vide accusé, à la perte encourue. Par ailleurs, tous les pronoms engagent la personne répondante, celle qui se manifeste comme Sujet, dans l’acte réactif du verbe. Ce qui nous donne le syntagme narratif suivant : S1 t [S1 t (S2 ∪ O)] où S1 est la victime-survivante ; S2, l’agresseur et O, la Vie. Il faut dans tous les cas situer ce syntagme au niveau du désir et non de l’acte per se, son aboutissement résultant dans un « s’être vengé », figure sur laquelle nous ne nous penchons pas ici. Nos deux narratrices-témoins annoncent et énoncent leur volonté d’agir, de réagir devant le crime dont elles sont les survivantes. C’est donc dans la possibilité d’inférer une disjonction entre le S2 et l’objet « vie » que s’inscrit le Sujet 1. Ainsi se mettent en marche toutes les modalisations du vouloir, du pouvoir, du savoir, et en dernière instance du devoir. Au premier abord, il semblerait, d’après la succession ici énumérer (vouloirpouvoir, savoir, devoir), que le Sujet passe de la sphère du réalisé ― vouloir ― à celle du potentialisé ― devoir ―, ce qui n’est pas tout à fait faux, mais requiert tout de même quelques nuances, car c’est bien cet éloignement conceptuel qui permettra à ces deux femmes de sortir de la dichotomie vengeance/pardon. Par ailleurs, « venger » provient du latin « vindicare », employer en droit pour signifier « réclamer en justice », « dégager, délivrer » et enfin « punir, châtier l’auteur d’un mal, d’un tort causé ». Nous voyons ici clairement se dessiner trois étapes bien différenciées du processus vindicatoire qui vont du désir de réparation à 189


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS la sanction imposée. Mais n’en restons pas à cette première incursion étymologique. Le préfixe « vin- », d’origine incertaine, pourrait fort bien être, d’après les lexicologues, l’accusatif de « vis », qui signifie « force, violence » : Vengeance Faire violence

Pardon Faire don

Non-pardon Ne-pas-faire-don

Non-vengeance Ne pas faire violence

Ce qui donne aux définitions de « vindicare » une tonalité qu’elles n’auraient autrement pas et place tant le désir que l’acte vengeur dans la sphère de l’immédiateté, de par la violence dans laquelle ils s’inscrivent, contrairement au pardon, qui lui s’inscrit dans la durée. La temporalité dont il est ici question s’inscrit sur l’axe de conservation de l’espèce, qui correspondrait dans la perspective d’un devenir existentiel, à une prédication aléthique [être/devoir être], autrement dit à l’étendue du geste qu’il s’agit de poser. La vengeance, geste destructeur, ne peut dès lors s’inscrire dans la durée, contrairement au pardon, qui dont l’orientation est maintien de la vie, donc de l’espèce. Nous reviendrons plus loin sur la figure du pardon.

Vengeance Faire violence

Pardon Faire don

Non-pardon Ne-pas-faire-don

Non-vengeance Ne pas faire violence

Plaçons-nous un instant en aval de l’acte vindicatif, là où les premiers torts ont été causés, là où le lien sacral du sang a été violé, là où les interdits fondamentaux, ceux qui structurent toute société, ont été transgressés. Nos deux narratrices rappellent toutes deux que ce ne sont pas des Tutsis qui ont été massacrés, mais bien des Rwandais, qu’il s’agit donc d’un fratricide où des frères s’entretuent. Elles insistent ainsi consciemment sur le rapprochement entre les êtres et non sur la distance que précisément voulaient instaurer les génocidaires : « Le déchirement rwandais d’aujourd’hui n’est pas interethnique, il est intra-ethnique. Ce sont des frères qui massacrent leurs frères. » [NPPS, 20] Ce qui déplace toute la problématique du génocide, de la vengeance et du pardon, car les liens du sang brouillent les frontières qui voulaient séparer le « nous » des « autres ». C’est bien entendu un parti pris de ces deux femmes, et leurs témoignages montrent à quel point leur tâche est difficile et à contre-courant. Nous inspirant des analyses de Paul Ricœur, et partant de l’encadrement temporel propre à la vengeance et au pardon, rappelons brièvement l’abyme qui 190


LE FAIRE D’UN DIRE TESTIMONIAL : UNE ANALYSE SÉMIOLOGIQUE… sépare l’éthique de la morale. La morale relève du contrat social ― pensons à Rousseau, bien évidemment ―, mais ce « contrat » n’en est pas un a-historique, il est événementiel, produit d’un conciliabule juridique, qui repose sur une entente tacite dans laquelle tous les contractants s’accordent sur un objet, voire sur le prix de cet objet. Cette sorte de « contrat » souligne aussi et surtout, comme l’ont signalé nombre de philosophes, qu’il y a effectivement une distinction à faire entre le tien et le mien. L’éthique, elle, inscrit le sujet dans un contrat « primitif », préalable donc au contrat social, parce que nous sommes toujours déjà engagé dans une culture. Ce contrat primitif rappelle ce qu’Hannah Arendt nomme le « vouloir vivre ensemble », parce que ce contrat primitif est historique et non événementiel. La morale contraint le sujet dans nombre d’obligations morales, alors que l’éthique est ouverte sur l’Autre, qui n’est plus perçu dans une relation polémique ― comme c’est le cas dans la morale ―, parce que l’éthique vise la durée dans les relations avec l’Autre. Lorsque les sujets opèrent le passage de l’éthique à la morale, ils se laissent guider par leurs désirs et la recherche de la satisfaction immédiate de ceux-ci. Or, tout désir, comme l’a merveilleusement développé Hegel, conduit au pouvoir et tout pouvoir est « pouvoir sur ». C’est donc lors de ce passage vers la morale que se commettent toutes les atrocités, tous les crimes, parce que la morale s’inscrit, comme nous venons de le voir, dans le négatif.

Vengeance Faire violence

Pardon Faire don

Non-pardon Ne-pas-faire-don Résignation

Non-vengeance Ne pas faire violence Oubli

Nous n’évoquerons que deux interdits fondamentaux, et les premiers à être et à avoir été historiquement constamment transgressés : « tu ne tueras pas » et « tu ne mentiras pas ». Les textes de Y. Mukagasana situent précisément celle-ci sur les lignes incertaines de ce passage de l’éthique à la morale, passage qu’elle n’effectuera toutefois pas, de par le besoin qu’elle éprouve de s’inscrire dans la permanence. Tout mon tempérament de femme noire mal policée par les missionnaires remonte à la surface. « Ce journaliste qui a dit que je faisais des stages en Ouganda pour tuer les Hutus ? Ce journaliste dont je vais couper les couilles ? Si je le connais ? Je voudrais vivre cent ans dans un salon où ses couilles seraient exposées sur la cheminée. Et elles seraient fumées longtemps. Et après, je les mangerais. » Je m’effondre. Je m’excuse. Je n’ai pas envie de manger les couilles de Noël. Je suis triste, c’est tout. [MVPM, 45] Ou encore, cet autre passage où elle envisage une autre aspectualisation de son désir d’agir en retour :

191


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Je sais que mes enfants sont morts. […] Un jour viendra où j’aurai plus de courage. Mais j’ai peur aussi de voir monter en moi l’envie de tuer les voisins, de leur sauter au visage et de leur arracher les yeux. [NPPS, 224] M.-A. Umurerwa ne s’aventurera dans aucune aspectualisation de son désir de vengeance, bien qu’elle fasse référence au pathème de la vengeance de nombreuses fois dans son texte : Jour après jour, le scénario se répète, mais avec moins de vigueur et quand j’arrive à exprimer des pensées un peu cohérentes, je me mets à hurler toute seule. « Je vais les venger ! » Cela me redonne des forces. La vengeance est la seule arme qui me reste pour survivre. Oui, la vengeance résonne en moi et me réconforte. […] Tout mon être rebondit et se remplit d’espoir. [CLD, 156]

Face à la rupture du contrat social lors du génocide, face aux constats des atrocités que cela a engendrées, ces deux femmes se demandent ce qu’elles doivent/peuvent/veulent faire. Et le premier mouvement est forcément celui de la réaction vitale, qui leur permettrait d’assurer leur deuil, d’évacuer leurs frustrations, de faire fi des humiliations et des meurtrissures en imputant à l’Autre cela même dont elles souffrent. La question du deuil, leur rapport à cette intériorisation de la perte, est lui aussi paradoxale, parce que la vengeance vient en troubler l’espace. Ainsi, dans un premier temps ― celui de la réception des torts ―, Y. Mukagasana, conçoit le deuil comme un passage obligé avant de pouvoir-faire à nouveau, ce pouvoir-faire étant surdéterminé par un vouloir-faire l’acte en retour : La femme meurtrie a laissé la place à la femme révoltée. Mais celle-ci ne sait pas encore lutter. Elle doit encore attendre un peu que la femme meurtrie ait fait son deuil. Lente passation de pouvoir. Demain, je serai une femme fière. [NPPS, 128] Mais très vite, elle se refusera cet espace qui lui permettrait de rassembler ces forces, car la force qui meut sa révolte est bien plus forte que la douleur accusée, ou plus exactement, la douleur est si forte qu’il lui faut mobiliser cette tension dans un embrayage autre que celui du deuil : Je sais, je commence mal un livre qui se devrait d’être respectueux envers la mémoire de mes frères morts. Quand on est en deuil, on ne s’égare pas dans des considérations historicopolitiques. Quand on est en deuil, on la ferme et on cuve son chagrin sans emmerder les autres. [NPPS, 32-133]

Ce qui nous donne la structure de la relation de soi à l’Autre suivante : Fierté

Humilité

Humiliation

Résignation

Quant à M.-A. Umurerwa, la dimension pathémique du deuil est perçue comme un processus mille fois repris, lorsque l’absence de l’Autre devient plus vive qu’à l’ordinaire : « À chaque fois que j’ai besoin de toi, je mets en marche ma cassette intérieure et je recommence mon deuil. » [CLD, 181] Toutefois, si elle éprouve le besoin d’intérioriser cette perte, elle prendra aussi soin de préciser qu’elle 192


LE FAIRE D’UN DIRE TESTIMONIAL : UNE ANALYSE SÉMIOLOGIQUE… ne l’accepte pas, et c’est cette non-acception du tort qui la pousse, elle aussi, à s’inscrire dans la vengeance. Vengeance ANTAGONISME Disjonction

Pardon COLLUSION Conjonction

Non-pardon DISCORDE Non-conjonction

Non-vengeance CONCILIATION Non.disjonction

Dans ce contrat polémique1 dans lequel les a engagées la transgression d’un interdit fondamental, « tu ne tueras pas », elles iront même jusqu’à explorer la logique nihiliste qui la sous-tend en envisageant leur propre mort comme ultime moyen de se venger, comme si effectivement leur mort pouvait signifier le rééquilibre symbolique des liens du sang, malgré l’Autre : Moi, c’est comme si je recherchais la mort. Une envie de risquer ma vie, c’est tout. Ce n’est pas par courage, je n’ai pas l’étoffe d’une héroïne. C’est seulement le plaisir de jouer avec le feu. L’espoir indécis qu’une balle me traverse la tête et que je retrouve mes enfants. [NPPS, 177]

ou encore : Père, tu habites un monde que je ne connais pas encore, mais je me prépare à te rejoindre. Je n’en peux plus. [CLD, 118]

Pour résumer ce que nous avons énoncé jusqu’à présent, disons que dans la rupture du contrat social se sont opérés divers embrayages, dont la résurgence d’une imago de l’Autre où seule est actualisée la relation conflictuelle qui oppose à cet Autre. Celui-ci n’est dès lors plus perçu comme notre prochain, notre proche, c’està-dire dans une similitude réconfortante, mais dans tout ce qui le différencie et qui, parce que le différenciant, permet de l’exclure. Or, dans cette exclusion de l’Autre, le contractant qui brise sa promesse de tenir et de respecter le contrat social dont l’Autre est également tributaire, s’engage dans une dette que la partie lésée se sait en droit de réclamer. Le problème surgit, dans le cas des génocides, de l’impossibilité de réparer le mal. L’acte commis est irréversible, rien ne pouvant restituer la vie aux morts : « Je sais que je n’arriverai jamais à exprimer ce que je vis sous mon évier. Je sais que les souffrances sont inexprimables lorsque leurs causes sont irréversibles. [MVPM, 138] L’impossibilité de réparer les torts pose problème. Les dommages soufferts sont si tragiquement irréversibles que les victimes-survivantes culbutent elles aussi dans un débrayage ontologique. Tous leurs repères, toutes leurs croyances, la fiducie sur laquelle reposait la vie en société se sont effondrés, et leur être en a été durement affecté : « Suis-je une femme rwandaise ? Suis-je une femme ? Suis-je, seulement ? » [CLD, 17] se demande M.-A. Umurerwa. Y. Mukagasana, dont le logos est beaucoup moins syncrétique, dira quant à elle : Je me demande pourquoi je suis née. […] Pourquoi ai-je eu une enfance heureuse ? Pourquoi aimais-je mes parents ? Avaient-ils besoin de mon amour, eux qui s’aimaient comme Roméo et Juliette ? Pourquoi ai-je fait des études ? Pourquoi me suis-je mariée ? Pourquoi ai-je à mon tour eu des enfants ? Cycle de la vie dont la spirale m’effraie. Où sont mes enfants ? Pourquoi avoir

1 Nous nous sommes inspirée du carré polémico-contractuel proposé par Algirdas J. Greimas dans Sémiotique des passions. Des états de chose aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991, p. 50.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS des enfants dans un pays rongé par le racisme ? Pourquoi vivre ? Je me sens inutile, bête. Je me sens de trop. Je voudrais n’avoir jamais vécu, n’être pas née. […] Qu’est-ce qui m’arrive donc ? Pourquoi est-ce que je souffre tant ? Et d’une souffrance aussi intérieure, aussi profondément enfouie dans mon corps ? » [MVPM, 138]

C’est donc à partir de cette instabilité profonde et radicale que ces deux femmes envisagent la vengeance, parce que, malgré le gouffre dans lequel elles reconnaissent être plongées, elles savent pertinemment que quelque chose doit être fait et qu’elles en acceptent le fardeau. Ne pouvant toutefois se faire justice ellemême, elles vont réclamer que justice soit faite par un tiers, l’Institution. Ce qui nous donne le syntagme narratif suivant : S1 → [S1 → (S2 ∪ O)] S1 → [S3 → (S2 ∪ O)]

syntagme débouchant sur la vengeance syntagme débouchant sur la justice

où S1 est la victime-survivante, S2, l’agresseur ; S3, le tiers et O, la vie. C’est dans ce processus vindicatoire qu’elles finisssent par s’engager pour éviter de sombrer dans un processus vindicatif. Et c’est à partir de cette déviance du syntagme sémio-narratif initial qu’elles commenceront à parler de pardon et de responsabilité. Le premier terme est en fait assez peu abordé, parce que ces deux femmes sentent que le tort dont les siens ont été les victimes s’inscrit dans l’impardonnable, parce qu’irréparable et irréversible. Dès lors, elles ne s’y attardent que très peu, laissant le pardon à d’autres instances, cette fois d’ordre divin. Autrement dit, à chacun de vivre avec sa conscience et que Dieu les pardonne si cela est effectivement possible. Par ailleurs, comme le précise Y. Mukagasana, on ne peut accorder son pardon à qui ne le demande pas. Or, la grande majorité des génocidaires nient précisément leur participation au génocide et, niant leur culpabilité, ils ne peuvent dès lors quémander le pardon pour quelque chose qu’ils n’auraient pas commis. Le pardon à mes ennemis, oui, mais c’est une affaire entre dieu et moi. Le pardon en tant que citoyenne, non. Justice ! Justice ! Justice ! Et puis, à qui pardonner ? Qu’on vienne d’abord me demander pardon ! Que les assassins de mes enfants viennent me demander pardon. Mais jusqu’à cette heure, je n’ai encore rien vu venir dans ce sens. [NPPS, 321]

La donne a été déplacée. Ce ne sont plus elles qui doivent punir, mais la punition doit tout de même advenir, parce que des torts il y a eu et qu’il faut châtier ceux qui en sont à l’origine. À cette étape du processus de sémiotisation de leur être, nos deux narratrices en appellent à la responsabilité de l’individu devant la souffrance de son prochain. On pense alors à la culpabilité métaphysique dont parlait Karl Jaspers au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Autrement dit, elles accusent l’humanité d’avoir manqué à son devoir éthique de solidarité, devoir qui lie tous les êtres humains comme tels. Karl Jaspers rappelle que nous devons ressentir cette culpabilité comme un « appel inextinguible, là même où l’exigence morale perd son sens. » [CA, 80] Par ailleurs, elles exigent toutes deux qu’en amont des génocidaires ― c’est-à-dire des coupables individuels ―, ceux qui ont facilité les armes et la logistique au régime d’Habyarimana soient aussi traduits en justice : Un tribunal pénal international permanent, oui, si c’est pour juger non seulement ceux qui commettent des crimes contre l’humanité, mais aussi ceux qui se rendent coupables de complicité de crimes contre l’humanité ! [NPPS, 293]

M.-A. Umurerwa réclamera également des responsabilités internationales, présentant elle aussi le Rwanda comme un pion sur un échiquier dont les Rwandais n’ont guère la maîtrise : Je ne sais malheureusement pas qui vous a tués. Mais ce que je sais très pertinemment, c’est que vous avez été les victimes de deux forces qui se disputaient le pouvoir, sous le regard

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LE FAIRE D’UN DIRE TESTIMONIAL : UNE ANALYSE SÉMIOLOGIQUE… d’observateurs insouciants et de grandes puissances qui voulaient voir comment un pays se détruit. Je haïs ces Interahamwe et leurs complices. Ils auront toute leur vie des comptes à rendre. Je ne me tairai pas tant que ces assassins n’auront pas compris et avoué leur faute. Tôt ou tard, ils vont plaider coupables et c’est mon seul espoir pour venger les morts innocents. [CLD, 157]

En fait, c’est surtout à la France qu’elles en veulent et contre qui elles se hérissent, parce que ce pays nie encore le rôle qu’il a joué lors du génocide : Aujourd’hui, après les excuses présentées par les Nations Unies et par la Belgique au peuple rwandais pour leurs manques lors du génocide, la France est le seul pays concerné à encore plaider avec arrogance son irresponsabilité. Force est de lui reconnaître qu’il lui est plus difficile d’avouer puisqu’elle s’est alliée activement avec le régime génocidaire, pendant le génocide, recevant à Paris ses représentants et fournissant à l’armée rwandaise en plein travail génocidaire des moyens logistiques destinés à rendre ce travail plus efficace. [CLD, 196]

Toutefois, tout en réclamant que justice soit faite, ces deux femmes se situent dans la durée, en demandant à l’humanité d’assumer enfin ses responsabilités. Responsabilité Courage

Irresponsabilité Lâcheté

Non-irresponsabilité Non-lâcheté

Non-responsabilité Non-courage

Elles placent ainsi tout un chacun en situation pré- et post-génocidaire en montrant les profondes séquelles qu’engendre la satisfaction immédiate des désirs de l’être, et pour ainsi montrer que ce ne peut être que dans un rapport d’amour envers l’Autre qu’il peut y avoir accomplissement de soi. […] le pays entier est habité par des malades de tout genre : les assassins, les traumatisés, les orphelins de guerre, ceux dont le corps est devenu difforme sous la machette ou les grenades, les opportunistes, les ambitieux, les bons et les mauvais, les politiciens qui ne voient que vengeance pour s’imposer, les révoltés, les sanssouci… Voilà la nouvelle population rwandaise. Que faire ? La communauté internationale devrait se pencher sur les problèmes de ces gens. Qu’elle se presse pour intervenir et retrouver sa crédulité, sinon, le désespoir va gagner le terrain et chacun se dira : « Heureux ceux qui sont partis, malheur à ceux qui ont survécu. »[CLD, 186] C’est donc à partir des souffrances encourues, et que ces deux femmes exposent aux vues et aux sus de tous, comme des « moignons » dont il ne faut pas avoir pitié, nous disent-elles, que la communion avec l’Autre peut se faire : « […] je ne sais plus rien faire sinon écrire à tous mes morts. Et exhiber mes lettres comme certains mutilés exhibent leurs moignons pour crier l’injustice. » [CLD, 166] C’est à partir d’un moi souffrant que s’opère une ouverture de soi à l’Autre, car c’est aussi à partir d’un moi souffrant que le criminel se repent et peut tenter une approximation vers la victime, offrant sa vulnérabilité à la vulnérabilité de l’Autre. Je dois être complètement folle. Mon meilleur ami au Rwanda est un assassin. Mais ce n’est pas un ami. C’est un repenti. C’est donc un ami. Si tous les assassins pouvaient se repentir, les Rwandais seraient à nouveau un peuple uni et heureux. Je suis une vraie idéaliste à mes heures. [NPPS, 250]

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Il faut remarquer que ce repentir n’appelle pas le pardon et ne le quémande pas non plus, il y a simplement ouverture de Soi à l’Autre et, comme tel, il est intériorisé par l’Autre. C’est à partir de leurs propres vulnérabilités que ces deux femmes espèrent que le visage de l’Autre, selon la formule d’Emmanuel Levinas, signifie à son prochain « tu ne tueras pas ». Nous conclurons en citant un dernier extrait de Y. Mukagasana qui résume admirablement la vengeance à laquelle se sont accommodées ces deux femmes, qui n’aspirent somme toute qu’à mettre la communauté internationale devant ses responsabilités pour que cela n’advienne plus : On dira peut-être que mes livres ne sont que les moignons que présente un mendiant pour apitoyer. Mais on se trompera. Je suis trop fière pour demander pitié. Mes livres seront mon combat. Écrire sur le génocide rwandais est une manière de mettre l’humanité en face de sa propre lâcheté. [NPPS, 113]

Catalina SAGARRA MARTIN Université de Trent, Canada catalinasagarra@trentu.ca BIBLIOGRAPHIE Mukagasana, Yolande, La Mort ne veut pas de moi, Paris, Fixot, 1997. Mukagasana, Yolande, N’aie pas peur de savoir. Rwanda : une rescapée tutsie raconte, Paris, Robert Laffont, 1999. Umurerwa, Marie-Aimable, Comme la langue entre les dents. Fratricide et Piège identitaire au Rwanda, Paris, L’Harmattan, 2000. Agamben, Giorgio, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997. Greimas, Algirdas J., Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991. Arendt, Hannah, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Levy, 1972. Dulong, Renaud, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1998. Fontanille, Jacques ; Zilberberg, Claude, Tension et signification, Belgique, Mardaga, 1998. Jaspers, Karl, La Culpabilité allemande, Paris, Éditions de Minuit, 1990. Kristeva, Julia : Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Seuil, Paris, 1980. Levinas, Emmanuel, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972. Ricoeur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1986. Ricoeur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000. Rogin Anspach, March, À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité, Paris, Seuil, 2002 Todorov, Tzvetan, Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989. Todorov, Tzvetan, Mémoire du mal. Tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Robert Laffont, 2000. Verdier, Raymond, La Vengeance. Le face-à-face victime/agresseur, Paris, Autrement, 2004 La responsabilité. La condition de notre humanité, Paris, Autrement, Série Morales, 1994.

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L’HUMOUR COMME VENGEANCE

1. INTRODUCTION Au début du XXe siècle, les conditions de vie étaient bien difficiles au Portugal. Depuis l’instauration de la République, le 5 octobre 1910, régnaient la pauvreté, les révoltes fréquentes, les morts, la famine et le chaumage. La situation empira au lendemain de la Première Guerre Mondiale au point que le pays entier semblait perdu. Tout changea avec la Révolution du 28 mai 1926 : les militaires instaurèrent une dictature, qui conduisit au régime connu sous le nom de l’« Estado Novo » (Le Nouvel État), dirigé par António de Oliveira Salazar, qui se désignait lui-même « Le Dictateur » 1. Ce régime dura jusqu’au 25 avril 1974. Pendant 48 années, le trait le plus influent et le plus marquant de cette dictature fut la censure. Instituée aussitôt après la révolution militaire du 28 mai 26, la censure s’étendit à toutes les activités intellectuelles et culturelles du pays. La liste des thèmes et sujets interdits était très longue, et comprenait en particulier tout ce qui pouvait porter atteinte de prés ou de loin à l’image d’Oliveira Salazar. Gênés par ce manque de liberté et par de lourds sacrifices économiques, les Portugais trouvèrent cependant un moyen d’échapper à l’atmosphère étouffante et morbide de l’époque. Ils se mirent à fréquenter en masse un spectacle qui devint le moyen déguisé de lutter contre le régime : le théâtre de la revue dite la « Revista à Portuguesa », la Revue à la Portugaise, (VRPdans les lignes qui suivent). Il s’agissait d’une sorte de vaudeville qui se développa au Portugal, surtout dans les grands centres urbains, mais qui connut aussi beaucoup de succès quand la compagnie faisait le tour des villes de province. Le spectacle se caractérisait par la qualité des scénarios, le glamour des « choristes », la mise en scène de personnages portant des noms très connus, des chansons qui se mémorisaient facilement, au point qu’elles sont encore dans les mémoires, manière d’établir une véritable complicité avec le public, et de transgresser subtilement les lois de la censure. Aujourd’hui encore, on raconte des histoires sur ce que fut le courage des acteurs, sur des 1 Oliveira Salazar était Professeur d’Économie à l’Université de Coimbra, dans un milieu qui favorisait son «isolement» intellectuel. Le gouvernement issu du coup d’état qui a installé la «Dictature Militaire» avait besoin d’un homme au profil sérieux, techniquement parfait, moralement inattaquable. Les factieux allèrent à Coimbra pour le prier d’accepter la «charge». Salazar l’accepta selon certaines conditions, et ne cessa jamais, jusqu’à la fin de sa vie, de rappeler au peuple le sacrifice qu’il faisait de sa personne à la nation. Il se voyait comme le sauveur du peuple, du pays, se présentant presque comme une figure divine, façon d’enfermer le pays dans un destin tragique. Malgré le vrai miracle économique que Salazar réussit en reconstituant les réserves de l’État, le peuple fut de plus en plus pauvre, misérable même.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS persécutions cachées de la PIDE, et sur ces salles remplies de gens chantant les refrains à pleins poumons jusqu’à l’aube. Ces histoires racontent comment les textes étaient à double sens, comment on s’y moquait de la situation politique, et comment le public était complice. Mais il n’est un pas facile d’expliquer comment tout cela fonctionnait, quels mécanismes agissaient sur des centaines de personnes (les salles anciennes étaient bien plus grandes que celles d’aujourd’hui) pour les pousser à rire, à chanter, à applaudir sans montrer de lassitude. 2. DE L’HUMOUR COMME STRATÉGIE Commençons par le rire. Phénomène étudié surtout en psychologie et en philosophie, le rire est considéré comme le résultat d’une pulsion naturelle. Il libère les pulsions négatives, en fonctionnant comme une décharge émotionnelle. De plus, si l’on se trouve dans un groupe, le rire possède le pouvoir de mettre très souvent tout le monde à égalité, ce qui, surtout quand on vit sous une dictature, lui donne une certaine dimension démocratique. Voilà sans doute l’une des raisons qui peuvent justifier l’utilisation collective du rire comme stratégie de lutte politique pendant l’« Estado Novo », car on ne peut pas interdire le rire. On peut, au plus, agir sur ses causes, mais on sait que l’homme peut toujours trouver une autre façon, voire une autre raison apparente de rire. Et c’est bien là que l’humour prend sa place. Plus qu’une manifestation individuelle, l’humour dont nous parle la tradition du RVP fonctionne collectivement. Il se caractérise alors, selon Reboul (1973,643), comme le refus d’attribuer un statut de supériorité au sérieux, voire de dédramatiser le supérieur en ridiculisant ses aspects tragiques. C’est cette forme d’humour que nous avons rencontrée lors de nos recherches. Notre enjeu aujourd’hui est de réfléchir sur quelques-uns des mécanismes discursifs ou linguistico-discursifs qui ont fonctionné sur deux dimensions dans le RVP pendant les années de la dictature salazariste : d’une part la dimension humoristique, d’autre part celle de la vengeance. Il faut d’abord imaginer ce qu’est la vie sous un régime sans liberté : on ne peut pas lire n’importe quoi, on ne peut pas parler de peur qu’un ami, un voisin, voire un membre de notre famille, ne nous dénoncent. Les rassemblements de plus de deux personnes dans la rue sont interdits. Il faut se soumettre aux « bonnes mœurs », ne pas parler à haute voix, ne pas se moquer des autres, ne pas rire franchement, c’est-à-dire s’en tenir à des attitudes présentées comme les seules « correctes ». Une jeune fille et un jeune garçon doivent éviter à tout prix de se rencontrer, de se parler… Voilà, très rapidement brossé, le portrait d’un pays dont les citoyens étaient tristes et taisaient leur révolte. Mais il y avait heureusement l’autre face du miroir : des gens qui savaient rire, qui faisaient circuler les anecdotes par le bouche à oreille, et qui se retrouvaient au théâtre pour que le rire y exerçât une catharsis collective fonctionnant comme une vengeance de tous les mauvais moments, de tous les silences, de toutes les humiliations. C’était l’endroit où tous, riches et moins riches, gens cultivés et gens peu instruits, pouvaient se sentir égaux, pris dans un processus dont ils se sentaient tous très complices.

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L’HUMOUR COMME VENGEANCE 3. L’HUMOUR DANS LE RVP Voyons comme cela fonctionna. Il y avait d’abord l’acteur. Tous les RVP étaient écrits par un ou plusieurs auteurs, qui tenaient compte de la personnalité et du caractère des acteurs et actrices qui allaient tenir les rôles. Les textes n’étaient donc pas attribués au hasard. De grands noms d’acteurs, dont certains étaient euxmêmes auteurs de ces textes subversifs, comme Vasco Santana, attiraient les foules. Il suffisait que Vasco Santana, António Silva ou Béatriz Costa apparaissent sur scène pour que tout le monde se mette à rire. Quand ils parlaient, les spectateurs buvaient leurs mots, leurs gestes, guettant l’allusion, le « plus » qu’on allait leur offrir au cours des scènes jouées. Le moment de la réception est une des conditions de la relation humoristique ; on ne rit que très rarement seul et isolé, le rire ayant une fonction plutôt socialisante. En outre les effets de sens dépendent du contexte, de l’interprétation qui en découle, de l’ensemble des récepteurs qui fonctionnent en groupe, avec leur propre psychologie. En même temps, la construction du sens des textes du RVP dépend du « contrat implicite » de réception passé avant chaque spectacle avec les centaines de spectateurs qui y accourent. Si l’acteur accepte les règles du jeu, ajoutant aux allusions et aux sous-entendus des gestes, des regards, des inflexions de voix, le public doit réagir dans le même sens, pour pouvoir accéder aux messages cachés toutes les fois que le texte (compris ici dans son sens global, de véhicule de communication, comprenant le verbal, le paralinguistique et le discursif) ouvre une piste sémantique pour une interprétation autre. Mais il ne fallait évidemment pas que les possibilités d’interprétations différentes soient trop nombreuses, car il fallait détecter rapidement la seule bonne interprétation, celle qui convenait exactement au contexte. Bien que constituant un thème attrayant, l’utilisation de l’humour comme vengeance politique est rarement traitée et commentée au Portugal. Il arrive que des acteurs des « temps anciens » l’évoquent mais c’est avant tout pour effectuer un retour nostalgique sur leur passé, et, autant que nous le sachions, ce thème n’a pas encore fait l’objet d’une véritable recherche scientifique. La linguistique, et en particulier les méthodes d’analyse du discours, permettant de le traiter, nous avons effectué, sans prétendre obtenir des résultats définitifs, car cette recherche exige une plus grande investigation, un travail dont nous espérons que les apports seront utiles à la connaissance de la construction du discours portugais pendant la première moitié du XX siècle. Nous avons encore en mémoire depuis notre enfance des RVP alors qu’il s’agissait d’un spectacle pour adultes, ce qui nous semble relever, paradoxalement, d’un certain humour. Pourtant, selon Reboul (1973), l’humour est une caractéristique de l’âge adulte dont l’enfant et l’adolescent sont incapables (ceux-ci comprennent surtout l’ironie). Quand nous parlons de mémoire, c’est parce que l’époque du RVP s’acheva au lendemain de la Révolution des Œillets2, et que les essais pour le redynamiser semblent tous avoir été voués à l’échec. De temps en temps, des reprises de quelques scènes sont incorporées à des spectacles d’anthologie sur l’époque dorée de l’humour, de la revue, de quelques étoiles de la scène déjà âgées ou décédées à qui l’on veut rendre hommage. Mais c’est toujours l’empreinte de la « saudade » d’un temps passé. 2

Nom traditionnel du Coup d’État du 25 avril 1974 qui a mis fin à la Dictature salazariste.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Qu’est-ce qui faisait de ces textes-là, de ces spectacles, de ces gens, des instruments tellement forts de cette double portée significative du RVP, l’humour et la vengeance collectifs, qu’aujourd’hui encore le public pleure leur absence et rêve toujours d’une dynamique renouvelée de ce genre de critique sociale ? Il y a sans doute tout un mélange complexe de facteurs pouvant expliquer ce que fut le succès des RVP : - le Glamour des artistes - le Nom de grands acteurs, figures presque intouchables - les Chansons que tout le monde finit pour savoir par cœur - l’effet de Miroir social de bien de pièces Ayant passé du temps à la Bibliothèque du Musée du Théâtre3, nous avons réussi à réunir quelques exemples qui, du moins nous le pensons, permettent d’illustrer les caractéristiques discursives (mécanismes linguistiques, rhétoriques, pragmatiques et proprement discursifs) qui fonctionnèrent à l’époque de Salazar. 4. CARACTÉRISTIQUES PRINCIPALES DU RVP Le spectacle, esthétiquement très soigné, se déroulait dans une atmosphère très animée. La scénographie était un des aspects les plus travaillés : scénarios, costumes de scène, grands « actes », décors, thématiques, étaient culturellement appréciés et acceptés. Outre les textes des « actes », il y avait bien sûr les chansons, dont les paroles étaient chantées par tout le public, et qui étaient même publiées en petits cahiers imprimés, et enregistrées, si le succès l’exigeait. Le « compère » (en français dans le texte original), personnage principal, était en permanence sur la scène. Il faisait la liaison entre les séquences, chantait, riait ou pleurait. En plus, il était responsable pour leur grande majorité des insinuations ouvrant des possibilités d’interprétation, qu’il laissait parfois sans réponse, sauf quand le rire du public comblait un vide interprétatif. Le « compère », en somme, était l’incarnation théâtrale du bouffon de jadis : on lui permettait d’insinuer à demi-mots des choses interdites à tout le monde. Fameux au sens ancien du terme, célèbre, on le tolère dans les coulisses du pouvoir. Il semble même qu’il faisait parfois le jeu du pouvoir afin d’en obtenir un surplus de liberté. Il représente en somme l’échappatoire autorisée, plutôt tolérée, par les services de la censure de l’État. Il ne faudrait pas croire que la PIDE n’était pas attentive aux textes produits et joués, mais ses agents se laissaient tromper par l’intelligence et la subtilité de ces textes, ainsi que par les réactions complices du public. Cette figure du « compèrebouffon » libérait le côté fou du spectacle, il était donc à demi pardonné. Le fou peut user de son humour parce qu’il est en scène ce qu’il dit être : « cet humour irrigue [son] don de voyance, [sa] situation liminaire, [son] existence errante, [sa] capacité de « corrupteur de mots » et [sa] licence de dire l’interdit, au sens profond du terme » Pollock (2001, 55). Comme disait Lacan, si le savoir est défendu, « il ne l’est pas si vous écrivez convenablement l’interdit, il est dit entre les mots, entre les lignes » (cité par Pollock ibidem).

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Je remercie une de mes étudiantes, Carmen Santos, pour l’aide qu’elle m’a apportée pour la constitution de ce corpus.

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L’HUMOUR COMME VENGEANCE Figure 1 : Schéma des fonctions d’actant du « Compère »

Compère

narrateur

Conscience «le bouffon»

Corrupteur de mots

Au Portugal à cette époque, le propos interdit était signifié par la métonymie, l’allusion, les processus morphologiques et l’appel à l’interdiscours. Tout cela commença au lendemain de la révolution de 1926. Dès 1929, le RVP mit en scène une figure bien chérie de l’imaginaire portugais, Saint Antoine de Lisbonne (vénéré en France sous le nom de Saint Antoine de Padoue). Né à Lisbonne, près de la cathédrale de la ville, Saint Antoine est le saint préféré des Portugais. Il fait l’objet de toute une série de manifestations de foi et de croyances populaires. Bien ancré dans notre culture depuis plus de sept siècles, il peut paraître étrange que sa figure ait pu être utilisée pendant la dictature comme le personnage continuellement présent dans le spectacle du RVP. La raison en est bien simple : Antoine, le saint, est la métaphore d’Antoine, le clerc des ordres mineurs, c’est-à-dire, Salazar. Pauvre, puisqu’il appartenait aux Franciscains, il symbolisait l’ascèse de la vie du Dictateur. Sa présence n’enfreignait en rien les interdits de la censure, le peuple ne niant jamais sa dévotion au saint responsable de miracles spectaculaires, et protecteur des jeunes filles en âge de se marier. Il est intéressant de voir que, chez nous, la tradition ecclésiastique d’un saint presque austère, d’un docteur de l’Église, va de pair avec la tradition populaire du saint « casamenteiro » (promoteur des mariages), qui aime se divertir avec les jeunes filles, brisant parfois des pots qu’il s’empresse ensuite de réparer. Munis de ces derniers attributs, « Saint Antoine » est un personnage récurrent dans la RVP depuis 1929 jusqu’aux années 60. Prenons quelques exemples, tout en sachant que la traduction efface souvent les effets humoristiques : En 1929, dans la Revue « Chá de Parreira » (Té de Vigne), le « Saint Antoine » surgit dans le cadre 4 du premier acte.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Original Foi-se o altar bizarro Co’o santinho em barro E a bandeja pr’a esmolar ! Foram-se os meus crentes, lindos e inocentes, que rezavam a cantar

Traduction On n’a plus l’autel traditionnel Avec la petite figure du saint en céramique Et l’assiette pour les aumônes. On n’a plus mes croyants, beaux et innocents Qui priaient en chantant

Refrain Ó meu rico Santo António, tu és um demónio, tu és um judeu ! Ó santinho da pedincha, Foste uma pechincha Que nos apar’ceu ! Até mesmo os pobrezinhos Dão cinco reizinhos P’ra te dar a ti ! És um santo milagroso, De pau carunchoso, Como eu nunca vi !

Refrain O mon Saint Antoine chéri, Tu es un démon, Tu es un juif ! O mon bon saint de la demande Tu étais un solde Qui nous apparut ! Même les plus pauvres donnent quelques sous Pour te donner à toi ! Tu es un saint miraculeux De bois pourri Comme je n’ai jamais vu.

L’humour naît du contraste entre le saint joyeux de la tradition, ingénu, solide, personnage de céramique qui figurait sur les autels, et le saint de bois pourri d’aujourd’hui, « le petit saint de bois ». Un « saint de bois pourri » est quelqu’un qui se présente comme une personne correcte, qui apparemment veut du bien à tout le monde, mais qui, en réalité est un personnage cynique, dévoilant tôt ou tard sa véritable nature. On retrouve dans cette critique, l’image stéréotypée du « juif » telle que l’a construite la tradition populaire portugaise, en opposition à celle de Saint Antoine, dont l’œuvre recueille l’argent des aumônes et donne chaque semaine du pain aux pauvres de la ville (il en est toujours ainsi aujourd’hui). Le « juif » est censé garder l’argent, même celui des pauvres, et ne s’intéresser qu’à son propre profit («juif » étant traditionnellement dans notre culture populaire synonyme d’« usurier »). Or si l’on ne pouvait pas traiter Saint Antoine de « juif » au sens péjoratif du terme, on pouvait en revanche, par antonomase, atteindre Antoine Salazar. En effet, à cette époque, Salazar avait demandé des sacrifices à tous les Portugais, les pauvres inclus, voire les premiers à être sollicités, pour pouvoir remplir les coffres de l’État, et c’est ce qu’il réussit à faire en infligeant les conditions les plus dures aux gens les moins aisés de notre pays. Voilà pourquoi António Salazar est un saint qui fait des miracles sans les faire, d’où l’allusion au « saint de bois pourri ». Choisie comme métaphore salazariste par le théâtre de la revue, la figure de Saint Antoine va reparaître de nombreuses fois, les critiques qu’elle véhicule étant surtout perceptibles dans les paroles des chansons. En 1936, un des plus fameux acteurs portugais de tous les temps, João Vilaret, consacra « Le Pénitent » au même sujet. Représentant l’habitué des foires et fêtes paysannes courantes au Portugal pendant l’été, le « Pénitent » exprima toute son admiration pour la longévité du « santinho » (terme qu’on peut comprendre comme « petit saint » au sens affectueux, ou « drôle de saint », au sens malicieux et péjoratif). Nous citons seulement une strophe et le refrain :

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L’HUMOUR COMME VENGEANCE Original Tu não gostas de arraiais Acabaste com as promessas Tiraste o fogo dos mais Só tu é que tens as peças. Tiro-liro-liro-ai-lé-lé Tiro-liro-liro-ai-ai-ai Este santinho não cai Tiro-liro-liro-ai-ai-ai Tiro-liro-liro-ai-lé-lé É um santo sempre em pé.

Traduction Tu n’aimes pas les fêtes populaires Tu as fini avec les promesses Tu as quitté le feu aux autres4 C’est toi qui a les pièces. 5 Tiro-liro-liro-ai-lé-lé Tiro-liro-liro-ai-ai-ai Ce drôle de saint ne tombe pas Tiro-liro-liro-ai-ai-ai Tiro-liro-liro-ai-lé-lé C’est un saint toujours debout.6

Comme on peut le constater d’après cette tentative de traduction, chaque vers cache une allusion à un problème politique, et il fallait être dans le contexte pour tout comprendre. Le jeu constant entre l’information donnée et le texte écouté devait se réaliser au fur et à mesure par la conscience critique et impliquée du public, sinon la chanson ne restait qu’une drôle de chanson populaire, comme le « bon peuple portugais » les aime. Et c’est justement sur le sens littéral des mots que les auteurs comptaient pour tromper la censure. Il faut dire que les censeurs étaient surtout des fonctionnaires qui occupaient cet emploi dans un double but : tomber dans les bonnes grâces du pouvoir, et gagner quelques sous de plus. Ils n’étaient pas des intellectuels et devaient, en bons fonctionnaires, couper les propos interdits figurant en permanence sur la liste officielle. Il suffisait alors de ne pas utiliser certains mots, certaines expressions, de compter sur la médiocrité intellectuelle des censeurs, et sur une bonne dose de chance, pour pouvoir dire certaines choses. C’est là, je crois, la raison du succès des premières représentations («a estreia »), les acteurs étant parfois rappelés jusqu’à cinq fois par le public pour rechanter une chanson. Anita Guerreiro, actrice et chanteuse du Fado, a récemment raconté lors d’une émission télévisée, ce phénomène que nous avions bien cerné, et sur lequel nous avions déjà travaillé. Nous pensons que le public savait qu’il lui fallait apprendre par cœur les chansons, avant que les agents de la Censure ne les comprennent à leur tour et les suppriment. Une dernière référence à notre saint : le Saint Antoine interprété par João Villaret en 1956 :

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«Tu a empêché les autres de parler» Jeux de mots avec le sens de «pièces» - la pièce de monnaie (allusion à l’argent que Salazar a réussi à réunir pour les coffres de l’État); la pièce d’artillerie (allusion à l’appui qu’il avait dès le début de la Révolution du 28 de mai 1926 de la part des Forces Armées qui ont mis fin aux révoltes en provoquant beaucoup de dégâts et de morts causés par les pièces d’artillerie, surtout à Lisbonne, pendant le régime parlementaire de la première république). 6 Jeux d’allusions implicites au dictateur «toujours debout», et que rien ne réussit à faire tomber. 5

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Original Quero ver o povo unido No meu lindo Portugal Quero-o junto e não partido Na união tradicional Com meus hábitos de frade Sempre a vista no chão posta É desta minha humildade Que a corte dos santos gosta

Traduction Je veux voir mon peuple uni Dans mon Portugal si beau. Pas reparti, mais ensemble Dans l’union traditionnelle.7 Avec mes habits de moine Et les yeux toujours baissés Ce que la cour des saints aime C’est cette mon humilité.8

Mais bien sûr, l’humour ne se limitait à jouer avec la figure de Saint Antoine. Par exemple, au lendemain de l’Armistice, tout le monde croyait que le régime portugais, pris dans le mouvement des changements politiques européens, allait changer à son tour. La population fondait quelque espoir, mais l’année suivante, en 1936, la désillusion s’installait déjà. Cependant, au théâtre, on essaya de lutter encore avec les seules armes dont on disposait, le jeu d’humour et la complicité avec les spectateurs : Nouveau Tailleur Lusitaint Fondé en 19269 Directeur et Gérant : Caetano d’Oliveira Costa Tailleur habilité par l’École Supérieure Officiels instruits par les processus de coupure allemands et italiens10 Spécialité : Fazenda 11 Rue de traverse des Fidèles de Dieu, 2812 Lisbonne

On ne pouvait être plus clair dans la critique. Et le crayon rouge que signale cette annonce sur le document original, montre l’action des censeurs. Mais l’épisode qui suit ne perd rien de la critique, malgré la supposée coupure de cette première partie ! Des affirmations comme celles qui suivent sont parfaitement décodables et interprétables par les spectateurs :

7 La présence portugaise en Afrique commençait à être mise en cause par le consensus international. L’adhésion du Portugal aux Nations Unies était même en danger, et ce fut seulement pour des raisons au bénéfice de leur stratégie que les États Unis nous ont appuyés. Le vieux Portugal «uni du Minho à Timor» que Salazar défendait, aurait de plus en plus de difficulté à se maintenir sur la scène international. Au moins le croyait-on à la fin des années cinquante. Mais le Dictateur a réussi à conserver l’unité de l’empire, même après sa mort, jusqu’en 1974, comme on le sait. 8 Salazar a pris les ordres mineurs, après une jeunesse au Séminaire. Il a gardé toute la vie ses habitudes ecclésiastiques de petit curé de province, pendant que son entourage pouvait profiter des plaisirs du monde avec une certaine aisance, puisque leur chef pouvait toujours parler de sa propre vie d’ascèse comme exemple pour le peuple. La «cour des saints» ne cessait d’appuyer l’intégrité morale et les mœurs chastes et purs de leur chef, ce que le peuple comprenait trop bien. 9 Datte de la Révolution qui amena au «Nouvel État». 10 Référence au nazisme et au fascisme 11 En portugais le mot a un double sens, celui de «tissu » et celui de «trésor public» 12 Le 28 mai est le jour de la Révolution de1926

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L’HUMOUR COMME VENGEANCE - M. Oliveira, enchanté de faire votre connaissance. J’en ai marre d’entendre13 votre nom, mais je ne liais pas l’Oliveira à la personne ! - C’est ce ruban14 qui m’a donné la célébrité ! Je ne voulais pas entrer, mais ils sont allés me tirer de mon isolement et je n’ai pas eu d’autre solution que de faire selon leur volonté. - Vous êtes le maître le plus complet que le Portugal n’ait jamais vu. - Oui, on le dit. En vérité mon œuvre est quelque chose de grand, surtout en ce qui concerne la « fazenda ».

Pour terminer, nous relaterons cet épisode. En 1936, dans la revue Arre burro !, Beatriz Costa chanta le « Nouveau Fado du 31 »15, qui reprenait un fameux « Fado du 31 ». Il faut expliquer que « 31 » veut dire « confusion » en argot portugais, littéralement « faire un 31 » c’est « provoquer une confusion ». Les paroles du fado en sont même assez drôles. Il s’agit surtout d’une suite de mots presque sans signification, mais quand on les écoute avec un peu plus d’attention, on voit qu’il s’agit d’un portrait du monde à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Hors du Portugal, le monde les révolutions, des coups d’état, des désastres naturels qui se multipliaient, mais chez nous, régnait tout simplement la « paix de Salazar », une paix oppressive. La seule vengeance du peuple était de pouvoir chanter à pleins poumons « Falazar, falazar », sans peur d’être arrêté. Falazar Æparler trop

Salazar Ædéfense de parler

Comme disait Coleridge, « l’humour n’exclut pas le pathos » (1990, 374) ! Fernanda MENÉNDEZ Université Nova de Lisboa fernandamenendez@sapo.pt BIBLIOGRAPHIE Textes cités de RVP qui appartiennent au Musée du Théâtre, Barbosa, Alberto, Arre burro ! (original tapé à la machine), 1936. Barbosa, Alberto, José Galhardo, Vasco Santana e Santos Carvalho, Arraial, (original tapé à la machine), 1933. Galhardo, José, Vasco Santana, Luís Galhardo Filho e Carlos Lopes, Alto lá com o charuto (original tapé à la machine), 1945. Magalhães, Xavier de, Chá de Parreira (original tapé à la machine), 1929. Santos, Fernando, Aguenta-te, Zé ! (original tapé à la machine), 1951. Santos, Fernando, Sempre em pé ! (original tapé à la machine), 1938. Vale, Amadeu do, O Retiro dos pacatos (original tapé à la machine), 1942. ATTARDO, S. Linguistic Theories of Humour, New York, Mouton De Gruyter, 1994. COLERIDGE, S. T., Table Talk, ed. Carl Woodring, dans Collected Works, t. XIV, Routledge, PUP, 1990.

13 «J’en ai marre d’écouter» – en portugais estou farto a le sens de «j’ai entendu parler de vous beaucoup de fois» (ce que peut être un éloge déguisé), ou «j’en ai marre» (ce qui est un insulte) 14 Ruban de mesure de numération millimétrique utilisé par les tailleurs pour prendre les mesures des clients et pouvoir ainsi tailler le tissu (en portugais – couper) 15 Voir le texte traduit en annexe

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS CURCÓ, C. « Indirect Echoes and Verbal Humour », dans ROCHOTA, V. et JUCKER, A. (eds.), Current Issues in Relevance Theory, Amsterdam, J. Benjamins, 1998, pp. 305-325 POLLOCK, J., Qu’est-ce que l’humour ?, Paris, Klincksiek, 2001 REBOUL, O., « L’adulte, Mythe ou réalité », Critère, novembre 1973, p. 643 SANTOS, V. P., A Revista à Portuguesa, Lisboa, Ed. O Jornal, 1978

SPERBER et WILSON, Relevance, Oxford, Blackwell, 1986 Annexe, Nouveau fado du 31 Original O 31 é um fado Eterno, cantado Ai ! Como nenhum Desde a Abissínia ao Japão Aquilo hoje é pão Só há 31. Chegou à Rússia e à China Em Espanha domina Chega a Irun Ai, meus filhos, em Baiona Ai que tapona Que 31. Refrão Vai-se a Pequim 31 Há chinfrim Vai-se a Ceilão 31 revolução Vai-se a nanquim 31 Há motim Vai-se a Aragão 31 Cachação O 31 Hoje em dia é comum É tudo a dar A cascar, a arruar (bis)

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Traduction Le 31 est le fado Eternel, chanté. Ah ! Comme aucun autre Depuis l’Abyssinie au Japon Aujourd’hui Il n’y a que 31. Il arriva en Russie et en Chine En Espagne il domine Il arriva à Irun Ah, mes enfants, en Bayonne Quelle querelle Que 31.

Em Portugal É que é só conversar

Refrain On va à Pékin 31 Il y a du bruit. On va au Sri Lanka 31 Révolution On va à Nankin 31 Il y un mutin On va à Aragon 31 Coup de poing Le 31 Aujourd’hui c’est commun Tout le monde se bat (avec des synonymes en argot, « dar, cascar, arruar ») Au Portugal on ne fait que bavarder

Falazar, falazar.

Falazar, falazar.


VENGEANCE ET PERSONNAGES DANS DEUX ROMANS DE JULIEN GREEN (ADRIENNE MESURAT, L’AUTRE) : DU NATURALISME À LA SPIRITUALITÉ

INTRODUCTION L’œuvre romanesque de Julien Green soulève d’emblée un paradoxe sur la vengeance. Les critiques évoquent très peu ce motif au profit d’autres thématiques telles que la violence, le sadisme, la cruauté… Pourtant il est bel et bien présent. Il s’agit même d’un leitmotiv central, au rôle essentiel. Alors pourquoi ce paradoxe ? La réponse se trouve dans le traitement greenien. J. Green s’attarde davantage sur les raisons, les conséquences de la vengeance que sur l’acte, étape parmi d’autres dans le parcours des personnages. Quant aux marqueurs linguistiques, le mot vengeance et ses synonymes apparaissent finalement peu. J. Green privilégie l’implicite, le non-dit, les atténuations, les commentaires du narrateur, surtout quand la vengeance touche le héros, favorisant ainsi la sympathie du lecteur. De fait, Adrienne Mesurat (1927) et L’Autre (1971) sont deux romans dans lesquels les personnages principaux et secondaires sont concernés par la vengeance. Ils nous permettront non seulement de cerner comment J. Green la conçoit, pourquoi il la conçoit ainsi, mais aussi de voir l’évolution de ce motif. En effet, Adrienne Mesurat développe et analyse la progression psychologique d’une provinciale de dix-huit ans qui, lassée de la tyrannie paternelle, va commettre un meurtre puis devenir folle. L’Autre retrace l’histoire et le cheminement religieux de Karin, condamnée à l’isolement pour avoir couché avec l’ennemi pendant la seconde guerre mondiale. La vengeance est-elle bénéfique ? Apporte-t-elle le bonheur ? N’est-elle pas une épreuve indispensable que l’héroïne devra affronter puis dépasser pour atteindre le salut ? Nous verrons donc que, grâce à la vengeance, J. Green soulève d’importantes questions humaines et religieuses. Notre perspective est fondée à la fois sur la poétique, la rhétorique et la phénoménologie de la lecture. D’abord, nous étudierons la vengeance et son traitement greenien. Puis, nous analyserons ses fonctions et ses répercussions sur « l’effet-personnage »1.

1 L’expression est empruntée à Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, « Ecriture », 1992.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS 1. LA VENGEANCE ET SON TRAITEMENT GREENIEN 1.1. La vengeance, un motif essentiel dans les romans greeniens Julien Green et la vengeance : définition, discours Nous allons commencer par nous intéresser à la définition proposée par J. Green. Dans nos deux romans, la vengeance est présentée sous toutes ses facettes. Elle implique un offensé et un offenseur. Il s’agit bien souvent de faire payer, consciemment ou non, la personne jugée responsable d’une souffrance. Le raisonnement est alors le suivant : comme cette personne fait souffrir ou a fait souffrir, volontairement ou non, elle doit à son tour souffrir que ce soit par un châtiment identique, contraire ou plus violent. La vengeance est donc une forme de rébellion. Elle est aussi, dans un sens religieux, l’action de punir. Ainsi dans L’Autre, les habitants de Copenhague infligent le silence à Karin pour la punir de son comportement pendant la guerre, comportement qu’ils jugent inadmissible, inexcusable. Ils agissent, du moins le croient-ils, au nom de l’honneur, du patriotisme, de la morale, du bien, se substituant à Dieu. Dans tous les cas, la vengeance est pour J. Green le recours du faible, le signe d’une amertume, d’un manque de maturité comme le montre cet extrait d’Adrienne Mesurat : Alors une haine subite se leva en elle contre la future locataire de cette villa, de cette villa qui narguait sa convoitise et d’où elle n’arrivait pas à détacher les yeux. Tout son dépit se reporta sur Mme Legras, et par un mouvement puéril, elle souhaitait qu’il lui arrivât des ennuis, quelque chose qui la vengeât, que le mauvais temps gâtât ses vacances, par exemple. (304)

Loin d’être toujours préméditée, il suffit d’une parole maladroite, d’un reproche de trop…, pour que la vengeance se déclenche impulsivement. L’offensé profite d’un moment de supériorité sur son offenseur pour se faire justice, en éprouve du plaisir et le vit comme une libération. La vengeance suppose un rapport de force, d’opposition entre deux personnes, deux groupes et le lexique du combat, dans L’Autre1, le prouve : « Karin avait tant d’ennemis » (714), « l’adversaire désarmé » (837), « sourire de triomphe » (840)… En outre, le terme vengeance et ses synonymes apparaissent explicitement dans nos deux romans. Même s’il est vrai, au regard de leur volume dans l’édition de la « Pléiade » (234 pages pour Adrienne Mesurat2 et 280 pages pour L’Autre), que les marqueurs linguistiques sont minimes, ils sont toutefois présents. Dans Adrienne Mesurat, les mots « vengeance » et « se venger » sont employés (304, 332, 337, 346, 395) ainsi que des expressions synonymes de vengeance telles que « rancune » (342, 496) ou « tu me devais bien ça ! » (504). Dans L’Autre, le mot « vengeance » est utilisé comme nom, adjectif, verbe (780, 800, 809, 833, 834, 872, 969). Les synonymes sont très nombreux : « elle a payé » (712), « s’érigeait en justicière » (819), « qu’on paie » (840), « payant pour les autres » (850) et « me punissant » (979). Enfin, même quand la vengeance n’est pas évoquée explicitement, elle est sous-entendue, créant un climat pesant et angoissant. De fait, J. Green recourt à des images qui aident le lecteur à comprendre ce que sont la vengeance et ses effets. 1

L’Autre (1971), in Œuvres complètes de Julien Green, Paris, Gallimard, « Pléiade », III, 1973, 709-991. Adrienne Mesurat (1927), in Œuvres complètes de Julien Green, Paris, Gallimard, « Pléiade », I, 1972, 283-519. 2

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VENGEANCE ET PERSONNAGES DANS DEUX ROMANS DE JULIEN GREEN… Ainsi dans L’Autre, sont associés à la vengeance les lexiques du piège, du jeu, du poison, de la prison, de la fatalité et de la mort comme dans ces deux passages : […] pour m’avoir enfermée quatre ans dans la prison du silence et de la solitude d’où je sortais vieillie et frustrée. (935) Ils m’ont tuée autrement. Ils m’ont tuée en ne me punissant pas par la violence. La vraie mort valait mieux que la mort vivante où ils m’ont jetée, la mort qu’ils ont inventée pour moi. (979)

Les différents types de vengeance J. Green ne se contente pas de définir la vengeance, il met aussi en scène ses différents types. À chaque fois, elle se déclare par une extrême violence verbale, physique, morale…, manifestation d’une rancune, souvent dissimulée depuis longtemps. Dans Adrienne Mesurat, la vengeance prend d’abord la forme de la loi du Talion : les deux sœurs, Adrienne et Germaine, vont mutuellement prendre plaisir à se faire souffrir moralement. Puis la vengeance, avant de se réaliser, fait l’objet d’un avertissement verbal, proche du chantage : Mme Legras menace Adrienne de révéler aux autorités qu’elle a tué son père si elle colporte le moindre ragot la concernant ; Marie Maurecourt menace Adrienne, amoureuse de son frère, de rendre publiques ses lettres si elle continue d’en envoyer, d’essayer de le voir. Dans L’Autre, les manifestations de la vengeance sont plus nombreuses et variées. Le personnage peut se venger par la parole en tenant des propos durs, si possible devant témoins. Ainsi Roger rêve d’insulter Ilse qui vient de lui poser un lapin. La vengeance est parfois un moyen de purifier le corps, comme Roger qui, après avoir couché avec une prostituée, se savonne violemment ; un moyen de délivrer l’esprit, comme Karin qui se met en accusation par sa confession au prêtre. La mémoire exerce elle aussi sa vengeance : elle empêche Roger et Karin d’oublier leur passé ; elle rappelle sans cesse à Karin, par le biais d’Ib, frère et sosie de Mlle Ott, sa responsabilité dans le décès de celle-ci. Mais la principale vengeance du roman reste celle dont est victime Karin. Les habitants de Copenhague la punissent par le silence, l’indifférence, l’humiliation, l’ostracisme. Certains crachent devant sa porte, d’autres se moquent d’elle ou la surveillent. Karin trouvent ces vengeances cruelles car sournoises. Finalement, elle paiera de sa vie cette rancœur. En tentant d’échapper à deux hommes qui veulent la violer, elle tombe à l’eau. Ils la laisseront se noyer, jugeant la peine méritée. La vengeance, un moteur narratif La vengeance est donc bien un thème essentiel pour J. Green. Pour finir de nous en convaincre, il suffit d’observer nos deux romans. Les vengeances y apparaissent à des moments clés de l’histoire : à la fin de la première partie et au dénouement dans Adrienne Mesurat, dès le début dans L’Autre. Elles constituent des tournants décisifs et le destin des héroïnes dépend de la façon dont elles vont les gérer. Les vengeances ont aussi une influence déterminante sur l’évolution psychologique des héroïnes. Certes Adrienne et Karin se vengent en causant respectivement la mort du père Mesurat et de Mlle Ott, mais elles sont surtout victimes de vengeances alors que les personnages secondaires sont davantage coupables que victimes. Ils vont s’acharner sur l’héroïne au point qu’Adrienne 209


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS devient folle et que Karin meurt. Ils retourneront à leur routine, la vengeance ne semblant pas les avoir affectés. Quant à Adrienne, elle croit que le départ de sa sœur et la mort de son père vont résoudre ses problèmes. Or, il n’en sera rien… Après avoir montré en quoi la vengeance est un motif essentiel, nous allons maintenant observer et analyser les aspects privilégiés par J. Green. 1.2. Les aspects de la vengeance privilégiés par Julien Green Des lieux et des moments pour la vengeance Chez J. Green, la vengeance suppose des lieux et des moments particuliers. Dans L’Autre, celle des personnages secondaires se manifeste à l’extérieur, dans la rue, près d’un quai alors que celle des héroïnes se produit souvent dans un univers fermé, intérieur comme la maison des Mesurat, la chambre de Germaine, les appartements de Mlle Ott, de Karin. Le lieu révèle l’intensité des tensions familiales et les difficultés de communication d’Adrienne avec ses proches, de Karin avec le monde extérieur. Certes la vengeance est plus aisée dans un lieu clos, à l’abri des regards, mais en même temps, ce lieu va contribuer à accroître les conséquences néfastes de la vengeance. Ainsi après le parricide, comme Adrienne n’a pas de témoins, que son père bénéficie d’une bonne réputation en ville et que les gens ignorent son autorité excessive, elle devient la coupable idéale sur laquelle on s’acharne. Quant à Karin, lors de sa visite à Mlle Ott, elles sont seules. Personne ne sait qu’elles se sont vues mais Karin, elle, sait qu’elle est en partie responsable du décès de Mlle Ott ; donc la culpabilité la mine. Le moment est également déterminant. La vengeance des héroïnes se produit le soir ou dans un univers sombre tandis que celle des personnages secondaires a lieu aussi bien en plein jour, à la lumière vive comme l’indifférence des habitants de Copenhague, qu’à la nuit tombée comme la noyade de Karin. Par conséquent, le moment distingue la vengeance individuelle qui doit être cachée car elle est mal jugée de la vengeance collective qui semble légitime. La vengeance implique bien pour J. Green des lieux et des moments précis. Nous allons voir maintenant qu’il s’intéresse notamment aux causes de la vengeance. Les raisons de la vengeance Dans Adrienne Mesurat, la préoccupation essentielle de J. Green n’est pas de dire ce qu’est la vengeance mais de comprendre comment et pourquoi l’homme est amené à se venger. Il développe ainsi une analyse psychologique, digne des naturalistes. Si Adrienne éprouve le désir de se venger, ce n’est pas un hasard. Les commentaires du narrateur montrent que les autres, par leur attitude, ont contraint Adrienne à développer ce sentiment de vengeance. En voici un exemple : […] on l’avait rendue sournoise, en effet, et elle présentait aux regards de son père et de sa sœur un visage où ils eussent été incapables de lire la moindre émotion, en admettant qu’ils s’en fussent donné la peine. (300)

La tension croît et atteint son apogée avec la vengeance. Adrienne n’avait pas d’autres solutions. Bien sûr, cela n’excuse pas totalement son acte, sa cruauté mais de coupable, elle devient une victime qui suscite la pitié, la sympathie. Cet aspect est renforcé par J. Green qui ne se donne pas la peine de justifier la vengeance des 210


VENGEANCE ET PERSONNAGES DANS DEUX ROMANS DE JULIEN GREEN… personnages secondaires, si ce n’est par l’ironie et des défauts tels que l’envie, la possessivité…, alors qu’il met en valeur les bons côtés d’Adrienne, de Karin qui, elles, sont tenaillées par les remords. Edith Perry écrit : « Pour qu’il y ait rébellion, il faut d’abord qu’il y ait eu oppression, aussi nos futurs rebelles présentent-ils souvent les traits victimaires des boucs émissaires1. » De fait, la situation conduit petit à petit Adrienne à éprouver de la haine, du dégoût, du mépris, de l’envie, de la colère, éléments fondamentaux au développement progressif d’une vengeance. Elle vit prisonnière entre un père et une sœur tyranniques qui surveillent tous ses gestes, lui font du chantage, s’opposent à son amour pour le docteur Maurecourt et finissent par l’empêcher de sortir. À cela s’ajoutent l’ennui, la solitude, la tristesse, la peur, l’impression d’impuissance. En résumé, Adrienne n’est pas heureuse et juge sa famille responsable de son malheur. J. Green détaille les raisons qui amènent la vengeance et s’attache également à en expliquer les buts, les conséquences. Les buts et les conséquences de la vengeance Les personnages principaux et secondaires pensent que la vengeance va résoudre leurs problèmes et leur apporter un soulagement moral, une libération, la tranquillité, le bonheur… Voir l’adversaire souffrir suffit à atténuer la souffrance de l’offenseur, à le consoler même si concrètement ses problèmes n’ont pas disparu. Pour lui, la vengeance ne peut être que bénéfique. En effet, Michèle Raclot remarque à propos d’Adrienne : « Son crime est donc, en même temps qu’un réflexe de peur un geste de libération nécessaire pour respirer, l’explosion d’un besoin quasi animal de vivre2. » Les personnages secondaires perçoivent eux la vengeance comme un acte normal. Or J. Green montre que les conséquences sont tout autres. La vengeance est un cercle infernal : à une vengeance en succède une autre, plus importante. Dans Adrienne Mesurat, J. Green a un point de vue pessimiste. La vengeance semble pour Adrienne une solution comme le voyage, les souvenirs…, mais le départ de sa sœur et la mort de son père ne résoudront rien. Michel Dyé affirme : « Tout lui échappe : elle tue son père pour être libre et se retrouve plus captive et plus désespérée qu’auparavant3. » Effectivement, Adrienne est encore plus seule. On la soupçonne, elle ne parvient pas à être heureuse et elle s’enfonce inexorablement dans la folie. Certes, grâce à la folie, Adrienne n’a plus conscience de ses souffrances, mais les personnages secondaires semblent les vrais vainqueurs de l’histoire, du moins d’un point de vue matérialiste : Germaine est libre, Mme Legras repart avec les économies d’Adrienne, Marie Maurecourt garde son frère pour elle seule et le village est en fête.

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Oppression et liberté dans l’œuvre romanesque de Julien Green (1927-1971), Lille, ANRT, «Thèse à la carte », 2003, 93. 2 Le Sens du mystère dans l’œuvre romanesque de Julien Green, Paris, Aux amateurs de livres, 1988, tome I, 235. 3 « La peinture de la misère humaine dans Adrienne Mesurat », in Marie-Françoise Canérot et Michèle Raclot (éd.), Autour de Julien Green. Au cœur de Léviathan, Paris, Presses Universitaires FrancComtoises, 2000, 30.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Avec le temps, la pensée de J. Green va devenir plus optimiste. Dans L’Autre, la vengeance fait partie de l’apprentissage de Karin. Elle sera bénéfique car Karin saura la dépasser, en tirer des leçons, réfléchir sur sa vie passée et se tourner vers la religion. Dans un premier temps, la vengeance subie par Karin a sur elle des effets négatifs comme le montrent ces expressions : « le fantôme, c’est moi » (816), « une sauvage » (847), « Morte l’écolière » (848), « À sa place, une ménade » (848), « d’où je sortais vieillie et frustrée » (935). Au finale, elle meurt mais elle est sauvée, elle a obtenu le salut alors que les autres personnages sont pour beaucoup habités par la rancune, incapables de pardonner. Ils retournent donc à leurs occupations… terrestres. Après avoir montré l’importance de la vengeance pour J. Green et en avoir analysé les aspects retenus, nous allons désormais étudier ses fonctions, ses effets en approfondissant deux pistes : la vengeance et les personnages, la vengeance et les idées greeniennes. 2. LES FONCTIONS ET LES EFFETS DE LA VENGEANCE D’APRÈS JULIEN GREEN 2.1. La vengeance et les personnages La vengeance et la caractérisation des personnages Vincent Jouve dit : « C’est [donc] la nature de l’objectif visé par le personnage ainsi que les moyens qu’il utilise pour l’atteindre qui vont nous renseigner sur ses valeurs de référence1. » En effet, la vengeance permet de caractériser tous les personnages, d’élaborer leurs portraits. D’un côté, elle révèle le mal-être, le désespoir des héroïnes, leur besoin de s’affirmer, de trouver une place dans la société ; de l’autre, la méchanceté, l’hypocrisie, la convoitise des personnages secondaires. Dans cet univers greenien, seuls les enfants n’éprouvent pas un désir de vengeance et deviennent ainsi des guides spirituels. Ils sont innocents et ce sont les adultes qui leur apprennent la haine. Pour eux, Karin est une personne comme une autre. C’est Johanna, une fille de quatorze ans, qui fera preuve de tolérance en offrant à Karin une branche de lilas. Leurs rencontres sont toujours marquées de spiritualité : Elle tenait, toute droite dans la main comme on tient un cierge, un bouquet […]. Je regardai la jeune fille dont le visage me parut celui d’un ange dans un tableau. […] Elle secoua la tête pour dire non et sourit. Jamais sur un visage humain je n’avais vu un plus beau sourire. […] J’approchai mon visage de cette grappe de fleurs minuscules, respirant avec son parfum délicieux tout le bonheur de l’enfance. Il me sembla que je renaissais. (L’Autre, 855-856) La porte ouverte, je vis s’avancer vers moi, en robe blanche, la petite Johanna. Dans le soleil qui l’enveloppait comme d’un voile de lumière, elle me fit l’effet d’une apparition. (L’Autre, 932)

Les adultes restés enfants acceptent eux aussi Karin sans la juger. Nous pouvons citer en exemple Ib dont voici la description : Il agitait les mains d’un geste puéril bien qu’il fût d’âge mûr. Son visage rond, un peu lunaire, créait de même un certain malaise par tout ce qu’on pouvait y lire d’enfance inachevée. (L’Autre, 713)

Cependant les personnages secondaires et principaux se ressemblent par le plaisir qu’ils éprouvent à se venger. Dans L’Autre, de nombreuses expressions le prouvent : « Il entrait un certain plaisir dans la préparation de ce discours vengeur » 1

Poétique des valeurs, Paris, PUF, « Ecriture », 2001, 66.

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VENGEANCE ET PERSONNAGES DANS DEUX ROMANS DE JULIEN GREEN… (780), « pour le plaisir » (809), « J’attendis pour le plaisir d’irriter cette femme et si possible de lui faire peur » (866), « Sans doute, je savourais les émotions de la vengeance » (872), « je goûtai l’étrange plaisir de me mettre en accusation » (917), « je savourai ma colère » (934), « jubilation intérieure » (934), « La pécheresse devenait leur juge. Là était la griserie de cet instant sublime » (938). Les personnages ont souvent, à l’exception d’Adrienne, conscience de leurs actes et vont jusqu’à les justifier pour se donner une illusoire bonne conscience, ce qui suscite l’antipathie du lecteur : « je voulais la frapper d’une crainte salutaire » (L’Autre, 866), « N’avais-je pas eu raison de suivre mon instinct et d’aller faire cette visite nocturne à ma principale adversaire ? » (L’Autre, 874). L’attitude de Karin à l’égard de Mlle Ott, de Roger accentue l’éloignement du lecteur puisque d’un côté, elle fait preuve de cruauté, de sadisme vis-à-vis d’une femme en position de faiblesse ; de l’autre, elle ment à son petit ami et le manipule. La vengeance, une étape dans l’apprentissage des héroïnes Plus spécifiquement, la vengeance entre dans l’apprentissage des héroïnes. Que ce soit Adrienne ou Karin, toutes les deux font face à des épreuves morales cruciales. La vengeance en est une au même titre que la solitude, la haine… Elle est présentée par J. Green comme une solution terrestre tentante, à laquelle il est difficile de résister. Du reste, elle fait partie des épreuves qui se produisent très tôt dans l’histoire. Inefficace, elle déclenche d’autres épreuves et a des conséquences souvent fâcheuses. Pour les personnages secondaires, la vengeance est un élément ordinaire de leur vie, de leur personnalité. Elle n’aura pas des effets aussi marqués sur leur destin et les laissera à leur médiocre routine. Nos romans ont en outre l’intérêt de présenter deux façons opposées de gérer la vengeance, révélant ainsi l’évolution de J. Green et conférant à Adrienne, à Karin leur statut d’héroïnes. Pour Adrienne, la vengeance sera une étape dans une longue descente aux enfers : elle sera encore plus seule et finira folle. Le meurtre de son père la tourmente et elle se rend compte qu’elle n’est pas heureuse. Après l’aveu du crime au docteur Maurecourt, la folie la préservera des autres. Karin, elle, va devoir vivre la vengeance comme bourreau et victime puis la dépasser par le repentir, la confession, le pardon pour revenir à la religion et être sauvée. Sans la vengeance, sans ce cheminement, elle n’aurait pas rejoint Dieu. Selon qu’il s’agit des personnages principaux ou secondaires, la vengeance n’est pas traitée de la même façon par le narrateur. Comme nous allons le voir, cette différence favorise les héroïnes et met le lecteur de leur côté par la sympathie, la pitié… qu’elles suscitent. La vengeance et la valorisation des héroïnes Les situations face à la vengeance sont nettement opposées. D’abord, Karin se sent coupable alors que bien des habitants de Copenhague estiment leur vengeance justifiée et juste. Ensuite, Adrienne et Karin ont des raisons valables de se venger alors que les personnages secondaires en ont des douteuses, des superficielles. Enfin, certes l’héroïne se venge et échoue, mais elle est surtout victime de multiples vengeances, au contraire de bien des personnages secondaires et elle le paiera de sa vie.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Le traitement narratif est lui aussi différent. Le narrateur omniscient prend clairement parti pour les héroïnes et ainsi influence notre perception. Dans Adrienne Mesurat, ses nombreux commentaires expliquent et justifient les raisons pour lesquelles Adrienne fut amenée à se venger : « Son imagination se libérait avec une sorte de fureur et se vengeait, en quelque sorte, de la contrainte qu’elle avait eu à subir » (395). Le narrateur nous rapproche également des héroïnes en dévoilant leurs pensées les plus secrètes, leurs angoisses, leur difficile cheminement par le discours indirect libre (Adrienne Mesurat) ou le récit à la première personne (L’Autre). Ensuite, la vengeance des héroïnes est présentée comme un acte inconscient, impulsif ; un engrenage impossible à arrêter, à contrôler. Ainsi dans Adrienne Mesurat, pendant la scène du parricide, le mot vengeance n’apparaît pas. Adrienne n’est plus elle-même. C’est comme si le crime était accompli soit par quelqu’un d’autre, soit par une personne en léthargie : Une horrible frayeur la saisit et, sans savoir comment, à peu près comme si elle eût été jetée dans le noir par une force irrésistible, elle se rua vers l’escalier […] Du temps passa. Elle se demanda si elle n’avait pas dormi et quelle heure il pouvait être. Des douleurs la contraignaient à courber le dos et elle fit une ou deux fois un effort pour se lever, mais une fatigue abominable l’écrasait et elle demeura là, les reins appuyés contre les barreaux de la rampe. Elle grelottait. (391)

Par ailleurs, cet acte fait suite à une violente dispute où le père Mesurat a provoqué sa fille en faisant mine d’aller parler au docteur Maurecourt. Adrienne ne perçoit pas son geste comme une vengeance et se refuse à y croire. Elle est, comme le souligne Michèle Raclot, dans « un état de "légitime défense" morale »1. Le narrateur tente donc d’atténuer la gravité de l’acte accompli, de le dédramatiser pour que le lecteur ne juge pas trop sévèrement Adrienne. Souvent les héroïnes ont des désirs de vengeances, mais pas la volonté de les accomplir. La vengeance a lieu uniquement parce que la situation leur échappe. Karin vient effrayer Mlle Ott, non pour la tuer. Enfin, la vengeance transforme les héroïnes en personnages de tragédie qui suscitent la pitié du lecteur. Il y a vraiment une fatalité de la vengeance : vu le contexte, elle devait se produire ; une vengeance en amène une autre ; les héroïnes ont l’art de les déclencher, de les attirer et en sont victimes. Après avoir étudié les liens qui unissent la vengeance et les personnages, nous allons terminer en montrant que la vengeance est un motif qui a évolué au fil des romans greeniens et qu’elle a un rôle déterminant dans la dynamique de lecture. 2.2 LA VENGEANCE, UN MOTIF RÉVÉLATEUR GREENIENNES ET DE LEUR ÉVOLUTION

DES

IDÉES

La vengeance, une solution ? Dans Adrienne Mesurat, J. Green est marqué par la littérature réaliste, naturaliste. Il développe avec précision les raisons qui amènent l’homme à se venger et en donne les conséquences. Adrienne croit pouvoir maîtriser son destin et obtenir le bonheur par la vengeance. Or c’est une solution illusoire qui sera un échec et aura des effets néfastes, un pouvoir destructeur. Comme la nostalgie, le voyage, elle est une fuite inutile, un refus d’affronter la réalité. En effet, Vincent Jouve note : « C’est […] à

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Le Sens du mystère dans l’œuvre romanesque de Julien Green, op. cit., 236.

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VENGEANCE ET PERSONNAGES DANS DEUX ROMANS DE JULIEN GREEN… ses résultats que se jugent un parcours et les valeurs qui le sous-tendent1. » Avec pessimisme, J. Green réserve une fin tragique à son héroïne : elle finit seule, incomprise de tous et folle. Les autres personnages ne sont pas épargnés. Ils sont décrits comme responsables, lâches et insensibles. Pourtant au finale, les « méchants » semblent récompensés et les « bons » punis, à moins que la folie ne soit une chance, un état qui préserve Adrienne de l’inhumanité. Dans L’Autre, J. Green s’inscrit dans une perspective spirituelle et optimiste. Grâce à la vengeance, Karin évolue, obtient le salut et permet à d’autres personnages comme Roger, Mme Jensen de progresser. La vengeance devient une étape indispensable qu’il faut savoir dépasser, la condition pour être sauvé. Elle est donc associée à des motifs religieux tels que le pardon, le repentir, l’espérance : « expié » (714), « me punissaient » (834), « pharisaïsme » (835), « La pécheresse devenait leur juge » (938). Seuls ceux capables de pardonner peuvent espérer le salut. Ce n’est pas parce qu’une faute a été commise que le paradis est à jamais inaccessible. Par contre, pour les gens « ordinaires », la vengeance est liée au lexique de la justice comme le prouve cette intervention de Karin : « Ce matin, Emil, j’ai été réhabilitée aux yeux des gens. On a décidé de passer l’éponge et je suis redevenue… tu sais quoi ? Respectable. Tu n’aurais plus à avoir honte de moi si tu m’épousais. (943)

La vengeance reflète donc l’évolution de J. Green qui ressentait à la fin de sa vie moins de doutes, d’inquiétudes mais davantage d’apaisement. Enfin, elle contribue aux effets produits sur le lecteur par l’histoire et les personnages, ainsi qu’à la dynamique des romans greeniens. La vengeance et son rôle dans la dynamique de lecture La vengeance crée d’abord une dynamique au niveau de l’histoire car elle fait partie des motifs essentiels de la tragédie et J. Green en réutilise les ressorts. Elle provoque le suspense : nous nous demandons quelles vont être ses conséquences et nous hésitons entre une issue positive que nous espérons et une issue négative que nous redoutons. Elle crée aussi le dramatique, le pathétique car elle implique des tensions et enclenche un mécanisme que rien ne peut arrêter. Ainsi la scène avec Mlle Ott fait très vite basculer le destin de Karin dans le tragique. Les conséquences sont la folie ou la mort. Edith Perry constate par ailleurs que « les héros de Green sont toujours étroitement surveillés non parce qu’ils sont coupables mais parce qu’ils sont suspects, ils dérangent. Le savoir qu’on accumule sur leurs faits et gestes permet de maintenir l’ordre mais aussi et surtout d’assouvir les pulsions refoulées, de satisfaire une volonté effrénée de pouvoir, de se venger ou tout simplement de se divertir »2. Le lecteur est en outre fortement sollicité dans les romans greeniens. Les impressions divergent selon qu’il s’agit de l’héroïne ou d’un personnage secondaire et la vengeance joue un rôle fondamental dans ces effets de lecture. De fait, le lecteur est mis du côté des héroïnes au détriment des personnages secondaires grâce, entre autres, au motif de la vengeance. De plus, comme le lecteur est sans cesse placé en position de supériorité par rapport à l’héroïne, on devine, appréhende, vu le contexte, ce qui l’attend alors qu’elle l’ignore. Mais dans une même page, un même 1 2

Poétique des valeurs, op. cit., 83. Oppression et liberté dans l’œuvre romanesque de Julien Green (1927-1971), op. cit., 211.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS paragraphe, les impressions du lecteur à l’égard des héroïnes peuvent aussi varier. Quand Karin a du plaisir à se venger et devient meurtrière, la distance se crée. Quand elle culpabilise, éprouve du remords et devient victime, le rapprochement s’établit par la compréhension, la pitié, la révolte, l’inquiétude, la sympathie. Quand elle se remet en cause, lutte contre la tentation des sens et obtient finalement le salut, elle nous fascine. Son parcours peu ordinaire nous laisse admiratifs et lui donne de la grandeur car, comme le montrent finement les allusions au bonheur, à la lumière, Karin est sauvée : Il y avait malgré tout du bonheur dans l’air, ce matin-là. Tout le monde était d’accord sur ce point. Le soleil bousculait ce qui restait de l’interminable hiver scandinave, […], pour verser sur la ville toute sa grosse lumière tapageuse. Les arbres étendaient sur les pierres l’ombre encore fine et précise de leurs branches où chaque bourgeon luisait comme un joyau. […] « Karin ! fit-il. Elle avait l’air de sourire. […] Là où le corps avait reposé un moment plus tôt, le soleil brillait sur les pierres blanches. (L’Autre, 711-713)

CONCLUSION Dans l’œuvre romanesque de J. Green, la vengeance est donc bien un thème fondamental, inséparable du personnage. Elle constitue une étape primordiale dans le parcours des héroïnes et leur destin dépend de la façon dont elles la vivent. La vengeance peut aboutir au tragique comme au salut, de négative elle devient positive, l’originalité greenienne résidant dans ce renversement paradoxal. Elle valorise les héroïnes et renvoie au contraire les personnages secondaires à la banalité de leur quotidien. De plus, J. Green en propose une analyse précise et complète : définition, types, causes, effets, conséquences, fonctions. La diversité du traitement, naturaliste puis spirituel, reflète l’évolution de l’auteur vers davantage d’optimisme, de sérénité. C’est avec Moïra (1950) que ce changement commence à être perceptible. Enfin, la vengeance joue un rôle clef dans la dynamique de lecture et des effets produits. L’héroïne est un personnage humain, vraisemblable qui, comme nous, peut se laisser envahir par un désir de vengeance, commettre des erreurs. L’identification est ainsi facilitée. L’image du héros parfait, irréprochable, héritée de l’Antiquité, du Moyen Âge, est définitivement rejetée par J. Green. Grâce à la vengeance, J. Green nous transmet sa vision de la vie, un vrai message d’espoir. Certes la vengeance amène la violence, elle est une solution facile, moralement inacceptable, mais elle rend possible le pardon, le repentir, conditions pour espérer atteindre le salut qui n’est plus, comme le redoutait J. Green, l’apanage de quelques élus. Nadège VULTAGGIO-GRENGLET Université Charles-de-Gaulle, Lille III nadege.grenglet@wanadoo.fr

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LA VENGEANCE, UNE PASSION ROMANTIQUE. ÉTUDE DE DEUX RÉCITS : LE COMTE DE MONTE-CRISTO ET VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS Malheur, malheur à moi que le ciel en ce monde A jeté comme un hôte à ses lois étranger ! À moi qui ne sais pas, dans ma douleur profonde, Souffrir longtemps sans me venger ! Alexandre Dumas, Dédicace à Mélanie Waldor de son drame romantique Antony

Il n’est pas, dans l’histoire de l’humanité, de problème humain plus crucial que celui de la vengeance. On le trouve aussi bien chez Homère et les tragédiens grecs – les Hellènes ont même fait de l’idée morale de Némésis la personnification de la vengeance divine – que dans la Bible et autres récits religieux. Toute société élabore une philosophie de la justice en étroite parenté avec le besoin naturel d’une souffrance infligée en retour. La littérature occidentale s’est nourrie de cette thématique et en a souvent fait un auxiliaire du devoir. Le théâtre classique et, plus particulièrement, l’épopée cornélienne lui ont réservé une place privilégiée, la rapprochant de la notion de l’honneur et de la justice. C’est toutefois à partir de l’époque romantique que nous assistons à un véritable renversement de valeurs. La vengeance devient un leitmotiv passionnel, elle n’est plus perçue comme l’acte d’un devoir mais comme l’accomplissement progressif d’une passion. Dans le récit Atar-Gull (1831), Eugène Sue présente ce changement de discours à travers l’histoire d’un esclave noir qui médite une vengeance terrible contre son maître. Il va s’attacher à lui apparaissant comme son domestique le plus dévoué pour devenir un vengeur implacable. La vengeance romantique est un drame et une mission, une nécessité physique autant que morale, qui abolit la barrière entre le bien et le mal. Afin de mieux saisir le caractère polyvalent de ce que nous appelons la passion de la vengeance, nous avons choisi d’étudier cette notion à travers deux romans fondamentaux du XIXe siècle : Le Comte de Monte-Cristo et Vingt mille lieues sous les mers. Leurs auteurs appartiennent tous deux au mouvement romantique, même si dans le cas de Verne nous sommes amenés à parler de romantisme tardif. Plus de vingt ans séparent les œuvres, publiées toutes deux en feuilleton – Le Comte de Monte-Cristo entre le mois d’août 1844 et le mois de janvier 1846, Vingt mille lieues sous les mers entre 1869 et 1870. Jules Verne a non seulement été formé par les romantiques, mais il connaissait assez bien Dumas qu’il admirait profondément. Il a assisté à la première de la Jeunesse des Mousquetaires au Théâtre Historique, le 21 février 1849, de la loge même de Dumas. Celui-ci a contribué à ce que la première pièce de Verne, Les Pailles rompues, soit montée un an plus tard, le 12 juin 1850, à ce même théâtre (il 217


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS s’appellera à l’époque Théâtre-Lyrique) et a présenté le jeune homme à l’éditeur Hetzel. On sait aujourd’hui l’importance de cette rencontre pour la carrière littéraire de Verne. Or, voulant témoigner sa reconnaissance envers le maître, et cherchant à faire une réplique de Monte-Cristo1, l’auteur des Vingt mille lieues sous les mers écrit en 1885 Mathias Sandorf qu’il dédie aussitôt à Dumas. Dumas fils salue Verne en lui avouant : « Il y a entre vous et lui une parenté littéraire si évidente que, littéralement parlant, vous êtes plus son fils que moi ».2 A la lecture des deux textes, il en résulte comme une évidence que Dumas et Verne « sont les deux faces d’un même talent, l’une tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir ».3 Si, toutefois, Mathias Sandorf est une réécriture géniale du Comte de Monte-Cristo, c’est avec le capitaine Nemo que Verne a commencé à faire du Dumas à sa façon. L’étude de ces romans doit se faire selon deux axes complémentaires : l’image du vengeur et l’acte de vengeance. 1. L’IMAGE DU VENGEUR Si la vengeance est une passion, ce n’est pas une passion naturelle. On ne naît pas vengeur, on le devient. Il y a donc un processus de transformation, une évolution morale, voire physique, du personnage qui demande réparation. La trace de la souffrance fait partie du personnage, elle s’inscrit sur son visage et le définit. Ainsi, Edmond Dantès apparaît au début comme un jeune homme ordinaire, d’un air calme et joyeux. Il y a certains éléments qui laissent deviner un caractère hors du commun – Caderousse craint sa colère et pense qu’envoyer un tel homme en prison est un acte à la fois injuste et risqué : « on sort de prison […] et quand on est sorti de prison et qu’on s’appelle Edmond Dantès, on se venge »4 – mais rien ne laisse prévoir le changement total qui va s’accomplir en lui. Or, entré en prison, « oublié sinon des hommes, au moins de Dieu »5, Dantès ne fait plus partie des vivants. Il y a une séparation du personnage d’avec le monde des vivants. Dépourvu de nom, il devient le numéro 34, et sa dépersonnalisation se poursuit à un rythme effrayant : « il habitait depuis si longtemps une tombe qu’il pouvait bien se regarder comme mort ».6 La prison est une tombe et c’est dans cet endroit que va s’opérer le changement radical du personnage, son initiation à une vie nouvelle par l’intermédiaire d’un homme d’Église, l’abbé Faria. C’est lui qui va lui faire « apprendre » les coupables de son incarcération et qui va lui insuffler les germes de son savoir encyclopédique. C’est aussi à son contact que Dantès découvre le sentiment de la vengeance : « je vous ai infiltré dans le cœur un sentiment qui n’y était point : la vengeance ».7 En prenant sa place dans le linceul qui lui était destiné s’accomplit le processus de la mort de Dantès. Dès lors, il ne sera plus le même. Le vengeur est un homme qui est mort et qui renaît. Il sort de la tombe, il ressuscite. 1 Dans une lettre à Hetzel datant de 1883, Verne écrit : « […] je cherche à faire un véritable Monte-Cristo et je crois que je l’ai ». Voir Simone Vierne, Jules Verne, Paris, Balland, 1986, p. 215. 2 Cité par Pierre André Touttain, « Mathias Sandorf au Château de Monte-Cristo », L’Herne n° 25, Cahier Jules Verne, 1974, p. 309. 3 Jacques van Herp, « Alexandre Dumas et le Voyage au centre de la terre », Ibid., p. 224. 4 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition établie et annotée par Gilbert Sigaux, 1981, p. 34. 5 Ibid., p. 126. 6 Ibid., p. 129. 7 Ibid., p. 182.

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LA VENGEANCE, UNE PASSION ROMANTIQUE. ÉTUDE DE DEUX RÉCITS… Pour Dantès, ce sera à l’âge christique de 33 ans. La symbolique est forte, de même que son nouveau nom ne sera pas sans renvoyer à la religion chrétienne. En allant chez le barbier et une fois l’opération de rasage terminée, il se découvre un autre : Il avait trente-trois ans, comme nous l’avons dit, et ces quatorze années de prison avaient pour ainsi dire apporté un grand changement moral dans sa figure. Dantès était entré au château d’If avec ce visage rond, riant et épanoui du jeune homme heureux, à qui les premiers pas dans la vie ont été faciles, et qui compte sur l’avenir comme sur la déduction naturelle du passé : tout cela était bien changé. Sa figure ovale s’était allongée, sa bouche rieuse avait pris ces lignes fermes et arrêtées qui indiquent la résolution ; ses sourcils s’étaient arqués sous une ride unique, pensive ; ses yeux s’étaient empreints d’une profonde tristesse, du fond de laquelle jaillissaient de temps en temps de sombres éclairs, de la misanthropie et de la haine ; son teint, éloigné si longtemps de la lumière du jour et des rayons du soleil, avait pris cette couleur mate qui fait, quand leur visage est encadré dans des cheveux noirs, la beauté aristocratique des hommes du Nord ; cette science profonde qu’il avait acquise avait, en outre, reflété sur tout son visage une auréole d’intelligente sécurité ; en outre, il avait, quoique naturellement d’une taille assez haute, acquis cette vigueur trapue d’un corps toujours concentrant ses forces en lui. À l’élégance des formes nerveuses et grêles avait succédé la solidité des formes arrondies et musculeuses. Quant à sa voix, les prières, les sanglots et les imprécations l’avaient changée, tantôt en un timbre d’une douceur étrange, tantôt en une accentuation rude et presque rauque.8

Le changement est à la fois physique et moral, la métamorphose est complète. Ce n’est plus un homme, c’est un revenant. Le signe distinctif de tous les revenants, c’est la pâleur. Monte-Cristo et Nemo sont pâles comme les spectres. Ils voient la nuit et saisissent la moindre trace de lumière dans l’obscurité. Dumas introduit le vocabulaire de l’horreur et du surnaturel afin d’insister sur le caractère byronien de son héros. L’influence du roman gothique est manifeste, tout comme celle de Byron. Ainsi, Monte-Cristo est un être pâle sorti de la tombe, un « déterré », un « trépassé sorti du tombeau avec la permission du fossoyeur ».9 Il est comparé à Lord Ruthwen (le personnage du conte de Polidori Le Vampire) et il nous est affirmé que « si un homme pouvait […] faire croire à l’existence des vampires, c’était cet homme ».10 Le personnage de la comtesse G…, qui n’est autre que la maîtresse de Byron, la comtesse Teresa Guiccioli, sert de garantie pour affirmer la ressemblance de Monte-Cristo aux vampires : « Byron m’a juré qu’il croyait aux vampires, il m’a dit qu’il en avait vu, il m’a dépeint leur visage, eh bien ! c’est absolument cela : ces cheveux noirs, ces grands yeux brillant d’une flamme étrange, cette pâleur mortelle ».11 Ce surnom de Lord Ruthwen que la comtesse attribue à Monte-Cristo sera repris par Franz et Albert (lors des épisodes romains) et le comte lui-même finira par l’assumer. Il offre une coupe à la comtesse et sur le petit papier qui l’accompagne, on lit ces mots : « A la comtesse G…, Lord Ruthwen ».12 Ressemblant à « quelque Manfred, quelque Lara, quelque Werner »13, cet homme est un vampire qui est sorti du tombeau pour sucer le sang de ses ennemis. Le personnage de Luigi Vampa est une allusion à cette thématique et celui de Debray 8

Ibid., p. 234. Ibid., p. 412. Idem. 11 Idem. 12 Ibid., p. 669. 13 Ibid., p. 530. 9

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS prévient le lecteur en lui annonçant : « Vous verrez que c’est un vampire ».14 Quant à Nemo, il possède les mêmes caractéristiques, il a la même pâleur, la même froideur – physique et morale – et ressemble lui aussi à un personnage byronien. Si Monte-Cristo possède, à sa sortie de prison, un air aristocratique et une finesse qui ne lui étaient pas innés, Nemo représente l’aristocratie naturelle. En cela, ils se situent tous les deux dans la lignée des personnages byroniens, d’autant plus qu’ils sont impénétrables. Le vengeur a toujours une part d’ombre que les autres n’arrivent pas à saisir. Il est souvent masqué et vit en marge de la société. Pour Verne, « il faut que cet inconnu n’ait plus aucun rapport avec l’humanité dont il s’est séparé… Il n’est plus sur terre, il se passe de la terre. La mer lui suffit […] ».15 Si le vengeur ressort de la tombe autre qu’il n’y était entré, sa rentrée dans la vie est une seconde naissance. La mer est donc le lieu de cette re-naissance. C’est à la mer que l’on jette Monte-Cristo et c’est en elle qu’il renaît. « Je suis un marin, voyez-vous », dit-il, « j’aime la mer comme une maîtresse ».16 Nemo va plus loin, il en fait son lieu d’habitation. La mer donne cette sensation de liberté qui définit les deux personnages et leur apporte ce besoin de solitude qu’ils éprouvent à maintes reprises. Car le vengeur est un solitaire et un homme libre de ses actes. Il joue avec les limites de la liberté individuelle, la sienne semble illimitée. Tous ces éléments qui définissent les deux personnages font d’eux des êtres à part. Il faut entendre par cela non seulement des êtres d’exception mais aussi des gens vivant en dehors de la société, se situant en dehors des humains. Monte-Cristo est « au-dessus des lois de la société »17, il est par-delà le bien et le mal. « […] une fois, dit-il, qu’on a fait le sacrifice de sa vie, on n’est plus l’égal des autres hommes, ou plutôt les autres hommes ne sont plus vos égaux ».18 Il se considère comme un « être extraordinaire », semblable à ceux dont l’essence divine relève d’une mission céleste et qui ont le droit de s’écrier : « Je suis l’ange du Seigneur », « Je suis le marteau de Dieu ».19 En s’adressant à Villefort, il affirme : Je suis un de ces êtres exceptionnels, oui, Monsieur, je crois que, jusqu’à ce jour, aucun homme ne s’est trouvé dans une position semblable à la mienne. Les royaumes des rois sont limités, soit par des montagnes, soit par des rivières, soit par un changement de mœurs, soit par une mutation de langage. Mon royaume, à moi, est grand comme le monde, car je ne suis ni Italien, ni Français, ni Indou, ni Américain, ni Espagnol : je suis cosmopolite. Nul pays ne peut dire qu’il m’a vu naître. Dieu seul sait quelle contrée me verra mourir. J’adopte tous les usages, je parle toutes les langues. […] Donc vous comprenez, n’étant d’aucun pays, ne demandant protection à aucun gouvernement, ne reconnaissant aucun homme pour mon frère, pas un seul des scrupules qui arrêtent les puissants ou des obstacles qui paralysent les faibles ne me paralyse ou ne m’arrête. Je n’ai que deux adversaires ; je ne dirai pas deux vainqueurs, car avec de la persistance je les soumets : c’est la distance et le temps. Le troisième, et le plus terrible, c’est ma condition d’homme mortel. Celle-là seule peut m’arrêter dans le chemin où je marche, et avant que j’aie atteint le but auquel je tends : tout le reste, je l’ai calculé. Ce que les hommes appellent les chances du sort, c’est-à-dire la ruine, le changement, les éventualités, je les ai toutes prévues ; et si quelques-unes peuvent m’atteindre, aucune ne peut me renverser. À moins que je ne meure, je serai toujours ce que je suis ; voilà pourquoi je vous dis des choses que vous n’avez jamais entendues, même de la bouche des rois, car les rois ont besoin de vous et les

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Ibid., p. 501. Voir Simone Vierne, Jules Verne, op. cit., p. 200-201. Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 1054. 17 Ibid., p. 530. 18 Ibid., p. 556. 19 Ibid., p. 614. 15 16

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LA VENGEANCE, UNE PASSION ROMANTIQUE. ÉTUDE DE DEUX RÉCITS… autres hommes en ont peur.20

De même, Nemo se considère aussi au-dessus de l’humanité. On ne connaît pas son pays d’origine, son vrai nom, son âge exact : « Ce personnage avait-il trentecinq ou cinquante ans, je n’aurais pu le préciser ». Le temps semble ne pas avoir de prise sur lui, de même qu’il n’avait pas sur Monte-Cristo. Il a réussi à abolir les distances grâce à son sous-marin, de même que le yacht de Monte-Cristo « n’est pas un navire, c’est un oiseau ».21 Il n’appartient à aucune société, il n’a aucune famille. Sa séparation d’avec le monde est volontaire, il se définit comme « un homme qui a rompu avec l’humanité »22 : […] je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J’ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprécier. Je n’obéis donc point à ses règles et je vous engage à ne jamais les invoquer devant moi.23

Ayant toujours une « défiance, farouche, implacable, envers les sociétés humaines »24, Nemo est, plus que Monte-Cristo, un être asocial. Il a rompu avec la société, il n’en accepte aucune aide. Le vengeur agit seul et contre tous. La société n’a pas de prise sur lui, c’est un être en rupture. Il échappe non seulement aux lois sociales mais à toutes les règles qui font la civilisation. Le vengeur est un fauve. Nemo et Monte-Cristo sont, en ce sens, des archétypes de la surhumanité. Ils représentent le surhomme romantique, et Gramsci a vu en Monte-Cristo le modèle doctrinal du Zarathustra nietzschéen.25 Ils sont aussi des figures de la révolte, ils appartiennent « au pays des opprimés » et apportent même leur aide à la Révolution hellénique.26 Ils rejettent toute autorité extérieure, voire divine, et n’ont qu’un seul but : accomplir leur vengeance. 2. L’ACTE DE VENGEANCE La vengeance est, pour eux, un drame (au sens de l’action) et une mission. Il y a une théorie de la vengeance que Monte-Cristo développe à Franz, lors d’une mazzolata (sorte de vengeance sociale) à Rome. Dans cette théorie, la victime devient juge et bourreau à la fois. La douleur lente appelle une vengeance lente : œil pour œil, dent pour dent : Si un homme eût fait périr, par des tortures inouïes, au milieu de tourments sans fin, votre père, votre mère, votre maîtresse, un de ces êtres enfin qui, lorsqu’on les déracine de votre cœur, y laissent un vide éternel et une plaie toujours sanglante, croiriez-vous la réparation que vous accorde la société suffisante, parce que le fer de la guillotine a passé entre la base de l’occipital et les muscles trapèzes du meurtrier, et parce que celui qui vous a fait ressentir des années de souffrances morales a éprouvé quelques secondes de douleurs physiques ? 20

Ibid., p. 616. Ibid., p. 361. 22 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Livre de Poche, 1990, p. 115. 23 Ibid., p. 118. 24 Ibid., p. 252. 25 Voir sur ce point et sur la question du surhomme dans Le Comte de Monte-Cristo : Vittorio Frigerio, « Le Comte de Monte-Cristo : surhomme bourgeois ou Unique ? », Actes du Colloque Cent cinquante ans après. Les Trois mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo, Marly-Le-Roi, Champflour, 1995, p. 119132. 26 Nemo raconte cet épisode de sa vie passée ; quant à Monte-Cristo, c’est l’abbé Busoni, donc le comte lui-même, qui en fait part à Villefort, ce qui laisse supposer qu’il invente cet événement afin de l’introduire dans les carnets de l’existence factice qu’il se crée. 21

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS […] Et encore je vous pose là un cas matériel, […] celui où la société, attaquée par la mort d’un individu dans la base sur laquelle elle repose, venge la mort par la mort ; mais n’y a-t-il pas des millions de douleurs dont les entrailles de l’homme peuvent être déchirées sans que la société s’en occupe le moins du monde, sans qu’elle lui offre le moyen insuffisant de vengeance dont nous parlions tout à l’heure ? N’y a-t-il pas des crimes pour lesquels le pal des Turcs, les auges des Persans, les nerfs roulés des Iroquois seraient des supplices trop doux, et que cependant la société indifférente laisse sans châtiment ?… 27

La loi des représailles est considérée comme « chose toute naturelle ». La « justice naturelle » est supérieure à la « procédure criminelle » et « selon le cœur de Dieu ».28 Le vengeur se définit comme l’auxiliaire de Dieu, un instrument de la Providence. Il doit punir « ces fautes qui échappent à la justice humaine, mais qui relèvent de la justice de Dieu ».29 « Ce n’est pas moi qui frappe […], dit MonteCristo, c’est la Providence qui punit ».30 Il est « certain d’être l’envoyé de Dieu »31, son mandataire et son justicier. Le vengeur s’identifie à Dieu, son orgueil est démesuré et finit par prendre des proportions gigantesques. Ainsi, à la fin de chacun de ces deux romans, le héros grandit démesurément aux yeux de son interlocuteur : […] le comte grandissait à ses yeux ; sa taille, presque doublée, se dessinait sur les tentures rouges, il avait rejeté en arrière ses cheveux noirs, et il apparaissait debout et fier comme un de ces anges dont on menace les méchants au jour du jugement dernier.32 Le capitaine Nemo grandissait démesurément dans ce milieu étrange. Son type s’accentuait et prenait des proportions surhumaines.33

Mais si c’est le Dieu vengeur qui cède sa place aux deux justiciers, il y a une profonde ambiguïté quant au caractère de cette vengeance. Cette ambiguïté définit aussi leur personnalité et est le propre de la dualité du héros romantique. Avons-nous affaire à des personnages angéliques ou bien ne s’agirait-il que de créatures lucifériennes ? Le héros est souvent « tiraillé entre le bien et le mal »34 et s’il affirme agir sur ordre de Dieu – c’est le cas de Monte-Cristo qui va jusqu’à dire que « Dieu avait besoin de [lui] »35 – ou bien prendre la place d’un Dieu absent, sans doute même indifférent – c’est le cas de Nemo qui affirme n’avoir « ni Dieu ni maître » et s’investit lui-même d’une mission divine en déclarant « Je suis le droit ! je suis la justice ! »36 – il y a dans tout cela une dimension satanique. Celle-ci est plus forte chez Dumas puisque le vengeur va jusqu’à établir un pacte avec Satan : […] j’ai été enlevé par Satan sur la plus haute montagne de la terre ; arrivé là, il me montra le monde tout entier, et, comme il avait dit autrefois au Christ, il me dit à moi : « Voyons, enfant des hommes, pour m’adorer que veux-tu ? » Alors, j’ai réfléchi longtemps, car depuis longtemps une terrible ambition dévorait effectivement mon cœur ; puis je lui répondis : « Écoute, j’ai toujours entendu parler de la Providence, car ce que je sais de plus beau, de plus grand et de plus sublime au monde, c’est de récompenser et de punir. » Mais Satan baissa la tête et poussa un soupir. « Tu te trompes, dit-il, la Providence existe ; seulement tu ne la vois pas, parce que, fille de Dieu, elle est invisible comme son père. Tu n’as rien vu qui lui ressemble, parce qu’elle 27

Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 425. Ibid., p. 613. Ibid., p. 620. 30 Ibid., p. 1098. 31 Ibid., p. 1117. 32 Ibid., p. 1393. 33 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, op. cit., p. 588. 34 Daniel Compère, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, Amiens, Encrage, 1998, p. 24. 35 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 1340. 36 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, op. cit., p. 577. 28 29

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LA VENGEANCE, UNE PASSION ROMANTIQUE. ÉTUDE DE DEUX RÉCITS… procède par des ressorts cachés et marche par des voies obscures ; tout ce que je puis faire pour toit, c’est de te rendre un des agents de cette Providence. » Le marché fut fait ; j’y perdrai peutêtre mon âme, mais n’importe, reprit Monte-Cristo, et le marché serait à refaire que je le ferais encore.37

Il faut dire ici que le personnage de Satan au XIXe siècle entre dans une période d’humanisation. Il devient une figure de la révolte, une sorte d’insurgé héroïque qui défie la condition humaine et la suprématie divine. Cependant, le vengeur est un héros double envers lequel on ne sait pas quelle attitude adopter : « faut-il haïr cet homme ou l’admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? »38 S’agit-il d’un personnage bienveillant ou ne faut-il voir en lui que l’incarnation de la misanthropie absolue ? Car le vengeur est quelqu’un qui devient misanthrope. Il est obligé de pétrifier son cœur pour atteindre le but qu’il s’est fixé : « Et maintenant, […] adieu bonté, humanité, reconnaissance… Adieu à tous les sentiments qui épanouissent le cœur !… Je me suis substitué à la Providence pour récompenser les bons… que le Dieu vengeur me cède sa place pour punir les méchants ! »39 Monte-Cristo et Nemo poursuivent une vengeance personnelle sans sentiment altruiste. « […] je ne m’occupe jamais de mon prochain »40 dit le comte, et le capitaine du Nautilus suit le même chemin de manière tout aussi obstinée. « Nemo appartient, dit Jacques Noiray, à la race des justiciers, race romantique par excellence. Son modèle, c’est Monte-Cristo […]. Au héros de Dumas, Nemo emprunte cette effrayante surhumanité qui confine à l’inhumanité, cette obstination qui fait de la vengeance une idée fixe, une passion qui obsède et qui consume ».41 Rappelons, toutefois, que la bienveillance de Nemo se montre à deux reprises (il apporte son aide à un pauvre pêcheur de perles et aux insurgés crétois) tout comme celle de Monte-Cristo (il sauve Valentine de la mort et, cédant aux supplications de Mércèdes, épargne Albert de Morcerf)42. En fait, ce qui différencie les deux personnages, ce sont les buts et les moyens de la vengeance. Monte-Cristo punit les coupables dans une lutte individuelle qui ressemble plus à une vendetta, alors que le combat de Nemo s’inscrit dans une perspective beaucoup plus vaste, son ennemi n’étant pas quelques personnes précises mais une entité obscure qui prend peu à peu la forme d’un État. En outre, ils possèdent tous les deux ces instruments nécessaires à cette entreprise périlleuse, l’argent et le savoir. Il est évident que Nemo est dans une situation de supériorité dans le domaine de la technique. L’acte de vengeance porte donc en lui les germes de sa contradiction. Il abolit la barrière entre le bien et le mal, c’est à la fois un acte bienfaiteur et malfaiteur, le vengeur étant un juge qui punit et qui pardonne. Dans ce sens, la vengeance est une justice complète. Reste à savoir quelles sont ses limites et quel avenir elle réserve au vengeur. Ainsi, à la mort de Mme de Villefort et de son fils Édouard, Monte-Cristo devient pâle et commence à douter de ses actes : « il comprit qu’il venait d’outrepasser les droits de la vengeance ; il comprit qu’il ne pouvait plus

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Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 618. Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, op. cit., p. 293. 39 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 330. 40 Ibid., p. 510. 41 Jacques Noiray, Préface à Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Gallimard, 2005, p. 45. 42 L’aide qu’il apporte à la famille Morrel étant, selon ses dires, son dernier acte bienveillant avant son entrée dans l’univers sombre de la vengeance. 38

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS dire : "Dieu est pour moi et avec moi." »43 La vengeance touche à ses limites, le justicier doute « pour la première fois qu’il eût le droit de faire ce qu’il avait fait »44 : « Oh ! assez, assez comme cela, dit-il, sauvons le dernier […] et Dieu veuille que je n’y aie pas trop fait ».45 Il ne se considère plus comme l’envoyé de Dieu, l’agent de la Providence. « […] je suis un homme faible et vaniteux »46 dit Monte-Cristo et toute comparaison à une quelconque essence divine lui paraît « sacrilège » : Depuis la mort du petit Édouard, un grand changement s’était fait dans Monte-Cristo. Arrivé au sommet de sa vengeance par la pente lente et tortueuse qu’il avait suivie, il avait vu de l’autre côté de la montagne l’abîme du doute.47

Et même si le doute semble précaire, même si son retour à l’ancienne prison d’If, en tant que visiteur, lui ravive le désir de justice, même si son « cœur se creuse de nouveau et redevient affamé de vengeance »48, il ne s’agit que d’un désir diminué. La passion de la vengeance va laisser définitivement la place au pardon. Le plus coupable de tous, Danglars, ne sera pas puni. Dans une sorte de conflit intérieur, le vengeur éprouve un sentiment de doute et de culpabilité. Il commence même à avoir des remords (le mot est lâché à la dernière page). Sera-t-il sauvé par l’amour ? « Aime-moi donc, Haydée ! Qui sait ? ton amour me fera peut-être oublier ce qu’il faut que j’oublie ».49 Il ne reste qu’à « attendre et espérer » (c’est le mot de la fin). Le vengeur ne peut supporter pour longtemps le poids de ses actes. Sa surhumanité et son orgueil démesuré peuvent le perdre. Nemo disparaît, à la fin de Vingt mille lieues sous les mers, dans le maelström avec son sous-marin et les derniers mots qu’on entend prononcer résonnent comme un désir de pardon : « Dieu tout puissant, assez, assez ».50 On apprendra, dans un autre roman, L’Île mystérieuse (1874), qu’il n’était pas mort, et l’on assistera à la transformation de ce « terrible justicier » et « archange de la haine »51 en ange gardien des colons de l’île. Sa disparition au fond des eaux aura la douceur d’une réconciliation avec l’essence divine de la création et marquera le passage définitif de la surhumanité à l’humanité. Le surhomme redevient homme. Et de même que, comme l’a si bien remarqué Gilbert Sigaux, on voit, à la fin de Monte-Cristo « se dessiner, derrière le Comte au destin prodigieux, le simple Edmond Dantès, enfin pacifié »52 qui s’en va au large, de même le capitaine Nemo, avant de mourir, croise les bras sur sa poitrine et s’enfonce calmement dans les profondeurs de la mer. Plusieurs interprétations peuvent être données à chacune des deux situations, il n’en reste pas moins que la disparition du sentiment de la vengeance – ratée ou accomplie – est une espérance d’expiation. Au moment de sa mort, Nemo redevient le prince Dakkar et le comte de Monte-Cristo, Zacone, l’abbé Busoni, le lord Wilmore, Simbad le Marin, le 43

Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 1328. Ibid., p. 1329. Idem. 46 Ibid., p. 1332. 47 Ibid., p. 1343. 48 Ibid., p. 1348. 49 Ibid., p. 1396. 50 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, op. cit., p. 590. 51 Ibid., p. 582. 52 Gilbert Sigaux, Préface à Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. X. 44 45

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LA VENGEANCE, UNE PASSION ROMANTIQUE. ÉTUDE DE DEUX RÉCITS… prisonnier n° 37 s’effacent en laissant la place à Edmond Dantès, jeune marin de Marseille que rien ne prédestinait à devenir l’implacable vengeur que l’on connaît. Mais, la vie n’est-elle pas, « un naufrage éternel de nos espérances »53 ? Dimitri ROBOLY Université d’Athènes droboly@ath.forthnet.gr

53

Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, op. cit., p. 1159.

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SALAMMBÔ ET HÉRODIAS : DEUX RÉCITS BARBARES EN UN SIÈCLE D’EAU SUCRÉE Salammbô et Hérodias sont deux récits flaubertiens qui posent de manière flagrante la question de la vengeance et de ses discours. Le premier texte paru en 1862 développe un épisode mal connu de la civilisation carthaginoise. Des Mercenaires engagés par Hamilcar lors de la première guerre punique se révoltent ; s’en suit un long et sanguinaire conflit. Le triptyque des Trois Contes se clôt quant à lui sur un récit écrit par Flaubert entre 1875 et 1877 : ce dernier a pour héroïne éponyme Hérodias, femme d’Hérode. L’œuvre organisée autour de la vengeance d’une femme qui aboutit in fine à la décollation de Jean-Baptiste. En fait, ces deux œuvres n’appartiennent pas vraiment au genre du roman historique1 mais pourraient se définir comme des récits barbares. À l’occasion de la création de Salammbô, Flaubert souligne le fossé qui sépare les lecteurs contemporains de ce roman d’une civilisation qu’il a fallu détruire2 et il projette entre autres de verser « de l’eau-de-vie sur ce siècle d’eau sucrée ». Il ajoute en 1876 au sujet d’Hérodias : « j’ai peur de retomber dans les effets produits par Salammbô car mes personnages sont de la même race et c’est un peu le même milieu3 ». Dès lors, si l’on se place dans la perspective des discursivités contemporaines de la vengeance, ces récits disent quelque chose de la manière de penser cette notion au XIXe siècle. Cette période constitue le point d’aboutissement 1

Flaubert a consulté de nombreuses sources mais son souci n’est pas essentiellement historique. Pour créer Salammbô, Flaubert s’est ainsi référé à l'Histoire générale de Polybe, à l'Histoire romaine de Michelet, à l’ouvrage de Creuzer sur les religions de l'Antiquité. Il a aussi consulté Apulée, Tertullien et La Bible. Mais l’auteur n’a pas exactement cherché à composer un roman historique. Il utilise ses recherches historiques au gré des besoins de la fiction et de ses options stylistiques. Son roman carthaginois a d’ailleurs été l’occasion d’une querelle qui opposa Flaubert à Sainte-Beuve et Froehner. Le critique et l’orientaliste fustigent le trop grand éloignement par rapport à l'Antiquité. Sainte-Beuve parle de « roman poème » ; il précise qu’ « on restitue l'Antiquité, on ne la ressuscite pas ». De plus, il lui reproche d'avoir choisi un épisode oublié et non les guerres puniques. Froehner quant à lui vitupère contre l’abus de descriptions. Au sujet d’Hérodias, R. Debray-Genette a pu également écrire que ce « n’est pas un roman historique à cause de son obscurité plus proche de celle du mythe » (« Re-présentation d’Hérodias », Métamorphoses du récit, Paris : Seuil, 1988, p. 197). Néanmoins, Flaubert a également nourri cette œuvre de différentes lectures significatives telles que Renan, un ouvrage de Dezobry sur les repas antiques, Antiquités hébraïques de Flavius Josèphe ainsi que les Évangiles de Mathieu et Marc. Parallèlement à cela, il a pu réexploiter la documentation réunie lors de la création de La Tentation de saint Antoine et de Salammbô. 2 Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 23 janvier 1858 : « le livre que j'écris maintenant sera tellement loin des mœurs modernes qu'aucune ressemblance entre mes héros et les lecteurs n'étant possible, il intéressera fort peu. » 3 Lettre du 27 septembre 1876.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS d’une longue évolution qui a fait l’objet de célèbres commentaires. René Girard nous rappelle que « nous ne soupçonnons pas à quel point le cercle vicieux de la vengeance pèse sur les sociétés primitives4 » et ce à cause du pouvoir judiciaire plus abstrait des sociétés contemporaines. De plus, M. Foucault a décrit dans Surveiller et punir5, le passage au XVIIIe siècle d’une justice envisagée comme vengeance royale à un système visant non plus le châtiment du criminel mais son amendement par l’exercice de disciplines. Le décalage temporel qui est au principe des deux œuvres retenues permet donc d’observer comment s’écrit la vengeance dans la représentation de civilisations où ses discours ont droit de cité. À partir de là, nous avons donc cherché à savoir plus précisément ce qu’est la vengeance dans Salammbô et Hérodias en auscultant ses manifestations pour tenter d’interpréter ses enjeux. On dira tout d’abord pourquoi ces deux récits nous permettent d’entendre mais aussi de voir la vengeance, puis comment ils nous révèlent ce faisant un système vindicatoire déréglé. Enfin, on se concentrera davantage sur la manière dont ces récits délient la violence et le sacré. 1. ENTENDRE ET VOIR LA VENGEANCE : POLYPHONIE ET FASCINATION En relisant les deux œuvres à l’aune de la vengeance, on ne peut qu’être frappé par la diversité de ses discours mais aussi par sa visibilité à l’occasion de scènes marquantes. 1.1. Une polyphonie complexe Précisons tout d’abord comment la vengeance s’entend dans les deux œuvres. La vengeance peut être formulée par la voix des personnages, comme cela arrive fréquemment dans Salammbô. Au chapitre IV, alors que les Mercenaires qui se trouvent sous les murs de Carthage, ont commencé à être payés, l’affranchi Spendius les pousse à la révolte en jouant sur le caractère disparate de l’armée : « Quand les Ligures, les Grecs, les Baléares et les hommes d’Italie seront payés, ils s’en retourneront. Mais vous autres, vous resterez en Afrique […] ! C’est alors que la République se vengera ! » (p. 82-36)

Peu après, le Gaulois Autharite est particulièrement prompt à désirer entrer en rébellion contre le représentant de Carthage : « Les Gaulois vinrent trouver le Suffète (Giscon). Autharite, celui qu’il avait blessé chez Hamilcar, l’interpella. Il disparut, repoussé par les esclaves, mais en jurant qu’il se vengerait. » (p. 83)

Outre ces cas de discours direct et indirect, la vengeance peut aussi être rapportée selon des modalités énonciatives plus brouillées. Au chapitre XIV, piégés par une ruse d’Hamilcar, les Mercenaires se retrouvent prisonniers du défilé de la hache ; la faim ne tarde pas à les tarauder et les pousse, à l’instar des naufragés de La Méduse, à l’anthropophagie mais les cadavres viennent à manquer… « Ne possédait-on pas des Carthaginois […] ? Ils disparurent, c’était une vengeance d’ailleurs. » (p. 277)

4 5 6

GIRARD, R. , La Violence et le sacré, Paris, Hachette Littératures (« Pluriel »), 1998, p. 29. FOUCAULT, M. , Surveiller et punir, Paris, Gallimard (« TEL »), 1993, 360 p. Les références à Salammbô renvoient à l’édition GF de 1964.

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SALAMMBÔ ET HÉRODIAS : DEUX RÉCITS BARBARES EN UN SIÈCLE D’EAU SUCRÉE En fait, le plus souvent on entend comme c’est le cas ici au moyen de la locution adverbiale « d’ailleurs » une énonciation particulièrement ambiguë qui mêle voix narrative et voix des personnages sans que l’enjeu de cette indistinction soit évident pour son destinataire. Des marques énonciatives plus nettes permettent parfois d’identifier du discours indirect libre. À la fin du chapitre, le combat désespéré entre les deux armées a repris et le narrateur nous le rapporte du point de vue des Mercenaires : « Les colères de leurs compagnons morts leur revenaient à l’âme et multipliaient leur vigueur ; ils sentaient confusément qu’ils étaient […] comme les pontifes de la vengeance universelle ! » (p. 295)

Le point d’exclamation qui accompagne la comparaison finale nous indique combien ces discours de la vengeance à plusieurs voix sont lourds de potentialités ironiques. Cette polyphonie fonctionne également à l’aide de formulations implicites de la vengeance. Ceci se vérifie plus particulièrement dans Hérodias. En effet, le mot vengeance n’est prononcé qu’une seule fois à la fin de ce conte dont il constitue pourtant l’articulation narrative majeure. Le bourreau Mannaeï n’a pas réussi à tuer Jean-Baptiste comme Hérode lui en avait intimé l’ordre, après s’être plié aux volontés d’Hérodias : « La fureur d’Hérodias dégorgea en un torrent d’injures […]. Antipas l’imita, les prêtres, les soldats, les Pharisiens, tous réclamant une vengeance. » (p. 1847)

En revanche, certaines citations antérieures expriment de manière moins directe les discours de la vengeance. Ainsi, le dialogue qui s’établit à la fin de la première partie entre Hérode et l’Essénien Phanuel porte-t-il trace d’au moins deux situations de vengeance associées trait au traitement de ce prisonnier extraordinaire qu’est Jean-Baptiste : « Le Très-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann en est un. Si tu l’opprimes, tu seras châtié. » - « C’est lui qui me persécute ! s’écria Antipas. […] Puisqu’il m’attaque, je me défends ! » (p. 147)

1.2. Des scènes de vengeance Nous venons d’entendre brièvement la savante rhétorique qui préside dans ces deux œuvres aux discours de la vengeance mais il s’avère que celle-ci relève aussi d’une visibilité. Les récents travaux de S. Lojkine8 ou encore de P. Ortel9 nous incitent à une nouvelle définition de la scène de roman. Il y aurait scène : « lorsque deux actants interagissent sous le regard d’un tiers » qui peut être ou ne pas être le lecteur. La temporalité est alors rabattue sur un espace ; on peut donc dessiner le plan de la scène, son dispositif et ce pour mieux dégager ses implications symboliques. Cette notion critique paraît opératoire dans Salammbô et Hérodias : à l’occasion de scènes de vengeance, surgit brusquement une autre scène et ce sans qu’aucune parole ne soit proférée. Nous assistons par exemple à des spectacles effroyables qui résultent de l’exercice d’une vengeance ; dans les cas que voici, un humain mort (le Suffète 7 8 9

Les citations d’Hérodias renvoient à l’édition Folio, 1966. LOJKINE, S. , La Scène de roman, Paris, Armand Colin, 2002, 256 p. ORTEL, P. , « Valences dans la scène » La Scène, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 303 à 322.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Hannon crucifié par les Barbares ou la tête enfin décollée de Jean-Baptiste) s’offre au regard d’un autre comme un animal : « Hamilcar eut de la peine à reconnaître le Suffète Hannon. Ses os spongieux se tenant par des fiches de fer, des portions de ses membres s’étaient détachées, — et il ne restait à la croix que d’informes débris, pareils à des fragments d’animaux suspendus contre la porte des chasseurs. » (p. 292) « Une convulsion tirait les coins de la bouche. Du sang, caillé déjà, parsemait la barbe. Les paupières closes étaient blêmes comme des coquilles ; et les candélabres alentour envoyaient des rayons. […] Mannaeï la présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les joues du Tétrarque. » (p. 184- 5)

Dans le cadre de dispositifs scéniques précis est advenu un déferlement de brutalité incompréhensible dont le résultat nous est présenté comme une espèce de dédoublement à travers les regards d’Hamilcar (l’autre Suffète) ou d’Hérode. C’est d’une certaine manière leur propre mort que l’exhibition abrupte d’une vengeance leur donne d’entrevoir violemment l’espace d’un instant. 2. UN SYSTEME VINDICATOIRE DÉRÉGLÉ Après avoir considéré et la complexe polyphonie de la vengeance et sa fascinante scénographie, il convient désormais d’analyser ses occurrences en se fondant sur des études ethnologiques, historiques et philosophiques des systèmes vindicatoires (qui sont entre autres celles de G. Courtois10 et R. Verdier11). On envisagera plus spécifiquement le lien entre guerre et vengeance mais aussi son exercice individuel ou collectif. 2.1. Guerre et vengeance dans Salammbô Dans ses travaux, René Verdier définit la vengeance comme : « un rapport d’échange bilatéral résultant de la réversion de l’offense et de la permutation des rôles de l’offenseur et de l’offensé12 ». À partir de là, il établit le fonctionnement du système vindicatoire en associant des types de relations sociales à des modes de violence qui leur sont afférents selon la tripartition que voici : Types de relations

Modes de violence

a) identité b) adversité c) hostilité

a) pénalité b) vengeance c) guerre

D’après ce schéma, la vengeance occupe une position intermédiaire, elle concerne des groupes rivaux et adverses « constitués le plus souvent de parents mais encore parfois de voisins, d’amis ou de clients13 ». Tel est par exemple le désir de vengeance des Mercenaires qui profanent le palais d’Hamilcar au chapitre I parce que leur solde n’a pas été payée. Il en va de même dans la relation qui unit Hamilcar à certains dirigeants carthaginois ; leur différend est d’ailleurs à l’origine du célèbre festin liminaire : « Ils (les Mercenaires) demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de 10 COURTOIS, G. , « La Vengeance du désir aux institutions », La Vengeance dans la pensée occidentale, volume 4, Paris, Cujas (« échanges »), 1984, p.7 à 15. 11 VERDIER, R. , Vengeance, le face-à-face victime- agresseur, Paris, Autrement, 2004, 237 p. 12 VERDIER, R. , La Vengeance. La Vengeance dans quelques sociétés extraoccidentales, Paris, Cujas, 1986 , p. 34. 13 Op. cit. , p. 34.

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SALAMMBÔ ET HÉRODIAS : DEUX RÉCITS BARBARES EN UN SIÈCLE D’EAU SUCRÉE la paix céda, en se vengeant d’Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. » (p. 31)

En fait, au fil des chapitres, cette acception de la vengeance s’affaiblit. Après le retour d’Hamilcar, dans le chapitre intitulé « La Bataille du Macar », les Carthaginois attaquent les Mercenaires : « Les Carthaginois, placés au milieu des syntagmes, […] trépignaient de désir devant leur vengeance qui fuyait ; déjà ils s’élançaient à la poursuite des Mercenaires ; Hamilcar parut. […] La Phalange extermina commodément tout ce qui restait de Barbares. » (p. 169- 70)

Le lexique militaire prouve à quel point la vengeance revêt progressivement une signification plus belliqueuse qui est un premier indice de dérégulation du système vindicatoire. À ce propos, ajoutons que Machiavel traite de ce conflit dans Le Prince et qu’il l’envisage effectivement comme une conséquence militaire de la première guerre punique : « L’expérience a prouvé que les princes et les républiques qui font la guerre par leurs propres forces obtenaient seuls un grand succès, et que les troupes mercenaires ne causaient jamais que du dommage. […] On peut citer, dans l’Antiquité, l’exemple des Carthaginois, qui, après leur première guerre contre Rome furent sur le point d’être opprimés pas celles (les troupes mercenaires) qu’ils avaient à leur service. » (chapitre XII, p. 7814)

2.2. Vengeance collective et vengeance individuelle Dans les citations de Salammbô qui précèdent, nous avons surtout vu des cas de vengeance en forme de violence collective : dans le premier exemple cité, Spendius incitait les Mercenaires africains à se venger des Carthaginois tandis que, lors de la bataille du Macar, ces derniers refusaient de perdre une occasion de se venger des Mercenaires. Ceci correspond bien à un des traits définitoires du système vindicatoire dans les sociétés traditionnelles : la vengeance « oppose des groupes qui en s’opposant manifestent leur unité propre dans le jeu de l’offense et de la contreoffense15 ». Cependant, dans les deux textes ont été recensés des exemples où la vengeance s’exerce à titre beaucoup plus individuel : Hérode, on l’a vu, menace d’abord de se venger de Iaokanann ; le prurit furieux de vengeance est ensuite associé nettement à Hérodias avant d’être assimilé plus largement à d’autres convives du festin d’Hérode ; enfin dans Salammbô, le Gaulois Autharite voulait déjà se venger à titre individuel du Carthaginois Giscon. Nous avons donc affaire à une double modalité de la vengeance qui est un second indice du dérèglement des systèmes vindicatoires classiques. René Verdier stipule également que « notre conception moderne occidentale de la vengeance la réduit à une simple réaction individuelle plus ou moins spontanée. […] Une étude anthropologique de la vengeance nous […] conduit à étudier la vengeance comme système […] à la fois d’échange et de contrôle social de la violence16 ». Or, au XIXe siècle, le long processus qui a conduit à limiter le rôle des systèmes vindicatoires au profit d’une justice d’État semble accompli. On connaît en effet la célèbre formule de Victor Hugo dans la préface qu’il ajoute en 1832 au Dernier Jour d’un condamné : « Se venger est de l’individu, punir est de Dieu. La société est entre deux. Le châtiment est au-

14 15 16

MACHIAVEL. Le Prince, Paris, Nathan, 2004, p.78. Op. cit. , p .18. Op. cit. , p. 15- 16.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS dessus d’elle, la vengeance au dessous. 17 »

En dépit de leur éloignement dans le temps, les œuvres choisies s’avèrent assez caractéristiques de cette évolution du statut de la vengeance. 3. LA VENGEANCE OU LE SACRÉ VIOLENTÉ La vengeance telle qu’elle est représentée dans ces deux récits ne correspond donc que pour partie avec les systèmes vindicatoires tels qu’ils ont pu être décrits pour des sociétés traditionnelles. Par ailleurs, Flaubert est marqué, presque malgré lui, par une pensée plus contemporaine dans laquelle l’émergence de systèmes juridiques abstraits confisque le discours de la vengeance. Peut-être nous livre-t-il aussi en explorant deux civilisations lointaines et étrangères une réflexion sur la question originelle du sacrifice d’un bouc émissaire qui est, selon les théories de René Girard, intimement liée à la notion de vengeance. 3.1. La vengeance ou le sacrifice de boucs émissaires Dans un contexte politique et religieux fort troublé, est proposé par deux fois le sacrifice d’une victime émissaire. Au chapitre XIII de Salammbô, les Mercenaires font le siège de Carthage, la ville dépérit : « Alors les Carthaginois, en réfléchissant sur la cause de leurs désastres, se rappelèrent qu’ils n’avaient point expédié en Phénicie l’offrande annuelle due à Melkarth-Tyrien […]. Les Dieux indignés de la République, allaient sans doute poursuivre leur vengeance. » (p. 256)

Ce constat aboutit à la décision d’un gigantesque sacrifice d’enfants ; le dieu Moloch semble y répondre favorablement en envoyant enfin la pluie tant attendue. Dans Hérodias, le célèbre finale a en fait été soigneusement préparé : le Romain Vitellius est venu visiter la citadelle de Machaerous pour mieux asseoir son autorité sur le Tétrarque Hérode et les sectes juives — Pharisiens et Saducéens — invitées au festin s’entre-déchirent alors qu’un certain Jacob défend les miracles de Jésus… La tension extrême va en quelque sorte se décharger grâce à la danse lascive de la jeune fille qui conduit à la demande de décollation. Peu avant cette issue tragique, le point de vue de l’émissaire romain s’avère particulièrement significatif : « Le caractère des Juifs semblait hideux à Vitellius. Leur dieu pouvait bien être Moloch, dont il avait rencontré les autels sur la route, et les sacrifices d’enfants lui revenaient à l’esprit, avec l’histoire de l’homme qu’ils engraissaient mystérieusement. » (p. 178)

L’antisémitisme du proconsul préfigure le sacrifice de Jean-Baptiste en l’associant étroitement aux enfants tués pour Moloch, ceux-là même dont Salammbô nous narrait la fin cruelle. Les deux récits « barbares » de Flaubert représenteraient ainsi un des gestes fondateurs des sociétés humaines. René Girard a développé l’idée que le sacrifice est un moyen d’endiguer la violence mimétique : « il aide les hommes à tenir la vengeance en respect ». Le sacrifice est lié aux crises qui mettent en cause la communauté ; il appartient au domaine religieux : « la violence et le sacré sont inséparables18 ».

17 HUGO, V. , « Préface de 1832 », Le Dernier Jour d’un condamné, Paris, Gallimard (« Folio »), 1977, p. 393. 18 GIRARD, R. , Op. cit., p. 33 et 34.

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SALAMMBÔ ET HÉRODIAS : DEUX RÉCITS BARBARES EN UN SIÈCLE D’EAU SUCRÉE 3.2 La violence sans le sacré ou le sacré sans la violence De même que pour les systèmes vindicatoires, on remarque que la question de la vengeance comme lien entre violence et sacré est posée dans ces deux textes mais reçoit une réponse éminemment problématique dans la mesure où le divin est à la fois mis en valeur et mis à mal. Dans Salammbô, le sacrifice des enfants ne saurait constituer un véritable élément de résolution au processus infini de la vengeance puisqu’il est détourné par Hamilcar. Ainsi, est remise en cause l’association fondatrice de la violence et du sacré. René Girard insiste sur l’aveuglement de ceux qui participent à ces rites sacrificiels : « toutes les sociétés archaïques croient bénéficier de l’intervention d’une puissance surnaturelle qui leur a enseigné le sacrifice19 ». Or, la ruse du Suffète lui permet de tromper les dieux en substituant l’enfant d’un esclave à son fils Hannibal : « Il se sentit plus fort que les Baals et plein de mépris pour eux. » (p. 262)

En outre, ce sacrifice des enfants ne soude que très temporairement la communauté ; il faudra ensuite sacrifier à nouveau Mâtho au dernier chapitre. Dans Hérodias, le sacré est en partie rédimé après la mort de JeanBaptiste. À l’issue du festin, restent deux hommes « expédiés autrefois par Iaokanann » et l’Essénien Phanuel : « Puis il (Phanuel) leur montra l’objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin. Un des hommes lui dit : - « Console-toi ! Il est descendu chez les morts annoncer le Christ ! » L’Essénien comprenait maintenant ces paroles : « Pour qu’il croisse, il faut que je diminue. » (p. 185)

La mort de Jean-Baptiste nous est donnée à lire, comme dans Les Évangiles, en tant que préfiguration de l’avènement du Christ20. D’une certaine manière, le sacrifice de la victime émissaire qui relève d’un processus vindicatoire aboutit ici à sa mise en cause radicale. En effet, René Girard montre également la rupture radicale que constitue le christianisme. Jésus est un bouc émissaire qui se désigne comme tel, il attire l’attention sur lui-même lors de la passion et défait par là même l’illusion qui anime les sacrificateurs : « la résurrection pascale ne triomphe vraiment que sur les ruines de toutes les religions fondées sur le meurtre collectif21 ». La mise en cause est en fait d’autant plus définitive que le sacrifice chrétien est à son tour mis à mal dans la clausule de ce récit : « Et tous les trois, ayant pris la tête de Iaokanann, s’en allèrent du côté de la Galilée. Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement. » (p. 186)

Tout se passe comme si la transcendance n’avait d’abord était mise en exergue que pour mieux souligner finalement la pesanteur d’une immanence : le sacrifice n’a plus vocation à endiguer ou à dépasser la violence originelle. Cette réécriture contemporaine du désenchantement du monde ne nous donne plus à lire que le va-et-vient d’une tête coupée. La vengeance, ses discours et ses scènes sont donc présents de manière 19

GIRARD, R. , Le Sacrifice, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2003, p. 49. Pour le lien entre la mort de Jean-Baptiste et l’avènement du Christ, voir L’Évangile selon Saint Luc (III, 7 -27 et 9-9) ainsi que L’Évangile selon Saint Jean (Le Ministère de Jésus, 1, B3-28). Ces références renvoient à La Bible de Jérusalem, Paris, Les Éditions du Cerf, 1988. 21 GIRARD, R. , « La Décollation de saint Jean-Baptiste », Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 209. 20

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS plus ou moins directe ou récurrente dans les deux œuvres étudiées. Les sociétés qui nous sont décrites ne reposent pas pour autant sur un système vindicatoire traditionnel ou sur l’alliance originelle de la violence et du sacré. Le goût de la barbarie qui animera certains écrivains symbolistes22 ou décadents est en fait déjà manifeste dans ces deux récits qui explorent l’envers de deux modèles civilisationnels23. Flaubert relève la gageure de nous transporter hors des cadres de pensée en usage, de nous faire entendre d’un côté la langue radicalement étrangère d’une Carthage définitivement détruite et de ses ennemis souvent désignés comme Barbares et de l’autre les discordances dans les cultes judaïques au moment de la conquête romaine qui est aussi l’aube du christianisme. Flaubert ne cherche pas comme le suggère la philosophie hégélienne ou l’histoire selon Michelet les ruses de l’histoire à travers l’action des grands hommes une dialectique à travers l’histoire ou encore l’élaboration d’une histoire totale24. Il se tourne plutôt vers le passé pour dénoncer la perspective téléologique alors en vigueur. Les représentations qu’il nous donne de civilisations disparues ne s’avèrent pas pour autant complètement hermétiques aux évolutions du discours de la vengeance qui caractérisent le XIXe siècle. Gersende PLISSONNEAU IUFM de Toulouse gersende.plissonneau@wanadoo.fr

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Le sonnet « Langueur » qui figure dans le recueil Jadis et Naguère de Verlaine s’ouvre sur ces vers : « Je suis l’Empire à la fin de la décadence / Qui regarde passer les grands Barbares blancs. » En 1884, Huysmans nous livre également, à travers le point de vue de des Esseintes, un éloge vibrant des écrivains qui ont su se détacher de la vie moderne : « Chez Flaubert, c’étaient […] des pompes grandioses dans le cadre barbare et splendide desquels gravitaient des créatures palpitantes et délicates […]. Tout le tempérament du grand artiste éclatait en ces pages de la Tentation de Saint Antoine et de Salammbô, où loin de notre vie mesquine, il évoquait les éclats asiatiques des vieux âges. » ( HUYSMANS, J. - K. , À Rebours, Paris, Gallimard, 1977, p. 298) 23 Selon Michel Butor, « Carthage est ainsi l'envers de l'antiquité aussi bien classique que romaine. Lorsque Flaubert braque sa caméra sur cette ville, il décentre notre représentation du monde. », (Improvisations sur Gustave Flaubert, Paris, Presses Pocket, 1984, p. 115). M.Tournier affirme pour sa part qu’« Hérodias, c'est l'envers des Évangiles, l'origine de Jésus, mais du point de vue des puissants du moment et des lieux », (« Préface », Trois Contes, Paris, Gallimard, 1973, p. 11). 24 Sur ces points, on peut se reporter aux travaux de Gisèle Seginger ( Flaubert une poétique de l’histoire, Strasbourg, Presses universitaires, 2000, 256 p.). Elle nous rappelle que « pour Michelet, toutes les manifestations d'un peuple mais aussi la géographie de son pays contribuent à nous renseigner sur l'esprit de ce peuple que l'historien doit nous faire comprendre » (Op. cit. , p. 153). De surcroît, « Flaubert retourne l’idée hégélienne selon la quelle l’histoire ruserait en faisant travailler les grands hommes à son service » (Op. cit., p. 175). Des personnages tels que Spendius ou Hamilcar illustrent le danger que représentent les passions privées pour la cité ; il ne s’opère pas d’objectivation de l’Esprit dans l’histoire.

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DISCOURS DE VENGEANCE APRÈS LA SAINT- BARTHÉLEMY Le 24 août 1572, alors que la paix règne officiellement depuis deux ans entre catholiques et protestants, qu’une relative liberté de culte a été accordée à ces derniers et que la réconciliation semble scellée par le mariage de la sœur du roi, Marguerite de Valois, avec Henri de Navarre, chef du parti protestant, les chefs huguenots venus assister aux noces, sous la protection royale, sont massacrés dans le Louvre, avant que la fureur ne s’étende à toute la capitale, puis, dans les semaines qui suivent, à un certain nombre de grandes villes de province (Lyon, Orléans, Rouen, Troyes, Toulouse, Bordeaux…), au fur et à mesure qu’arrivent les nouvelles de Paris et que les passions s’échauffent. Les causes demeurent mal élucidées : les travaux historiques les plus récents1 minimisent voire excluent la responsabilité directe de la monarchie française dans l’affaire et y voient plutôt le fruit d’un complot fomenté par le parti ultra-catholique des Guises, peut-être pour servir les intérêts espagnols. Quoi qu’il en soit, l’opinion, catholique aussi bien que protestante, est à l’époque unanime à l’attribuer à la volonté du roi, qui a de fait été contraint d’endosser la responsabilité de l’événement et a tâché d’accréditer la thèse d’un complot protestant qu’il aurait fallu déjouer en urgence pour justifier a posteriori le massacre. Si pour les catholiques les plus zélés (à commencer par le pape), c’est bien la vengeance de Dieu qui s’est abattue sur ses ennemis par la main du roi et de son peuple fidèle, pour venir à bout du dragon de l’hérésie, la question se pose évidemment tout différemment pour les protestants. Ils ressentent tout d’abord le choc de l’horreur face à la violence, aux morts, à l’anéantissement de tous leurs espoirs d’établissement de la Réforme en France. Mais aussi, de façon peut-être encore plus importante, une immense indignation envers la félonie royale. Le roi a trahi non seulement sa parole mais les devoirs liés à sa fonction, dans une perspective juridique mais aussi religieuse et anthropologique : faire régner l’ordre et la justice, le respect des lois humaines et divines. De plus, cette horreur et cette indignation sont redoublées lorsque les protestants, de victimes, se voient accusés par leurs bourreaux d’être les coupables d’un prétendu complot contre la famille royale, qui aurait justifié leur élimination, et sont privés en conséquence des libertés précédemment accordées. C’est là le summum de l’injustice et de la subversion de toutes les règles, et ils sont persuadés que le roi désormais n’a de cesse de les anéantir entièrement. Enfin, à un niveau 1

Voir en particulier Denis Crouzet, La Nuit de la Saint-Barthélemy, Paris, Fayard, 1994, et Jean-Louis Bourgeon, Charles IX devant la Saint-Barthélemy, Genève, Droz, 1995.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS moins immédiat mais qui est sans doute le plus douloureux, le massacre suscite une terrible interrogation sur la providence et la volonté de Dieu. D’après les travaux de l’historien Thierry Waneggfelen2, bien des abjurations postérieures à la SaintBarthélemy ne sont pas seulement dues à la contrainte, mais aussi au sentiment que Dieu a abandonné la cause protestante, et a manifesté sa réprobation à son endroit. C’est à tout cela que tentent de répondre les textes, tous d’une manière ou d’une autre « de circonstance », qui sont élaborés dans les mois et les années qui suivent la Saint-Barthélemy et sur lesquels je m’appuierai pour tenter de discerner un discours cohérent, quoique multiforme, et une manière particulière d’aborder la question, omniprésente quoique rarement explicitement posée, de la vengeance. De manière nécessairement schématique, je distinguerai trois « postures » qui correspondent chacune plus particulièrement à un type de discours et à un genre littéraire. Il y a celle de la victime qui se dit préférentiellement dans un discours « historique », mais dont les implications sont aussi juridiques et même religieuses. Il y a celle du sujet, sujet de droit et sujet d’un État, dont les revendications ouvrent la voie aux théories politiques dites « monarchomaques » qui cherchent, plutôt qu’à combattre la monarchie, à fonder un droit de résistance à la tyrannie. Il y a celle enfin du prophète au sens biblique, tâchant de trouver un sens aux malheurs du peuple élu et annonçant un renversement de l’histoire, un retournement de la situation présente, laquelle se dit plutôt dans les sermons ou la poésie, l’exemple le plus fameux étant bien sûr les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Cependant de telles catégories sont à prendre avec souplesse, comme dominante plutôt que définition, car comme on le verra, la plupart des textes combinent en réalité ces différentes postures et ces différents discours, qu’il s’agisse d’un pamphlet monarchomaque comme le Réveille-Matin des François, ou d’un poème comme les Tragiques précisément. C’est justement que chacune de ces dimensions est nécessaire aux autres, ce qui souligne la cohérence du discours que je voudrais mettre en valeur. La position de la victime et le discours de l’histoire : entre « mémoire » et « martyrologe » Les tout premiers textes rédigés après la Saint-Barthélemy sont des pamphlets destinés d’une part, contre la fiction du complot protestant, à rétablir la vérité à destination de l’opinion française, et à faire connaître les faits à destination des opinions protestantes des pays étrangers, Allemagne, Suisse, Angleterre principalement. Théodore de Bèze, chef de l’Église de Genève et principale autorité spirituelle du protestantisme français, affirme dans une lettre du 25 octobre 1572 vouloir rassembler des témoignages en vue de produire un récit des faits et de répondre ainsi à la propagande royale. Ce projet aboutit au De Furoribus Gallicis de François Hotman, imprimé à Bâle en janvier 1573, et traduit en français sous le titre Discours simple et veritable des rages exercées par la France, des horribles et indignes meurtres commis ès personnes de Gaspar de Colligni Amiral de France, et 2

Ni Rome, ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVIe s., Paris, Honoré Champion, 1997.

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DISCOURS DE VENGEANCE APRÈS LA SAINT-BARTHÉLEMY de plusieurs grandz Seigneurs gentilshommes et aultres illustres et notables personnes, et du lache et estrange carnage faict indifferemment des chrestiens […]. Ce sera la principale source et la matrice du récit de la Saint-Barthélemy parisienne. En 1574, paraît le Discours du massacre de ceux de la religion reformée fait à Lyon […] du ministre Jean Ricaud, témoin oculaire qui raconte son échappée quasi miraculeuse « de la gueule du lion » — jeu de mot courant sur le nom de la ville mais ici chargé d’une valeur toute particulière, en référence aux persécutions des premiers chrétiens de la Gaule. À partir de 1576, ces témoignages sont repris, avec d’autres minutieusement collectés par le pasteur Simon Goulart, originaire de Senlis et établi à Genève, dans les Mémoires de l’Estat de France sous Charles IX, qui se présentent comme un récit de l’histoire du règne de Charles IX et une compilation de documents, mais sont entièrement axés sur la Saint-Barthélemy dont il s’agit d’instruire le procès : le terme de « mémoires » étant à prendre au sens juridique d’information sur un fait autant que dans son acception historique et narrative. Quels sont les objectifs revendiqués par ces textes et quels discours tiennentils ? Il s’agit tout d’abord de dire la vérité, de la faire connaître et de la rétablir : et pour cela il faut montrer que les victimes, loin d’être des conspirateurs, étaient des sujets loyaux et paisibles, surpris dans leur lit, ou dans leurs activités quotidiennes, par la furie des massacreurs. On insistera donc sur leurs noms et qualités (artisans, femmes enceintes, vieillards malades…) et sur les circonstances de leur mort, en soulignant l’inhumanité des meurtriers. À côté de relevés du nombre des morts, on donnera des « notices » sur certains meurtres en particulier, les plus émouvants ou les plus cruels, des notices précises, détaillées, mais très sobres dans le ton et purement factuelles. Ce faisant, le discours prend une double tonalité, mémorielle et judiciaire. Mémorielle car devant le nombre des victimes et l’oubli officiel réclamé par la politique royale, il s’agit de décompter les morts mais aussi de les rappeler à la mémoire, voire de les exposer au regard de ceux qui voudraient les ignorer, comme il est dit à propos des massacrés de Lyon : Les uns furent tuez chez l’Archevesque, les autres en leurs maisons et és autres prisons susmentionnees. Le temps nous fera recouvrer (s’il plaist à Dieu) les noms des autres, afin que la posterité les cognoisse, comme ils en sont dignes pour leur innocence3.

Tonalité judiciaire ensuite car ce sont des mémoires au sens où sont collectées les informations dont aurait besoin le procureur dans le cadre d’un procès : procès impossible puisque la justice royale non seulement ne remplit pas ses devoirs mais inverse la situation, et procès qui est donc déplacé, devant l’opinion publique, la postérité, le ciel. En effet, l’impératif de connaissance des faits, de souvenir des morts, est toujours lié à l’espoir du châtiment, de sorte que, au cœur d’un exposé rigoureux qui se veut aussi informatif et dénué de pathos que possible, l’imprécation et l’idée de vengeance affleurent sans cesse : ainsi dans la préface des Mémoires de l’Estat de France : Si les ennemis du repos public ne font que rire, quand tels livres leur tombent en main, tant plus grande est leur condamnation, tant plus horrible leur stupidité, plus le jugement de Dieu est près de leurs testes. Cependant leur brutale fureur ne doit pas fruster les bons François de la cognoissance de beaucoup de choses passées. Nous n’avons point dressé ces memoires pour les perfides 3

Mémoires de l’Estat de France, vol. I, f. 368v°.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS massacreurs, ny pour aucun suppost de tyrannie, ains pour les gens de bien et de bon jugement de party ou d’autre.4

On voit l’impératif de connaissance et de vérité, l’appel au jugement des « gens de bien » et le refus affiché de se venger par la diffamation et par papier interposé. Mais en même temps le livre, par le rappel de leurs forfaits, marque et désigne, cloue au pilori les criminels ; pour que les autres se gardent d’eux, mais aussi pour qu’ils se désignent d’eux-mêmes à la vindicte divine. Le fait de mépriser leurs crimes et d’en rire en effet est le signe même d’une conscience non repentie et partant, de leur condamnation. C’est aussi ce qui est mis en avant à propos des officiers et magistrats directement responsables des massacres : Si ce cruel Bailly de Troyes se fut comporté en homme de bien comme il devoit, le sang des innocens qui depuis fut par son commandement si cruellement et inhumainement respandu à Troyes, ne crieroit point maintenant vengeance contre luy devant Dieu, comme il fait.5

L’un des objectifs essentiels d’un tel recueil est non seulement de rappeler les victimes et leur innocence, mais de dénoncer les coupables et de les désigner à l’opinion, même si le seul garant de la justice, et de la vengeance, dans un monde où les valeurs sont renversées, est Dieu. Ainsi, à Lyon encore, le gouverneur doit être reconnu, disent les pamphlets, pour : sergeant juré du pape, et meurtrier des peres de plus de quinze cens petits enfans, tous mendians, sans comter les autres, lesquels je prie (et Dieu pour cest effect) qu’eux, leurs neveux et arriere neveux de ceux qui portent les marques en leurs ames, corps et biens d’une si sanglante cruauté, de monstrer à l’advenir qu’ils sont bons Chrestiens, pour ne se ressentir d’une telle saignée qui saigne et saignera encor devant Dieu jusques à la fin du monde, ains faire bien à ceux qui les ont persecutez, tuez et mis en chemise et à la besace.6

Ici, l’ambiguïté du discours est particulièrement nette : outre la désignation du coupable, on voit comment la vengeance est à la fois récusée, en raison de l’impératif évangélique (« faites du bien à ceux qui vous persécutent »), et cependant en même temps invoquée par cette image de la plaie béante jusqu’à la fin du monde. Quels que soient les impératifs et les aléas humains, le Jugement dernier rétablira le droit et la justice et vengera les opprimés. Cette ambiguïté est celle du discours martyrologique, ce que sont aussi ces textes puisqu’il s’agit, tout particulièrement dans le discours lyonnais, de montrer que les victimes de la Saint-Barthélemy ont été des martyrs de la vraie foi évangélique, comme leurs prédécesseurs de l’antiquité Irénée ou Blandine. Or le martyr chrétien, pour être considéré comme tel, doit être tué, hors de tout contexte guerrier, sans se défendre et en confessant le nom du Christ. Il doit faire preuve de son innocence par sa passivité et sa soumission aux lois même injustes qui le condamnent ; mais en même temps cette passivité, loin d’une simple résignation, est à la fois ce qui dénonce la violence et l’iniquité des persécuteurs et des adversaires de l’Évangile, et ce qui leur attirera un châtiment inévitable, à moins qu’ils ne se repentent. Hors de l’emprise humaine, la vengeance est remise à Dieu : il y a là une forme de violence à retardement, repoussée dans les temps eschatologiques. Cependant, outre cette dimension judiciaire, mémorielle et « martyrologique », étroitement imbriquées, le dénombrement et le rappel des morts 4

Ibid., n. p. Ibid., f. 337v°. 6 Jean Ricaud, op. cit., repris dans les Mémoires de l’Estat de France, vol. I, f. 365. 5

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DISCOURS DE VENGEANCE APRÈS LA SAINT-BARTHÉLEMY ont aussi, à vues purement humaines cette fois, une finalité politique : il s’agit de légitimer la résistance armée des derniers bastions huguenots, La Rochelle en 1573, puis ceux des provinces du Languedoc, du Vivarais ou du Poitou lorsque la guerre civile reprend en 1574. La position du sujet et le discours des traités politiques : entre résistance et châtiment Après les textes historiques et les mémoires défendant le souvenir des victimes, les traités politiques posent les protestants en sujets : sujets du roi avec lequel il s’agit de redéfinir de justes rapports, sujets de droit en précisant les conditions d’une résistance légitime à la tyrannie, et sujets agissant par les prises d’armes. A priori la question n’est en rien celle de la vengeance, mais purement celle des relations entre prince et sujets, peuple et autorité souveraine. Quand et comment est-il possible de se garantir des abus du pouvoir dans une situation d’oppression ? Les théoriciens ont recours à des exemples bibliques, ainsi qu’à des notions héritées du droit romain et, non sans paradoxe, du droit canonique et de la philosophie scolastique médiévale : le prince qui ne respecte pas le « droit naturel » dans l’exercice de son autorité envers ses sujets est de fait destitué de son trône et de son titre, dans la mesure où il les tient de Dieu, à charge pour lui, précisément, de veiller au respect dans la société humaine des principes et des prescriptions morales qu’ordonne la Loi naturelle voulue par Dieu. Ces principes incluent le respect de la vie des sujets, mais aussi de leur liberté — le pouvoir du roi sur eux n’est pas celui du maître sur ses esclaves, lequel, quoi qu’admis par l’usage et la coutume en droit romain, est du reste contraire au droit naturel —, des familles et des biens, et des lois et contrats passés avec eux. Et s’il est interdit aux particuliers de prendre les armes contre leur souverain, ceux qui sont investis d’un mandat officiel ont le devoir de défendre le peuple contre l’arbitraire du prince : c’est ce qu’établit notamment Théodore de Bèze dans son traité, Du droit des magistrats sur leurs sujets, publié anonymement en 15747. Cependant, la question du châtiment du tyran est en réalité omniprésente. L’un des ouvrages monarchomaques les plus célèbres, rédigé par Philippe Duplessis-Mornay8 et paru en 1579, porte le titre latin de Vindiciae contra tyrannos : soit les « revendications », au nom des droits du peuple, contre les tyrans. Cela nous renvoie à l’étymologie du terme même de « vengeance », aujourd’hui pensée comme une réaction émotionnelle s’opposant au droit ; en réalité le mot a en latin une origine juridique, celle de réclamer son droit contre les atteintes dont on a été victime, et de réparer le tort subi. Aussi, faire acte de résistance c’est bel et bien rétablir le droit des opprimés et agir au nom de la justice, y compris celle de Dieu, ainsi que l’exprime l’un de ces auteurs : J’adjousterai, combien que Dieu punisse griefvement les Tyrans en ce monde, et leur ait (ce croy-je) apres leur mort destiné es enfers quelque punition extraordinaire et à eux particuliere : cela n’abolit point toutesfois l’authorité des peuples qui ont receu tels conducteurs : et que quand par moyen legitime les peuples chastient les Tyrans tant grands soient-ils, ce n’est point abolir les dominations 7

Voir l’édition critique de R. M. KINGDON, Du droit des Magistrats sur leurs sujets, Genève, Droz, 1970. Voir Hugues Daussy, Les Huguenots et le roi. Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay, Genève, Droz, 2002. Les Vindiciae contra tyrannos, dans leur traduction française de 1581, ont été republiés par A. Jouanna, J. Perrin, M. Soulié, A. Tournon, H. Weber, à Genève, Droz, 1979. 8

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS et souverainetez, ni prevenir les jugemens de Dieu, mais user des moyens qu’il donne, et servir d’instrumens louables de juste vengeance9.

Contre ceux qui, au nom de la « patience chrétienne » comprise comme devoir de soumission aux autorités et de non-résistance, dénient toute possibilité d’action et invitent les fidèles à attendre avec résignation les jugements de Dieu, il soutient l’idée que ces jugements s’exécutent aussi par les actions humaines, à condition que cela se fasse de façon régulée. Ainsi dans la quasi-totalité des cas, le tyrannicide ou l’action d’un individu isolé, se croyant investi d’une « vocation particulière », est refusé. On distingue pour les particuliers vengeance et défense : La vengeance est bien interdite aux particuliers, mais non la juste defense : quand il se void oppressé par violence lors mesmes qu’il ne peut rien esperer du magistrat, selon les loix et l’equité. Car nature nous enseigne cela, en nous renvoyant aux plus petis animaux : et pourtant en la compagnie de Christ, qui est le vrai patron de patience, il se portoit des glaives.10

La vengeance est interdite car elle nécessite une médiation juridique ; cependant l’individu opprimé a, comme toute créature vivante, le droit de défendre sa vie. Les magistrats quant à eux peuvent appliquer le châtiment aux criminels : ainsi ceux de La Rochelle protestante, assiégée par les forces royales conduites par le duc d’Anjou, se donnent le droit de mettre à mort les soldats du roi faits prisonniers, parce qu’ils sont soupçonnés d’être massacreurs de la Saint-Barthélemy, bien qu’ils relèvent d’une instance supérieure à la leur, dès lors qu’elle ne remplit pas sa charge. Tous ces traités se livrent donc à un travail intense de légitimation juridique de cette autorité des « magistrats inférieurs », apte à se substituer à celle d’une monarchie défaillante, en vue de rétablir la justice, et donc d’exercer une forme de vengeance, le châtiment des coupables du massacre. Légitimation qui vient aussi, on l’a dit, du rappel des faits et des morts, comme le veut la logique de la rhétorique judiciaire. Et d’autre part, dans la mesure où la justice humaine précisément est absente, voire inversée, elle passe par l’appel à la transcendance, à la justice absolue qui est celle de Dieu. Ainsi, l’un de ces pamphlets les plus célèbres, le ReveilleMatin des François, ayant rapporté les massacres et exposé les bases du droit réclamé par les assemblées protestantes, se termine avec l’arrêt que prononce le prophète Daniel, quand après avoir entendu les faits et vu les documents, il déclare solennellement : Au reste, en tant que touche ceste persecution (du mois d’Aoust et depuis en ça, faite sur l’Amiral et sur les autres fideles) nous avons dit et disons que c’est la plus horrible, la plus estrange et detestable conspiration, […] et le massacre le plus barbare, qui ait esté ouy dès que Cain en trahison tua son frere Abel le juste jusques à maintenant. Et ne sachant trouver nom propre et convenable à Charles, à sa mere, son frere, à ses conseillers, fauteurs, janissaires, et autres servants, nous disons […] qu’ils ont effacé la gloire de tous les tyrans les plus horribles, et des traistres les plus felons qui ont esté, sont et seront à jamais, comme tels les avons banni et bannissons à jamais eux et leur posterité de toute la société humaine.11

Daniel, dans la tradition biblique et apocalyptique, est à la fois le symbole de la résistance aux persécutions, avec les épisodes de la fournaise et de la fosse aux 9

Simon Goulart, Mémoires de l’Estat de France, vol. II, f. 557v°. Le Politique, [in] Mémoires de l’Estat de France, vol. III, f. 92r°. 11 Le Reveille-Matin des François, et de leurs voisins, composé par Eusèbe Philadelphe, cosmopolite, en forme de dialogues, Édimbourg, J. James [ Strasbourg, B. Jobin], 1574, I, p. 137. 10

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DISCOURS DE VENGEANCE APRÈS LA SAINT-BARTHÉLEMY lions où il est jeté pour avoir refusé d’adorer les rois Nabuchodonosor et Darius, et celui qui annonce la délivrance des fidèles face aux nations et le jugement à la fin des temps12. Ici il est appelé pour prononcer sa sentence à l’encontre des Valois en raison de l’énormité de leurs crimes : rendre justice en de telles circonstances impose de s’inscrire dans une perspective eschatologique. La position du prophète et le discours de la poésie : entre Dieu et les hommes On a vu qu’aussi bien le discours de l’histoire que celui du droit ou de la politique, tout en partant du niveau factuel et « terrestre » et en faisant place aux impératifs humains — témoigner, résister —, ne cessent en même temps de faire signe vers Dieu. Les discours rappellent volontiers (au besoin pour montrer qu’ils ne s’appliquent pas dans tous les cas) les commandements évangéliques : nostre Seigneur Jesus Christ nous enseigne, si quelqu’un te donne un soufflet en une joue, ten-lui l’autre. L’Apostre dit, ne resistez point au mal : ne rendez le mal : ne vous vengez point : mais donnez lieu à l’ire ; Dieu dit : à moy est la vengeance (Dt 32 : 35).13

La vengeance, sur le plan humain et historique, est impossible pour des raisons à la fois pratiques, politiques et religieuses. Pratiquement, vu la situation de faiblesse évidente des protestants ; politiquement parce que, même si elle entre en partie dans le discours sur le droit de résistance, elle ne peut se dire comme telle, d’autant moins à l’heure où l’on cherche à faire alliance avec les catholiques modérés ou « politiques ». La stratégie impose de mettre en sourdine les motifs qui divisent, comme les torts particuliers faits aux huguenots, au profit de ceux qui rassemblent : le rétablissement des institutions véritables de la France, notamment les États généraux. Religieusement enfin parce que les représailles personnelles sont interdites. Aussi les discours les plus explicitement vengeurs sont-ils ceux où l’appel à la vindicte est médiatisé au travers de différentes instances ou d’autres discours, dans une dimension religieuse. Médiation du temps et des exemples de l’histoire : la litanie des « Jugements de Dieu contre les Tyrans », où sont égrenés, classés selon le cours des siècles, les fins malheureuses des tyrans qui se sont rendus fameux par leurs cruautés. Ces figures du passé ancien, de Pharaon ou Nabuchodonosor aux empereurs romains dépravés, sont là pour rappeler que la vengeance divine n’épargne jamais les tyrans, qui ont tous connu une fin malheureuse. Il faut trouver là de l’espoir dans un présent désespérant ; espoirs que la fin prématurée de Charles IX, en mai 1574, va venir confirmer, pour peu de temps car la répression ne cesse pas pour autant. Mais surtout médiation de la poésie, quand elle prend la forme de la prière ou du cantique, colorée d’une forte inspiration biblique. Ainsi le Cantique d’Etienne de Maisonfleur sur la Saint-Barthélemy : Toutes nos vois faites plaintes/toutes nos lampes esteintes/Tous nos temples desmolis/Nos Eglises dissipees/[…]/ Nos licts et nos chambres vefves/Nos bois, nos champs et nos fleuves/Rougis de sang espandu…/ Dans le bruit de leur silence/Sans crier crient vengeance/Du lacqs qu’on leur a tendu ! Parmi tant d’aspres souffrances/A tes divines vengeances/Nous avons recours, Seigneur./ […] D’une canaille infidèle/La Jérusalem nouvelle/Est la proie et le butin/Et Sion ton heritage/Est demembré par la rage/D’un cruel peuple mutin/[…] Pour venger sur eux ta gloire/Donne leur du sang à

12

Livre de Daniel, chap. 3, 6, et 9-12. « Question, à sçavoir s’il est loisible aux sujets de se defendre contre le Magistrat pour maintenir la Religion vrayement Chrestienne », Mémoires de l’Estat de France, vol. II, f. 241v°. 13

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS boire/Puisque leurs sanglantes mains/En abreuvées/Dedans le sang de tes saincts.14

leurs

vengeances

couvées/Rouges

se

sont

Comme souvent dans les psaumes bibliques, la déploration s’allie à l’imprécation. La vengeance peut se dire parce qu’elle est celle de Dieu, tandis que l’Église réformée par ce discours se configure au modèle de l’Israël vétérotestamentaire. Ses malheurs ainsi acquièrent un sens, ils sont des épreuves où s’expérimente la certitude de la délivrance, comme dans l’histoire sainte. Il s’agit ainsi de répondre à la question brûlante de la souffrance des élus : la cause protestante loin d’être discréditée voudrait s’en trouver renforcée. C’est évidemment Agrippa d’Aubigné, dans les Tragiques écrits à partir de 1577, qui donne toute son ampleur poétique et épique à ces thèmes. Son œuvre combine les trois discours que j’ai tenté de distinguer : récit de l’histoire des épreuves, des guerres et des massacres (« Fers », livre V), discours satirique à l’égard de la monarchie (« Princes », livre II), et dans le livre VI, « Vengeances », les châtiments immanents des tyrans et des persécuteurs, puis dans le livre VII « Jugement », la séparation définitive par le Christ entre élus et réprouvés et le rétablissement final des valeurs subverties. L’ensemble du poème est raconté en quelque sorte « du point de vue du ciel » : les martyrs et les élus, autour du trône de Dieu, assistent aux épreuves terrestres de l’Église militante15, qui ne sont plus que des péripéties temporaires dans la perspective du triomphe éternel. La vérité et la justice célestes jugent ce qui se passe sur terre, le discours épique réussissant à retourner les apparences. Si la fausse justice des rois (celle de « la chambre dorée », livre III), l’Église corrompue de Rome (dans les « Feux », livre IV), la perversité des méchants (« Fers »), semblent l’emporter, ce n’est qu’en raison d’un champ de vision trop étroit, dénué de profondeur, dont la fiction poétique soutenue par l’inspiration prophétique permet de dépasser les limites. J’espère avoir montré la cohérence d’un discours qui a besoin de ces trois piliers, chacun lié à un genre : rappel des morts et des faits, dans le domaine de l’histoire, formulation de droits pour les traités politiques, et invocation d’une justice et d’une rétribution transcendantes, par une parole religieuse, qui s’exprime surtout dans la poésie, du moins pour les textes qui nous sont parvenus. C’est peut-être cette cohérence qui permet à ce discours de déboucher sur l’action, mais une action régulée : il y a peu de place pour « l’enthousiasme » et les initiatives individuelles au lendemain de la Saint-Barthélemy, au contraire de ce qui se passera quelques années plus tard au moment de la Ligue. Ici l’action est collective, encadrée par des maximes d’inspiration juridiques qui se veulent raisonnables et générales, et qui reculent, malgré de rares exceptions, devant la justification du tyrannicide par lequel quelqu’un s’instituerait lui-même « bras de Dieu ». Il y a à cela, outre la méfiance bien connue de la Réforme envers ses propres tentations radicales, des raisons pragmatiques, notamment l’espoir d’un retour à la paix qui passerait par une réconciliation avec l’opinion catholique modérée. Il y a 14

Voir Henri-Léonard Bordier, Le Chansonnier huguenot du XVIes., Genève, Slatkine, 1969. Voir en particulier le dispositif énonciatif dans « Fers », livre V : comme dans le livre de Job, on voit d’abord Dieu accorder à Satan la permission temporaire d’éprouver ses saints, pour mieux faire reluire leur persévérance, v. 1-182 ; puis la fiction des tableaux célestes où les anges montrent aux élus des tableaux qu’ils ont peints représentant leurs souffrances passées, et qui sont devenus les images de leur victoire, v. 261-326. 15

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DISCOURS DE VENGEANCE APRÈS LA SAINT-BARTHÉLEMY encore sans doute l’exutoire que donne, pour les cris de vengeance individuels, la possibilité d’être pris en charge par un discours spirituel qui en remet l’accomplissement à Dieu. D’où aussi la mélancolie qui se dégage, parallèlement à sa violence, d’un texte comme les Tragiques ; car en attendant le Jugement dernier, l’histoire continue. Cécile HUCHARD Université de Nancy-2 cecile.huchard@univ-nancy2.fr

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DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DE LA VENGEANCE DANS GOUVERNEURS DE LA ROSÉE DE JACQUES ROUMAIN Gouverneurs de la rosée a connu un succès retentissant et a été porté au pinacle par l’ensemble de la critique. L’œuvre de Roumain a été sacrée « le plus beau roman des Antilles », roman à propos duquel Conturie (1980 : 3) affirme que « sa qualité littéraire en fait un des classiques de la littérature de langue française écrite hors de France. » L’intrigue débouche sur un dynamisme nouveau qui soulève toute une collectivité rurale jadis ankylosée par une rude sécheresse et divisé par une haine farouche. En effet, deux clans ennemis se constituent à l’issue d’un partage de terre qui tourne au drame et qui plonge les habitants de Fonds-Rouge dans l’engrenage de la vengeance. Mais si beaucoup a été dit à propos de cette œuvre, on n’a pas suffisamment relevé la rage vive de certains actants de meurtrir les présumés coupables, l’élan généreux des autres à mener une croisade contre la religion de la haine en démolissant avec tact la synagogue du diable. Cette étude confronte deux types de discours contradictoires, pour vanter le bien-fondé de l’un et pour brocarder la violence inhérente à l’autre, en tant que phénomène régressif ; dans un souci pédagogique de définition du terme-clé de cette réflexion, il y a lieu de préciser que la vengeance trouve son point de départ dans une sorte de « colère contenue », dont le processus se déroule dans la durée, alors que la colère se caractérise par une réaction immédiate à une déception violente. (Everaert-Desmedt, 2005 : 49) 1. LE DISCOURS DE LA VENGEANCE On ne peut lire Gouverneurs de la rosée sans être frappé par la permanence de la vengeance, implicite ou explicite, dont le discours se manifeste soit dans les propos des personnages, soit dans leur attitude, leurs gestes ou leur posture. 1.1. La vengeance dans les gestes des personnages Le premier protagoniste que Manuel, de retour de Cuba, rencontre sur le chemin qui mène à Fonds-Rouge, son village natal, est une jeune Négresse dénommée Annaïse. Après l’échange des civilités, la confiance semble s’instaurer au terme d’une conversation dense et philosophique par laquelle Manuel annonce les couleurs et marque positivement la jeune fille quand subitement tout se dégrade au moment où les deux doivent se séparer, sans justification apparente. Cette attitude pour le moins paradoxale constitue la première déception enregistrée par le 245


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS personnage principal sur la terre natale, et qui ne va pas sans le bouleverser de fond en comble. Suivons la conversation qui débouche sur cette scène inattendue : Enfin, elle arriva devant une barrière. On voyait la case au fond de la cour dans l’ombrage des campêchers. - C’est icitte (sic) que j’habite. - Moi-même, je ne vais pas loin non plus. Je te dis merci pour la connaissance. Est-ce que nous nous reverrons encore ? Elle détourna la tête en souriant. - Parce que j’habite comme qui dirait porte pour porte avec toi ; - En vérité ! Et de quel côté ? - Là-bas dans le tournant du chemin. Pour certain que tu connais Bienaimé et délira : je suis leur garçon. Elle arracha presque sa main de la sienne, le visage bouleversé par une sorte de colère douloureuse. - Hé, qué pasa ? s’écria-t-il. Mais déjà elle traversait la barrière et s’en allait rapidement sans se retourner. Il resta quelques secondes cloué sur place. « Une fille drôle, compère, se dit-il, secouant la tête ; un moment elle te sourit d’amitié et puis dans le temps d’un battement d’yeux, elle te quitte sans même un : au revoir. Ce qui se passe dans l’esprit des femmes, le diable lui-même ne le sait pas. (pp 35-36)

Si Manuel, dans une contenance embarrassée, range finalement ce comportement illogique au rayon des caprices, des turpitudes et de la méchanceté gratuite qui sont le lot avéré de la gent féminine, il n’en reste pas moins que le mystère est très flagrant pour ne pas avoir d’antécédent ; ce d’autant plus que les deux sont de surcroît des voisins ; le caractère brusque et violent du geste, l’impolitesse qui succède à l’amabilité, la posture de méditation subitement adoptée par la Négresse, son mutisme quant à la question de Manuel, la fugue tout droit vers leur domicile comme si son interlocuteur s’était, comme par enchantement, mué en loup-garou, sont autant de faits qui en font foi. Certes, on peut se demander si ce ne sont pas les derniers propos du garçon, faisant état de sa filiation, qui déclenchent la fureur de la fille. De toutes les façons, Manuel n’est qu’au « commencement de ses douleurs » 1, de ses peines. La deuxième déconvenue de Manuel survient au troisième chapitre, lorsque, fraîchement débarqué au village, il décide d’entreprendre une promenade vers les montagnes, question de faire connaissance du paysage et de la nature ambiants, qui ne lui sont plus familiers depuis l’importante césure temporelle de quinze ans passés à Cuba. C’est là qu’il rencontre un homme irrévérencieux et particulièrement méprisant à son égard. Le refus de ce dernier de répondre à ses salutations pourtant fraternelles et désintéressées, l’outrecuidance à lui poser des questions précises auxquelles il répond malheureusement et de bonne foi, le crachat, synonyme d’excès de sa vésicule biliaire qu’il déverse sur le pauvre hère, la fixité puis le détour du regard, révélateur d’une dose considérable de mépris, ne sont, entre autres, ni plus ni moins, que des postures d’insolence caractérisée par lesquelles on sous-estime l’autre. Cette attitude est suffisamment bavarde sur les intentions mesquines de cet individu qui ne se trompe pas d’ennemi, puisqu’il s’assure d’abord de l’identité de Manuel avant de le ravaler implicitement au rang d’être qui ne lui arrive pas à la cheville. L’extrait ci-après montre clairement que le portrait physique de ce personnage bilieux, disproportionné, épouvantail plus ou moins réussi, est à l’image de son portrait moral, que sa hideur cadre bien avec la méchanceté foncière qui l’anime. 246


DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DE LA VENGEANCE… Il avait repris ce pas allongé et presque négligent, mais qui a bonne allure, des nègres de la plaine, dégageant parfois sa route d’un coup de machette rapide et il chantonnait encore lorsqu’il arriva à une clairière. Un habitant y dressait sa meule de charbon. C’était un nègre épais et comme foulé sous le pilon. Ses mains énormes pendaient au bout de ses bras ainsi que des paquets de racines. Ses cheveux lui descendaient sur le front buté par petits buissons enroulés et clairsemés. Manuel le salua, mais l’autre, sans répondre, le regardait : sous l’avancée des sourcils, son regard bougeait comme un animal méfiant dans un terrier embroussaillé. À la fin, il dit : - Tu es le nègre qui est retourné hier de Cuba ? - C’est moi-même. - Tu es le garçon de Bienaimé ? - C’est moi-même. Le regard aminci, jusqu’à n’être plus qu’une escarbille brûlante, l’habitant dévisagea Manuel, puis avec une lenteur calculée, il tourna la tête, crachat, et se remit à sa meule. (pp. 56-57)

À en croire Nwata Ngalasso (2002 : 75), « la grossièreté du langage va souvent de pair avec la laideur des personnages, au physique comme au moral. » L’expression faciale, les gestes du personnage montrent bien qu’un esprit de vengeance, décelable dans l’animosité consubstantielle à sa posture étrange, l’anime. Cette scène est analogue à la première et rapproche Annaïse de Gervilen dans leur haine commune de Manuel. La répétition des faits exclut toute probabilité de hasard et met la puce à l’oreille de Manuel dont l’imagination se met en branle. Toujours est-il qu’il ne passe pas inaperçu que c’est chaque fois que Manuel décline l’identité de ses parents que tout tourne au vinaigre, lui-même n’étant pas bien connu à Fonds-Rouge, du fait de sa longue absence. Le narrateur rend bien compte des sentiments de ce dernier : « Mais que se passe-t-il ? Il se rappelait le brusque changement d’attitude d’Annaïse. « Il y a quelque chose de pas clair dans tout ça. » (p. 57) Comme on le constate, Annaïse et Gervilen affichent des attitudes qui nous plongent dans un climat de vengeance inavouée, dissimulée. Ce même sentiment n’est pas en reste dans les dires des protagonistes. 1.2. La vengeance dans les propos des personnages La vengeance se manifeste aussi à travers les propos injurieux par lesquels certains protagonistes traduisent leur haine à l’égard d’autres. S’il est fastidieux de dresser un catalogue exhaustif des invectives proférées, on peut néanmoins s’escrimer à percer l’énigme de quelques déclarations aigres. C’est par exemple le cas des parents de Manuel dont les propos ne sont pas tendres au sujet de leurs ennemis. De retour de sa randonnée dans les montagnes, Manuel va droit au but : J’ai quelque chose à te demander, Maman… Il lui raconta son étrange aventure dans le bois. - Dis-moi comment est ce nègre ? demanda Bienaimé qui s’était réveillé. - C’est un nègre noir, dru et membré, avec des cheveux en grains de poivre. - Et des yeux enfoncés profond ? - Oui. - C’est Gervilen, déclara Bienaimé. Ah le maudit, le chien, le vagabond. - Et hier, j’ai fait route avec une fille, nous avons causé d’amitié, mais quand je lui ai dit qui j’étais, elle m’a tourné le dos. - Quel genre de négresse c’était ? interrogea encore le vieux.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS - De belle taille, avec de grands yeux, des dents blanches, la peau fine. Elle m’a dit son nom : Annaïse, qu’elle s’appelle. - C’est la fille de Rosanna et de défunt Beaubrun. Une grande gaule bonne à cueillir les imbéciles, avec des yeux de vache laitière ; quant à sa peau, je m’en fous, et pour ses dents, je n’ai jamais ri avec elle pour les remarquer. Bienaimé bouillait de colère et les mots s’embrouillaient dans les flocons de sa barbe. (pp. 62- 63)

Les portraits brossés respectivement par Bienaimé et Manuel sont sinon antinomiques du moins contrastés. Ils révèlent la mesure de la haine nourrie par le premier à l’endroit des mis en cause alors que le second s’en tient à une description neutre, plus ou moins objective des personnages cibles. L’animosité, génératrice de subjectivité, obnubile Bienaimé, lui pose des œillères au point qu’il dénie toute qualité à autrui qu’il abhorre avec toute la force de son âme. Ainsi, si la connaissance subséquente des protagonistes permet d’avaliser le sinistre portrait de Gervilen, elle autorise par contre d’invalider la peinture d’Annaïse sous des traits exclusivement négatifs. Tout porte à croire qu’on évolue dans un espace où la filiation porte malheur, permet de cataloguer autrui dans un camp, d’avoir des préjugés à son encontre, un univers où le fils porte sur ses fragiles épaules les fautes commises par ses parents. La fille dont parle Manuel est d’abord « La fille de Rosanna et de défunt Beaubrun » (p. 63) avant d’être Annaïse ; c’est tout dire. Il n’y a pas jusqu’à Annaïse dont les propos, lors de la deuxième rencontre avec Manuel ne soient émaillés de quelques relents de haine ; elle demeure rude et sèche face à son interlocuteur, en dépit de la courtoisie dont fait montre ce dernier. Cette deuxième agression est la preuve que le laps de temps qui la sépare de la première rencontre n’a pas altéré sa verve vindicative. Que l’on en juge par cet entretien forcé : Il marcha lentement vers elle. - Je te dis bonsoir, oui, Annaïse. Quelques pas les séparaient. - Ôte-toi de mon chemin. Elle respirait fort : sa poitrine se soulevait. - Raconte-moi ce que je t’ai fait et pourquoi nous sommes ennemis. Elle lui dérobait son visage : - Je n’ai pas à te bailler d’explications. Je suis pressée ; laisse-moi passer. Réponds-moi d’abord. Je ne veux pas te faire des violences, Annaïse. J’ai de la bonne amitié pour toi. Crois-moi, en vérité. Elle soupira : - Ay, mes amis, en voilà un homme entêté. On dirait qu’il n’a pas d’oreilles pour entendre. Je te dis de me laisser continuer mon chemin, oui. (pp. 88-89)

Pour Bienaimé, l’eau trouvée par son fils ne doit pas servir le camp adverse ; pourtant, Manuel la destine à tous les habitants de Fonds-Rouge, sans distinction aucune. L’exclusion des autres, qui participe de l’esprit vindicatif et du sadisme, vise à maintenir l’avantage sur l’ennemi, à lui faire expier son « effronterie ». La passion de Bienaimé appuyé par son épouse Délira, sa rage, son opposition farouche au partage du liquide précieux illustrent le degré de cabale orchestrée contre les autres, en même temps qu’elles révèlent qu’il est engagé dans une expédition punitive contre eux ; écoutons-le maugréer contre les intentions généreuses de son garçon : Mais une pensée sembla aussitôt l’assombrir : - Tu as dit : tous les habitants. Tu ne comptes pas… les autres. Manuel s’attendait à cette question :

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DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DE LA VENGEANCE… - […] Et puis l’eau, c’est pas une propriété, ça ne s’arpente pas, ça ne se marque sur le papier du notaire, c’est le bien commun, la bénédiction de la terre. Quel droit aurionsnous ? Bienaimé ne le laissa pas achever. - Le droit que tu l’as trouvée, cria-t-il, le droit que les autres n’ont pas de droit. (pp. 140-141) De même, la vengeance de Gervilen n’est pas seulement orientée vers Manuel puisqu’il

jette également son dévolu sur d’autres personnages. S’il harcèle Annaïse, c’est parce que cette dernière, non seulement se rapproche d’un ennemi séculaire, à savoir Manuel, mais finit par en faire un amant ; il en est certain puisqu’il a épié la conversation entre les deux de même que leurs gestes. Il s’agit d’un double crime impardonnable à ses yeux, qui justifie l’âpre invective dont il affuble la jeune fille et qui foule au pied la loi de décence que préconise Kerbrat-Orecchioni (1986 :235) selon laquelle il faut ménager son interlocuteur. L’injure enfreint « les règles du jeu dialogal, annihilant le contrat de communication inhérent à tout discours. » (Bonhomme, 1998 :33) Comme dans l’extrait ci-après où Gervilen fulmine contre tous : « Tu es bien méprisante, mais tu te conduis comme une jeunesse. Et avec qui encore ? Avec un vaurien qui a vagabondé dans les pays étrangers comme un chien sans maître, le garçon de Bienaimé, le neveu de Sauveur : pour ainsi dire ce qu’il y a de plus ennemi parmi les ennemis. » (p. 107) En refusant une fois de plus de céder aux avances de Gervilen dont l’intention est de convoler en justes noces avec elle, Annaïse enfonce le dernier clou dans le cercueil de la déception et raffermit à jamais le ressentiment de l’amoureux éconduit sans ménagement et au profit de son rival. Quelle disgrâce et quelle humiliation ! - Tu te repentiras, Annaïse. Et je fais le serment : que le tonnerre me réduise en cendres et la Vierge me crève les yeux, si je ne me venge pas. […] - Je suis un homme de parole ; marque bien ce que je te dis : il regrettera, ce nègre, d’avoir croisé le chemin de Gervilen Gervilis. Malheur à lui. (pp. 107-108)

Un prétexte supplémentaire lui est ainsi offert sur un plateau d’or pour assouvir sa haine. Un autre personnage qui subit la foudre de Gervilen est Nérestan ; vaincu par la franchise de Manuel qui lui rappelle avec exactitude une scène de leur enfance, il avoue en public et de bonne foi l’honnêteté de Manuel. La reconnaissance de ce point positif que marque l’adversaire ne va pas sans irriter Gervilen, toujours sur la défensive, qui explose : « Ferme tes dents, grinça Gervilen rageusement. » (p. 172) A en croire Huston (1980 : 108), l’injure, c’est pratiquement « le degré zéro de la parole », plus liée au réflexe qu’à la réflexion. Enfin, la réaction de ce même Gervilen ne se fait pas attendre lorsque Manuel va vers le camp adverse pour lui proposer la fin du désaccord, l’entente, le retour à de bons sentiments. Sur un ton emphatique et familier, Gervilen assène une sentence fatale, personnalise le conflit et fait de sa détermination à se venger un point d’honneur. Malgré l’égalité dans la perte – un mort de chaque camp —, il entend faire pencher la balance macabre de son côté : - On ne peut jamais finir avec le sang, cria Gervilen. Le sang a coulé, le sang de Dorisca. C’était mon papa. Vous avez oublié ? - Et Sauveur est mort en prison, dit Larivoire. La vengeance est accomplie. - Non, car c’est pas moi qui l’ai tué, de ces mains, de mes propres mains. Une grimace frénétique tordait la figure de Gervilen. Il agitait ses mains comme d’énormes araignées. (p. 172)

C’est par un terme d’injure qu’à la page suivante, il ponctue une de ses répliques : « charogne, cracha Gervilen, se tournant d’un mouvement si brutal vers 249


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Ismaël que celui tâta sa machette. » (p. 173) L’injure, qui s’accompagne de termes transgressifs, participe d’une fonction agressive ; « acte de langage interlocutif à visée dégradante » (Bonhomme, op. cit : 27), elle est violence au code littéraire et moral. Bien plus, « on n’a recours aux invectives que quand on manque de preuves. » (Diderot, 1875 : 233) Gervilen reste stable du début à la fin du roman dans sa soif vindicative. L’obsession de la rancune, la foi en la loi du Talion ont décimé en lui toute inclinaison affective et en ont fait une pauvre hère laminée par une mine patibulaire. L’extinction de la sève humanitaire en lui en fait une figure exécrable. En somme, ils sont légion, les éléments qui illustrent le discours des prédicateurs de la haine, présents dans un camp comme dans l’autre. Heureusement que ce discours est efficacement battu en brèche par des protagonistes gagnés à la cause du bien. 2. LE CONTRE-DISCOURS DE LA VENGEANCE 2.1. Les causes du conflit fratricide Manuel se livre à une exploration étiologique de la gangrène qui mine et divise Fonds-Rouge. « Pourquoi sommes-nous ennemis ? » (p. 63) Telle est la lancinante interrogation qu’il pose à brûle-pourpoint à ses parents. Bienaimé, son père, déroule péniblement le fil de la réponse, crève l’abcès et en arrive à la racine du mal : un héritage familial mal assumé. En effet, un mauvais partage de terre entre les ayant droit aboutit à deux homicides qui déclenchent de part et d’autre une soif de vendetta que même l’usure du temps ne réussit pas l’exploit d’édulcorer, à défaut de l’étancher. Le conflit fratricide s’étend à toute une communauté qu’il divise en deux camps antagonistes ; l’animosité ainsi créée, les descendants de Sauveur JeanJoseph et de Dorisca, les deux premières victimes, l’entretiennent comme un legs familial. Voici la conclusion de ce récit tragique : - On a fini par séparer la terre, avec l’aide du juge de paix. Mais on a partagé aussi la haine. Avant on ne faisait qu’une seule famille. C’est fini maintenant. Chacun garde sa rancune et fourbit sa colère. Il y a nous et il y a les autres. Et entre les deux : le sang. On ne peut enjamber le sang. (p. 65)

Manuel, bien qu’assommé par les tristes révélations de son père, ne baisse pas pour autant les bras. Méditatif, il a enfin compris l’ampleur du déchirement de Fonds-Rouge et s’emploie à y remédier. La tâche est d’autant plus ardue qu’à la sécheresse qui calcine les plantes s’ajoute la haine qui consume les cœurs. « Tête basse, Manuel écoutait. Ainsi, un nouvel ennemi se dressait dans le village et le divisait aussi sûrement que par une frontière. C’était la haine et son ruminement amer du passé sanglant, son intransigeance fratricide. » (p. 65) Dès lors, le processus de dé-construction du discours de la vengeance est enclenché. 2.2. Le rapprochement de deux êtres de camp opposé Annaïse et Manuel franchissent la ligne de démarcation et vont l’un vers l’autre. En répondant favorablement à l’invitation de Manuel, elle pose un acte inédit et déclenche par le fait même un processus qui connaîtra un aboutissement heureux. Ce mouvement vers l’autre signifie le rapprochement des deux camps antagonistes. Certes, les deux personnages ne sont pas délégués par leur groupe 250


DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DE LA VENGEANCE… respectif ; c’est « motu proprio » qu’ils s’engagent à se parler. Annaïse-Manuel, c’est la rencontre d’un garçon et d’une fille, la juxtaposition d’un homme et d’une femme, avec tout ce que cela laisse supposer de présomption d’avance amoureuse, de dilection, d’idylle et pourquoi pas d’union conjugale, comme il en est généralement de coutume. C’est aussi la mise ensemble d’échantillon de deux groupes rivaux, qui instaure une lézarde dans l’édifice de la haine, fragilise chaque camp et offre des opportunités d’une alliance, d’une entente entre les frères ennemis à travers le mariage. Leur mérite, c’est de rendre caduc le discours de la vengeance, de le subroger par un autre plus humain et bénéfique à tous. Le discours d’amour, synonyme d’intimité, se substitue progressivement à la parole violente : « je ne veux pas te faire des violences, Annaïse, j’ai de la bonne amitié pour toi. Crois-moi, en vérité. » (p. 89) L’amabilité, les compliments, l’humilité, voilà autant de qualités qui tranchent avec l’agressivité : « Je voulais te parler parce que je sais que tu peux m’aider. » (p. 89) « Tu es une bonne travailleuse, on dirait. » (p. 90) Armé de patience, Manuel rapproche la jeune fille de lui, au propre comme au figuré : « Est-ce que tu ne peux pas t’asseoir ? Icitte, (sic) tu ne saliras pas ta robe. » (P. 95) On se serait attendu à ce qu’il passe immédiatement à la cour, comme il est de tradition avec les garçons face aux filles. Loin s’en faut. Il fait plutôt découvrir la réalité à la jeune fille : la plaine calcinée, l’acuité de la détresse humaine, le miracle de la survie. Comme le héros du film I comme Icare, on peut dire à propos de Manuel qu’« il y a des gens qui voient les choses comme elles sont, et qui se demandent pourquoi, puis il y a des gens qui rêvent des choses comme elles n’ont jamais été et qui se demandent pourquoi pas. » 2 Aussi entrevoit-il un monde où le bonheur est possible, où l’abondance, la profusion, la qualité peuvent congédier la pénurie et le dénuement. Sous forme d’interrogation fictive, il promène Annaïse dans un univers féerique où le miel coulerait pour tous à force de travail, de « coumbite ». Elle en revient transformée, convaincue de la nécessité de trouver l’eau, muée en adepte de Manuel, gagnée à la cause de la réconciliation. Naturellement, Manuel devrait se ranger du côté de ses parents, pour perpétuer la chaîne de la haine. Il refuse d’emblée cette bipolarisation calamiteuse de Fonds-Rouge ; le rapprochement Manuel-Annaïse est une tentative plus ou moins réussie de sortie des rangs, de résorption de la crise sociale, d’émergence des carcans étroits et anesthésiants de son groupe ; C’est une volonté manifeste de recomposition de la sphère sociale à Fonds-Rouge. Les deux postulent l’avènement d’une structure réconciliée, unie pour le bonheur collectif ; ils pensent que « la haine, c’est un grand investissement d’énergie, il y a trop de choses à faire sur terre pour cultiver en soi cette plante vénéneuse. » (Métellus, 1981 : 205) 2.3. Le souci du dialogue constructif Manuel ne veut pas exclure mais rassembler ; à travers l’eau qu’il a trouvée, il voudrait balayer les blessures physiques et morales de son peuple, le laver de toutes ses impuretés, promouvoir la paix et la réconciliation à travers un dialogue qui participe du contre-discours de la vengeance. Le mouvement qu’il amorce vers 251


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS autrui est toujours un élan d’amour et de générosité. Suivons-le dans cette tirade où il énonce son credo salvateur à Bienaimé : - Mais dis-moi franc ce que tu veux faire. - Aller trouver les autres. Compères… j’ai trouvé une source qui peut arroser tous les jardins de la plaine, mais pour l’amener jusqu’icitte, faut le concours de tout le monde, un coumbite général, voilà ce qu’il faut. Ce qu’une main n’est pas capable, deux peuvent le faire. Baillons-nous la main. Je viens vous proposer la paix et la réconciliation. Quel avantage avons-nous d’être ennemis ? Si vous avez besoin d’une réponse, regardez vos enfants, regardez vos plantes : la mort est sur eux, la misère et la désolation saccagent FondsRouge. Alors, laissez la raison parler. Le sang a coulé entre nous, je sais, mais l’eau lavera le sang et la récolte nouvelle poussera sur le passé et mûrira sur l’oubli. Il n’y a qu’un moyen de nous sauver, un seul, pas deux : c’est pour nous de reformer la bonne famille des habitants, de refaire l’assemblée des travailleurs de la terre entre frères et frères, de partager notre peine et notre entre camarades et camarades… (pp. 141-142)

Manuel exclut de ses propos tout sentiment d’animosité ; bien plus, il sait choisir les mots justes qu’il enveloppe de chaleur et de courtoisie : « frères », « bonsoir », « compère », « paix », « réconciliation »… voilà quelques-uns des marqueurs linguistiques qui annoncent une entrée en matière réussie lors de sa rencontre avec le camp adverse chez Larivoire. La franchise, la tenue exemplaire, l’exactitude dans le souvenir viennent à bout des premières poches de résistance ; foudre d’éloquence, il profite de la brèche ainsi ouverte pour aller droit au but : la sécheresse et la haine qui accablent Fonds-Rouge ne peuvent être vaincues que par l’amour et l’union matérialisés par le coumbite grâce auquel l’eau arrosera le village. L’extrait suivant révèle le contraste entre la pondération de Manuel, son souci de correction éducative et la violence verbale de Gervilen ; Le premier est doux et pacifique ; chez le second, le langage transgresse les limites du bon usage et inflige des blessures morales : - Compère Gervilen… commença Manuel. - Ne m’appelle pas compère. Je ne suis rien pour toi. - Tous les habitants sont pareils, dit Manuel, tous forment une seule famille. C’est pour ça qu’ils s’appellent entre eux : frère, compère, cousin, beau-frère. L’un a besoin de l’autre. L’un périt sans le secours de l’autre. (pp. 172-173)

Heureusement, Gervilen est désavoué et marginalisé dans son propre camp. Gille, Josaphat, Ismaël, Mauléon, Louisiné, Pierrilis, Larivoire, tous stigmatisent les instincts belliqueux de cet homme subjugué par le vice et consacrent la victoire du bien sur le mal, le triomphe de la vertu sur le vice, la pertinence du contre-discours de la vengeance, le règne de Pathos sur celui de Thanatos. La mise en quarantaine du prédicateur de la haine augure des lendemains peu enchanteurs pour lui, marque la fin d’une époque dominée par la misanthropie et le commencement d’une ère nouvelle faite de tolérance et de compréhension mutuelles. 2.4. La protection héroïque de son bourreau Manuel, au moment où il prend congé de son auditoire, laisse un message de sincérité à Gervilen, parti avant la fin des cérémonies, non sans l’avoir menacé : « Et si ce Gervilen retourne par icitte, dites-lui, s’il vous plaît, que je n’ai pas de mauvais sentiments contre lui, que voici ma main et c’est une main grand’ouverte pour la paix et la réconciliation. » (p. 175) 252


DISCOURS ET CONTRE-DISCOURS DE LA VENGEANCE… Jusqu’au seuil de la mort, Manuel évite de compromettre la dynamique de paix qu’il a si heureusement enclenchée. C’est pourquoi il refuse, malgré les suppliques de sa mère, de dénoncer son meurtrier qu’il connaît pourtant bien. En ménageant son bourreau, la victime apprivoise ses instincts, banalise le martyre et s’élève par le fait même au-dessus du commun des mortels. Cette attitude pour le moins surprenante en fait un être exceptionnel qui nous inscrit à l’école de la tolérance et du sacrifice suprême : - Dis-moi, Manuel, insista Délira, dis-moi le nom de ce bandit pour que je prévienne Hilarion. […] - Si tu préviens Hilarion, ce sera encore une fois la même histoire de Sauveur et Dorisca. La haine, la vengeance entre les habitants. L’eau sera perdue. Vous avez offert des sacrifices aux loa, vous avez offert le sang des poules et des cabris pour faire tomber la pluie, ça n’a servi à rien. Parce que ce qui compte, c’est le sacrifice de l’homme. C’est le sang du nègre. Va trouver Larivoire. Dis-lui la volonté du sang qui a coulé : la réconciliation, la réconciliation pour que la vie recommence, pour que le jour se lève sur la rosée. (pp. 182-183)

La mère, complice du fils, respecte les recommandations de ce dernier, joue le jeu à fond ; c’est ainsi qu’elle accuse les mauvaises fièvres de Cuba d’être responsables du décès de son garçon. Bien plus, Délira, lorsqu’elle pleure son fils, ne prend-elle pas Annaïse – qu’elle a jadis vilipendée – par la main ? Plus loin, elle l’appelle « ma belle-fille ». (p. 23) C’est dire, s’il en était encore besoin, que les symboles de réconciliation sont légion et témoigne du triomphe du contre-discours de la vengeance sur l’obscurantisme. On retiendra de cette réflexion que la parole violente, qui sous-tend le discours de la vengeance dans le chef-d’œuvre de Jacques Roumain, est alimentée par un nombre impressionnant de protagonistes qui ne tarissent pas d’imagination pour le matérialiser verbalement ou par des postures diverses. L’assassinat de Manuel par Gervilen participe du drame de la vengeance, omniprésente dans le roman de l’écrivain haïtien, au point de priver le lecteur du plaisir du texte, de même qu’il constitue la péroraison d’un processus dont deux éliminations physiques auront été une sorte d’exorde. Heureusement avant sa disparition, le héros se sera employé à détruire systématiquement ce discours, plus réducteur de crâne que pourvoyeur de lumière. Cette mort – comme il est de tradition dans la plate-forme romanesque négro-africaine – constitue en elle-même le sacrifice qu’il faut consentir pour éradiquer à jamais le virus de la haine et redonner vie à un peuple tenaillé par le poison de la discorde ; le sang de Manuel doit fertiliser la graine d’amour qu’il a semée. Et à propos de Manuel, diminutif d’Emmanuel, c’est-à-dire de Jésus, on peut parodier les Saintes Écritures et dire : « Seigneur, tu peux maintenant laisser reposer ton serviteur en paix car ses yeux ont vu le début du salut que tu as promis à ton peuple. » Joseph NGANGOP Université de Dschang, Cameroun joseph.ngangop@caramail.com BIBLIOGRAPHIE Bonhomme, M. « L’injure comme anti-communication » in Violence et Langages, Actes du 19e Colloque d’Albi Langages et Signification, pp. 25-39. Conturie, C. Comprendre Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain (1980), Paris, SaintPaul.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Diderot, D. Pensées Philosophiques (1875), Paris, Garnier. Everaert-Desmedt, N. « Une mise en scène de la colère ; lecture et exploitation d’un album à l’école primaire. » in Violence et Langages, Actes du 19e Colloque d’Albi Langages et Signification, pp. 49-56. Huston, N. Dire et interdire (1980), Paris, Payot. Kerbrat-Orecchioni, C. L’Implicite (1986), Paris, Armand Colin. La Sainte Bible, Luc, chapitre II, Versets 29-31. Métellus, J., Jacmel au crépuscule (1981), Paris, Gallimard. Ngalasso Nwata, M., « Langage et violence dans la littérature africaine écrite en français » in Notre Librairie No 148, Juillet-Septembre 2002, pp. 72-79. Nnomo, M. « Tragique de l’absence et tragique de la présence dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain » in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, N° 10, Yaoundé, 1981, pp. 243-252. Roumain, J., Gouverneurs de la rosée (1946), Paris, Les Éditeurs Français Réunis. Tansi, S. L., Le commencement des douleurs (1995), Paris, Seuil. Akika, E. (dir.), Changer le Cameroun, pourquoi pas ? (1990), Yaoundé, ESF.

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LA VENGEANCE DE JEAN GENET CONTRE DIEU

1. INTRODUCTION : L’ENFANT DAMNÉ Où commence le lien entre Genet et Dieu ? Quelle est sa particularité ? Enfant naturel, abandonné par sa mère dans un orphelinat dès sa naissance, Genet n’est-il pas déjà né damné ?1 Durant son enfance à Morvan, il faisait toutefois partie des enfants du chœur et était perçu comme un enfant pieux par les villageois et par ses parents nourriciers. Cependant, le germe du Mal était déjà en lui car se croyant maudit, il rêvait de trahir Dieu et de le défier dès sa plus tendre enfance.2 Dans Notre-Dame-des-Fleurs, Culafroy, le double de Genet, entre dans l’église, ouvre le tabernacle, vole les hosties et les laisse tomber par terre en attendant le miracle de sa damnation. « Et le miracle [a] lieu. Il n’y [a] pas de miracle. Dieu s’[est] dégonflé. Dieu [est] creux. »3 Cette découverte du vide et de la non-existence de Dieu est un cri victorieux de Genet d’autant plus que le catholicisme occupe le centre de sa réflexion comme obsession. De plus, afin de se délivrer de sa malédiction originelle, il niera l’existence de Dieu et défiera l’autorité de l’Église. Il utilisera l’écriture comme le redoutable bras armé de sa vengeance pour tourner Dieu en dérision. Genet ne s’égarera pas car il sait ce qu’il cherche. Il déclare avec conviction : « je veux réussir ma légende, je sais ce que je veux, je sais où je vais ».4 De quelle légende s’agit-il ? Dans le Journal du Voleur, il écrit : « Je veux être un saint parce que le mot indique la plus haute attitude humaine, et je ferai tout pour y parvenir. J’y emploierai mon orgueil et l’y sacrifierai. »5 Pour atteindre son objectif, il suivra « la voie du péché » qui le conduira au Ciel.6 Sa quête de la sainteté sera donc accompagnée de sa propre déchéance et de son plongeon dans l’univers des criminels. Il choisira Dieu comme témoin de son aventure poétique et de son défi 1

Dans le Journal du Voleur (JV), Genet écrit qu’il est né mort à cause de la malédiction de son origine : « une vie qui fut tranchée quand j’y entrais ». Paris, Gallimard, 1949, p. 272. Edmund White écrit : « […] [Sartre] décrira [l’enfance] de Genet comme l’enfance d’un solitaire, d’une victime de la société, banni de la tribu, et qui se venge du groupe en décidant de devenir le pur emblème du mal qu’on l’a déjà accusé d’incarner. » Jean Genet, Paris, Gallimard, 1993, p. 280. Voir aussi JeanPaul Sartre, Saint Genet : comédien et martyr, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1952, p. 15. « L’enfant devine qu’une femme l’a arraché de soi, tout vivant, tout sanglant pour l’envoyer rouler hors du monde et il se sent maudit : dès sa naissance il est le mal-aimé, l’inopportun, le surnuméraire. » 3 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs (NDF), Folio, n° 860, 1994, p. 184. 4 Isabelle Blondiaux, “Jean Genet au Festival de théâtre de Parme”, Nervure, II, n° 5, juin 1989. 5 JV., p. 222. 6 Genet écrit : « Et la sainteté se reconnaît encore à ceci, c’est qu’elle conduit au Ciel par la voie du péché. » Miracle de la rose (MDR), Folio, n° 887, 1993, p.57. 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS sacrilège. Traître à Dieu, il sera ce poète maudit « qui cherche le salut dans sa singularité et sa singularité dans l’ordure ». 7 Et, « par la grâce des pouvoirs du chant »,8 il transfigurera le Mal en Beauté. Se servant d’« une architecture verbale du vide »,9 il érigera enfin son mythe de criminel hissé au rang de saint. Pour aborder notre sujet : ‘la vengeance de Genet contre Dieu’, nous parlerons d’abord des lieux scéniques qui représentent le Mal. Nous examinerons ensuite la vision de Genet à l’égard des criminels. Puis nous analyserons comment il ridiculise les hommes de Dieu. Nous montrerons enfin comment il déforme les Évangiles et expliquerons pour conclure pourquoi Genet est un Saint et un Martyr même s’il est un chantre du Mal. 2. LES LIEUX DU MAL Genet, qui réclame le Mal comme sa voie de salut, choisit comme décors de ses pièces les lieux qui évoquent l’enfer tels la prison, le bagne, le bordel, le désert et… le théâtre. Sans aucun doute, la prison et le bagne représentent les premiers lieux du Mal. Dans Le Bagne, le Directeur réclame « que le bagne soit toujours au centre du mal et que le mal soit en son centre ».10 Cependant pour Genet, ces lieux sont bénis car en marge des vivants on peut y mener une expérience de sainteté en contemplant le monde « avec plus d’objectivité, de passivité, d’indifférence, donc de poésie ». 11 Dans son imagerie, la prison-l’enfer est une antichambre pour « atterrir enfin dans un jardin de sainteté où fleurissent des roses ».12 Puis Genet associe ces lieux de punition au désert, et le désert aux grands criminels. À l’arrivée du célèbre criminel Forlano, le Directeur du bagne pérore ainsi : […] Si vous étiez venu en touriste ce serait moins beau – regardez ! – le désert est là, pour vous ! C’est vous qui le justifiez, c’est votre charmante personne. Regardez-le. Faites-lui cette politesse. […] Vous, vous êtes jeune, et déjà repéré par Dieu. […]13

Le désert est un espace d’ascèse pour les élus de Dieu. Là-bas mieux qu’ailleurs, dans la solitude absolue, ils peuvent rencontrer Dieu. Le Christ même y était mené par l’Esprit pour affronter les tentations du Diable et pour en sortir vainqueur en tant que « Fils de Dieu ».14 Ainsi, le désert, espace de la Mort et du Mal, peut être en même temps la terre bénite d’où sont générés la Lumière, la Vie et le Bien. Finalement, pour Genet, la prison, le bagne et le désert ne sont pas loin de l’abbaye ou du couvent, lieux de la prière et de la bénédiction. La maison de prostitution est aussi qualifiée d’enfer. Dans Le Balcon, Irma, la patronne du bordel, appelle sa maison d’illusion « l’enfer ». Dans Les

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Pierre Marcabru, “Le Claudel de l’innommable.” Le Nouveau Candide, n° 261, 25 avril 1966, p. 38. Le Balcon (BC), Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 261. « Si dans l’œuvre d’art le « bien » doit apparaître, c’est par la grâce des pouvoirs du chant, dont la vigueur, à elle seule, saura magnifier le mal exposé.» 9 L’Etrange Mot d’…, Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 883. 10 Le Bagne (BG), Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 808. 11 Edmund White, op. cit., p. 159. Une lettre à Ann Bloch. 12 MDR., p. 262. 13 BG., p. 778. 14 Matthieu, 4:1-11 ; Luc 4:1-13, in La Sainte Bible, Nouvelle Édition de Genève, Genève-Paris, Société biblique de Genève, 1979, pp. 957-958. 8

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LA VENGEANCE DE JEAN GENET CONTRE DIEU Paravents, Warda, « l’emblème de la prostitution » 15 pour Genet, tient un propos identique : « Grâce au bordel, [le village] a son centre. Autour c’est la vertu. Au centre, c’est l’enfer. Nous dedans. (Saluant Kadidja et la Mère.) Vous dehors. »16 Dans le bordel-l’enfer, le Mal, comme le Bien absolu, empêche le Mal, car « on ne peut pas commettre le mal dans le mal ».17 C’est pourquoi Malika, jeune prostituée arabe, décrit les prostituées comme des prêtresses de Dieu.18 Le bordel chez Genet n’est donc pas un lieu anodin. C’est une église où l’on consume le Mal pour répandre le Bien aux alentours. Le Mal cautionne la survie du Bien comme le Diable garantit l’existence de Dieu. C’est pourquoi Genet met le Mal au-dessus du Bien en inversant les valeurs chrétiennes. Dans Le Balcon, l’Évêque exprime aussi la même idée au sujet de la maison d’illusion puis inclut le théâtre dans la catégorie des lieux du Mal par les mots « les comédiens » : Ici il n’y a pas la possibilité de faire le mal. Vous vivez dans le mal. Dans l’absence de remords. Comment pourriez-vous faire le mal ? Le Diable joue. C’est à cela qu’on le reconnaît. C’est le grand Acteur. Et c’est pourquoi l’Église a maudit les comédiens.19

Si on pousse un peu plus loin le propos de l’Évêque, on peut dire que le bordel et le théâtre sont deux lieux similaires car les cérémonies et les fauxsemblants peuvent y avoir lieu sous toutes les formes, et les comédiens ainsi que les clients s’y permettent de tout transgresser en toute impunité. Dans Les Nègres, par exemple, les comédiens noirs jouent la clownerie ou le simulacre de l’assassinat d’une Blanche pour le public blanc. C’est un jeu sans victime réelle. Mais cela peut devenir un acte de vengeance plus redoutable qu’un massacre réel pour les Blancs. Le Juge le dit : « Mais qu’on ne s’y trompe pas : un mort, deux morts, un bataillon, une levée en masse de morts on s’en remettra, s’il faut ça pour nous venger ; mais pas de mort du tout, cela pourrait nous tuer. »20 Ainsi le bordel et le théâtre, où le fantasme et le jeu priment, sont deux espaces irrévérencieux mais incontrôlables c’est pourquoi l’Église les maudit. 3. LA SANCTIFICATION DES CRIMINELS Comme Genet se délecte dans les lieux du Mal, ses personnages préférés sont ceux qui représentent le Mal : les criminels, les Noirs et les Arabes. Figures emblématiques genétiennes, ses personnages se dressent contre Dieu en vivant « les péchés » que ce dernier leur a laissés. 21 Rebelle contre la société et l’imposture religieuse, Genet voue surtout ses nuits de culte aux grandes figures d’assassins et les érige en Dieu. Étant les porte-voix de Genet, ils ne respectent pas les valeurs morales de la société. Au contraire, ils se complaisent à surenchérir dans le Mal.

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Odette Aslan, Roger Blin : qui êtes-vous?, La Manufacture, 1988, p. 192. Les Paravents (PV), Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 716. BC., voir p. 288 et p. 276. 18 Ibid., p. 589. « MALIKA : Putain, c’est tous les soirs la noce. Pour nous comme pour vous. (Encore un silence.) Elle a raison, Warda : à qui offrir notre vie et nos progrès dans notre art, à qui sinon à Dieu? Comme les flics, en somme. On se perfectionne pour Dieu... » 19 BC., p. 267. 20 Les Nègres (NS), Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 527. 21 PV., p. 688. « OMMOU : […] On n’a pas autre chose à vivre que les péchés, il faut les vivre. Je n’ai rien contre Dieu, mais il voit qu’il ne nous a laissé que les péchés. […] » 16 17

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Pourtant chez Genet, ce sont ces criminels qui sont les élus de Dieu. Leur destin étant déjà tracé par Lui, ils ne peuvent contrevenir à « la force des choses qui est la force de Dieu ».22 Dans Haute Surveillance, Yeux-Verts explique à ses codétenus la nullité de tous les efforts humains face à la fatalité et l’irréversibilité du destin et résume sa situation en une courte phrase : « tout m’a été offert. Un cadeau du bon Dieu. » 23 D’après lui, le statut d’un grand criminel ne dépend pas de la volonté humaine mais de celle de Dieu. Pour le cas de Forlano dans Le Bagne, c’est le Directeur, représentant du châtiment social, qui voit en lui le héros du Mal touché par une grâce divine. Il affirme ainsi : « […] votre petite gueule… une modestie qui n’appartient qu’à ceux que la gloire ou la mort ont touchés… […] Vous avez le regard idiot et profond des gens qui se savent menés, dressés par un dieu. […] »24 Il discerne en lui « un petit chef-d’œuvre » de Dieu. Puis Genet élève les criminels au rang de sauveurs de l’humanité en tant que boucs émissaires. Yeux-Verts met cette idée en exergue lorsqu’il dit : Dans la cellule c’est moi qui supporte tout le poids. De quoi je ne sais pas. Je suis illettré, il me faut des reins solides. Comme Boule de Neige supporte la même charge pour toute la forteresse, il y en a peut-être un autre, le Caïd des Caïds qui la supporte pour le monde entier.25

À tous les niveaux, les criminels sont chargés de tous les maux du monde et sont sacrifiés. C’est pourquoi Boule de Neige, identifié à l’ombre, est en même temps considéré comme la lumière. Quant au sacrifice, un autre exemple plus éclaircissant se trouve dans Le Bagne. Forlano s’accuse du meurtre d’un gardien de prison commis par d’autres bagnards et accepte la condamnation à mort. C’est une attitude christique. C’est pourquoi, après avoir fait remarquer au Directeur la ressemblance entre Forlano et le Christ en raison de leur beauté physique, l’Aumônier les met de nouveau en parallèle du point de vue de leur mort suicidaire : LE DIRECTEUR : Et s’il était beau comme… (il cherche)… comme qui par exemple, il se serait passé quoi ? Mais lui, il n’a pas commis de crime… L’AUMÔNIER : Des blagues ! Pas de crimes, lui ! Et son suicide sur la croix qu’est-ce que c’est ?26

Pour l’Aumônier, l’acte de porter sur soi les péchés des hommes et de les sauver s’apparente à un suicide. Si on suit sa logique, le suicide interdit par l’Église comme péché se pratique ironiquement par les élus de Dieu et les saints de l’Église. Après l’exécution de Forlano, l’Aumônier ajoute une réplique interrogative qui identifie Forlano et le Christ sans aucune ambiguïté : « Et s’il était maintenant à la droite du Père ? »27 Genet compare aussi les grands criminels aux saints ou aux moines qui pratiquent l’ascèse. La scène de la coupe de cheveux des bagnards dans Le Bagne en est une bonne illustration. L’Économe la décrit ainsi : Ils s’agenouillent pour qu’on les tonde. Le coiffeur – c’est Sposito, tueur d’un agent de change – le coiffeur a ses fantaisies : la plupart du temps il passe la tondeuse en croix, ou bien il dessine d’abord une calotte, comme à un moine, et il tond la frange en dernier. Il s’amuse, en somme. Les choses tombent par terre, et ces messieurs les ramassent avec mélancolie… (Silence.)28 22

MDR., p. 342. Haute Surveillance (HS), Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 31. 24 BG., p. 76. 25 HS., p. 6. et p. 26. 26 BG., p. 808. 27 Ibid., p. 811. 28 Ibid., pp. 774-775. 23

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LA VENGEANCE DE JEAN GENET CONTRE DIEU Cette description évoque une image de l’entrée des bagnards au couvent. En effet, leur vie solitaire menée dans l’abnégation des valeurs humaines ordinaires n’est pas loin de l’ascétisme des moines. Dans Splendid’s aussi, Bob, un des gangsters, compare leur vie hors-la-loi à la vie conventuelle. Il dit : « Il y a deux ans qu’on a cessé de vivre la vie du monde. On était entré dans l’aventure comme on entre au couvent. »29 C’est pourquoi les gangsters, comme les moines ou les saints qui pratiquent une ascèse rigoureuse, exigent des attitudes sévères comme la solitude, la politesse et la froideur. Dans une interview pour le magazine américain Playboy, Genet remarque aussi la ressemblance entre les saints et les criminels : M. G. - Quel rapport voyez-vous entre le saint et le criminel ? G. – La solitude. Vous-même, n’avez-vous pas l’impression que les plus grands saints ressemblent à des criminels, si on y regarde un peu de près ? La sainteté fait peur. Il n’y a pas d’accord visible entre la société et le saint.30

Le fameux couple du criminel et de la sainte naît de cette ressemblance. Dans Les Bonnes, Solange et Claire rêvent intensément ce couple et croient que leur crime va leur permettre d’accomplir ce rêve et va les conduire sur le chemin du salut.31 Ainsi, chez Genet, la sainteté et le crime, le sacré et la boue, la sacralisation et la profanation vont toujours de pair. Il démolit le système manichéen de valeurs de la société occidentale chrétienne et propose une autre théologie personnelle d’après laquelle le Bien et le Mal ne font qu’un comme le montre l’union du criminel et de la sainte. 4. LA MISE À NU DES HOMMES D’ÉGLISE Dans les pièces de Genet, à l’antipode des criminels se trouvent les hommes d’Église : l’Évêque, le Missionnaire, le Pape, le Cardinal et l’Aumônier. Or comment et sous quel angle Genet dessine-t-il l’Église et ses hommes ? En premier lieu, Genet lie le sexe ou la sexualité à leurs images sacrées pour les ridiculiser aussitôt. Dans « Elle », cette procédure à l’encontre de l’image du Pape commence par le titre « Elle » qui désigne « Sa Sainteté ». En employant le pronom féminin ‘elle’, Genet travestit le Pape et engendre une ambiguïté sexuelle. Lorsque l’Huissier dit qu’« autrefois elle était berger », le Photographe, distrait, corrige le mot « berger » pour qu’il soit grammaticalement correct, à savoir « Bergère ». Mais, l’Huissier le rectifie immédiatement de sorte qu’il corresponde à la réalité du Pape : « Berger, Monsieur. Elle était un petit berger […] ».32 De cette façon, par le pouvoir du Verbe, Genet réussit à attaquer l’image patriarcale du Pape, suprême serviteur de Dieu. La sexualité intervient plus directement dans Le Balcon. Genet crée un Tableau parodique du culte catholique où l’Évêque, dans une 29

Splendid’s (SP), Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 225. “Entretien avec Madeleine Gobeil”, réalisé en janvier 1964 à Paris, in L’Ennemi déclaré, Œuvres complètes, tome VI, Paris, Gallimard, 1991, p. 20. Cf. La définition du mot « saint » de Georges Bataille peut éclaircir l’idée de Genet : « Jamais d’ailleurs nous ne devons oublier que le sens du mot « saint » est « sacré », et que sacré désigne l’interdit, ce qui est violent, ce qui est dangereux, et dont le contact seul annonce l’anéantissement : c’est le Mal. » La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, Folio, n° 148, 1957, p. 134. 31 Les Bonnes (BN), Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 145. « CLAIRE : […] Et s’il faut aller plus loin, Solange, si je dois partir pour le bagne, tu m’accompagneras, tu monteras sur le bateau. Solange, à nous deux, nous serons ce couple éternel, du criminel et de la sainte. Nous serons sauvées, Solange, je te le jure, sauvées ! » 32 « Elle » (EL), Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 2002, p. 450. 30

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS ambiance érotique, fait confesser les péchés à une femme jouée par une prostituée. Le thème principal de ce Tableau étant la distinction des deux concepts philosophiques de Genet que sont l’être et le faire, la dignité définitive et la fonction de la haute personnalité religieuse, le sexe apparaît comme un bon connecteur entre ce qui est céleste et ce qui est terrestre. De plus, en mêlant le sexe et la religion dans le jeu de l’Évêque, Genet semble prouver que le sexe est un auxiliaire idéal non seulement pour blasphémer le sacré religieux mais aussi pour atteindre l’état divin. En deuxième lieu, Genet démonte le système de la fabrication de l’image et du pouvoir de l’Église. Afin d’avoir plus d’influence sur le monde, l’Église profite de toutes les circonstances comme, par exemple, la récupération des morts dans Le Balcon. L’Église leur rend des honneurs comme martyrs en espérant que ces derniers, à leur tour, l’honorent. De là vient l’idée de l’Évêque de faire assassiner Chantal, une ancienne prostituée chez Irma, devenue l’égérie de la Révolution. Il explique : « J’ai eu la présence d’esprit d’en faire une de nos saintes. » D’après le Chef de la Police, c’est une « attitude traditionnelle [et un] réflexe d’homme d’Église. »33 L’Évêque attend que l’image de martyre de Chantal serve d’emblème à l’Église. La réaction du Missionnaire dans Les Nègres est identique. Il déclare son intention de béatifier la Blanche34 qui est la honte des Blancs, car elle est séduite, violée et tuée par un Noir. Comme le montrent ces deux cas, l’Église est prête à récupérer même une mort déshonorante et à lui attribuer une tout autre image. Tout cela pour embellir l’image de l’Église et pour renforcer son pouvoir. En revanche, dans « Elle », Genet sape de manière farcesque l’image du Pape, incarnation du pouvoir de l’Église. L’Huissier, personnage-clé de la pièce, crée une image mystérieuse du Pape à travers le discours vulgaire et poétique. C’est pourquoi, comme le remarque judicieusement le Photographe, au fur et à mesure que l’Huissier parle du Pape, ce dernier se transforme en « grotesque pantin » et sa réalité et son image s’effritent.35 Par ailleurs, comme un bouffon de Dieu, le Pape lui-même saccage son image en divulguant que son apparence est truquée. Dès son apparition, il explique au Photographe que le Pape n’est rien d’autre que la pose. Par conséquent, comme un mannequin, il attend la manipulation du photographe pour incarner et répandre l’image du Pape dans le monde. Comme le fauteuil truqué et le pot caché dans le socle de la Sainte Philomène, le Pape est un assemblage du trucage : non seulement « son cul », la partie dorsale invisible au monde, est nu mais aussi il est monté sur des « patins à roulettes ». 36 Ainsi, à travers le système du truquage de l’image du Pape, Genet critique l’imposture de l’Église et fait douter de l’image de Dieu tout-puissant. En dernier lieu, Genet critique les valeurs destructrices du christianisme accaparé par les Blancs. Dans Les Nègres, il y a deux personnages religieux : Diouf, un vicaire général noir et le Missionnaire blanc. D’une part, comme une autocritique, les comédiens noirs punissent Diouf en le travestissant car il défend le christianisme de l’Occident et ses valeurs tels la raison et l’amour. Diouf souhaite que leur 33

BC., p. 335. NS., p. 520. EL., p. 455. « LE PHOTOGRAPHE : Mais quelle curieuse image me proposez-vous d’elle? A mesure que vous parlez, sa réalité s’atténue. Moi, je la voyais blanche et pâle, maigre et dans une sorte de gloire... » 36 Ibid., pp. 464-465. 34 35

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LA VENGEANCE DE JEAN GENET CONTRE DIEU spectacle devienne une occasion de réconciliation entre le public blanc et les comédiens noirs. 37 Mais Archibald, meneur du jeu, lui fait comprendre que son effort est inutile et que les comédiens noirs s’obstineront dans la déraison, le refus et la haine. De plus, son attitude conciliatrice le rend ridicule aux yeux des Noirs et des Blancs. Par exemple, le Missionnaire blanc l’interroge à propos de la couleur de l’hostie à l’avenir : « Dites-moi, mon cher Vicaire, et l’hostie ? Oui, l’hostie ? Inventerez-vous une hostie noire ? Et faite avec quoi ? En pain d’épice, dites-vous ? Il est marron. » Sa réponse n’en est pas moins ridicule. Il propose « une hostie grise » ou une hostie « blanche d’un côté, noire de l’autre ». 38 Comme un aboutissement naturel de sa position, Diouf est désigné pour jouer la Blanche et reste jusqu’à la fin au lieu réservé pour la Cour des Blancs en tant qu’image docile des Noirs. Genet dénonce d’autre part l’orgueil des Blancs et de l’Église catholique à travers le Missionnaire. Le discours de ce dernier sur la couleur de peau de Dieu en est une bonne illustration : Depuis deux mille ans Dieu est blanc, il mange sur une nappe blanche, il essuie sa bouche blanche avec une serviette blanche, il pique la viande blanche avec une fourchette blanche. (Un temps.) Il regarde tomber la neige.39

D’après son propos, Dieu est un Blanc intégral. L’Église appartient donc aux Blancs de l’Occident. Dans cette croyance, il n’y a pas de place pour la couleur noire. Par conséquent, désobéir aux Blancs et au pouvoir blanc équivaut à la négation de Dieu. En revanche, au nom de Dieu, l’Église peut justifier toutes sortes d’actions, guerre ou violence, des Blancs. C’est pourquoi le Missionnaire, sous l’aile de Dieu, se croit intouchable. Il pérore : « L’Enfer m’obéit. Il s’ouvre, ou il se ferme sur un signe de ma main baguée. »40 Il se déclare détenteur de la clef de l’enfer et du paradis. Mais, voyant les Noirs inébranlables, constatant que le catholicisme n’a plus d’effet sur eux, il devient soudain humble et s’excuse pour l’injustice qu’il leur a fait subir. C’est un moment crucial parce qu’il reconnaît sa faute au nom de l’Église catholique et des prêtres blancs. Puni, il se transforme en vache. Avant d’être abattu, il hurle d’une voix de fausset qu’il est « châtré ».41 Émasculer le Missionnaire, c’est un acte qui touche à la suprématie de la couleur blanche, et qui annihile l’autorité de l’Église et la toute-puissance du Dieu blanc. Enfin, « Dieu étant mort, la couleur noire cesse d’être un péché ».42 Par la bouche de Félicité, Genet annonce le renversement immédiat de plus de deux mille ans de valeurs chrétiennes : Pour vous, le noir était la couleur des curés, des croque-morts et des orphelins. Mais tout change. Ce qui est doux, bon, aimable et tendre sera noir. Le lait sera noir, le sucre, le riz, le ciel, les colombes, l’espérance, seront noirs — l’opéra aussi, où nous irons, noires dans des Rolls noires, saluer des rois noirs, entendre une musique de cuivre sous les lustres de cristal noir…43

37 NS., p. 491. « […] Je souhaiterais que le simulacre rétablît en effet dans nos âmes un équilibre que notre misère perpétue, mais qu’il se déroulât d’une façon si harmonieuse qu’ils (Il indique le public.) ne voient plus que la beauté, et qu’ils nous reconnaissent en elle qui les dispose à l’amour. » 38 Ibid., pp. 491-492. 39 Ibid., p. 487. 40 Ibid., p. 538. 41 Ibid., p. 539. 42 Ibid., p. 538. 43 Ibid., p. 531.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Finalement, en rejetant les valeurs de la société des Blancs, Genet élève à la dignité le Mal, valeur des opprimés, aux dépens du Bien, valeur des oppresseurs. 5. LA DÉFORMATION DES ÉVANGILES Genet semble ainsi contester Dieu en dénonçant l’hypocrisie et l’imposture du système de croyance catholique. Mais son langage et sa pensée étant nés d’une éducation et d’une civilisation chrétiennes, il ne peut totalement nier leur influence sur lui. C’est pourquoi dans son œuvre, on rencontre constamment les images et le vocabulaire du christianisme. En effet, Genet qui est à la recherche de la sainteté, semble entretenir un dialogue permanent avec les Évangiles en tant que guide spirituel. Or, l’écriture de Genet étant profanatrice et sacrilège, elle saccage le christianisme en déformant les textes sacrés de l’Occident. Mais, comment Genet procède-t-il pour les altérer ? Tout d’abord, il superpose des références hétéroclites. Voici deux exemples qui montrent le mélange des mythologies païenne et chrétienne : (1) L’HUISSIER, il tend l’oreille : Vous verrez, vous verrez – Ne soyez ni impatient, ni irrité. Elle vient. La voici. Oh, elle est bien fatiguée ! Elle aura passé encore une nuit terrible. LE PHOTOGRAPHE : Visitée ? L’HUISSIER : Par quel ange capricieux, par quelle fée ?44 (« Elle ») (2) LE JUGE, avec beaucoup d’emphase : Tais-toi [la voleuse]. Au fond des Enfers, je partage les humains qui s’y risquent. Une partie dans les flammes, l’autre dans l’ennui des champs d’asphodèles. Toi, voleuse, espionne, chienne, Minos te parle, Minos te pèse. (Au Bourreau.) Cerbère ?45 (Le Balcon)

Dans la première citation, il y a un mélange des anges de la mythologie chrétienne et des fées de la mythologie païenne. Néanmoins, est-il possible que le Pape, serviteur de Dieu chrétien, soit visité par les fées ? Dans la seconde, le Juge lie Minos, un des juges des Enfers païens, et Cerbère, le gardien des Enfers païens, à la condamnation aux flammes de l’enfer ou à l’élévation aux champs d’asphodèles du paradis qui appartiennent à l’imagerie judéo-chrétienne. Il se trouve aussi la superposition de la liturgie catholique et de l’Histoire de France. Ferrand, le bourreau du bagne, profère au sujet de sa guillotine : […] J’ai peur qu’on l’égratigne et que le sang coule. (Il rit.) Clergé à la messe des Rameaux, Impératrice le jour du sacre, elle a droit à une porte à deux battants. Qu’on nomme vantaux en son honneur.46 (Le Bagne)

Ici, la guillotine est appelée « clergé » et « Impératrice » ; son entrée dans la remise est comparée à l’entrée symbolique du Christ à Jérusalem au jour de « la messe des Rameaux » et à celle de l’empereur Napoléon et de l’impératrice Joséphine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris au jour du sacre. Puis ces grands jours événementiels et glorieux pour les acteurs principaux, préludent au jour macabre où leur sang va couler. À partir de cette allusion, on peut déduire une idée : la guillotine, machine d’exécution des criminels, est sacrée et mérite la gloire comme le Christ ou l’Empereur et l’Impératrice. Elle est l’égale du roi terrestre et céleste, car en donnant la mort aux bagnards, elle les sauve finalement. Ainsi, en superposant diverses références de cette façon, Genet se réjouit de la bizarrerie et de

44 45 46

EL., p. 455. BC., p. 274. BG., p. 764.

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LA VENGEANCE DE JEAN GENET CONTRE DIEU l’absurdité du discours de ses personnages et crée de nouvelles images poétiques au détriment des dogmes du christianisme. Ensuite, Genet change les paroles des prières ou des chants des liturgies catholiques de sorte qu’elles deviennent à la fois comiques et sacrilèges. Dans Les Nègres, devant Diouf-la Blanche, Vertu chante « Litanies des Blêmes », parodie des « Litanies de la Vierge » qu’on récite à l’église : Blêmes comme le râle d’un tubard, Blêmes comme ce que lâche le cul d’un homme atteint de jaunisse, Blêmes comme le ventre d’un cobra, Blêmes comme leurs condamnés à mort, Blêmes comme le dieu qu’ils grignotent le matin, Blêmes comme un couteau dans la nuit, Blêmes… sauf : les Anglais, les Allemands et les Belges qui sont rouges… Blêmes comme la jalousie, Je vous salue, Blêmes !47

Ici, la Blanche est identifiée à la Vierge d’autant plus qu’elle s’appelle « Marie » comme la Vierge Marie. D’une attitude révérencieuse, Vertu chante cette Litanie et délivre les Noirs « des cantiques blancs, du sacré blanc, de la poésie blanche ».48 Déformer les Litanies de la Vierge c’est un blasphème pour l’Église catholique qui honore la Mère du Christ. Par ailleurs, ce chant est suivi d’une danse obscène de Bobo. L’image pure et honorable de la Vierge est souillée et les chants sacrés de l’Église sont vulgarisés. Qui plus est, tout ce jeu blasphématoire est joué dans le rire, une caractéristique humaine longtemps réprimée par l’Église catholique. Ainsi, ils prennent le chant sacré des Blancs pour le retourner contre eux et réduire à néant les forces négatives de la couleur blanche qui les ont longtemps entravés. Enfin Genet, un bon connaisseur des Évangiles, déforme les images bibliques en faveur du Mal. Nous citons deux exemples. Le premier est une réplique de Claire lancée à Solange et le second est celle de la Mère de la famille des Orties : (1) Tu accompagnais Monsieur, ton amant… Tu fuyais la France. Tu partais pour l’île du Diable, pour la Guyane, avec lui : un beau rêve ! Parce que j’avais le courage d’envoyer mes lettres anonymes, tu te payais le luxe d’être une prostituée de haut vol, une hétaïre. Tu étais heureuse de ton sacrifice, de porter la croix du mauvais larron, de lui torcher le visage, de le soutenir, de te livrer aux chiourmes pour que lui soit accordé un léger soulagement.49 (Les Bonnes) (2) J’aurais la force, moi avec mes deux avant-bras de lutteur, de couper en deux la mer Rouge et d’arranger un chemin pour le Pharaon !50 (Les Paravents)

Dans le premier, on voit une allusion biblique mais les signes sont déformés d’après la théologie de Genet. Le Christ est considéré comme « un mauvais larron » ; une sainte Véronique qui avait essuyé le visage du Christ lors de sa montée au Calvaire est traitée comme une prostituée. Tout à coup, une scène pathétique et sacrée se transforme en scène frivole et obscène. Puis dans le second, Genet fait la référence de l’histoire de Moïse mais la modifie de manière curieuse. La Mère, qui incarne à elle seule « tout le peuple des maudits, toutes les femmes maudites » et « toute la malédiction du monde »,51 déclare qu’elle aurait la force de couper en deux la mer Rouge et d’arranger un chemin pour le Pharaon. Elle se vante de ses forces démesurées vouées au Mal. Elle réclame de sa propre volonté la position de collaboratrice du Pharaon en l’aidant dans sa poursuite des Juifs. Cette femme rebelle, avec ses forces humaines, concurrence Dieu dans le pouvoir et les actions miraculeux. C’est un être qui lance un défi contre Dieu d’égal à égal. Elle est l’image victorieuse de Genet dans sa vengeance contre Dieu. 47

NS., pp. 505-506. Marie Redonnet, Jean Genet : le poète travesti, Paris, Grasset, 2000, pp. 214-215. 49 BN., p. 139. 50 PV., p. 670. 51 Marie Redonnet, op. cit., pp. 171-172. 48

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS 6. CONCLUSION : GENET EST ‘SAINT ET MARTYR’ Poète rebelle solitaire, Genet veut-il devenir le saint de l’Église ? Certainement pas. Lorsqu’il parle de la sainteté, on doit le comprendre dans le système de sa théologie inversée.52 Pour atteindre au statut du saint, Genet essaie d’une part de démontrer l’absence de Dieu et de souiller son image et d’autre part chante le Mal comme un chemin menant à la sainteté. En feignant de vénérer Dieu, il l’attaque par sa poésie composée des mots les plus vils. Il rejette les paroles hypnotiques de l’Église et des textes sacrés qui apaisent la colère de la moitié opprimée de l’humanité et qui annihilent leurs tentatives de révolte. À la Parole de Dieu qui enseigne l’Amour, le Bien et la Vie, Genet affronte son Verbe qui réveille l’esprit rebelle et qui chante la Haine, le Mal et la Mort. Pourtant ce qui est indéniable, c’est que Dieu est au centre de sa réflexion existentielle et philosophique. Genet semble nier Dieu. Mais sa volonté de le trahir et de le ridiculiser révèle plutôt son attachement à Lui, sa culpabilité chrétienne et son vœu de la rédemption. Comme l’image du Pape règne plus puissamment sur le monde lorsque le Pape réel disparaît, plus Genet essaie d’effacer Dieu représenté par le système réel de l’Église, plus fortement l’image de Dieu s’ancre dans son cœur et son imaginaire car la haine est l’autre face de l’amour. Sa trahison, son défi et son blasphème de Dieu le ramènent plus proche de Dieu en l’inhumanisant53 par une perfection négative qui le fait accéder à la sainteté. Genet qui déclare le creux et la mort de Dieu dans sa poésie voit que ses chants n’arrêtent pas de glorifier son image même dans l’ordure, la pourriture et le sang. Voleur, traître, homosexuel et prostitué, il se complaît dans tous les titres sataniques. Mais il est aussi un martyr car il assume tous les maux du monde sur lui. Et poète, il crée le centre du Mal dans son écriture où les abcès du monde crèvent. Le mal s’y vidant, le monde se purifie dans le rire. Martyr, il devient enfin Saint, l’élu et le bouc émissaire de Dieu. In-Sook KO Université de Paris VII drkoinsook@gmail.com BIBLIOGRAPHIE GENET, J., Théâtre complet, Paris : Gallimard, La Pléiade, 2002. GENET, J., Journal du voleur, Paris : Gallimard, 1949. GENET, J., L’Ennemi déclaré, Œuvres complètes, tome VI, Paris : Gallimard, 1991 GENET, J., Miracle de la rose, Marc Barbezat-L’Arabalète, 1946. GENET, J., Notre-Dame-des-Fleurs, Marc Barbezat-L’Arabalète, 1948. WHITE E., Jean Genet, Paris : Gallimard, 1993. BATAILLE G., La Littérature et le mal, Paris : Gallimard, Folio, n° 148, 1957. BLONDIAUX I..,« Jean Genet au Festival de théâtre de Parme », Nervure, II, n° 5, juin 1989. SARTRE J.-P., Saint Genet : comédien et martyr, Œuvres complètes, tome I, Paris : Gallimard, 1952. La Sainte Bible, Nouv. Éd., Genève-Paris : Société biblique de Genève, 1979. REDONNET M., Jean Genet : le poète travesti, Paris : Grasset, 2000. ASLAN O., Roger Blin : qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1988. MARCABRU P., « Le Claudel de l’innommable. » Le Nouveau Candide, n° 261, 25 avril 1966, p. 38.

52

MDR., p. 342. « Qu’on ne s’étonne pas si les images qui indiquent mon mouvement sont l’opposé des images qui indiquent le mouvement des saints du ciel. On dira d’eux qu’ils montaient, et que je me dégradais. » 53 NDF., p. 53. « M’inhumaniser est ma tendance profonde. »

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LA NARRATION DE LA VENGEANCE CHEZ BARBEY D’AUREVILLY La vengeance est une constante de l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly. Sa première nouvelle, Le Cachet d’Onyx, développe un topos inspiré d’Othello qui semble le fasciner puisqu’il le reprend une trentaine années plus tard dans A un Dîner d’Athées. Le thème sous-tend également L’Ensorcelée, Un Prêtre marié, et bien sûr La Vengeance d’une femme. Son dernier roman, Une Histoire sans nom, peut également être lu comme la vengeance d’une mère envieuse de la faute même dont elle accuse sa fille. Parmi ces œuvres, nous en avons choisi deux qui accordent une place primordiale à la vengeance, et qui l’explorent à travers deux configurations différentes d’une structure narrative analogue. Avant d’aborder la mise en scène aurevillienne de la vengeance, il est instructif de voir en quels termes l’auteur conçoit celle-ci, et à cet égard, son œuvre journalistique est riche en renseignements. Selon Barbey, la loi du Talion est « de toutes les lois la plus spirituelle1 ». Le Talion, rappelons-le, est le principe de rétribution proportionnelle à l’offense souvent symbolisé par le fameux « œil pour œil, dent pour dent » ; présente notamment dans la Torah (les cinq premiers livres de l’Ancien testament traditionnellement attribués à Moïse), mais aussi dans l’Évangile selon Mathieu, elle prend ses origines dans le Code d’Hammourabi, roi de Babylone, environ 1700 ans avant Jésus-Christ. Barbey ne semble pas se soucier de remonter aussi loin : « Il n’y a jamais eu dans toute l’Histoire qu’un grand législateur, et c’est Moïse. Il a dit : « Œil pour œil, dent pour dent » 2 ». Ce raisonnement fait du châtié le seul responsable de sa propre peine : « Il suffit qu’elle soit méritée, et qu’elle soit l’œuvre de nos mains. Dernière conséquence de la logique de Dieu et talion de sa justice3 ! » Barbey peut ainsi proposer une explication divine aux déroutes qu’il perçoit dans son époque, qui sont à la fois l’œuvre des hommes et leur châtiment selon « le Talion infini, […] Dieu4 ». Les références à la loi du Talion appartiennent pour la plupart à l’œuvre critique de Barbey, qui « a pour blason la croix, la balance et le glaive5 ». Le Talion sert ponctuellement d’assise morale aux saillies du polémiste, comme lorsqu’il affirme que « la révolution de Juillet trouvait sa révolution à son tour et périssait 1

Polémiques d’hier, Paris, Savine, 1889, p. 145. Dernières Polémiques, Paris, Savine, 1891, p. 275. 3 Les Prophètes du Passé, Paris, Palmé, 1880, p. 170. 4 Les Poëtes, Paris, Amyot, 1862, p. 373. 5 Les Critiques ou les Juges jugés, Paris, Frinzine, 1885, p. 12. 2

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sous un talion mérité », ou qu’il détourne le principe républicain d’égalité en réclamant « vitriol pour vitriol7 », c’est-à-dire le châtiment par le vitriol des criminels qui s’en sont eux-mêmes servis. Nonobstant, le Talion était sûrement trop mesuré pour trouver sa place dans son œuvre romanesque, qui met en scène des personnages et des situations volontairement hors normes. À en juger par les adjectifs qualificatifs que Barbey associe au Talion, le concept même lui paraît quelque peu étroit ; d’où un Talion « infini » ou « éternel8 », synonyme de la justice divine qui amplifie le Talion sans le dénaturer ; mais d’où aussi le pléonasme d’un « Talion mérité » et l’oxymore d’un Talion « élargi ». Dans ces deux dernières épithètes s’exprime peut-être une certaine frustration face à un préconstruit autosuffisant qui laisse peu de place à l’imagination. Le « Talion élargi9 », expression qu’on trouve dans l’un des premiers romans de Barbey, est un motif récurrent dans l’ensemble de son œuvre : on s’aperçoit qu’un certain nombre de ses romans et nouvelles ont pour moteur diégétique des vengeances souvent cruelles dont l’offensé décide de l’ampleur : « vengeance, c’est large justice, disait Lord Bacon10 ». On voit l’attirance que la vengeance exerce sur Barbey dans abstraction qu’il fait du contexte original de cette citation, qui provient de l’essai On Revenge : pour Francis Bacon, la vengeance est contraire à la loi et inférieure au pardon. Plus frappant encore, la citation s’avère inexacte : il s’agit non de large justice – wide justice, mais de wild justice – justice sauvage11. La méprise, qui apparaît pour la première fois sous la plume de Barbey en 1837, puis encore en 1838, 1854 et 186012, est presque ironique : la large justice de Barbey sera finalement très sauvage. Considérons à présent l’une des mises en fiction de la vengeance chez Barbey. L’Ensorcelée, roman relativement court, contient vingt-trois occurrences du sème de la vengeance (contre vingt-huit dans La Vengeance d’une Femme, nouvelle dont nous allons parler plus loin). Il renferme aussi la plus complexe des intrigues aurevilliennes, dont les étapes successives apparaissent comme autant de coups sur un échiquier de vengeance… ou plutôt sur plusieurs échiquiers à la fois, car Barbey écarte le risque d’une binarité prévisible en tissant son intrigue de plusieurs trames vengeresses, si bien qu’il est impossible de les dénouer avec certitude. Le traitement de la vengeance dans cette œuvre est donc conforme à l’esthétique aurevillienne de l’opacité : estimant en effet que « l’enfer vu par un soupirail, devrait être plus effrayant qui si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier13 », 6 Premiers articles, (1834-1852), Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l’Université de Besançon », 1973, p. 200. 7 Dernières polémiques, p. 275. 8 Ce qui ne meurt pas dans Œuvres romanesques complètes (désormais ORC), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vols., T. II, p. 539. 9 L’Amour impossible dans ORC, T. I, 1964, p. 51. 10 Voyageurs et romanciers, Paris, Lemerre, 1908, p. 77. 11 « Revenge is a kind of wild justice, which the more man’s nature runs to the more ought law to weed it out. » (Of Revenge, http://www.olearyweb.com/classes/philosophyS2/readings/bacon/revenge.html) 12 Memorandum premier dans ORC, T. I, 830 ; Premiers Articles, p. 32 ; Les Historiens politiques et littéraires, Paris, Amyot, 1861, p. 37 ; Critiques diverses, Paris, Lemerre, 1909, p. 77. 13 Le Dessous de cartes d’une partie de whist dans ORC, T. II, p. 133. Il semble probable que Baudelaire se souvient de cette phrase dans une lettre du 18 février 1860 : « Avez-vous observé qu’un morceau du ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc. […], donnait une idée plus profonde de l’infini qu’un grand panorama vu du haut d’une montagne ? »

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LA NARRATION DE LA VENGEANCE CHEZ BARBEY D’AUREVILLY Barbey ne donne jamais le fin mot des énigmes qu’il narre, et c’est cette ouverture à l’interprétation qui fascine le lecteur. Dans L’Ensorcelée, l’unique certitude est l’accomplissement de la vengeance ; reste à déterminer par qui et pour quels motifs. L’Ensorcelée devait être le premier d’un cycle de trois romans consacrés à la chouannerie. Rien d’étonnant alors que la vengeance la plus visible soit d’ordre politique. La déroute de la cause monarchiste s’esquisse dans une série de supplices infligés aux royalistes par les révolutionnaires : un chouan blessé est torturé par une colonne infernale, une paysanne est tondue et plus tard assassinée par ses pairs pour avoir été la courtisane des nobles renversés. On reconnaît bien dans ces actes la cruauté qui, pour Barbey, sépare la vengeance de la justice ; à propos d’un récit de vengeance qui l’a déçu, il remarque : « le détail de cette vengeance sur laquelle je comptais aurait été tout à la fois délicieux, cruel et sublime… »14. L’assassinat de la courtisane ne sera pas vengé, ce qui indique bien que le temps n’est plus à la noblesse, mais d’autres vengeances politiques semblent déjà s’être accomplies par des moyens plus indirects. Le chouan ne succombe pas finalement à ses blessures, et reprend l’office de prêtre qu’il avait abandonné en prenant les armes ; une fermière qui l’aperçoit un jour aux vêpres développe immédiatement une fascination pour lui. Or, cette fermière n’est autre qu’une noble mésalliée et l’épouse d’un acheteur de biens d’Église. Un semblant d’incartade conjugal prend ainsi les proportions d’une vengeance de la noblesse et du clergé : le révolutionnaire est dépossédé du bien que constitue sa femme d’après le code civil de 1804, et de surcroît par un homme de l’institution qu’il a lui-même contribué à dilapider. Si, comme on peut le penser, c’est le mari qui abat enfin le prêtre-chouan en pleine messe, il assouvit une triple vengeance personnelle. Aussi cohérente que soit cette lecture politique, elle est quelque peu simpliste, car un troisième élément est aussi présent tout au long du roman. Il s’agit de pâtres nomades, qui confèrent une dimension politique supplémentaire mais aussi un aspect mystique au roman. Un pâtre à qui les fermiers ont refusé du travail rencontre la fermière à la sortie des vêpres où elle vient de voir le prêtre-chouan. Il lui prédit quelque chose qui, sur le moment, paraît insignifiant : qu’elle se souviendra longtemps de ces vêpres. Comment sait-il qu’elle pense déjà au prêtre ? Serait-il lui-même responsable de cette pensée qui tournera à l’obsession, à l’ensorcellement ? En tout cas, il se montrera très satisfait du suicide qui soldera cet amour non réciproque ; il incitera aussi le mari à tuer le prêtre, vengeance qui anéantit la position sociale de celui à qui elle est attribuée. Ainsi, si on admet le pouvoir des pâtres, ce sont eux les marionnettistes qui tirent les ficelles des personnages, sur une scène où la royauté et la révolution sont les décors. Une autre interprétation politique s’esquisse : « La terre appartient à tout le monde ! ajouta [le pâtre] avec une espèce de fierté barbare, comme s’il eût, du fond de sa poussière, proclamé d’avance l’axiome menaçant du Communisme moderne15. » Ainsi, on peut postuler que la bourgeoisie, comme l’aristocratie, est châtiée par ceux qu’elle a dominés : « les coups attirent les coups16 », comme dit le pâtre.

14

Romanciers d’hier et d’avant-hier, Paris, Lemerre, 1904, p. 263. L’Ensorcelée dans ORC, T. I, p. 678. 16 Ibid., p. 620. 15

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Les pâtres auraient donc quelque chose de providentiel : ils sont l’instrument de « la revanche du Sort, et [de] ce que vous appelez la vengeance ou la justice de Dieu17 ». Ce motif était déjà repérable, dans l’infirmité physique de la vieille courtisane, par exemple, dans le supplice infligé au chouan blessé suite à une tentative de suicide, et surtout dans la damnation qui suit son assassinat à l’autel. Il est manifestement coupable, mais de quoi exactement ? De s’être défroqué pour se faire chouan ? D’avoir attenté à ses jours ? D’avoir continué à guerroyer pendant sa pénitence ? De s’être laissé aimer ? L’incertitude du lecteur quant aux vengeances accomplies dans ce roman tient bien sûr au dispositif narratif qui les met en scène. La perspective du narrateur avoisine l’omniscience, dans la mesure où il a accès à l’intimité de ses personnages : « les pensées de vengeance et de sang reprirent ces Bleus et montèrent dans leurs cœurs », par exemple. Mais dans la mesure où cet accès est ponctuel et partiel, on ne saurait parler d’une véritable omniscience, d’autant plus que des questions essentielles demeurent sans réponse. Il s’agit en fait d’une focalisation interne variable, ou la prise en charge par le narrateur de la perspective de différents personnages à différents moments de l’intrigue. Ainsi se vérifie sur le plan narratif l’esthétique du soupirail. À l’exception du pâtre, le désir de vengeance et l’affirmation d’une vengeance accomplie ne s’expriment jamais par le même locuteur, et c’est cette multiplication des points de vue qui sème le doute dans l’esprit du lecteur. La vengeance est décelée, interprétée ou revendiquée par les personnages, soit à travers leur discours direct, soit dans une narration qui épouse leur point de vue. Considérons le passage suivant : Quant au meurtrier, tout le monde crut que c’était maître Thomas le Hardouey ; mais de preuve certaine et matérielle que cela fût, on n’en eut jamais. Les bergers racontèrent ce qui s’était passé, la nuit, dans la lande ; mais ils haïssaient le Hardouey, et peut-être se vengeaient-ils de lui jusque sur sa mémoire. Disaient-ils vrai ? C’étaient des païens auxquels il ne fallait pas trop ajouter foi. Le Hardouey, assurément, avait plus que personne un intérêt de vengeance à tuer l’abbé de la Croix-Jugan. Le lingot de plomb, qui avait traversé de part en part la tête de l’abbé et qui était allé frapper la base d’un grand chandelier d’argent placé à gauche du tabernacle, fut reconnu pour être un morceau de plomb arraché d’une des fenêtres du chœur avec la pointe d’un couteau ; et cette circonstance parut confirmer le récit des pâtres18. Dans la mesure où le témoignage des pâtres a été intégré au récit – le narrateur prétend tenir celui-ci d’un paysan, qui lui-même en doit des passages aux pâtres – le lecteur se trouve confronté à la même incertitude que ces fictifs paysans : l’indice principal d’une vengeance de la part de Le Hardouey pourrait en elle-même être une vengeance contre lui. Barbey évite de trancher, un peu comme lorsque le pâtre coupe la chevelure de Jeanne Le Hardouey : « Était-ce un trophée de vengeance que cette chevelure emportée par le pâtre errant pour la montrer à sa tribu nomade,

17 18

Le Bonheur dans le crime dans ORC, T. II, p. 127. L’Ensorcelée, p. 731.

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LA NARRATION DE LA VENGEANCE CHEZ BARBEY D’AUREVILLY comme les Peaux-Rouges […]19 ? » La certitude d’une vengeance est exprimée par l’un des personnages qui, quelques lignes plus bas, semble répondre à la question laissée en suspens par le narrateur « « Ah ! le pâtre s’est vengé jusqu’au bout ! » [dit Nonon]. En effet, ces cheveux coupés paraissaient à ces paysans comme un meurtre de plus20. » Des vingt-sept occurrences du sème de la vengeance, douze appartiennent au discours direct des personnages, et neuf autres sont prêtés aux personnages par le narrateur. C’est cette polyphonie qui tisse la toile de vengeance si complexe de cette œuvre. Ce mode de narration s’accompagne d’un effacement du narrateur atypique chez Barbey, et d’une absence relative des mots axiologiquement chargés qui habituellement font sentir sa présence. Il regarde se dérouler la plupart des vengeances sans s’en mêler, comme s’il ne convenait pas d’en juger. Deux épisodes seulement dérogent à cette règle : le supplice de la vieille courtisane traînée sur un « char de vengeance et d’ignominie21 » et le pâtre qui lèche son couteau avec « la soif d’une vengeance infernale22 ». Dans La Vengeance d’une Femme, le dispositif narratif est destiné non à suggérer des vengeances possibles mais à mettre en valeur une vengeance certaine. La Femme en question, une duchesse, se fait prostituée pour venger son cavalier servant d’une mise à mort déshonorante par les valets de son mari. Elle venge le déshonneur par le déshonneur, avec une certaine ironie : elle atteint l’état d’impureté dont elle était innocente lorsque son mari a sévi ; le duc a ainsi appelé sur lui un déshonneur qui, autrement, lui aurait été épargné. En outre, la vengeance est littéralement une jouissance pour elle, à tel point que ses clients s’y méprennent en croyant y voir les transports de l’amour : la duchesse explique que le portrait de son mari qu’elle porte sur un bracelet « excite [ses] transports, — ces transports d’une haine vengeresse, que les hommes sont assez bêtes et assez fats pour croire du plaisir qu’ils savent donner23 ! » Le topos classique de la vengeance amoureuse est ainsi renouvelé par celui de la prostituée, ultime incarnation de la sensualité que Barbey associe à la vengeance. Il confiait déjà à un ami en 1853 : « Trouver dans les sévérités de la justice les jouissances d’une vengeance, quelle pastille de menthe à la citronnelle ! N’est-ce pas délicieux, rare et délicieux24 ?…. » À l’époque où il rédige La Vengeance d’une Femme, il remarque à propos d’un roman portant un titre analogue : « Ce n’est pas même une vengeance du tout que cette prétendue vengeance, qui m’avait fait tout d’abord me pourlécher les lèvres comme un vampire mis en appétit25. » En raison des connotations sexuelles de la figure du vampire, la comparaison paraît confirmer la parenté qui apparaît de plus en plus clairement au fil de l’œuvre entre sexe et vengeance, le premier appelant souvent la seconde, si elle ne constitue pas le moyen par laquelle celle-ci s’accomplit. Ce lien mériterait sûrement d’être étudié d’un point de vue psychanalytique. 19

Ibid., p. 696. Ibid., p. 697. 21 Ibid., p. 708. 22 Ibid., p. 691. 23 La Vengeance d’une Femme dans ORC, T. II, p. 255. 24 Correspondance Générale, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l’Université de Besançon », 9 vols., 1980-1989, T. III, p. 238. 25 Romanciers d’hier et d’avant-hier, p. 261. 20

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Comme la plupart des Diaboliques, La Vengeance d’une Femme se caractérise par une structure enchâssée, où le récit principal est raconté par un personnage présenté au début du texte. Cet enchâssement fonctionne de la même manière que l’artifice du manuscrit trouvé et publié26 : il constitue une « sousscénographie [c’est-à-dire une] mise en scène contextuelle pour légitimer l’énoncé narratif qui va suivre27 ». C’est la duchesse d’Arcos qui narre à la première personne le récit de sa Vengeance, ce qui confirme sur le plan narratif l’appartenance indiquée par le titre de la nouvelle. L’autre personnage du récit premier, le jeune aristocrate à qui la duchesse raconte son histoire, en est le destinataire à la fois fictif et modèle : sa réception du récit de la duchesse sert à guider celle du lecteur. La prise de conscience de Tressignies est en fait celle du lecteur : à mesure que la duchesse parle, « Il commençait […] de comprendre — le rideau se tirait ! — ce mot vengeance, qu’elle disait tant, — qui lui flambait toujours aux lèvres28 ! » La complémentarité entre la perspective du narrateur et le discours des personnages est bien plus marquée que dans L’Ensorcelée, comme en témoignent les points d’exclamation dans la citation précédente, et de cette coïncidence naît une véritable complicité. En outre, cette mise en scène de la réception fournit également à Barbey l’occasion de revendiquer une certaine originalité dans son traitement de la vengeance : « Tressignies n’avait pas pensé à cette profondeur dans la vengeance, qui dépassait tout ce que l’histoire lui avait appris29 ». La narration à la première personne expose le lecteur à toute la force du récit de vengeance, et convient d’autant mieux que dans ce récit de vengeance, l’essentiel de la vengeance s’accomplit par le récit : le déshonneur du duc dépend moins du sort de sa femme que de l’ébruitage de ce sort. « Voulez-vous savoir mon histoire ? [demanda-t-elle à Tressignies]. Le voulez-vous ? reprit-elle avec une insistance exaltée. Moi, je voudrais la dire à tous ceux qui viennent ici ! Je voudrais la raconter à toute la terre ! J’en serais plus infâme, mais j’en serais mieux vengée30. » Même la mort n’éteint pas cette voix vengeresse, car on lit sur sa pierre tombale « CI-GÎT SANZIA-FLORINDA-CONCEPTION DE TURRE-CREMATA, DUCHESSE D’ARCOS DE SIERRA-LEONE FILLE REPENTIE31 ». Sur ce tombeau chrétien devenu un monument de vengeance d’outretombe, la juxtaposition des prénoms typiquement catholiques au dernier métier de la duchesse fait ressortir l’aspect sacrilège de sa démarche, ou comme le dit Barbey, « le sublime de l’enfer32 » qu’atteint « cette singulière et toute-puissante artiste en vengeance33 ». Si l’aspect moral était occulté dans L’Ensorcelée, La Vengeance d’une Femme semble confirmer un aveu antérieur de son auteur : « je suis très peu 26

La Chartreuse de Parme et Adolphe, par exemple, se donnent pour tels. Bordas, Éric, « Structure des discours romanesques » dans Maingueneau, D & Amossy, R. (Dir.), L’Analyse du discours dans les études littéraires (actes du colloque de Cerisy 2002), Toulouse, PUM, 2004, p. 254. 28 La Vengeance d’une femme, p. 252. 29 Ibid., p. 254. 30 Ibid., p. 245. 31 Ibid., p. 263. 32 Ibid., p. 254. 33 Ibid., p. 258. 27

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LA NARRATION DE LA VENGEANCE CHEZ BARBEY D’AUREVILLY chrétien quand je pense à [la vengeance]34 ». En effet, la perspective narrative préfigure le mélange de fascination, d’épouvante et d’admiration qu’il peint chez Tressignies. La duchesse est décrite comme « souillée, abîmée, perdue », et son métier comme « infâme », mais ainsi s’intensifie une vengeance qui ne fait l’objet d’aucune condamnation. Au contraire, comme on voit dans les passages déjà cités où il est question de la « profondeur » de l’« artiste », la vengeance est une œuvre, et Barbey ne peut s’empêcher de ressentir une certaine fierté devant celle qu’il a imaginée. La vengeance s’apparente enfin à un autre aspect de la pensée aurevillienne : le thème de la décadence. Si, pour reprendre une formule de l’appel à communications de ce colloque, « chacun voit dans cette élimination de la vengeance comme la condition et la conséquence d’un degré supérieur de civilisation35 », Barbey fait figure d’exception, croyant davantage à la vengeance qu’au progrès de la civilisation, de « cette boueuse qui emporte au bout de son balai toutes les poésies du passé36 ». À ses yeux, le progrès est un concept caduc, comme en témoigne une note en bas de page dans L’Ensorcelée. « Malgré les impostures des civilisations, il y a dans le cœur de l’homme une barbarie éternelle37. » La position infrapaginal de ce commentaire du supplice du chouan pourrait confirmer l’hypothèse que Barbey ne souhaite pas intégrer de jugements axiologiques au récit même ; mais présentée ainsi, la vengeance correspond à une sauvagerie profondément humaine que la civilisation ne peut que grimer quand elle ne l’exacerbe pas. Dans La Vengeance d’une Femme se narre justement l’un de ces « crimes de l’extrême civilisation [qui] sont, certainement, plus atroces que ceux de l’extrême barbarie par le fait de leur raffinement, de la corruption qu’ils supposent, et de leur degré supérieur d’intellectualité38. » Ainsi, le récit de vengeance chez Barbey s’inscrit dans son opposition au prétendu progrès de son époque. En conclusion, l’étude de la vengeance chez Barbey d’Aurevilly fait ressortir des aspects fondamentaux de cette œuvre complexe, sur un plan structural autant que thématique. Alors que le critique y trouve un appui moral, elle est pour le romancier une boîte de Pandore, une matrice d’intrigues souvent sulfureuses. La première édition des diaboliques a d’ailleurs été mise au pilon suite à une condamnation pour outrage à la morale publique ; visiblement, la justice de la IIIe République n’était pas en accord avec la « large justice » de Barbey. David COCKSEY Université de Toulouse-le Mirail david.cocksey@free.fr BIBLIOGRAPHIE BACON F., Of Revenge, www.olearyweb.com/classes/philosophyS2/readings/bacon/revenge.html. BARBEY D’AUREVILLY, J., Les Historiens politiques et littéraires, Paris, Amyot, 1861 34

Correspondance Générale, T. IV, p. 218. Marillaud P., Appel à communication. 36 Victor Hugo, Paris, Crès, 1922, p. 178. 37 L’Ensorcelée, p. 598. 38 La Vengeance d’une Femme, p. 231. 35

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS BARBEY D’AUREVILLY J., Les Poëtes, Paris, Amyot, 1862. BARBEY D’AUREVILLY J., Les Critiques ou les juges jugés, Paris, Frinzine, 1885. BARBEY D’AUREVILLY J., Polémiques d’hier, Paris, Savine, 1889. BARBEY D’AUREVILLY J., Dernières Polémiques, Paris, Savine, 1891. BARBEY D’AUREVILLY J., Romanciers d’hier et d’avant-hier, Lemerre, 1904. BARBEY D’AUREVILLY J., Voyageurs et romanciers, Paris, Lemerre, 1908. BARBEY D’AUREVILLY J., Critiques diverses, Paris, Lemerre, 1909. BARBEY D’AUREVILLY J., Victor Hugo, Paris, Crès, 1922. BARBEY D’AUREVILLY J., Œuvres romanesques complètes, 2 vols., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964/1966. BARBEY D’AUREVILLY J., Premiers Articles, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l’Université de Besançon », 1973. BARBEY D’AUREVILLY J., Correspondance Générale, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l’Université de Besançon », T. III (1983) et IV (1984). MAINGUENEAU D. & AMOSSY R. (Dir.), L’Analyse du discours dans les études littéraires (actes du colloque de Cerisy 2002), Toulouse, PUM, 2004.

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DES VENGEANCES DÉTOURNÉES DE LEUR FIN DANS LES NOUVELLES DE MAUPASSANT « Mais, reprend-on, – Il faut que la société se venge, que la société punisse. – Ni l’un, ni l’autre. Se venger est de l’individu, punir est de Dieu. La société est entre deux. Le châtiment est au-dessus d’elle, la vengeance au-dessous. » V. Hugo Le Dernier jour d’un condamné, préface de 1832.

Cette position de Victor Hugo annonce la différence actuellement établie entre une punition, laquelle est décidée au nom d’une loi ou de l’institution judiciaire, tandis que la vengeance l’est au nom d’intérêts individuels. La punition est imposée par un juge, par un tiers investi par une institution. La vengeance est un acte décidé par celui qui a subi une violence antérieure. Dans quelle mesure cette définition éclaire-t-elle les différents types de vengeances racontées par Maupassant1 ? Je négligerai les récits de vengeances codifiées et programmées que sont Histoire corse2 (1881), Un bandit corse3 (1882), Le vengeur4 (1883), Une vendetta5 (1883) et commencerai par montrer que dans les principales nouvelles de guerre de Maupassant, les auteurs d’actes de vengeance impliqués dans le conflit franco-prussien se font justice eux-mêmes et que leur comportement ne relève généralement pas du patriotisme. Nous verrons ensuite que dans d’autres contes et nouvelles, la notion de vengeance est encore plus problématique, qu’elle questionne l’identité et le rapport de l’homme au monde. TALION ET COMPTABILITÉ MACABRE Le Père Milon6, nouvelle publiée en 1883, raconte la mort du personnage éponyme pendant la guerre de 70. À soixante-huit ans, le père Milon n’a jamais oublié que les Prussiens avaient tué son père « soldat de l’Empereur premier ». C’est pourquoi, lorsqu’ils tuent son fils cadet en 1870, il se met à tuer des Prussiens la nuit, pendant un mois, avant d’être arrêté et fusillé. La nouvelle commence au moment où le fils aîné vient de dire que « la vigne au père bourgeonne de bonne heure », une vigne « plantée juste à la place où le père a été fusillé ». Toute la suite de la nouvelle est un long retour dans le passé qui peut passer pour la remémoration 1 Aux prises avec un corpus de plus de trois cents contes et nouvelles, je devais me contenter d’un choix de récits significatifs et renoncer à toute exhaustivité. 2 Maupassant, Contes et Nouvelles, I, édition Louis Forestier, p.319, Gallimard, Pléiade, 1974 (noté désormais CN, I). 3 CN, I, p.436. 4 CN, I, p.1053. 5 CN, I, p.1030. 6 CN, I, p.823.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS des faits par le fils aîné. Le père Milon a-t-il agi par patriotisme ? On peut se poser des questions sur le niveau de conscience politique de ce héros malgré lui car son histoire ressemble beaucoup à une simple affaire de famille et à une manifestation d’avarice : « Vous, et pi vos soldats, vous m’aviez pris pour pus de chinquante écus de fourrage avec une vaque et deux moutons. Je me dis : ''Tant qu’i me prendront de fois ving écus, tant que je leur y revaudrai ça." Et pi j’avais d’autres choses itou su l’coeur […] Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes quittes. J’ai pas été vous chercher querelle, mé ! J’vous connais point ! J’sais pas seulement d’où qu’vous v’nez. Vous v’là chez mé, que vous y commandez comme si c’était chez vous. Je m’suis vengé su l’s autres. J’m’en r’pens point. ».

Le grand-père aura donc été vengé une soixantaine d’années plus tard : la vengeance attend patiemment son heure, son κ α ιρó ς, le moment opportun, le bon moment. Les Prussiens ayant pris le fils et le grand-père Milon, le père tue donc seize Prussiens et attend la mort avec dignité. Ce type de vengeance relève de la loi du talion. Ce cas de figure est illustré également par La Mère Sauvage7 (1884). Les Prussiens ont tué son fils, aussi la mère Sauvage tue les quatre Prussiens qu’elle héberge et accepte pareillement d’en mourir. « Elle les aimait bien, d’ailleurs, ses quatre ennemis ; car les paysans n’ont guère les haines patriotiques ; cela n’appartient qu’aux classes supérieures. Les humbles, ceux qui paient le plus parce qu’ils sont pauvres et que toute charge nouvelle les accable, ceux qu’on tue par masses, qui forment la vraie chair à canon, parce qu’ils sont le nombre, ceux qui souffrent enfin le plus cruellement des atroces misères de la guerre, parce qu’ils sont les plus faibles et les moins résistants, ne comprennent guère ces ardeurs belliqueuses, ce point d’honneur excitable et ces prétendues combinaisons politiques qui épuisent en six mois deux nations, la victorieuse comme la vaincue ».

La mère Sauvage venge la mort de son fils en programmant celle des quatre soldats qu’elle héberge ; en revendiquant et en assumant son acte, elle fait preuve d’héroïsme ; mais le narrateur Serval, en ajoutant que « c’est par représailles que les Allemands ont détruit le château du pays, qui [lui] appartenait » illustre parfaitement ce qu’est la vengeance : un acte qui échappe au droit, aux champs institutionnels, un acte qui passe inaperçu pendant une guerre. Et la guerre, Maupassant la condamne. FANFARONNADES Dans Un Duel8 (1883), M. Dubuis, marchand riche à gros ventre, part en Suisse et traverse la France occupée en train : « il se sentait à l’âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant, en même temps que ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus quittés ».

L’officier prussien qui entre dans son compartiment se vante, pour complaire aux Anglais, d’avoir tué douze Français dans le village aperçu au loin à ce moment-là. Il fanfaronne pour humilier Dubuis : « Si ch’afrais le gommandement, ch’aurais bris Paris, et brûlé tout, et tué tout le monde. Blus de France ! […] Tans vingt ans, toute l’Europe, toute, abartiendra à nous. La Brusse blus forte que tous. ».

Ses attitudes deviennent de plus en plus provocantes : il met ses bottes contre la cuisse de Dubuis, lui demande d’aller lui acheter du tabac, lui tord la moustache.

7 8

CN, I, p.1217. CN, I, p.947.

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DES VENGEANCES DÉTOURNÉES DE LEUR FIN… Dubuis se défend. Duel à la station suivante. Le français, qui n’a jamais tenu un pistolet, tire au hasard et tue le prussien. Quelle est la signification du duel remporté par M. Dubuis ? Ce dernier satisfait-il le désir de vengeance ressenti par les parisiens humiliés par l’occupation prussienne ? Dubuis a été importuné par un voyageur qui incarne l’affront que la Prusse fait subir à la France à ce moment-là, il a fait respecter sa dignité mais a-t-il à un moment ou un autre donné des signes de courage patriotique ? Il est plutôt le héros involontaire d’un duel qui s’est terminé à son avantage par le plus grand des hasards. Tout le monde en prend pour son grade : ceux qui pratiquent le duel, les Anglais pour leur passion légendaire du tourisme9 et leur ponctualité obsessionnelle10, le prussien pour sa hâblerie, le français dont les mérites et le patriotisme restent à prouver. Cette nouvelle doit bien sûr être rapprochée du passage où, dans le roman Bel-Ami paru moins de deux ans plus tard, Duroy et Langremont se rencontrent en duel singulier11. Maupassant s’est indigné dans une chronique parue dans Gil Blas le 8 décembre 188112, de la survivance de cette triste pratique. Le duel est courant à l’époque, (il y en eut cent cinquante à Paris entre 1885 et 1895) et fut condamné par Maupassant à plusieurs reprises13. Dans Saint-Antoine14 (1883), le narrateur présente comme une vengeance l’humiliation qu’Antoine, le personnage principal, fait subir au prussien qu’il héberge en le poussant à manger excessivement : « Il avait trouvé là son affaire, c’était sa vengeance à lui, sa vengeance15 de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. »

Toutefois, le père Antoine est « hâbleur comme un vrai Normand, un peu couard et fanfaron » et c’est peu dire quand on prend connaissance de ses pensées après qu’il a donné un coup de son fouet au prussien alors qu’ils sont ivres : « Qu’allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûlerait sa ferme, on ruinerait le pays ! Que faire ? que faire ? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper les Prussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le grand silence des neiges. Alors, il s’affola, et, ramassant le casque, il recoiffa sa victime, puis, l’empoignant par les reins, il l’enleva, courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois chez lui, il aviserait. ».

9 « et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, comme trois grotesques d'un journal pour rire [...] les Anglais ôtant leurs toques de voyage, les levèrent en les agitant, puis, trois fois de suite, ils crièrent : « hip hip hip hurrah ! » 10 « Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, hâtant les préparatifs, inquiets de l'heure pour ne point manquer le départ. » 11 Maupassant, Bel-Ami, Romans, édition de Louis Forestier, p.319-320, Gallimard, Pléiade, 1987. L'ironie du narrateur est décapante lorsque Louis Langremont et Georges Duroy se jouent la comédie de l'honneur viril et de la bravoure : « Georges se montra, le soir, dans les principaux grands journaux et dans les principaux grands cafés du boulevard. Il rencontra deux fois son adversaire qui se montrait également. Ils ne se saluèrent pas. Si l'un des deux avait été blessé, ils se seraient serré les mains. Chacun jurait d'ailleurs avec conviction avoir entendu siffler la balle de l'autre .» 12 Maupassant, Le duel, Chroniques I, p.388, édition Gérard Delaisement, Rive droite, 2003. 13 Par exemple dans "Le pistolet", préface au livre du Baron de Vaux, Les tireurs au Pistolet, 1883 : « Aller sur le pré, comme on dit, sans colère et sans désir de vengeance, uniquement pour satisfaire un antique préjugé, avec la seule envie de faire un petit trou dans la peau de l'adversaire et une vraie crainte de le tuer, avec l'intention formelle, partagée par les témoins, que le combat sera bénin, inoffensif, correct, cela passe les limites de la niaiserie autorisée » 14 CN, I, p.772. 15 C’est moi qui souligne.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Il est impossible de conclure que Saint-Antoine a agi par patriotisme car Maupassant insiste sur l’angoisse du père Antoine une fois couché : « Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu’il allait faire, mais aucune idée ne l’illuminait, son épouvante allait croissant dans l’immobilité du lit. On le fusillerait ! il suait de peur : ses dents claquaient »

C’est d’ailleurs la peur qui conduit Antoine à tuer le prussien : « Mais, soudain, il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre ; il l’arracha du sol : et, dans un de ces transports de peur qui rendent téméraires les plus lâches, il se rua en avant ».

La dernière phrase du conte, en annonçant l’arrestation et l’exécution d’un innocent, sans que le père Antoine soit inquiété et sans qu’il réagisse, dit bien la bestialité du personnage, son absence de sainteté et de patriotisme, sa profonde lâcheté. Alors que la Prusse occupe une grande surface de la France, la mort d’un soldat prussien passe pour une anecdote. L’enjeu n’est pas national, il se limite à la reconquête d’une réputation par un paysan fanfaron et lâche. En cherchant à faire culbuter dans le fossé celui qu’il appelle son cochon, Antoine a cherché à sauver son amour-propre. Découvrant que son cochon tient l’eau-de-vie, il se venge de n’avoir pu l’humilier autant qu’il le voulait devant son public. Par ailleurs, le titre de cette nouvelle permet de la considérer comme une réécriture dégradée. Maupassant subvertit l’histoire de saint Antoine, Antoine le Grand, moine égyptien né en 251, fondateur de la vie monastique chrétienne, saint très populaire et patron des charcutiers. D’origine noble, ce jeune chrétien avait fait le vœu de devenir ermite et se retira dans le désert. Il dut subir l’assaut d’horribles tentations qu’il repoussa néanmoins victorieusement. L’esprit du mal qui le tenta prit plusieurs formes notamment celle d’un cochon. Mais Saint-Antoine ne succomba pas, rendant ainsi au cochon sa paisible nature. Saint-Antoine fit donc du cochon son fidèle compagnon. Il y a opposition totale entre l’ermite égyptien et le personnage du conte. Par ailleurs, Maupassant rend hommage à Flaubert disparu trois ans plus tôt et auteur, on le sait, de trois versions de la Tentation de saint Antoine. Les Prisonniers16 (1884) raconte comment le courage d’une femme, Berthine, permet la capture de six Prussiens et comment l’ancien mercier Lavigne devenu sous-officier, autoproclamé « commandant major de la place » s’arroge tous les honneurs et finit décoré. Ce conte en dit long sur ce que Maupassant pense de la gloire militaire. Dans L’Aventure de Walter Schnaffs17 (1883) : la façon dont le prussien Walter Schnaffs voit son rêve le plus cher réalisé, à savoir être fait prisonnier, relève de l’épopée militaire héroï-comique et une ironie corrosive met à mal le discours français qui voudrait faire croire à un haut fait d’armes. Le Colonel Ratier, marchand de drap, est décoré. En réalité, nulle humiliation n’a été vengée, le récit ridiculise et discrédite militaires prussiens et français. Le conflit franco-prussien, au lieu de célébrer des hommes courageux, offre l’occasion à des lâches et à des fanfarons de se mettre en valeur. Comme Le Père Milon et La Mère Sauvage, Un Duel, Saint-Antoine, Les Prisonniers et L’Aventure de Walter Schnaff sont des récits qui condamnent la guerre. Toutefois, si les récits

16 Maupassant, Contes et Nouvelles, II, édition Louis Forestier, p.408, Gallimard, Pléiade, 1979 (noté désormais CN, II). 17 CN, I, p.799.

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DES VENGEANCES DÉTOURNÉES DE LEUR FIN… inspirés de la guerre de 70 racontent surtout la fin des héros patriotes, le patriotisme a ses héroïnes : Berthine, Elisabeth Rousset, Rachel, Irma Pavolin par exemple. PROSTITUÉES PATRIOTES Commençons par évoquer la nouvelle qui rendit célèbre Guy de Maupassant : Boule de Suif18 (1880). Elisabeth Rousset, qui estime que l’empereur a été trahi, est la seule à montrer un peu de courage patriotique parmi les voyageurs de la diligence. Mais sa résistance de quatre jours, héroïque, n’en demeure pas moins un fait-divers. La nouvelle a surtout l’intérêt de mettre en évidence la lâcheté, l’égoïsme et la bassesse de ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique. Dans cette nouvelle, s’il y a des vengeances, ce sont celles qu’on entend dans une phrase comme celle-ci : « Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l’eau quelque cadavre d’Allemand gonflé dans son uniforme, tué d’un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté à l’eau d’une poussée du haut d’un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances19 obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. Car la haine de l’Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée. »

C’est insinuer que du patriotisme à la xénophobie, le chemin à parcourir n’est pas bien long. Rachel, l’héroïne de Mademoiselle Fifi20 (1882), a-t-elle tué un prussien pour se rebeller contre le mâle qui se croit tout permis, par xénophobie ou par patriotisme ? En s’attardant sur le comportement des Prussiens livrés à l’oisiveté, l’écrivain se livre là encore à un démontage du discours sur l’héroïsme guerrier. « Le général, prévenu, ordonna d’étouffer l’affaire, pour ne point donner de mauvais exemple dans l’armée, et il frappa d’une peine disciplinaire le commandant, qui punit ses inférieurs. Le général avait dit : "On ne fait pas la guerre pour s’amuser et caresser des filles publiques." Et le comte de Farlsberg, exaspéré, résolut de se venger21 sur le pays. Comme il lui fallait un prétexte afin de sévir sans contrainte, il fit venir le curé et lui ordonna de sonner la cloche à l’enterrement du marquis d’Eyrik »

Autre figure de la prostituée patriote, Irma Pavolin, « la femme aux Prussiens », syphilitique, dans Le Lit 2922 (1884) : « j’ai voulu me venger » dit-elle. Et en effet, comme dans Boule de suif, comme dans Mademoiselle Fifi, l’héroïsme s’incarne dans un personnage qui se venge patriotiquement des Prussiens, mais ne peut-on penser aussi que Maupassant se venge de ceux qui, comme le capitaine français Epivent, profitent de la guerre pour se mettre en avant ? Plus généralement, l’écriture n’est-elle pas pour l’écrivain le moyen de se venger des va-t-en-guerre et de ceux qui aiment envoyer les autres à l’abattoir ? La vengeance est partout : non seulement Irma a pris les moyens de se venger des Prussiens, mais les soldats du régiment se vengent de leur capitaine une fois que son jeu est mis à jour. Ainsi le rôle de héros patriote échoit-il, non à des militaires, mais, même si c’est le plus souvent involontaire, à des prostituées, des commerçants, des femmes 18

CN, I, p.83. C’est moi qui souligne. 20 CN, I, p.385. 21 C’est moi qui souligne. 22 CN, II, p.174. 19

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS vivant dans la forêt et des paysans cupides. Ainsi les militaires se signalent-ils d’abord pour leur physique de séducteur, leurs fanfaronnades, leur lâcheté ou leur cynisme et nullement par des faits d’armes ou par leur courage : on voit bien que Maupassant refuse d’alimenter l’esprit revanchard qui commence à se développer dans les années 1880. Les conquêtes coloniales (Tunisie, Égypte, Tonkin) de l’époque se justifient d’ailleurs par la volonté de restaurer la grandeur de la patrie. Nul étonnement donc lorsqu’on découvre que l’écrivain, dans les chroniques qu’il fait paraître dans Le Gaulois au début des années 1880, dénonce vigoureusement le militarisme et conteste la version officielle des conquêtes coloniales. Surtout, on vient de le voir, les victimes de la guerre sont des victimes de règlements de compte, de vengeances singulières qui ressemblent beaucoup aux morts violentes de la vie civile : duel dans Un Duel, bagarre d’ivrognes dans SaintAntoine, ruse féminine humiliante sans usage d’arme conventionnelle dans Les Prisonniers et Le Lit 29. On voit à quel point ces scènes inspirées de la guerre de 70 sont décalées au moment où retentissent les clairons de l’appel à la vengeance dans les discours nationalistes de Paul Déroulède. TROP PARLER, SAVOIR SE TAIRE La plus grande partie de la nouvelle L’Ordonnance23 est la reproduction d’une lettre écrite par l’épouse du colonel de Limousin, une femme sur le point de se suicider. Elle confie à son époux comment son ordonnance l’a surprise avec un amant, comment cette ordonnance, fort de son secret, a profité d’elle en échange du silence. Vivante, elle n’aurait pas trouvé la force de confesser une telle trahison, elle préfère mourir en laissant une lettre. En rentrant de l’enterrement, le colonel prend connaissance de la lettre, arrache le nom de l’amant à son ordonnance puis tue ce dernier. Cette fin reste ouverte et indécidable : le colonel de Limousin a-t-il tué Philippe parce qu’il a dénoncé le capitaine Saint-Albert ? l’aurait-il tué aussi même s’il n’avait pas parlé ? A-t-il vengé le capitaine ? son épouse ? les deux ? Comment se comportera-t-il vis-à-vis du capitaine Saint-Albert ? la notion de vengeance a-telle encore un sens ? Autre récit, célèbre celui-là, jouant sur l’obligation de se taire : Deux amis24 (1883). Cette nouvelle raconte la fin tragique de l’horloger Morissot et du mercier Sauvage, deux paisibles pêcheurs qui se sont procuré un laissez-passer leur permettant de sortir de Paris assiégé. À la fin de leur partie de pêche, un officier prussien les surprend, tente de leur extorquer « le mot d’ordre ». Comme ils ne le donnent pas, ils sont pris par méprise (ou non ?) pour des espions et fusillés : ce sont des héros malgré eux. L’officier qui les met à mort, d’un parfait cynisme, venge-t-il quelqu’un ou quelque chose ? Les coups de canon du Mont-Valérien sont là pour rappeler que la résistance française au siège prussien se poursuit, mais le « géant velu » était-il obligé de tuer deux civils aussi inoffensifs ? Morissot et Sauvage connaissaient-ils le mot d’ordre ? C’est la guerre que condamne encore Maupassant, puisque toute guerre, comme ici, revient à tuer des innocents pacifiques. Sa fameuse

23

CN, II, p.980. CN, I, p.732 ; la célèbre étude de A.-J. Greimas, Maupassant, la sémiotique du texte, 1976, Seuil, porte sur Deux amis. 24

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DES VENGEANCES DÉTOURNÉES DE LEUR FIN… chronique du Gil Blas du 11 décembre 1883 « La guerre »25 est suffisamment éloquente. Comme Un Duel, la nouvelle Deux amis pose un problème de réception car l’horizon d’attente et le contexte historique ont changé. Lisons-nous cette nouvelle comme on la lisait en 1883 ? Elle nous aide surtout à repérer ce sur quoi reposent certaines « vengeances » maupassantiennes : le refus et/ou l’impossibilité de parler et/ou de savoir. Si l’officier prussien tué par Dubuis parlait trop, était dans l’impossibilité de se taire, Morissot et Sauvage meurent d’avoir refusé de parler ou de n’avoir pas été en mesure de livrer le mot de passe26. Maupassant, comme souvent, tire parti de l’équivoque, de l’indécidable, comme pour indiquer que dans la réalité référentielle, la quête de la vérité débouche sur d’interminables questionnements qui la rendent à peu près insaisissable27. Lorsque Morissot craint de rencontrer des Prussiens et que Sauvage répond « nous leur offririons une friture », les personnages annoncent à leur insu les dernières lignes du conte et leur propre mort. Lorsque le narrateur présente « en face d’eux l’île Marante abandonnée », il adopte le point de vue des pêcheurs ; lorsque ces derniers aperçoivent une vingtaine de soldats allemands « derrière la maison qu’ils avaient crue abandonnée », le choix de ce point de vue est confirmé : Maupassant ne laisse aucune chance à ses personnages. À la grosse fumée du Mont-Valérien qui ouvre « en des cœurs de femmes, en des cœurs de filles, en des cœurs de mères, là-bas, en d’autres pays, des souffrances qui ne finiraient plus », répond la petite fumée de la pipe du prussien qui tue deux civils français inoffensifs. Comment interpréter les allusions au Christ (la pêche miraculeuse, les douze soldats pour fusiller, la défaillance de Morissot, la croix qu’ils forment en tombant) ? Le texte, en brouillant les repères pour que les morts violentes ne vengent personne ni quoi que ce soit, construit le langage de l’absurde, du non-sens. Le mot d’ordre indicible qu’exigeait le « géant velu », mot absent, mallarméen, est un trou, il renvoie au manque, au silence. L’horloger Morissot (qui contient le mot latin mors) et le mercier28 Sauvage, « en certains jours, ne parlaient pas. Quelquefois ils causaient ; mais ils s’entendaient admirablement sans rien dire ». VENGEANCE DÉTOURNÉE Coco29 (1884) raconte les derniers mois d’un très vieux cheval martyrisé à l’insu de tout le monde par Isidore Duval, un jeune valet humilié lui-même : « Les gens de la ferme, voyant cette colère du goujat contre Coco, s’en amusaient, parlaient sans cesse du cheval à Zidore pour exaspérer le gamin. Ses camarades le plaisantaient. On l’appelait dans le village Coco-Zidore. Le gars rageait, sentant naître en lui le désir de se venger30 du cheval. ».

25

Maupassant, La guerre, Chroniques I, p.748, édition Gérard Delaisement, Rive droite, 2003. Dans Maupassant et l’écriture, Actes du colloque de Fécamp, 21-22-23 mai 1993, sous la direction de Louis Forestier, Nathan, 1993, Alain Buisine montre que ce mot de passe ne peut être que « Gustave Flaubert ». 27 La révélation de la vérité peut même provenir des morts : dans La Morte (II, p.939), ils sortent de leurs tombeaux pour rectifier l’épitaphe gravée sur leur tombe. 28 Étymologiquement, le mercier est « celui qui importe des étoffes » ; les deux professions rappellent donc le compte à rebours tragique dans lequel les deux personnages sont engagés. 29 CN, I, p.1149 ; Coco est le nom du cheval qui, dans Une Vie (1883), à la suite d’un accident, s’est cassé une jambe et doit être abattu. 30 C’est moi qui souligne. 26

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Les coups, les pierres et les privations de nourriture finissent par faire mourir l’animal. La cause véritable de cette mort ne sera connue d’aucun personnage. Isidore Duval se venge de ce qu’on lui fait subir mais reproduit aussi les calculs cupides des paysans puisque sa pensée en revient toujours là : « Pourquoi nourrir ce cheval qui ne fait plus rien ? ». Les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, recueil dans lequel on trouve La mule du pape, sont parues quinze ans plus tôt, en 1869. Mais Maupassant joue sur le rythme du texte et déçoit l’attente du lecteur qui croit que le martyre de Coco cessera à temps. Le récit se termine comme un poème en prose, comme « La Charogne » de Baudelaire. Coco ne sera jamais vengé. La honte que peut faire naître la lecture de ce récit dépourvu de pathos conduit-elle à une catharsis ? C’est toute la question qu’on retrouve aussi dans L’âne et Pierrot31. La dernière phrase renvoie à l’idée cyclique d’une vie née de la mort32 : « Et l’herbe poussa drue, verdoyante, vigoureuse, nourrie par le pauvre corps. ». Dans la mesure où aucun personnage n’a eu connaissance des sévices infligés par Isidore à sa victime expiatoire, peut-on parler de vengeance ? LA CIVILISATION POUR SE VENGER DE LA NATURE Que l’homme soit, pour Maupassant, livré à un monde mal fait, à une Providence aveugle et à un Dieu meurtrier, on en a la preuve dans la troisième partie de L’Inutile Beauté33 (1890). Dans cette nouvelle qui pose la question de la filiation, Gabrielle de Mascaret fait croire pendant six ans à son mari que l’un de leurs sept enfants n’est pas de lui. Elle revendique ainsi son droit à ne pas être réduite à une « machine à pondre » : « un de vos enfants n’est pas à vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui m’entend ici. C’était l’unique vengeance34 que j’eusse contre vous, contre votre abominable tyrannie de mâle, contre ces travaux forcés de l’engendrement auxquels vous m’avez condamnée […] on ne s’est vengé d’un homme, en le trompant, que lorsqu’il le sait »35.

Comme dans Deux amis, comme dans L’Ordonnance et tant d’autres nouvelles, L’Inutile beauté s’achève dans l’indécidable : le comte de Mascaret ne saura jamais si tous ses enfants sont de lui ou si l’un d’entre eux est né d’une infidélité de la comtesse. La vengeance de l’héroïne est l’une des vengeances qui composent la civilisation : « Je suis, nous sommes des femmes du monde civilisé, Monsieur. Nous ne sommes plus et nous refusons d’être de simples femelles qui repeuplent la terre. ».

C’est, pour la comtesse de Mascaret, une question de vie ou de mort, car elle est prête à utiliser un petit pistolet pour se protéger de son mari s’il le faut. C’est évident, ce récit sert à Maupassant à développer les idées de Schopenhauer selon lesquelles la Nature tend un piège à l’homme afin d’assurer la perpétuation de l’espèce. Bernard Grandin et Roger de Salins, deux connaissances des Mascaret, servent de porte-parole à Maupassant :

31 Et aussi dans la chronique "La Pitié" du 22 décembre 1881, Chroniques, I, page 400, G Delaisement, op. cit. 32 On retrouve cette idée dans plusieurs nouvelles : La Morte, Le Vieux, Miss Harriett. 33 CN, II, p.1205. 34 C’est moi qui souligne. 35 CN, II, p.1211.

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DES VENGEANCES DÉTOURNÉES DE LEUR FIN… « plus nous sommes civilisés, intelligents, raffinés, plus nous devons vaincre et dompter l’instinct animal qui représente en nous la volonté de Dieu. Songe qu’il nous à fallu inventer la civilisation […] nous avons, de plus, trouvé les sciences et les arts, l’écriture et les vers. Oui, nous avons créé les arts, la poésie, la musique, la peinture. Tout l’idéal vient de nous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la toilette des femmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu parer à nos yeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins dure l’existence de simples reproducteurs pour laquelle la divine Providence nous avait uniquement animés ».

Le terme de vengeance est-il approprié ? Ne s’agit-il pas tout autant de valoriser la mission de l’artiste et de l’écrivain dont les œuvres tentent de donner un sens au monde ? Plus précisément ici de raconter la naissance de la femme moderne ? LE RETOUR DE NÉMÉSIS On retrouve la question de la filiation dans Le Champ d’oliviers36 (1890). Mais comme dans Le papa de Simon37, elle s’y complique de celle de la transmission du patronyme si importante depuis l’Antiquité grecque et aussi d’un retour au châtiment divin. Dans L’Inutile beauté, la vengeance correspond à un projet humain prémédité. Dans Le Champ d’oliviers un personnage est rattrapé par son passé. Les deux nouvelles s’appuient sur la difficulté de parvenir à une certitude quant à l’identité du père biologique : mater semper certa est et pater non semper certus est. Avant de devenir prêtre à trente-deux ans, l’abbé Vilbois a vécu quatre ans avec une jeune actrice qui attend un enfant de lui. La découverte de l’infidélité de la future maman déclenche chez le baron de Vilbois une colère telle qu’il veut la frapper brutalement. Pour se protéger, la jeune femme prétend que l’enfant est de son amant. Elle est chassée. Vilbois se réfugie dans la solitude et devient le curé d’un village provençal. Un jeune homme de vingt-cinq ans se présente un jour chez l’abbé Vilbois. Preuve à l’appui (une photo du baron de Vilbois jeune), il se présente comme le fils de l’abbé et lui demande de le reconnaître comme tel. La mère du jeune homme, en mourant trois ans plus tôt, a dévoilé l’identité du père biologique à son fils prénommé Philippe-Auguste. Vilbois apprend aussi qu’elle a fait croire à son amant, le comte de Pravallon, qu’il était le père de l’enfant pendant une quinzaine d’années. Faute d’une ressemblance suffisante sur le plan physique, Philippe-Auguste est bientôt renié. « Père inconnu, dit-il, pas d’autre nom de famille que celui de ma mère ». Placé en maison de correction, il participe à une farce qui tourne à la tragédie et écope de trois ans de prison. Un mauvais sort s’acharne sur le garçon qui s’est surnommé « Pas de veine » : « nous n’avions pas pensé que ça tournerait si mal. Nous espérions seulement un bain, histoire de rire. » Ses relations avec le comte sont mauvaises. Après l’enterrement de sa mère, il réussit à voler une grosse somme au veuf, brûle ce dernier sur tout le corps avec un tisonnier rougi au feu et s’en vante auprès de l’abbé : « je vous ai vengé papa ! […] je vous ai drôlement vengé ! ». La confession du fils provoque un choc terrible sur le père (à tous les sens du mot) qui cesse d’appeler à son aide son « Dieu secourable et miséricordieux », comprend « qu’aucune protection céleste ou terrestre ne peut sauver ici-bas ceux sur qui tombent de tels malheurs » et sent monter en lui une « révolte irrésistible contre ce misérable qui était son fils, contre cette ressemblance 36 37

CN, II, p.1179. CN, I, p.74.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS avec lui, et aussi avec la mère, la mère indigne qui l’avait conçu pareil à elle, et contre la fatalité38 qui rivait ce gueux à son pied paternel ainsi qu’un boulet de galérien ». Le jeune homme refuse de partir, même assuré de toucher une petite pension. Il tente de saisir un couteau, mais, ivre, il chute. La lampe s’éteint. Le père et le fils restent silencieux, immobiles dans l’obscurité pendant une heure. Le gong qui servait à appeler la servante retentit bientôt, suivi d’un bruit de chute. « L’abbé Vilbois avait dû s’abattre sur le dos en heurtant le gong de sa tête ». Pour les villageois, il ne fait pas de doute que c’est le jeune vagabond qui a tranché la gorge du prêtre. Mais la fin du texte est ouverte : « l’idée ne serait venue à personne que l’abbé Vilbois, peut-être, avait pu se donner la mort ». Même si c’est cette dernière hypothèse qui est de façon quasi-certaine la bonne, Philippe-Auguste va faire de la prison, comme si une malédiction le poursuivait, et on peut même parler de violence héréditaire, de lignée maudite. Rien d’étonnant à ce que Maupassant ait dit de cette nouvelle : « Dans son ravissement, il [Taine] m’a déclaré que c’était de l’Eschyle ». L’υβρισ du fils et du père ont été châtiés. Tout se passe comme si le prêtre devait payer pour avoir contribué à dénaturer son propre fils en ne le reconnaissant pas. C’est l’éducation ratée de ce dernier qui sert d’instrument de la vengeance différée vingt-cinq ans. En se vengeant du père de son fils à titre posthume, l’amante menacée s’est comportée comme une revenante. Passion du temps et de la mémoire dans L’Inutile beauté, la vengeance l’est également dans Le Champ d’oliviers, mais cette fois sans auteur identifiable, comme sanction d’un péché originel impossible à rédimer. Chez Maupassant, la vengeance devient, au fil des années, de plus en plus métaphysique, cosmique ou eschatologique. Dans La Morte39, le narrateur aime sa bien-aimée avec démesure : « Est-ce bizarre de n’avoir plus dans la bouche qu’un nom : un nom qui monte incessamment, qui monte, comme l’eau d’une source, des profondeurs de l’âme, qui monte aux lèvres, et qu’on dit, qu’on redit, qu’on murmure sans cesse, partout, ainsi qu’une prière ».

C’est la même passion du nom, qu’on trouvait déjà dans La Mère Sauvage40, et qui travaille, on l’a vu, L’Inutile beauté et Le Champ des Oliviers. Dans La Nuit41, le narrateur semble avoir choisi un parti risqué dès le début : quelle raison a-t-il de se passionner ainsi pour la nuit qui « étreint » et « noie » ? pour cette « grande ombre » ? Il reçoit finalement ce à quoi il aspirait de façon si intense et si démesurée : toujours plus de nuit. Et c’est comme si un châtiment divin implacable s’abattait sur lui. Il aurait perdu la vue sans s’être crevé les yeux. Le héros aurait ainsi vécu un engrenage d’événements qui l’auraient écrasé (« une force [l] e poussait ») et les aurait racontés au lecteur pour assurer sa catharsis. Sa promenade se serait muée en errance, non à Colone, mais dans un hors-temps et un hors-lieu inhumains.

38

C’est moi qui souligne. CN, II, p.939. « Je ne sais seulement point vos noms, et v'là un mois que nous sommes ensemble.» Ils comprirent, non sans peine, ce qu'elle voulait, et dirent leurs noms. Cela ne lui suffisait pas; elle se les fit écrire sur un papier, avec l'adresse de leurs familles ». 41 CN, II, p.944. 39 40

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DES VENGEANCES DÉTOURNÉES DE LEUR FIN… L’INTERCESSION DE L’ÉCRITURE L’écrivain, lui aussi, tire son nom et son identité d’une nuit d’encre et affronte les revenants, ces écrivains qui l’ont formé et qui, pour Maupassant, ne font qu’un, nommé Gustave Flaubert. On peut dire que si Maupassant subvertit la notion de vengeance, c’est parce que pour lui, l’écriture est l’instrument de la seule vengeance qui vaille, celle qui permet d’inventer une œuvre qui apure les comptes : vengeance contre un monde mal fait, contre une Nature aveugle, contre le passé qui voudrait faire retour et faire rejouer indéfiniment les mêmes tragédies. Mais aussi vengeance qui consiste à rendre hommage sans le montrer, à contenir une inquiétude intérieure, à conjurer la hantise du Double. Jean-Claude JØRGENSEN Université de Nantes jcjorgensen@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE GREIMAS, A.J., Maupassant, la sémiotique du texte, Le Seuil, Paris, 1976. EUROPE, Guy de Maupassant, n° 772-773, août-septembre 1993. FLAUBERT ET MAUPASSANT ÉCRIVAINS NORMANDS, Presses Universitaires de Rouen, PUF, 1981. MAUPASSANT, MIROIR DE LA NOUVELLE, actes du colloque de Cerisy, textes réunis par Jacques Lecarme et Bruno Vercier, Presses Universitaires de Vincennes, 1988. MAGAZINE LITTÉRAIRE, N° spécial Maupassant, mai 1993. MAUPASSANT MULTIPLE, actes du colloque de Toulouse, textes réunis par Yves Reboul, 13-15 décembre 1993, Presses universitaires du Mirail, Toulouse. MAUPASSANT ET L’ÉCRITURE, actes du colloque de Fécamp, textes réunis par Louis Forestier, 21-22-23 mai 1993, Nathan, Paris.

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LA VENGEANCE SUR LE CHEMIN DE LA RECONNAISSANCE S’interroger en philosophe sur la vengeance, c’est se poser la question du sens d’un agir humain récurrent alors même que la « morale » du temps le rejette comme vestige barbare d’une époque révolue. La réflexion proposée ici s’appuiera sur la « Dialectique du Maître et de l’Esclave » de Hegel, dialectique qui a beaucoup inspiré la pensée contemporaine. De Marx à Ricoeur, nombreux sont les penseurs qui en ont repris le thème, dans des problématiques variées. La structure fondamentale suggérée par la lutte pour la reconnaissance servira de support de modélisation à notre propos dont le champ sera limité aux réactions à la violence du regard et du jugement de l’autre, cette violence étant le plus souvent présente dans toutes les autres. Nous admettrons comme postulat que l’humanité en chacun n’est donnée qu’à titre de potentialité, et qu’elle a besoin d’être reconnue par d’autres hommes pour s’actualiser. La vengeance est une violence en retour, différée, elle implique qu’il y a eu violence, ou au moins sentiment d’être victime d’une violence injuste émanant d’un autre. J’appelle violence, suivant en cela Aristote, l’agression, l’action dirigée contre l’intégrité de quelqu’un, et qui l’affecte profondément de l’extérieur. La violence de l’autre dirigée contre soi, chacun en fait l’expérience très tôt, et ne peut manquer de se poser, à froid, un certain nombre de questions. Le recours à la justice instituée ne peut suffire ni à prévenir ni à « régler » tous les problèmes de violence qui se posent dans la sphère privée, surtout lorsque l’offense ne peut pas être considérée comme un délit, se « limitant » à un regard ou à un dire certes meurtrier pour l’offensé, mais insignifiant pour l’autorité. Peut-on se contenter de subir ou de fuir la violence de l’autre ? La vengeance est-elle une réponse monstrueuse à rejeter absolument ? Comment cheminer dans la quête de la « vie bonne » pour reprendre la formule d’Aristote, au milieu des hommes tels qu’ils sont… c’est-à-dire quelquefois violents, lorsqu’on est ou qu’on se sent victime de la violence d’un autre ? C’est toute la problématique philosophique de la sagesse pratique qui est ici posée, celui du sens de ce choix de réponse qu’est la vengeance. La reconnaissance, le maître et l’esclave L’idée que pour être reconnu comme homme, il faille montrer qu’on est capable de risquer sa vie, n’est pas nouvelle. 285


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Risquer sa vie, l’enjeu « Dès le temps de Solon, on en vint à regarder la servitude comme pire que la mort »1. Depuis Homère jusqu’à Sénèque, en passant par Platon et Aristote, on dit dans l’antiquité que la vie sans le courage de mourir, c’est la servitude (Vita si moriendi virtus abest, servitus est, Sénèque, Ep., 77, 13). Les esclaves de l’antiquité étaient censés avoir prouvé leur servilité en refusant le suicide. « Le courage étant la vertu politique par excellence, ils avaient montré ainsi… leur inaptitude à la citoyenneté »2. On trouve plus tard chez La Boétie notamment, l’idée que l’humain peut s’abîmer dans la « servitude volontaire », tant qu’il n’a pas restauré l’homme en lui. Mais c’est plus près de nous, chez Hegel que la formalisation du thème se présente de la façon la plus parlante, même si elle est souvent très complexe. Que nous dit-il ? « La lutte de la reconnaissance (Anerkennen) est à la vie et à la mort ; chacune des deux consciences de soi met en péril la vie de l’autre et accepte pour soi cette condition, mais se met seulement en péril ; en effet, chacune a aussi en vue la conservation de sa vie comme étant l’être là de sa liberté… La lutte pour la reconnaissance et la soumission à un maître est le phénomène d’où est sortie la vie sociale des hommes… La violence… est le fond de ce phénomène… »3. Voici l’énoncé de la contradiction dans laquelle l’homme est plongé dès sa naissance : La vie est aussi essentielle que la liberté, et la violence, loin d’être le fait de tel ou tel, est inscrite au cœur des relations entre les hommes, liée à une rivalité fondamentale des consciences par rapport à la maîtrise du monde et au désir d’être reconnu. Pour se faire reconnaître, les consciences s’engagent donc dans une lutte à mort qui ne s’arrête que quand l’un des adversaires consent à se soumettre à l’autre. Celui qui préfère la survie comme « esclave » se glisse, au moins en apparence, dans une autre représentation du monde, celle du maître, reconnu comme tel, lui qui s’est exposé pour s’affirmer, a mis en jeu son être naturel, et ce faisant, a montré que quelque chose avait plus d’importance pour lui que la vie. Il reste « maître » de la situation. On sait que pour Hegel, la position de « maîtrise » est une impasse, même si elle est un moment nécessaire du développement de l’esprit qui prend conscience de soi comme rationalité dans l’histoire. « L’esclave » par son travail « dans le champ du maître » va conquérir l’estime de soi, prouver, dans le concret, son utilité, alors que le maître qui n’est reconnu que par un esclave va s’enliser dans la suffisance, la dépendance matérielle, et l’oisiveté… Il va se vider en quelque sorte de sa substance. De cette dialectique, je retiens ce qui me semble pouvoir éclairer les situations de violence qui nous intéressent : 1- Robert SCHLAIFER, "Théories grecques de l'esclavage d'Homère à Aristote", in Harvard Studies, Classical Philology, 1936, XLVII. 2- Hannah ARENDT, La Condition de l'homme moderne, [1958], Agora Pocket, Paris, 2004, 74-75. 3 - Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Précis de l'Encyclopédie des Sciences Philosophiques, [1817], Paris, Vrin, 1969, 242-243.

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LA VENGEANCE SUR LE CHEMIN DE LA RECONNAISSANCE – Tout d’abord l’idée que dans les relations humaines le conflit est incontournable, et que l’acceptation du risque de l’affrontement si on veut vivre en homme et être reconnu comme tel, est absolument nécessaire. – Ensuite l’idée qu’il y a fatalement insatisfaction du désir de reconnaissance dans ce cas de figure dysparitaire : personne n’est satisfait de n’être reconnu que par un esclave. – Enfin l’idée que grâce au travail, qui est transformation du monde (dont soi) par l’intelligence humaine, d’autres possibles vont pouvoir se révéler. Schéma 1 : La lutte à mort

La « violence » du regard et du jugement Voyons ce qu’il en est de la « violence » du regard et du jugement dans les relations interpersonnelles, que cette violence ait été explicitement voulue ou pas. Nous avons vu que l’autre est intrinsèquement dérangeant du fait qu’il a naturellement un autre point de vue sur le monde qui bouscule le nôtre. La rencontre de l’altérité de l’autre toute essentielle qu’elle soit dans la construction personnelle de chacun, ne va pas de soi, essayons de comprendre pourquoi. L’entendement humain procède avec les objets du monde par catégorisation (table, chaise désignent des classes d’objets), et établissement de lois (exemple : la pesanteur) régissant leurs relations, déplacements, changements… L’homme étiquette et "mécanise" les éléments du monde, pour les comprendre et les 287


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS maîtriser… Et il est toujours tenté de figer l’autre homme comme un objet pour soi, ce qui revient souvent à le tuer symboliquement, au lieu de le reconnaître comme source légitime de point de vue, sujet d’égale dignité. Notre expérience nous enseigne que celui qui se sent regardé ou jugé, même de façon non franchement hostile, peut le ressentir comme une amputation de sa liberté, voire comme une offense. Mais, cela concerne-t-il tout regard, tout jugement ou seulement tel regard et tel jugement ? Si le regard peut être aussi celui de l’amitié, et le jugement celui de la reconnaissance, comme tels, l’un et l’autre recherchés, il n’en demeure pas moins qu’une fragilité est créée : chacun apprend vite que le regard initialement aimant peut se détourner, se faire dur, le jugement favorable changer, devenir dévalorisant… L’autre comme source de discours imprévisibles, comme origine de points de vue différents, crée une insécurité, par sa seule présence. Quelques exemples pris dans la vie de tous les jours des enfants de maternelle illustrent cette affirmation. Ainsi, cette plainte entendue souvent : « Maîtresse, il m’a traité… Il a dit de moi ! » (sans complément !). Et cette apostrophe également très fréquente sur les cours de récréation : « Arrête de me regarder, tu veux ma photo ? » La tentation de détruire le regard, ou de faire baisser les yeux, apparaît souvent dans les situations de sadisme ou de conflit d’autorité… Sartre pense la honte comme l’humiliation d’avoir "son être dehors ", livré au jugement des autres… C’est pour lui ontologique, et si cette affirmation nous touche, c’est qu’à la base il y a sans doute cette intuition partagée d’une difficulté fondamentale commune à tout homme, difficulté qui permet de se construire, mais difficulté qu’on peut très facilement mal vivre, ce qui nous importe ici. Examinons de plus près, en logique, valeur de vérité, les jugements qui « traitent » l’autre, disent quelque chose de lui, pour comprendre pourquoi ils sont souvent vécus comme violences. Tout jugement se présente sous la forme de sujet-copule-prédicat, ou peut s’y ramener. Les différents sens de la copule "est", sont : – L’identité ("Venus est l’Étoile du Berger"), prédicat et sujet désignent la même réalité.4 – L’appartenance ("Socrate est un homme"), la copule « est » marque la relation d’appartenance d’un élément à un ensemble. – L’inclusion ("L’homme est mortel "), la copule "est" marque la relation d’inclusion d’un ensemble dans un autre ensemble : l’ensemble des hommes est inclus dans l’ensemble des mortels. Comme le sujet de la proposition renvoie ici à un être singulier, nous examinerons seulement les deux premiers sens de "est", le troisième n’apportant rien de plus pour notre sujet que le second, sinon une amplification de la qualification. Nous noterons que le sentiment d’offense implique le plus souvent, mais pas toujours, une imputation d’intention malveillante et délibérément réductrice à l’offenseur. Mais, voyons en quoi il peut être en soi violence. - Le jugement d’identité peut sans nul doute être vécu comme une injustice, erreur offensante, si on entend logiquement qu’on est identifié à quelqu’un d’autre. 4- Gottlob FREGE, Écrits logiques et philosophiques, Paris, Éd. du Seuil, 1971, 102-126, trad. C. Imbert 288


LA VENGEANCE SUR LE CHEMIN DE LA RECONNAISSANCE Un nom propre relié à un autre par la copule "est", est compris légitimement comme : « X est une copie de Y, une simple copie, voire une pâle copie, donc il n’est pas un lui-même, artisan de sa propre vie. » - Le jugement d’appartenance peut être considéré comme réducteur s’il revient à dire à quelqu’un qu’il se définit entièrement comme appartenant à tel ensemble. Par exemple, traiter quelqu’un de fasciste sur un mur ("X = SS"), c’est dire : « Il appartient à la catégorie des fascistes, il est essentiellement fasciste ». Ces énoncés uniques, peuvent, en toute logique, être interprétés comme limitatifs. Or, un être humain singulier est déjà, comme tout objet singulier qu’on cherche à connaître, à l’intersection de plusieurs ensembles, mais il aspire légitimement, de plus, comme individu humain, unique, à être reconnu comme sujet existentiellement libre, et vivra le plus souvent comme une violence, cette réduction. Même lorsque certains hommes proclament une identité d’appartenance à une communauté («Je suis juif, arabe, polonais… »), ils ne manquent pas de considérer comme une offense qu’on les ramène de l’extérieur à cette appartenance. La quête d’identité est affaire de sujet. Et la reconnaissance visée par chacun n’est pas une reconnaissance « objectivante » externe. L’offenseur prétend souvent produire un énoncé de vérité, dire objectivement ce qu’est l’autre, alors qu’il le réduit à un "quoi ", à un "quelque chose" de parfaitement classable, à un élément interchangeable d’un ensemble, ce qui est insatisfaisant, comme « reconnaissance ». Je me suis demandé s’il n’y aurait pas un prédicat unique, donné par un autre, qui pourrait être universellement acceptable. Je n’ai trouvé que celui qui reconnaîtrait que X réalise de façon unique, et libre, soi-même, son appartenance active jamais terminée à l’humanité, autrement dit sa dimension de sujet. Bien plus qu’une question de grammaire (une problématique de relation de sujet à attribut), c’est aussi une question éthique, il s’agit d’être reconnu comme libre, autant qu’on puisse l’être dans l’humaine condition. Chacun semble se vouloir comme quelqu’un dont on ne peut rien dire de suffisant, sinon qu’il est vivant, libre, en devenir, le même et peut être toujours un peu un autre. Même s’il appartient à telle culture et se trouve dans telle condition, son humanité est affaire de construction et de choix, au moins dans sa revendication. En conclusion de cette partie, je dirai qu’on peut comprendre comment le jugement dans sa forme même est une violence potentielle. Il est interprétable comme une réduction injurieuse à la copie d’un autre, ou à une catégorie, un enfermement dans un destin (de chose mue de l’extérieur, expliquée par autre chose)… Mais c’est, bien entendu, une offense caractérisée quand le contenu (la catégorie ou le personnage auquel on est identifié) signifie en plus, exclusion de la communauté des hommes "honorables", assimilation humiliante, à une soushumanité. L’offensé en brandira alors souvent le drapeau pour crier vengeance, ou choisira la fuite. On se souvient dans le Jules César de Shakespeare de la reprise : « Mais Brutus est un homme honorable ! » qui voulant dire le contraire, et emportant l’assentiment de la foule, conduit Brutus à la fuite et à la mort. Les réponses à la violence Tout jugement, tout regard est donc potentiellement mortifère au niveau symbolique, ce qui dans le langage courant s’exprime par le refus du 289


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS « cataloguage ». Parmi les réponses à cette violence, je distingue celles de la soumission ou du refus de l’affrontement et celles de l’affrontement plus ou moins différé. La soumission et le refus du conflit C’est le choix de la survie comme priorité pour soi. Les attitudes d’évitement du conflit laissent toute la place à l’offenseur. Et, même lorsque l’offensé parle, c’est pour se justifier ou se défendre : « J’entends ce que vous dites de violent, mais j’ai des excuses… » ou : « Ce n’était pas moi… », c’est ce que j’appelle le "Complexe de l’Agneau" (de la fable) : "Je n’étais point né… je tète encore ma mère"… Il me semble qu’alors l’offensé en reste au niveau de l’énoncé de l’offense. Il n’ose pas lever les yeux jusqu’à l’offenseur. Il en appelle naïvement à la raison raisonnante du violent dont le discours n’est pourtant manifestement que l’habillage du projet meurtrier. Dans ce cas de figure, seul l’offenseur est reconnu comme celui qui a dit, et c’est son dire qui compte, qui reste, même s’il n’est reconnu que par quelqu’un qui ne s’est pas senti de taille. Mais ceci n’est satisfaisant qu’un temps pour lui, si on fait l’hypothèse de son besoin de reconnaissance paritaire. L’offensé apparaît comme la victime quelque fois en attente de revanche ou de vengeance. Il peut aussi s’installer à vie dans le rôle de victime, renonçant à prendre en charge son destin, ou fuyant toujours plus loin tout affrontement. C’est la situation dysparitaire, injuste dans laquelle le faible est malmené par le plus fort en toute impunité, elle est dommageable à terme pour les deux protagonistes, mais plus durement pour l’offensé en posture mortelle. La réponse différée : la vengeance La vengeance serait le choix de retourner la violence dans le camp de l’autre. Le bénéfice attendu par l’offensé est de ne pas rester sous le coup du « médire » de l’autre. L’offenseur est affronté, le prix à payer par l’offensé est l’inconfort du risque à prendre, il s’expose à redevenir la cible de l’autre. Je distingue deux types de vengeance, la vengeance ordinaire ou vengeance proprement dite et la vengeance « ouverte » ou réponse d’un autre type. La vengeance ordinaire, ou vengeance proprement dite Ce qui est renvoyé à l’offenseur, c’est autant ou plus de la même offense ! L’autre est étiqueté en retour : on renvoie l’injure ou la rumeur. « C’est celui qui dit qui l’est ! » disent les enfants, population humaine que j’ai particulièrement fréquentée, mais, ces discours sont aussi proférés par des adultes. C’est le discours-riposte de la vengeance ordinaire, lorsqu’il est proféré en « différé ». Dans cette vengeance caractérisée, l’étiquetage est renvoyé à froid, après la période de « sidération » de l’offense. L’offense est renvoyée en boomerang à l’offenseur qualifié à son tour (réduit à une catégorie ou identifié à un monstre, et exclu). Lettre anonyme, dénonciations diverses sont de ce type. Chacun se contentant de vouloir être celui qui juge l’autre, qui lui porte le dernier regard méprisant, et c’est la recherche sans fin du dernier mot, sans fin, sauf escalade, passage à un autre type de violence. L’offensé, d’objet pour l’offenseur passe au statut de sujet qui juge et le fait savoir. Et l’offenseur passe du statut de sujet à celui 290


LA VENGEANCE SUR LE CHEMIN DE LA RECONNAISSANCE d’objet pour l’autre. Schéma 2 : La vengeance ordinaire

Je citerai Cyrano comme exemple significatif d’un retournement de ce type. Le rire est retourné contre les moqueurs, le premier offenseur est désigné comme coupable d’un regard interprété comme insultant, le second offenseur est l’auteur délibéré d’une injure, proférée en face. Les offenseurs sont battus sur leur terrain ! On rit d’eux avec le vengeur ! Mais l’impasse éthique et psychologique de la vengeance apparaît bien là : l’offensé est touché, c’est de lui-même qu’avec panache, il rit désespérément. Ceci me semble significatif de l’attitude de vengeance en général qui apparaît comme liée à une blessure narcissique si profonde qu’elle ne permet pas d’envisager la coexistence paritaire. L’intérêt incontestable est cependant que la violence de l’offenseur est momentanément arrêtée et que l’offensé ne se complaît pas dans le rôle de victime, il cherche à reconquérir une estime de soi minimale qu’il considère comme vitale, même si le ciel relationnel ne s’en trouve pas dégagé, loin s’en faut, pour autant. La vengeance « ouverte » Je distingue maintenant un autre type de vengeance, qui présente le même intérêt que le premier, tout en permettant d’aller plus loin, et d’ouvrir la porte de la coexistence, c’est celle que j’appelle la vengeance ouverte ou la vengeance-miroir. Au lieu de renvoyer la même injure, l’offensé renvoie à l’offenseur autre chose : un miroir. Ce faisant il lui renvoie une violence, qui l’atteint dans son image, c’est une vengeance : l’image grimaçante perturbe son "équilibre" du moment, son 291


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS illusion d’être son « moi idéal »… Exemple : Cet élève de terminale, affecté d’une disgrâce physique très évidente qui faisait se retourner les badauds, avait trouvé le moyen de renverser la situation : il revenait sur ses pas et fixait à son tour celui qui l’avait dévisagé, en exagérant un peu le trait. Immanquablement, le premier "regardant" baissait les yeux, confus, honteux d’avoir été surpris dans une attitude si peu digne. Cette violence-vengeance, affrontement en retour, est donc en même temps autre chose. Elle n’est pas d’abord destinée à nuire. Elle implique un travail sur soi de l’offensé : elle n’est possible que s’il s’est lui-même déjà occupé de sa blessure et de son point faible, s’il a accepté de ne pas être son moi idéal pour tout le monde lui compris, tout le temps, et s’il s’est préparé à agir pour pouvoir signifier, qu’il n’est pas réductible à son apparence… de même que l’autre n’est pas enfermé dans sa violence. Choix de la joute qui ne vise pas le dernier mot, mais la coexistence des consciences libres. L’autre est affronté, il est reconnu comme susceptible de se reconnaître coupable, d’éprouver la honte (morale cette fois-ci) sous le regard de l’offensé, honte qui peut ouvrir sur le pardon, affaire de l’offensé. Chacun pourra plus tard rire avec l’autre… alors que dans le premier cas on ne peut rire et faire rire que contre un autre. L’offenseur prend conscience qu’il est objet pour l’autre, son regardjugement lui est imputé par l’autre, il prend brusquement conscience de soi comme fautif mais non enfermé dans sa violence… L’offensé prend également conscience qu’il est un sujet qui peut regarder l’offenseur et provoquer en lui par son regard, le sentiment de sa "libérabilité", il se sent lui aussi comme un autre "qui peut"dominer sa peur et coexister avec quelqu’un de potentiellement violent, c’est une double reconnaissance, qui ouvre sur une coexistence possible.

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LA VENGEANCE SUR LE CHEMIN DE LA RECONNAISSANCE Schéma 3 : La vengeance ouverte, réponse d’un autre type

L’affrontement, autres réponses Face à la violence déjà posée, il y a donc des affrontements qui provoquent le respect réciproque tout en maintenant la communication avec l’autre. Peut-on encore appeler vengeance un acte retourné comme un geste "d’amitié", même s’il bouscule le "méchant" ? Nous sommes à la frontière de la communication non violente qui prétend combattre la violence par autre chose. À la violence destructrice est opposée la force de l’affirmation sereine de soi, la confiance affichée en l’humanité de l’offenseur. Nous arrivons là aux réponses que j’appellerai du "crédit ". Elles sont du type « Tu peux te libérer ! »… Elles sont un risque et un pari, pas toujours gagné, pour arrêter le cycle de la violence. Il s’agit de reconnaître a priori l’homme en puissance dans l’humain… par solidarité, choix éthique. La rencontre d’un autre qui nous fait d’emblée confiance, qui nous accompagne dans cette conquête d’humanité reconnue, est souvent citée comme moment clef d’un renversement de "destin", chance, cadeau de la solidarité des hommes, que chacun reçoit ou donne à un moment ou à un autre… Plus tard dans l’année, le jeune homme dont l’exemple est cité plus haut, a été capable d’engager ce dialogue avec une automobiliste qui le dévisageant régulièrement, lui semblait comme beaucoup d’autres le réduire à son handicap : « Bonjour Madame, vous me regardez, vous voulez peut-être me dire quelque chose ?….» Le résultat fut là encore la honte, mais vécue des deux côtés comme 293


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS ouverture vers des excuses et un échange. Il avait trouvé son chemin de coexistence. On a d’autres exemples dans la littérature : dans Les Misérables, de Victor Hugo, avec l’histoire des chandeliers donnés après le vol, et dans A l’est d’Eden, de Steinbeck, dans l’expression : "Timschell !" (Tu peux te libérer !) qui délivre de la violence. La reconnaissance de la "libérabilité" de l’autre permet l’actualisation de potentialités inouïes. Conclusion Face à la violence verbale ou posturale de l’autre, on peut donc se soumettre, préférant la vie comme "esclave" à l’affrontement, ou fuir. Pour sa survie personnelle, il est quelquefois difficile de faire autrement sans se faire massacrer directement sans profit pour personne. Mais le désir d’être reconnu comme liberté implique qu’on ose affronter d’une façon ou d’une autre, une violence difficile à supporter, au lieu de s’enliser dans des justifications au niveau de l’énoncé de l’offense. Toute vengeance est déjà recherche de récupérer sa dignité perdue et de s’affirmer comme sujet, capable d’au moins autant, face à l’offenseur, mais c’est le plus souvent autant de "nuisance" qui est renvoyée… Dans ce cas, on ne reconnaît que le « maître » et il n’est reconnu que par un "esclave", alternativement, s’il y a nouvelle réaction, ou en escalade avec recherche du dernier mot. Et cette situation n’est pas satisfaisante. L’intérêt d’une "vengeance" ouverte, qui cherche autre chose que la destruction de l’offenseur, est de permettre, et de se poser comme sujet, et de reconnaître l’autre comme non enfermé à vie dans sa violence, elle intègre ainsi par la honte que peut éprouver l’offenseur, la possibilité du pardon et de la coexistence. La vengeance est donc une action humaine qui peut hélas conduire à la frontière de l’humanité, dans le désert du règne de la violence pour elle-même, mais qui peut aussi quelquefois permettre d’en sortir en signifiant qu’on refuse l’oppression. À chacun de trouver son chemin de reconnaissance face à la violence de l’autre, reconnaissance de l’autre comme un soi, et de "soi-même comme un autre" selon le mot de Ricoeur, autre comme vu par les autres, mais aussi comme encore et toujours un peu inconnu à soi-même. Danièle DUPIN de SAINT CYR Philosophe daniele.b.ddsc@free.fr BIBLIOGRAPHIE ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Pocket Agora, Paris 2004. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Garnier Flammarion, 2004. AUBENQUE Pierre, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963. DAMASIO Antonio R., Spinosa avait raison, Poches Odile Jacob, 2003. FREGE Gottlob, Écrits logiques et philosophiques, Paris, Éd. Du Seuil, 1971, 101-126, trad C. Imbert HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Précis de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques, [1817], Paris, Vrin, 1969, 242-243. HYPPOLYTE Jean, Études sur Marx et Hegel, Marcel Rivière, 1965. LABORIT Henri, Éloge de la fuite, Gallimard, Folio/essais, 2004. RICOEUR Paul, Soi-même comme un autre, le Seuil, 1990. SARTRE Jean Paul, l’Être et le Néant, Tel - Gallimard, 2004.

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VENGEANCE ET JUSTICE La vengeance que l’on oppose souvent à la justice aujourd’hui, semble pourtant constituer l’un des ancrages historiques de celle-ci. Les religions, polythéistes ou monothéistes, font de la vengeance la base même de l’acte de justice, même si au cours de leur évolution, certaines la condamnent, voire enseignent le pardon qui peut se concevoir comme un renoncement à la vengeance, mais on peut ne pas se venger sans pour cela pardonner. Dans « l’exode », Yahvé demande à Moïse d’appliquer sans concession la loi de la pareille rendue, la loi du talion : « Mais s’il y a accident, tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie. »1 « Quiconque frappe quelqu’un et cause sa mort sera mis à mort » (ibid.)

Rendre la pareille n’est cependant pas toujours possible et Yahvé propose à Moïse d’appliquer un système de compensation : « Si un homme frappe l’œil de son esclave ou l’œil de sa servante et l’éborgne, il lui rendra la liberté en compensation de son œil. Et s’il fait tomber une dent de son esclave, il lui rendra la liberté en compensation de sa dent » (ibid.).

Remarquons qu’il valait mieux ne pas rester intact pour l’esclave s’il voulait être libre ! Il est vrai que le maître pouvait toujours acquérir un nouvel esclave intact, donc plus « rentable »… Enfin Yahvé fait savoir à Moïse qu’il interviendra lui-même si nécessaire :

« Vous ne maltraiterez pas une veuve et un orphelin. Si tu le maltraites et qu’il crie2 vers moi, j’écouterai son cri ; ma colère s’enflammera et je vous ferai périr par l’épée : vos femmes seront veuves et vos fils orphelins. (ibid. p. 122)

Ce sont là les propos d’un dieu vengeur (qui pourtant par son fils deviendra le dieu du pardon), propos que les religieux et les clercs reprendront à leur compte pour punir par la mort, c’est-à-dire par la sanction « absolue », la non-croyance, ou les doutes sur une hypothétique existence divine ! Certes nous ne réduirons pas les morales religieuses à ces seuls discours, mais il est important de noter que les textes religieux présentent la vengeance comme la première réponse presque automatique de justice à une agression, une insulte, un meurtre, un blasphème, etc. La vengeance est l’un de ces schèmes intériorisés par tout individu, résultant à la fois de l’Histoire et de son histoire personnelle, et sans doute la science a-t-elle encore beaucoup de progrès à accomplir pour nous éclairer sur ce que l’on pourrait entendre par « le sujet » et les différents 1

La Bible de Jérusalem, ÉDITIONS du Cerf, Pocket, exode 21, code de l’alliance, p. 120. Il semblerait d’après cette traduction que seul l’orphelin crie, mais dans d’autres traductions « ils » est au pluriel. Ex. : « Si vous les affligez et qu’ils crient à moi, certainement j’entendrai leur cri ; alors ma colère s’allumera » etc. La Sainte Bible revue par J.F. Ostervald, Bruxelles, 1863, p.52. 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS processus qui déterminent sa constitution. Michel ONFRAY note, s’agissant des religions qui se présentent comme des religions du pardon (elles pardonnèrent pourtant bien peu au cours de leur histoire !), que la vengeance telle qu’elle est décrite et enseignée dans l’Ancien Testament, n’est pas effacée dans le Nouveau : « Jésus enseigne qu’il n’abolit pas l’Ancien Testament, mais l’accomplit. […] Le même Jésus qui refuse de rendre coup pour coup chasse violemment les marchands du temple coupables de vendre bœufs, brebis, colombes, et de changer de l’argent à leurs comptoirs. […] Rappelons quelques autres passages du Nouveau Testament dans lesquels leur héros ne se comporte pas toujours en gentleman… Ainsi, quand il professe sept malédictions contre les pharisiens et scribes hypocrites (LUC XI, 42-52) ; quand il voue à la géhenne les individus qui ne croient pas en lui (LUC X, 15 et XII, 10) ; quand il invective les villes du nord du lac de Génésareth coupables de n’avoir pas fait pénitence, quand il annonce la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple (MARC XIII) ; quand il professe que qui n’est pas avec lui est contre lui (LUC XI, 23) ; quand il enseigne qu’il n’est pas venu pour la paix, mais pour le glaive (MAT.X, 34) »3

Au XXIe siècle la vengeance est plutôt déconsidérée en Occident, mais la peine de mort est appliquée légalement par de nombreux pays non-européens, occidentaux ou non. Les habitudes de vengeance existent encore autour de la Méditerranée, par exemple en Corse et en Sardaigne. En Albanie la vengeance est toujours légitimée par le Kanun (législation du XVe siècle). Le code 848 du Kanun stipule « que le sang versé s’efface par le sang repris ». Cet article aurait pour fonction de protéger les pauvres en empêchant les riches de s’en prendre à eux. Après l’effondrement du régime communiste, l’État n’a pu empêcher une réactualisation du Kanun : lorsqu’un membre d’une famille est victime d’un meurtre, cette famille a le droit de tuer n’importe quel membre de la famille du meurtrier, y compris sa femme, ses enfants, ses cousins. Dix mille personnes seraient de nos jours concernées par le Kanun et près de mille enfants ne sont pas scolarisés et vivent enfermés pour ne pas être tués.4 La vengeance reste une tradition vivante, et sans doute est-elle un réflexe que chacun de nous peut avoir en acte ou en parole. La justice peut-elle échapper à la marque de la vengeance ? Rien n’est moins sûr, et il arrive que le discours vengeur soit celui d’une justice « qui se venge d’une justice injuste ». Ainsi, malgré son titre, le journal Le Vengeur, dans les premiers jours de La Commune de Paris, se félicite du calme qui règne dans la capitale et tient, dans un des moments tragiques de notre histoire, des propos optimistes et pleins d’espoir en une société meilleure : « Quel changement ! Quelle amélioration !…Pas un meurtre, pas un vol ! pas un corps à la morgue ! pas une bourse au greffe ! La cour d’assise est vide comme le Louvre » 5

On trouve dans ce même journal, daté du 14 mai 1871 : « Il faut que l’ouvrière laborieuse, intelligente, cesse d’être la victime, l’esclave et la dupe de ceux qui possèdent et s’enrichissent à ses dépens ».

Rien de vengeur dans ce propos, mais les femmes qui participèrent à la lutte armée aux côtés des communards subirent elles aussi la vengeance des Versaillais aux ordres de Thiers. Le géographe Élysée Reclus écrit : « Ce n’était point une jolie femme, ni une jeune femme, mais une pauvre prolétaire entre deux âges, petite, marchant péniblement. Les insultes pleuvaient sur elle. Un très jeune officier de hussard dit : "Savez-vous ce que nous allons en faire ? Nous l’enculerons avec un fer rouge" »6 3

ONFRAY Michel, Traité d’athéologie, Grasset,2005, pp. 199-201. Information donnée dans le journal « Le Monde » des 22 et 23 août 2004. 5 SORIA Georges, Grande Histoire de la Commune, Éditions Robert Laffont pour le « Livre club Diderot », Paris, 1970, tome 3, p.35. 6 ibid. p.141. 4

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VENGEANCE ET JUSTICE Pourtant ce que demandaient avant tout les auteurs des articles publiés dans Le Vengeur n’avait rien à voir avec la vengeance ; exemple : « Il faut que, dès son jeune âge, l’enfant passe alternativement de l’école à l’atelier, afin qu’il puisse, de bonne heure, gagner sa vie en même temps qu’il développera son esprit par l’étude et la pensée […] Il faut qu’un manieur d’outil puisse écrire un livre, l’écrire avec passion, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi. Il faut que l’artisan se délasse de son travail journalier par la culture des arts, des lettres ou des sciences, sans cesser pour cela d’être un producteur. » 7

Ainsi le discours de ceux que l’on considère comme d’abominables vengeurs est parfois positif et juste, du moins nous semble-t-il, et celui de l’ordre, comme ce fut le cas de nombreux propos des « Versaillais », peut relever de la barbarie la plus effroyable, alors qu’il prétend faire justice. Le sujet juste est-il un citoyen ? Un individu censé avoir intégré la Raison ? Il n’est pas sûr que l’histoire contemporaine permette de dégager le modèle d’un « homme moderne » au sens où le siècle des Lumières a crû pouvoir le créer. Le renouveau de l’esprit religieux, c’est-à-dire de la pensée magique, montre bien que tous les problèmes auxquels les religions donnaient des solutions transcendantes, ou bien resurgissent par une reinstitutionnalisation de l’irrationnel, ou bien se retrouvent projetés dans la conscience au moment où, paradoxalement, le citoyen prétend agir homme libre. Mais quittons le tragique de la Commune de Paris et consultons un fabuliste qui se faisait peu d’illusions sur la justice. 1. UN CAS SIMPLE DE VENGEANCE : « LE RENARD ET LA CIGOGNE » DE JEAN DE LA FONTAINE8. La cigogne, ayant été invitée par le Renard à un repas qu’elle n’avait pu consommer, invita à son tour le Renard qu’elle mit dans la même situation. Ainsi, la cigogne applique la loi du talion, ce qui semble très naturel au narrateur qui se contente dans les deux derniers vers de donner un avertissement aux trompeurs : Trompeurs, c’est pour vous que j’écris, Attendez-vous à la pareille.

La pareille, c’est évidemment la vengeance annoncée au vers 9 : Pour se venger de cette tromperie, À quelque temps de là, la cigogne le prie

Rendre la pareille au Renard pour la cigogne, c’est mettre le Renard dans la même situation que celle dans laquelle elle-même avait été mise : ne pas pouvoir déguster ce qu’on lui offre. Au récipient plat, dans lequel le Renard avait servi « un brouet clair », donc du liquide, s’opposent des morceaux de viande, donc du solide, dont l’odeur réjouissait le Renard, servis « En un vase à long col et d’étroite embouchure » (v21). L’acte de vengeance se construit sur un programme narratif similaire à celui du Renard, « inviter à dîner », mais sur des oppositions au niveau des objets et des modalités : Invitation par R. = invitation par C. Liquide VS solide Assiette VS vase à long col Brouet clair VS viande friande Menu frugal VS menu riche 7 8

ibid. P. 299. La Fontaine Fables livre I -18.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Si l’on considère les objets sur lesquels portent les programmes d’usage, et la conjonction des sujets l’un à l’objet brouet clair, l’autre à l’objet viande friande, on constate que ces objets conjugués avec les modalités de leur présentation constituent des obstacles à la réalisation des programmes car ils sont l’un un antiobjet pour le sujet C, l’autre un anti-objet pour le sujet R. Par exemple la cigogne n’a pas le/pouvoir faire/pour réaliser le programme que feint de lui proposer le renard, sujet manipulateur qui en fait met en place sur le plan de la factitivité un « ne pas pouvoir faire ». La vengeance de la cigogne se traduira par un programme du même type. C’est donc un système très proche de la loi du talion qui est mis en place, car si sur le plan figuratif sujets et objets diffèrent, sur le plan abstrait les deux anti-programmes sont équivalents et symétriques. En somme les programmes mis en œuvre sont en apparence des programmes de conjonctions respectives avec des objets, mais en réalité du fait même de la nature de ces objets, ces programmes sont des programmes de non-conjonction. Ainsi, la vengeance se construit d’abord sur une structure symétrique, sur un principe d’équivalence qu’elle partage avec la justice. Joseph Courtés va jusqu’à les considérer comme de même nature, situant ce qui les différencie au niveau des sujets destinateurs : « À la différence de ce que la sémiotique narrative désigne comme/justice/, -qui est exactement de même nature, mais qui met en jeu un destinateur social- la/vengeance/est le fait d’un destinateur individuel » 9

L’acte vengeur est l’acte réciproque de l’agression. Il met en œuvre une structure symétrique construite sur une identité des comportements renvoyant aux noèmes d’égalité et d’altérité. L’altérité des sujets se combine avec l’identité des comportements appliquée à des objets adaptés à cette altérité des sujets, mais symétriques par leurs fonctions d’anti-objet par rapport à ces sujets. Tout cela pour dire, au moment où la vengeance est condamnée dans la plupart des démocraties, d’abord qu’elle ne résulte pas du seul pathos, et que le premier mouvement qui semble être à ses origines est une volonté de rétablir un équilibre qui se traduit par rendre la pareille, ensuite qu’elle met en œuvre un faire compensatoire qui semble assez bien traduit par la métaphore « rendre la monnaie de la pièce », qui illustre l’enracinement de la vengeance dans l’économie, ce que nous disent déjà les textes de l’Ancien Testament. Disant cela, nous ne légitimons pas la vengeance, mais nous tentons de comprendre ce qui en fait la force, et considérons que la justice est souvent un sujet vengeur qui se substitue à la victime, du moins en partie, car son rôle ne se limite pas à cette fonction. On « réclame justice », on « crie vengeance », on « ne fait pas de cadeau », bref le désir de rendre la pareille ou d’obtenir une compensation correspondent à une même structure. Nous avons consulté une version musicale écrite au XVIIIe siècle de la fable « Le Renard et la Cigogne » dans le « Recueil de fables choisies dans le goût de M. de La Fontaine »10 et avons constaté que le refrain met en relief « la pareille », c’est-à-dire la vengeance : 9

Courtés Joseph, Analyse sémiotique du discours, Paris, 1991, édit. Hachette, col. SUP, p.211. LOTTIN H. N. et BUTTARD J. H. -à la vérité – rue St Jacques, Paris, ont publié avec approbation de Monsieur Danchet, membre de l’Académie Française, censeur royal, ce recueil en 1749 sans que soit 10

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VENGEANCE ET JUSTICE Titre : « Le Renard et la Cigogne Moqueur moqué Sur l’air, Eugène entrant dans sa campagne, chant 65

»

Refrain : Qu’on s’attende à la pareille, Quand on fait des tours mauvais. Est bien sage qui conseille De ne s’en mêler jamais

Ce texte, dont l’écriture n’a vraiment rien à voir avec celle de La Fontaine, est intéressant dans la mesure où, alors que le recueil est présenté par le Censeur Royal dans son Approbation, comme « l’ouvrage d’un auteur qui en amusant cherche à instruire », l’expression « rendre la pareille » mise en relief et en valeur par le refrain, fait de la vengeance de la cigogne une réaction jugée normale et morale. 2. LA PAROLE VENGERESSE Il arrive que l’acte compensateur et vengeur relève du seul discours et soit masqué. C’est le cas du premier des « Spleen »11 de Baudelaire qui distille son fiel vengeur en usant des termes décrivant un paysage urbain sous la pluie, puis un intérieur parisien, pour s’achever par un propos énigmatique concernant des figures d’un jeu de cartes. « La clôture du texte » est fondamentale pour les sémioticiens, mais ce n’est qu’en analysant le contexte et la biographie du poète que l’on comprend le sens des six derniers vers du sonnet, et par rétro-lecture le poème dans son entier. 12 L’ouverture du poème par le mot « Pluviôse » fait sonner les cuivres de la Révolution, et le champ lexical de/la révolte/dénotée ou connotée (Pluviôse, irrité, ville, urne, pâles habitants, cimetière, mortalité, faubourgs, etc.), montre que le poème est bien un discours de révolte, ce qui s’explique par le fait qu’il fut écrit juste après les journées de 1848 auxquelles Baudelaire avait participé. Le 24 février 1848, pris dans la révolution, il fit sa révolution personnelle, en criant sur les barricades qu’il fallait fusiller le général Aupick, directeur de l’École Polytechnique, qui n’était autre que son beau-père, le deuxième mari de sa mère. Dans ce poème Charles se venge d’Aupick qui lui a pris sa mère en l’épousant, alors qu’il avait sept ans, et de sa mère, Caroline Archenbaut-Defayis (ou ArchimbautDufaÿs), madame veuve Baudelaire, devenue Madame Aupick. Celle-ci était doublement coupable aux yeux de Charles car, effrayée par les dettes de son fils, elle

précisé le nom du ou des auteur(s) des textes remaniés, les 106 mélodies sur lesquelles doivent être chantés ces textes étant empruntées à Lully, Lambert, Campra, Desmarets, Destouches, Clerambault, Marchand, Couperin, Marais, de Bousset. 11 Les Fleurs du Mal Pluviôse, irrité contre la ville entière, De son urne à grands flots verse un froid ténébreux Aux pâles habitants du voisin cimetière Et la mortalité sur les faubourgs brumeux. etc. 12 MARILLAUD Pierre, « Une lecture de Spleen » in La lecture des textes, Actes du Xe Colloque d’Albi Langages et Signification édit. C.A.L.S. publiés avec le concours du Conseil Scientifique de l’Université de Toulouse-le Mirail, 1989, pp.15-58.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS avait engagé en 1844 une procédure qui avait abouti à la désignation par le tribunal civil d’un notaire de Neuilly pour gérer les biens du poète. Il ne lui pardonna jamais. Mais comment se venge le poète ? Subtilement, en jouant avec les mots et les lettres, avec les homophonies et les sous-entendus. Considérons les deux tercets énigmatiques à première lecture : […] Le bourdon se lamente et la bûche enfumée Accompagne en fausset la pendule enrhumée, (v 11) Cependant qu’en un jeu plein de sales parfums, Héritage fatal d’une vieille hydropique, Le beau valet de cœur et la dame de pique Causent sinistrement de leurs amours défunts.

Par les homophonies et les paragrammes, Baudelaire règle ses comptes, car le lecteur peut entendre : Cependant qu’en un JE plein de sales parfums Héritage FŒTAL d’une vieille HYDRE AUPICK Le BeAU valet DE cœuR et LA damE de pIque B AU DE R LA E I

Le vers 13 contient bien le nom de Baudelaire en paragramme. Ce vers 13 peut se lire : Le beau valet de cœur et la dame d’AUPICK ou encore Baudelaire et la dame d’Aupick C’est-à-dire que l’on peut faire commuter « la dame de pique » avec « la dame d’Aupick ». Nous savons que chez les cartomanciens la dame de pique est la dame du malheur et de la mort. « La dame de pique » est aussi le titre d’une nouvelle de Pouchkine, dont Tchaïkovski fit un opéra. Dans la nouvelle comme dans l’opéra, la dame de pique est la carte qui fait perdre Hermann, l’officier de l’armée russe qui, en début de partie, avait pourtant tout gagné en appliquant la martingale qu’il avait arrachée à la vieille comtesse (elle en était morte) ; il deviendra fou car la figure de la carte de la dame de pique, en le faisant perdre, prit le visage de la vieille comtesse. Ajoutons que « la pendule enrhumée » (vers 10) entre dans l’isotopie de la mort si l’on prend pour corpus l’ensemble de l’ouvrage. Il suffit de se référer au poème « L’horloge » qui commence ainsi : « Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible, Dont le doigt nous menace et nous dit ; « souviens-toi ! »

Mais revenons à Pluviôse : ce texte nous apparaît bien comme un texte vengeur, le discours constituant l’acte compensateur, le jugement porté et la sanction infligée. Il fonctionne comme un acte de parole dont l’effet illocutoire est l’obligation pour le lecteur d’accéder aux sens cachés du texte. On pourrait même parler d’effet perlocutoire dans la mesure où ce texte déstabilise le lecteur par le caractère énigmatique des derniers vers. 3. VENGEANCE ET RESSENTIMENT Il arrive que l’acte de justice mette fin au ressentiment, mais c’est assez rare, et très souvent le ressentiment occupe entièrement l’esprit du vengeur, le possède en quelque sorte. Proche de la rancœur et de la rancune, le ressentiment est le fait que le sujet offensé ou blessé revit constamment l’offense ou la blessure, revit son passé, donc 300


VENGEANCE ET JUSTICE vit un autre temps enchâssé dans le présent. La vengeance est alors à ses yeux la seule issue possible, car elle lui donnera l’illusion de revenir au temps de l’offense pour réorienter le cours des choses, pour refaire son histoire. Mais il arrive que le ressentiment ne résulte d’aucun acte offensant ni blessant : c’est ce qu’éprouve le sujet quand, non satisfait de son sort, il désire fortement se venger de sa situation, de son malheur, sur le dos d’autrui. Le besoin de symétrie ou d’égalité devient un désir d’instaurer le symétrique de son malheur, c’est-à-dire d’infliger aux autres un malheur qu’ils ne méritent absolument pas. On sait comment A. Hitler utilisa le ressentiment de nombreux médiocres pour recruter les Sections d’Assaut d’abord (qu’il n’hésita pas à sacrifier ensuite), puis les SS dont nombreux furent ceux qui prirent une revanche sur la médiocrité de leur statut social initial en s’imaginant qu’ils devenaient les artisans d’une nouvelle humanité. Ayant trouvé des boucs émissaires (les juifs, les gitans, les homosexuels, etc.) nous savons comment s’exerça la plus effroyable des vengeances qu’ait connue l’humanité. Sur le plan individuel, un sujet laid ou se considérant comme tel, peut se venger sur les autres de sa laideur en leur faisant vivre le même enfer que le sien, par exemple en défigurant quelqu’un, en le torturant, en l’accusant à tort, etc. Si l’on applique au ressentiment le même type d’analyse que celle faite de « la nostalgie » par A.J. Greimas, on retrouve des traits communs à la vengeance et à la nostalgie : 1) un état pathémique (dépérissement, tristesse, colère) qui présuppose un autre état pathémique. 2) L’autre état pathémique (le regret, l’amertume, l’obsession) causé par un événement. 3) Cet événement est une disjonction du sujet d’avec un objet de valeur (beauté, réussite, pouvoir, bonheur, etc.).13 Quand la mémoire d’un fait, d’une agression, verbale ou physique, obsède le sujet vengeur, nous pouvons utiliser la formule de Greimas : Sujet conjoint à l’objet de valeur Sujet disjoint de l’objet de valeur ----------------------------------------- Æ------------------------------------/ Passé/ / Présent/ Le bien perdu n’est pas le pays natal, mais ce que le sujet était avant d’avoir été offensé, lésé, blessé. C’est donc une recherche vaine dans le temps et l’espace d’un sujet qui n’existe plus, mais que l’acte de vengeance permet de faire revivre sous forme de simulacre. L’objet simulacre peut être soit un programme narratif non réalisé (= regret de ne pas avoir fait), soit un état de conjonction à un objet passé dont le sujet fut disjoint. Dans le cas du ressentiment lié à un état naturel, la formule peut être ainsi utilisée : Sujet disjoint de l’objet de valeur sujet non conjoint à l’objet de valeur ---------------------------------------- Æ-------------------------------------------/ Passé/ / Présent/ En somme le sujet vengeur vit dans deux univers, l’univers « réel » dans lequel il se sent frustré, et l’univers imaginaire qui est celui d’un monde autre où luimême est autre, un univers où il obtiendrait contentement et satisfaction. 13 Algirdas Julien GREIMAS – « De la nostalgie ; étude de sémantique lexicale » in Questions de sémiotique, ouvrage collectif, P.U.F., publié sous la direction d’Anne HENAULT, 2002, p.595.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Nous avons évoqué la ressemblance entre la nostalgie et la vengeance, nous pourrions également rapprocher la vengeance et le désir insatisfait du monde d’icibas auquel certains, Platon compris, substituent un monde double, un ailleurs, mais alors que pour Platon l’ailleurs s’oppose au monde réel (mythe de la caverne), l’ailleurs pour le sujet vengeur enchâsse le passé dans le présent et l’efface par un acte dans le présent du réel. En ce sens la vengeance est interprétée par le sujet comme le rétablissement d’un équilibre qui n’est que la projection que recherchent ceux qui mettent le réel dans le plateau gauche de la balance, et le paradis et l’enfer dans celui de droite. La vengeance de « Titus Andronicus », personnage de Shakespeare, est l’exemple d’un sujet qui, ayant assisté à l’assassinat d’un de ses fils, à la condamnation d’un autre fils à l’exil, au viol et à la mutilation de sa fille, et qui, bien qu’ayant accepté de se couper une main, n’a pu empêcher la décapitation de ses derniers enfants, a été poussé dans ses derniers retranchements. Il se venge de la reine des Goths, Tamora, en lui faisant déguster ses enfants qu’il a cuisinés luimême et servis aux convives. Cette vengeance ne change rien à la douleur de Titus Andronicus, mais en en venant au cannibalisme et en faisant manger par une mère ses propres enfants, il rend malheur pour malheur, douleur pour douleur, barbarie pour barbarie, car il ne peut supporter de ne pas réagir à ce qu’on lui a fait, sous peine de ne plus supporter l’image qu’il se fait de lui-même. Le pardon était-il possible ? Non ! Or c’est une situation qui explique parfois la vengeance : elle s’impose quand la justice ne peut rien, et quand le sujet est aliéné par le regard qu’il porte sur lui-même. 4. NI PARDON NI VENGEANCE Pardonner c’est « per-donner », c’est-à-dire donner totalement, le préfixe per, devenu par, ayant une valeur intensive. C’est en quelque sorte faire cadeau de la vengeance qui s’impose au sujet. On peut construire un carré sémiotique : réaction intéressée Mais les choses ne sont pas si simples car il existe une attitude qui n’est ni Se venger----------------------pardonner Sévérité ou Rigueur

clémence ou laxisme Ne pas pardonner-----ne pas se venger indifférence

pardonnante ni vengeresse, une attitude qui refuse l’enfermement dans la culpabilité, qui refuse la clémence valorisant le sujet, comme celle d’Auguste, et qui pourtant n’est pas anti-humaniste. Ce discours non-vengeur, mais n’ayant rien à voir avec le pardon, chrétien ou non, avec la clémence pleine de suffisance et de 302


VENGEANCE ET JUSTICE sentiment de supériorité, c’est celui des « Stances à un cambrioleur » de G. Brassens. On sait que c’est après un cambriolage de sa maison que le poète s’adressa au « Prince des monte-en-l’air ». Nous nous contenterons de quelques remarques sur ce texte dans lequel Brassens explique à son cambrioleur que c’est en son honneur qu’il a composé cette chanson (v4). Il le remercie d’avoir fermé la porte en repartant, de ne lui avoir dérobé que le strict nécessaire et de lui avoir laissé sa guitare, « solidarité d’artisanat » (v6), et lui conseille « de ne pas tout lâcher en solde aux receleurs », reconnaît que si ses chansonnettes n’avaient pas eu de succès, il aurait lui aussi « pu virer malhonnête » et devenir son complice (v 22-23). Inversant les valeurs traditionnelles le poète n’oublie pas la symétrie en reconnaissant qu’il doit cette chanson à son voleur. Celui qui pardonne affirme un pouvoir, puisqu’il juge, alors que Brassens refuse ce pouvoir. Le post-scriptum de la chanson est éloquent : « Si le vol est l’art que tu préfères, Ta réelle vocation, ton unique talent, Prends donc pignon sur rue, mets-toi dans les affaires, Et tu auras les flics même comme chalands »

Ce faisant Brassens montre qu’à la fois il ne craint pas le regard de ceux qui porteraient plainte, ni la honte de ne pas se venger. En fait, pour retrouver un vocabulaire sartrien, le poète se glisse dans l’idée de l’autre dont il brise la carapace « chosiste » et la récupère comme une subjectivité. CONCLUSION NON CONCLUANTE Nous ne légitimons pas la vengeance, mais ce serait une erreur de réduire la vengeance à un retour vers la bestialité comme le disent très souvent les belles âmes. Les animaux se vengent – ils ? Nul ne peut le savoir, et il ne faut pas confondre la mémoire de l’animal qui se rebiffe dans une situation identique à une situation déjà vécue, avec la vengeance qui est une réaction humaine, en réponse à un acte humain, réel ou imaginé. La vengeance est de prime abord aussi humaine que la justice, et elle apparaît souvent aux yeux du vengeur comme un acte de justice. Les circonstances peuvent justifier ce point de vue : quelle justice pouvait-on attendre, individuellement ou collectivement, des miliciens et du régime de Vichy dans les années 1940-1945 ? En somme, tout en condamnant la vengeance, se pose le problème suivant : un sujet qui ne ressentirait aucun désir de vengeance alors qu’il a été gravement blessé, lésé, humilié ne serait-il pas, du fait de son indifférence, d’une certaine manière, inhumain ? S’il est une vérité en ce domaine c’est sans doute dans la contradiction permanente, gérée par l’individu, entre un désir de vengeance qui le fait exister, et l’amour d’autrui qui l’intègre à la société. Il n’y a d’humain qu’une oscillation constante entre ces deux pôles ; l’oublier serait dangereux, mais c’est ce que souhaitent tous les pouvoirs installés… Pierre MARILLAUD CPST beatrixmarillaud.cals@wanadoo.fr

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LA VENGEANCE EXISTE-T-ELLE APRÈS LE HARCÈLEMENT ?

Introduction Chez chacun d’entre nous, la violence est naturelle, elle est contrariée par l’éducation familiale et scolaire et pourtant c’est dans la famille, parfois, et à l’école que se développent actuellement des formes de brutalités incontrôlées. Le harcèlement en est une lorsque les brutalités psychologiques ou physiques sont répétées. Le contexte : Le harcèlement dans la littérature Il y a de nombreux livres qui traitent du harcèlement, sous une forme ou sous une autre, écrits ou présentés par des auteurs qui interviennent à plusieurs niveaux. Il existe 3 niveaux d’analyse : 1. Description simple des agressions de la répétition du harcèlement. Explication simpliste de la stratégie du harceleur. 2. Observation du harcèlement →analyse →Plusieurs niveaux d’intervention : TABLEAU 1 Interprétation du harcèlement et niveau de responsabilité Interprétation du harcèlement Responsabilité % «le harcèlement ? c’est une affaire1 d’interprétation» Liée à Variable sous-entendu « il n’est pas possible de distinguer l’incompétence de 0 à harceleur et harcelé » ! de l’observateur 100 « La victime est incapable de comprendre et Nulle pour le 0 d’analyser ce qui lui arrive2 » harcelé « le harcèlement c’est comme dans tous les conflits harceleur et 50-50 et les divorces : les torts sont partagés » harcelé. « Mais qu’avez-vous bien pu faire pour être harcelé La victime 100 ainsi ? dites-moi ? » et qui, trivialement, évoque le harcelée « Si elle s’est fait violer : c’est qu’elle l’a bien cherché !!» Selon les compétences de l’intervenant, le harcèlement et donc le harcelé est 1 2

Conversation avec Hugues LETHIERRY le 25 juin 2005. « Vous êtes un otage nul » dit le BOSS à Florence AUBENAS pendant son kidnapping.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS considéré sous cinq angles différents : 3. Médical-psy qui ne connaît que les harcelés malades du harcèlement et qui les victimisent, parfois à outrance. 4. Administratif dans la méconnaissance des fondements du harcèlement. (Tableau 1). 1. Hors médical dans une observation continue, générale et physicienne des phénomènes de harcèlement et des différents groupes de harcelés qui se distinguent par une structuration de la personnalité plus ou moins élevée. 2. Médiatisé. Le harcèlement dans les médias : journaux, revues, télévision reste un phénomène incompréhensible pour les journalistes qui sont encore en fonction puisqu’ils ne l’ont jamais subi. 3. Légal. Le harcèlement peut être traité par différentes juridictions. 4. Le harcèlement Le harcèlement est un acte social dont la violence n’est pas exclue. Il est lié aux capacités réelles ou non d’autonomie d’un individu ou d’un groupe et donc à la notion de liberté. Par conséquent, il a toujours existé et il se développe évidemment d’autant plus que l’individualisme croît dans nos sociétés modernes. Les conséquences graves en font maintenant un phénomène de société et, pour cela, il est largement analysé, conté, mis en scène et simulé. Lorsqu’elle n’est pas d’indifférence, toute relation humaine qu’elle soit d’amitié, d’amour, professionnelle, ludique, etc., met en présence plusieurs personnes. Chacune de ces personnes a un passé, des compétences, une personnalité et une maturité qui s’expriment dans les capacités d’autonomie qu’elle développe pour progresser. Deux situations peuvent prendre place séparément ou alternativement. 5. L’une se base sur le respect mutuel où la compétence, l’autonomie et la personnalité des uns et des autres se partagent et s’entremêlent pour le plus grand bénéfice de tous. L’objectif est commun et peu importe qui mène : c’est toujours celui qui se montre le plus compétent à l’instant. Chacun des participants est capable de relayer l’autre dans une dynamique où toute erreur, fortuite ou non, est épongée par l’action commune dans le cadre d’une efficacité sans cesse renouvelée. 6. L’autre se base sur un rapport de force lié à la distance entre compétence et autonomie entre les différents participants. La tentative de réduction de cette distance va se traduire par la création d’une situation de harcèlement. Dans ce rapport de force, le plus faible va ressentir sa nullité, si ce n’est son inexistence, qu’il va interpréter en termes d’assaut contre sa personne. Ceci va l’amener à réagir : 7. D’une part en agressant selon le principe que la meilleure défense : c’est l’attaque. L’agression peut être verbale, physique, faible ou forte. Elle est là. 8. D’autre part par une demande de soumission afin de pouvoir ravir la compétence et l’autonomie de l’autre qui sera bien en peine de les lui céder définitivement même s’il donne l’impression d’un transfert au cours de l’agression. Don qui est suivi d’une rétrocession lorsque la situation est redevenue normale. Cet effet est aggravé par la situation hiérarchique ou numérique des protagonistes. Basée sur des concepts et non sur la description d’une situation, une définition du harcèlement s’exprime ainsi : « Le harcèlement est l’ensemble des dispositions mises en œuvre par une personne (le harceleur) pour obtenir une soumission totale ou partielle d’une autre personne (le harcelé), sans que le libre arbitre de cette 306


LA VENGEANCE EXISTE-T-ELLE APRÈS LE HARCÈLEMENT ? dernière soit reconnu dans le cadre de son autonomie, par une dramatisation systématique ne respectant pas les droits fondamentaux de la personne. ». Quatre points qui se retrouvent toujours dans le harcèlement quel qu’il soit : « Soumission », « Autonomie », « Dramatisation », « Droits fondamentaux ». L’homme et le travail Dans nos sociétés modernes, le travail est devenu un facteur d’intégration sociale car il suscite et valorise la confiance, la connaissance, les compétences et les responsabilités de celui qui opère. Le travail est caractérisé par l’ambiguïté existant entre travaux prescrits et réels. C’est sur cette ambiguïté que le harcèlement va pouvoir se développer. Histoire, récits, légendes, contes et autres comptines. L’histoire politique3, les récits oraux, les films, les légendes, les contes et autres comptines façonnent notre inconscient collectif sur le harcèlement et simulent notre imagination. Conditions de formation du harcèlement Ce n’est pas la réalité de l’émancipation chez la victime qui déclenche la traque agressive, mais la vision qu’en a le pervers potentiel. Le libre arbitre peut être très faible voire inexistant chez la proie, mais son prédateur en a une perception très forte relative à son propre manque d’autonomie. Cette perception renforcée est souvent liée à des fantasmes inconscient et populaire. L’étranger, par exemple est lié au fantasme de l’inconnu donc du merveilleux, du déplacement donc de la liberté, de la solitude donc de l’indépendance. À son arrivée, il est perçu comme plus autonome que celui qui est présent dans un système hiérarchisé et ordonnancé dont il est finalement dépendant : c’est dans ce contexte que le futur agresseur ressent son propre manque de souveraineté tout en percevant celle de l’autre, réelle ou non. La notion de faiblesse réelle ou imaginée de la cible choisie est sous-jacente à l’agression chronique. L’assaillant ne prend pas de risque. Il ne s’attaque qu’à ceux dont il ressent l’asthénie, à tort souvent. Cette asthénie correspond bien souvent à une chimère, mais parfois elle peut être réelle. Dans la confusion de son esprit, la capacité d’entreprendre est pour lui ce qu’il envie, mais aussi la marque d’une déficience. La liberté d’agir selon ses propres règles impose le rassemblement des propres forces de la personne vers la réussite d’un objectif, mais cela n’est guère visible, par contre ce qui est clair : c’est la non-participation à des réseaux, à des tribus, à des clans, à des mafias et donc le manque de protection sociale. La personne autonome donne une impression de solitude donc d’impuissance alors que sa force est en elle mais, évidemment, n’est pas apparente. Libre arbitre et fragilité apparente expliquent pourquoi : un système d’agressions est entrepris et qu’il peut perdurer : lorsque la victime est réellement indépendante alors elle résiste car elle est volontaire et persévérante ; les arbitres n’interviennent pas : la cible ne fait pas partie des réseaux ou des mafias. 3

Philippe ARQUES, Le harcèlement dans l’enseignement. Causes. Conséquences. Solutions, Edition L’Harmattan, PARIS, 2004.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Tableau 2 Les différentes formes de harcèlement Situations

Harcelé

Harceleur

Arbitre

Sigle

Harcèlement positif Relationnel et L’un L’autre statique Relationnel et L’un L’autre dynamique Moral au travail Subordonné Supérieur ou arbitre Familial

Amoureux Conjugal Familial ascendant Familial descendant Familial horizontal Moral au travail Moral au travail Moral au travail Moral au travail Politique

Parent, Fratrie Harcèlement négatif L’un L’autre Famille L’un des L’autre Parents, Juge conjoints des divorces Parent Enfant L’autre parent Enfant Parent L’autre parent Enfant Fratrie Parents

HA HC

Divorce

Mois à an années

HF

Caprice

années

HF

Maltraitance

années

HF

Maltraitance

années

Mise au mois placard mutinerie semaines

HM

Chef d’unité

HM

Supérieur hiérarchique Chef d’unité

HM HM

Dissident

L’État

Le monde

HM

Les responsables de l’État vrai ou faux Une femme ou un homme Les étudiants d’une classe supérieure Autres étudiants

ONU

G

La justice

HS

Chef d’établissement Enseignants ou chef d’établissement La justice

B

Bizutage

I

Brimade ou mois intimidation

Hsct

Soumission totale Changement des textes en permanence

Moral et physique Étudiant à l’école

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heures ou jours

Chef d’unité

Une fraction de la population Sexuel Une femme ou un homme Moral et physique Étudiant à l’école

Réglementaire

Séduction amoureuse Taquinerie

Supérieur hiérarchique Travailleurs Supérieur hiérarchique Travailleur Les collègues Supérieur Les hiérarchique subordonnés

Guerre

Sectaire

Timing

Sortie d’un semaines harcèlement moral Protection années sécurisation

Enfant

Travailleur

Observations

Membre de Le gourou la secte Enseignants Ministère de Ministre ? l’EN

HR

Mise l’index Cabale représailles. Apartheid Génocide

à années semaines années mois

mois à minutes semaines

mois ou années années


LA VENGEANCE EXISTE-T-ELLE APRÈS LE HARCÈLEMENT ? Processus de sortie Pour le harcelé, il semble évident que la meilleure façon de sortir du harcèlement est que la situation vraie soit franchement exprimée, la faute reconnue, les excuses présentées, la réconciliation certifiée, l’avenir clairement reconstruit. Les victimes de harcèlement psychologique sont attachées à ce que la justice leur soit rendue. Pour le harcelé, la méfiance reste « d’urgence ». Comment un ensemble social qui a accepté un comportement pervers pendant plusieurs mois, plusieurs années ou décennies (!), qui en est devenu complètement stérile et improductif, peut-il être capable, tout d’un coup, de se transformer en un milieu dynamique, offensif, ouvert, fécond et accueillant ? Processus de réconciliation D’après LEYMANN, les quelques connaissances4 que nous ayons sur les mécanismes de réconciliation proviennent de l’observation des comportements enfantins à la fin des disputes. En réalité, depuis plusieurs années, afin d’éviter la mise en place de procédure vengeance, des processus sont mis en place à la fin des conflits religieux, ethniques ou d’États. Ils sont maintenant clairement explicités et peuvent s’appliquer au harcèlement. La réconciliation est une affaire de principe mais également de pragmatisme. Conflits Toute société connaît une quantité innombrable de contrastes et de contradictions allant de pair avec autant d’injustices. Aucun groupe de citoyens ne peut fonctionner s’il ne consent pas à tolérer la partialité dans une certaine mesure. Personne ne peut vivre heureux, s’il n’admet pas une portion d’abus, la plus réduite possible évidemment. Le pardon et l’oubli ne peuvent pas être associés avec le fonctionnement de nos émotions, de notre mémoire et de nos processus d’apprentissage. La paix est nécessaire même si beaucoup de coupables restent impunis. Elle n’a pas seulement pour signification de « pardonner et oublier », elle nécessite une véritable démarche dont les différentes étapes chronologiques sont : la vérité, la réhabilitation, le jugement et la punition. La vérité. Une constatation officielle de la « vérité » doit être faite car le fondement de la paix est la reconnaissance de la souffrance de la victime. Les accusés doivent avoir droit à une assistance juridique et pouvoir donner leur version des faits. Le but du procès est de réintégrer, plus tard, les personnes inculpées dans une nouvelle dignité et non pas de les exclure dans leur avenir sans espoir. La réhabilitation. Une réhabilitation officielle du supplicié doit être entreprise et une compensation matérielle doit lui être fournie. Indemnité non seulement financière mais également administrative ou de droit privé. 4

Heinz LEYMAN, « MOBBING », la persécution au travail, Seuil, 1993.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Le jugement. Le juge doit être réputé « sans tache » et impartial. Il ne doit pas être choisi parmi les arbitres et spectateurs défaillants. Un aveu de culpabilité doit être fait publiquement et le coupable désigné sans ambiguïté. La prévention. Des mesures doivent être prises pour prévenir le retour de la violation des droits de la personne sur le même terrain ou dans le même groupe social. L’attitude des différents acteurs : spectateurs, juges défaillants ou non, responsables, organisme de contrôle incontrôlé, doit être remarquée et, si nécessaire, stigmatisée. Le système « agression suivie d’excuses avec, ou non, exigence du pardon », que certains pervers développent, n’a en réalité aucune valeur réelle en tant que processus de réconciliation puisque l’ensemble des phases de prévention n’est pas mis en place. La vengeance après le harcèlement. 1. Représailles. Les représailles c’est la vengeance sans colère et sans châtiment. Les représailles ou les menaces de représailles sont un facteur aggravant dans tous les cas de discrimination ou de harcèlement : a) mesures de vengeance visant à punir une personne qui a déposé une plainte de discrimination ou de harcèlement ; b) menace de vengeance visant à dissuader une personne de déposer une plainte de discrimination ou de harcèlement.

Dans les situations de harcèlement sexuel, les représailles peuvent également comprendre des menaces ou des mesures de vengeance visant à punir une personne qui a repoussé des propositions sexuelles. La présentation intentionnelle d’une plainte injustifiée peut également être considérée comme une mesure de représailles. 2. La vengeance : c’est reporter la victoire à plus tard au moment où le plus faible sera en mesure de gagner sur le plus fort. C’est la victoire pour la victoire et non pour un gain matériel. Le seul gain est souvent un gain d’estime de soi. En ce sens la vengeance est une démarche perverse5 car elle n’est entreprise que pour se faire plaisir à soi-même. La vengeance est l’acte qui, en l’absence d’apaisement, permet à la victime de tourner la page et de faire son deuil des violences qu’elle a subies. Plus l’intensité des représailles est élevée et plus le deuil est rapide, associé à un sentiment de force et de satisfaction. L’estime de soi de l’agressé remonte d’autant plus. Il existe deux sortes de revanche : (1) celle qui est provoquée sciemment et volontairement avec l’objectif de faire mal et (2) celle qui résulte d’une autodestruction du harceleur. A. Le premier type de vengeance n’est que l’expression d’un sentiment de dépendance du harcelé vis-à-vis de son bourreau et va à l’encontre de son libre arbitre supposé. Rares sont les cas où une victime réellement autonome met en route 5 Ne pas confondre la perversité simple qui n’est qu’une expression du narcissisme et la perversité sexuelle qui met en cause une autre personne dans son intimité.

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LA VENGEANCE EXISTE-T-ELLE APRÈS LE HARCÈLEMENT ? un processus de vengeance construit de toutes pièces car ce n’est pas dans sa nature profonde. B. Dans le deuxième cas, l’agresseur : narcissique, pervers, confus, flou, menteur, manipulateur, etc., dispose de toutes les qualités pour s’autodétruire devant une victime qui apprécie cette conclusion à sa juste valeur. Cet anéantissement est d’autant plus précipité que le supplicié se révolte en mettant en évidence les incompétences de son tortionnaire. Ce dernier ne manque pas de rendre responsable son ex-victime, hors de portée, de ses déboires dans l’incapacité qu’il est d’accepter sa propre incompétence mâtinée de nullité. C’est une satisfaction supplémentaire pour la proie même si celle-ci n’est pour rien dans ces conséquences. Parfois, secrètement, elle impulse la désintégration, c’est encore plus jouissif. C. Vengeance dans le cas particulier de l’intimidation des enfants à l’école. Lorsqu’on demande aux jeunes ce qu’il faut faire en cas d’intimidation, ceux qui ont tendance à harceler répondent en majorité qu’on doit se venger. Quant aux victimes, elles répondent qu’il n’y a rien à faire.

Organisation de la Justice La notion de justice comporte trois dimensions différentes :

La justice distributive : Elle concerne l’équité de distributions ou d’allocations qu’un individu reçoit. Trois grandes normes6 peuvent être distinguées : la norme du mérite, selon laquelle le participant doit être rétribué proportionnellement à la valeur de ses contributions ; la norme du besoin, selon laquelle le participant doit être rétribué en fonction de ses besoins spécifiques ; et la norme de l’égalité, selon laquelle tous les participants quelles que soient leurs caractéristiques doivent être rétribués de la même manière. La justice procédurale : Elle concerne l’équité du processus. Six règles influencent la perception de la justice procédurale : la cohérence, l’impartialité, la précision, l’adaptabilité, la représentativité et l’éthique : 1.La cohérence : est-ce que toutes les personnes recevront le même traitement en toutes situations ? 2.L’impartialité : est-ce que les décisions sont influencées par les intérêts ou préférences du décideur ? 3.La précision : est-ce que les informations prises en compte sont exhaustives et sûres ? ; est-ce que la personne qui décide est compétente ? 4.L’adaptabilité : est-ce qu’il est possible de corriger des décisions inappropriées ? Existe-t-il une seconde chance ? 5.La représentativité : est-ce que les intérêts de tous, y compris ceux de l’individu, sont pris en considération ? 6.L’éthique : est-ce que les valeurs morales et éthiques des parties sont respectées ? La justice interactionnelle fait référence au traitement interpersonnel reçu lors de la prise de décision. Le sentiment de justice interactionnelle correspond aux perceptions du caractère juste ou injuste des traitements appliqués par ceux qui 6

Delphine Baillergeau et Christophe Benavent, « La lettre de réclamation : une expérience de justice »

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS mettent en œuvre les procédures destinées à distribuer les rétributions. La justice interactionnelle touche au concept de l’estime de soi, dimension essentielle de la personnalité. L’estime de soi dépend non seulement du regard que l’individu porte sur lui mais également de celui que les autres portent sur lui : l’estime de soi est d’autant plus haute que l’individu pense être évalué favorablement et accepté par les autres, davantage encore que lorsqu’il se croit dominant. Elle est d’autant plus basse que le harcèlement est en place. L’estime de soi permet de détecter les menaces et incite les individus à adapter leurs comportements afin de se protéger contre toutes les formes de rejet et l’exclusion sociale et de maintenir ou restaurer leurs relations interpersonnelles. Quand l’individu est affecté et blessé dans son estime de soi, sa dignité est atteinte. Quatre critères caractérisent la justice interactionnelle : • le respect (être poli plutôt qu’inconvenant), • la bienséance (ne pas poser des questions déplacées ou faire des commentaires attentatoires), • la candeur (être franc plutôt qu’hypocrite) • et la justification (fournir des explications acceptables). Certains actes agressifs justifiés par une procédure explicative et contractuelle (tels que le licenciement, les actes disciplinaires, les renvois…) ne provoquent pas en eux-mêmes de la violence7, 8. La vengeance ou les actes agressifs résultent de la perception individuelle d’une injustice subie. Il y a là un mécanisme de vengeance impliqué par une fierté blessée, par un sentiment de « perdre la face » de la personne qui s’est sentie traitée de manière dégradante. Les différents mécanismes sont : Acte subi →perception & ressenti sous contrat →acceptation Acte subi →perception & ressenti avec explication →acceptation Acte subi →perception & ressenti avec explication →injustice →vengeance Acte subi →perception & ressenti →injustice →vengeance Les actes de vengeance et ses différentes expressions agressives se manifestent souvent lorsqu’il y a trahison de la confiance organisationnelle et sociale. L’employé a le sentiment, sous certaines conditions, d’être traité de manière injuste. Le ressentiment qu’il développe peut le mener jusqu’au désir de vengeance qui le mènera à adopter tel ou tel comportement.

Comportements de vengeance organisationnelle La vengeance se situe dans deux types de situations différentes : 1. liée à l’ordre civique : Exemple : violation de règles formelles, contrat cassé, promesses non tenues, abus d’autorité. 2. liée à l’identité personnelle : Exemple : critiques en public, accusations

fausses ou injustes, insultes en publique ou non. Les actes de vengeance sont choisis de manière froide et calculée. La réponse comportementale est ainsi très contrôlée. Bien que les comportements de vengeance puissent être actifs ou passifs. Les actes passifs mettent en évidence la violence sur 7

Sophie Voillat, (2003) Séminaire comportement dysfonctionnel au travail. Université de Neuchâtel. Sommers, J. & Vodanovich S. J, (2000). The development and initial validation of the Organizational Revenge Scale. Paper presented at the 24th Annual IPMAAC conference on Personal Assessment.

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LA VENGEANCE EXISTE-T-ELLE APRÈS LE HARCÈLEMENT ? le lieu de travail. Certaines formes de vengeance peuvent avoir un aspect social et constructif lorsqu’elle suscite une confrontation avec explication ou pardon. Un comportement constructif nécessite un engagement dans le but de régler aux mieux les dissensions et de ne pas s’y soustraire. Face à une injustice, 3 stratégies sont envisageables 1. Intégrer l’injustice dans la mesure où il n’est pas possible de vivre sans accepter une part d’injustice la plus faible possible. Cette capacité d’intégration va à l’encontre de la vengeance. Elle est d’autant plus élevée que la personne qui subit est plus autonome. 2. Appliquer un remède, restaurer l’équilibre initial par une juste compensation, matérielle ou morale. Pour obtenir une compensation il est nécessaire d’engager une négociation, dont la structure temporelle se compose d’une phase d’interpellation, puis de revendication et enfin de discussion. Elle réclame un effort et a donc un coût à engager qui doit nécessairement être inférieur à l’espérance de gains. Cette compensation pourra être négociée directement (à l’amiable), être prise en charge par des tierces parties (médiateur), ou résulter d’une action en justice. 3. Se venger, administrer un dommage aussi important que celui subi, qu’il soit symbolique ou matériel. Qui se venge ? Le harcelé : cas rare. Une fois sorti du harcèlement, le harcelé, autonome, a généralement d’autres objectifs que la vengeance en elle-même. Le harceleur : c’est souvent le cas. En particulier dans le harcèlement conjugal où celui qui est harcelé en mettant fin au harcèlement désigne le harceleur à tous et lui fait perdre la face. L’arbitre potentiel, supérieur hiérarchique, qui perd la face sur le plan du management et des qualités humaines peut être tenté de se venger au travers de l’institution. Conclusions Le Harcèlement doit avoir une fin. C’est le harcelé qui assure cette fin lorsqu’il prend en charge le harcèlement et qu’il met en route une procédure de sortie efficace. Pour qu’il n’y ait pas vengeance, il est nécessaire que la procédure de sortie du harcèlement soit effectuée dans un ordre cohérent en mettant en place les phases : la vérité, la réhabilitation, le jugement et la punition. Si c’est le cas aucune mesure de vengeance ne doit alors émerger. Dans le cas contraire, la vengeance est la conséquence de l’humiliation ressentie par le harcelé. Humiliation non intégrée. La vengeance peut être le résultat d’une action entreprise par le harcelé ou d’une autodestruction du harceleur impulsée ou non par le harcelé. Philippe ARQUES École Centrale, Lyon philippe.arques@free.fr 313



LA VENGEANCE DANS LES ORGANISATIONS

INTRODUCTION Tout collectif humain ne peut vivre sans interactions conflictuelles. Les grandes entreprises ne sont pas épargnées. Un licenciement, un refus de promotion, un changement de grade non obtenu peuvent être vécus comme des actes violents, des injustices, ce qui peut faire naître le désir de vengeance. Au départ, je souhaitais analyser des mises en scène de vengeance dans les entreprises, notamment au travers de l’analyse de journaux internes et du théâtre d’entreprise. J’ai été étonnée par l’absence de documents mettant en scène la vengeance et j’ai cherché à en comprendre les raisons : Les situations propices au désir de vengeance sont nombreuses, mais on observe très peu d’actes de vengeance dans les entreprises. De plus, la vengeance est une lutte individuelle réprimée par la société. Le service de communication interne ne peut donc pas valoriser ce type de comportement. Ces constatations m’ont amenée à l’interrogation suivante : Comment la vengeance dans les organisations peut-elle rester à un stade acceptable ? À partir d’entretiens semi-directifs, menés auprès de personnes qui souhaitent faire ou font carrière dans une même entreprise, je proposerai un modèle représentatif de la vengeance acceptable dans l’entreprise française. Le cadre théorique qui m’a permis de concevoir le modèle repose principalement sur la psychologie sociale. J’ai interrogé des personnes1 travaillant depuis plus de quinze ans dans de grandes entreprises. Pour des raisons de confidentialité, je resterai parfois assez vague sur ces organisations. J’ai interrogé un syndicaliste CGT d’Air France qui a aussi été mécanicien au début de sa carrière (Philippe), une employée d’une société d’assurance mutualiste (Nicole), un directeur de magasin spécialisé dans l’aménagement de la maison (Didier) et un directeur de région d’un organisme financier (André)2. J’ai choisi délibérément des personnes situées à des postes hiérarchiques différents, pensant que le sentiment de vengeance pouvait être ressenti par des individus quelle que soit leur position dans l’entreprise.

1 Je remercie tous les interviewés pour leur franchise et le temps qu’ils m’ont consacré. Les entretiens se sont déroulés dans le courant du mois d’avril 2005 et ont été enregistrés. La consigne donnée aux personnes interrogées limitait les faits de vengeance au contexte de l’entreprise. Je n’avais pas eu de contact professionnel avec ces personnes avant l’entretien, ni d’ailleurs avec d’autres membres de leur entreprise. 2 Dans la suite je nommerai les interviewés par leur prénom.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Le plan que je propose est construit à partir des éléments que m’ont proposés les différentes personnes interviewées. Ils ont tous été d’accord sur la définition suivante de la vengeance : Actes violents entre deux individus prêts à tout pour obtenir réparation. Cette définition fait mention de violence, d’actes au pluriel ce qui suppose une escalade. La spirale de la vengeance mène à des actes irrémédiables. La vengeance mentionnée par les interviewés se réalise lorsque les deux adversaires refusent la prise en compte d’un médiateur et prennent le risque de la destruction totale par vengeance. Je limiterai donc mon discours à la vengeance individuelle. Lors des entretiens certaines personnes interrogées ont relaté des expériences de vengeance qui s’éloignent de la définition proposée. Je tenterai par le modèle d’expliquer cet écart. Je me propose tout d’abord de présenter l’expérience d’un des interviewés qui illustre la définition proposée. Je propose un schéma de son vécu de la vengeance. Puis je présenterai une expérience où l’interviewé accepte le désir de vengeance mais ne peut le mettre en œuvre. Je comparerai à l’aide du schéma les deux expériences. Pour finir, Je m’intéresserai à ceux qui n’ont pas ressenti la vengeance ou qui ne lui donnent pas le sens proposé dans cette introduction. L’ILLUSTRATION DU PROCESSUS DE VENGEANCE Philippe est le seul des interviewés à proposer une expérience proche de la définition citée en introduction. Au moment des faits relatés par Philippe (entre 1997 et 2000), il est secrétaire général de la CGT d’Air France. Il a été élu et a fait le choix d’une équipe collégiale, ce qui suppose l’intégration dans son équipe d’individus de différentes sensibilités politiques. Pour lui, un collège permet l’expression des idées et de meilleures décisions. Dès le départ, des personnes intégrées au collège et opposées à ses idées ont fait le jeu de la paralysie de l’organisation, ce qui a engendré des conflits internes qui sont devenus des conflits de personnes avec des attitudes assez haineuses de la part d’un individu en particulier. Il assimile certaines de ces réactions à de la vengeance : « Quand on est devant 60 personnes et que l’on a un micro on peut faire très mal. […] S’il y a eu vengeance, c’est à ce moment-là ».

Schématisons les propos de Philippe par un schéma :

Schéma n°1 : la vengeance

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LA VENGEANCE DANS LES ORGANISATIONS Le collègue de Philippe s’est permis des réflexions fort désagréables à l’encontre de Philippe, ce qui est représenté sur le schéma par l’expression événement déclenché par A. Philippe a mal ressenti ces propos et a réagi immédiatement par des insultes, Cette étape est illustrée par l’expression acte malfaisant vis-à-vis de A. Des événements mal ressentis par Philippe amènent à des actes violents qui sont une réaction à des actes ressentis comme violents : « Quand tu es attaqué, c’est comme quand on te met un coup de poing dans la figure, tu n’as pas envie de tendre l’autre joue. »

Dans son entretien, Philippe mentionne un engrenage et une répétition d’actes malveillants de la part de son collègue, mal vécu par Philippe. Cette escalade est représentée par la flèche qui va de la dernière étape à la première. Philippe mentionne une prise de recul matérialisée par la rationalisation et un arrêt de la vengeance représenté par la flèche qui permet de sortir de l’engrenage. Ces propos dénotent clairement un désir violent mais aussi une prise de conscience d’une spirale de la violence qu’il veut faire cesser : « j’aurai peut-être continué s’il n’y avait pas eu ces affrontements et ce désir " de me faire la peau de certains" ».

Quand il prend conscience que certains de ces actes sont incompatibles avec les intérêts du syndicat, il décide de démissionner pour stopper l’escalade. Cet événement met fin au processus de vengeance : « j’ai senti que j’étais trop en conflit et que je pouvais utiliser le pouvoir que j’avais pour casser ces gens-là. Et là je me suis dit stop. Il faut que tu prennes du recul. »

La rationalisation présente dans le schéma est illustrée par Philippe par la culture et l’éducation qui lui ont été inculquées. Ces éléments l’ont aidé à prendre conscience du jeu dans lequel il était pris avec son adversaire : « Ce qui m’a sauvé, c’est ma culture, j’ai été très influencé par l’humanisme chrétien. » Philippe illustre donc bien la définition de la vengeance proposée en introduction, mais son expérience montre un arrêt du processus et de l’escalade. Philippe a démissionné et s’est investi autrement dans le syndicat. Discutons maintenant l’expérience de Nicole. Nous confronterons son expérience au schéma proposé pour Philippe. L’IMPOSSIBLE VENGEANCE Nicole est employée dans une société d’assurance mutualiste. Avant les faits relatés, elle a réussi à s’adapter à la nouvelle stratégie de l’organisation qui a demandé aux employés de devenir des commerciaux. Après quelques années passées dans cette société, fière d’y être et avec une attitude très positive, Nicole a souhaité monter dans la hiérarchie. Les procédures imposaient la réussite de tests et l’avis du supérieur hiérarchique. Le fait déclencheur du processus de vengeance vient de l’annonce par son chef du refus de promotion prétextant à la fois de mauvais tests et un refus catégorique de sa part de lui laisser l’opportunité, même dans le futur, d’obtenir une promotion. Cette annonce a eu pour effet de mettre Nicole dans une souffrance morale proche de la dépression qui l’a empêchée de se venger (représenté dans le schéma par l’expression mauvais ressenti) : « Je n’ai pas pu me venger parce que j’avais trop de souffrance en moi. »

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Elle mentionne aussi ce que nous nommons dans le schéma rationalisation et notamment évaluation des risques. Elle mentionne son impuissance : elle sent la force de son supérieur, à la fois sa force due à sa position hiérarchique mais aussi à sa force de caractère et à sa détermination qui dépasse son rôle de manager. Elle craint d’être harcelée si elle résiste et s’oppose à sa décision : « C’est la peur que la personne du fait de sa position hiérarchique m’embête constamment ».

Elle pense ne pas être en mesure de supporter cette pression permanente. Sa souffrance lui a fait ressentir sa destruction possible car la vengeance est une lutte qui peut détruire l’un ou l’autre des protagonistes. Pour décider de se venger, l’individu évalue les risques ; si les risques sont trop importants, il renonce à la vengeance. Le dernier élément essentiel de son entretien relève son impossibilité à être violente. Même dans ses rêves, elle se voyait discuter avec son chef et non le torturer par des actes violents :« Je ne peux pas être violente. ». Nicole ne passe pas par l’étape intitulée acte malveillant vis-à-vis de A proposée dans le schéma. Elle sort du cycle de la vengeance après avoir souffert et évalué ses forces. Cette expérience montre un contexte similaire à celui de Philippe. Philippe comme Nicole sont dans une logique de vouloir bien faire : Ils ont une stratégie personnelle adaptée selon eux au contexte de leur entreprise. Un événement déclencheur vient perturber la motivation et l’élan positif par un mauvais ressenti. La vengeance est détectée par les protagonistes grâce à un événement qui est ressenti comme une injustice ou comme illogique. LA VENGEANCE ACCEPTABLE Les deux expériences relatées montrent que finalement le processus de vengeance s’interrompt et ne peut pas être mené à son terme. Cette conclusion m’a amenée à réfléchir aux moyens d’évacuer ce désir de vengeance car l’arrêt de la vengeance ne signifie pas que le ressenti disparaît du même coup. Le risque dans nos sociétés est la prolifération du ressentiment qui suppose un sentiment d’impuissance. Pour Max Scheler3 « le ressentiment est un auto empoisonnement psychologique qui a des causes et des effets bien déterminés. C’est une disposition psychologique, d’une certaine permanence qui par un refoulement systématique libère certaines émotions et certains sentiments de soi normaux et inhérents aux fondements de la nature humaine et tend à provoquer une déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs, comme aussi de la faculté de jugement. ». Comment éviter le ressentiment et éviter des actions malfaisantes destructrices ? Pour Enriquez4 « Le désir a toujours besoin de voies détournées pour apparaître et se faire entendre. » Il ne peut jamais s’assouvir. Dans ce cas, de petits méfaits assimilables à de la vengeance sont réalisés pour permettre à l’individu de ressentir un petit plaisir lié à une petite vengeance sans grande conséquence pour l’entreprise. Il nous semble que les mesquineries observables dans les entreprises sont des vengeances acceptables qui permettent à son auteur une petite satisfaction 3 4

M. SCHELER, p. 14. E. ENRIQUEZ, p. 83.

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LA VENGEANCE DANS LES ORGANISATIONS qui lui évite le ressentiment. Didier et André présentent dans leur entretien des actions qui permettent de réduire le sentiment d’injustice. André mentionne à ce titre le colportage de médisances qui permet de soulager son auteur. Didier mentionne des actes qui créent des dysfonctionnements qui desservent l’organisation autant que le travail des employés. Il mentionne notamment des rangements sauvages de matériel pour faire perdre du temps pour retrouver le matériel. Ces actions sont assimilées à des mesquineries. André emploie le terme de vengeance sournoise qui permet de percevoir des désirs de vengeance non accomplis jusqu’à leur terme. Ces méfaits permettent de laisser la vengeance à un stade acceptable pour l’organisation et soulagent son auteur, ce qui lui évite des réactions inattendues ou des réactions passionnelles. Les personnes que j’ai interviewées sont contraintes de se limiter à ce type d’actes car elles ont décidé de rester dans l’entreprise. Elles ne sont pas prêtes à tout perdre par vengeance, ce que supposerait une vengeance menée jusqu’à son terme. La mesquinerie quant à elle suppose une intériorisation des limites posées par l’organisation. LE RENONCEMENT À LA VENGEANCE Les mesquineries sont des actions observables dans l’organisation qui maintiennent le processus de vengeance dans des proportions acceptables. Les dirigeants de l’organisation préfèrent évidemment le renoncement à la vengeance. Mais comment renoncer à la vengeance en faisant disparaître le désir de vengeance et son ressenti ? Pour Girard, il est impossible d’enrayer la violence sans lui donner d’exutoire. Il est possible d’enrayer la vengeance si on lui trouve des substituts. Un substitut proposé à la suite d’Axel Honneth5 relève de l’action valorisante. L’individu va s’investir à fond dans d’autres activités : « L’individu ne parvient à se libérer de la tension affective provoquée en lui par des expériences humiliantes qu’en retrouvant une possibilité d’activité ». LA RECONNAISSANCE DANS L’ORGANISATION Nicole et Philippe mentionnent des exemples de personnes décidant de s’investir dans les syndicats. D’autres individus décident de quitter leur société ou de s’investir dans un autre service. Une des motivations à l’investissement dans une autre activité est liée au besoin de reconnaissance formulée par la plupart des interviewés. Cette observation nous amène à formuler l’hypothèse suivante : Le désir de vengeance s’il est ressenti se transforme en désir de reconnaissance. Ce désir est plus compatible avec les désirs de l’organisation puisqu’il suppose le regard des autres pour être satisfait, plus précisément d’un collectif agissant dans l’organisation. Enriquez6 précise que ce désir de reconnaissance ne sera satisfait qu’à partir du moment où les individus acceptent de satisfaire les désirs de l’organisation : « Si vous vous identifiez à moi, si vous renoncez à vos désirs personnels et si vous n’avez comme désir que ceux de l’organisation, […], alors je vous reconnaîtrais… ». Les personnes susceptibles de proposer des marques concrètes de reconnaissance sont évidemment ceux qui ont les 5 6

A. HONNETH, p. 169. E. ENRIQUEZ, p. 75.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS moyens de fournir des promotions, des primes et des évaluations, des personnes liées au pouvoir légitime et adhérant aux valeurs de l’organisation. Dans les expériences relatées, on distingue les personnes qui sont restées dans le même service en cherchant à se valoriser à leurs propres yeux et auprès d’autres groupes que leur chef ou d’autres qui ont quitté le service pour agir auprès d’autres communautés qui les valorisent. Nicole est restée dans le même service avec le même chef mais a décidé de se valoriser à ses propres yeux et a cherché une reconnaissance auprès de sa clientèle. Pour se revaloriser elle a demandé à voir ses tests qui étaient très bons contrairement aux dires de son supérieur lors de son refus de promotion. Cette vérité lui a permis de se reconstruire. Dans l’hypothèse proposée ci-dessus, j’ai émis une restriction sur le ressenti de la vengeance. Didier, l’un de mes interviewés refuse le sentiment de vengeance bien que le contexte qu’il décrit soit similaire à celui de Nicole et Philippe. Didier est directeur de magasin spécialisé dans l’équipement de la maison. Il a eu à faire face à une grève de deux mois qu’il a gérée du mieux qu’il a pu en y mettant beaucoup d’énergie. Son supérieur lui a refusé une prime sur objectif, ce que conteste Didier car pour lui c’est ne pas prendre en compte tous les efforts consentis pour gérer ce conflit. Malgré ce mauvais ressenti, Didier n’a pas eu de désir de vengeance mais un dégoût et un manque de reconnaissance. Le manque de reconnaissance peut donc être ressenti et se substituer au désir de vengeance. VENGEANCE, RECONNAISSANCE OU RECHERCHE DE LA VÉRITÉ ? J’aimerai dans cette partie reprendre les définitions de la vengeance proposées par André. André est directeur de région d’un grand organisme financier : « Concernant le sujet sur la vengeance, pour moi il se décline en 2 grands sens : C’est la vengeance dans le sens redresser, corriger, c’est-à-dire venger quelqu’un, redresser un tort qui peut ne pas être fondé et puis il y a la vengeance dans le sens beaucoup plus vindicatif punir, qui pour moi à une tout autre connotation. »

La deuxième définition qu’il propose rejoint la définition donnée en introduction. Je m’intéresserai dans cette partie à sa première définition qui met l’accent sur la recherche de la vérité. Il illustre cette définition en relatant l’histoire d’un de ses collègues qui a été accusé à tort de faits qu’il n’avait pas commis. Cet individu s’est battu pour faire rétablir la vérité et prouver son innocence. « Il a été vengé en étant rétabli dans ses droits. Il a été vengé de tous les soupçons qui ont pesé sur lui, des accusations non fondées. »

Au cours de l’entretien, André mentionne à la fois la vengeance et des éléments liés à la reconnaissance : « La personne a fait face avec l’espèce d’opprobe qui était jeté sur lui, les regards qui étaient modifiés, car c’est ça qui est terrible c’est le regard des autres, et ce qu’il me disait c’est qu’on ne peut pas savoir ce que l’on peut éprouver lorsqu’on est habitué à certains regards et ce qu’ils deviennent subitement. Il n’y a plus le respect… ».

Il mentionne aussi la notion d’honneur que l’on peut définir comme la somme des aspirations individuelles et aussi l’estime, la reconnaissance que les autres nous accordent. L’honneur est à la fois le moteur de conduite individuelle et une valeur partagée par une communauté. L’honneur est aussi la haute estime qu’un homme est en droit d’attendre des autres à cause de sa valeur personnelle. André précise que son collègue avait toujours construit sa vie professionnelle sur un sens de l’honneur : 320


LA VENGEANCE DANS LES ORGANISATIONS « toute sa carrière a été fondée sur la probité, parce c’était je dirai la caractéristique majeure de cette personne-là c’était certainement la probité le respect formel des règles… ».

Dans le discours d’André, son collègue n’a pas eu de désir de vengeance au sens fort du terme, même s’il a souffert, il a pris le parti de lutter pour rechercher la vérité et retrouver par ce moyen son honneur perdu. La vengeance ici est très liée à la vérité et à la reconnaissance. Si l’on revient à notre première définition, la recherche de la vérité et la reconnaissance sont des substituts pour éviter la vengeance au sens d’actes violents. CONCLUSION En conclusion, nous proposons un modèle qui synthétise la vengeance acceptable dans les entreprises limitée aux individus qui souhaitent faire carrière dans une même entreprise7 :

Schéma n° 2 : Vengeance ou reconnaissance dans l’organisation ? La vengeance acceptable dans l’organisation se limite à la mesquinerie. Cette partie du schéma reprend les éléments du schéma n° 1 commenté avec l’expérience de Philippe. J’ai substitué au terme acte malfaisant le terme mesquinerie pour préciser la limite des actes à des actes acceptables dans l’organisation. Le modèle propose une alternative à la vengeance représentée par le renoncement à la vengeance qui se matérialise par deux possibilités : l’individu décide de s’en sortir seul et agit pour faire rétablir la vérité ou pour se faire reconnaître. Cette possibilité a été décrite par Nicole et Philippe.

7 Cette limitation vient du fait du faible nombre d’entretiens et de notre choix de nous limiter à ce type de personnes.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS -

l’individu fait appel à un tiers qui va décider à sa place des représailles. Cette éventualité est un peu évoquée par André. Denis Jeffray, à la suite de René Girard considère que le système judiciaire peut remplacer la vengeance s’il est associé à un pouvoir politique fort : « Le cercle vicieux de la vengeance n’existe pas dans notre société moderne car le système judiciaire […] écarte la menace de la vengeance [en la limitant] à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité8. ». Les représailles, les sanctions incarnent et se substituent à l’acte de vengeance individuel. Ce système a un effet curatif sur la vengeance. L’intervention d’un tiers institutionnel permet de proposer des sanctions compatibles avec le maintien d’un certain ordre social. La vie en société propose donc des moyens de maintenir la vengeance dans un cadre compatible avec les règles et la morale de cette société. Mon intérêt pour ceux qui souhaitent faire carrière dans une organisation montre que ceux-ci doivent faire taire leur désir de vengeance et le transformer en désir compatible avec l’organisation. Le désir de reconnaissance est plus compatible avec l’organisation. Il reste encore à voir les autres désirs individuels susceptibles d’être satisfait dans l’organisation. Il est clair que le désir de vengeance n’en fait pas partie car il risque de nuire à l’équilibre social. Valérie LARROCHE Université Jean Moulin, Lyon 3 valérie.larroche@laposte.net BIBLIOGRAPHIE BAILLEUX J.-M., L’engrenage de la violence, Paris, L’Harmattan, 2004. ENRIQUEZ E., Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, 1999. FLAHAUT F., " J’anéantis ceux qui me haïssent ", in R. Verdier, Vengeance le face à face victime agresseur, Paris, Ed. Autrement, 2004, p. 43-55. FREUD S., "Métapsychologie", Œuvres complètes psychanalyse, Tome XIII, 1914-1915, Paris, PUF, 1988. GIRARD R., La violence et le sacré, Paris, Hachette-littératures, 1998. HONNETH A., La lutte pour la reconnaissance, Paris, Les éditions du cerf, 2002. JEFFREY D., Rompre avec la vengeance, lecture de René Girard, Laval, PULaval, 2001. LAMIZET B., Politique et identité, Lyon, PUL, 2002. PITT-RIVERS J., "La maladie de l’honneur", in L’honneur, image de soi ou don de soi, un idéal équivoque, Paris, Ed. Autrement, 1991, p. 20-36. SCHELER M., L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1958.

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D. JEFFREY, p.89.

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LE RÔLE DE L’HUMOUR DANS LA RÉSOLUTION DES CONFLITS Pour ne pas se figer en antagonismes tragiques, les conflits doivent acquérir un caractère « dramatique » (au sens de Wallon), c’est-à-dire évolutif, les contradictions menant à leur dépassement. Pour ce faire, l’utilisation de l’humour s’avère souvent nécessaire. Nous avons étudié, au sein d’un séminaire à l’IUFM1 les différents types de réparties permettant à l’enseignant – qu’une remarque au sein de la classe cherchait à déstabiliser – de s’imposer sans pour autant s’exposer à une violence en chaîne et à une escalade d’agressivité. Des figures rhétoriques seront parfois utilisées, comme la syllepse. Ex. : « Le cahier, j’en ai rien à foutre ». « C’est ton cahier de doléances ? ». Ou : « Et le programme prévu, on a complètement débordé… » « Va chercher une serpillière ! ». Bien sûr une telle stratégie peut plus difficilement être utilisée avec des supérieurs lorsque la logique affective et familiale se substitue à celle qui devrait avoir cours dans l’institution. « Ex. : « Je vous parle comme un fils à son père » ». Mais là encore l’humour, autrefois utilisé par les bouffons, s’il est affiché clairement comme stratégie, peut permettre, en mettant les rieurs de son côté, de contracter des alliances de nature à favoriser des négociations. Par contre, l’utilisation de l’ironie, en figeant la personne de l’autre, qu’il s’agisse d’un collègue ou pire d’un élève, renforce la probabilité d’un cycle de type « provocationrépression ». Ex. : un enfant regarde le formateur au cours d’une visite en classe. Celui-ci : « Tu veux ma photo ? ». La classe rit. L’élève : « J’en veux pas de ta photo ! Tu te crois joli ? ». Nous travaillons à étudier l’impact de tels outils que les élèves emploient entre eux. Ou des parents lorsque, par exemple, sentant qu’ils ne sont pas reconnus en tant que bénévoles, écrivent un texte d’humour où ils se décrivent à la manière d’une espèce animale. Notre recherche peut ainsi contribuer, à son niveau, à désarmer pacifiquement les « tentatives d’intimidation, vexation ou harcèlement ». Après quelques exemples nous étudions ici les obstacles rencontrés, les concepts utilisés puis les objectifs annoncés. 1 Sur ce sujet les ouvrages parus sont : Savoir(s) en rire (3 tomes), De Boëk, 1997 – Se former dans l’humour, Chronique sociale, 1998 – Rire en toutes lettres, Septentrion, 2001 – Potentialités de l’humour, L’Harmattan, 2001 – Écrire pour rire, L’Harmattan, 2002. A paraître : Des Conflits à l’école, Chronique sociale, 2005. Site : www.hugueslethierry.com

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Pourquoi ne pas se servir de l’humour pour favoriser les apprentissages et créer un climat de paix, non exempt de conflits, mais analysant ceux-ci afin de les comprendre ? Par exemple, dans le roman d’Amélie Nathomb Stupeur et tremblements, l’héroïne, méconnaissant les problèmes de hiérarchie, devient, à la fin de son histoire, balayeuse de toilettes alors qu’elle était, au début, ingénieur de haut niveau. C’est qu’elle commet des impairs comme aller consoler sa supérieure qui pleurait dans les vestiaires. Ce qui est perçu comme une atteinte à sa dignité. On ne doit pas trop, au Japon, montrer ses émotions en public ! Supposons que, dans un cadre formatif, une telle situation ait pu être élucidée après coup (ou même anticipée). Alors le conflit était sur la voie d’une résolution pacifique au lieu de s’envenimer. Tel est le sens de notre « géloformation » (formation par le rire) : non pas nier les conflits et leur rôle, mais au contraire les utiliser comme un tremplin pour l’apprentissage, dans les cas des langues en particulier, et du Français langue étrangère (F.L.E.). Non par facilité, mais du fait, au contraire, d’une exigence plus grande de coller au terrain, d’aider à préparer, vivre et réfléchir les conflits réels liés aux représentations différentes du métier et de l’autorité.2 Qu’il s’agisse du comique involontaire, du sourire, de l’ironie ou de l’esprit, les tactiques zygomatiques (du nom des muscles du rire) jouent en effet un rôle important dans la distanciation/dédramatisation qu’implique la résolution des conflits. Des exemples : Il y a quelque chose à faire ! « Un élève un peu à l’écart de par son physique un peu ingrat : mal-être, sentiment de rejet, repli sur lui-même. Lors d’un travail sur des caricatures en cours, celui-ci s’est avéré non seulement très incisif, mais fort bon dessinateur, ce qui a, dans le même temps, surpris ses camarades et suscité l’intérêt. À partir de ce moment-là, il a su trouver sa place au sein du groupe. Je l’ai souvent sollicité par la suite pour caricaturer des situations de cours (le mien, bien entendu) ; Très instructeur pour connaître ses petits (ou gros) défauts ! ». Pas de quoi rire pourtant ! « Dans une classe de 5e, certains élèves avaient, à l’évidence, plus d’intérêt pour le bas du dos de leurs camarades de classe que pour l’anglais. Ainsi, tout en disposant les manteaux sur les dossiers des chaises, je leur ai demandé si leur activité nécessitait l’utilisation d’une longue-vue. Tout le monde a ri et le cours a pu reprendre normalement ». C’est l’ironie et l’humour qui permettent souvent de résoudre les problèmes liés aux jalousies ou au sentiment d’être « mal aimé ». 2 Par exemple, en Asie, celle-ci se manifeste par la retenue, la réserve. Aux USA, au contraire, par l’énergie dépensée, l’abondance, la force des gestes… (Le sourire, en Asie, signifie bien souvent la gêne par rapport à un sujet donné).

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LE RÔLE DE L’HUMOUR DANS LA RÉSOLUTION DES CONFLITS « J’ai rappelé à l’ordre un élève qui bavardait et il m’a dit que si cela avait été un autre élève je n’aurais rien dit, sous-entendu « la prof a son chouchou ». J’ai donc désamorcé le conflit par l’ironie en disant : « Mais bien sûr, j’ai mes élèves préférés ». La classe est rentrée dans mon jeu, en surenchérissant… « Oui, il est déjà venu chez vous… ». L’élève qui avait protesté a donc perdu toute contenance ». Autre exemple : « Dans ma classe de 4e, beaucoup d’adolescents se font rectifier leur dentition et portent des appareils. Un matin, un de ces adolescents s’est coincé la manche de son pull dans son appareil : son bras restait alors levé mais il ne pouvait parler ni articuler. Il voulait me signaler son problème mais, ne pouvant parler, je n’ai pas compris tout de suite quel pouvait être son souci. Ce sont ses gestes et les rires des autres élèves qui m’ont permis de comprendre. Nous nous sommes tous mis à rire : ce n’était pas de la moquerie mais un moment qui a pu détendre le cours. J’ai souhaité ne pas laisser s’introduire trop de rire dans la classe afin que les élèves ne dépassent pas les limites. Pour finir, l’élève est enfin parvenu à enlever le fil de son pull coincé dans sa manche et a retrouvé la parole ». Ici, il s’agit davantage d’ironie (au sens de l’antiphrase) : « Lundi matin les élèves sont très agités… ou fatigués. L’un d’eux s’est endormi sur sa table. J’ai demandé à la classe de se taire (pour la cinquième fois au moins depuis le début du cours) en disant : « S’il vous plaît, arrêtez de discuter, vous allez réveiller Sébastien ! ». Tout le monde s’est tu, a regardé le dormeur, puis a éclaté de rire. Sébastien s’est réveillé. Il y a eu quelques secondes d’agitation, puis le calme est enfin venu »3. Encore l’ironie ici ! « Un jour, en plein milieu de cours, une averse inattendue et assez importante déclenche le bavardage, le chahut des élèves qui se demandent à haute voix comment ils vont rentrer chez eux, ou qui signalent à leurs camarades qu’ils ont oublié leur parapluie et cherchent à savoir qui en a un. Je leur réponds que ce n’est pas grave, qu’ils ne s’en fassent pas, ils pourront passer la nuit au lycée et que nous (les professeurs) sauront leur prévoir suffisamment de cours pour passer la journée et la nuit. Résultat : rire des élèves et retour au calme ; donc plutôt positif ». Humour involontaire parfois ! « Je fais un « brainstorming » avec mes élèves sur le vocabulaire des histoires d’horreur. On en arrive à parler de Dracula. Je l’écris au tableau. Je me retourne pour poser une question à un élève très timide et je l’appelle Dracula par erreur. J’avais peur qu’il soit très embarrassé et mal à l’aise, mais les autres ont ri gentiment, l’ont appelé Dracula pendant un moment et il a participé à l’hilarité ». Il ne s’agit donc pas ici de cultiver l’ironie et le sarcasme méchant. Au contraire, on utilisera ici le sourire en tant que, intérieur et intellectuel, il est intimement lié au travail qui consiste à lire entre les lignes, entre les mots, sur les visages aussi, pour « envisager » une nouvelle manière de voir le monde et d’utiliser les mots aussi. 3

On trouve un exemple du même type dans l’ouvrage sur Makarenko (PUF).

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Improvisation ? « En fin de semaine, un vendredi, alors que je faisais cours à des élèves de 3e, je me suis lancée dans une longue et complexe explication en anglais. À la fin de mes propos, j’ai soudainement poussé un petit cri aigu qui n’était pas prévu. Les élèves ont éclaté de rire, en me demandant ce qui m’arrivait, et j’ai moi-même ri par la suite ». Autodérision : « Je m’assois sur un bureau pendant le cours. Le bureau est cassé et la planche se soulève du côté où je ne suis pas assise. Début de rires dans la classe. Mon commentaire : « Je ne pensais pas avoir grossi autant ! ». Les élèves ont alors ri avec moi de la situation et pas de moi. L’incident est clos ». Si l’ironie est en général à déconseiller au sens où elle risque de vexer, le sourire par contre introduit la dimension intérieure et intellectuelle, indissolublement liée au travail de lecture. Improvisation, autodérision, toutes ces tactiques qui nous permettent d’anticiper sur la partie suivante, jouent un rôle incontestable dans le dépassement/déplacement des enjeux, des « embrouilles ». Des obstacles Certes les obstacles, les paradoxes, sont nombreux et ne manqueront pas d’être évoqués. – Pourquoi vouloir faire rire, dans le cadre d’une scolarité obligatoire, alors qu’il s’agit avant tout d’une activité spontanée ? N’y a-t-il pas là une source de conflits latente ? – Comment faire une recherche sérieuse sur un sujet aussi ténu que le rire. C’est comme vouloir fixer au mur les ailes fuyantes d’un papillon ! – L’humour est ce qu’il y a de plus difficile à percevoir dans une culture étrangère. Pourquoi donc commencer par là ? Les réponses s’imposent d’elles-mêmes : – On n’apprend jamais entièrement quelque chose d’important (comme parler, penser, etc.) de l’extérieur. Le maître, comme l’avait montré Saint-Augustin dans son De Magistro, réveille davantage des « semences » de vérités qui sont en nous et ne demandent qu’à éclore.4 – Par ailleurs on ne saurait confondre la nature d’un objet étudié et celle de la connaissance qui porte sur lui. Par exemple un cours sur le fantasme n’est pas « fantasmatique ». De même un cours sur le rire (pensant au titre de Bergson qui porte ce nom) peut être rigoureux et pas nécessairement drôle. Peut-être l’essentiel se loge-t-il dans les détails : - une découverte dans une note de bas de page ; - un gros mensonge dans un petit lapsus. Si s’opère ce déplacement du tout sur une partie, alors ce qui nous paraît frivole aurait une grande importance. Et l’humour ferait partie de ce je ne sais quoi qui, tel un condiment rare, change le goût d’ensemble d’un plat. 4

Cf. dans Savoir(s) en rire (tome 2) notre introduction.

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LE RÔLE DE L’HUMOUR DANS LA RÉSOLUTION DES CONFLITS Dans le domaine de l’éducation, les illustrés pour enfants, loin d’être puérils, orientent parfois l’esprit, concernant d’importants conflits de société. - ce peut-être, à l’époque de la guerre froide, pour illustrer et justifier des aventures coloniales (Bayard) ; - la lutte pour l’indépendance nationale (Astérix) ; - la tradition chauvine (Bécassine) ; - la justice contre des puissants (Pif le chien) ; - parfois, dans leur première version, le racisme (Tintin, hélas !).5 - le « prêt à penser » made in USA (Mickey, Black et Mortimer). Rire est donc sérieux et peut-être même être tragique. Isaac (« celui qui rira » dans la Genèse) fut appelé ainsi car Sarah, sa mère, a ri quand à l’âge de 90 ans Dieu lui annonça sa naissance. L’histoire nous a montré que sa vie ne fut pas toujours drôle !6 Des concepts Quelques concepts théoriques doivent maintenant être introduits : - ceux d’humour et d’ironie - également de rire et de sourire. En ce qui concerne l’humour et l’ironie, sans remonter à Socrate (l’ironie est l’art d’interroger) ou même à Kierkegaard (dont la thèse porte sur l’ironie socratique, introduisant selon lui au « stade éthique »)7 nous allons nous référer à Deleuze et Bergson. Ce philosophe-là pourtant semble peu « utilisable » puisque c’est dans Introduction à la lecture de sacher Masoch qu’il fait la distinction. En tant qu’il confine à l’autodérision, l’humour est peu ou prou « masochiste ». Je me flagelle. Donc je perds toute autorité ! Quant à l’ironie, elle est au contraire sadique et « casse » l’élève. Ex. : me trouvant dans un groupe d’enfants de onze ans, dans une banlieue lyonnaise, je dis (gentiment) à une petite fille qui me fixait « Tu veux ma photo ? ». Les autres rient, elle n’a pas entendu mais se fait répéter ma remarque à la récréation. Furieuse, elle remonte les quatre étages et me lance : « J’en veux pas de ta photo, tu te crois joli ! ». Cependant Deleuze va au-delà. L’humoriste masochiste ridiculise la loi de l’intérieur, en s’y coulant pour l’observer à la lettre et la ridiculiser. C’est en fait l’attitude de l’élève « fayot » dont il faut peut-être plus se méfier parfois que de l’ironiste qui lui oppose à la loi externe, sa propre loi intérieure, à la manière d’Antigone8. Cet élève-ci, nous pouvons réagir à son attitude mais nous devons le respecter car, comme l’écrit Prévert dans son poème sur « le cancre » : « Il dit non avec la tête 5 Des travaux récents montreraient que les injures du capitaine Haddock sont puisées dans le stock des pamphlets antisémites de Céline. 6 Cf. notre texte « Isaac, riez pour nous » dans Savoir(s) en rire, tome 1. In fine. 7 Cf. notre ouvrage Savoir(s) en rire, tome 1. 8 Dans Entretiens (Flammarion, 1995, p. 81), Deleuze écrit : « L’humour juif contre ‘ironie grecque, l’humour Job contre l’ironie Œdipe, l’humour insulaire contre l’ironie continentale, l’humour stoïcien contre l’ironie platonicienne, l’humour zen contre l’ironie bouddhique, l’humour Proust contre l’ironie Gide » (…)

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Mais il dit oui avec le cœur. » En tout état de cause, et sans avoir nécessairement lu Deleuze, on utilisera parfois l’ironie si l’on est mère et que l’on dit à son enfant : « Tu es beau ! », pour lui signifier, par son intonation, que justement il ne l’est pas et qu’il doit aller se laver ! Résumons-nous. L’antiphrase (ce fait d’exprimer une chose en disant le contraire) doit pouvoir être comprise par l’enfant ou l’élève. De même qu’il doit être sans cesse sollicité, questionné, par notre « maïeutique » (l’art d’accoucher les esprits de Socrate). Mais cela ne signifie pas que nous utiliserons l’ironie au sens du sarcasme transformant l’autre en objet, à la manière de Voltaire par exemple.9 Utilisons par conséquent Deleuze avec modération… Peut-être Bergson s’imposera-t-il davantage dans la réflexion sur les conflits dans l’enseignement et la recherche de solution ? Ceci parce que, dans un fameux ouvrage intitulé Le Rire (qui porte en fait sur l’humour), il définit le phénomène comme étant provoqué par du « mécanique plaqué sur du vivant ». Ainsi Thalès, le mathématicien, fait rire une servante (dans Théetète de Platon) parce que, regardant le ciel, il tombe dans un puits. Contraste comique entre l’élévation de la pensée et la soumission du corps aux lois bassement physiques de la matière, entre les bas-fonds et l’azur, chère aussi à Baudelaire. Cette définition bergsonienne est souvent vraie mais devrait intégrer également la question du « rapport de force ». Si dans une dictature, seul sur le trottoir, je vois glisser, dans la neige par exemple, une garnison entière, je ne rirai pas. Je sourirai peut-être intérieurement, c’est tout. L’ouvrage du philosophe nous paraît essentiel pour conjurer la « prise de sérieux » qui guette le professeur en fin de carrière et qui est porteuse de conflits latents. Enfermé dans mon rôle et statut, je ne me vois plus de l’extérieur. Je fais rire, sans m’en rendre compte ! Il m’appartient alors de transformer, en quelque sorte, en « stratégie zygomatique » (du nom des muscles du rire) ce qui, autrement, saperait mon autorité. Comme le clown qui, pour la faire disparaître, joue sa propre peur sur scène. Utile sur le plan psychologique, la théorie bergsonienne l’est aussi sur le plan de l’apprentissage des langues. Car, au lieu de définir l’humour simplement comme un « état d’esprit »10 elle en fait une figure de rhétorique au même titre que l’ironie opposée à elle. De quoi s’agit-il ? Du fait que l’humour décrit ce qui est en feignant de croire que c’est ce qui devrait être. Par exemple, je vais parler d’un aspect sordide de l’éducation dans une école (les crevasses sur les murs), en feignant de m’en féliciter (disant, par exemple, que cela développe le sens artistique des élèves qui peuvent, à partir de ces formes incongrues, imaginer des créations plastiques !). Inversement, dans l’ironie je feins de croire que ce qui devrait être est dans la réalité ! Par exemple, j’imagine réalisés mes fantasmes : les étudiant(e)s servant aux professeurs chevronnés comme moi des boissons adaptées à la saison

9 Citons ce texte : « L’autre jour, au fond d’un vallon, un serpent piqua Jean Fréron. Que pensez-vous qu’il arriva ? Ce fut le serpent qui creva ! ». 10 C’est le titre que la revue Autrement avait donné à son numéro sur l’humour.

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LE RÔLE DE L’HUMOUR DANS LA RÉSOLUTION DES CONFLITS tandis que nous autres, pédagogues et autres didacticiens, nous balançons sur des hamacs ! On voit l’intérêt de cette distinction philosophique : elle permet, selon nous, à l’élève d’apprendre à devenir un « revendicateur gentil », c’est-à-dire à s’exprimer en tant que « mécontemporain » (pour employer ce mot-valise utilisé par Finkielkraut lorsqu’il riait encore), c’est-à-dire en tant que critique : au sens positif et négatif de celui qui pose les limites. Plutôt que d’utiliser le poing, l’adolescent apprendra les stratégies discursives, l’éthique de la discussion en même temps que les « drôles » de sous-entendus, la lecture entre les lignes. « Ce n’est pas moi qui l’ai dit, je plaisantais ». Est-ce enseigner l’hypocrisie ? Rousseau l’eut sans doute pensé, mais toute culture est un détour, la sublimation de pulsions « freudiennes ». Et par conséquent, sortir l’enfant de son animalité, lui permettre de quitter sa « rudesse » originelle en l’acculturant, c’est en faire, au sens propre, un « é-rudit », c’est l’élever, transformer l’enfant en élève. Mais ce développement paraît peut-être trop idyllique et détaché des contingences. Disons alors un mot plus rapide sur la distinction entre rire et sourire, sans nous référer, cette fois, à aucun appareillage conceptuel. Paradoxalement on va appeler « sourire » ce qui est en réalité un « surrire ». Ou alors le rire deviendrait un « sous sourire ». En ce sens que le sourire (qui ne montre pas les dents !) n’est pas inférieur : il est intérieur, intime, intellectuel, lié donc à une activité cérébrale et non à ce laisser-aller, à ce « glissement progressif du plaisir » dans lequel les moines du Nom de la rose d’Umberto Eco voyaient le début du péché et de la crainte de Dieu et des puissants. Ils ne se trompaient pas entièrement ! Attention à la joie chez un St François d’Assise et à sa bonne « humeur » ; le mot d’où vient « l’humour », désignait, selon les anciens médecins grecs, les liquides fondamentaux constituant nos caractères : flegme, sang, bile, atrabile (à l’origine de l’acédie, c’est-à-dire du désespoir et de la mélancolie). Attention aussi à Rabelais dont Bakhtine a montré qu’il exprimait la subversion populaire à la recherche d’une inversion de l’ordre social. Le carnaval exprime pendant un moment la disparition des distinctions et ségrégations. Révolution qui ne dure que le temps d’une fête et passe avec les saisons comme le fameux « temps des cerises » ! Pour que tout et chacun(e) revienne enfin à sa place… Au sein du désordre établi ! (Attention au sourire de séduction qui guettait Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles !). Nous formons des citoyens, donc des hommes et des femmes aptes à l’insoumission dans le cas où une loi injuste leur est imposée. Mais aussi aptes à élaborer des règles de vie ensemble. À ce titre, soucieux de savoir manier le vocabulaire, dans tous ses registres, pour défendre leurs droits. Et par conséquent, nous enseignons aux élèves à ne pas se contenter du « gros rire qui tache ». Tel qu’il apparaît, dès l’époque des « gros mots d’enfants »11. Tel qu’il se répète, imperturbablement dans les histoires sordides des « pervers pépères » !

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Pour reprendre le titre de P. Boumard chez Stock.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Ce qui ne signifie pas qu’on s’interdira de répondre à leur niveau quand cela s’impose. Ainsi une professeur d’arts plastiques qui s’entendait dire par un élève que le dessin ça lui « casse les couilles », répliqua tout de go que s’il continuait il allait voir dans quel état celles-ci seraient ! L’élève, interloqué, dit alors qu’une professeur n’avait pas le droit de parler ainsi12. Celle-ci répondit alors qu’elle pouvait aussi utiliser leur langage sans être en lui enfermée, comme ils l’étaient, puisqu’elle maniait aussi le « bon français » ! Rire avec les élèves donc parfois. Et non pas sur eux. Mais surtout sourire et leur apprendre à le faire ! Pour les éduquer, les amener à s’éduquer. Sans être simplement « séduits » sur le plan affectif : le rire n’est pas qu’un médiateur, un « lubrifiant pédagogique ». Dans la pièce de Rostand, Cyrano de Bergerac n’aimait pas que l’on rie de son nez derrière son dos. Mais il acceptait de s’en moquer lui-même ! Beaucoup d’histoires juives, racontées de l’extérieur, paraîtraient antisémites. De même que passeraient pour « homophobes » des blagues concernant les gays racontées par des « hétéros ». Si notre tâche éducative est donc d’apprendre à sourire de soi, des sketches seront les bienvenus pour montrer, par exemple à un Asiatique, que pour nous sa façon de prononcer le français est trop autoritaire et saccadée. Si on fait une déclaration d’amour en disant : « JE ! TÊM ! » ce n’est pas la meilleure stratégie ! Un sketch peut permettre aussi de s’en sortir lorsqu’on est invité. Amenez des fleurs, on vous dira « fallait pas ! ». Mais ne les remportez pas : c’est de l’ironie… Les objectifs Ces obstacles levés, nous formulerons les objectifs en ces termes : toute connaissance nouvelle à acquérir provoque une peur génératrice de conflits potentiels. L’humour peut aider à surmonter cette crainte qu’a bien décrite M. Serres13. Je suis sur la rive, tranquille. Pourquoi me lancer dans la mer agitée. Alors que je ne connais pas ce nouveau continent qui pourtant m’attire. Alors qu’il est peut-être seulement une île, un mirage. Que vais-je perdre au change ? Un climat de confiance est nécessaire, que le rire favorisera : « Rire renforce les liens »14 À cette fin, il faudra, de part et d’autre, dépasser stéréotypes et clichés15. Que penser, (même si on se sert toujours dans la vie courante de catégories préalables qui permettent de construire le réel perçu) d’expressions aussi figées que : - « saoul comme un Polonais » ; - « tête de Turc » ; 12

Effectivement certaines plaisanteries sont douteuses, comme de faire par exemple conjuguer au passé simple le verbe pouvoir ! 13 M. Serres, Le Tiers instruit. 14 L. Dabène, F. Cicurel, M.-C. Lauga-Hamid, C. Foerster, Variations et rituels en classe de langue (texte imprimé), Hatier, Paris , Saint-Cloud : CREDIF, 1990. 15 Cf. collectif Le Français en clichés, Santiago de Compostelle, Axac, 2004. L. Dufay y cite, outre ses travaux, un chapitre de l’Anti-manuel de français de Claude Duneton et Jean-Pierre Paglano (1978), un chapitre du livre d’Annette Béguin Lire-écrire (1981), des numéros des revues Recherches (n° 9, Stéréotypes et apprentissages, 1989) et Études de linguistique appliquée (n° 107, 1997) et quelques articles isolés (Pugibet 1983, Santoni 1984, Huynh 1991). Ainsi que les Actes des colloques organisés sur ce thème à Lyon (1992), à Cerisy (1994), à Amherst (1998) et à Albi (2000).

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LE RÔLE DE L’HUMOUR DANS LA RÉSOLUTION DES CONFLITS - « parler français comme une vache espagnole » ; - « aller se faire voir chez les Grecs » ; - capote « anglaise ». Ces clichés ou stéréotypes (nous employons les deux termes dans le même sens même si Le Français en clichés montre bien la différence)16 ne peuvent qu’être critiqués tant sur le plan éthique (ou moral) que cognitif. Ils sont générateurs d’incessants conflits s’ils ne sont pas élucidés. Il en va de même du stéréotype sur nos partenaires européens qui se dégage de cette histoire : « Un Belge qui veut vérifier ses clignotants demande à sa femme : — Chérie, est-ce que mes clignotants fonctionnent à l’arrière ? Il met en route les clignotants et entend sa femme répondre : — Oui ! Non ! Oui ! Non ! Oui ! ». Dans le même manuel, on trouvera ces deux anecdotes que nous citons aussi car il faut savoir rire de soi : - Humour français : « Pourquoi les Français enlèvent toujours leurs lunettes quand ils font un alcootest ? — Parce que ça fait toujours deux verres de moins ». - Humour suisse : « Deux Suisses se promènent. Tout à coup, il y en a un qui se retourne et qui écrase un escargot : « Il m’énervait celui-là ! Ça fait une demiheure qu’il me suit ». Enfin, nous poursuivons avec un texte tiré du Français dans le Monde (de janvier 1999), sur une idée de J. Sommer : la dictée cent fautes ou « l’élêvôssantr’» (car les consensus mous, par les malentendus qu’ils proposent, sont, comme les préjugés, générateurs de conflits). « La provocation est à la hauteur des affres que cette fameuse dictée fait vivre à tant d’écoliers. Au lieu de les éviter, pour arriver au « sans faute », on va en faire, et jusqu’à cent, de ces sacrées fautes. Au lieu de coller à la règle, de respecter le code de l’écrit, on va se fier à l’oreille, à l’oral, et modifier, transformer, proposer… Changer la « faute » en « modifications multiples » par jeu, bien entendu, pour commencer, conduit immanquablement à une réflexion sur la langue et son fonctionnement qu’il est difficile d’induire autrement. C’est aussi redonner l’initiative à l’élève plutôt que de le soumettre aux diktats de la dictée, austère source de tracas et de trébuchements récurrents. Cette initiative redonnée à l’élève, et à propos de l’orthographe, est-ce bien raisonnable ? Pourtant ne nous dit-on pas qu’il est temps de placer l’élève au centre du système éducatif ? Certes. Et Pierre Windecker (voir Le Monde daté du 25 février 1998, p. 14) nous le rappelle fort à propos. Qu’il veille, somnole ou rêve, il y pense sans cesse à cet élève-au-centre. Et

16 Cf. l’article de Mme M. Lopez-Diaz (op. cit. p. 75) : « Le terme de stéréotype est particulièrement lié à celui de cliché qui, comme lui, provient de l’imprimerie. La parenté entre les deux est le fruit d’une tradition de cohabitation : ils possèdent le même sens typographique de plaque en relief pour l’impression. Popularisés donc par le lexique de l’imprimerie mécanique, ces deux termes sont devenus péjoratifs au XIXe siècle. Or, malgré leur proximité, ils désignent des choses différentes. Les clichés sont des formules et les stéréotypes des représentations rebattues. Traditionnellement, on dit que le cliché relève de la rhétorique et le stéréotype de l’idéologie, dans la mesure où le premier est perçu comme un fait de style, alors que le second étaye un contenu ». Dans un précédent colloque du CALS on trouvera aussi l’idée que le stéréotype, en tant que catégorisation, peut jouer un rôle utile.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS tout comme celui qui se lance dans la dictée cent fautes sans le savoir, il finit même par écrire « l’élêvôssantr’» puis « l’aile lève, eaux s’entrent »… Nous y sommes ! ». La référence à Astérix en Hispanie s’impose si l’on veut revenir aux représentations mutuelles des peuples les uns sur les autres qui peuvent devenir, comme « l’effet Pygmalion » en pédagogie (l’attente positive ou négative qui produit l’effet escompté) des « prophéties autoréalisatrices »17. Dans l’ouvrage de Goscinny, on ne compte pas le nombre de « Olé » qui d’abord répondent aux « Ave » romain (p. 7). Dans la même page, neuf personnes le disent ensemble. On le trouve neuf fois (p. 35) ou même vingt fois (p. 36) dans une même page. Un pays peu sûr (la « Vandalousie » p. 41) telle apparaît l’Espagne dans l’album. Mais le peuple (comme dans P. Desproges Les Étrangers sont nuls, Points, 2003, p. 29) fier et noble (p. 5), fier et orgueilleux (p. 45), susceptible (ibidem), passant sa vie à danser et à jouer la sérénade ! Quelle sera la place d’un tel peuple au sein de l’Europe idéale dans laquelle bien sûr les Français s’occuperont de la cuisine, les Italiens de l’amour, les Anglais de la police et les Suisses de l’organisation ! Une histoire résume à elle seule les clichés sur des peuples divers : Selon le Saturday Times Magazine (octobre 2002) une étude mondiale a été faite par les Nations unies. La question suivante était posée : « Pourriez-vous donner honnêtement votre opinion sur les solutions à mettre en place pour résoudre le manque de nourriture dans le reste du monde ? ». L’étude a connu un échec total… En Afrique, ils ne savaient pas ce que « nourriture » veut dire. En Europe de l’Est, ils ne savaient pas ce que « honnêtement » veut dire. En Europe de l’Ouest, ils ne savaient pas ce que « manque » veut dire. En Chine, ils ne savaient pas ce que « opinion » veut dire. En Israël, ils ne savaient pas ce que « solutions » veut dire. Aux USA, ils ne savaient pas ce que « le reste du monde » veut dire. « Autant dire que se servir de l’humour pour régler les conflits c’est faire œuvre éthique en même temps que remplir notre tâche d’intellectuelspédagogues ! ». Hugues LETHIERRY IUFM de Lyon h.lethierry@voila.fr

17 C’est ici le langage des psychosociologues. Rosenthal et Jakobson avaient étudié aux USA l’effet Pygmalion, en lui donnant le nom du personnage mythologique devenu amoureux de sa propre création (sa statue transformée en femme réelle : Galatée).

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LE SYMBOLISME DE LA VENGEANCE Le désir de vengeance est fondamentalement un désir de justice. Le désir de justice, outre un désir de protection de la communauté, est aussi un désir de vengeance. Les deux désirs se fondent sur un dispositif psychologique ou socioculturel de rétroaction, qui vise à réparer une harmonie à laquelle atteinte a été portée. Je propose de considérer la vengeance comme un élément dans un dispositif d’homéostase. La notion d’homéostase s’utilise en physique, en biologie, en psychologie et en sociologie. C’est un dispositif complexe destiné à maintenir un équilibre de base au moyen de quelque amortisseur et qui conduit à une rétroaction négative. Notre corps même en donne un exemple. On sait qu’en cas d’infection menaçant la santé d’une personne les globules blancs se mobilisent, accourent sur les lieux pour guerroyer contre des intrus dangereux, les neutralisent et rétablissent l’état de départ. La vengeance est un fait de rétroaction. Le discours de la vengeance privée et celui de la vengeance institutionnalisée en justice sociale en témoignent. La loi du talion, exposée dans l’Ancien Testament, en donne l’exemple le plus évident. Dans Exode, 21, 22-25, on lit : Si des hommes, ayant ensemble une rixe, frappent une femme enceinte, et provoquent son accouchement, sans conséquences plus graves, ils seront condamnés à payer l’amende imposée par le mari de la femme, et cette amende sera payée selon la décision des juges. Mais si un malheur résulte de l’accident, tu feras payer vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. Dans Lévitique 24, 19-20, le principe d’équivalence équitable s’exprime de façon plus générale : Quand un homme aura fait une blessure à son prochain, on lui fera comme il a fait lui-même : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent. On lui fera le même mal qu’il aura fait à un autre homme. Deutéronome 19, 18-21, répète la même idée, vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. (Remarquons d’ailleurs que dans ce livre biblique s’ajoute à l’aspect « vengeance » un aspect de prévention sociale : les autres, en apprenant le fait, seront remplis de crainte, et ils n’oseront plus commettre une telle action parmi vous.) Ainsi est formulé le principe d’équité de la loi du talion. Un premier problème que pose ce principe, c’est qu’il est impossible d’effectuer l’équivalence cent pour cent. Si même l’on accepte le principe, il est rare qu’on soit d’accord sur l’équivalence entre faute et rétorsion. Cela vaut pour l’offensé autant que pour l’offenseur. Celui-ci se réclamera de circonstances atténuantes, celui-là du caractère irréparable des conséquences du délit. Quelle réparation, par exemple, constitue 333


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS pour les parents dont les enfants ont été fauchés et tués par un chauffard ivre et drogué, la condamnation à trois ans d’emprisonnement, dont un avec sursis (verdict prononcé par le tribunal de Thionville, février 2005) ? « La vie d’un enfant ne se compte ni en euros ni en années de prison » a déclaré un avocat. Ce n’est, bien entendu, qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Dans un monde complexe et compliqué, la loi du talion ne saurait être appliquée, ni littéralement, ni métaphoriquement. Il s’ensuit que, s’agissant de « paiement », force est de passer, selon la terminologie de Lacan, du registre de la réalité à celui du symbolique. Dans la vie des hommes ainsi que dans leur justice, la punition vengeresse est avant tout un fait de symbolisme. Elle est un signe. Un signe multifonctionnel, car il sert, s’adressant au malfaiteur, d’avertissement et d’invite à se resocialiser, et, s’adressant à ceux dont le droit a été lésé, il sert de preuve que justice est faite. Le passage du réel au symbolique pose un problème sémiotique ; il demande l’usage de la métaphore, qui, elle, demande le choix délicat d’un contenant linguistique qui, par voie sémantique, renvoie à une réalité douloureuse. De plus, si la loi du talion cherchait à imposer une équivalence de l’offense et de la rétorsion, à cette tentative d’établir une équivalence réelle bien qu’impossible, le passage au symbolique y ajoute une autre impossibilité, celle notamment de comparer l’incomparable. En effet, comment faire une comparaison acceptable entre un homicide et quelque punition imposée ? D’où le sentiment d’insatisfaction que bien souvent laisse à l’offensé le verdict juridique. On aurait voulu recevoir satisfaction, comme au temps où le désir de vengeance pouvait aboutir à un duel, destiné à « donner satisfaction » à celui qui se considérait blessé dans son honneur, blessure dont la guérison requise était le défi et, en fin de compte, la mort. Ainsi Rodrigue a réparé la blessure de son père humilié. Et c’est ainsi que de très grands auteurs russes comme Pouchkine et Lermontov ont laissé la vie, tragiquement, pour de futiles affaires d’honneur. Pour parler de l’équilibre que la vengeance ou la justice sont censées redresser, les individus ainsi que les peuples puisent dans des fonds linguistiques divers. Il arrive que la métaphorie soit de nature compétitive, sportive ou pénitentiaire. La France, à un certain moment de son histoire, a aspiré à une « revanche » après la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Les gouvernements autrichiens et allemands ont voulu qu’il y ait une « punition », par la guerre, après le meurtre de l’archiduc Ferdinand à Sarajevo. Le massacre de millions de jeunes gens dans les opérations militaires de ce qu’on appelle la Grande Guerre a été entraîné avant tout, comme l’a montré l’historien Karl Kautsky, par un désir de se venger de ce qui était considéré par l’empereur Guillaume II, comme un soufflet à sa dignité personnelle. La matière métaphorique de la vengeance, juridique ou non, est souvent celle du langage commercial ou financier. En néerlandais, parlant de punition juridique, on se sert du mot « vergelding » ; c’est un mot où l’on reconnaît la racine « geld », qui est « argent, monnaie ». Parlant de vengeance, on dit même qu’il faut payer « à monnaie égale » (« betalen met gelijke munt »). Dans le milieu criminel, on parle de « afrekening », « règlement de comptes ». Somme toute on peut dire que l’offense demande qu’on paye. Si se venger consiste à faire payer, on se demande : payer pour quoi ? Payer, fondamentalement, pour quelle offense ? On est en droit de supposer qu’à l’origine 334


LE SYMBOLISME DE LA VENGEANCE de beaucoup d’actions vengeresses il y a le désir de faire payer l’autre pour un mépris encouru. On peut, par exemple, considérer l’entreprise coloniale comme la manifestation d’un mépris manifesté par les colonisateurs envers les colonisés. Il y a de par le monde occidental, par suite d’immigrations, des personnes qui se sentent ou bien eux-mêmes socialement exclues (et donc méprisées) ou bien représentants puisque descendants d’êtres opprimés, exploités, offensés, c’est-à-dire méprisés. Ce sont des personnes qui jugent que le moment de faire payer est imminent. Le jeune musulman, intégriste, qui a assassiné à Amsterdam le cinéaste Theo van Gogh a écrit une lettre ouverte au peuple néerlandais, établie avant le meurtre. Il déclare être d’avis que le peuple néerlandais « doit payer avec son sang pour le massacre de millions de musulmans » et il a ajouté « la vie, pour vous, se changera en enfer et vous n’aurez de repos qu’au moment où votre gouvernement cessera d’assassiner et de violer nos frères et nos sœurs ». L’accusation est sans fondement, la menace est horrible, elles expriment non seulement un désir de vengeance, mais aussi une haine violente. Il s’agit pourtant de comprendre que ces paroles ont un fondement psychologique très réel, même si le symbolique se relie plutôt à l’imaginaire qu’au réel. Les terroristes, les kamikazes, sont dans leur milieu social considérés comme des « martyrs » et admirés comme tels. Le vengeur est un caïd. Il y a à Amsterdam des jeunes qui proclament leur admiration pour le meurtrier de Van Gogh. Par suite des immigrations nouvelles, le monde occidental est confronté avec le phénomène horrible du « crime d’honneur », ancré dans des cultures où l’honneur de la famille peut exiger des mâles l’assassinat d’une femme jugée « coupable » en dehors de toute justice officielle. L’exposé présenté pendant ce colloque même par l’abbé Adrien Ntabona nous a appris que dans certains contextes africains la vengeance, d’une tribu à l’autre, peut être considérée comme un devoir sacré, qu’imposent les ancêtres. Le code, en ce cas, est socioculturel, à base religieuse. On est tenté de le rapprocher de la justice telle qu’elle est définie par la loi du talion. Tout cela s’explique, me semble-t-il, par un fond psychologique commun de communautés où des personnes se sentent, à tort ou à raison, lésées dans leur dignité. Pour entreprendre de lutter contre un fanatisme criminel, il s’agira d’essayer de changer les habitudes interprétatives. Rien de plus inquiétant, de nocif, de dangereux pour le monde humain que les habitudes interprétatives trop strictement déductives. Elles mettent en œuvre des présupposés sémiotiques dogmatiques, inébranlables, contraignants jusque dans les domaines sociaux et personnels où une marge de liberté de penser est condition nécessaire pour que la dignité humaine soit garantie. Entre le laisser-aller paresseux de l’inconscience et de l’ignorance, d’une part, et, d’autre part, la soumission bornée aux directives de quelque conformisme politico-religieux il y a la possibilité d’une recherche de vérités personnelles. Ces recherches se fondent sur des expériences, scientifiques et existentielles, conduisant à des interprétations hypothétiques, à des conclusions qui ont un maximum de probabilité. C’est ce que Charles Sanders Peirce a appelé « fixer une croyance » (fixing a belief). Ce penseur original, père de la sémiotique moderne, a baptisé cette manière d’interpréter : abduction.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Si l’induction consiste à parvenir à une règle générale à partir de régularités constatées au niveau des faits, si la déduction conduit à une vérité concernant les faits à partir d’une règle générale préétablie, l’abduction consiste à remonter, par « backward reasoning », à des règles générales fixées dans l’esprit du homo semioticus. L’abduction est la procédure interprétative que nous pratiquons tous dans presque toutes les circonstances de la vie de tous les jours. Je crois que, pour comprendre le mécanisme des interprétations, il est essentiel d’étudier la pensée de Peirce. Ce faisant, on en viendra, j’en suis convaincu, à conclure que, dans la recherche de quelque solution au terrible problème du revanchisme, il faudra, autant que possible, trouver le moyen de modérer le dogmatisme déductif des fanatiques. Il faudrait aboutir à ce que le processus déductif cède le pas à l’approche par abduction. Cette démarche interprétative, qui procède par hypothèses, plus prudente, plus généreuse, généralement pratiquée par les adeptes de la non-violence, conduirait à plus de tolérance et de respect d’autrui. Impossible de parler de vengeance sans aborder la question du pardon. Au désir de vengeance s’oppose le désir de pardon, postulation d’ordre éthique, souvent religieux. Les passages bibliques qui précisent la loi du talion trouvent une correction sublime dans les paroles du Christ citées dans Saint Matthieu 5, 38-39 : Vous avez entendu qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente lui aussi l’autre. Exhortation qui semble au-dessus de nos forces humaines. Elle paraît nous demander l’impossible. Et pourtant, le pardon est nécessaire, sur le plan psychologique autant que sur le plan social et politique. Ici, encore une fois, je me réfère à l’exposé du père Ntabona. Il nous a fait comprendre que dans le contexte qui lui est familier, celui du Burundi, on organise une discussion entre ceux qui sont concernés par « le devoir de vengeance », en présence d’un sage, quelqu’un qui a sur l’assemblée un ascendant moral incontestable ; les personnes présentes sont invitées à se souvenir autrement. Cette formule m’a beaucoup impressionné ; j’ai tendance à croire qu’il n’y a guère d’autre manière pour faire un premier pas vers le pardon. L’homéostase assure une protection, mais elle peut avoir un effet dangereusement négatif ; de par son objectif conservateur elle s’oppose au changement et peut empêcher par conséquent une éventuelle possibilité d’amélioration, de croissance, d’évolution. Le parfait fonctionnement d’un dispositif homéostatique implique un risque de stagnation. L’aversion réelle et généralisée provoquée par un discours exclusivement vindicatif s’explique peut-être ainsi. La recherche de justice, de réparation, le désir de vengeance, est certes légitime. Il en est de même du désir de pardon et cela des deux côtés ; l’offenseur demande qu’on lui pardonne, l’offensé cherche à pouvoir pardonner. Priant l’oraison dominicale, le chrétien demande à Dieu : Pardonne-nous nos offenses ; et il ajoute : comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. On a suggéré que dans la seconde partie de ce verset (St. Matthieu, 6, 12) il y aurait quelque ironie. Il est vrai qu’il est plus facile de demander pardon que de l’accorder. Le désir de vengeance est profondément humain. C’est une réalité qu’il n’est pas bon d’escamoter sous un maquillage linguistique dans notre discours sur les 336


LE SYMBOLISME DE LA VENGEANCE offenses et sur les crimes. Nous admirons ceux par qui la justice arrive. Cependant, nous admirons tout autant ceux qui savent pardonner ; ils contribuent à éviter la vendetta éternisée. Mais il y a une condition nécessaire pour que l’offensé puisse véritablement pardonner. Il faut que l’offenseur reconnaisse ses méfaits. Ricoeur l’a parfaitement formulé : l’essentiel n’est pas qu’on accorde son pardon, l’essentiel est de demander pardon. Rappelons-nous, à ce propos, le très beau geste de l’ancien chancelier allemand Willy Brand, qui, à Varsovie devant le monument aux victimes des nazis, au lieu de déposer la couronne d’usage, est tombé à genoux. C’était un geste qui symbolisait la demande de pardon. Sa valeur symbolique était d’autant plus grande que le geste provenait d’un élan du cœur spontané, aucunement prémédité. Le symbolisme du pardon peut servir à rompre le cercle infernal, sans fin, que contient le symbolisme de la vengeance. Les deux symbolismes, celui de la vengeance et celui du pardon, permettent que l’offense soit réparée. Mais dans le second il n’est plus question de payer « à monnaie égale ». Pour ce qui est du pardon, je voudrais interpréter ainsi la provocante invitation du Christ à présenter l’autre joue. Cependant, comme l’impunité totale est humainement insupportable, le méchant, est appelé, avant qu’on lui tourne l’autre joue, à faire le geste minimum, celui de reconnaître sa faute. Ce qui explique, parmi tant d’autres exemples, que les Chinois ont pu se déchaîner contre les Japonais qui, dans un manuel d’histoire, niaient ou du moins passaient sous silence des atrocités commises contre la population de Nanking. Ce qui explique que les Arméniens réclament encore et toujours que les Turcs reconnaissent le génocide d’avril 1915. Aart VAN ZOEST Amsterdam avanzoest@nymfaeum.nl

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DISCOURS DU PARDON

AVANT-PROPOS « Le pardon est mort dans les camps de la mort » dit Jankélévitch et Derrida le cite. « Son histoire commencerait […] avec l’impardonnable »1, c’est de cette manière que Derrida poursuit les investigations de Jankélévitch. « Il y a de l’impardonnable. – il continue — N’est-ce pas en vérité la seule chose à pardonner ? La seule chose qui appelle le pardon ? […]. D’où l’aporie qu’on peut décrire dans sa formalité sèche et implacable, sans merci : le pardon pardonne seulement l’impardonnable. […] Autant dire que le pardon doit s’annoncer comme l’impossible même. Il ne peut être possible qu’à faire l’impossible. »2 Le Siècle et le Pardon, tel est le titre de l’entretien avec Derrida. Au XXe siècle, le pardon se repense, donc, obligatoirement dans plusieurs langues et langages. Après la Shoah, on veut savoir comment demander pardon, ou comment pardonner. Mais le problème abandonne vite le cadre de la réalité impensable dans sa douleur. Il s’universalise et se particularise à la fois. Il s’intègre au discours philosophique, psychanalytique et politique. Le pardon est partout. Derrida remarque même qu’il : « est un leitmotiv de la rhétorique de tous les chefs d’État et Premiers ministres français depuis la Seconde Guerre mondiale, sans exception. »3 Vladimir Jankélévitch, Paul Ricœur, Hannah Arendt, Emmanuel Lévinas, Julia Kristeva, Jacques Derrida, chacun dans son propre champ de recherche relève le défi et pense le pardon. Nous trouvons légitime de juxtaposer le discours du pardon au discours de la vengeance. La notion de discours proposé par Michel Foucault4 nous le permet. Nous admettons que ces deux discours coexistent et donc s’entrelacent dans les propos politiques, littéraires et quotidiens. Effectivement, le pardon et la vengeance ressortent de la même matrice. Il s’agit de la souffrance. Le pardon a donc un rapport à la vengeance ; il est comme la vengeance, une hypothèse à la même plaie ; il a comme la vengeance un rapport particulier au temps. Notre démarche consiste donc à désigner le sens de la vengeance par son sens complémentaire, c’est-à-dire le pardon. Nous évoquons plusieurs penseurs, mais nous avons choisi comme axe de réflexion les propos de 1 Jacques Derrida, Le Siècle et le Pardon (entretien avec Michel Wiewiorka) in Foi et Savoir, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 113. 2 Ibid., p. 106. 3 Ibid., p. 115. 4 Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, NRF, Gallimard, 1971.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Jacques Derrida. Peut-être parce que, contrairement aux autres, son pardon ne réclame pas de réponse évidente. LE PARDON ET SA RELATION LANGAGIÈRE « Le pardon est une relève, il est en son essence Aufhebung. Et aussi traduction. » Jacques Derrida, Qu’est-ce qu’une traduction ‘relevante’?, p. 44.

En latin, le verbe pardonner unit per (complètement) et donare. Dorénavant, une grande quête commence. Was heisst hier geben ? – veut savoir Heidegger. Et que veut dire donner complètement ? Que signifie une relation particulière de per et de donare ? On pourrait poursuivre les études linguistiques en entrant dans les relations entre gift et gifted, entre le don et le talent, où les suggestions s’imposent ellesmêmes : pour donner il faut être doué. On pourrait aller encore plus loin pour étudier l’ambiguïté du propos : Derrida demeure toujours dans sa logique du pharmakôn. Son pardon est empoisonné avec le don qu’il renvoie aux sources germaniques où Gift veut dire aussi le poison5. Mais il semblerait qu’il soit plus intéressant de toucher un peu à la langue de la métaphysique allemande, dans laquelle Derrida puise son inspiration6. Le don et le pardon nous renvoient à la conception de l’événement7 — das Ereignis, mais aussi à ce que cet événement constitue — es gibt. Es gibt se traduit en français par il y a, qui montre plus généralement que quelque chose existe. Mais littéralement, es gibt signifie en allemand que quelque chose se donne, ça donne dans le sens impersonnel, où le sujet donnant s’efface dans l’acte de la donation. Es gibt embrasse nécessairement et le temps et l’être : es gibt, ça donne l’être et le temps ; es gibt das Sein, es gibt die Zeit.

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Ainsi, pendant que Julia Kristeva poursuit dans ses recherches psychanalytiques sur le pardon le sujet quasi évangélique de Fiodor Dostoïevski et que Hannah Arendt s’investit nécessairement dans le problème de la Shoah, Jacques Derrida choisit comme support littéraire de son étude par exemple La fausse monnaie de Charles Baudelaire où le titre annonce déjà une certaine équivoque vis-à-vis du problème du pardon. La citation qu’il propose au début du chapitre renonce aussi à toute la positivité et la responsabilité presque religieuse auxquelles le mot pardon oblige, et auxquelles les autres ont volontairement obéi. Voici la citation par laquelle Derrida commence son chapitre sur le pardon. Mais tout d’abord, soulignons que dans la culture européenne, on perçoit le pardon comme une incarnation du plus haut amour (agape) : « Une fois il fut demandé devant moi en quoi consistait le plus grand plaisir de l’amour. Quelqu’un répondit naturellement : à recevoir, - et autre : à se donner – Celui-ci dit : plaisir d’orgueil ! – et celui-là : volupté d’humilité ! Tous ces orduriers parlaient comme l’imitation de Jésus Christ. Enfin, il se trouva un impudent utopiste qui affirma que le plus grand plaisir de l’amour était de former des citoyens pour la patrie. Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté. » [cité par Jacques Derrida in Donner le temps Paris, Galilée, 1991 : Baudelaire, Journaux intimes, Fusées, Pléiade, éd. Y.G. La Dante, p. 1191.] 6 En vue de parler du don chez Derrida, je m’appuie sur Donner le temps, op. cit., et sur l’article d’Agata Bielik-Robson Trujacy prezent Jacques’a Derridy. Od krytyki do fenomenologii daru in Fenomen daru sous réd. d’Anna Grzegorczyk et Rafal Koschany, Poznan, Wydawnictwo Naukowe UAM, 2004, pp. 7989. 7 « Ce mot d’Ereignis, qui signifie couramment l’événement, fait signe vers une pensée de l’appropriation ou de la dépropriation qui ne peut pas être sans rapport avec celle du don. » [Donner le temps, op.cit., p. 33.] Pour Heidegger das Seyn ist das Er-eignis ; das Seyn west als das Ereignis.

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DISCOURS DU PARDON Le don s’exprime dans les langues latines par le présent8 qui conduit non par hasard chez Derrida à la pensée de la présence. Mais la présence du don, est-elle possible ? Toute la réflexion derridienne au sujet du don circule autour de la situation paradoxale : es gibt se produit (s’événemente), afin de s’effacer – suite à l’acte de la donation. Au moment de la donation (le présent – le don) la présence disparaît. Par elle, tout commence, et pourtant, il n’est pas possible d’arriver à sa présence. La formule es gibt ne cherche pas à affirmer la personnalité de l’être- donateur. L’être ne se peut donner qu’à condition qu’on l’oublie. C’est pour cela que Derrida considère que la situation du don est impossible. Pardonner voulait dire donner complètement. Si le vrai don n’est pas possible, a fortiori, le pur pardon ne peut avoir lieu. Le pardon comme le don reste dans ce contexte impossible. Ils sont attachés nécessairement dans les propos de Derrida à l’invention, et comme chez Heidegger, à l’événement. Comment oublier et témoigner de l’événement ? Comment être et se donner presque en même temps ? On voudrait dire qu’en pardonnant on agit tel un poète9, qui sauve la relation de l’oubli… Pardonner signifierait-il cicatriser la relation déchirée ? Si Jankélévitch et Ricœur lient le pardon à la mémoire, et donc à la constitution de l’identité, Derrida se situe dans une autre logique. Il ne cherche pas à abaisser la question du pardon au niveau de l’échange à l’instar de Mauss10. Puisque son pardon est pur, gratuit et idéal, il renonce au pardon thérapeutique et psychologique. Chez Derrida l’oubli devient absolu et ne donne lieu à aucun refoulement ; ni conscience, ni mémoire, ni reconnaissance n’accompagnent le vrai don. En effet, l’oubli et le don conditionnent l’événement. (Derrida met l’oubli sur la voie du cheminement de la pensée.) Le pardon comme le don reste dans la logique de l’impossible… Pardonner voulait dire donner complètement. Si le vrai don n’est pas possible, a fortiori, le pur pardon ne peut avoir lieu. LE PARDON : LA RELATION TEMPORELLE ET LA NARRATION Le pardon s’éclaire dans le temps. Comment comprendre le pardon dans le contexte de la donation ? Comment comprendre le pardon qui dorénavant, et non seulement dans la pensée de Derrida, a un rapport particulier au temps ? Comment interpréter (au sens même d’user) le pardon et Derrida ? Associons le pardon à la relation, à la narration, à l’invention, et dégageons tout ce qui se veut le premier, l’originaire, à tout ce qui ne se répète pas, à tout ce qui dans la vision humaine est impossible (puisqu’il reste invisible ?)

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« Qu’on appelle un don un présent, que « donner » se dise aussi « faire présent » (aussi bien en français qu’en anglais, par exemple), cela ne sera pas seulement pour nous un indice verbal, une chance ou un aléa linguistique. » Donner le temps, op. cit., p. 21-22. 9 On trouve une belle explication de la tâche du poète qui s’ancre dans Sagen heideggérien dans le texte d’Agata Bielik-Robson, op. cit. L’aporie de es gibt se résout justement autour de Denken et Danken dans Sagen poétique. Heidegger transgresse donc la difficulté liée – à se donner et exister, à témoigner et oublier. La force de la poésie authentique permet au poète de surmonter l’aporie de l’événement et de créer le mot où se révèle Sagen. Quant à Derrida, il reste face à l’a-porie, sans vouloir la transgresser. 10 Derrida critique Don et Échange dans le vocabulaire indo-européen – un essai de Marcel Mauss, dans Donner le temps, op. cit.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS La relation s’exprime dans la narration, renvoie à un récit et vaut même une narration dans la langue française. En vue d’aborder le don et le pardon, Derrida parle de la narration. « Il faut qu’il y ait l’événement – donc appel de récit et événement de récit – pour qu’il y ait don et il faut qu’il y ait don ou phénomène de don pour qu’il ait récit et histoire. »11 Comment le comprendre ? Le don et le pardon seraient-ils donc des événements par excellence ? Le don et le pardon commencent-ils donc une vraie histoire ? Et grâce au récit le don et le pardon, donc l’événement même, échappentils à l’oubli inscrit dans le temps ordinaire, dans le déroulement linéaire ou cyclique des événements ? En analysant l’impossibilité du pardon, Derrida entre nécessairement dans l’histoire, dans le récit et bien évidemment dans la narration. « Le récit comme cause et condition de la chose, c’est le récit qui donne la possibilité de la chose racontée, la possibilité de l’histoire comme histoire d’un don ou d’un pardon, mais aussi et par là même la possibilité de l’impossibilité du don et du pardon ‘Je ne lui pardonnerai jamais…’, conclut le narrateur. (Derrida souligne) »12 L’événement se passe dans et par le récit. L’événement s’y donne donc. Mais le récit qui témoigne de l’événement et du don (du pardon), témoigne aussi de son ambiguïté. Finalement, c’est le temps qui empêche de penser l’événement. L’événement ne se laisse pas saisir complètement dans le présent, il résiste à l’avenir, il ne peut pas être envisagé par le prisme du passé. C’est parce qu’il n’est jamais prédit, programmé, ni vraiment décidé, dit Derrida. Comment pourrait-on interpréter le temps et le pardon, le pardon et la narration, la narration qui est une relation, et le pardon qui ne sort jamais de sa condition relationnelle ? Afin de tenter d’interpréter ce propos, éloignons-nous un peu de Derrida. Comment peut-on parler du pardon sans aborder la souffrance ? La souffrance a pourtant un rapport particulier au temps. Le sujet, afin d’arriver à pardonner (et donner), subit la souffrance. (Le pardon devient proportionnel à l’offense et à la souffrance.) La souffrance constitue donc l’étape nécessaire sur le chemin du pardon. Face à l’offense, avant de pardonner ou avant de se venger, le sujet se noie dans la souffrance. Et qu’est-ce que la souffrance ? N’est-ce pas un effondrement du sujet ? N’est-ce pas une décomposition ? N’est-ce pas le plongement dans le néant ? La souffrance est un réveil du néant. Nous avons parfois l’impression que le néant n’est que l’inactif, qui s’oppose à l’être constructif, que nous montons vers l’être et que nous ne nous dirigeons pas parallèlement vers le néant13. Finalement, le néant concerne aussi bien le sujet. Le chaos est donc actif, il paralyse le sujet. Il le déchire. Il le décompose. Il l’aspire. Le sujet risque de s’ébranler dans le néant. Cependant, le néant n’est même pas une force extérieure. Il s’intègre au sujet même et ainsi il le désintègre. En effet, dans la souffrance, c’est donc le néant qui prend progressivement la place du sujet. Qu’est-ce donc que la souffrance ? Une blessure localisée ? Quand la blessure est déjà localisée, on a moins mal. C’est plutôt une déchirure sans limites. C’est une 11

Jacques Derrida, Donner le temps, op. cit., p. 156. Ibid., p. 155. 13 Sur la conceptualisation du « néant » dans la culture occidentale, voir George Steiner Grammaires de la création, Paris, NRF, Essais, Gallimard, 2001, pp. 37-44. 12

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DISCOURS DU PARDON relation qui a perdu ses repères. Ce sont des poèmes polonais (de Tadeusz Różewicz, par exemple) après la Seconde Guerre mondiale, qui ont oublié leurs rythmes, leurs rimes et leurs symboles. Dans la souffrance, dans la Shoah, les vers se brisent. L’individu dans le néant crie pour trouver le sens. La souffrance finalement, ce n’est qu’un manque de sens. Le souffrant, avant de se taire, hurle alors un grand pourquoi. Il n’arrive pas à comprendre sa position et son entaille ; il ne parvient à comprendre quoi que ce soit. Job n’appelle donc pas à la Justice ; il appelle au sens. Il réclame la réponse à Dieu. « Je crie vers Toi et tu ne réponds pas ; je me présente sans que tu me remarque. » [Job, 30, 20] Il l’envahit avec des questions qui ne finissent jamais. Quel est le sens de sa souffrance ? Que veut dire ce rejet de l’Autre ? Job demande à Dieu de « S’expliquer (de Se rationaliser) ». Des questions s’enchaînent. Dieu ne parle pas. Et enfin, Dieu14 montre sa création ; il lui révèle son œuvre. « Yahvé répondit à Job du sein de la tempête et dit : […] Où étais-tu quand je fondai la terre ? Parle, si ton savoir est éclairé. Qui en fixa les mesures, le saurais-tu, ou qui tendit sur elle le cordeau ? Sur quel appui s’enfoncent ses socles ? Qui posa sa pierre angulaire, parmi le concert joyeux des étoiles du matin et les acclamations unanimes des Fils de Dieu ? (je souligne) » [Job, 38, 1 […] 4-7]. Selon Buber15, la Création-même devrait être la réponse pour Job16. Dieu même est la réponse. D’après Otto, l’issu pour Job constitue la référence au merveilleux qui se trouve au-delà de la notion de l’effet, le renvoi au secret dans sa forme irrationnelle. Ce merveilleux et cet irrationnel se lient à la puissance de la création. Le livre de Job serait-il un autre livre sur l’œuvre de la création, une autre Genèse présentée différemment ? La puissance de la force créatrice éblouit. « Et Job fit cette réponse à Yahvé : Je sais que tu es tout puissant : ce que tu conçois, tu peux le réaliser. J’étais celui qui voile tes plans, par des propos dénués de sens. Aussi astu raconté des œuvres grandioses que je ne comprends pas, des merveilles qui me dépassent et que j’ignore. (je souligne) » [Job, 42, 1-3] La création se situe presque au-delà du bien et du mal, au-delà de la raison, au-delà de la rationalité socioéthique. L’explication de la création dépasse le cadre de la théodicée. La puissance, la furia de la création, de la création qui ne répète personne et rien, est donc inhumaine. Inhumaine du point de vue de l’homme, puisqu’elle transcende les horizons humains, puisqu’elle est merveilleuse et irrationnelle.

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Je m’appuie sur l’interprétation du Livre de Job de George Steiner, op. cit., qui précise : « L’enquête de Job est ontologique. Au-delà de Heidegger, elle questionne l’être de l’Être (das Sein des Seys). D’un point de vue formel, elle est épistémologique. L’Édomite veut savoir si l’univers « fait sens », s’il y a un sens au sens. Le cadre de son questionnement est explicitement théologique. Chacune de ces trois catégories discursives a un vocabulaire et un champ sémantique d’une grande richesse. Ce qui n’est pas le cas de la réponse de Dieu. La réponse est celle d’un Maître brandissant le catalogue raisonné de son œuvre. Sa catégorie, celle de l’esthétique. », pp. 62-63. 15 Buber et Otto sont proposés par George Steiner. 16 Pourtant Job, comme l’homme dans sa souffrance et dans le néant voudrait nier la création : « Oh ! Pourquoi m’as-tu fait sortir du sein ? J’aurais péri alors : nul œil ne m’aurait vu, je serais comme n’ayant pas été, du ventre on m’aurait porté à la tombe. Et ils durent si peu les jours de mon existence ! Cesse donc de me fixer, pour me permettre un peu de joie, avant que je m’en aille sans retour au pays des ténèbres et de l’ombre épaisse, où règne l'obscurité et le désordre, où la clarté même ressemble à la nuit sombre. » [Job, 10, 18-22]

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS La création qui ne répète personne et rien, la création divine rompt avec le temps ancien, admet le temps nouveau, est une sortie de chaos et de néant, des ténèbres et de l’abîme. Dans la Bible, elle établit un nouvel ordre, elle sépare le jour de la nuit, la lumière des ténèbres, des eaux de la terre. Seulement Dieu arrive à créer premièrement et originellement ; l’être humain répète et crée les liens intertextuels. (Ainsi s’inscrit-il dans la culture et dans la société, dirait Kristeva.) Mais la mise en récit, la relation et la narration est aussi un certain arrangement des événements. La mise-en-récit vaut une mise-en-ordre du chaos, et la mise-enrelation est un geste quasi divin… Derrida, quand il parle du pardon et du don, admet l’impossibilité temporelle. Les questions donc se posent. Cette impossibilité serait-elle une possibilité, voire une puissance divine ? Qui transgresse le temps ? « Que partout où il y a du temps, partout où le temps domine ou conditionne l’expérience en général, partout où domine le temps comme cercle (concept ‘vulgaire’, dirait donc Heidegger), le don est impossible. Un don ne saurait être possible, il ne peut y avoir don qu’à l’instant où une effraction aura eu lieu dans le cercle : à l’instant où toute circulation aura été interrompue et à la condition de cet instant. Et encore cet instant d’effraction (du cercle temporel) ne devrait-il plus appartenir au temps. Cette condition concerne le temps mais ne lui appartient pas, elle n’en relève pas, sans être pourtant plus logique que chronologique. Il n’y aurait don qu’à l’instant où l’instant paradoxal (au sens où Kierkegaard dit de l’instant paradoxal de la décision qu’il est la folie) déchire le temps. En ce sens, on n’aurait jamais le temps d’un don. En tout cas le temps, le ‘présent’du don n’est plus pensable comme un maintenant, à savoir comme un présent enchaîné dans la synthèse temporelle. »17 Comment sortir du Néant ? Comment se constituer à nouveau ? Nietzsche trouve l’affirmation dans l’art : « L’art dit oui. Job dit oui. »18 La création est une force qui dépasse le chaos, qui dépasse le néant et la plus grande souffrance19. Steiner le formule mieux. Il dit que le néant est à l’heure de la création. Quant à Derrida, il admet aussi en quelque sorte que le néant est une condition du don (donc du pardon). « Il y faut du hasard, de la rencontre, de l’involontaire, voire de l’inconscience ou du désordre, et il y faut de la liberté intentionnelle, et que ces deux conditions s’accordent – miraculeusement, gracieusement – l’une à l’autre. (je souligne) »20 Le don n’est pas tout simplement le fruit du hasard, mais il ne peut qu’avoir une signification intentionnelle, il ne peut qu’être le fruit de la volonté de donner. 17

Jacques Derrida, Donner le temps, op. cit., p. 21. Je cite Nietzche d’après George Steiner, Grammaires de la création, op. cit., p. 66. 19 La psychanalyse propose la sublimation de la souffrance. « L’écriture ? Pourquoi pas ? » – aurait dû répondre Kristeva. La narration est donc un salut pour le héros, l’écrivain et (ou) le lecteur blessé. Kristeva démontre dans son très beau texte intitulé : Dostoïevski, l’écriture de la souffrance et le pardon comment le pardon peut être une sublimation du sujet souffrant. « Dans ce sens, le pardon, coextensif la sublimation, désérotise au-delà d’Éros. Au couple Éros/Thanatos se substitue le couple Éros/Pardon qui permet à la mélancolie potentielle de ne pas se figer en retrait affectif du monde, mais de traverser la représentation des liens agressifs menaçants avec l’autre. C’est dans la représentation, pour autant qu’elle s’étaie sur l’économie idéale et sublimatoire du pardon, que le sujet peut, non pas agir, mais former – poïein – sa pulsion de la mort aussi bien que ses liens érotiques. » p. 194. 20 Jacques Derrida, Donner le temps, op. cit., pp. 157-158. 18

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DISCOURS DU PARDON Le pardon paraît une création. Pardonner serait toucher à la force élémentaire de la création. Dans la souffrance, dans cette privation et le manque naissent la violence du rejet et l’agressivité. Pardonner serait s’élever au-delà de l’offense, vaincre la volonté de la vengeance et surpasser les mesures humaines et les catégories de la raison. Le pardon se veut inhumain comme une vraie création. En effet, dans le cas du pardon, il s’agit de la création et non de la répétition. Le pardon ne devrait pas être plus schématique que la vraie création ne l’est. Quant à Derrida, il ne dit pas création. Il parle plutôt de l’invention. En effet, son invention se présente comme l’événement, comme le don, comme le pardon. Il ne se réalise toujours que dans l’impossible. « Si je peux inventer ce que j’invente, si je suis capable d’inventer ce que j’invente, cela veut dire que l’invention suit en quelque sorte une potentialité qui est en moi, aussi cela n’apporte rien de nouveau. Cela ne fait pas événement. Je suis capable de faire arriver cela et par conséquent, l’événement, ce qui arrive là, n’interrompt rien, ce n’est pas une surprise absolue. »21 Le pardon vient de cette force inhumaine qui fait du chaos l’ordre, ou peutêtre de l’ordre le chaos, ou de l’ordre un autre ordre. Le pardon crée pour la première fois. Il dépasse les apories de cause et d’effet ; il dépasse notre conception du temps. Derrida22 dit : « Le pardon n’est, il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible : comme s’il interrompait le cours ordinaire de la temporalité historique. (je souligne) »23 La furia de la création proposée par Steiner comme la sortie de la souffrance ressemble à la folie et l’impossible de Derrida : « Car si je dis, comme je le pense, que le pardon est fou, et qu’il doit rester une folie de l’impossible, ce n’est pas pour l’exclure ou pour le disqualifier. »24 En effet, Derrida ne disqualifie pas le pardon, mais il le sublime. Car que se passe-t-il dans Le Marchand de Venise où Derrida analyse explicitement le pardon ? « Sublimation, élévation, exaltation, ascension vers la hauteur céleste, le plus haut ou le plus très-haut plus haut de la hauteur. Grâce au pardon, grâce à la grâce, la justice est encore plus juste, elle se transcende, elle se spiritualise en s’élevant et en se relevant ainsi elle-même au-dessus d’elle-même. La grâce sublime la justice. »25 L’acte de la création s’accomplit aussi bien dans Sagen poétique. Mais Sagen serait-il un acte de reconnaissance ? Ou bien un don, un don gratuit ? Un don par contre qui ne s’oublie pas et qui résiste contre la puissance destructive du temps 21

Jacques Derrida, Dire événement, est-ce possible ?, op. cit., p. 95. Non seulement Derrida et Kristeva révèlent l’atemporalité du pardon. Mais citons encore Kristeva, afin de documenter le propos : « Le pardon est anhistorique. Il brise l’enchaînement des effets et des causes, des châtiments et des crimes. » [Julia Kristeva, op. cit., p. 210.] Emmanuel Lévinas voit dans le pardon un renouveau temporel. Dans la perspective du temps vulgaire, il constitue « une inversion de l’ordre naturel des choses » et « la réversibilité du temps. » [Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, originale édition : Maritinus Nijhoff, 1971. Je m’appuie sur Le livre de Poche, Essais, Paris.] Pour Lévinas, le pardon n’annule pas le passé, mais il le purifie ; le pardon surpasse le résultat d’un acte mauvais qui est une destruction d’une relation. « L’instant dans sa constitution – trouve une mort et ressuscite. Mort et résurrection constituent le temps. » [p. 317.] 23 Jacques Derrida, Le Siècle et le Pardon, op. cit., p. 108. 24 Ibid., p. 114. 25 Jacques Derrida, Qu’est-ce qu’une traduction ‘relevante’ ?, op. cit., p. 44. 22

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS ordinaire ? De quelle nature ressort donc ce pardon ? Selon Paul Ricœur, la formule « il y a du pardon » renvoie au : « discours de l’éloge et de la célébration. Il dit : il y a, es gibt, there is… le pardon – l’article "le" désignant l’illéité. Car l’hymne n’a pas besoin de dire qui pardonne et à qui. Il y a le pardon comme il y a de la joie, comme il y a la sagesse, la folie, l’amour. L’amour précisément. Le pardon est de la même famille. »26 Le pardonnant comme le poète heideggérien sauve la souffrance de l’oubli. Ainsi, son pardon est un véritable don, qui oublie la logique d’échange. Tout en oubliant son cogito blessé, il se donne, il se donne à l’autre pour le sauver. Ainsi, en s’oubliant, il se (le) sauve. Ne sachant pas, il se donne et il se crée. Ainsi transgresse-t-il le temps ordinaire. La narration comme le pardon, n’est qu’un acte de création. La narration s’accomplit dans le temps, elle se fait dans le temps linéaire et ordinaire. Et le pardon qui est de l’ordre de l’amour peut avoir lieu dans la narration. Le pardon, comme le don, arrive dans la narration, inattendu avec le dénouement. Dostoïevski revient à cette occasion comme une référence figée. Ses personnages se dressent du meurtre à l’amour. À l’amour véritable qui ne crie même plus au pardon, à l’amour qui connaît des épreuves, qui est sorti de sa beauté fragile, naïve et innocente. On pense surtout à la relation Raskolnikov – le bon meurtrier et Sonia – sainte prostitué de Crime et Châtiment. Mais chez Dostoïevski les exemples se multiplient. Il suffit d’ouvrir l’ouvrage de Kristeva pour en tirer d’autres protagonistes coupables et victimes qui s’abaissent dans l’abjection et qui s’élèvent dans le pardon. Et même si chez Dostoïevski le pardon annonce le temps nouveau, le pardon dostoïevskien devient une promesse et un salut. Il s’inscrit presque dans l’ordre chrétien, qui unit humain et divin Christ (Dieu = l’homme), dans l’ordre de la souffrance, qui se réalise et se cristallise enfin dans son extrême difficulté. Le héros dostoïevskien se voue lui-même à la métamorphose, qui s’accomplit dans le temps, que la seule narration pourrait supporter. Mais, même dans Crime et Châtiment, le pardon vient de manière inattendue avec l’amour de Raskolnikov pour Sonia. Ce n’est pas, en effet, dans le châtiment — les sept ans de bagne — qu’un temps nouveau commence, mais il émane du regard dans lequel il y a du pardon et de l’amour. Et c’est là, au moment où le roman finit, où la narration s’achève, qu’il y a une sortie du temps ordinaire. « Ils voulurent parler mais ne le purent. »27 C’est parce qu’on ne parle pas du pardon. Sonia pardonne et donne promesse de l’avenir sans le dire. Et quant à Raskolnikov, lui aussi renonce au bavardage : « A la dialectique s’était substituée la vie, et quelque chose de tout autre s’élaborait au fond de sa conscience »28 Le pardon n’est possible que dans une narration ; il exige le temps et une brusque rupture. Il ne peut pas s’accorder facilement, immédiatement. Il admet une évolution. La narration littéraire (et pourquoi pas cinématographique) le supporte le mieux parmi d’autres créations artistiques. Elle se constitue dans le temps. Mais, 26 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, pp. 604-605. Julia Kristeva parlera aussi de l’ordre amoureux : « Pour que l’inconscient s’inscrive dans une nouvelle histoire qui ne soit pas l’éternel retour de la pulsion de la mort dans le cycle crime/châtiment, il lui faut transiter pour l’amour du pardon, se transférer à l’amour du pardon. » [Julia Kristeva, op.cit., p. 214.] 27 Fiodor Dostoïevski, Épilogue in Crime et Châtiment, tome 2, Cora, coll., 1995, p. 432. 28 Ibid., p 433.

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DISCOURS DU PARDON même si la métamorphose de l’individu se crée dans le temps ordinaire, le pardon (en prenant toujours comme exemple Crime et Châtiment) n’est qu’un dénouement – une rupture dans la temporalité ordinaire. Suivons donc les derniers mots de Dostoïevski (ou mieux du narrateur) « Mais ici commence une autre histoire, l’histoire de la rénovation progressive d’un homme, l’histoire de sa régénération progressive, de son passage progressif d’un monde à un autre monde, de son initiation à une réalité-nouvelle, jusqu’alors entièrement inconnue de lui. Cela pourrait constituer le sujet d’un nouveau récit, mais notre récit présent est, ici, terminé. »29 CONCLUSION « Une phrase telle que « je pardonne » ou « j’ai pardonné » est absurde et d’abord obscène ». Jacques Derrida, Dire l’événement, est-ce possible ? p. 94. Julia Kristeva dans son monde psychothérapeutique, conseillerait de dire le pardon. « Le pardon renouvelle l’inconscient parce qu’il inscrit le droit à la régression narcissique dans l’Histoire et dans la Parole. Celles-ci s’en trouvent modifiées. Elles ne sont ni fuite linéaire en avant ni éternel retour de la répétition mort-vengeance, mais spirale qui suit le trajet de la pulsion mortelle et celui de l’amour-renaissance. »30 Pour Hannah Arendt le pardon ne doit pas être accordé automatiquement. Il exige une réflexion de la part des deux parties. Il n’est pas une simple réaction comme dans le cas de la vengeance. Il engendre plutôt une vraie action et il agit de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée31. Mais, elle s’éloigne de Derrida en entant dans la discussion sur le châtiment. Elle dit : « que les hommes soient incapables de pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, et qu’ils soient incapables de punir ce qui se révèle impardonnable. »32 Paul Ricœur cherche une réponse au pardon, dans la mémoire. La réconciliation est nécessaire pour retrouver son identité. Et enfin Derrida les contredit, parce qu’il dissocie « l’idéal » et « l’empirique » du pardon. Et il examine davantage le pardon idéal. Il renonce à tout ce qui est une éventuelle compréhension entre le criminel et la victime (La compréhension admet le pardon impur). Ainsi, Derrida distingue le pardon du processus de réconciliation, car celui-ci n’est qu’une stratégie politique ou une économie psychothérapeutique. Si les autres penseurs veulent une demande du pardon, Derrida la critique ; elle ressemble trop à l’économie d’échange ; elle vise l’idéalité du pardon. C’est plutôt la vengeance qui s’inscrit dans les critères de la loi du talion et le pardon justement dépasserait les critères de la raison.

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Ibid., p. 434. Julia Kristeva, op. cit., p. 215. 31 Hannah Arendt, op. cit., p.307. 32 Ibid. 30

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS En effet, Derrida purifie le pardon qui est une relation. Il le relève au-delà des devoirs et de tous les principes d’échange. Il dégage le pardon de tout pouvoir de force. Il ne cherche pas à rationaliser le pardon. À l’instar de Dieu, il montre plutôt la Création à Job et aux autres penseurs. Il ajoute « Le pardon est donc fou, il doit s’enfoncer, mais lucidement, dans la nuit de l’inintelligible. »33 Nelli PRZYBYLSKA Université Adam Mickiewicz, Pologne nelly_przybylska@yahoo.fr BIBLIOGRAPHIE ARENDT H., « L’irréversibilité et le pardon », Condition de l’homme moderne, Paris, Agora, 1961 (83), pp. 301-314. BIELIK-ROBSON A., « Trujacy prezent Jacques’a Derridy. Od krytyki do fenomenologii daru », Fenomen daru, sous réd. d’Anna Grzegorczyk et Rafal Koschany, Poznan, Wydawnictwo Naukowe UAM, 2004, pp. 79-89. DERRIDA J., « Une certaine possibilité impossible de dire l’événement », Dire l’événement, est-ce possible ? Séminaire de Montréal pour Jacques Derrida, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 79-112. DERRIDA J., Donner le temps, Paris, Galilée, 1991. DERRIDA J., « Qu’est-ce qu’une traduction ‘relevante’», Quinzièmes Assises de la Traduction Littéraire (Arles 1998), éd. Actes Sud, Arles, 1999. DERRIDA J., « Le Siècle et le Pardon (entretien avec Michel Wiewiorka) », Foi et Savoir, Paris, Seuil, 2000. DOSTO Ϊ EVSKI F., « Épilogue », Crime et Châtiment, tome 2, Genève, Cora, 1995. FOUCAULT M., L’Ordre du discours, Paris, NRF, Gallimard, 1971. JANKÉLÉVITCH V., Le Pardon, Paris, Aubier, 1967. KRISTEVA J., Dostoïevski, l’écriture de la souffrance et le pardon in Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1987, pp. 183-226. LÉVINAS E., Totalité et Infini, originale édition : Maritinus Nijhoff, 1971, Paris, le livre de Poche, Essais. RICŒUR P., La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

STEINER G., Grammaires de la création, Paris, NRF, Essais, Gallimard, 2001.

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Jacques Derrida, Le Siècle et le Pardon, op. cit., p. 123.

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L’EXPRESSION DU DÉSIR DE VENGEANCE : LA MALÉDICTION ET LE STATUT ONTOLOGIQUE DE LA PAROLE Parce que l’histoire occidentale voit dans l’élimination de la vengeance comme la condition et la conséquence d’un degré supérieur de civilisation, elle en bannit l’expression du champ des émotions avouables. Le désir de vengeance n’en disparaît pas pour autant. La malédiction constitue la forme et la manifestation extrême de ce désir. Discours ambigu, complexe, il appartient à l’anthropologie autant qu’à la linguistique ou à la littérature. Comme l’a mis en valeur admirablement l’auteur australien Elliott Forsyth la vengeance a une signification religieuse, sociale et littéraire : maudire, bénir constituent les deux faces d’un même procédé linguistique qui consiste à appeler sur autrui le bien ou le malheur. La malédiction est d’abord une forme spécialisée de la prière. Ce n’est que progressivement qu’elle est tombée dans la sphère du profane et qu’elle s’est en quelque sorte sécularisée, au long d’un processus qui la relie aux différentes traditions de la vengeance. C’est dans cette perspective que je me propose d’exposer quatre dispositifs de malédiction : celle que formule Thésée envers son fils Hyppolite, soupçonné de relations illicites avec la femme de son père, dans Phèdre, de Jean Racine à l’acte IV de la scène II ; l’imprécation que profère Camille envers son frère, Horace, dans la pièce éponyme, de Pierre de Corneille, et qui constitue l’acte IV de la scène V, c’est le dispositif le plus spectaculaire, le plus célèbre et à juste titre ; le discours qu’Agrippine adresse à son fils Néron, à l’acte V de la scène VII de Britannicus, texte beaucoup plus ambigu car il relève de l’oracle, voire de la prophétie, sans pour autant porter les marques de la fureur dévastatrice habituelles à ce registre1 ; la malédiction du roi Lear envers Cordélie2 (acte I, premier tableau), quoiqu’il n’appartienne pas tout à fait au même siècle mais il répond au même type de dispositif. Je procéderai en trois étapes (qui reflètent les deux dimensions anthropologique et linguistique de cette analyse) : une brève analyse des questions anthropologiques de la vengeance, l’analyse des quatre discours de malédiction en vue d’en analyser les points communs et les différences puis une réflexion plus philosophique sur le statut de la parole de malédiction. Dans son ouvrage La tragédie française de Jodelle à Corneille, E. Forsyth rappelle que pour l’homme du XXe siècle, qui vit à une époque où les anciennes coutumes se sont affaiblies, la vengeance se présente comme une « colère 1 2

Comme par exemples les invectives, menaces et le véhémence qu’on trouve dans les Tragiques. Voir corpus en annexe.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS aveuglante » qui s’empare d’un homme offensé et qui ne s’apaise qu’avec la destruction totale de son ennemi, et c’est bien là il est vrai, « l’image que nous en ont laissée les littératures baroques romantique et réaliste de ces derniers siècles »3. Mais pas seulement dans ces littératures, car c’est bien avant déjà qu’on peut trouver pareille problématique : chez Euripide d’abord dans son Hyppolite. L’histoire de la notion mêle deux traditions : une tradition religieuse et une tradition sociale. La tradition religieuse relative à la vengeance à partir du Moyen Âge est faite de trois éléments essentiels : une interdiction totale de la vengeance privée, une affirmation de la réalité de la vengeance divine, enfin une masse de récits et de prescriptions bibliques contenant des traces de traditions primitives où la vengeance est reconnue pour légitime4. Il faut dès l’aube des traditions distinguer la colère vindicative et le système vindicatoire, entre ultio et vindicta, entre le désir de vengeance et le système légal qui punit. Seul le second a une valeur juridique. C’est l’origine de la tradition sociale de la notion de vengeance. C’est dire aussi sa proximité avec la notion de justice, car si l’exigence de réparation est légitime, il est parfois difficile de distinguer cette exigence du désir de vengeance. Dès l’établissement d’une autorité qui punit, on peut reconnaître en effet une distance entre la punition judiciaire et la vengeance. Dès lors qu’ on s’intéresse à la notion, il convient de distinguer la vengeance où la colère est subordonnée au sens du devoir ou aux exigences de quelque vieille tradition légale (Oreste en particulier en est le prototype, qui doit se soumettre aux exigences d’une vieille tradition qui implique que le meurtre doit être vengé par le fils) des manifestations de la vengeance ou la colère vindicative est suprême. Et il faut alors distinguer deux aspects : l’acte criminel lui-même ou l’expression du désir de vengeance, la malédiction5. C’est bien sûr ce qui nous intéresse dans le cadre de ce présent travail. La fureur vindicative se dissocie en effet pleinement de ce qui est « vindicatoire », et qui relève de la punition judiciaire, punition elle-même réglée par les lois, le système ou la tradition dans lequel elles s’exercent. Le duel judiciaire s’entend par exemple comme une forme atténuée de la vengeance privée qui donne gain de cause ou plus fort ou au plus habile. C’est le mutuel entremêlement de la tradition religieuse et de la tradition sociale qui rend les problématiques de la vengeance de plus en plus complexe de plus en plus au fur et à mesure qu’on avance dans le temps. Une histoire de la vengeance montrerait par exemple que l’acte de vengeance ne constitue pas seulement un devoir exigé par la justice divine (ou plus tard le service temporel de l’État), mais un droit. Surtout, elle rappellerait qu’à l’origine, elle est prophylactique : lorsqu’aucun code légal n’existe pour restreindre la cupidité ou la cruauté humaine, la vengeance est un moyen pratique de défense. La loi du talion est un progrès. La justice divine est parfois lente, c’est la raison pour laquelle la vindicte, qui ne peut attendre, qui réclame justice, tout de suite, sans autre forme de procès, sans le temps ou la parole qui peut faire valoir les circonstances atténuante, calmer le caractère impérieux de la passion. 3 Forsyth (E.), La tragédie française de Jodelle à Corneille, (1553-1640), Le thème de la vengeance, Paris, Honoré Champion, 1994 (première édition 1962). 4 Idem, p. 83-84. 5 Il existe une troisième perspective qui n’entre pas dans le cadre de ce présent travail. les punitions judiciaires.

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L’EXPRESSION DU DÉSIR DE VENGEANCE : LA MALÉDICTION ET LE STATUT… Bien que ce soit le dispositif de Jean Racine que j’ai choisi, quelques remarques sur l’œuvre d’Euripide peuvent apporter un éclairage sur cette question de l’entremêlement des deux traditions. « Les peuples qui pratiquaient la vengeance privée reconnaissaient aussi une vengeance exercée par une divinité »6. Un crime qui lèse la tribu lèse également le dieu qui la protège. Là où justice et religion sont liées, cette double idée de vengeance divine et de culpabilité collective domine la pensée religieuse. Forsyth, évoquant la pièce d’Euripide note avec justesse que « lorsque Phèdre voit que la chasteté sévère d’Hippolyte repousse son amour, elle se venge de l’humiliation qu’elle a subie en faisant tuer son beau-fils par les puissances célestes » 7. Pour lui, le thème de la vengeance est exploité d’une façon artificielle, et Euripide reste sceptique sur le sujet de la vengeance divine. La vengeance se réduit dans cette pièce « à un simple expédient théâtral, sans rapport avec les problèmes essentiels de la vie humaine »8. Rien n’est moins certain. Bien au contraire elle pose le problème avec une grande acuité même s’il n’apparaît que dans l’épilogue. On se souvient que la déesse Artémis intervient et invite le fils du noble Égée à l’écouter. Son discours est sans ambiguïté et il dresse un acte d’accusation accablant : « Thésée, Ah malheureux, comment peux-tu te réjouir ? Ton propre fils tu l’as frappé d’une mort sacrilège. Ta femme t’a menti. Tu l’as crue Sans preuve et ta ruine à présent est sûre »9

Dans l’œuvre du grand tragique grec, Thésée disposait en effet de trois vœux que son père lui accordait. Il en a détourné le premier contre son propre fils. C’est sa première faute. Mais c’est moins la mort d’Hippolyte qui lui est reproché que d’avoir lancé « plus vite qu’[il] n’aurait dû, contre son fils, la malédiction qui l’a tué ». Thésée s’est rendu coupable de fureur vindicatoire, il n’a « attendu ni preuves, ni avis des devins, ni tenté une enquête »10. En bref, il n’a répondu à aucun des dispositifs judiciaires mis en place par la justice publique pour retenir la colère privée. L’horreur de la passion vindicative, de la haine vindicative que l’on prétend léguée par Sénèque qui présente la vengeance comme une passion criminelle est déjà présente chez les grands Tragiques grecs. Racine de fait s’éloigne de la pièce d’Euripide, dans la mesure où même si le bannissement du fils reste la cause formelle de sa mort, de fait aucune instance ne vient lui reprocher sa responsabilité. La mort d’Hippolyte est le châtiment. Or, le discours de Thésée dans la pièce de Racine se déploie en deux grands mouvements : le premier est un discours d’invective (ou d’exécration), le second une imploration, une prière à Neptune qui est proprement la demande de mort. Le discours d’invective est marqué d’une grande ambiguïté. Il est scandé par un « fuis » anaphorique qui apparaît à quatre reprises, et dont la valeur sémantique est paradoxale puisqu’il fonctionne comme une menace (il signifie « protège-toi de moi, éloigne-toi de ma colère, je te préviens du danger »), un rejet, mais aussi un ordre, et s’accélère en refus, imprécation, avant de s’exalter en un discours d’exécration et de 6

Idem. Forsyth (E.), op. cit., p. 96-97, évoquant la pièce d’Euripide, Hippolyte. Ibid. 9 Euripide, Hyppolite, éd. Gallimard, classique folio, 1966, tome I, p. 266. 10 Idem, p 267. 7 8

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS reniement. Puis, Thésée s’adresse au Dieu et lui demande de le venger arguant d’une promesse que celui-ci lui aurait faite et donc d’une dette ainsi contractée et qu’il devrait par là régler. Le discours de Thésée n’est donc pas à proprement parler une malédiction, mais il y conduit irrésistiblement, sans doute parce qu’il la recouvre et l’enveloppe, en un mot, il fonctionne comme un opérateur de la fatalité. Comment l’expliquer ? Il me semble que le lien qui unit les êtres empêche le désir de mort. Pour le mettre en marche efficacement, il faut le rompre – fût-ce symboliquement. Les quatre dispositifs choisis présentent ce point commun que les malédictions sont toujours proférées dans le cadre familial, c’est-à-dire dans le cadre d’une intersubjectivité profonde qui implique des liens naturels, ces liens « de sang » sources souvent de haines et de rage. Ils sont d’un père à son fils, d’une mère à son fils, et d’une sœur à son frère, d’un père envers sa fille. Le discours d’exécration semble porter cette puissance de rupture du lien affectif, qui conditionne la demande de mort. Le système tragique de la vengeance atteint là un point critique. En tant qu’opérateur de la malédiction, il met en branle une fatalité et s’apparente par là au serment – cette fatalité différée – tandis que la malédiction est une fatalité immédiate. La pièce d’Euripide met en scène un conflit entre la vengeance privée et le respect de l’ordre social. La vengeance n’est pas un droit, et la violence naturelle que le principe de la fureur vindicatoire fait apparaître est un signe d’hubrys. Il est un désordre. L’Antiquité met en scène un conflit qui va se résoudre dans l’histoire de l’Occident au fil des siècles. C’est ainsi que la notion de vengeance telle que le Moyen Âge la lègue au XVI siècle va comporter trois éléments principaux. La vengeance privée est un moyen de défense normal et légitime pourvu qu’elle s’exerce sans trahison mais qui s’accompagne d’un désir de réglementer les coutumes se rattachant au principe de la vengeance. Et pour résoudre les conflits difficiles le duel judiciaire, comme une sorte de vengeance surveillée11. Progressivement la vengeance privée cède le pas à la justice publique. À partir de la Monarchie, toute justice privée est interdite (c’est le sens du discours du roi à la fin d’Horace). Un équilibre ou un compromis est trouvé entre violence naturelle et respect de l’ordre public. Lorsque la justice publique est inefficace on voit réapparaître la vengeance privée (ou tout au moins son expression, fut-elle atténuée comme cela semble le cas aujourd’hui, ou déguisée). La haine vindicative trouve son expression la plus achevée dans le discours de Camille. Là, la problématique de la vengeance est bien celle de la tradition sociale de la vengeance, voire de la tradition politique, la moins analysée, hormis sans doute par Michel Foucault12. Deux tendances se disputent la suprématie : d’un côté l’homme éprouve le désir naturel de venger les injures qu’il a subies, désir qui est renforcé par le souvenir des coutumes relatives à la justice privée, de l’autre côté, l’autorité judiciaire, lorsqu’elle s’affirme, s’efforce d’éliminer tous les actes de justice sauf les siens. « De la force variable de cette autorité judiciaire dépend l’oscillation de la vengeance que l’on perçoit au cours de l’époque »13. Dans cette

11

Forsyth (E.), op. cit, p. 29. Foucault (M.), « Il faut défendre la société », cours au collège de France, 1976, Hautes études, Gallimard, Seuil, 1997. 13 Forsyth (E.), op. cit, p. 139. 12

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L’EXPRESSION DU DÉSIR DE VENGEANCE : LA MALÉDICTION ET LE STATUT… lutte, l’autorité religieuse apporte son appui à la justice publique en condamnant la vengeance privée et en menaçant tout malfaiteur de la vengeance divine. Si le personnage de Camille porte la problématique de la fureur vindicative, celui d’Horace renvoie à celle plus sociale, de la violence naturelle et de la justification d’un acte criminel. La violence naturelle d’Horace — qui est excusée par le roi — et celle de la justice privée – Horace se fait justice lui-même. Mais contrairement à la loi de la vengeance d’Euripide, ici ce n’est pas une transcendance qui arrête la chaîne des morts, mais le roi et le vieil Horace, qui ne souhaite pas la mort de son fils, pas plus que le roi d’ailleurs. Le discours du roi qui clôt la pièce est le discours même du judiciaire. La malédiction véritable, c’est donc celle de Camille. Elle pose un problème bien spécifique, problème de la « parole inspirée » et donc du statut ontologique de la parole (ou de l’être du langage). Le premier point qui demande à être souligné est que la parole ne devient magiquement puissante que si elle devient incantation. La nature de ces pouvoirs mystérieux supposés et si ardemment convoités permettant d’« agir sur le créé, par des signes efficaces »14 (procédures, protocoles, gestes ou paroles) a fasciné le monde antique et jusqu’aux Romantiques. Dans l’acte de langage, ces signes passent à travers la vertu incantatoire du verbe et la musicalité intrinsèque au langage, ce qui assortit la parole au chant : le carmen. Cette œuvre de magie suggestive est rendue seule possible – outre une séparation nette au moins en principe entre la fonction expressive et la fonction créative des mots – par un art du langage, une science expérimentale et intuitive de la valeur et de la charge poétique des vocables, de leurs relations et réactions réciproques, une façon de redonner vie aux images originelles et aux résidus de mythe qui subsistent en elles et de réveiller l’espace d’une seconde, les temps où les mots jaillissaient sur les lèvres des hommes pour adorer les dieux ou pour conjurer leur haine. Racine l’a fort bien compris. Rythmée, allitérante, tournoyant comme les rhombes ou les anses de possession qui mènent à l’extase, la reprise anaphorique : le Fuis de Thésée et surtout Rome, unique objet, Rome, etc. qui rythme le transport, le raptus de Camille. Le second point qui mérite notre attention, c’est bien sûr, la violence qui emporte l’énonciateur de la malédiction et qui peut varier, faisant ainsi varier la nature même et le statut du discours. Alors que Thésée se domine jusqu’au bout, et contient sa colère, Camille y donne au contraire libre cours, dans un paroxysme de violence qui apparente l’état dans lequel elle se trouve à celui de la transe, c’est-àdire du délire inspiré, délire qui implique une rupture. C’est Platon qui le premier fonde la théorie de l’inspiration en établissant une distinction entre le délire inspiré et ce qu’on appelle aujourd’hui la maladie mentale15. Auparavant, la médecine associait l’épilepsie et le délire religieux appelé enthousiasme et les considérait comme des affections de la même famille. Platon distingue clairement ces deux espèces de délire : « l’une qui est le résultat d’humaines maladies, l’autre, celui d’une rupture, d’essence divine, avec la coutume et ses règles »16. Il procède ensuite à une seconde distinction, qui institue une sorte de classement des types 14

Maritain (Raïssa.), « Poésie, magie mystique », in Essais, Desclée de Brouwer, 1938, in O.C., volume XV, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1995, p. 684. 15 Distinction que Démocrite, avant lui, avait établie. 16 Platon, Phèdre, in O.C., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, volume II, p. 61.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS d’inspiration. Il distingue le délire divin selon la nature de l’instance inspiratrice et en identifie quatre : « Or, le délire divin, nous l’avons divisé en quatre sections, qui dépendent de quatre divinités, attribuant l’inspiration divinatoire à Apollon, l’inspiration mystique à Dionysos, l’inspiration poétique […] aux muses, la quatrième enfin à Aphrodite et à Amour »17.

La malédiction de Camille peut s’entendre et s’analyser comme un délire amoureux convulsif. Dans les deux dispositifs évoqués l’énergie déployée dans la parole se retourne contre celui qui profère la malédiction. Elle s’accomplit pour Thésée, mais c’est pour se retourner contre lui, puisque son fils était innocent. Elle ne s’accomplit pas pour Camille mais se retourne contre elle : Horace la poignarde. Par-delà les différences de problématiques, ces deux malédictions présentent la même particularité : elles se retournent contre celui qui les profère. Camille meurt de la main de son propre frère, qui venge ainsi l’outrage contre Rome. Thésée est puni lorsqu’il apprend l’innocence de son fils. Autrement dit, ce que montre la tragédie, c’est le caractère opératoire de la malédiction, soit qu’elle agit véritablement, soit qu’elle se retourne contre l’énonciateur. La malédiction du roi Lear envers Cordélie diffère cependant. Ce n’est pas un dieu qui est imploré mais le soleil avant que la jeune fille ne soit reniée. La malédiction qui accompagne ce reniement paternel est que sa franchise se charge de la marier. Le roi Lear la maudit indirectement en la vouant au célibat. Il la prive de cette « troisième part » qui était légitimement la sienne. Or, la malédiction ne s’accomplit pas immédiatement, puisque si le duc de Bourgogne conditionne de prendre la jeune fille pour femme à la dot (donc au fait que le roi revienne sur son rejet), le roi de France, quant à lui, prend la jeune femme à sa juste valeur. Elle perd un duc mais gagne un roi. Elle mourra malgré tout. « L’augurio e una entita a due facce, bipolare, composta dalle due aeioni verbali in tutto parallele e opposte del benedire e del maledire, che differiscono solo er il contenuto del messaggio. La maledizione chiama a compimento un danno contro qualcuno, il nebedire un beneficio a vantaggio di qualcuno, l’una e neagzione della vita, l’altra e induzione al vivere »18 Avec le discours d’Agrippine, on éprouve une difficulté nouvelle et croissante : celle de la temporalité. Comme Thésée, Agrippine emploie l’anaphore : « poursuis », réitéré deux vers plus loin. La « malédiction » d’Agrippine envers son fils a ceci de caractéristique qu’elle porte sur l’avenir et non sur un futur proche qui a valeur de présent. Tout le texte ou presque est au futur et fonctionne comme une prédiction dont le caractère sinistre a valeur de malédiction. Si Agrippine maudit Néron, c’est à travers un discours prophétique ou oraculaire19. Dans un passage du De divinatione, (I, 38, 80), Cicéron veut prouver qu’il existe une faculté divine dont les transports sont très vifs et le pouvoir de perception considérable. Le délire divinatoire semble correspondre à un 17 Platon, Phèdre, op. cit., p. 61. Dans La naissance de la tragédie Nietzsche va ramener cette interprétation à une opposition dualisante entre Apollon et Dionysos. 18 Giordano (M.), La parola efficace, maledizioni, giuramenti e benedizioni nella grecia arcaica, Insitituti editoriali e poligrafici internazionali, Pisa-Roma, 1999, p. 42. « L’augure est une entité à deux face, bipolaire, fait des deux aspects symétrique et inverse de la bénédiction et de la malédiction, qui se différencient seulement par le contenu du message. La malédiction appelle un mal, un dol contre quelqu’un tandis que la bénédiction appelle un bénéfice, ou un avantage sur quelqu’un. L’un est la négation de la vie, l’autre induit à vivre » (traduction de l’auteur). 19 Durant (J.M.), « Les prophéties des textes de Mari », in Oracles et prophéties dans l’Antiquité, p. 127.

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L’EXPRESSION DU DÉSIR DE VENGEANCE : LA MALÉDICTION ET LE STATUT… désir antique. « Autant que du bon sens dont parle Descartes, on pourrait dire de la divination qu’elle est la chose du monde la mieux partagée. Nulle société, au long de l’histoire humaine, qui ne l’ait à sa façon connue et pratiquée »20. Connaissance des événements singuliers, des carrières de vie et aspiration au savoir total, à l’omniscience que le monde chrétien ne reconnaîtra qu’à Dieu seul, elle est une attitude mentale, une institution sociale, et une logique générale qui conduit à l’exclusion systématique du hasard. « Le fait de « prophétiser » c’est-à-dire de narrer le futur indépendamment de l’examen de certains constituants du monde, ce qui relève des différents procédés de la divination déductive se présente selon plusieurs modalités » : transe, rêves, (naturels ou provoqués) ou visions apocalyptiques. Ici rien de tel : « Voilà ce que mon cœur se présage de toi », le vers est d’une clarté limpide. C’est le cœur qui voit, qui voit le futur dans la lecture de ce que Néron va devenir. Le discours d’Agrippine n’est pas un discours de fureur vindicatoire, c’est un discours qui qualifie, qui constate, mais au futur, le monstre que Néron sera. Il est un désaveu aussi, et un reniement. C’est un oracle que délivre Agrippine. Or, la parole divinatoire ressortit en effet à la plus haute fonction : l’administration du sacré. Même dans le monde des hommes, la parole est soit directement comprise, soit traduite par des interprètes. Mais la parole sacrée – ou inspirée – n’est pas à la disposition de n’importe qui, elle dispose au contraire de médiateurs hautement spécialisés, – les prêtres, les brahmanes, les prophètes en fonction des contextes historiques et de l’état de l’humanité (loi naturelle, loi hébraïque ou régime de la grâce). Ce sont les hommes sacrés, comme elle-même, les prêtres ou les Pythies. La prédiction d’Agrippine pose le problème du statut ontologique de la parole, du verbe et c’est ce que nous allons examiner. La théorie des actes du langage « inventée » par Austen et relayée par Searle a pour vocation de s’intéresser à tous les moyens par lesquels s’exerce la fonction agissante inhérente au langage, donc aux réalisations implicites aussi bien qu’explicites de ce qu’il appelle les « valeurs illocutoires ». Dans un petit ouvrage italien, Mme Giordano a procédé à quelques distinctions fondamentales. Elle définit la malédiction comme une parole efficace, ou plus exactement, une parole à michemin de la parole efficace et de l’énoncé performatif dont les mots d’amour sont en quelque sorte emblématiques : « Prononcés par la personne autorisée, à la date et au lieu prévus, les mots d’amour ont une action immédiate. D’où leur force et leur gravité. Avec les engagements publics ou privés, les ordres, les insultes, les malédictions ou autres jurons, ils s’inscrivent dans la série des « performatifs », « mots-actes », qui portent en eux-mêmes leur propre accomplissement »21.

Dans Histoire et Vérité, Paul Ricœur rappelait que Protagoras dégage quatre racines de la parole : « le commandement, le vœu ou la prière, la question et la réponse »22. C’est à partir de cette première analyse qu’il consacre quelques pages à une théorie de la parole23. Sans en récuser la valeur performative à laquelle les linguistes attachent tant d’importance depuis quelques années, il en nuance la théorisation. La parole dit-il, ne « fait point », au plus « fait-elle faire » parce qu’elle signifie ce qui 20

Vernant (J. P.), « Parole et signes muets », in Divination et rationalité, op. cit., p. 9. Barthes (R.), Fragments d’un discours amoureux, Seuil 1977, p. 43, cité par Catherine KerbratOrecchionni, Les actes de langage dans le discours, Théorie et fonctionnement, Paris, 2001 ; Nathan université, p. 14. 22 Ricœur (P.) , « Parole et praxis », in Histoire et Vérité, Paris, éditions du Seuil, 1955, p. 221. 23 Idem, pp. 216 sq. 21

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS est faire et parce que l’exigence signifiée à autrui est comprise par lui et suivie par lui24. Autrement dit l’intention est perçue. Car le langage comporte en effet deux fonctions comme l’a établi Jacques Maritain : une fonction primaire et une fonction secondaire25. (Bally montre que connotation et dénotation correspondent à une double fonction du langage ; objective, cognitive d’une part, subjective et affective de l’autre). La fonction primaire vise l’objectivité, les mots sont des instruments d’échange aptes à transmettre des contenus objectifs tandis que la fonction secondaire consiste dans l’intention d’exprimer la subjectivité. Un langage authentique ne peut que conférer à l’objectivité une prééminence incontestable. Le langage atteint la complète liberté et l’excellence même de sa propre nature quand ces deux fonctions sont parfaitement fondues. C’est la grande vérité devant laquelle le lyrisme nous force à ouvrir les yeux. Les poètes dans l’humanité s’efforcent désespérément d’atteindre à une certaine similitude du langage du langage parfait, dans lequel d’un même souffle, l’intention et le contenu de pensée sont exprimés tout ensemble. Autrement dit, lorsque la dimension performative et la dimension constative sont pleinement confondues26. Le modèle de Ricœur accorde à la parole impérative un indéniable primat. C’est en effet, celle qui règle une grande partie des rapports entre les hommes dès lors qu’ils s’inscrivent dans un rapport d’autorité (légitime ou violent) ou dans un rapport de travail (celui qui gouverne le rapport entre praxis et parole). M. Ricœur opère d’abord une grande classification entre ces deux grands types de parole opposés : la parole impérative et la parole dubitative, la parole qui fait faire, et celle qui donne à réfléchir. L’une ne requiert pas le dialogue même si elle s’inscrit dans une situation de communication. Mais il ne serait pas équitable, ajoute-t-il, d’enfermer toute la puissance de la parole dans l’alternative de l’impératif et de la critique. Il faut alors ajouter l’invocation, la parole orante. Au terme de son analyse Ricœur dégage quatre types de paroles : la « parole impérative par laquelle je me décide, prononçant un arrêt dans ma confusion affective ; la « parole dubitative par laquelle je m’interroge et me mets en question » ; la parole indicative par laquelle je me considère, me constate et me déclare tel ; ce que les linguistes appellent le constatatif (ou le constatif) ; mais aussi parole lyrique par laquelle je chante les sentiments fondamentaux de l’espèce humaine et de la solitude ». Cette dernière seule implique un autre rapport que celui d’une intersubjectivité humaine, elle s’adresse à Dieu, aux Dieux, aux arbres, à la nature ou à quelque autre instance avec laquelle le poète entre en communication. Dans ce modèle, la parole s’institue essentiellement dans un rapport de soi à soi. Le langage, nul ne l’ignore, obéit à des lois et pas seulement celles des règles linguistiques qui servent à assurer la communication des messages, ce que les linguistes ont théorisé avec le formalisme conceptuel qui leur est propre : « Pour qu’un individu puisse parler avec autrui, il fait appel à deux types de connaissances langagières bien distinctes : d’une part ses connaissances linguistiques formelles et, d’autre part,

24

Idem, p. 217. Maritain (Jacques), Signe et symbole, in Quatre essais sur l’esprit dans sa dimension charnelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1939, in Œuvres complètes, volume VII, 1988. 26 Les linguistes, quant à eux, partent d’une autre antithèse, celle de l’énoncé performatif et de l’énoncé constatif . Benveniste (E.), La philosophie analytique du langage, chap. XXII, in Problèmes de linguistique générale, vol I., p. 265-276. 25

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L’EXPRESSION DU DÉSIR DE VENGEANCE : LA MALÉDICTION ET LE STATUT… ses connaissances communicatives. Le premier type de connaissances relève de la compétence linguistique que nous définirons comme l’ensemble des règles qui régissent la bonne forme des énoncés de la langue. Le deuxième type de connaissances relève de la connaissance communicative c’est-à-dire l’ensemble des règles qui régissent l’utilisation de la langue »27.

La compétence communicative se situe à un niveau différent de celui de la compétence linguistique. Elle régit l’utilisation de la langue en fonction du contexte dans lequel se déroule le phénomène langagier. C’est cette compétence qui permet à un individu d’opter pour une forme linguistique particulière, de relever certaines violations des règles communicatives, de les violer lui-même. C’est en effet parce que la loi foncière du langage dans quelque société que ce soit, la loi de la parole, impose deux règles majeures : la régulation des échanges et la modération dans les propos, et parce que la malédiction implique la destruction du langage comme moyen de communication que le discours de haine est frappé d’interdit. À ce titre, celui qui le tient peut être considéré comme en dehors du champ de la raison, donc dans celui de la folie. Expression pleinement assumée d’un désir de vengeance à l’intérieur d’une situation de communication qu’elle brise par l’intensité de la violence comme par la nature de ce qui est proféré, la malédiction est une parole éminemment paradoxale qui se prononce comme une parole d’autorité qui n’admet pas de réplique, elle place celui qui la prononce « dans une position de sacralité absolue »28. Cette position, il semble bien que ce soit la parole qui la confère, indépendamment du statut de celui qui la profère. C’est précisément la raison qui la rend si paradoxale, car la question qui se pose est la suivante : d’où tire-t-elle sa force d’accomplissement ? Dans le discours de malédiction, la nature du message autant que les intentions du locuteur sont clairement exprimées – c’est un désir de mort ou de dol. Si comme le pense les linguistes une communication aboutie implique « qu’il y ait adéquation entre les intentions du locuteur et le résultat effectif de son énoncé »29, la mort qui suit la malédiction est une « communication aboutie ». C’est sans doute ce qui explique qu’aujourd’hui on ne peut admettre et tolérer le discours de malédiction qu’à condition de l’imputer à un état de maladie mentale, même simplement accidentel, puisque contrairement au monde antique, il ne peut être imputé à un dieu qui investirait l’homme ou la femme qui maudit. Sauf en ce cas, à l’imputer à cet état de frénésie, de furor qui peut emporter le guerrier. Mais là encore, autant le monde antique peut imputer cet état à un dieu, autant le discours de malédiction ne peut être imputé qu’à la rage, à l’emportement aveugle, à la violence qui emporte l’énonciateur. L’emportement sénile du roi Lear est réprouvé par son vieux conseiller, qui se bannit lui-même devant l’attitude du roi, en signe de réprobation. La malédiction ne peut être « sauvée », rendue tolérable qu’à la condition d’admettre que l’énonciateur est momentanément privé de raison. Si donc il apparaît que le discours de malédiction relève du serment par sa valeur performative, il ne s’y réduit pas. Pas plus qu’il ne peut être mis sur le même plan que le juron ou l’insulte. D’abord parce qu’il requiert un « contenu propositionnel » et ensuite parce qu’il ne relève pas seulement de la pragmatique de la langue. Il relève aussi de la dimension linguistique. Pour prononcer une malédiction, il faut maîtriser la langue. Par ailleurs, 27

Gérard-Naef (J.), « La compétence communicative chez l’adulte », in Savoir parler savoir dire savoir communiquer, Delachaux et Niestlé Editeurs,Neuchâtel-Paris, 1987, p. 5. 28 Giordano (M.), op. cit., p. 51. 29 Naef (G.), op.cit., p. 17.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS contrairement à certains énoncés performatifs, le discours de malédiction ne peut être frappé de nullité. D’où procède la puissance de la parole, la force illocutoire de l’énoncé ? Searle regroupe les conditions d’énonciation en trois catégories principales : les conditions préliminaires qui précisent certains paramètres de la situation d’énonciation et en particulier le statut de la personne accomplissant l’acte de langage. (La malédiction au contraire implique qu’elle place l’imprécateur dans un statut sacramentel). Par la seule force de son discours. Les conditions de sincérité : fixent les croyances qui doivent être celles du locuteur pour que son acte de langage soit effectif ou accepté. Les conditions essentielles : fixent la nature de l’engagement pris par le locuteur. Or, cette parole implique tout l’homme. Le critère essentiel n’est pas formel. Même si celui qui l’accomplit n’est pas qualifié, l’acte de maudire l’institue dans un certain rapport à la parole, un rapport substantiel qui le met dans une situation d’autorité. La malédiction ne nomme pas seulement la réalité, elle la fonde, elle la fait advenir. Elle a une prétention à s’élever à la dignité de la parole qui nomme30, donc à un statut ontologique particulier. On peut tenter une autre analyse. Les Anciens distinguaient le signe naturel et le signe conventionnel : question qui a préoccupé les poètes et les préoccupe encore, en dépit de la résolution donnée par Saussure à travers l’arbitraire du signe. C’est que la relation du signe à la chose signifiée requiert un fondement. Ce fondement, ce n’est nullement la similitude de la chose et du mot comme le cratylisme le rêvait, mais c’est l’idée de causalité. Si la fumée est un signe du feu, c’est parce qu’elle en est l’effet. Le signe manifeste la chose, il réfère donc à la chose. S’il ne manifeste pas le sens, il est comme un appel vers lui, et cet appel prend valeur d’infini. La naissance de l’idée, et donc de la vie intellectuelle en nous, est liée à la valeur de signification d’un signe. Il est impossible de dire sous quelle forme l’être humain a commencé à parler. Ce qui définit le langage n’est pas l’usage de la parole articulée, ni même de signes conventionnels, c’est l’usage d’un signe quelconque comme enveloppant la connaissance ou la conscience de la relation de signification, et par conséquent un infini potentiel. C’est à ce titre qu’on peut dire que tout est langage. Parce que les sens externes usent de signes et que l’usage du signe n’implique pas forcément discours, il y a une certaine présence – dite présence de cognoscibilité – du signifié dans le signe. Elle fonctionne comme un « transcendantal sensible ». Ainsi en est-il de la charge de signification dont les statues des dieux regorgeaient. Si le dieu n’existait pas, les forces cosmiques, psychiques, attraits, passions qui prenaient en lui figure et l’idée que les contemporains se faisaient de lui était présente dans la statue, mais in alio esse. Car elle avait précisément pour fonction de le communiquer. Dans nos musées, cette « charge païenne » quoique endormie est toujours présente. « Qu’un accident se produise, la rencontre d’une âme elle-même sensibilisée par quelque charge 30 Il y aurait cinq statuts de la parole : la première est la parole mythique fondatrice, trace de la parole créatrice, la seconde est la parole qui nomme et qui fait exister l’homme dans son exode terrestre. La troisième est la parole de dialogue de Dieu vers l’homme qui donne la parole à Moïse pour le faire parler aux fils d’Israël. La quatrième est la parole de Dieu à Moïse dans le désert, c’est-à-dire une parole dans la parole, une parole intérieure impérative, celle de la conscience. C’est une parole de dénombrement, une parole d’organisation morale, donc politique. Il y a enfin la parole multipliée de l’homme, Devarim, paroles de Dieu apprises à Moïse mais qu’il dit maintenant. Froger (J. F.), Le Bestiaire de la Bible, éd. Désiris, 1999, p. 424.

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L’EXPRESSION DU DÉSIR DE VENGEANCE : LA MALÉDICTION ET LE STATUT… inconsciente : le contact sera mis, elle pourra se réveiller et blesser cette âme inoubliablement »31. Ainsi en est-il aussi de la présence du signifié dans le mot luimême. Il y a ainsi au fondement même du signe, structurellement, une déviance possible vers la magie. Au lieu de tendre vers une fonction de communication, la parole peut tendre vers une fin de domination illusoire, de signe sacramentel doué d’un pouvoir de transformation de l’être, donc de vie et de mort. Il semble que dans la parole de malédiction, ce qui prévaut c’est l’intention du locuteur d’exprimer sa subjectivité, et une subjectivité entièrement tournée vers la destruction de l’autre. C’est de là que le verbe qui maudit tire sa puissance de domination et son efficace. Les deux fonctions du langage sont alors parfaitement fondues mais dans leur face convulsive. Et peut-être le discours éveille-t-il dans l’âme du locuteur cette présence de cognoscibilité, cette charge de haine archaïque, ce désir de mort qui sommeille en chacun de nous, en puissance et que la parole qui maudit actualise. Le but n’est pas d’expliquer des discours de malédiction aux moyens de dispositifs archaïques mais d‘aider les membres d’une société contemporaine à retrouver dans leur expérience propre des institutions qui leur resteraient incompréhensibles. La fascination moderne de l’être du langage ne résiste pas devant la réalité de la parole lorsque le sujet fait corps avec elle, fût-ce dans l’appel à la vengeance, qui est un acte de mobilisation des énergies en puissance pour les actualiser. Ce fait me semble traduire que, contre toutes les tendances de la philosophie actuelle, nous vivons encore sous le régime de la valeur ontologique de la parole et la puissance – réelle ou imaginaire qui en est le corollaire. C’est peutêtre moins la question de l’être du langage qui importe que celui du ou des « statuts » de la parole. La malédiction n’implique aucune interprétation, elle est une parole claire, limpide, impérieuse et parfois impériale qui réclame, exige la mort de l’autre, comme un tribut naturel, ou qui appelle sur lui le malheur. Et le malheur vient… On conçoit dans ce cas, le tabou qui frappe la parole de vengeance, parole qui peut-être encore vécue comme une parole efficace, et non comme un énoncé performatif, parce qu’elle prétend opérer ce qu’elle signifie, imprimer ce qu’elle signifie jusque dans la chair et s’imprimer comme un verdict. Et ce verdict est une condamnation, parfois une condamnation à mort. Toute l’ambiguïté du discours de la malédiction est bien dans sa puissance opératoire, magique, en ce qu’elle met en jeu ce que Lévy-Bruhl appelait « la catégorie affective du surnaturel ». C’est pourquoi elle ne peut qu’être frappée d’interdit. Maudire, c’est tuer. Tuer symboliquement, certes, mais tuer quand même. Marion Duvauchel Lycée de Doha, Qatar marie-france.duvauchel@wanasoo.fr BIBLIOGRAPHIE Austin J. L., Searle (J. L.) Quand dire c’est faire, Seuil, 1970 Barthes (R.), Fragments d’un discours amoureux, Seuil 1977. Benveniste (E.), La philosophie analytique du langage, chap. XXII, in Problèmes de linguistique générale, vol I. Corneille (Pierre) Horace, Polyeucte, Classiques universels, L’aventurine, Paris, 2001. 31

Maritain (J.), Signe et symbole, in Quatre essais, op. cit., p. 106.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Dumézil (G.), « Les quatre pouvoirs d’Apollon », in Mythe et épopée, Esquisses de mythologie, Quarto Gallimard, 1987, volume II. Durant (J.M.), « Les prophéties des textes de Mari », in Oracles et prophéties dans l’Antiquité, Actes du colloque de Strasbourg, 15-17 juin 1995, édités par Jean-Georges Heintz, Strasbourg, 1997. Euripide, Hippolyte, éd. Gallimard, classique folio, 1966, tome I. Foucault (Michel) « Il faut défendre la société », cours au collège de France, 1976, Hautes études, Gallimard, Seuil, 1997. Forsyth (Eliot), La tragédie française de Jodelle à Corneille, (1553-1640), Le thème de la vengeance, Paris, Honoré Champion, 1994 (première édition 1962). Froger (Jean-François), Le Bestiaire de la Bible, éd. DésIris, Méolans – Revel, 1999. Gérard-Naef (J.), « La compétence communicative chez l’adulte », in Savoir parler savoir dire savoir communiquer, Delachaux et Niestlé Éditeurs, Neuchâtel-Paris, 1987. Giordano (Manuela) La parola efficace, maledizioni, giuramenti e benedizioni nella grecia arcaica, Insitituti editoriali e poligrafici internazionali, Pisa-Roma, 1999. Kerbrat-Orecchionni (C.), Les actes de langage dans le discours, Théorie et fonctionnement, Paris, 2001 ; Nathan université. Maritain (Jacques), Signe et symbole, in Quatre essais sur l’esprit dans sa dimension charnelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1939, in Œuvres complètes, volume VII, 1988. Maritain (Raïssa), Essais, Desclée de Brouwer, 1938, in O.C., volume XV, Paris et Fribourg, éd. Saint Paul et Fribourg, 1995. Platon, Phèdre, in O.C., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, volume II. Racine, (Jean), Britannicus, La Pléiade, Gallimard, 1999. Phèdre, La Pléiade, Gallimard, 1999. Vernant (J. P.), « Parole et signes muets », in Divination et rationalité, Ricoeur (Paul), Histoire et Vérité, Paris, éditions du Seuil, 1955. La vengeance, études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, dir. R. Verdier, J. P. Poly, G. Courtois, Paris, Cujas, 1981-1986.

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VENGEANCES HOLLYWOODIENNES

« Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé. » Ces lignes tirées du deuxième Amendement de la Constitution américaine ne laissent aucun doute, la légitime défense et le port d’arme sont bien présents dans la culture américaine. Autrement dit, les citoyens des États-Unis ont le droit d’être armés et de défendre leurs intérêts, humains et matériels, contre d’éventuels agresseurs. Soit, mais de là à parler de vengeance… Pourtant, à bien y regarder, même s’il n’est pas avoué, le désir de vengeance, de faire payer le coupable par un châtiment aussi important que le crime commis est bel et bien ancré dans la société américaine. Songeons d’une part à la peine de mort, vengeance institutionnalisée, toujours légale dans plus d’une trentaine d’états, et même au niveau fédéral. Examinons d’autre part les politiques extérieures. Le dessein des Américains a toujours été de rester en dehors des conflits planétaires, sauf, bien sûr, lorsqu’ils sont attaqués directement ou quand les valeurs qu’ils prônent le sont. Ainsi, l’attaque de la base militaire de Pearl Harbor les engage dans la Seconde Guerre mondiale ; les attentats du 11 septembre 2001 les poussent à agir en Afghanistan ; l’offensive communiste en Corée les amène à épauler les Coréens du sud ; enfin, l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein pour s’emparer des puits de pétrole déclenche une riposte internationale à la tête de laquelle se place l’armée américaine. Au cours de leur courte histoire, peu à peu, ils apparaissent et s’autoproclament comme les « gendarmes du monde »1, les défenseurs d’une certaine idée du monde libre, un monde démocratique. En conséquence, il n’est pas surprenant qu’Hollywood, panthéon du cinéma américain, reflète cet état d’esprit et notamment par le truchement d’un genre nouveau qui se forme peu à peu sur les écrans dès 1977 avec Star Wars de George Lucas : le film d’action hollywoodien post-moderne. Cette nouvelle catégorie générique voit le jour pendant une période bien précise, l’époque post-moderne2, où convergent plusieurs facteurs. En effet, à la fin 1 Titre d’un livre de AJCHENBAUM Yves Marc, Les Etats-Unis, gendarmes du mondes : pour le meilleur et pour le pire, Paris : J’ai Lu, 2003 ou d’une rencontre avec Condoleezza Rice, alors Conseillère du président Bush pour la sécurité nationale des Etats-Unis, paru dans L’Express du 27/06/02. 2 Pour plus de détails sur ce « courant » au cinéma, voir JULLIER Laurent, L’écran post-moderne, Paris : L’Harmattan, 1996.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS des années soixante-dix, alors que la télévision ne cesse de vider les salles, de nouveaux auteurs cinéphiles commencent à réaliser des films. Ces « Movie Brats »3 (Lucas, Spielberg, Coppola, Scorsese…) engagent le spectacle cinématographique dans un rapport inédit avec le public. Désormais, le long-métrage ne doit plus simplement raconter une histoire au spectateur, il doit aussi l’immerger dans un univers, le plonger dans un « bain de sensations ».4 Plusieurs techniques parviennent à cela. À la suite de Jullier, nous en citerons trois. Tout d’abord le montage s’accélère et hypnotise littéralement le public. Ensuite, le travelling avant fait pénétrer le spectateur dans le film ; la personne est censée retrouver les sensations qu’elle a sur le siège d’un grand huit. Enfin, le son Dolby multipiste avec ses hautparleurs disséminés dans toute la salle, englobant, ajoute la troisième dimension à l’œuvre et place physiquement le spectateur au sein de la diégèse. Par ailleurs, en 1977, d’un point de vue socio-politique, le moral des Américains est au plus bas. Nouailhat écrit que « la forte augmentation des prix du pétrole décidée par les pays de l’OPEP, les énormes déficits de la balance des paiements, la défaite du Vietnam, la révolution au Nicaragua, le maintien au pouvoir de Castro, l’acquisition par l’URSS de l’égalité en matière nucléaire, l’invasion de l’Afghanistan, la crise des otages en Iran : tous ces événements conduisent beaucoup d’Américains à penser que leur pays ne subit que des revers. »5 En clair, un sentiment d’injustice règne. Les États-Unis ont besoin d’une revanche, de se venger pour garder la tête haute face à leurs partenaires internationaux. L’ère reaganienne arrivera au bon moment pour apporter ce souffle d’optimisme tant attendu. Effectivement, pendant les deux mandats de Ronald Reagan, ancien acteur de westerns, l’Amérique redevient conquérante grâce en particulier au pouvoir du cinéma. Des films d’action tels que Rambo 2, The Mission (George Pan Cosmatos, 1985) ou la série des Missing in Action (Joseph Zito, 1984, Lance Hool, 1985, Aaron Norris, 1988) transforment dans l’inconscient collectif la débâcle du Vietnam en victoire. De nombreux autres longs métrages n’abordent pas de façon directe des événements historiques mais, en montrant des héros américains triompher du Mal sous toutes ses formes, ils favorisent également ce retour au positivisme. Et encore aujourd’hui dans l’Amérique post-11 septembre 2001. En fait, le genre « action » tout entier semble dévoué à cette cause cathartique. En effet, trois fondements du film d’action hollywoodien post-moderne mettent en place les ingrédients de la vengeance : la dramaturgie, le personnage du Héros et celui du Méchant. En premier lieu, donc, les auteurs ont recours à une trame extrêmement classique tout droit héritée d’Aristote6. Ainsi, le récit d’action débute avec un prologue qui met en place une situation stable. Ce bel équilibre est perturbé lors de l’harmatia. Alors, il faudra tenter de le rétablir. Les divers essais pour y parvenir sont appelés les péripéties et, dans le film d’action, ce sont en majorité des scènes 3

D’après l’ouvrage de PYE Michael et MYLES Linda, Movie Brats, New York : Faber, 1979, traitant de l’émergence de ces cinéastes. 4 JULLIER L., op. cit. p 60. 5 NOUAILHAT Yves-Henri, Les Etats-Unis et le monde au 20ème siècle, Paris : Armand Colin, 19972000, p 269. 6 ARISTOTE, La Poétique, Paris : Le Seuil, 1980 (traduction R. Dupont-Roe et J. Lallot), cité par GENETTE Gérard, Introduction à l’architexte, Paris : Le Seuil, 1979, p 22.

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VENGEANCES HOLLYWOODIENNES d’action. Au final, l’harmonie originale est retrouvée ou bien un nouvel ordre s’installe, c’est l’épilogue. Lavandier, dans La Dramaturgie, rejoint cette idée et affirme qu’une œuvre se découpe en trois actes. Le premier acte « plante le décor, présente la majeure partie des personnages dont, bien sûr, le protagoniste et décrit les événements qui vont amener le protagoniste à vouloir quelque chose, à définir un objectif. »7 Au cours de ce premier acte, un incident déclencheur « brise la routine de vie du futur protagoniste et […] le détermine à se définir un objectif. »8 « Le 2e acte contient les tentatives du protagoniste pour atteindre son objectif »9 Cette quête ne sera évidemment pas de tout repos et le personnage devra surmonter un grand nombre d’obstacles. Le plus fort de ceux-là sera rencontré à la fin du deuxième acte et constituera le climax, c’est-à-dire « l’événement final, et en général paroxystique, qui apporte une réponse définitive à la question dramatique […] Il doit aussi résoudre les problématiques qui ont été mises en place pendant le 2e acte. »10 Arrive pour terminer le troisième acte qui « décrit les dernières conséquences de l’action. Parfois, il donne une idée de ce que les personnages vont devenir. »11 Dans un film d’action, le protagoniste est soit le héros, soit la personne qui est sous la protection du héros. L’incident déclencheur est la première action hostile du méchant qui amène le héros à vouloir l’éliminer. Par ce premier acte de belligérance, par cette déclaration de guerre que constitue l’incident déclencheur, le méchant, le Bad guy, le vilain, provoque une turbulence qui brise l’harmonie de l’univers diégétique et le plonge dans une situation de crise. Cet état critique est le thème majeur et indispensable du film d’action post-moderne. Tout autre thème peut être abordé mais la crise est le seul qui doit être toujours présent. Le film d’action se résume finalement en une lutte entre un héros (le plus souvent, le Bien) et un méchant (le Mal dans la majorité des cas). Ces deux personnages sont tour à tour susceptibles de revêtir les traits du vengeur ou de la victime de la vengeance. Néanmoins, le plus souvent, c’est le héros qui est motivé par l’envie de faire payer les malandrins à la hauteur du préjudice subi. Du reste, depuis les années quatre-vingt-dix, il est fréquemment un super-héros, c’est-à-dire, un « justicier de la nuit », un « vengeur masqué », un être doué de capacités exceptionnelles qui s’est donné pour mot d’ordre de pourfendre tous les bandits de sa ville. « La loi du talion s’inscrit […] en fondement dogmatique du film d’action »12, affirme Yannick Dahan. « Œil pour œil, dent pour dent », le film d’action prend l’adage biblique au pied de la lettre. Le héros d’action a ainsi quelque chose à voir avec le Surhomme décrit par Eco. Il est « un personnage aux qualités exceptionnelles qui dévoile les injustices du monde et tente de les réparer par des actes de justices privées. […] Le Surhomme de feuilleton prend conscience que le riche prévarique sur le dos du pauvre, que le pouvoir se fonde sur la fraude, […] il superpose sa propre justice à la justice commune ; il détruit les méchants, récompense les bons et rétablit l’harmonie 7

LAVANDIER Yves, La Dramaturgie, Paris : Le clown et l’enfant, 1998, p 129. Op. cit., p 137. 9 Op. cit., p 129. 10 Op. cit., p 134-135. 11 Op. cit., p 130. 12 DAHAN Yannick, « Idéologie « Ramboesque » et violence chorégraphiée », in Positif n°443, janvier 1998, p 72. 8

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS 13

perdue. » Le héros du film d’action s’impose donc comme le bras vengeur de la société bafouée. Mais il peut aussi être mû par un désir de vengeance privée. Un bon exemple se trouve dans Face Off de John Woo (1997). Le policier, Sean Archer (John Travolta), subit un préjudice dès la séquence d’ouverture. Il est sur un manège avec son fils Michael. Au loin, Castor Troy (Nicolas Cage), un terroriste sanguinaire, les observe à travers la lunette de son fusil. Il tire dans le dos de Sean. La balle le traverse et termine sa course meurtrière dans la tête de l’enfant. Le père est choqué. À partir de cet instant et durant tout le long-métrage, l’agent ne sera animé que par son seul désir de vengeance. Celui-ci ne sera assouvi que lorsque Troy sera mort et, ultime réparation, lorsque Adam, le fils du méchant, remplacera le garçon perdu dans le foyer du héros ! Les scénarii basés sur la vengeance privée du héros sont quand même rares. Malgré tout, en règle générale, au cours de l’histoire, le protagoniste principal sera toujours touché de façon personnelle et se muera en vengeur. La vindicte sera le moteur de la machine à tuer héroïque. Cliffhanger (Renny Harlin, 1993) fonctionne de cette manière. Dans ce film, des voleurs détournent l’argent d’un convoyeur aérien. Mais, au cours du vol, l’opération tourne mal et les sacs remplis de billets tombent dans la montagne avant que l’avion des malfaiteurs n’atterrisse en catastrophe. Pour se sortir de ce mauvais pas, ils font appel aux sauveteurs locaux : Gabe (Sylvester Stallone), le héros, et Hal (Michael Rooker), son ami. Comme ces deux alpinistes connaissent bien les lieux, les malfrats les obligent, sous la menace, à guider leur groupe vers le butin. La relation entre les méchants et le héros tourne vite en une lutte à mort. Toutefois, même si Gabe se bat contre les vilains dès les premières minutes de leur rencontre, les confrontations n’aboutissent qu’accidentellement à la mort de l’assaillant : d’abord par une avalanche, puis par une chute dans un ravin à la suite d’une glissade sur une pente de glace. Le sauveteur ne commencera à tuer de ses propres mains que lorsque les brigands auront frappé les premiers en assassinant ses amis : Brett, un jeune amateur de sport extrême ; puis Frank, le vieux pilote d’hélicoptère, substitut du père pour Gabe. Il est évident que donner la mort peut provoquer un sérieux problème de conscience chez le héros. Et si cela ne transparaît pas à l’écran, le cas de conscience aura taraudé l’esprit des auteurs durant la préparation du film. De fait, plusieurs alternatives s’offrent à eux afin de faire accepter au spectateur les actes extrêmes de la figure héroïque. Nous en citerons quatre. Tout d’abord, la conscience du héros (et celle du spectateur donc) est apaisée car, nous l’avons dit plus haut, il se borne à réagir aux méfaits des brigands qui attaquent toujours les premiers. Et s’il est obligé de tuer, de massacrer par dizaines avant d’atteindre le cœur du trouble, ces actions violentes seront légitimées par celles encore plus sanguinaires et sadiques de l’entité « méchant ». « Parce qu’il viole toutes les lois de l’humanité, par idéologie ou par cupidité, » affirme Yannick Dahan, « le méchant, incarnation d’un danger aux portes du Nouveau Monde, justifie la politique meurtrière du héros. »14 De fait, plutôt que de « cinéma d’action », il faudrait plutôt parler de « cinéma de réaction ».

13 ECO Umberto, « Grandeur et décadence du Surhomme » in De Superman au surhomme, traduction de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p 104. 14 DAHAN Y., op. cit., p 72.

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VENGEANCES HOLLYWOODIENNES Ensuite, un traumatisme originel peut motiver l’acharnement dont fait preuve le héros. « En matière héroïque, » précise Ortoli, « le public aime les créatures laminées de l’intérieur, celles qui gardent enfoui dans leur tréfonds, un souvenir douloureux éclairant rétrospectivement leur démarche. »15 Bruce Wayne, alias Batman (id. Tim Burton, 1989), est devenu l’homme chauve-souris après l’assassinat de ses parents perpétré sous ses yeux. Peter Parker, Spiderman (id., Sam Raimi, 2002), prend conscience de sa « mission » à la suite du meurtre de son oncle. Gabe de Cliffhanger est torturé par la mort de son amie dont il est en partie responsable parce qu’il n’a pas été capable de l’empêcher de tomber dans le vide. Au final, les épreuves que le héros surmontera pendant le film soulageront quelque peu la douleur de cette blessure initiale. Par ailleurs, à la souffrance morale, qu’elle soit absente ou présente, se greffe d’ordinaire les stigmates physiques du héros. Il est écorché vif et doit souvent se soigner seul, à l’image de Rambo (Ted Kotchev, 1981). L’humour s’avère aussi une arme salutaire pour dédramatiser les actes du héros. Les répliques cinglantes qu’il jette à ses adversaires avant de les achever réduisent l’impact tragique que pourrait revêtir son geste16 : « Yepicaïe, mother fucker », lance John McClane (Die Hard, John McTiernan, 1988) ; « Hasta la vista, baby », profère le T 800 au T 1000 (Terminator 2, Judgement Day, James Cameron, 1991). D’autant plus, que le héros d’action est d’habitude avare en mots (si on excepte le bavard Eddie Murphy dans Beverly Hills Cop [M. Brest, 1984] !). Enfin, le meilleur rempart contre l’extrémisme reste sans doute l’héroïsme même du personnage principal. Le héros est celui qui accepte de mettre sa vie (sociale et biologique) en péril dans le but de sauver la veuve et l’orphelin, l’humanité, la civilisation. Il vit « entre le respect de la femme, de l’enfant et de la patrie, le refus de l’argent malhonnêtement gagné, de la compromission avec toute forme de crapulerie et le goût forcené de l’action d’éclat aux codifications sévères »17 La figure héroïque du film d’action est le descendant d’une longue lignée échafaudée « sur tout un siècle de production cinématographique, et une multitude de décennies littéraires »18, d’après Ortoli. En définitive, le héros n’apparaît pas aussi différent du méchant que l’on veut bien le croire. Le « méchant », écrit Philippe Ortoli, est le « double extrémiste du héros »19 ; « il s’inscrirait dans la tradition de la parcelle non domestiquée du héros laissée en liberté devant un objectif. »20 Le « good guy » et le « bad guy » sont identiques et opposés à la fois, comme un individu et son reflet dans un miroir. Le miroir étant les limites de la loi. L’un est du bon côté, l’autre du mauvais. Par conséquent, la vengeance peut aussi être le mobile du méchant. Alors, un problème moral se pose car, si le personnage mauvais du film désire réparation, cela implique que le héros, où la société à laquelle il appartient, l’a lésé. Ce qui, dans un film hollywoodien n’est bien sûr pas tolérable. Le méchant ne peut pas, ne doit pas avoir 15

ORTOLI Philippe, Clint Eastwood, la figure du guerrier, Paris : L’Harmattan, 1994, p 74. Dans le dernier plan de The Last Boy Scout de Tony Scott, Joe Hallenbeck (Bruce Willis) explique à Jimmy Dix (Damon Wayans) que c’est désormais la règle de dire quelque chose de drôle avant de frapper. 17 ORTOLI P., op. cit. p 149. 18 Ibid. 19 Op. cit. p 182. 20 Op. cit. p 144. 16

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS une motivation légitime. Celle-ci doit toujours être basse et cruelle. « Le désir des monstres est en fait, par essence, morbide, destructeur »21, explique Yannick Lemarié. Aussi, lorsque le vilain veut se venger, les auteurs doivent-ils s’ingénier à trouver un moyen pour rendre cette volonté inadmissible. Dans la plupart des cas, la folie est invoquée. En clair, l’acte vindicatif envisagé est si démesuré par rapport au tort enduré qu’il fait basculer le méchant dans la maladie mentale. Tel est le cas dans Le Pacificateur de Mimi Leder (1997). Le terroriste serbo-croate (il affirme luimême sa nationalité) Dusan Gavrich (Marcel Iures), en venant faire exploser une bombe atomique à New York, souhaite se venger de l’Occident, qui, selon lui, est responsable de la mort de sa famille lors des bombardements sur sa ville. Dans Speed (Jan de Bont, 1994), Howard Payne (Dennis Hopper) est vexé car il n’a reçu qu’une montre en contrepartie de son dévouement pour la société en tant que policier. Un dévouement qui l’a pourtant laissé infirme : il a perdu un pouce à une main. De fait, il piège un ascenseur puis des bus en vue de soutirer à l’État l’argent qu’il croit lui revenir de droit. Le terroriste de Speed 2 (Jan de Bont, 1997) appartient à la même espèce mais lui, il réclame l’argent à une société de transport maritime. Die Hard with a Vengeance (John McTiernan, 1995) propose une utilisation plus originale de la vengeance du méchant. Dans ce film, Simon Gruber (Jeremy Irons) joue avec le policier John McClane (et McTiernan avec nous !) et lui fait croire qu’il souhaite se venger de la mort de son frère, Hans Gruber, survenue quelques années plus tôt dans la tour du Nakatomi Plaza. Des événements racontés dans Die Hard premier opus. Logiquement, le spectateur est lui aussi trompé. D’autant que le titre semble corroborer cette piste. Cependant, « With a vengeance » ne signifie pas simplement « avec une vengeance », il s’agit aussi d’une expression anglaise qui signifie « à outrance », « de plus belle ». Autrement dit, McTiernan annonce qu’il réalise une nouvelle aventure de John McClane (Bruce Willis) où il sera question de vengeance mais où il y aura également encore plus d’exploits, d’explosions et d’extravagances. Et donc, Simon ne veut pas que se venger (on suppose qu’il n’est pas contre non plus…), il cherche aussi par ce stratagème à détourner l’attention des forces de l’ordre et à accomplir en toute quiétude le casse du siècle : voler la Federal Reserve Bank of New York ! En fin de compte, dans le film d’action hollywoodien post-moderne, la vengeance reste tout de même l’apanage du héros, du représentant du bien. Elle est alors légitime. Ce constat permet de révéler deux aspects de l’Amérique postmoderne. Le premier est le désir d’être pure, immaculée, montrée telle la victime innocente de la barbarie environnante. Pour prendre un exemple récent, nous retrouvons cette volonté dans le traitement médiatique de l’attentat du 11 septembre 2001 et de ses suites. Parfaitement conscientes que la guerre est désormais un spectacle audiovisuel, les autorités américaines ont « écrit » un véritable scénario pour que la guerre contre l’Afghanistan soit acceptée par l’opinion publique. L’incident déclencheur a été l’attaque du 11 septembre. Ensuite, une figure du méchant a été identifiée : Ben Laden. Les différentes batailles que l’on pouvait 21 LEMARIE Yannick, « Films horizontaux, films verticaux. Sur la série des Batman »in Positif n°444, février 1998, p 70.

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VENGEANCES HOLLYWOODIENNES suivre sur Fox News ont constitué les péripéties. Enfin, en guise d’épilogue, à défaut de l’arrestation de Ben Laden, nous avons eu droit à la chute du régime Taliban. Deuxièmement, la vengeance hollywoodienne démontre l’aspiration qu’a l’Amérique de mettre tous ses moyens, tant humains que techniques, au service de la Justice, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières… Plus qu’une aspiration, pour elle, c’est une obligation, un devoir, une charge quasi divine. « Les États-Unis ont une "mission civilisatrice" », explique Nouailhat, « Leur mission n’est pas de défendre leurs propres intérêts nationaux et égoïstes, mais de travailler au bonheur de l’humanité. »22 Sébastien BOATTO Université de Bordeaux 3 sboatto@hotmail.com

22

NOUAILHAT Y-H., op. cit., p 6.

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LE LEGS COLONIAL, LES PRÉJUGÉS RACISTES, LE MÉPRIS DES REVENDICATIONS SOCIO-ÉCONOMIQUES : LE GRAND MALENTENDU Malgré la complexité géopolitique et l’étendue géographique du Brésil, l’idée selon laquelle il n’y aurait ni racisme ni préjugés raciaux dans cet étatcontinent reste largement répandue. Dans ce pays marqué par de nombreuses disparités et inégalités sociales, et, doté, de plus, d’un système éducationnel inefficace ne prenant pas en charge les nécessités de formation professionnelle, l’ascension de Lula1 a semblé irrésistible. C’est l’histoire d’une métamorphose, celle d’un sujet narrateur, autrefois enfant en contact avec la faim et, aujourd’hui, Président de la République aux commandes du pouvoir, capable de mettre en place le programme gouvernemental "Faim Zéro"2 tout comme d’implanter un système de quotas3 pour les étudiants noirs et afrodescendants dans les universités publiques du pays et d’essayer d’établir un dialogue avec le Mouvement des Sans-terre4. Certains accusent le gouvernement de cacher un sentiment de rancune ou même de revanche quand celui-ci parle de réhabilitation des couches défavorisées de la société. La loi des quotas à Rio de Janeiro, par exemple, est vivement contestée et a déclenché, dès son entrée en vigueur, une furieuse polémique au Brésil. Les arguments contre l’application de cette loi servant, disent certains, à démasquer le racisme enraciné dans le pays. Le débat crucial qui s’ouvre s’annonce périlleux voire dangereux. Il nous remet en question et nous fait réfléchir car, de toute évidence, certains sont [encore et toujours…] plus égaux que d’autres. Sarará Miolo, Gilberto Gil Sara, sara, sara, sarará Sara, sara, sara, sarará Miolo Sara, sara, sara, sara Dessa doença de branco De querer cabelo liso Já tendo cabelo louro Cabelo duro é preciso Que é pra você ser crioulo 1

Luiz Ignácio da Silva - Président du Brésil. Programme gouvernemental brésilien de combat à la misère et à la faim. 3 Système appuyé par la loi réservant un certain nombre de places aux élèves noirs et métis. 4 Le Mouvement des Sans Terre demande que les terres non-exploitées des "Fazendeiros". (fermiers) soient attribuées aux paysans. 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Le titre de cette chanson de Gilberto Gil — Sarará Miolo — provient du mot sarará, d’origine tupi5 (sara-rá). Au Brésil, on désigne par sarará la couleur blonde ou rousse des cheveux très crépus caractéristique de certains afrodescendants et, par extension, le métis à cheveux roux. Puisque miolo, parmi d’autres acceptions, en jargon populaire remplace le mot tête, l’expression sarará miolo, se traduirait en français, à peu près, par "tête aux cheveux blonds (ou roux)". Ainsi, sarará miolo constituerait la désignation du métis à cheveux roux comme il est connu au Bahia, selon note trouvée dans le livre Literatura Comentada — Gilberto Gil (1982, p. 6), quoique l’expression ne figure sur aucun des dictionnaires brésiliens consultés. Il serait donc possible de dire que cette petite composition à deux strophes seulement met en question le phénomène "d’épidermisation" étudié par Depestre dans Bonjour et adieu à la négritude (1980, p. 91) : Par le processus d’épidermisation et de racialisation de la lutte de classes (et de ses représentations dans la conscience sociale de nos peuples), les réalités réifiantes du capitalisme, qui, dans les temps modernes, ont déterminé, partout dans le monde, les rapports entre oppresseurs et opprimés, modelèrent, dans les sociétés esclavagistes des Amériques, une sorte de "condition nègre" marquée par des niveaux d’oppression, de réification, d’aliénation plus complexes, plus contraignants que ceux qui pesaient sur les autres couches opprimées de la société coloniale.

De là, le refus de soi chez le Noir et même chez le Métis qui renie la part "noire" de ses origines pour n’en valoriser que la part "blanche". Dans cette chanson, Gilberto Gila pose le problème de la perte d’identité chez les mulâtres — comme on peut bien constater à la deuxième strophe où l’auteur avertit le métis sarará contre la "maladie blanche", c’est-à-dire, "vouloir des cheveux raides/ayant déjà les cheveux blonds". C’est que la colonisation au Brésil, de même qu’en Martinique, s’est fait sentir non seulement en des termes physiques ou politiques mais, encore, psychologiques, contraignant le Noir à se considérer doublement inférieur : du point de vue social mais, aussi, du point de vue racial. Ainsi, le système colonialiste a, de toute évidence, créé des conditions pour que des conflits sociaux se déguisent sous l’apparence de conflits raciaux : "le dogme racial fit, d’un côté, des 'nègres', en dévalorisant, rabaissant jusqu’à la folie la couleur de leur peau, leurs cultures, leurs cultes religieux, l’ensemble de leur histoire précoloniale et, de l’autre côté, des 'blancs', en valorisant, idéalisant à l’extrême la couleur de leur peau, leurs traits physiques, leur histoire, leurs croyances, leurs cultures" (ibid., 1980, p. 91). Analysant la question identitaire dans les œuvres de Mario de Andrade et d’Aimé Césaire, Maria de Lourdes Teodoro (1999, p. 96) reprend le thème de la dévalorisation du Noir dans les sociétés originaires d’un système colonial fondé sur l’esclavage : Les sociétés antillaise et brésilienne affrontent des difficultés particulières du fait d’avoir connu — pendant la période de l’esclavage ou période coloniale — la négation de leur condition humaine. Devant cette expérience de la négation de soi, le besoin s’est fait de chercher l’expression de ce qu’il nous arrive d’être, de ce que nous sommes extérieurement, biologiquement, pour arriver ensuite à la compréhension de notre identité.

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Mot indigène d'un groupe ethnique du Brésil et du Paraguay, dont les parlers sont affilés à ceux du groupe guarani.

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LE LEGS COLONIAL, LES PRÉJUGÉS RACISTES, LE MÉPRIS DES REVENDICATIONS… De cette façon, l’auteur considère que "toute écriture, toute action ou tout art est affirmation et donc production d’identité". Selon Gilberto Gila, compositeur et interprète de renom international, actuel Ministre de la Culture du Brésil, [l'] identité, c’est une accumulation de choses. On ne peut pas dire voilà, j’ai l’identité brésilienne dans ma main. C’est une construction, avec un niveau subjectif. Chaque matin il y a un nouvel élément qui s’ajoute à l’identité d’un pays. L’identité du Brésil, ça a commencé par les Portugais et les Indiens locaux qui étaient là au commencement de la civilisation. Aujourd’hui, il y a une fédération démocratique, pluraliste, internationaliste qui se rapporte à l’Europe, aux USA, à l’Afrique, à l’Asie. Il y a un héritage africain important au Brésil (in : Routard Mag)

Composée en 1977, Sarará Miolo constitue, alors, à la fois, le cri d’alerte contre l’assimilation blanche et le chant de revalorisation du Noir non plus vis-à-vis du Blanc, uniquement, mais surtout face au Noir lui-même, comme on peut remarquer par les deux derniers vers de la deuxième strophe : "il te faut des cheveux crêpes/pour que tu sois crioulo", c’est-à-dire, Noir ou mulâtre, selon les deux possibilités retrouvées dans le dictionnaire. Il faut remarquer que le champ sémantique de la "maladie blanche" est renforcé par le jeu de mots fait par l’auteur : "sara"/"sarará"/"cura", où "sara" peut être compris en tant que découpage du mot "sara-rá" mais, aussi, en tant que verbe, synonyme de "cura", tous les deux employés à l’impératif affirmatif -"sara" et "cura"- signifiant "soigne", "guéris", mais qui se traduiraient plutôt par "débarrassetoi" (de cette maladie). Par ailleurs, la juxtaposition des deux verbes "sara" et "cura" dans le vers conduit à un continuum au niveau auditif qui produit un autre mot d’origine tupi également : "saracura" ("sara’kura") qui désigne, d’une part, une plante, et, d’autre part, plusieurs types de rallidés (c’est-à-dire, des échassiers, comme les cigognes) qui habitent les régions des lacs et des fleuves. Ces oiseaux se caractérisent par se maintenir appuyés sur une seule des pattes. Ainsi se justifierait la comparaison établie entre la "saracura" et le métis qui se fait lisser les cheveux, en essayant de tenir, comme l’oiseau, sur un seul de ses appuis — celui de ses origines blanches (Gila, 1982, p. 6). Quelque trente ans après le lancement de Sarará miolo, Gilberto Gila, lors de son récent voyage officiel au Sénégal, a parlé de son émotion devant le port d’où partaient les Noirs qui deviendraient esclaves au Brésil et dans d’autres pays d’Amérique et où il a chanté La lune de Gorée, inspiration que lui avait value une visite antérieure au pays : La lune de Gorée, Gilberto Gila et Capinam La lune qui se lève Sur l’île de Gorée C’est la même lune qui Sur tout le monde se lève Mais la lune de Gorée A une couleur profonde Qui n’existe pas du tout Dans d’autres parts du monde C’est la lune des esclaves La lune de la douleur Mais la peau qui se trouve Sur les corps de Gorée C’est la même peau qui couvre

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Tous les hommes du monde Mais la peau des esclaves A une douleur profonde Qui n’existe pas du tout Chez d’autres hommes du monde C’est la peau des esclaves Un drapeau de liberté

Néanmoins, un siècle après la fin de l’esclavage, le Brésil semble échouer dans son combat contre la discrimination. Un rapport sur les Droits de l’Homme, lancé à São Paulo le 13 mai 2003, lors du 116e anniversaire de la "Lei Áurea", dénonce les crimes racistes pratiqués surtout par la police. En fait, selon une étude du Secrétariat du Développement du Travail et de la Solidarité de la ville de São Paulo, les Noirs forment 46 % de la population brésilienne et, en même temps, représentent 61 % des pauvres. Ainsi, les Noirs et les Métis sont aussi ceux qui souffrent le plus des abus de la police, principalement quand leur condition raciale s’ajoute à leur situation économique. Les statistiques sur la mortalité policière indiquent que sur quatre assassinats commis par la Police Militaire, au moins trois le sont sur des Noirs. De toute évidence, les préjugés ne se bornent pas à la seule question policière. "L’apartheid social" régnant au Brésil, s’explique, en partie, par l’abolition tardive — en 1888 — de l’esclavage au pays du brassage racial par excellence. Au niveau de l’accès au travail et à l’éducation, les problèmes se multiplient. Benedita da Silva — femme, noire, née dans une favela et exgouverneur de l’état de Rio de Janeiro — se sent fière d’avoir lutté pour faire voter des projets de loi pour changer cette situation. Parmi ces projets, celui qui exige la présence d’un minimum de 40 % de professionnels noirs dans les productions des chaînes de télé, des films et des publicités, en plus d’un autre, encore plus polémique, qui prévoit que 20 % des places dans les universités publiques et privées soient réservées aux candidats sans ressources. Cependant, la loi, approuvée par l’Assemblée de l’État de Rio de Janeiro au titre d’initiative pionnière au niveau national, a été celle d’une "discrimination positive", qui accorde des quotas d’admission pour les Noirs et les Métis dans les universités. Selon les informations de Georges Costa du journal médiatique Folha online du 19 janvier 2004, L’Université de l’État de Rio de Janeiro (UERJ) a été la première grande université publique à implanter le système de quotas. Aujourd’hui, 20 % des places sont réservées aux élèves issus du réseau public d’éducation, 20 % pour les Noirs et 5 % pour les handicapés et pour les élèves issus de minorités ethniques. Un an plus tard, le débat sur le système de quotas se renforce : d’après le professeur Hélio Santos de l’Université de São Paulo (USP), il y a quatre arguments fondamentaux contre l’application de cette loi : "elle est contraire au principe d’égalité ; elle remet en cause le principe du mérite ; elle masque le problème structurel de l’inégalité due à la pauvreté ; et le métissage qui la rendrait inapplicable à cause de l’impossibilité de déterminer qui est noir au Brésil" (SANTOS, IN : CARNEIRO, 2005). En fait, dans un pays où tout Brésilien (ou presque, à en croire les dernières enquêtes génétiques) revendique un ancêtre noir ou métis, les distorsions 372


LE LEGS COLONIAL, LES PRÉJUGÉS RACISTES, LE MÉPRIS DES REVENDICATIONS… sont toujours au rendez-vous : sur dix places en jeu, moins de quatre reviennent aux étudiants qui se sont distingués par leur savoir et par leur compétence au moment de répondre aux questions de l’examen Vestibular6. Les autres reçus auront leur entrée assurée dans l’une des plus grandes universités publiques du pays parce qu’ils sont noirs ou métis, parce qu’ils ont toujours étudié dans des écoles publiques, ou pour les deux raisons à la fois. Sueli Carneiro (ibid.), cependant, n’est pas aussi pessimisme que son confrère : Tous ces arguments s’alternent dans le débat actuel révélant ce qu’il y a de mieux dans les quotas c’est-à-dire leur capacité à démasquer le racisme, la discrimination raciale et à expliciter la véritable nature de ces idéologies : la légitimation des privilèges raciaux et sociaux. Ils obligent les divers intérêts engagés et les bénéficiaires de l’exclusion à se manifester. Et c’est pour cela que les quotas peuvent galvaniser l’opinion publique parce que le monopole historique des groupes raciaux dominants ayant accès aux positions sociales les plus hautes se trouve menacé.

Aussi le ministre Gilberto Gila, dans un entretien du Routard de 19 janvier 2005, semble partager l’opinion de Sueli Carneiro en ce qui concerne les quotas : Le quota de Noirs dans les facultés, c’est une possibilité de continuer [le] travail d’adaptation, de trouver une place pour la société noire au Brésil. Il faut aussi leur trouver des habitations, des salaires, de l’espace social, c’est une lutte normale. Je suis pour ce système de quotas. Vous savez, c’est peut-être un désir profond des Brésiliens d’avoir une société harmonieuse. La société n’est parfaite ni idéale, mais nous avons une prédisposition pour arriver à l’harmonie. La question raciale est incluse dans ce processus.

D’origine noire, né le 26 juin 1942 à Salvador7, dans la province de Bahia, Gilberto Gila est vite devenu l’un des plus grands artistes contemporains. Après un exil forcé en Angleterre à cause de ses positions anti-gouvernementales à l’époque de la dictature, Gila retourne dans son pays et ne cesse d’innover. Il travaille avec les plus grands noms de la chanson brésilienne et internationale et, parallèlement, préside de nombreuses associations à caractère écologique et de défense du patrimoine culturel et architectural de la Bahia. La nomination au poste de ministre de la Culture par le président Lula doit sonner un peu comme une douce revanche du contestataire des années 60-70 qui, soumis à des vexations par la junte militaire qui a implanté le fameux AI5 (l'acte institutionnel qui a enlevé tous les droits aux citoyens brésiliens en 1967), participe aux décisions gouvernementales. Eduardo Suplicy, sénateur du parti du gouvernement brésilien, le PT (parti des travailleurs), dans un article du Jornal do Brasil (8 mai 2005, p. A17), a déclaré à la sortie du spectacle Eletroacústico — où le compositeur doublé de ministre a envoûté son public avec des interprétations de quelques-uns de ses grands succès en plus de La lune de Gorée — que dès les premières décisions à la tête du ministère, il avait compris que Gilberto Gila jouerait un rôle très important dans le 6 Concours d'entrée organisé par chaque université (en moyenne un candidat reçu sur 30 qui se présentent). C'est le vestibular qui donne accès aux études supérieures - c'est le processus de sélection traditionnel utilisé par toutes les universités publiques et par la majorité des universités privées brésiliennes. Il ne consiste pas en une épreuve commune à toutes les universités mais en un concours que chacune est libre d'élaborer et d'appliquer selon ses propres modalités, dans la mesure du respect des normes du MEC (Ministério de Educação e Cultura). Ce concours évalue les connaissances générales acquises dans l'enseignement élémentaire et secondaire. 7 Ville du Brésil, capitale de l'Etat de Bahia. Importante communauté noire, foyer de la culture afrobrésilienne.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS gouvernement Lula : "vu son histoire, ce qu’il est et ses attitudes, que ce soit n’importe où dans le Brésil ou à l’étranger." Tant mieux : surtout depuis ces deux derniers mois où une série de scandales tient en haleine l’opinion publique des Brésiliens et touche directement la direction du PT fondé par Luís Ignácio da Silva, le président Lula. Lula, le métallo barbu, syndicaliste éloquent qui, dans les années 70/80 incarnait la gauche radicale brésilienne. Relooké par les publicitaires, la barbe taillée et le discours expurgé de toute trace révolutionnaire anti-FMI et anti-capitalisme, Lula avait toutes les chances de se faire réélire, malgré les votes minoritaires du parti à l’Assemblée. Dont les alliances qui lui entravent l’action. Mais il y a pire : le PT a été accusé de soudoyer des députés de partis alliés de la coalition gouvernementale de centre-gauche et de recourir à un financement illicite. Coup d’état médiatique ? Revanche du député Roberto Jefferson, président du PTB8 cité dans une affaire de pots-de-vin à la Poste ? Car, selon l’article de Paulo Paranagua paru dans l’édition de Le monde du 6 juillet 2005, […] d’accusé, [le député] est devenu accusateur, avec le talent d’un habitué des prétoires. Il a multiplié les charges dans toutes les directions, mais ni les partis de droite dont les députés auraient bénéficié du "mensalão"9 ni les formations politiques accusées d’avoir toutes recours aux mêmes méthodes illicites pour financier leurs campagnes électorales n’ont été emportés dans le tourbillon médiatique.

D’ailleurs, les leaders de l’opposition, comme le prédécesseur de Lula, Fernando Henrique Cardoso (Parti social-démocrate brésilien), essayent de préserver l’image du Président de la République : "Jusqu’à présent, rien n’indique que le président Lula ait directement quelque chose à voir" (ibid.) avec les scandales. En fait, un nouveau impeachment10 ne devrait pas se produire. Le député Roberto Jefferson, lui-même, laisse entendre que le dessous-detable au Brésil n’est pas une pratique récente. Quelques-uns affirmeront même qu’il faudrait remonter à la Proclamation de la République, donc, à la fin du XIXe siècle… Et là où d’autres rétorqueraient, sans doute, qu’il serait plus exact de remonter à la Monarchie, on se demanderait s’il ne s’agirait plutôt pas de l’époque coloniale… Avant ces événements, sans aucun doute, sachant que Cabral a dû payer son voyage pour "découvrir" le Brésil… en 1500 ! Dans le Le livre noir du colonialisme, Marc Ferro (2003, p. 9), se référant au 11 septembre 2001, se demande : " les soubresauts de l’Algérie, les manifestations de repentance qui se sont manifestées en France, ne sont-ils pas le choc en retour des temps de la colonisation, du colonialisme ?" Le profond sentiment de repentance vis-à-vis de l’esclavage dont le président Lula a témoigné lors de la clôture de la cérémonie dans l’Île de Gorée aussi en dit long. Ses efforts pour mettre en place des projets sociaux comme ceux de la diminution progressive de la faim ou l’implantation du système des quotas à 8 PTB ("partido trabalhista brasileiro", parti des travailleurs brésiliens). Malgré les ressemblances des noms, ce parti n'a aucun rapport avec le PT de Lula. 9 "Mensalão": nom attribué à la somme d'argent offerte clandestinement aux députés de l'opposition gouvernementale pour obtenir illégalement un avantage. 10 Procédure de mise en accusation d'un élu devant le Parlement, le Congrès.

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LE LEGS COLONIAL, LES PRÉJUGÉS RACISTES, LE MÉPRIS DES REVENDICATIONS… l’échelle nationale constituent des essais de réparation d’un mal perçu grâce à un "retournement des mentalités" lié à la prise de conscience des violences qui, hélas, à ce tournant du millénaire, sont encore commises contre ceux qui sont toujours les exclus de la société. L’actualité du Livre noir s’impose ainsi, même si, comme on le vérifiera, la colonisation ne se réduit pas à ses méfaits et si certains de ceux qu’on lui attribue ne lui sont pas imputables. Inversement, il est vrai, d’autres méfaits ont survécu à la colonisation. (FERRO, 2003, p. 9)

Et la liste des méfaits n’est pas négligeable… Il suffit d’observer l’escalade de la violence urbaine dans les grandes villes du Brésil : vengeance de la couche défavorisée contre un système, malgré tout, de plus en plus tyrannique et oppressant. De toute évidence, dans ce texte, on ne peut pas éviter les redites : certains sont plus égaux que d’autres… À propos : à quand le regret des combines et des pots-de-vin ? Stela MORAES Université d’état de Rio de Janeiro stelamoraes@predialnet.com.br BIBLIOGRAPHIE CARNEIRO Sueli. Ce qu’il y a de mieux dans le système de quotas. 29/01/2005, in autresbresils.net DEPESTRE René, Bonjour et adieu à la négritude. Paris, Robert Laffont, 1980. FERRO Marc (dir.), Le livre noir du colonialisme. Paris, Robert Laffont, 2003. GIL Gilberto, Le monde selon… Gilberto Gil (interview), 19/01/2005, in www.routard.com/mag GÓES Fred (org.). Literatura Comentada : Gilberto Gil. São Paulo, Abril Educação, 1982. PARANAGUÁ, Paulo. La classe politique brésilienne préserve Lula des scandales, Le Monde, 06/07/2005. Presidente pede perdão pela escravatura. Revista Z — A revista do Brasil fora do Brazil. SANTOS Hélio, in CARNEIRO, Sueli. Ce qu’il y a de mieux dans le système de quotas. 29/01/2005, in autresbresils.net SUPLICY Eduardo, Gil, um acerto de Lula e do Brasil. Jornal do Brasil. Outras Opiniões. Domingo, 8 de maio de 2005. TEODORO Maria de Lourdes, Modernisme brésilien et négritude antillaise : Mário de Andrade et Aimé Césaire. Paris, L’Harmattan, 1999. DISCOGRAPHIE GIL Gilberto, Sarará Miolo, Realce., LP, Phonogram, 1976. GIL Gilberto, La lune de Gorée, Eletroacústico, CD + DVD, WEA : 2004.

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DISCOURS DE LA VENGEANCE DANS LES JOURNAUX CONFESSIONNELS QUAKERS INTRODUCTION Ma réflexion sur la thématique des discours de la vengeance1 porte sur les journaux confessionnels des Quakers2. Il s’agit d’un mouvement religieux3 (laïc) né au XVIIe siècle dont le but initial fut le retour au christianisme primitif par le biais d’une entreprise qu’ils nommaient Proclamer la Vérité 4 . Dans cette quête, ces hommes et ces femmes, animés de convictions inébranlables quant à l’avènement du royaume de Dieu, visaient un pacifisme international et un fraternalisme universel et atemporel de sorte à purger le monde des guerres et de la vengeance qu’elles engendrent au niveau individuel ainsi qu’au niveau étatique5. De toute évidence, cette mission première fait des Quakers un vecteur incontournable d’objection de conscience et non ceux dont la vengeance est une préoccupation. Cependant les journaux confessionnels Quakers, vecteurs principaux du message du mouvement, sont rédigés par des hommes et des femmes adeptes du mouvement, dont la référence culturelle est celle que leur a inculquée la lecture de la bible. On se demande alors si les écrits laissés par des adeptes d’un tel mouvement peuvent contenir un discours sur la vengeance. Si oui, quelle position adoptent-ils vis-à-vis de la vengeance ? Pourquoi crieraient-ils vengeance ? Et contre qui ? Qu’en est-il de leur lutte pour ou contre la vengeance et ses discours ? Il s’agira ici d’un essai mesurant l’apport de cette doctrine nouvelle, sans jugement de valeur, en matière du phénomène social que sont la vengeance et ses discours. Avant de répondre à ces questions pour éclairer la position des Quakers vis-à-vis de la vengeance, ne serait-il

1 Etymologiquement du Lat. Vindicare, c’est-à-dire « réclamer en justice », d’où « chercher à punir, venger ». 2 La vraie motivation des autobiographies Quakers réside alors dans leur utilisation comme « témoignages spirituels » des souffrances endurées lors du « voyage » lesquels, une fois archivés, serviront à fortifier la foi de nouveaux adeptes. Pour l’historiographe du mouvement, une mine d’information sur le mouvement et son histoire. Jusqu’ici on a pu répertorier près de 4000 journaux qui avaient été publiés ; et sans compter ceux qui gisent encore dans les greniers. Pour plus de détails cf. William F. NDI, Elizabeth Hooton (1600-1672) Et Edward Coxere (1633 -1694) : Hérauts Du Quakerisme Originel : Traduction Et Analyse Des Lettres D’Elizabeth Hooton Et Des « Aventures Maritimes » D’Edward Coxere, Université de Cergy-Pontoise, 2001. 3 Il s’agit d’une des sectes millénaristes qui promettaient aux Puritains anglais l’imminence de fins de temps et le règne de mille ans de bonheur promis aux croyants dans les Evangiles. 4 Il faut souligner qu’au début, les Quakers se nommait Children of the Light c’est-à-dire les enfants de la lumière et leur activité, Publishing of Truth. 5 Pour plus de détail cf. W.F. NDI « Littérature des Quakers et Clinique de l'Âme » in R. FONKOUA, B. GALTIER & C. JACOT GRAPA, Arts Littéraires, Arts Cliniques, Paris, Belles Lettres/CRTH, 2003.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS pas capital de s’intéresser aux origines du mouvement qui firent de lui une véritable cible de vengeance ? ÉMERGENCE D’UNE CIBLE DE VENGEANCE Étant donné que le Quakerisme originel fut un mouvement révolutionnaire6, son avènement a dû se heurter au courant traditionnel de l’époque. Comme les heurts engendrent souvent la violence et la contre violence, je voudrais indiquer les origines de la vengeance et son discours dans la littérature Quaker qui est censée transmettre un message pacifique du type laïc et confessionnel, c’est-à-dire celui qui doit s’éloigner de tout discours de la haine et du mal qui aurait pour but d’en tirer satisfaction. Ces origines dont il est ici question peuvent se lire dans les principes cardinaux du Quakerisme originel7. Cette doctrine mettait l’emphase sur une société égalitaire inouïe en son temps et passant par un total refus de vouvoiement de qui que ce soit. Cette révolution des idées et des mentalités que prônaient les Quakers scinda la société anglaise en deux, laissant aux deux camps une seule option : la vengeance divine et celle des hommes. On peut remarquer qu’en général, hérissée par les Quakers, l’autre moitié de la société les considérait comme étant des orgueilleux8. Edward Coxere dans ses Aventures Maritimes fait état de conséquences dangereuses d’une telle manière de percevoir. La même observation fut rapportée à l’étranger et plusieurs marins et missionnaires Quakers devaient payer les frais de leur obstination. Coxere écrit : Comme nous étions en 1662, nous étions très peu connus en tant que société religieuse à l’étranger. Ils ne comprenaient donc rien de nous hormis que nous nous comportions de manière méprisante, en outre, ils considéraient comme hérétiques tous ceux qui n’étaient pas papistes ; les tuer ne constituait donc pas pour eux un péché9.

Il y a de surcroît, le cas de la Nouvelle Angleterre où se réclamer du Quakerisme était un crime passible de coups de fouet à corde à nœuds et de peine de prison ou de pendaison. Il est important de souligner que ces attributs collés aux Quakers étaient le résultat du fait qu’avec leur loupe de grammairiens ces Quakers de la première heure eurent recours à la formule de tutoiement de tous sans distinction de rang ou de classe sociale10. Aussi, ils refusaient systématiquement de se découvrir devant qui que ce soit ; même pas devant les juges, les magistrats ou le Roi. Ces choses « inacceptables » attirèrent l’ire des politiques aussi bien que celles d’autres personnes qui s’attachaient à leurs privilèges au point qu’au XVIIe siècle en Angleterre une loi dénommée The Quaker Act fut proclamée. Dans leur littérature des exemples abondent. Elisabeth Hooton, la première prédicatrice Quaker informe

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Le Quakerisme est l’un des extrémismes du radicalisme puritain qui vit le jour au 17e siècle. Pour un historien du mouvement tel Christopher HILL, il s’agit d’une rébellion des jeunes adolescents ! 7 Il s’agit de la sobriété, la simplicité et l’honnêteté qui résument le fondement du Quakerisme originel. 8 C’est-ce qui apparaît dans le Journal d’Evelyn John, l’un des pères fondateurs de la Royal Society. En parlant des Quakers, il écrit : « … ils ne montrent de respect à personne même pas aux magistrats et semblent être des mélancoliques très orgueilleux et excessivement ignorants… ». Entrée en date du 9 juillet 1656. 9 Coxere, Edward. Les Aventures Maritimes, éd. E.H.W. Meyerstein, Clarendon Press. 1945. 10 Soulignant qu’en grammaire il n’est pas possible d’employer le pluriel en lieux et places du singulier.

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DISCOURS DE LA VENGEANCE DANS LES JOURNAUX CONFESSIONNELS QUAKERS de sa rencontre avec le roi et les conséquences de son refus11 d’accomplir devant elle les révérences d’usage. En ce qui concerne des religieux, les Quakers attirèrent la foudre de leur colère de plusieurs manières. En premier lieu, ils refusèrent de s’acquitter des dîmes ecclésiastiques, sources principales du lucre pour les clergés. Ce refus ajouté au fait qu’ils avaient pour habitude d’interrompre les messes de prêtres en chaire, et de manière intempestive leur attirèrent toute sorte de violence qu’ils décrivent dans leurs journaux confessionnels. Ils interrompaient ces derniers car leurs prêches, disaient-ils, n’était que des inventions ou des choses imaginées et non basées sur l’expérience personnelle. Les Quakers s’attachaient au Christ intérieur et refusaient d’accorder trop d’importance au Christ historique qui vécut et mourut à Jérusalem12. Leur doctrine insistait sur la vie spirituelle et le témoignage intérieurs du Saint Esprit comme un aspect fondamental du Royaume de Dieu. Ainsi donc, ils affirmaient baser tout ce qu’ils proclamaient sur l’expérience personnelle ; ce que ne pouvaient prétendre les prêtres en chaire. Particulièrement, ils dénonçaient l’existence d’une Église visible qu’ils étiquetaient Maisons à Clocher. Cette Église représentait à leurs yeux l’Église apostate. Attaquer ainsi le socle et le fondement même du christianisme de son temps n’épargna point ces profès des ennuis des prêtres en chaire qui voyaient dans leurs affirmations des propos blasphématoires. Si l’Église établie se permettait de mater et de colmater les Quakers c’est par désir de vengeance car les Quaker avaient osé défier leur suprématie13. De fait, la base doctrinale du quakerisme étant anti-liturgique et antisacramentaire tablait sur une psychologie peu conforme au niveau moyen de masses du XVIIe siècle. Le journal confessionnel Quaker conserve ainsi le souvenir douloureux des luttes qui opposèrent les Quakers aux autorités religieuses, politiques, juridiques, civiles, etc. Toutes les persécutions dont étaient victimes les Quakers aussi bien que les intentions vindicatives de ceux qui s’en prenaient à eux sont clairement relatées. Ainsi la vengeance dans le Journal Confessionnel Quaker relève à ce titre d’une expérience objective des gens dont la conviction religieuse et les agissements les avaient mis en contact permanent avec l’ire et la colère de ceux qu’ils fustigeaient. Elisabeth Hooton l’atteste lors de ses voyages missionnaires en Nouvelle Angleterre lorsqu’elle est abandonnée dans la jungle parmi les animaux sauvages pour y être dévorée. Elle écrit : Ils nous escortèrent presque deux jours durant jusque dans une région sauvage où ils nous abandonnèrent la nuit entre de grands fleuves et à la merci d’animaux sauvages qui nous auraient dévorés.

Ce fut une tentative d’affaiblir, de décourager, de détruire voire d’anéantir les partisans de ce mouvement qui par excellence se distinguait comme étant un agent réel du progrès vers une société laïque et égalitaire. Il est d’autant plus intéressant de souligner qu’à cette époque en Angleterre il y eut aussi une sorte de guerre entre les différentes sectes de l’Interrègne. Ces sectes et leurs successeurs avaient l’habitude de se démarquer les unes les autres par 11 Elle écrit : « Un soldat vînt m’emmener, disant que c’était la cour du Roi et que je n’avais pas le droit d’y prêcher. Mais, je continuai de proclamer [la Vérité] en traversant les deux cours, et ils me firent sortir au-delà des grilles. » 12 Ils reconnaissaient toutefois son existence, ses souffrances et sa mort sur la croix. 13 Par leur refus de prêter serment de suprématie envers l’Eglise Etablie, serment d’allégeance ou tout autre serment…

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS l’emploi de termes péjoratifs. Les réprouvés, en définitive, appartenaient au monde extérieur aux sectes. Le discours de la vengeance dans la littérature Quaker trouve donc son origine dans cette intolérance religieuse. Dans l’une des lettres d’Elisabeth Hooton adressée à l’attention des femmes Ranters, elle fait appel à cette intervention divine contre celles qu’elle considère être les ennemis de Dieu :

Vous, autres femmes hurleuses qui appartenez aux Ranters14…..Vous avez dit que nous avions fait de George Fox15 une idole…. Vous avez récemment pourchassé Richard Farneworth ainsi que d’autres…. Pour cette raison le malheur s’abattra sur vous16…

En définitive, le Quakerisme qui a été considéré à juste titre comme un synonyme interchangeable avec la Vérité 17 devient aussi une pilule très amère à avaler pour des religieux, des politiques, des juges et des magistrats, des laïcs, etc. poussant tous ces derniers à mobiliser tous leurs efforts pour ne pas le laisser passer. L’avènement du Quakerisme se présente comme un facteur déclenchant de la vengeance de tout bord18. Les Quakers furent pourchassés dans la République de Cromwell sous prétexte qu’ils voulaient restaurer la monarchie et, à la Restauration de la monarchie, qu’ils voulaient un retour à la République. De là deux questions sont amenées à être poser à savoir : comment d’une part les Quakers avaient fait pour éviter la vorace pensée de vengeance : «… ébauche de guerre civile qui dresse l’un contre l’autre les frères ennemis19 » et comment d’autre part ils en avaient fait une source de pensées propres à révolutionner les idées et les mentalités. CRIER VENGEANCE20… ! Pour les Quakers, il s’agit tout simplement de reconnaître que crier vengeance n’est pas antinomique avec l’enseignement fondamental du christianisme millénariste. Cet enseignement fondamental consiste à dire qu’à la fin des temps, le Dieu tout puissant punira les méchants et gratifiera les bons d’un règne de mille ans21. Cette vision apocalyptique laisse entrevoir que les moyens par lesquels Dieu se venge contre tous ceux qui se sont dressés contre ses enfants ne sont nullement susceptibles d’être infirmés. Dieu agira toujours pour défendre Ses ouailles et les faibles. De cet agissement perpétuel, purement transcendant, les Quakers voient la présence de Dieu au monde grâce à sa substance pesante, cette lumière divine intérieure dont est doté tout être sans distinction de race, culture, rang/classe. Ce faisant, face à l’impulsion de la cruauté humaine, les Quakers adoptèrent-ils une attitude révolutionnaire complètement différente de l’attitude humaine quasiinstinctive de porter toujours non seulement un regard accusateur vers un auteur du mal22 mais de se venger.

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Il n’est pas étonnant que de pareils termes soient employés. Elizabeth Hooton s’affirme ici comme la disciple privilégiée de George Fox. Elle profère des menaces à l’égard des femmes Ranters qui pour elle, invoquent le nom de « son maître » en vain. 16 Un ton menaçant en raison de son contenu apocalyptique. 17 Cf. Howard Brinton. 18 Voir mention plus haut sur la proclamation de la loi contre les Quakers ; The Quaker Act. en 1662. 19 Jacques Demougin, Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures, Paris, Larousse, 1986. 20 Expression entrée en usage grâce à Jean Calvin. 21 George Duby, L’An Mil Paris : Gallimard, (Collection Folio Histoire) 1993. 304 p. et Jean Delumeau, Mille Ans de Bonheur. Paris : Fayard, 1995. 22 Affirmation avancée par Bruno Avrain in Le mal dans toute son étendue, édition Alba Nova, 1989. 15

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DISCOURS DE LA VENGEANCE DANS LES JOURNAUX CONFESSIONNELS QUAKERS En fait, les Quakers pour se venger de la tyrannie de leurs bourreaux et persécuteurs ne disposaient d’aucun autre moyen que de crier leur empathie pour ces derniers ; ils les traitaient de malades mentaux. Pour eux, ces persécuteurs étaient des inconscients qui souffraient de problèmes psychopathologiques et méritaient plutôt pour cela la sympathie et une conscientisation du mal qu’ils faisaient et ses conséquences néfastes. Pour ce faire, il ne fallait pas pour les Quakers retenir ni sa langue ni laisser sa plume dans l’encrier. Cette conscientisation devait être un rappel constant à l’ordre de ce qui les attendait s’ils ne changeaient pas. À ceux qui ne changeaient pas, les Quakers faisaient appel à une force suprême. Il s’agit de la vengeance divine qui vengera ces profès de la Vérité. Dieu seul peut et doit se venger contre tous ceux qui ont porté atteinte à la vie de Ses enfants. Notons que dès le tout premier écrit du mouvement né de la plume d’Elisabeth Hooton, se lit cette mise en garde criante qui vise à sensibiliser les politiques méchants du mauvais sort qui les attend au terme de leur vie terrestre. Hooton écrit ceci : Ô ! ami, vous êtes magistrat nommé pour rendre la justice, mais en me mettant en prison, vous avez agi à l’encontre de la justice selon votre loi. Ô ! veillez à ne pas satisfaire les hommes beaucoup plus que Dieu comme le firent les Pharisiens et les Scribes [qui] recherchaient les louanges des hommes plutôt que celles de Dieu. J’étais étranger et vous ne m’avez pas recueilli et j’étais en prison et vous ne m’avez pas rendu visite23. Ô ! ami votre jalousie ne me vise pas mais vise plutôt la puissance de la Vérité. Je n’ai que de l’amour pour vous et non de l’hostilité. Ô ! prenez garde à l’oppression, car voici, le jour vient, ardent comme une fournaise. Tous les hautains et tous les méchants seront comme du chaume ; le jour qui vient embrasera, dit l’Éternel des armées, Il ne laissera ni racine ni rameau24. Ô ! ami, si l’amour divin était en vous, vous aimeriez la Vérité et l’entendriez proclamée et n’emprisonneriez pas injustement les gens. L’amour du Seigneur n’abat, ne torture et ne hait personne. Si l’amour de Dieu avait pénétré votre cœur, vous seriez reconnaissant, mais vous exhibez ce qui vous gouverne. Comme chaque arbre peuple et dans toute se révèle par ses fruits, vous vous révélez ouvertement par votre ivresse, votre parjure, votre orgueil et votre vanité qui règnent parmi les savants, la société. Ô ! ami la bonté, le jugement équitable et la justice25 sont sur les lèvres de tout le monde dans vos rues. Ô ! ami prenez garde aux malheurs ; malheur à la couronne de l’orgueil, malheur à ceux qui boivent dans de larges coupes alors que les pauvres sont sur le point de trépasser. Ô, souvenezvous de Lazare et de Dives ! Dives se prélassait chaque jour dans le luxe tandis que l’autre était un malheureux mendiant. O, ami prêtez attention à ces choses puisqu’elles vous entourent ; assurez-vous de ne pas être ce mauvais riche ! M’enfermerez-vous, moi qui n’ai pas enfreint vos lois et ne me suis pas mal comportée ? Considérez, sont-ce les bonnes manières anciennes que l’on vous avait apprises ?26

En outre, lorsque Hooton se rend dans les colonies de Massachusetts, suite à ses ennuis avec les autorités religieuses, politiques et judiciaires de là-bas, elle ne s’empêche pas de crier vengeance. Parlant de leurs lois faites pour nuire aux Quakers et à ceux qui leur apportaient soutiens, elle relate comment elle et ses coreligionnaires avaient réussi à échapper à ces lois et souhaite à leurs poursuivants le même sort que celui dont ces derniers leur avaient réservé, [….] Et leurs lois furent sans effets, que leurs noirs desseins à notre encontre, puissent se retourner contre eux. [….] Que le nom du Seigneur soit loué pour des siècles et des siècles. Car, leurs lois sont désormais invalidées et nous sommes libres27.

23

Cf. La Sainte Bible Matthieu. 25 : 43 Ibid. Malachie 4 : 1 Ibid. cf. Psaume. 101 : 1 26 Hooton, Elisabeth. in W.F. NDI, Op. Cit. « Lettre adressée à l’attention de Noah Bullock, maire de Derby ». 27 Ibid. 24 25

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Bien qu’ils se veuillent être une machine de guerre contre une politique de persécution, ces cris notifiant les autorités politiques de la vengeance divine semblent buter contre des sourds (sourds aux messages bibliques, christiques etc.) George Fox, fondateur du mouvement Quaker relatant les débuts de sa vie de missionnaire, met au premier plan qu’il fut mû par le Seigneur d’aller avertir les douaniers de prendre garde à ne pas opprimer les pauvres car, il vit au cours de ses voyages la mort et les ténèbres chez tous les gens que la puissance divine n’avait pas encore secoué28. Une autre illustration du fait que les Quakers criaient la vengeance contre leurs tortionnaires se trouve dans une scène où Fox rejette le malheur sur le gardien de prison où il est retenu. Ce dernier, au fait, l’empêchait d’aller prêcher chaque fois qu’il était mû par le Seigneur. Fox dans son journal présente ce geôlier avouant être hanté, lui et sa famille, par le malheur à cause de George Fox. Nombreux sont ces appels à l’intervention divine pour venger les martyrs Quakers et l’on peut s’interroger sur l’essence et le pourquoi de cette prolifération du désir de vengeance ou de la vengeance divine elle-même. Serait-ce dû à une « dangereuse » fascination exercée par la vengeance chez la plupart de sectes apocalyptiques de l’Interrègne cromwellienne ainsi que celles de la Restauration ? POURQUOI EXPOSER LA VENGEANCE ? Proclamer la Vérité fut la mission première des Quakers. Cependant, elle convoitait, de par la cruauté qu’engendre toute Vérité, la malédiction, des jurons et d’actes de violence provenant de ceux qui ne voulaient pas l’entendre dire29. Étant donné que les Quakers étaient convaincus que Dieu leur avait donné la mission de purger la planète Terre de ses vices, la vengeance comme tous les autres maux de la société devait être mise à nue. Cette exposition de la vengeance visait le plus souvent à ridiculiser tous ceux qui la pratiquaient et la soutenaient. Toutefois, la visée esthétique du journal confessionnel Quaker avoisine celle de la littérature en latin, Placere, Ducere, Movere c’est-à-dire Plaire, Enseigner, Mouvoir. Peut-être me faudrait-il souligner le fait que la notion de plaire est intimement liée à celle de la vengeance. La vengeance divine procure toujours un certain plaisir et permet aux Quakers de mettre en garde les méchants de la lourde conséquence du mal sur la conscience humaine. Lorsqu’il est emprisonné, Fox éclaire sur la position des Quakers en ce qui concerne la vengeance et la conscience humaine. La conscience humaine est aussi grand vengeur. Un méchant qui pense tirer du plaisir de son acte de méchanceté ne s’attire que crise de conscience qui le rongera tôt ou tard. C’est cette crise de conscience qui pousse le gardien de prison à se confesser à son épouse. Après s’être contenté de rapporter des mensonges sur Fox à des prêtres et à des juges ainsi que dans les tavernes et dans les bars, il est amené à avouer à sa femme

28

Fox, George. The Journal, London, Penguin Classics, 1998. pp 45-46 Nommé à la tête de l’église d’Angleterre, William Laud prit des mesures autoritaires pour mettre le peuple des croyants en conformité avec l’Église d’Angleterre. Il imposa le contrôle du paiement des dîmes ecclésiastiques, et ordonna la chasse aux prédicateurs puritains. Ces mesures attisèrent le sentiment anti-catholique et anti « High-Church » qui se ferait sentir des années plus tard. Ainsi Laud entra-t-il dans l’histoire religieuse anglaise comme ayant été l’un des plus farouche adversaire du radicalisme protestant dont les Quakers firent partie. 29

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DISCOURS DE LA VENGEANCE DANS LES JOURNAUX CONFESSIONNELS QUAKERS comment il vit le jour du jugement dernier et se trouvant en présence de George Fox, il eut peur à cause du tort qu’il lui avait causé30. Après avoir échappé à la mort suite à ses nombreuses altercations judiciaires en Nouvelle Angleterre avec les autorités de cette colonie, Elisabeth Hooton rappelle que ces dernières étaient choquées de la revoir vivante. Pour elle une belle vengeance divine : sa préservation. Mais, nous fûmes préservés. Et lorsque l’exempt me vit revenir, il s’étonna et leva les mains au ciel en disant qu’il ne se serait jamais attendu à me revoir31. Cependant, lesdites autorités ne s’arrêtent pas avec le choc qu’elles viennent d’avoir. Elisabeth Hooton dénonce leur manière de se venger comme une sorte de méchanceté gratuite. Ceci, elle le fait en rapportant l’histoire de Sarah Coleman qui avec son mari, après avoir tant sacrifié pour les autorités de la colonie de Massachusetts se vit persécutée pour la simple raison qu’elle eut embrassé la doctrine Quaker. Elle écrit : […] ces maîtres de l’université et ces fils de prêtre se moquant de la vieille Sarah Coleman qui les avait nourris dans le passé avec toutes sortes de bonnes choses qu’elle et son mari s’étaient procurées. Et ils lui dirent qu’elle serait fouettée avec une corde à lanières avec des nœuds aux bouts. Son mari était un cordonnier qui leur avait offert la fabrication et la réparation de leurs chaussures. Ainsi était-elle récompensée du bien par le mal32.

Par ailleurs, elle décrit avec plaisir les conséquences d’un tel acte de méchanceté. Elle relate comment ces autorités se trouvaient en détresse en raison de la vengeance divine. Ainsi, explique-t-elle : […] la terreur du Seigneur s’empara si fortement d’eux alors que nous étions emprisonnés attendant leur jugement, qu’ils étaient plongés jour et nuit dans une grande détresse comme Caïn l’était après avoir tué son frère Abel. Ils avaient mobilisé tous leurs soldats à travers le pays pour se défendre contre nous qui ne leur voulions aucun mal33.

Dans le même ordre d’idée, elle poursuit en relatant l’histoire de John Endicott34 qui, après avoir humilié, torturé et bafoué les Quakers et leurs efforts, mourut dans des circonstances misérables. Cet épisode de la victoire divine (une vengeance céleste) sur un méchant homme politique évoquerait la mauvaise fin réservée à tous ceux qui persécutent, comme ce dernier. Elisabeth Hooton semble témoigner ici aux nouveaux adeptes du Quakerisme que dans leur quête spirituelle ils ont et auront toujours l’appui de Dieu. Dès lors la vengeance prend un sens nouveau. Pour Hooton, il s’agit d’une vengeance divine ayant mis fin à la vie d’un persécuteur juré. Sa mort est une métaphore consolatrice qui permet aux opprimés que sont Hooton et ses coreligionnaires de rappeler tous les tortionnaires à l’ordre. Cette vengeance divine n’est autre que la conséquence de la violence que leur avait imposé ce tortionnaire sa vie durant. C’est donc le désir de rejeter cette violence des politiques ainsi que celle de la prêtrise stipendiée dans les profondeurs obscures du monde moderne et civilisé qui donne à la vengeance, sa place dans la littérature des Quakers. C’est pourquoi malgré le pouvoir terrifiant et persécuteur des politiques les Quakers persistent et signent. La vengeance divine les fascine et aiguillonne leur entreprise de Proclamer la Vérité.

30

Goerge Fox, Op. Cit. p. 50 Hooton, Op. Cit. 32 Ibid. 33 Ibid. 34 L’un des premiers gouverneurs de la colonie de Massachusetts. 31

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS En sus, le récit de vie du fondateur du mouvement, George Fox rapporte ses rencontres avec le colonel Hacker. La fin tragique de ce dernier semble attester la fascination qu’exerçait l’exécution de la vengeance divine sur les Quakers. Fox n’oublie pas de souligner que quelques jours avant sa pendaison, ce dernier reconnut tous les maux qu’il avait fait à l’encontre des innocents. Exprimant ce retournement de situation, Fox interpelle le lecteur et dit, «…. voyez comment il fut vite abattu par la suite. » Une autre anecdote est celle du colonel Packer, un autre persécuteur juré qui voulait en finir avec les Quakers avant le retour du Roi. Mais au retour du Roi, Fox fait savourer au lecteur la satisfaction de l’accomplissement de la justice céleste. Il écrit : […] quand le Roi retourna, il eut la récompense de ses envies et de sa méchanceté, et que donc la puissance du Seigneur eût œuvré pour ses agneaux et la Vérité, et plusieurs personnes comme lui étaient écrasés dans leurs folies35.

Dans d’autres récits Quakers tels celui de Thomas Lurting, Le Marin Combattant devenu paisible Chrétien… il est fort intéressant de remarquer que l’on peut se venger sans recourir à la violence. Lorsque ce Journaliste relate sa capture par des Turcs, il dit comment il reprit possession du navire et le lecteur s’attend à voir un véritable acte de vengeance faisant même appel à la violence. Mais étonnamment Lurting n’a pas eu recours à la vengeance avec violence36. Il procède par la persuasion, des moyens raisonnables ou des menaces en prenant grand soin de ses captifs. De plus, quand il eut l’occasion de pouvoir réserver aux Turcs le sort qui était sien (être vendu en esclavage) lorsqu’il fut leur captif, il refusa catégoriquement, disant qu’il ne le ferait pas même pas pour tout l’or du monde, […] si l’on nous offrait plusieurs milliers [de pièces de huit] nous ne céderions pas l’un d’entre eux, car nous espérons les renvoyer chez eux, dans leurs pays… [Et plus loin]… ce que je n’aurais pas fait en échange de la possession de toute l’île, écrit-il37.

En outre, Lurting se délecte autant de raconter l’épisode où un capitaine de navire après l’avoir capturé jurait de le pendre s’il n’exécutait pas sa volonté. D’un ton franc et moqueur, Lurting écrit, « Et voilà ce qui était de l’homme qui jurait que ‘la pendaison était très bonne pour moi’»38. Aussi, dans l’une de ses lettres, Elisabeth Hooton rapporte ses rencontres avec le Roi, soulignant le mécontentement d’un des soldats du roi qui l’empêcha de Proclamer la Vérité : dans la cour du Roi. Mais elle ne cessa de la proclamer. […] j’eus largement le temps de dire [au roi] ce que le Seigneur m’ordonnait jusqu’à ce qu’un soldat vînt m’emmener, disant que c’était la cour du Roi et que je n’avais pas le droit d’y prêcher. Mais, je continuai de proclamer [la Vérité] en traversant les deux cours, et ils me firent sortir au-delà des grilles39.

Une proclamation qui montre bien la détermination des Quakers qui se disaient : si le Roi déserte la justice, la norme ne serait que désordre et régression. Il fallait que le Roi lui-même entendît ces cris des injustices infligées à une partie de son peuple pour pouvoir les redresser et échapper ainsi à la vengeance divine. Hooton met en exergue les vraies motivations de Proclamer la Vérité lorsqu’elle écrit : 35

George Fox, Op. Cit. p. 151. Notre traduction. Cf. plus haut la considération qu’avaient les Quakers aux méchants. Thomas Lurting, Le Marin Combattant devenu Paisible chrétien, traduit par nos soins, Paris, BSFN, (édition bilingue) 2005. 38 Ibid. 39 Cf. W.F. NDI Op. Cit. 36 37

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DISCOURS DE LA VENGEANCE DANS LES JOURNAUX CONFESSIONNELS QUAKERS […] Dieu désire que nous sacrifiions nos vies en témoignage de Jésus et par Amour pour leurs âmes afin qu’il y ait une chance qu’ils l’entendent et soient sauvés, qu’ils n’aient point d’excuses et que Dieu en retire Sa gloire, qu’également, leur sang ne retombe point sur nos têtes s’ils restaient sourds [à cette parole]40.

Les récits Quakers relatent leurs aventures et les épreuves qu’ils endurèrent dans leur tentative de faire accepter l’idée d’une société égalitaire quitte à déplaire et mécontenter les défenseurs de privilèges. Loin d’être vindicatifs, les Quakers voulaient seulement faire la lumière sur le sort qui attendait tous ceux qui persécutaient les enfants de Dieu. Chemin faisant, les Quakers dans leurs témoignages firent apparaître les traces qu’avaient laissées les tortures physiques sur leur psyché. Portant des traces indélébiles, ils révèlent par le même, leurs conséquences à long terme non seulement pour eux, Quakers, mais aussi pour la société en général. CONCLUSION Ayant répondu aux questions soulevées dans l’introduction, cette étude a permis de dégager que le discours de la vengeance dans le journal confessionnel Quaker est né de l’intolérance religieuse qui régna en Angleterre et dans le Nouveau Monde. Cet essai fait ressortir plusieurs leçons sur la théorie et la pratique de la vengeance et ses discours. De même, la métaphysique et la morale de la vengeance et ses discours sont appréhendées sous la lumière de la pensée des Quakers. Ces derniers firent de la vengeance un argument inéluctable pour lutter contre la violence dont les opprimés qu’ils étaient victimes. Et sous cette lumière, la vengeance apparaît comme une réalité concrète qui lie la vilenie d’une prêtrise stipendiée, la méchanceté de l’Homme, la corruption d’hommes politiques, des juges et des magistrats, etc. à la transcendance. Acte et pratique absurde qui doit être proscrite. Transcender donc la vengeance pour les Quakers passe par une auto exonération et des avertissements qui leur libèrent la conscience de toute erreur, de toute culpabilité et de toute négligence. Cette disculpation comme l’acte de venger l’honneur perdu tient d’abord à rendre l’idée millénariste d’une vengeance divine le jour du jugement, acceptable contre toute négation et incrédulité et/ou critique. Contredisant la loi du Talion, les Quakers s’étaient basés sur l’idée du jugement dernier de l’ancien Testament tiré du livre de Deutéronome Chapitre 32 : 35-36 et celle du Nouveau Testament du Romain chapitre XII : 19-21. À moi la vengeance et la rétribution, Quand leur pied chancellera ! Car le jour de leur malheur est proche, Et ce qui les attend ne tardera pas. L’Éternel jugera son peuple…

40

Hooton, Op. Cit.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Ce n’est donc pas à l’Homme de se venger mais à l’au-delà de venger l’Homme. En somme, les actes de vengeance décrits dans les journaux permettent de saisir la perception qu’avaient les Quakers de leur mission et de la société dans laquelle ils l’exécutaient. Du moins les Quakers de la première heure exposèrent la société anglaise d’alors comme étant une société vengeresse qui à la moindre opposition au statu quo n’hésiterait pas à pousser aux extrêmes son esprit vengeur. William F. NDI Université de CERGY-PONTOISE dr.fndi@gmail.com BIBLIOGRAPHIE Avrain, Bruno. Le mal dans toute son étendue, Paris : édition Alba Nova, 1989. Brayshaw, (A. N.) The Quakers : Their Story and Message. London and York : William Sessions Ltd. 1953 Brinton, Howard. Friends for Three Hundred Years : the History and Beliefs of the Society of Friends since George Fox Started the Quaker Movement. New York : Harper Brothers. 1952. Coxere, Edward. Les Aventures Maritimes, éd. E.H.W. Meyerstein, Oxford : Clarendon Press. 1945. DAUZAT, A. et al. Nouveau Dictionnaire Etymologique et Historique, Paris, Larousse, 1964. Delumeau, Jean, Mille Ans de Bonheur. Paris : Fayard, 1995. Demougin, Jacques. Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures, Paris : Larousse, 1986. Duby, George. L’An Mil Paris : Gallimard, (Collection Folio Histoire) 1993. 304 p. Evelyn John, The Diary of John Evelyn. Ed. Guy de la Bedoyer, Boydell & Brewer Inc. 1998. 380pp. FOX, George. The Journal of George Fox Edited by John Nickalls. Cambridge : Cambridge University Press, 1952. Revised edition, published by Philadelphia religious Society of Friends, 1997. Hill, Christopher. The Experience of Defeat : Milton and Some Contemporaries. London : Faber and Faber, 1984. HOOTON, Elisabeth. Les Lettres in Emily Manners, The First Woman Preacher, London : Headly Brothers, Bishopsgate, E. C., 1914. NDI, William F. Elizabeth Hooton (1600-1672) Et Edward Coxere (1633 -1694) : Hérauts Du Quakerisme Originel : Traduction Et Analyse Des « Lettres » D’Elizabeth Hooton Et Des « Aventures Maritimes » D’Edward Coxere, Cergy-Pontoise : Université de Cergy-Pontoise, 2001. NDI, William F. « Littérature des Quakers et Clinique de l’Âme » in R. FONKOUA, B. GALTIER & C. JACOT GRAPA, Arts Littéraires, Arts Cliniques, Paris : Belles Lettres/CRTH, 2003. NDI, William F. « Quakerisme originel et milieu maritimes » in AUGERON M. & TRANCHANT M., La Violence et la mer dans l’espace atlantique (XIIe-XIXe siècle), Rennes : Presses Universitaires, 2004. SHARMAN, C.W. George Fox and the Quakers, London : Home Service, 1991. Tual, Jacques. « George Fox » in Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier, Le Livre des Sagesses : l’Aventure spirituelle de l’humanité, Paris : Bayard, 2002. pp 706-710. Tual, Jacques. « Illuminisme Quaker » in Anne Lagny, éd. Les piétisme à l’âge classique, Lille : Presse Universitaire du Septentrion, 2001. pp 281-295. Tual, Jacques. Les Quakers en Angleterre, 1649-1700 : Illuminisme et Révolution. Thèse de Doctorat d’État, Paris : Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, 1986. Webster, Webster’s Third International Dictionary, edited by Philip Babcock Gove, Ph.D., Cologne : Könemann, 1993. La sainte Bible, traduction Louis Ségond, Genève-Paris : Société Biblique de Genève, 1979, [Nouvelle édition].

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ASPECT DISCURSIF DE LA VENGEANCE, ET MENTALITÉ RUSSE Au fil des jours sur la terre Je deviens un peu solitaire. Au fil des années je sens plus fort Que le poète sera mort. Au fil des siècles je prévois Qu’on m’oubliera. Pourvu qu’au fil des jours Ne pas vivre honteux Pourvu qu’au fil des années Ne pas devenir menteux Pourvu qu’au fil des siècles Rester un poète heureux

J’ai commencé mes réflexions sur la vengeance par un court poème d’un grand poète russe contemporain E. Evtouchenko, que j’ai essayé de traduire en français. Je trouve ce poème très caractéristique de la mentalité russe quand on considère le point de vue des discours de la vengeance. Les discours de la vengeance sont profondément ancrés dans la conscience, la mentalité, la culture et la langue de la société moderne. Pour expliquer la vengeance en tant que phénomène non seulement interdisciplinaire mais aussi linguistique, il faut analyser quelques notions-clés. Nous étudierons dans cette communication les notions de discours, d’intertextualité, d’actes de parole, et de la diversité de la vision du monde par les peuples à travers une approche sphérique. Je m’attacherai à mettre en évidence l’analyse des discours de la vengeance du point de vue de la noosphère, en l’illustrant par quelques œuvres littéraires russes d’époques différentes pour aboutir aux stratégies positives choisies par une personnalité libre et créatrice. Nous sommes d’accord avec les définitions de la langue et de la culture, proposées par E. Sepir « la culture exprime ce que la société fait et pense, et la langue exprime comment la société le pense ». Il s’en suit que la mentalité de la nation, sa vision du monde est reflétée dans la langue et la culture au point qu’on ne peut pas les étudier séparément. Leur synergie se réalise au cours des communications interpersonnelles et interculturelles exprimées sous différentes formes, les discours compris. Selon Kornilov et Gatchev, linguistes russes (1988, 2003), la vision nationale du monde dépend « du système des coordonnées » par lequel le peuple voit le monde, l’univers. Au-delà de ce système c’est l’incompréhension des autres nations qui commence. C’est-à-dire que lorsqu’on prononce les mêmes mots, 387


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS construit les mêmes phrases, et plus, même si l’on traduit d’une manière adéquate, on sous-entend toujours des concepts différents, sans s’en rendre compte. Il ne faut donc pas oublier que les systèmes des notions, des valeurs, des évaluations diffèrent beaucoup. Et c’est grâce à l’étude de la langue, de la culture mais surtout aux recherches interlinguistiques et interculturelles qu’on peut éclaircir plusieurs choses, ce que nous essayerons de faire. Revenons à l’étude de Gatchev qui a construit la chaîne suivante : différences des cultures → tentatives de trouver le coefficient de compréhension d’une autre nation → coefficient de compréhension → mentalité nationale → réflexion personnelle et fixation individuelle de cette mentalité dans la langue. Cette approche vient du principe de « présomption de l’incompréhension ». En effet, si par exemple je suis venue de la Russie, de l’Oural au colloque linguistique d’Albi et si j’espère voir ici tout ce que j’ai su ou sais déjà, mon esprit deviendra paresseux. Mais si au contraire j’attends de nouvelles connaissances, de nouveaux discours pour et contre la vengeance, je suppose qu’il y aura des idées, des faits, des jugements incompréhensibles pour moi. Je dois faire les efforts nécessaires pour les saisir et les développer dans mon esprit. Je dois trouver mon propre coefficient de compréhension. Passons à la notion de discours. L’étape actuelle de la linguistique se caractérise par la diversité des positions des chercheurs à ce sujet. J’ai choisi l’explication de ce phénomène proposée par M. Makarov (2003). L’auteur distingue deux aspects. D’un côté le discours est orienté vers l’extérieur, à la situation réelle, en cumulant les données anthropologiques, ethnographiques, sociologiques, psychologiques, culturelles, pragmatiques etc. De l’autre coté il est orienté vers l’intérieur, le monde intérieur de l’individu, sa mentalité, sa capacité de production et de perception du texte. On peut dire que ces deux aspects sont interdépendants, leur corrélation dépendant des traits, des caractères et des personnalités respectives des sujets communicant, de leur connaissance du monde, leurs valeurs, leurs buts, leurs stratégies communicatives. La notion de discours est proche de celle d’intertexte. Je voudrais citer à ce sujet les paroles de L. Mourzine (1996) qui s’exprime ainsi sur les relations entre la culture et le texte : « Le texte lui-même n’a pas besoin d’être interprété, il n’intéresse pas les linguistes, il n’a aucune relation à la culture. Mais dès que le texte est soumis à l’interprétation, il cesse d’être un texte, il devient un fait de la culture. L’interprétation fréquente (réitérée) du texte signifie son inclusion à la culture » (1996). L’intertextualité peut être considérée comme le moyen de manifestation du discours pour effectuer l’échange, la transmission, la génération du sens des textes différents. La notion de discours est aussi proche de celle d’actes de parole. Comme concept linguistique l’acte de parole signifie que dans une situation de communication chaque phrase correspond à telle ou telle action, due à l’intention de l’interlocuteur : pardon, clémence, colère, vengeance etc. Cet acte de parole peut être étudié du point de vue de « l’initiative communicative » (terme de Makarov, 2003 : 216). La catégorie de l’initiative communicative caractérise l’interaction discursive des personnes et de leurs stratégies dans une situation de communication. L’initiative communicative devient un foyer discursif et psychologique, elle sert à actualiser la compétence communicative et sociale des gens. Pour que la 388


ASPECT DISCURSIF DE LA VENGEANCE, ET MENTALITÉ RUSSE communication réussisse il faut que les individus ayant des intentions, des émotions, des buts différents, aient également des références communes. Donc dès le début les degrés de participation des individus dans la communication sont différents, et le développement du discours est prescrit par celui qui prend ou possède l’initiative communicative. Cette idée est aussi valable pour les situations de dialogues corporatifs ou amicaux, que pour les situations conflictuelles. Bien sûr les rôles peuvent être changés, l’initiative communicative pouvant passer d’un locuteur à l’autre, sans lutte ou au contraire en concurrence. Ce processus est naturel au discours. Les types des discours réalisés dans les actes de parole, dans l’intertextualité ou dans d’autres structures de communication peuvent être analysés du point de vue des phénomènes psychologiques et sociaux, localisés dans le monde humain et non pas uniquement dans l’espace et le temps physiques. Au moment où se produisent une évolution et un tournant très importants dans l’analyse du discours, le rôle de la linguistique communicative augmente puisque son objet n’est plus uniquement la langue pour elle – même, mais la langue relative à l’individu, la parole « plongée dans la vie », c’est-à-dire l’interaction intersubjective. Les discours de la vengeance représentent un aspect particulier des discours sociaux. Leur analyse peut être comparée à celle des discours de la justice, de l’injustice, de la punition, de l’envie et la volonté de punir, du désir de représailles dans le cadre des ethnies, des peuples, des groupes sociaux, nationaux, régionaux etc. Pour analyser les discours de la vengeance nous avons choisi une approche dite sphérique, la base herméneutique de notre recherche se référant aux notions de noosphère, de noogenèse, d’anthroposphère. Je rappelle que le terme « noosphère » fut introduit dans la science par les savants français Teillard de Chardin et Edouard Lerois, professeurs au Collège de France. Ce terme désigne « une couche mentale » née à la fin de la période tertiaire du développement terrestre et qui se répand sur le monde des animaux et des plantes hors de la biosphère et au-dessus de celle-ci. En général les idées sphériques viennent de la Grèce ancienne. Elles se sont développées en Russie depuis le dix-neuvième siècle à partir de N. Fiodorov qui a introduit cette notion de sphère intellectuelle. P. Florenski propose la notion de pneumatosphère qui comprend l’enveloppe terrestre créée par l’homme et est inclue dans le tourbillon de la vie. Un peu plus tard A. Tchigevski introduit la notion de psychosphère. Mais les recherches ont abouti à l’adoption du terme noosphère. C’est autour de 1920 que le savant russe V. Vernadski donna des cours à la Sorbonne et postula que la noosphère était un nouveau phénomène géologique de notre planète. L’homme acquiert une vraie force géologique. C’est par son travail et sa mentalité qu’il peut reconstruire radicalement la vie sur la planète. Il s’agit de l’interaction harmonieuse de l’homme et de la nature. L’homme doit assumer la responsabilité des processus de l’évolution de la planète. Sinon il n’aura lui-même aucun avenir. On peut dire que la noosphère est considérée comme l’étape supérieure de l’évolution de la nature et de l’humanité ; on peut la désigner par le terme de coévolution du moral et de l’intellect. Certains savants la considèrent comme une utopie, comme un état inaccessible de la civilisation puisque c’est la raison humaine qui a provoqué plusieurs catastrophes globales. D’autres savants pensent que l’ère

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS de noosphère n’est pas encore venue et que nous n’en sommes qu’à la prénoosphère. En réalité l’état actuel de la civilisation humaine se caractérise par une crise systémique menaçant la vie humaine. D’où l’importance et l’actualité des discussions scientifiques à ce sujet. Nous partageons l’idée que la société civilisée doit favoriser cette co-évolution. Le chercheur russe Semachko (2000) propose la conception sphérique de la renaissance spirituelle de la Russie. Il met accent sur les sciences pédagogiques mais nous pouvons poser le même problème en linguistique. Il parle de la formation d’une personnalité sphérique, c’est-à-dire harmonieuse possédant des qualités telles que : dignité, créativité, intégrité, liberté etc. Cette tâche peut être résolue par la stratégie des relations entre l’enseignant et l’élève, basée sur le modèle : sujet-sujet au lieu du modèle précédent : sujet-objet. Le dialogue des cultures proclamé au siècle passé devient le dialogue de l’homme et de l’Univers. Essayons de visualiser ce processus.

noosphère

mentalité culture

planète

homme

langue

discours

justice punition pardon vengeance clémence

conscience

anthroposhère

L’Univers (la planète) est représenté sous forme d’une sphère. Dans cet Univers nous allons distinguer plusieurs secteurs dont chacun est inclus dans l’autre et ainsi de suite. Selon ce modèle l’homme est inclus dans la planète. La langue, la culture, la mentalité, la conscience sont incluses dans l’homme. Le discours est inclus dans la langue, la culture, la mentalité, la conscience. La vengeance est incluse dans le discours. Au même niveau on trouve la justice, l’injustice, le désir et la volonté de représailles, le pardon, la clémence, la miséricorde, l’indulgence, la fidélité, l’ouverture, la punition, le châtiment, la grâce, l’amnistie etc. La co-évolution raisonnable de l’homme et de la planète dépend de plusieurs facteurs qui y sont inclus, y compris la vengeance. Mais à la vengeance qui 390


ASPECT DISCURSIF DE LA VENGEANCE, ET MENTALITÉ RUSSE détruit l’homme s’opposent d’autres phénomènes comme par exemple la miséricorde. Comment réaliser alors une co-évolution raisonnable ? Rappelons-nous la théorie de M. Bakhtine qui affirmait que toute interaction sociale s’effectue autour d’un événement ou l’on distingue les positions dans l’espace, dans le temps et dans le système des valeurs. Ces positions s’expriment par les formules suivantes : moi-même pour moi-même, un autre pour moi-même, moi-même pour un autre. On peut constater que la vengeance peut se situer dans les deux dernières positions. Il s’agit du dialogue de deux personnes : destinateur- « vengeur » et destinataire – « victime de vengeance ». Le vengeur ignore la morale, il exprime sa colère par vengeance. Son discours de vengeance a pour but de faire osciller l’équilibre émotionnel de l’autre par une agression verbale dans un acte de parole. Son initiative communicative a toujours un sens négatif en déployant une situation antisociale ou antiindividuelle. Par exemple, si je prévois la situation « un autre pour moi-même » dans un sens vengeur, je pourrai prendre l’initiative communicative pour renverser cette situation qui prendra alors la forme « moi-même pour un autre ». Ce changement des rôles pourrait aboutir à l’atténuation de la vengeance ou à son annulation. Je choisis la position de la miséricorde. Donc face à la vengeance produite et perçue par l’homme, on peut prendre l’initiative de communiquer par ce type du discours qui mène à la coexistence des positions différentes, au dialogue interpersonnel, à la transformation des valeurs qui peuvent déshonorer l’individu (la vengeance en est une) en valeurs capables d’honorer le même individu (générosité, pardon, grâce, indulgence). En analysant le phénomène de la vengeance et sa corrélation avec la mentalité russe nous avons consulté la littérature russe d’époques différentes et nous avons pu constater que la recherche de textes traitant explicitement de la vengeance exigea beaucoup de temps et de patience, car de tels textes ne sont pas nombreux. Parmi les stéréotypes les plus courants on peut citer l’assiduité, l’oisiveté, l’irresponsabilité, l’hospitalité, la discrétion, la loquacité, l’ivrognerie, l’humeur batailleuse, la tolérance, la hardiesse, le fatalisme, l’esprit d’initiative, l’amitié, l’insouciance, le collectivisme, l’individualisme, l’égoïsme, la prudence mais la vengeance ne figure pas sur notre liste. En effet, l’idée chrétienne de pardonner à ses ennemis s’est sans doute bien intégrée dans la mentalité des Russes. Si on revient aux contes russes par lesquels sont transmises les valeurs morales et les traditions spirituelles de la nation, on peut constater qu’à la différence de la culture de masse, la vengeance n’est pas une impulsion qui mène les héros à des exploits. Par exemple le héros Nikita Kogemiaka doit lutter contre le Serpent, mais il ne le veut pas. Alors le tsar invite cent enfants devenus orphelins à cause du serpent. Nikita détruit son adversaire sans exiger aucune récompense. Le conte nous apprend que ce n’est pas la soif de vengeance mais le désir de compassion qui peut aider un homme, le rendre héros, le conduire à la victoire. Donc ce conte magique provoque la soif de l’exploit. Il faut ajouter à cela que sont absents de la littérature russe les thèmes de la haine et de la vengeance religieuses. Ainsi, Ilya Mourometz le héros de l’épopée russe, après avoir conquis les hétérodoxes, refuse de devenir « voevoda » (gouverneur) et rentre dans sa patrie. On ajoutera qu’on n’y trouve point de 391


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS vengeance amère et sanglante. Les contes, les chansons, les légendes parlent de la fraternisation pour aider dans le malheur, et ne parlent point de la vengeance. Nous avons essayé de trouver quelques exemples pour montrer que la vengeance n’est pas une valeur de la culture russe, même si elle caractérise quand même certaines œuvres littéraires, certains personnages. Permettez-moi de présenter quelques illustrations littéraires : les romances russes du XIXe siècle et du début du XXe siècle ; Le récit de l’écrivain soviétique des années 20 M. Zochtchenko ; Le récit de l’écrivain soviétique des années 60 V. Pietsukh. de l’écrivaine russe contemporaine Victoria Tokareva Commençons par les romances. 1) D. Venevitinov, « Le chant d’un grec », 1825. Le refrain comprend les paroles suivantes : « Mon épée vous vengera de tout ». 2) G. Rivkine (1906) : Notre version de cet extrait est la suivante : Vienne le temps, vienne l’heure Les gens se lèvent en colère Se venger du tsar, des malfaiteurs En tourbillon de haine sévère. 3) T. Tchtchepkina-Roupernik (1905) : Notre version de cet extrait est la suivante : Le soldat n’a rien dit En regardant le paradis En exprimant son désir De venger à l’avenir. D’autres exemples sont tirés des œuvres de l’écrivain célèbre M. Zochtchenko. C’est un maître reconnu de la satire et de l’ironie. Il a le récit intitulé « Vengeance terrible ». Son contenu prouve que l’idée de vengeance peut se transformer en idée de bienveillance si la pratique communicative le permet. Résumons très brièvement l’histoire : un jour Piotre Guassiline, chef comptable d’une entreprise, est venu à la réunion des locataires de sa maison. Il a prononcé quelques mots désagréables à l’endroit d’une vieille dame. De retour chez lui il a compris que c’était la maîtresse d’école de son fils. La famille craint que celle-ci se venge et que le fils soit puni du manque de tact de son père. Le père décide alors d’aider son fils dans ses études ; il corrige ses devoirs de russe, il passe des heures entières avec son fils, au point qu’il en oublie les parties de cartes et ses vieux amis. S’étant donné tout entier à l’éducation de son fils, les résultats ont dépassé ses attentes. Le fils ne reçoit que des notes excellentes. Étonne de l’absence de vengeance de la part de la maîtresse, il va à l’école pour lui parler. Celle-ci était très contente du succès de son élève et quand elle en comprend les raisons, elle se met à rire et dit au père de son élève : « Je vous prie de travailler toujours avec votre fils. Que ce soit ma terrible vengeance contre vos idées et vos paroles imprudentes ». Passons à un autre exemple. V. Pietsukh (il est né en 1946 aux environs de Moscou, et a commencé sa carrière littéraire dans les années 70 ; il est apprécié par la critique littéraire qui voit en lui un maître de l’ironie). Nous nous sommes intéressée à son récit « La guerre des villages Ermolaevo et Central », où l’auteur 392


ASPECT DISCURSIF DE LA VENGEANCE, ET MENTALITÉ RUSSE décrit la situation de jeunes gens de deux villages voisins se querellant pour des riens, et cherchant le moindre prétexte pour se venger de différentes manières : casser les lampadaires, arracher les fleurs du jardin, incendier le club, prendre des policiers en otage etc. La conclusion de l’histoire peut être ainsi résumée : « À cause de ce mauvais coup des leurs, les hommes du village Central se sentant déshonorés, décidèrent de porter un contre-coup en ripostant positivement. Du retour dans leur village natal grâce à une camionnette prise en auto-stop, ils réunirent tous les menuisiers de l’équipe de réparation, trois chauffeurs, quelques-uns des écoliers, et, utilisant la camionnette qui desservait les ateliers de réparation, et ils sont retournés dans le village pour « se venger » en réparant les dégâts provoqués par les écoliers de leur village ». Passons à un autre exemple suivant. Il s’agit du récit de V. Tokareva. Son héroïne Tatiana a voulu se venger de son ancien partenaire de patinage artistique qui était aussi son ancien mari. Mais un jour elle a compris qu’il valait mieux lui pardonner. Alors elle s’est mise à pleurer. Les larmes coulèrent évacuant la haine et la vengeance. Elle prit conscience qu’il pouvait y avoir un vrai bonheur à pardonner. Essayons de faire l’analyse sphérique de ces discours de vengeance. Selon les spécialistes, l’évolution de la noosphère signifie que tous les systèmes : biologiques, sociaux, méta-écologiques passent des liens de confrontations aux liens de coopération. La raison, la conscience et la mentalité humaine gardent et conservent les informations de l’état de biosphère dont le but est le même que le codage génétique de l’individu : la reproduction stable. Nous sommes au stade précoce de l’éthique biosphérique. L’humanité doit comprendre sa mission historique de garder la noosphère. L’homme est capable d’harmoniser l’écosystème. Pour atteindre ce but, devenir une personne noosphérique, l’homme doit être lui-même harmonieux. Quel est le rôle du discours dans ce processus ? Nous avons déjà noté que telle ou telle sphère de communication humaine détermine le type de discours. Le discours de vengeance ou celui de miséricorde sont formés dans la communication humaine. Ainsi le discours individuel peut être qualifié comme un phénomène social, comme réflexion de l’individu sur la pratique communicative de la société. L’analyse discursive devient alors une sorte de reconstruction sociale, historique, idéologique de son époque ce qui permet de saisir, comprendre, exprimer le sens explicite et implicite du texte. L’approche sphérique donne à l’analyse discursive une dominante axiologique. Selon M. Koturova, on distingue trois aspects de l’activité cognitive : onthologique (objet du discours), méthodologique (procédure d’acquisition des connaissances), axiologique (valeurs de l’individu). Cette dominante axiologique reconnaît non seulement sa propre valeur en soi, mais la valeur d’un autre pour moi, la valeur de son existence individuelle, la valeur de l’Ensemble, de l’Entier, du Tout dans la culture et dans la nature. La personne possédant ces valeurs est capable de choisir entre le bien et le mal, entre la miséricorde et la vengeance. La personne privée de ces valeurs n’a pas de choix. Ces valeurs sont dans la conscience des gens, des ethnies et des individus qui cherchent la corrélation de leurs idées avec leurs actions. Dans l’étude de Z. Kolychteva on peut lire une telle continuité : valeurs – idéaux – normes du comportement – projet (choix des buts et des moyens) – action – résultat. La 393


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS personne noosphérique est formée à la base de ces valeurs parmi lesquelles les plus importantes sont : spiritualité, créativité, intégrité, liberté. Telles sont les dominantes axiologiques de la noosphère. En revenant aux textes cités plus haut comme exemples des discours de vengeance on peut dire que ce phénomène a existé, qu’il existe, mais qu’il n’existera pas comme instrument de règlement des relations humaines, qu’il sera englouti par son phénomène opposé, la grâce ou la miséricorde, à l’ère de la noosphère. Sa disparition de la pratique communicative entraînera sa disparition du discours, et seuls les films d‘horreur garderont les traces de la vengeance humaine. Pour conclure je me permets de citer le grand savant et philosophe français Blaise Pascal : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale ». D’où notre conclusion : travaillons à renoncer à la vengeance, à ne pas provoquer la vengeance, à ne pas pratiquer la vengeance, à vivre dans une harmonie naturelle et humaine. Lioudmila KOUCHNINA Université Technique d’État de Perm, Russie kouchnina@pstu.ru BIBLIOGRAPHIE Bachtine M. Voprossy literatoury i estetiki. Issledovania raznykh liet.- M. : Khoudojestvennaia literatoura, 1975.- 400s. Bakhtine M. Estetika slovesnovo tvortchestva.- M. : Iskousstvo, 1979.- 340s. Kornilov O. Iazykovyie kartiny mira kak proizvodnyie natsionalnykh mentalitetov.- M. : Tchero, 2003.- 348s. Kouchnina L. Iazyki i koultoury v perevodtcheskom prostranstve.- Perm, 2004.- 163s. Kotiourova M. Plotnost naoutchnovo texta//Stereotipnost i tvortchestvo v texte.- Perm, 2003.s.120-140. Makarov M. Osnovy teorii diskoursa.- M. : Gnosis, 2003.- 280s. Mourzine L., Chtern A. Text i evo vospriatie.- Sverdlovsk, 1991.- 172s. Zalevskaia A. Text i evo ponimanie. Tver, 2001. - 177s.

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LA HAINE ET LA VENGEANCE DANS LES FORUMS DES JOURNAUX D’INTERNET EN EUROPE DE L’EST On a dit des animaux qu’ils ne ressentaient pas d’émotions, celles-ci étant alors considérées comme typiques de l’homme. N’étant pas zoologue, nous ne voulons pas entrer dans le débat sur le caractère exclusivement humain des manifestations de l’amour et de la fidélité, même si nous avons parfois l’impression que certains animaux aiment plus sincèrement et plus profondément que les hommes. Notre expérience personnelle nous suggère cependant qu’il y a des émotions spécifiques de l’être humain, et la haine nous semble bien être une de celles-ci… On peut se demander : « Mais qu’est-ce que la haine ? », « Est-il possible de haïr une chose ? ». Chaque jour nous entendons ces phrases : « Je hais cet appartement ! », « Je hais ce ciel gris ! », « Je hais cette bagnole ! ». Ni l’appartement, ni le ciel, ni notre vieille voiture ne peuvent nous répondre : « Et qui te dit que moi je t’aime ? ». Mais ce sont les manifestations de la haine entre humains qui feront l’objet de notre réflexion. La haine et les réactions en chaîne qu’elle déclenche, la haine et son prolongement naturel, la vengeance, nous apparaissent en effet marquées du label humain ! Qu’est-ce que la haine ? Une consultation rapide a montré que la notion n’est pas ou très peu mentionnée dans les ouvrages de psychologie ou de philosophie, ni dans le Grand Dictionnaire de Culture Générale. Le mot figure pourtant dans tout dictionnaire de langue, « la haine » étant définie par exemple comme un « sentiment violent qui pousse à vouloir du mal à quelqu’un et à se réjouir du mal qui lui arrive »1. C’est le versant linguistique de ce problème que nous allons examiner. Nous voudrions nous arrêter sur les différents types et degrés de haine (dans la mesure où une émotion peut être mesurée et catégorisée), en analysant son expression verbale dans les pages virtuelles de certains journaux et magazines d’Internet en Europe Centrale et Orientale. Les positions varient énormément selon l’éducation, la culture, l’appartenance politique de chaque personne, mais aussi selon la nationalité, l’expérience personnelle, le pays ou le lieu de résidence, et même selon l’orientation politique du journal. J’ai observé les forums de douze journaux électroniques, six Bulgares et six Russes, tous de caractère et d’orientation politique2 différents. 1

Le Petit Robert, Ed. Dictionnaires Le Robert, Paris, 1996, p. 1067. Deux sont des journaux de sport (« Topsport » et « 7 Dni Sport »), 4 sont politico-économiques et 3 de la dite « presse jaune » (« Standart », « News » et « Outro ») ; « Duma » appartient au Parti Socialiste Bulgare, « Komsomolskaia Pravda » est successeur du journal de l’Unions des jeunes communistes 2

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Si le cas des journaux « News » et « Outro », dont les articles officiels les définissent plutôt comme neutres ou de centre-gauche, est ambigu, la plus grande partie des participants aux forums démontrent une position nationaliste constante, souvent imprégnée d’éléments discriminatoires et racistes. À la question « Qu’est-ce qui éveille, suscite la haine ? » nous répondrons : avant tout, la conscience ou le sentiment d’un danger, d’une menace, provoqués par quelqu’un ou quelque chose de différent, d’inconnu, d’étranger, voire quelque chose qui nous a fait du mal – anciens ennemis ou camarades, une position politique, une autre culture ou religion, peuple ou race. Les enquêtes psychologiques démontrent clairement que des réactions de mépris et de haine apparaissent lorsque les membres d’un groupe social, peu importe sa dimension – supporters d’un club sportif ou d’un parti politique, habitants d’une ville ou membres d’une ethnie – commencent à se sentir en danger par les actions ou la présence d’un autre groupe de même statut. Il faut souligner que les groupes doivent avoir les mêmes caractéristiques, appartenir au même niveau de l’échelle sociale, afin qu’il n’y ait pas de glissement dans la structure horizontale. Ainsi, théoriquement, les supporters d’un club sportif ne se sentent pas directement menacés par les membres d’un parti politique. De surcroît, au cours de leur existence, les individus appartiennent simultanément, ou successivement, à des groupes sociaux dans lesquels ils jouent des rôles différents. L’appartenance à un groupe n’exclut pas en effet la participation à un autre groupe, à condition que le deuxième ne soit pas du même niveau et ne possède pas de caractéristiques contraires, sous peine de conflits intra-collectifs. Il faut noter également que les conflits entre deux ou plusieurs groupes sociaux peuvent se transférer à des niveaux supérieurs ou inférieurs où ils s’ajoutent aux conflits typiques, traditionnels, déjà existants. Considérons une activité qui, a priori, stimule les rivalités mais ne devrait pas engendrer la haine : le sport. En Bulgarie, par exemple, un conflit dominant a ses origines dans la rivalité constante qui règne entre deux clubs de la capitale, les bleus de « Levski » et les rouges de « CSKA ». Ce conflit remonte à l’installation du régime communiste qui, après avoir dissout plusieurs des anciennes équipes sportives, créa un nouveau club sur le modèle soviétique, reprenant même le nom d’un club de Moscou. Les anciens clubs et leurs supporters furent alors regardés comme des survivances du passé capitaliste, c’est-à-dire comme des ennemis de l’état communiste. C’est ainsi qu’on accola à des clubs et leurs supporters des étiquettes politiques, le conflit provoqué par les rivalités sportives initiales étant transféré au niveau politique, d’où des règlements des comptes entre « méchants ». Aujourd’hui encore, malgré les changements politiques de ces quinze dernières années, cette opposition persiste et les esprits sont toujours aussi chauds. Les différents noms dont on se traite reflètent la sédimentation des couches du conflit : les bleus sont des cochons, les rouges des bœufs, les bleus sont fascistes, les rouges communistes, les premiers sont des Tziganes, les autres des Turcs, etc. 3

russes, « Pravda » est traditionnellement proche du Parti Communiste russe ; « Mediapool » est d’orientation droite, « Dnevnik » est de centre-droite, « Sega » et « Ruskii Journal » représentent le centre-gauche et « Rousskaya informatzionnaya agentziya » est considéré comme nationaliste. 3 Extraits des forums des journaux d’Internet « Topsport » (www.topsport.bg) et « 7 jours sport » (www.7sport.net).

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LA HAINE ET LA VENGEANCE DANS LES FORUMS DES JOURNAUX D’INTERNET… Dans les forums analysés nous percevons les manifestations d’une haine ouvertement affirmée à l’endroit des « autres », et même, plus rarement, d’appels à des représailles : ceux-ci doivent être battus, ceux-là, considérés comme des Tziganes, des Turcs ou des agents de Moscou, sont donc dangereux et doivent être chassés, expulsés du pays. Exemples : Cette équipe (CSKA), dont le nom même a été donné par les communistes moscovites, doit être interdite et ceux qui la soutiennent – en Sibérie, pour leur apprendre une leçon ! (Topsport) J’aimerai expulser tous les Tziganes (c’est-à-dire les bleus) ! Ils n’ont pas de place ici !

(Topsport) Dans le deuxième exemple nous observons déjà le mélange de la haine purement sportive (si l’on peut dire ça) avec une haine ethnique, raciale. Une opposition similaire existe à Moscou entre les supporters de « CSKA » et ceux du « Dynamo », mais elle ne s’exprime pas aussi fortement dans les journaux d’Internet car, suivant une vieille habitude, les forums organisés sur certains thèmes par les rédacteurs sont régulièrement censurés. Ces haines ethniques et raciales exprimées dans les forums ont leur origine dans l’histoire des Balkans. La Bulgarie, la Serbie, la Grèce, la Macédoine, ont vécu des siècles d’occupation turque. Des affrontements territoriaux suivirent l’effondrement de l’Empire ottoman et causèrent de profondes blessures. En outre, le niveau très élevé de la criminalité dans la minorité tzigane exerce une forte influence sur la situation dans ces pays. En Russie, la haine est dirigée le plus souvent vers les Tchétchènes, les Géorgiens et les Juifs. La raison première tient au fait que le régime du parti communiste a pendant plus de 75 ans, effacé le système des valeurs traditionnelles et intégré plusieurs nationalités dans le gouvernement du pays, dominé généralement par les Russes. Mais ici aussi les difficultés économiques et les problèmes financiers ont influencé le comportement des populations qui cherchent les causes et les responsables de la situation. Le régime politique est habituellement considéré comme le premier responsable, mais dans de nombreux cas ce sont les minorités qui sont perçues comme des ennemis occupant l’espace de vie et des emplois, et servant de cinquième colonne au service d’intérêts étrangers, étouffant le développement de la nation « pure », or les minorités sont nombreuses en Russie ou en Bulgarie. Dans ces forums, la classe politique n’est pas considérée comme responsable par elle-même, mais elle est très souvent accusée : elle « contente les Tziganes » et « ne barre pas la prépondérance dangereuse des Turcs », elle est « imprégnée par des juifs » et « sert des intérêts étrangers ». « L’Europe, les États-Unis, le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale, qui sont riches, tiennent en mains les ficelles de nos politiciens. »

Pourquoi « sont-ils » riches ? Parce que « nous » sommes pauvres ! Pourquoi « somme-nous » pauvres ? Parce qu’« ils nous aspirent », parce que « ils nous exploitent ». Ainsi, les ennemis extérieurs, comme le riche Occident, les États-Unis puissants et agressifs, le FMI ou la Turquie, et les ennemis intérieurs comme les Turcs, les Tziganes, les Juifs, les politiciens corrompus, ont fusionné : « l’OTAN et les États-Unis qui soutiennent la Turquie – cet ennemi éternel de la Bulgarie, c’est l’Europe qui

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS nous impose à la place de neutraliser les Tziganes de les supporter et même de les intégrer ».4

L’opposition entre le « nous », les bons, les Européens, les Américains, les blancs, les chrétiens, etc., et le « ils », les mauvais, les noirs, les Arabes, les Tziganes, les musulmans, etc., est devenue banale et inhérente non seulement au système de valeurs morales et politiques des participants aux forums d’Internet en Europe de l’Est, mais à la pensée humaine en général. Par conséquent, dans des moments de difficultés internes ou de conflits internationaux, la haine explose vers l’autre, vers l’étranger, le différent, l’inconnu, considéré comme le danger imminent. Il est sans doute très difficile d’admettre que nous sommes, nous aussi, les responsables de nos problèmes et que nous n’avons pas fait le nécessaire pour assurer notre prospérité ou notre sécurité. Certains locuteurs dans les forums veulent préserver leur rôle de victimes et d’opposants politiques légitimes. Les Géorgiens sont prêts à tirer dans le dos de la Russie. (Utro) Les Juifs sont au pouvoir ! Ils veulent inciter tous les non-juifs à s’affronter les uns contre les autres, et gagner de l’or de leur sang et de leurs larmes. (Utro) Comment vais-je ignorer au quotidien les vols, les viols et les meurtres des personnes dites d’origine « rome » ? Ne voyez-vous pas ce qui se passe dans notre pays – les Turcs se plaignent de leur manque de droits, mais ont le pouvoir de profiter de millions ? Les Tziganes se plaignent de leur manque de droits, mais en même temps ils commettent des actes criminels. (News)

Les humeurs se cristallisent particulièrement avant des élections, quand la question de l’avenir du pays vient au premier plan et que la défense des minorités et leur intégration sociale trouvent une place dans les programmes de certains partis politiques. Ces partis sont fréquemment traités de traîtres et provoquent de fortes réactions nationalistes et racistes, qui à leur tour sont présentées comme l’expression d’une position de devoir et de responsabilité nationale. Le concept de la menace nationale, sur lequel sont basés ces nationalismes, est étroitement lié non seulement aux vieilles idées de supériorité nationale (« …la race européenne est la race supérieure à toutes les autres races d’homme… »5) mais aussi à un populisme politique. C’est notamment au cours d’une telle période que sont formulés des propos comme ceux qui suivent : Les Tziganes, ce troupeau puant, pourquoi ont-ils décidé à l’époque de venir s’installer précisément ici ? (News) Mais en fait le Tzigane, ce n’est pas un homme : comment vas-tu lui donner des droits de l’homme ?

(News) Des propos identiques peuvent être trouvés dans les journaux russes : Les Juifs, c’est une bande de racailles. (Utro) Le peuple Géorgien, c’est une bande méprisable ! Sur le fond des Géorgiens même les Albanais puants sont des gens respectables ! (Utro)

Il est très intéressant de noter que de tels propos sont tenus aussi bien par des gens mal rémunérés, ou mal éduqués et peu cultivés que par des gens riches, appartenant à des couches supérieures de la société et ayant souvent reçu une bonne éducation. Si l’attitude contre les Tziganes, en Bulgarie par exemple, est provoquée

4 Extraits de l’étude « Positions interethniques, distances sociales et orientations morales » – étude nationale faite en 2004 par Dr. Krasimir Kanev, Givko Gueorguiev et Émile Cohen parmi un échantillon de Bulgares entre 18 et 70 ans. Ont été interviewés 1112 personnes de 180 villes. 5 Henri de Saint-Simon, De la réorganisation de la société européenne, In : Œuvres choisis, vol. II, 1859, p. 293.

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LA HAINE ET LA VENGEANCE DANS LES FORUMS DES JOURNAUX D’INTERNET… par les nombreux actes criminels des groupes de malfaiteurs6 d’origine « rome », l’opposition aux Turcs bulgares, plutôt d’ordre sentimental et nostalgique, est le résultat des confrontations historiques et de presque cinq siècles d’occupation ottomane. De surcroît, lorsque nous avons essayé de confronter cette position avec des arguments affirmant la responsabilité de l’État, dans la mesure où il s’agit de l’institution la plus forte, des gens des couches aisées de la société, formés pour prendre en charge les problèmes quotidiens des Tziganes et des Turcs, et pour travailler à l’intégration des minorités, nous ont donné les explications suivantes : « Nous avons essayé plusieurs fois de les intégrer, mais ils ont détruit ou vendu les maisons et les appartements que l’État leur avait donnés ! », « Vous n’habitez pas avec ces gens et vous ne savez pas les difficultés de notre vie ! » ou « C’est très facile d’être libéral quand vous n’avez pas de problèmes de confrontations quotidiennes avec ces gens ! ». Il faut bien admettre que dans

chacun de ces propos il y a une part de vérité et que la vie des gens n’est pas facile.7 Nous trouvons malheureusement dans ces forums des attitudes populaires qui prônent des solutions identiques à celles des hooligans du football, des appels à l’expulsion des responsables, de ceux qui sont différents. C’est-à-dire que nous observons non pas une analyse dans laquelle seraient exposées les causes objectives de cette situation et les solutions qu’on pourrait y apporter, mais une incitation à l’expulsion des éléments les plus vulnérables, ceux qu’on considère comme étant les seuls coupables : Les Turcs, s’ils n’aiment pas ici – qu’ils se cassent ! Qu’ils rentrent en Turquie ! Il n’y a pas de la place pour eux ici ! (News) Les Tchétchènes peuvent toujours aller en Turquie ! (Journal russe) La cinquième colonne, en la personne des Géorgiens, doit être expulsée en dehors de la Russie en tant que parasites dangereux ! (Utro)

Pour certains, une telle solution n’est pas suffisante et un forumniste russe propose : 8 Il faut envoyer tous les Tchétchènes à Buchenwald ! (Utro) Son collègue bulgare, portant le pseudonyme « Nazi », partage la même opinion : Les Tziganes en savon ! Et pas de discussion ! (News) Un autre le corrige : Ils ne sont pas bons pour le savon ! Personne ne se laverait avec un tel savon puant ! Je trouve la solution du problème dans leur stérilisation ! (News) Un troisième locuteur présente un programme détaillé de solution du problème en Europe, les pays de l’EU inclus : La population tzigane est un poison qui attaque le fonds génétique national ! Si la société ne prend pas de mesures rapides pour l’élimination de ce danger, en 20 ans notre fonds génétique sera 6 Par exemple, en mois de juillet 2005, un groupe de plus de 130 Tziganes a monté dans un train en refusant de payer leurs tickets, puis ils ont commencé de brutaliser les voyageurs et se sont battu avec les forces de l’ordre. 7 Dans cette situation, le gouvernement bulgare (2001-2005) a pris quelques décisions très mal pensées – probablement en essayant d’attirer plus de votes dans les élections générales, le gouvernement a décidé d’annuler les factures d’électricité de quelques centaines de familles tziganes dans la ville de Plovdiv, en provoquant ainsi les protestes et le mécontentement de milliers d’autres pauvres habitants d’origine différente – Bulgares, Turcs, Arméniens, Grecs, Juifs. 8 L’auteur de cette proposition terrible ne sait évidement pas que le camp de Buchenwald à été fermé et ne fonctionne plus depuis 1945 !

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS contaminé incurablement ! L’intérêt d’une telle solution ne concerne pas seulement les Tziganes et les Turcs (!?) mais également l’Europe, dont le fonds est contaminé irréversiblement par des éléments raciaux étrangers. Pour faire face à un tel danger il est nécessaire que : 1. La contamination tzigane soit isolée dans des quartiers spéciaux. La sortie sera permise avec un laissez-passer qui donne le droit aux Tziganes d’aller au travail suivant un itinéraire établi. 2. Les cartes d’identité pour les Tziganes soient délivrées en une couleur différente de celle des autres. Une base de données soit créée contenant les empreintes digitales des représentants de la communauté. 3. La création d’écoles primaires racialement constituées pour les Tziganes et l’interdiction aux Tziganes de s’inscrire au collège et au lycée. 4. La création d’une nomenclature des postes et des professions dangereuses interdites aux NonTziganes. 5. Mesures générales pour la stérilisation de la population tzigane à l’image des mesures prises entre 1950 et 1967 en Suède, au Danemark, aux Pays-Bas et en Suisse. (News)

L’auteur de ce programme peut prétendre être l’héritier spirituel de Joseph Goebbels ou un élève exceptionnel des créateurs du système d’apartheid et de ségrégation en Afrique du Sud ! Ces extraits montrent des liens avec des partis ou des organisations d’une idéologie franchement raciste ou fasciste (et nous trouvons de tels groupes dans les pays analysés), mais ils peuvent aussi être indépendants politiquement, dévoilant seulement un embrassement d’idées discriminatoires, nazies. Hélas, il faut bien admettre que les propos cités ci-dessus sont parfois provoqués par des injures aussi grossières ou racistes venant des minorités stigmatisées, des mots qui blessent, qui offensent l’honneur personnel ou la dignité nationale. Par exemple, dans le forum du journal « News » un participant caché sous le pseudonyme « Turc » écrit : « Dis à quelqu’un « Bulgare » et il est inutile d’utiliser d’autres mots grossiers ! ». Dans le forum de « Mediapool » un autre écrit : « Mes ancêtres ont occupé votre pays pendant cinq siècles, nous avons égorgé vos rois et votre aristocratie et vous vous trompez en imaginant que vous êtes libres ! Si ce n’est pas à nous de vous mettre en ordre ce sont les Européens qui vont vous détruire ! »

De surcroît, au début de mois de septembre 2005, devant une chaîne de radio, Adem Kenan, leader d’un parti ultranationaliste turc, proclame que « les Bulgares sont une nation de dégénérés, de débiles ». Quelques jours plus tard, dans le journal quotidien « Troud » il déclare que son parti « est prêt à utiliser des armes pour faire tomber le gouvernement et pour régler les comptes avec les Bulgares », sans même prendre en considération le fait que dans le gouvernement bulgare actuel il y a plusieurs ministres et secrétaires d’état d’origine turque.9 La lecture des extraits cités ci-dessus, nous montre qu’on peut ouvertement non seulement manifester sa haine, mais encore inciter à des représailles, à la vengeance contre tous ceux considérés comme coupables parce que différents. Certes, certains participants à ces discussions essayent de baisser légèrement le ton, mais les propos restent marqués par le racisme : Les Arabes ne sont pas tous méchants. (Utro) 10 Les Tziganes ne sont pas tous des criminels. (News)

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Cité selon le journal « Sega » de 9 septembre 2005. Cette position est très proche de l’idée de La Bruyère : « Tous les étrangers ne sont pas barbares, et tous nos compatriotes ne sont pas civilisés. », In : J. de La Bruyère, Des Jugements, in : Œuvres complètes, t. 22, Gallimard-Pléiade, 1951, p. 351-352) 10

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LA HAINE ET LA VENGEANCE DANS LES FORUMS DES JOURNAUX D’INTERNET… Heureusement, il arrive souvent que ces énoncés radicaux ou modérés soient attaqués par des opinions témoignant d’un véritable humanisme, d’une conception démocratique de la société moderne, et parfois avec vivacité. Par exemple : Ce sont vraiment des propos nazis. Cette maladie, qu’est le nazisme, a été rejetée il y a longtemps, mais ici visiblement le peuple est toujours au même niveau primitif et barbare. (Mediapool) Les Néandertaliens qui crient « les Tziganes en savon ! », je les conseille de s’acheter un billet d’avion pour une ville avec une population de nationalités diverses pour voir comment la civilisation a surmonté de tels problèmes. Chez nous il manque des programmes réels pour leur adaptation à une vie normale. (Dnevnik) Nous devons travailler avec les Turcs bulgares, qui sont une richesse nationale ! Il faut leur donner des possibilités de défendre leurs intérêts et positions dans des partis et organisations normales.

(Sega) Sur ce fond de haine mal fondée et d’appels aux représailles contre les coupables et responsables de tous les malheurs existants, véritables boucs émissaires, nous tenons à dire que ces sentiments négatifs se manifestent exclusivement au niveau verbal. Très rares, isolées dans certains des pays observés, sont les actions physiques dirigées contre les minorités citées, les acteurs de tels actes méprisables étant très souvent les membres de bandes de skin-heads, de petits groupes néo-nazis ou ultranationalistes, interdits par la loi. Dans la vie quotidienne, les gens ne tiennent que très peu compte de l’appartenance raciale ou de l’origine, qui ne parviennent pas à détruire les bonnes relations ni à empêcher de résoudre ensemble les problèmes. Nous illustrerons ce dernier propos par deux extraits des journaux d’Internet bulgare : J’ai vécu dans une petite ville et elle avait naturellement son quartier tzigane. Je vous jure, vous ne pourriez pas distinguer les maisons Tziganes des maisons bulgares. Les petits Tziganes n’étaient pas moins bien habillés que leurs amis bulgares. Les Tziganes et les Bulgares se sont aidés dans la vie quotidienne, dans leur ménage ou sur le champ. « Tzigane » n’a jamais été un mot grossier.

(News) J’ai grandi avec des Turcs, des Arméniens, des Grecs, des Tziganes, des Juifs… L’origine n’était un problème pour personne. J’ai travaillé avec des Turcs – les meilleurs maçons en Bulgarie, j’ai vécu avec des pomaks (Bulgares musulmans) – des gens paisibles, honnêtes et travailleurs. Ils gardent tous leurs mœurs mais ils aiment également leur Patrie. La politique criminelle d’un parti politique leur a causé des souffrances profondes, que nous devons soigner ensemble aujourd’hui. On ne peut pas soigner une blessure avec du sel ! On ne peut pas parvenir à l’amour avec de la haine !

(Dnevnik) Ce n’est que dans la préservation de la pluralité des civilisations et des points de vue que nous pouvons espérer une amélioration la santé morale de notre société et la tranquillité d’un monde meilleur ! C’est évidemment beaucoup plus facile à dire qu’à faire, mais avons-nous le choix ? Gueorgui ARMIANOV Université Marc Bloch, Strasbourg georgi.armianov@club-internet.fr BIBLIOGRAPHIE COLMAN A. M., Oxford Dictionary of Psychology, Oxford University Press, 2001. HONDERICH T. (Ed.), The Oxford Companion to Philosophy, Oxford University Press, 1995. HONGRE B. et al., Grand Dictionnaire de culture générale, Ed. Marabout, Alleur, 1996. LE PETIT ROBERT, Ed. Dictionnaires Le Robert, Paris, 1996. SAINT-SIMON H. de, De la réorganisation de la société européenne, Œuvres choisis, vol. II, 1859, p. 293.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS BRUYÈRE J. de la, Des Jugements, Œuvres complètes, t. 22, Gallimard-Pléiade, 1951, p. 351-352. JOURNAL « NEWS » – www.news.bg. JOURNAL « DNEVNIK » (‘Agenda’) – www.dnevnik.bg. JOURNAL « MEDIAPOOL » – www.mediapool.com. JOURNAL « DOUMA » (‘Parole’) – www.duma.bg. JOURNAL « SEGA » (‘Maintenant’) – www.segabg.com. JOURNAL « TOPSPORT » – www.topsport.bg. JOURNAL « 7 DNI SPORT » (‘7 jours sport’) – www.7sport.net. JOURNAL « UTRO » (‘Le matin’) – www.utro.ru. JOURNAL « KOMSOMOL’SKAYA PRAVDA » (‘La vérité du Komsomol’) – www.spb.kp.ru. JOURNAL « PRAVDA » (‘La vérité’) – www.pravda.ru. JOURNAL « ROUSSKAYA INFORMATZIONNAYA AGENTZIYA » (‘Agence russe d’information’) – www.ari.ru. JOURNAL « ROUSSKAYA GAZETA » (‘Le journal russe’) – www.russiajournal.ru (en Anglais).

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS EN MÉDECINE TRADITIONNELLE CHINOISE. (M.T.C.) Au sujet de la vengeance et ses discours, notre propos se démarque véritablement des précédents et de ceux qui nous succéderont puisque, dans un premier temps, nous allons définir en MTC l’état psychologique et physique d’un patient obsédé par la vengeance. Dans un second temps, nous exposerons les différents soins et conseils adaptés que nous prodiguons en MTC ainsi que leurs effets et conséquences vérifiables dans la vie au quotidien. LA MTC a une logique différente du monde occidental dans son discours sur les émotions, notamment la colère qui engendre des états de violence et de vengeance pour la victime et son agresseur. Pour s’imprégner de ces nouveaux concepts, il est préférable de déconnecter son cerveau gauche analytique, cartésien, et avoir une vision générale, globale, celle de l’aigle. 1. PRÉSENTATION DE LA MTC Il s’agit de la plus ancienne médecine au monde, soit 5000 ans d’existence et de pratique clinique. Elle soigne près d’un tiers de l’humanité. Ensuite, cette médecine est holistique, elle prend en compte le patient dans sa globalité CORPSESPRIT. En MTC, nous partons du principe que nous sommes le microcosme dans le macrocosme, nous faisons partie intégrante de la nature et subissons les manifestations et rythmes saisonniers, ces derniers influent sur notre corps et notre esprit. L’homme est posé entre ciel et terre, sensible à leurs énergies, il ne fait qu’un avec l’univers. Le TAO, n’est pas un concept purement philosophique ou religieux, mais aussi une adéquation de l’homme avec le QI universel que je développerai plus loin. L’homme en harmonie avec lui-même gère ses discours sur la vengeance dans une approche épistémologique et préventive. Dans le TAO, il n’y a pas de fatalité ni de hasard mais une interaction permanente de tous les facteurs existentiels. Enfin, la MTC s’emploie à supprimer les symptômes physiques gênants en retrouvant les causes réelles des pathologies basées sur les trois principes que voici : le QI, Le YIN et le YANG, et les cinq éléments que nous allons développer. À partir de ces différents concepts, la MTC soigne les états émotionnels que l’on nomme PASSIONS, dont la vengeance fait partie. 1.1. L’énergie (ou) QI Mais que représente ce terme d’énergie en MTC ? 403


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Concept le plus original et puissant, le QI est défini comme une substance toujours en mouvement, visible ou invisible selon son degré de condensation plus ou moins manifesté qui donne sa forme à tout être et toute chose. Tout corps organique n’existe et ne vit que par l’accumulation, la concentration ou la densification du QI. En MTC on l’appelle le QI, qui est aussi l’énergie vitale (ZHEN QI) de l’individu. Il existe d’autres énergies nous constituant comme le QI nutritif (ying QI), le QI défensif (WEI QI), etc. Notre QI est animé par quatre mouvements principaux : entrée, sortie, montée, descente. Cette énergie circule dans le corps humain à travers un réseau de méridiens : trajets de points d’acupuncture qui mettent en relation les organes (intérieur du corps : LI) avec les muscles, les tendons et la peau (extérieur du corps : BIAO). Rythme ou difficultés de vie, stress, conflits, bruit, manque de communication, violence, vengeance, etc., tout tend à perturber l’harmonie fragile de l’être humain, et en particulier ses structures énergétiques. Cela crée des déséquilibres dans la circulation de ses énergies internes qui amènent des tensions et blocages dans certains points du corps. Si ces perturbations énergétiques s’installent dans le temps, et touchent l’être en profondeur, celui-ci n’arrivant pas à gérer certaines émotions comme la peur, la tristesse, la colère, la vengeance, les fonctions organiques correspondant aux zones énergétiques perturbées auront des conséquences sur la santé à moyen et long terme. Chacun de nous est concerné et subit souvent ces déséquilibres énergétiques. Nous avons un peu oublié que le corps humain est une globalité ou somatique et psychologique sont indissociables. La Médecine Traditionnelle Chinoise est la seule médecine au monde qui permet un travail de rééquilibrage énergétique en profondeur, évitant la médicalisation à outrance, souvent avec des effets secondaires non négligeables, le patient retrouvant ainsi son équilibre originel. Afin d’évaluer l’état énergétique du patient nous prenons les différents pouls énergétiques : 38 pouls selon le BIAN ZHENG LU, dont 12 pouls principaux ; en général dans le cas de vengeance, le pouls sera tendu comme une corde de guitare. Il existe différents pouls pathologiques : râpeux, glissant, serré, plein, faible, fin, vaste, noué ; Un grand maître en MTC peut connaître la maladie du patient en effectuant une prise de pouls. Le concept du QI fait référence aussi à d’autres techniques pour gérer ses émotions, trouver son équilibre, éviter toutes formes de violence, d’état de vengeance, avec la pratique du QI QONG, discipline physique et mentale préventive et curative qui permet d’éviter les états de vengeance et de violence par la maîtrise de ses émotions. Si nous ne savons pas canaliser ou maîtriser cette énergie (QI), celle-ci peut engendrer des débordements chez l’individu et le passage à l’acte de violence et de vengeance. Les arts martiaux, disciplines orientales permettent une maîtrise du QI, afin de mieux gérer nos émotions, notamment les actes de violence et de vengeance. Notre QI est animé par quatre mouvements principaux : montée, descente, entrée, sortie. Par exemple, lorsqu’une personne ne pense qu’à se venger, son énergie peut monter brusquement sous l’effet de la rage, et cela engendre des symptômes tels que céphalées violentes, fièvre, éblouissement. Elle peut rougir ou devenir blanche de rage. Dans ce cas précis l’acupuncture permet de faire redescendre le QI à l’aide de points spécifiques que nous détaillerons plus loin.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS EN MÉDECINE TRADITIONNELLE CHINOISE Ces phénomènes consument l’énergie ancestrale (jing inné) héritée de nos géniteurs alors que nous devons, pour rester en bonne santé, la conforter par l’énergie acquise tous les jours à l’aide d’une alimentation équilibrée, une hygiène de vie adéquate, une respiration correcte, une bonne gestion des émotions. Or, le désir de vengeance agit négativement sur ces différents paramètres : on constate une respiration de moindre amplitude ou accélérée, des périodes de boulimie anorexie, un comportement particulièrement violent suivi d’un état apathique. 1.2. Le YIN et le YANG Deuxième principe de la MTC, il est inhérent à la manifestation de la vie humaine, animale et végétale. Le YIN et le YANG sont deux principes opposés mais complémentaires, interdépendants, qui se transforment mutuellement, croissent et décroissent. Citons par exemple le jour et la nuit, l’homme et la femme, l’ombre et la lumière le chaud et le froid, le bas et le haut, le lourd et le léger, l’extérieur et l’intérieur etc. Les chinois, en se basant sur l’observation de la nature dont nous faisons partie ont ainsi tout classifié en YIN et YANG. Dans la catégorie YANG se trouvent les éléments subtils ou élevés comme le ciel, le jour, la chaleur, la lumière ; dans le YIN il y a la terre, la nuit, le froid, l’ombre. La vengeance est un sentiment yang, le pardon serait son yin. Par conséquent nos organes, nos fonctions physiques et physiologiques, nos émotions et nos symptômes appartiennent à l’un ou l’autre. L’obsession de vengeance perturbe l’état de santé à un moment donné et détermine si l’on est en présence de trop de yin ou trop de yang (plénitude), ou au contraire pas assez (vide). La plupart du temps, cela engendre une montée du yang avec une forte perturbation de la thermorégulation du corps, une alternance de fièvre et de frissons, des signes contradictoires qui désignent déjà l’organe et l’entraille atteints du point de vue énergétique. Alors nous effectuons dans le cadre d’un diagnostic différentiel et étiologique, les quatre temps de l’examen qui sont : l’interrogatoire, l’observation, l’audio olfaction et la palpation. Les 8 règles suivantes : vide/plénitude, froid/chaleur, biao/Li, Yin/yang complètent ce diagnostic. L’interrogatoire nous permet de connaître les antécédents médicaux le mode de vie et la perception subjective de la souffrance du patient ; l’observation du comportement, de la statique, du teint, de la langue orientent notre bilan ; pour l’audio olfaction nous écoutons la respiration, les soupirs, les râles, les silences, les éructations, la déglutition, les « bruits » ; enfin la palpation, dans l’état de vengeance s’avère souvent douloureuse au niveau des hypocondres et de la rate, signe de perturbation concernant les organes/entrailles, induisant à plus ou moins long terme de graves maladies. Ce qui nous amène au troisième principe fondamental de la MTC : 1.3. Les cinq éléments (WU XING) Ce principe essentiel de la MTC se perd dans les temps les plus anciens, et s’est forgé sur une observation méticuleuse et profonde de tous les cycles de la nature et de la terre qu’ils soient climatiques, saisonniers, botaniques, énergétiques 405


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS ou autres. Son origine première est cosmologique. Cette loi des cinq principes considère l’univers comme étant soumis à un cycle systématique de fonctionnement. Celle-ci se déroule elle-même en permanence selon deux cycles simultanés. Ils sont appelés cycle d’engendrement ou loi mère/fils, et cycle d’inhibition ou de contrôle et régissent les rapports interdépendants entre cinq principes fondamentaux, eux-mêmes possédant une forme plus ou moins YIN ou YANG. Ces cinq éléments sont : Le BOIS, Le FEU, La TERRE, Le MÉTAL, L’EAU qui correspondent aux saisons : PRINTEMPS, ÉTÉ, INTERSAISON, AUTOMNE, HIVER.

Les cycles FEU ETE

Joie

CΠUR / IG

C/ IG

Colère FOIE/ VB

B OIS PRINTEMPS

EAU

REIN / VESSIE

Peur- frayeur

HIVER

TERRE ET E INDIEN

METAL AUTOMNE

Soucis/ pensées RATE / ESTOMAC

POUMON / GI

Tristesse 10

À ces cinq éléments sont attribués cinq organes entrailles : FOIE-Vésicule biliaire, CŒUR-Intestin grêle, RATE-Estomac, POUMONGros intestin, REIN- Vessie. Bien sûr, le cycle suit toujours le même ordre, comme le printemps engendre l’été, le bois nourrit le feu et l’énergie du foie nourrit celle du cœur, tel est le cycle naturel harmonieux. Il existe ensuite un cycle de contrôle comme l’eau doit dominer le feu pour pouvoir l’éteindre, l’énergie du rein doit présenter suffisamment de force pour apaiser le feu du cœur. Il existe un 3° cycle appelé nycthéméral qui représente les deux heures de marée énergétique attribuées à chaque organe/entraille. Par exemple, la grande circulation énergétique commence avec la marée énergétique du QI du POUMON, (3H/5H), et ainsi de suite pour les autres organes/entrailles. Certaines heures sont sensibles pour le passage à l’acte, celui de vengeance par exemple. Dans le cas d’une vengeance devenue pathologique, les deux cycles énergétiques vont être perturbés, et puisque le temps de parole qui nous est imparti est très court, nous allons simplement parler des deux organes principalement impliqués dans ce cas, c’est-à-dire le FOIE et la RATE. 406


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS EN MÉDECINE TRADITIONNELLE CHINOISE 2. DÉMARCHE HOLISTIQUE Le foie (GAN) Son élément est le bois associé au printemps puisqu’à ce moment la végétation croit ainsi que le yang. A chaque organe correspond une émotion, celle du foie est la colère ainsi que ses dérivés comme l’agressivité, la fureur, la violence, la vengeance, manifestations de montée du yang. Quand notre état énergétique est correct, nous passons continuellement par les 5 émotions de base naturelles selon les circonstances. Lorsque la vengeance prédomine, nous développons un état pathologique qui va progressivement léser l’énergie du foie et de la vésicule biliaire Souvent, le patient a mal appris dans son enfance à gérer sa part de haine, la moindre épreuve est vécue comme anxiogène, l’affront ou du moins un acte perçu comme tel réactive un outrage ancien cause de grande souffrance. Il en résulte une volonté symbolique ou réelle de détruire l’offenseur. L’esprit vengeur enclenche un processus négatif qui perturbe l’énergie, même si finalement on ne passe pas à l’acte. En MTC, le foie dont la principale fonction est de stocker le sang, joue un autre rôle au point de vue mental : si le cœur est nommé « empereur » par les chinois, le foie est « ministre des armées », il établit les plans et élabore les stratégies, on comprend alors parfaitement le rapport à la vengeance. La vésicule biliaire couplée au foie (elle est le yang du foie) est sur le plan psychologique l’entraille qui juge et décide, les chinois nomment les personnes responsables « grandes vésicules ». La référence au langage populaire : « se faire de la bile » ou « du mauvais sang » révèle la justesse de ces observations. Le foie a son « ouverture aux yeux » : les yeux rouges, douloureux et enflés signe la présence d’un vent/chaleur au méridien du foie ; si le sang du foie est insuffisant, les tendons deviennent faibles, les ongles mous, déformés, cassants Lorsque la personne est en passe de se venger, elle est furieuse, la voix est plutôt criarde ou si elle est sourde, on remarque une subtile dominance de tonalité avec un timbre chargé d’agressivité. À chaque organe correspondant un climat, celui du foie est le vent, des douleurs erratiques apparaissent ainsi que des symptômes qui se contrarient en permanence, des tremblements, de l’épilepsie, maladie de parkinson, etc., dû souvent au cours de sa vie à des états de violence refoulés ou de vengeance qui amènent progressivement ces maladies que l’on soigne en M.T.C. De la vengeance naît un conflit intérieur générant divers symptômes tels que céphalées, troubles oculaires, douleur et oppression aux hypocondres, spasmes et crampes, aigreur et vomissement de liquide acide, langue aux bords gonflés. La rate (PI) Deuxième organe concerné par la vengeance, la rate avec son entraille, l’estomac. La rate a son ouverture à la bouche et est responsable de la fermeté de la chair. Si son QI est insuffisant, cela peut provoquer des faiblesses musculaires ou des descentes d’organes. Son élément est la terre, élément nourricier qui apporte les récoltes après l’été, à l’intersaison exactement. 407


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS La rate est le centre de la roue des 5 éléments et justement c’est elle qui nous permet d’être parfaitement centré par rapport à nous-même et de pouvoir nous adapter à toutes les situations. La fonction essentielle de la rate, couplée à l’estomac réside dans le transport et la transformation de l’alimentation. Au point de vue psychologique, elle est responsable de L’ordonnance et de la distribution de toutes les idées germées. C’est l’organe de la réflexion et des pensées. Les chinois disent : « nous absorbons et transformons notre alimentation de la même manière que nos idées » (boulimie, gros appétit de la vie, anorexie, dégoût de la vie). Si nous digérons mal, au sens propre et au figuré, un élément du passé, au lieu d’évacuer celui-ci nous assistons à une stagnation et/ou une remontée à contre courant du QI de la rate. L’émotion de la rate est le souci et les pensées ainsi que ses dérivés tels que ressassement du passé, nostalgie, excès de réflexion (le mental ne déconnecte jamais même en dehors du travail), idées obsessionnelles dont la vengeance fait partie. Ainsi, la personne qui ne pense qu’à se venger va présenter les symptômes suivants : douleur à la rate et l’estomac lorsque l’on effectue la palpation, boulimie et (ou) anorexie, inappétence, ulcère d’estomac, gastralgie. Si l’énergie de la rate est très perturbée, il y a remontée du QI avec vomissements, hoquet, éructations, langue avec enduit épais, pouls vibrant. Une autre fonction de la rate est l’homéostasie, autrement dit le maintien du sang dans les vaisseaux et la fermeté de la chair. Si la vengeance mûrit depuis longtemps, l’énergie de la rate s’épuise, on assiste à un vide puis à un effondrement du QI se traduisant par des bleus apparents à peine l’on se cogne, de la ptose et enfin une descente d’organe. Le climat de la rate étant l’humidité, cette dernière est mal gérée et induit des œdèmes. Psychologiquement, le patient se sent déstabilisé à la moindre remontrance et s’avère incapable d’adaptation. En MTC nous constatons que le mental commande au corps. De notre manière de gérer les émotions dépend l’état énergétique de nos organes entrailles. En cas d’attaque de pervers externes (pervers climatiques, intoxication alimentaire, virus), nous résistons davantage si nos organes sont énergétiquement forts et équilibrés. La maladie ne peut s’installer ; la MTC étant aussi une médecine préventive. Voilà donc notre démarche holistique : soin de la personne dans sa globalité (esprit/corps), permettant d’enrayer les effets internes de cet état agressif sur les organes, ainsi que d’éliminer par conséquence les symptômes externes. Cette démarche nous permet aussi d’établir conjointement le syndrome, les symptômes et le bilan énergétique d’un patient sous l’empire de la vengeance. 3. DÉMARCHE POSITIVE Celle-ci débute par le soin clinique en MTC. Le patient vient consulter car il souffre de divers maux mais il n’est pas forcément conscient de l’étiologie de sa pathologie. Notre premier travail en tant que thérapeute consiste à découvrir la véritable cause du syndrome, suite à l’interrogatoire très complet que nous effectuons. Tout d’abord nous établissons un principe de traitement : tonification s’il y a « vide », dispersion s’il y a « plénitude », harmonisation (les deux mélangées), calorification s’il y a froid, réfrigération s’il y a chaleur, purgation, vomification. 408


LA VENGEANCE ET SES DISCOURS EN MÉDECINE TRADITIONNELLE CHINOISE Ceci est réalisable en acupuncture grâce à différentes techniques de manipulation d’aiguilles, mais nous rajoutons si besoin est le « tuina » ou massage chinois, relaxant ou tonifiant, de la médecine manuelle chinoise (mobilisations ostéoarticulaires), une prescription de pharmacopée chinoise appropriée. Nous employons une autre technique appelée moxibustion : bâtonnets d’armoise que l’on enflamme et que l’on présente au-dessus des points énergétiques ou qui se consument directement sur l’aiguille d’acupuncture. En principe en état émotif trop yang de colère, de violence ou de vengeance, on évite cette technique qui rajouterait de la chaleur. Par exemple une personne en état de surexcitation, sur le point de passer à l’acte de vengeance, a tout intérêt à prendre une douche froide. (abaisse le yang). En acupuncture, nous choisissons les méridiens concernés par cette pathologie de vengeance ainsi que certains points précis dont l’action clinique est vérifiée depuis des millénaires : 20DM (DU MAI) pour apaiser l’esprit, 10V (VESSIE) point « fenêtre du ciel », 38VB (VÉSICULE BILIAIRE) point de la violence, jalousie, agressivité. Excellant aussi les 2F et 3F (FOIE), 18V et 20V (VESSIE), 6RT (RATE), 36 ESTOMAC, « HUNMEN » (inconscient), « YISHE » (logis des idées), 7 CŒUR « SHENMEN », porte de l’esprit. Sur la deuxième branche du méridien de la vessie sont situés les points « psychologiques » en rapport avec les organes énergétiquement déficients, suite à des états pathologiques comme la vengeance. En ce qui concerne le massage (tuina), nous insistons sur les points qui dénouent les tensions et font circuler le QI et le sang afin d’apaiser la grande tension mentale générée par l’envie de vengeance. Quant à la pharmacopée chinoise, elle peut être composée de végétaux en majeure partie, en association avec des minéraux et des animaux (de moins en moins pour ces derniers). Ces formules de pharmacopée permettent de soutenir l’action des aiguilles afin d’éliminer les symptômes gênants ; certaines sont très efficaces en cas de sentiment de vengeance exacerbée, car elles abaissent le yang du foie ou drainent la rate tout en calmant l’esprit (shen). La fréquence et le nombre de séances en MTC dépendent de la réaction du patient, la grande différence avec la médecine allopathique est la suivante : notre bilan énergétique est différentiel, il évolue à chaque séance et nous adaptons exactement le traitement en conséquence. Chaque patient est unique, ses réactions le sont aussi et il faut signaler que pour une même pathologie les patients recevront un soin différent : aux points d’acupuncture basiques s’ajouteront des points spécifiques à chaque personne. Dans un deuxième temps, nous demandons au patient de bien vouloir nous accompagner dans cette démarche. Son consentement et son acceptation sont essentiels pour éradiquer le sentiment de vengeance et atteindre la guérison en retrouvant l’équilibre énergétique. Nous lui conseillons une alimentation régulière, cohérente, comprenant des aliments et des boissons bénéfiques en rapport à sa pathologie : aliments de nature froide en cas de chaleur et inversement, aliments humides en cas de sécheresse, etc. Se coucher à heures régulières, plus ou moins tôt selon le cycle naturel des saisons concourt à rétablir l’équilibre YIN-YANG.

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS Afin d’évacuer la tension nerveuse, il est indispensable de pratiquer une activité physique au quotidien, peu importe laquelle pourvu qu’elle soit à la convenance de la personne soignée. Pour cela, nous lui indiquons la respiration abdominale car le fait d’inspirer et d’expirer profondément modifie l’état énergétique et permet d’acquérir le calme. Souvent, les thérapeutes en MTC pratiquent certaines disciplines comme le yoga, le « tai chi chuan », le « Qi Gong », la méditation. Quand nous soignons un patient psychologiquement affecté par le sentiment de vengeance, nous recommandons ces disciplines qui ont pour but, entre autre, de gérer les 5 passions ou émotions principales qui particularisent la Médecine Chinoise. Dans ce cas, le QI GONG est particulièrement recommandé : ce travail de l’énergie est une gymnastique préventive de santé et de longévité. Il s’agit de coordonner l’esprit, le mouvement et la respiration, cette combinaison demande une concentration intense dont va dépendre l’harmonie des énergies et le retour de la paix mentale. Le QI QONG comprend des mouvements spécifiques à chaque organe* (foie, cœur, rate, poumon, rein) que le patient peut facilement pratiquer à domicile. Un enchaînement complet quotidien oxygène le corps et fait circuler les flux énergétiques, ce qui permet d’acquérir confiance en soi, maîtrise des émotions, et surtout développe une profonde sérénité face aux événements de la vie ; le sentiment de vengeance s’efface naturellement. Dans la démarche positive, pour soigner une personne imprégnée de vengeance, la MTC repose sur la volonté personnelle et la motivation de la personne qui s’implique consciemment à atteindre plus de sérénité face aux personnes, aux événements de la vie, à l’environnement. 4. DÉMARCHE SOCIALE Dans la plupart des cas, le patient habité d’un sentiment de vengeance ne se doute absolument pas de l’impact physique généré par son état psychologique. Il n’a pas conscience que les différents maux dont il souffre disparaîtraient progressivement en exerçant un travail mental personnel, en changeant sa façon d’appréhender la vie. Dès la première séance, nous percevons une forme de détresse physique et psychologique, car en venant consulter, il demande implicitement de l’aide. Il nous parle de sa maladie (MAL- a – dit) et plus nous avons de renseignements à son sujet plus notre bilan énergétique s’affine, se précise. L’écoute est très importante pour le thérapeute, mais elle est primordiale pour le patient qui peut enfin poser des mots sur ses MAUX. La confiance s’établit entre le soignant et le soigné, ce dernier est prêt à entendre et comprendre le fondement de sa souffrance. L’un et l’autre prenons le temps, signalons qu’une véritable séance de MTC dure au moins une heure. Au fur et à mesure, les aiguilles posées agissent en profondeur, les modifications apportées à l’alimentation, la respiration, l’hygiène de vie accompagnent favorablement le patient. Lentement mais sûrement il se déleste des *

(enchaînement des huit trésors : BA DUAN JIN crée sous la dynastie des SUI et des TANG en 581 – 907).

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LA VENGEANCE ET SES DISCOURS EN MÉDECINE TRADITIONNELLE CHINOISE sentiments de vengeance, haine, colère, avant d’atteindre un autre état, celui qui apporte la tranquillité et la confiance. À ce stade la transformation physique et psychologique est flagrante : le patient est perçu déjà autrement par sa famille, ses collègues de travail, les personnes qu’il côtoie régulièrement. Il devient plus « fréquentable », son comportement est moins asocial. Il reprend sa place, se stabilise, il est à nouveau capable d’adaptation (énergie de la rate harmonisée). L’ensemble des soins en MTC et la démarche personnelle effectuée font que sa force intérieure grandit, le regard posé sur la vie se fait plus détaché permettant le recul nécessaire face aux difficultés rencontrées. Ainsi, la réinsertion sociale s’effectue en douceur, le projet de vie s’en trouve modifié : parfois cela donne le courage de changer de voie (métier, région, conjoint, etc.), de se défaire des choses qui ne convenaient plus afin de mieux se reconstruire. CONCLUSION La vengeance est un sentiment que l’on soigne fréquemment en médecine traditionnelle chinoise, tant elle génère de nombreux désordres psychologiques et physiques. Elle est la résultante de deux conjonctures émotionnelles ou passionnelles qui sont l’obsession et l’agressivité, soit une altération des éléments terre et bois, autrement dit une dysharmonie RATE/FOIE. En thérapeutique, nous suivons une règle essentielle qui est : « POUR TRAITER LE VENT, IL FAUT TRAITER LE SANG »

Le vent, élément associé à la vengeance se traite sur le méridien du foie. Le sang, impliqué dans « se faire du mauvais sang » se traite sur le méridien de la rate. Si nous suivons ce principe de traitement et si le patient nous accompagne pleinement dans cette démarche de soin, ce dernier retrouve l’harmonie énergétique qui permet aux organes de fonctionner correctement, de plus il acquiert enfin une certaine sérénité mentale . L’harmonie énergétique induit une attitude positive d’ouverture au monde puisque nous ne formons qu’un avec lui. Il s’agit pour nous tous d’acquérir le « bien-être » et de conforter le « mieux-être ». Ce programme de MTC modifie le projet de vie d’une personne atteinte du sentiment de vengeance, prend en compte les facteurs individuels et collectifs, participe à l’évolution et à l’élaboration d’une politique de santé. Le sentiment de vengeance si courant ne trouverait plus sa place et nous pourrions atteindre, comme nous le disons en MÉDECINE TRADITIONNELLE CHINOISE, un niveau de conscience bien plus élevé et épanouissant. Dany ALQUEZAR, praticienne en MTC & Pascal BERNARD, IFOREP (C.E. d’EDF-GDF), pascal.bernard@asmeg.org

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