C.A.L.S./C.P.S.T. 2003
LES LANGAGES DE LA VILLE
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23 Colloque d’ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION Pierre Marillaud - Robert Gauthier
Ce document de recherche a été publié avec le concours du Conseil Scientifique de l'Université de Toulouse-le Mirail du Conseil Municipal d'Albi et du Conseil Général du Tarn
Béatrix Marillaud, organisatrice des colloques d'Albi Langages et Signification, recevait cette année au mois de juillet 2002, les participants réunis autour du thème : LES LANGAGES DE LA VILLE Équipe d'édition Responsable : Robert GAUTHIER Mise en Page : Abderrahim MEQQORI Couverture : Aquarelle originale de Pierre MARILLAUD Pour tout renseignement consulter la page Web : http://www.univ-tlse2.fr/gril ou contacter Robert GAUTHIER Sciences du Langage Université de Toulouse-le Mirail 31058 Toulouse Cedex 1 Tel : bureau : 05 61 50 48 32 Fax : 05 61 50 42 12
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AVANT – PROPOS Lieux de pouvoir et de savoir, de gestion et de recueillement, où pèlerins et soldats se succèdent parfois en des temps très courts, lieux de légendes et de mythes où naissent dieux et idoles, quand ils n’ont pas été importés, les villes disent « l’humain » dans un immense discours polyphonique. Il arrive que le pouvoir ait peur du lieu de sa naissance car les villes se rebiffent, se révoltent. Elles trahissent parfois, comme lorsque Charles VII fut contraint à promettre l’amnistie à tous les parisiens qui s’étaient compromis avec les Anglo-Bourguignons. Lieux où l’histoire prend souvent de la densité, où le temps pèse en transformant l’espace urbain en un véritable palimpseste où rêves et fantasmes, paradis et enfers se superposent en brouillant la frontière entre le réel et l’imaginaire, entre l’hier et le maintenant, les villes subsument l’opposition /immobilité/ vs /mouvement/ car elles génèrent constamment le mouvement en même temps qu’elles se définissent par un ancrage dans l’espace géographique qu’elles organisent ou dévorent. Les villes savent parler d’elles-mêmes et faire leurs éloges respectifs ; c’est ce que constate Marc BONHOMME quand il fait l’analyse sémiotique d’une plaquette touristique de la ville de Berne pour en dégager les procédés rhétoriques. Jouant subtilement entre les genres épidictiques et délibératifs, le discours de la ville concilie les trois grands préceptes formulés par Cicéron dans le De oratore : docere , delectare et movere. Humaines, les villes sont cependant des lieux de contradiction, et Robert REDEKER, philosophe, écrivain, chroniqueur, se pose la question : « Où est passé l’humain dans l’architecture contemporaine ? ». L’inhumain, autant que le sublime et l’humain, concerne l’architecture, or il ne signifie pas seulement la présence de ce qui n’est pas humain et peut vouloir dire qu’il est destructeur de l’humain. L’architecture se situerait aujourd’hui entre le lieu (sédentarisation) et le trajet (nouveau nomadisme), car dans un monde de la mobilité sa fonction serait de rendre cette mobilité habitable…seule voie, peut-être, d’une réhumanisation de l’homme, « l’homme-trajet » se substituant à « l’homme-lieu ». Malgré la synonymie qui s’établit parfois entre « agglomération » et « ville », la ville est aussi, parfois, un lieu division, comme Berlin et son « mur ». Florent GABAUDE analyse dans le roman de Günter Grass « Ein weites Feld » (« Toute une histoire ») la spatialité. Il construit une sémiotique visuelle en 7
LES LANGAGES DE LA VILLE dégageant du texte du roman des isotopies, c’est-à-dire[des] espaces ayant des fonctions ou des structures analogues (ex : les monuments commémoratifs et funéraires), auxquels il oppose des hétérotopies, c’est-à-dire des espaces contrastants (ex : le Volkspark de Friedrichshain et le Tierpark). Mais la frontière entre l’espace physique et l’espace imaginaire est floue, et surgissent également des utopies, ces lieux de l’ailleurs occupés par le symbolique et l’imaginaire. La conclusion nous laisse espérer, avec Fonty, qu’une Allemagne vient à notre rencontre, non l’Allemagne où Weimar côtoie Buchenwald mais celle où la Spree se jette dans le Rhône, en d’autres termes une Allemagne qui rompt avec son passé nazi et affirme ses liens privilégiés avec la France. Universitaire et romancier, Peter DIENER articule ces deux fonctions en se livrant à la critique de son roman « Le journal d’une folle ». Analysant « le langages des victimes et des bourreaux de l’Holocauste des hongrois juifs de Budapest en 1944 », il voit dans les langues naturelles « des systèmes vivants évolutifs qui dépendent de l’homme en même temps qu’ils lui échappent ». Cette analyse du texte d’un roman émouvant à plus d’un titre, se termine par ce constat tragique : l’expression « chambre à gaz », qui résume la condamnation morale du régime nazi , et le Troisième Reich, exprime toujours dans la propagande des néonazis hongrois de l’an 2000 leur nostalgie des chambres à gaz, et leur mécontentement que l’Holocauste n’ait pas été total… C’est encore du langage des bourreaux dont il est question dans « La haine dans la cité nouvelle. La diffusion des thèses négationnistes sur Internet » de Michaël RINN, qui attire notre attention sur le fait que « ce qui a été conçu pour éradiquer l’inhumain s’est transformé en vecteur d’inhumain, dont l’oubli propagé par les sites négationnistes paraît une composante importante ». Aux yeux de l’auteur de la communication, le danger est grand car « la spécificité de l’Internet est qu’il tend à se substituer aux médiateurs traditionnels de la mémoire humaine (cercles familiaux, communautés religieuses et Etats-nations) tout en fragmentant infiniment le réel sociétal qui nous entoure et qui nous constitue en tant qu’individus ». Si Jean-François BONNOT travaille sur un thème moins tragique que les précédents, son point de vue n’engendre cependant pas l’optimisme. Il constate une « dilution », une perte d’importance des marqueurs d’urbanité : la ville contemporaine, « distendue », perdant à la fois son centre historique et son pouvoir organisateur, finit par devenir une sorte « d’immense loft » sans cloisonnement social apparent et sans repères linguistiques clairs. A cette désorganisation du tissu urbain correspond une certaine désorganisation de la langue. A l’opposition de plus en plus forte entre le centre de la ville et les cités dont les habitants ne sont même plus des « banlieusards », correspond un fractionnement des représentations linguistiques qui finissent par constituer des ensembles presque autonomes. « Le schéma classique dégagé par LABOV dans les années soixante est invalidé : ce modèle impliquait en effet une référence linguistique relativement unifiée pour l’ensemble d’une communauté ». Robert AMAT, poète, intervenant et fidèle ami du Colloque d’Albi devait participer à nos travaux mais il en fut empêché pour raison de santé. Il reviendra à Albi mais nous lui avons quand même donné la parole en insérant dans ces actes
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AVANT – PROPOS deux de ses poèmes tirés du recueil « L’été Indien », l’un évoque la ville, l’autre un espace qu’on lui oppose souvent, l’espace naturel. De l’émotion poétique à la sémiotique tensive, le lecteur pourra s’il le souhaite, établir un pont, un lien. Marion COLAS-BLAISE, faisant référence aux travaux de Jacques FONTANILLE, qui fut « observateur » de notre XXIIe colloque, et de Claude ZILBERBERG, utilise les outils de la sémiotique tensive pour étudier comment, au travers d’une mise en scène figurative dans « la modification » de Michel BUTOR, « le texte déploie une réflexion sur les modalités de l’articulation de l’énonciation singulière sur la praxis collective ». Nous notons, en restant d’accord avec la conclusion de Marion COLAS-BLAISE, que le modèle sémiotique utilisé permet de montrer que rien n’échappe au « temps de la sensibilité », qui semble absorber l’espace, cette absorption provoquant les « modifications » du sujet voyageur au fur et à mesure que le train se déplace entre Paris et Rome. A chaque instant du déplacement le voyageur devient le centre d’un nouveau réseau de perceptions, de sensations, d’interactions, et il apparaît finalement qu’aucune frontière ne se dresse entre l’homme et le reste du monde, entre l’espace du réel et celui de l’imaginaire, d’où la vanité des querelles entre réalistes et idéalistes… Si Italo CALVINO écrivit « les villes invisibles », c’est « la ville illisible » qui fait l’objet de la communication de Massimo LEONE, qui propose, non une théorie sémiotique du pèlerinage mais « quelques considérations à propos du rôle de la ville dans la structure du pèlerinage ». Après une étude des textes, des journaux de voyage de ceux qui, non-croyants, non-musulmans, tentèrent de visiter La Mecque ou Médine, Massimo LEONE compare le voyeurisme des Occidentaux à celui dont fait état FREUD dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle » : « Pour le monde occidental, dont les communications de masse ont brisé et réduit en marchandise tous les secrets de la connaissance et du regard, les villes cachées et interdites de l’Islam sont la ressource ultime du voyeurisme et de la curiosité ». La conclusion de la communication relativise certains de nos points de vue d’occidentaux, voire ironise sur certaines de nos prétentions… Nous retrouvons la littérature avec Sylvie FREYERMUTH qui étudie la « symbolique de la ville dans l’œuvre romanesque de Jean ROUAUD ». Est plus particulièrement analysé le rapport constant entre l’urbain et le rural qui « ne s’épanouissent jamais pour eux-mêmes à l’intérieur de l’écriture […] mais s’épanouissent pour eux-mêmes à travers la perception filtrée du narrateur qui vit cruellement ses origines rurales ». Là encore, les rapports complexes entre temporalité et spatialité, objectivité et subjectivité, sont démontés pour que soit mis en évidence le processus du narrateur qui, plongeant le lecteur dans le déroulement d’une histoire, donc dans le passé, « démasque avec causticité les acteurs de la mascarade sociale, comme s’y prête la scène de l’affrontement qui perdure aujourd’hui, sinon de manière atténuée, du moins déplacée entre l’espace urbain et l’espace social. Cette opposition entre l’urbain et le rural, nous la retrouvons avec Allachokr ASSADOLLAHI qui, en mettant en relief dans « Sémiotique de la ville et de ses composants morphologiques en Iran », le rôle fondamental des préfixes et suffixes du mot « CHAHR » (la ville), aboutit à une sémiotique d’où l’on peut dégager ce que BOURDIEU aurait défini comme étant des « champs d’opposition des forces symboliques ». 9
LES LANGAGES DE LA VILLE C’est encore cette opposition urbain vs rural que Pierre MARILLAUD prend pour base d’une analyse qui, à partir d’outils sémiotiques, le conduit à infirmer le propos du narrateur dans les premières lignes de « Madame BOVARY » : « … le nouveau était un gars de la campagne… », et à confirmer l’acharnement de Flaubert contre Charles, qu’il « assassine » deux fois dans les dernières lignes du roman… Cristina BREUIL analyse « les empreintes de la ville » en étudiant « l’écriture de l’espace urbain dans les romans de l’écrivain argentin César AIRA », qui sait lire la ville et en donner une version subvertie. Le « texte de la ville » et celui de César AIRA se superposent, interagissent même, l’écrivain devenant celui qui « défie, déconstruit, ou réordonne à l’infini l’enchevêtrement des langages culturels de la ville ». Natalia BELOZEROVA reprend « Ulysse » de Joyce pour montrer par une analyse linguistique et sémantique très fine l’interaction entre trois catégories : la structure du héros, le chronotope et l’intertextualité interne au roman. Entre autres constats, l’analyse démontre « un certain paradoxe dans la formation du chronotope du héros principal du roman : étant en harmonie avec l’espace actuel, Bloom s’y trouve partout, par contre il évite l’espace symbolique et mythologique ». Jean-Benoît TSOFACK et J. J. R. TANDIA MOUAFOU nous montrent comment les énoncés toponymiques au Cameroun « participent d’un projet de communication urbaine dont la réussite, au quotidien, dépend de la compétence et/ou de la performance des récepteurs éventuels ». Dépassant le cadre de l’arbitraire du signe, la réalité toponymique en contexte urbain au Cameroun pose le problème du rapport du signifiant linguistique à la réalité extralinguistique assertée. La lecture de cet article laisse penser que le problème qui se pose d’une façon aiguë au Cameroun, touche sans doute les autres pays, et pas seulement ceux de l’Afrique. Nous sommes toujours en Afrique avec Alassane DIA qui, en nous proposant une étude de l’évolution différentes composantes linguistiques de la ville mauritanienne de Nouakchott, ville surgie du désert , il y a un peu moins d’un demi – siècle ,nous permet de comprendre comment l’interaction des facteurs culturels ,sociaux et politiques aboutit à l’émergence d’un code switching issu de langues aussi différentes que l’Arabe littéraire, le Français, le Hassania (version dialectale de l’Arabe), le Peul, le Soninké et le Wolof. Loin d’être désolé par ce constat, Alassane DIA voit dans cette évolution une chance pour la ville et le pays de dépasser les éternels conflits linguistiques, et de se consacrer enfin à la lutte pour le développement. Anna BONDARENCO travaille sur le texte de « La Peste » de CAMUS, et nous montre comment les stéréotypes du discours banal de la ville s’effacent au moment où surgit la peste, « événement » qui s’impose puis génère à son tour une stéréotypie spécifique. Cette analyse vérifie le point de vue qui considère « l’événement » comme une configuration discursive, « c’est-à-dire comme une sorte de micro-récit enchâssé dans une unité discursive plus large ». Georgi L. ARMIANOV se penche sur l’histoire des argots européens, les jargons professionnels et constate une grande diversité de la vie des sociolectes selon les régions de l’Europe, diversité en rapport avec les déterminants économiques, culturels, voire ethnographiques du monde contemporain. Ce travail peut orienter des recherches à venir en sociolinguistique européenne. 10
AVANT – PROPOS Adrien N’TABONA constate avec tristesse que l’école de Bujumbura, en imposant le phénomène d’acculturation, est devenue « une école de la fuite vers un ailleurs, tout d’abord du point de vue axiologique et culturel et, ensuite, du point de vue géographique ». Contre cette conséquence directe de la colonisation, A. N’TABONA estime nécessaire, indispensable, un travail de réaxiologisation à l’école, ce qui suppose « un plan de reconstruction axiologique, c’est-à-dire de réflexion éthique, en soulignant les valeurs qui font qu’un homme est un homme ». Le travail de Katia SANCHEZ sur « l’expression linguistique de la représentation spatiale en Français », montre, à partir de l’analyse des trois principaux éléments de référence à l’espace, le prédicat, le site et la cible, qu’une hiérarchie psychologique « naturelle » régit le discours spatial, et que cette hiérarchie tend à être préservée par l’énonciateur. Catherine LE CUNFF a étudié « la parole du jeune […] dans sa relation à celle de l’adulte et dans ses rapports à la ville ». Lisant la ville à travers la parole des adolescents Catherine LE CUNFF montre toute l’aide efficace que peut apporter la linguistique dans la mise en place d’une politique de la ville. Avec Michel PLACE, nous restons dans le discours des jeunes, mais il s’agit d’élèves de l’école maternelle à qui sont proposés des textes de la littérature enfantine. L’analyse des conversations enregistrées de ces jeunes enfants du milieu rural parlant de la ville, montre tout ce que les outils de la sémiotique peuvent apporter à un enseignant de l’école maternelle ou de l’école élémentaire. Nicole EVERAERT, auteur connu d’ouvrages de sémiotique, et qui participa à plusieurs de nos colloques, nous montre, en analysant un récit en images d’un album pour enfants, « Scène de rue au Brésil », comment un livre de qualité peut provoquer « une émotion intense et juste , susciter chez les enfants une réflexion de type méta-narratif » ; « Il n’y a pas de misérabilisme, d’apitoiement inutile, d’excès de pathos. C’est la parfaite adéquation entre le contenu et l’expression qui provoque l’émotion ». Guy EVERAERT a réalisé un travail sur « Le champ lexical de la ville » qui, outre l’intérêt qu’il présente sur les plans linguistique et sémiotique, s’avère être un outil pédagogique et didactique très efficace. Les quatre communications qui précèdent ont en commun la mise en relation de la sémiotique avec la didactique et la pédagogie : elles sont en un sens fidèles à l’une des idées qui présidèrent à la création du colloque par Georges MAURAND. Marie-Christine MAGLOIRE s’intéresse à une pratique spécifique de l’espace urbain, les TAGS, qui « [relèvent] à la fois de la problématique linguistique de par leur relation au nom et à la signature, [et] de la problématique de l’image par l’attrait visuel et spatial.. » Reprenant la troisième partie de la thèse qu’elle soutint en novembre 2001, Marie Christine MAGLOIRE nous apprend à lire la ville autrement et nous fait découvrir que « Le tagueur est un marcheur qui propose des scénarios de migrations discrètes, sources d’organisations, d’échanges, de cheminements en développant des pratiques migratoires à durée variable ». Si, avec le TAG, on se trouve en présence d’un signifiant à la fois graphique et iconique, c’est sur un signifiant iconique qu’Hélène DESPRES a travaillé et nous a présenté « le fantasme de la tour de Babel dans l’adaptation filmique de ‘l’œuvre au noir’». L’étude de séquences du film montre comment, dans 11
LES LANGAGES DE LA VILLE l’adaptation cinématographique par André BELVAUX (1988), du roman de marguerite YOURCENAR (1968) la ville de Bruges constitue un objet sémiotique à regarder et à concevoir comme la figuration fantastique d’un imaginaire clivé entre la « raison éclairante », et les forces obscures du « Chaos ». Apparaissant comme une « utopie audiovisuelle », la ville obscure convoque la lumière par un effet de manque que le lecteur et le spectateur prennent en charge grâce au processus de comblement imaginaire. C’est encore d’un fantasme dont il est question lorsque Elena PRUS nous présente « Le mythe de la parisienne dans la littérature de colportage et la presse du XIXe siècle ». S’appuyant sur les thèses de G. DUMEZIL et les travaux de Gilbert DURAND, Elena PRUS démonte les mécanismes qui firent de « la parisienne » un modèle construit et modelé par l’homme, modèle qui devint une sorte de « devanture de l’homme » du XIXe siècle, et fit que « la crise d’identité féminine [fut] compensée par l’auréole » que les almanachs, les essais, les mémoires, les romans populaires, les feuilletons, etc.… placèrent sur « La Parisienne ». Ainsi furent étudiées à Albi certaines des innombrables facettes de cet objet sémiotique fascinant qu’est la ville dont Italo CALVINO écrivit dans « Villes invisibles » : « La ville pour celui qui y passe sans y entrer est une chose, et une autre pour celui qui s’y trouve pris et n’en sort pas : une chose est la ville où l’on arrive pour la première fois, une autre celle que l’on quitte pour n’y pas retourner ; chacune mérite un nom différent ». Pierre MARILLAUD CPST
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L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE SUR BERNE
1. INTRODUCTION Quand on observe les langages sur la ville, ceux-ci se répartissent nettement en deux catégories. D’un côté, on relève les langages que l’on peut qualifier de réalistes et qui caractérisent les études sociolinguistiques, démographiques ou économiques sur le milieu urbain. Le numéro 3, "Lieux de ville", de la revue en ligne Marges Linguistiques (mai 2002) nous donne un bon aperçu sur ce registre réaliste avec notamment un article sur le bilinguisme à Bienne en Suisse (Conrad et Matthey) ou une contribution sur la migration des gays et des lesbiennes à Toronto (Labrie et Grimard). D’un autre côté, la ville suscite de nombreuses productions imaginaires, qu’elles soient romanesques (cf. l’Orsenna du Rivage des Syrtes de Gracq) ou mythiques. Pensons à la puissance symbolique toujours vivace de Babylone. Notre étude va se situer entre ces deux approches, dans la mesure où nous tenterons de montrer comment un type de discours, celui des plaquettes touristiques, transforme la factualité de la ville en une représentation plus ou moins imaginaire, cela pour accroître son attractivité. À cet effet, nous allons examiner une plaquette diffusée en 2002 par Bern Tourismus et promouvant la ville de Berne, capitale de la Suisse. À l’instar de tous les prospectus, cette plaquette de douze pages (mais organisée en cinq planches intérieures de format A 3) peut être classée dans la nébuleuse des textes publicitaires, lesquels s’articulent sur deux genres rhétoriques de discours. D’une part, le discours épidictique, fondé sur le macro-acte de l’éloge et axé sur le présent de la célébration du produit proposé. D’autre part, le discours délibératif, plus diffus dans la publicité, qui repose sur le macro-acte du conseil en vue d’une décision future du récepteur quant à l’achat/utilisation du produit en question1. De la sorte, dans le cas de la plaquette sur Berne qui a retenu notre attention, il s’agira de louer la ville pour inciter le public à venir la consommer.
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Pour ces deux genres de discours, voir Aristote (1991).
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LES LANGAGES DE LA VILLE 2. MISE EN SCÈNE ÉPIDICTIQUE : LOUER BERNE Dans cette plaquette touristique, c’est le discours épidictique de l’éloge qui apparaît fondamental, avec son activité de figuration qui consiste à élaborer une mise en scène idéalisée de la ville, propre à stimuler l’intérêt du lecteur. Une telle idéalisation s’appuie sur deux procédures complémentaires : une démarche préliminaire de schématisation (au sens de Grize, 1982) et une démarche principale de positivation. 2.1. Schématisation de la ville Schématiser la ville, c’est en retenir les aspects les plus typiques à travers trois actes énonciatifs. a) Sélectionner Foncièrement elliptique, cette plaquette se limite quasi exclusivement au cinquième de la ville de Berne, à savoir son centre historique circonscrit par la boucle de l’Aar. Ce processus synecdochique, qui fait de la partie centrale un condensé du tout, se rencontre aussi bien dans le texte que dans les grandes vignettes illustratives. Ces dernières présentent tantôt une configuration centripète, le reste de la ville (comme la colline du Gurten, pl. 4) irradiant vers le centre dans une perspective axiale, tantôt une composition centrifuge, le centre se diffusant sur la périphérie de la ville et sur son environnement. Ainsi, à la planche 5, la cathédrale au premier plan fournit le pivot iconique de l’illustration qui se prolonge à l’arrièreplan par les montagnes de l’Oberland bernois. b) Emblématiser Par cet acte énonciatif, le segment central de la ville ainsi sélectionné se voit concrétisé sur des scènes ou des lieux représentatifs à forte prégnance mémorielle. Si l’on prend la première planche de la plaquette, le "patrimoine mondial de l’UNESCO" qu'est la vieille ville (unité thématique formulée en accroche) s’y trouve fractionné en trois sous-ensembles emblématiques : – D’abord, une grande vignette qui occupe les deux tiers de la planche et qui exemplarise, en une sorte de carte postale atemporelle ou de tableau figé, le côté est du centre-ville. – Ensuite, sur la partie supérieure de la planche, une séquence horizontale de neuf vignettes moyennes qui narrativisent visuellement certains aspects saillants du centre-ville (esplanade animée de la Bärenplatz, piéton sous un passage voûté…). – Enfin, une séquence verbo-iconique verticale qui achève d’encadrer la grande vignette sur le côté droit de la planche et dont les trois micro-vignettes illustrent les îlots textuels qui les suivent par des représentations urbaines remarquables. Entre autres, l’image de la coupole du parlement ancre thématiquement et balise visuellement le second îlot textuel consacré aux activités politiques de la capitale suisse qu’est Berne. Cette disposition à la fois tabulaire et séquentielle de la première planche de la plaquette met en exergue autant de figures emblématiques ou de repères-signes dont chacun symbolise Berne. Parmi eux, on relève le blason de la ville (deuxième vignette de la séquence horizontale supérieure), telle scène typique comme le marché (septième vignette de cette même séquence), l’un ou l’autre de ses monuments célèbres, comme la fontaine de l’Ogre (troisième vignette de la 14
L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE… séquence verticale) ou son animal fétiche : l’ours. Celui-ci est montré en gros plan (sixième vignette horizontale), puis décrit dans le texte qui fonctionne alors comme relais (Barthes, 1964) : "La ville avec sa fosse aux ours tant visitée – l’ours étant l’animal héraldique de la ville […]". c) Rationaliser Étayant la sélection d’emblèmes urbains que l’on vient de voir, ce troisième acte énonciatif vise à faire de Berne un espace rassurant où tout est étroitement ordonné. Cette rationalisation de la ville est évidente dans la planification thématique de la plaquette, laquelle lui confère une grande lisibilité : présentation globale du centre-ville [pl. 1], focalisation sur les arcades de la vieille ville et sur leurs commerces [pl. 2], extension aux parcs entourant la boucle de l’Aar [pl. 3], aux activités culturelles et artistiques rayonnant à partir du centre-ville [pl. 4], à l’espace péri-urbain de celui-ci [pl. 5]. La rationalisation de la ville est également manifeste dans la composition formelle de la plaquette : structuration identique des cinq planches selon l’agencement précédemment observé pour la première, correspondances multiples entre les pages de la plaquette grâce à des leitmotive iconiques et langagiers… Soit les quatre illustrations de la couverture regroupées en bloc et montrant le palais fédéral, la cathédrale, les arcades, la tour de l’Horloge (cf. la reproduction jointe en annexe). Ces illustrations constituent une matrice paradigmatique qui se déplie syntagmatiquement, en de nombreuses occurrences, dans les pages consécutives. Ainsi, les arcades se voient disséminées soit iconiquement, soit textuellement, dans le dernier îlot rédactionnel de la planche 1, sur la grande vignette et dans le rédactionnel de la planche 2 ou dans le récapitulatif de la planche 5. De la sorte, l’extrême régulation topographique de la plaquette construit, dans une démarche mimétique où la description et son objet tendent à se confondre, une image elle-même fortement régulée de Berne qui apparaît comme un espace totalement maîtrisé. 2.2. Positivation de la ville L’activité de schématisation que nous venons d’analyser participe déjà à la rhétorique de l’éloge de Berne, dans la mesure où ses filtrages parfaitement organisés rehaussent le site urbain décrit. Cependant, si la dispositio de la plaquette contribue à la célébration de Berne, celle-ci trouve son aboutissement dans l’inventio (création de valeurs) et dans l’elocutio (ou l’énonciation) des auteurs anonymes de cette plaquette, à travers trois actes de discours positivants. a) Valoriser Valoriser la ville, c’est introduire en elle des hiérarchies préférentielles qui la convertissent en un espace axiologisé, en lui attribuant des valeurs d’usage et des valeurs symboliques. Dans la plaquette de Bern Tourismus, les valeurs d’usage – qui définissent l’évaluation pratique du produit-ville – sont secondaires. Celles-ci concernent notamment la grande accessibilité de Berne, exposée dans le premier îlot textuel de la planche 5 : Des liaisons directes avec les trains à grande vitesse TGV, ICE et Pendolino existent depuis les pays voisins. De plus, Berne se situe près des aéroports intercontinentaux de Zürich, Genève et Basel. Et l’aéroport international de Berne-Belp se trouve quasiment devant la porte de la ville. Avec des liaisons 15
LES LANGAGES DE LA VILLE quotidiennes vers de nombreuses villes européennes d’importance. Le trafic privé arrive au cœur de la Suisse via un excellent réseau autoroutier. Autre valeur d’usage non négligeable en Suisse, la gratuité de plusieurs services offerts à Berne est mentionnée çà et là : "Des piscines et des pelouses gratuites sont ouvertes à chacun" [pl. 3]… Par contre, Berne est investie d’importantes valeurs symboliques, cellesci se greffant sur des lieux rhétoriques, c’est-à-dire sur des schèmes argumentatifs très généraux sous-tendant la thématique de la plaquette. Ces valeurs symboliques sont formulées par le biais de couplages antithétiques : • Singularité/Universalité. S’intégrant dans le lieu rhétorique "de l’unique"1, la singularité met en valeur quelques curiosités spécifiques à Berne : "Une attraction sans pareille est la foire aux Oignons" [pl. 2] – "Les pièces rares et exclusives de son musée des Beaux-Arts" [pl. 4]… De son côté, l’universalité crée une valorisation ouvrant Berne sur les flux internationaux. C’est le cas avec les mentions de l’inscription de la ville au "patrimoine mondial de l’UNESCO". Ou avec les allusions à ses célébrités incontournables, comme Klee ("La plus grande collection de travaux de Paul Klee", pl. 4) et Einstein : "De 1902 à 1909, une autre personnalité a aussi vécu à Berne : Albert Einstein. Il y a élaboré sa théorie de la relativité restreinte" [pl. 4]. Ce premier couplage antithétique est non seulement dit dans le texte, mais aussi montré sur les illustrations. Ainsi, représentée sur la grande vignette de la planche 1 avec ses jardins en terrasse, ses hautes maisons patriciennes aux volets verts, ses deux clochers de la cathédrale et de la Christ-Kirche, l’unicité du site de la vieille ville se voit transformée sur la couverture (cf. reproduction en annexe) – grâce à la technique du noircissement des détails – en un paysage urbain universel pouvant évoquer n’importe quelle ville. • Passé/Présent. Selon les rédacteurs de la plaquette, Berne condense également les valeurs temporelles de la tradition et du modernisme. Ces valeurs opposées sont clairement proclamées sur la planche 4 consacrée à la diversité du tissu urbain bernois : "On veille à conserver le paysage urbain de la vieille ville. […] Berne est aussi ouverte aux tendances modernes de l’architecture et du design". Elles apparaissent encore dans le récapitulatif de la dernière planche : Les boutiques de la vieille ville abondent en antiquaires. L’Université construit actuellement des instruments pour la sonde Rosetta en vue de son voyage vers la comète Wirtanen. • Culture/Nature. Enfin, Berne est décrite comme concentrant les valeurs davantage thématisées d’une vie culturelle intense : musées ("Berne vous propose 16 musées déclinant des thèmes allant de l’histoire à la communication", pl. 4), activités musicales et théâtrales : "Le théâtre municipal et le Kulturcasino se trouvent à quelques pas l’un de l’autre" [pl. 4]… Cette vie culturelle cohabite avec une nature restée intacte, comme en témoignent les nombreuses informations sur les espaces verts à haute valorisation écologique. Ceux-ci sont largement représentés sur les illustrations (grandes vignettes des planches 3 et 4…) et abondamment commentés dans les différents rédactionnels : "Le paysage créé par la nature est idéal pour les activités sportives de toutes sortes" [pl. 3]…
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Le lieu "de l’unique" sert de base à une argumentation prônant l’originalité et l’excellence d’une entité par rapport à celles qui l’entourent (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1988).
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L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE… Ces valeurs antithétiques1 sont en outre amplifiées selon une énonciation "par-delà" qui les projette au sommet de leur échelle thématique. Cette amplification s’effectue à l’aide des procédés classiques du discours épidictique de l’éloge2 : généralisations ("Un restaurant qui s’étend des faubourgs à la gare", pl. 2), superlatifs ("Berne est un des témoins les plus prestigieux de l’urbanisme médiéval en Europe", pl. 1), hyperboles ("Un parc sans fin", pl. 3)… La ville de Berne apparaît ainsi comme un espace de totalisation, fortement positivé et riche en polarités axiologiques. Celles-ci ne s’y côtoient pas seulement, mais elles y fusionnent en des échanges incessants. Berne se transforme alors en un espace de médiation assurant un syncrétisme entre des valeurs antithétiques, ce que laissent entendre plusieurs titres de la plaquette : Un patrimoine ancestral resté jeune. [pl. 1] [Conciliation de la tradition et du modernisme] Les oignons poussent sur les pavés. [pl. 2] [Médiation de la nature et de la culture] Citoyens du monde au détour de petites ruelles. [pl. 4] [Union de l’universalité et de la singularité] Ces titres font de Berne une synthèse de lieux rhétoriques ou un microcosme où interagissent les valeurs les plus diverses. Le leitmotiv de la rencontre, omniprésent dans la plaquette et notamment sur sa couverture ("Berne – ville de rencontres"), symbolise ce dynamisme fusionnel conféré à la ville. b) Esthétiser Conjointement à la valorisation, la positivation élogieuse de la ville de Berne mobilise un autre acte énonciatif : esthétiser. Moteur du genre épidictique selon Sullivan (1993), l’esthétisation présentée par la plaquette touristique est double. Elle concerne le référent urbain lui-même, dénoté à travers différentes propriétés appréciatives. Celles-ci sont formulées par des adjectifs descriptifs ("des façades fleuries", pl. 1) ou par des adjectifs évaluatifs orientés à la hausse et assertés comme allant de soi, bien que leur norme de référence soit relative à l’instance énonciative de la plaquette : "La charmante ville de Berne" [pl. 1]. Ces adjectifs évaluatifs sont parfois attribués au point de vue du visiteur, dans une focalisation enchâssée : "Depuis le jardin de roses, situé au-dessus de la boucle de l’Aar, vous aurez la plus belle vue sur la ville de Berne" [pl. 1]. À cela s’ajoutent des verbes subjectifs qui permettent une appréciation en acte sur la beauté du cadre urbain : "De nombreux galeristes embellissent les ruelles du centre" [pl. 5]. L’esthétisme de la ville déteint sur le discours de la plaquette, magnifié à la hauteur du référent promu. Sans parler de l’aspect luxueux du support médiatique utilisé (papier glacé haut de gamme), les rédacteurs adoptent un style relevé, émaillé de figures visant à sublimer l’écriture. Parmi celles-ci, mentionnons le recours aux
1 Pour un aperçu plus détaillé sur elles, se reporter à Guerrini et Majcherczak (1999) [valeurs singulières/universelles], Molinié (1992) [valeurs temporelles] et Levi-Strauss (1974) [valeurs culturelles/naturelles]. 2 La corrélation entre amplification et éloge a été relevée par un certain nombre de commentateurs : Aristote (1991), Dominicy et Franken (2001)…
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LES LANGAGES DE LA VILLE paradoxes ("Des parapluies construits en pierre"1, pl. 2…), ainsi qu’à diverses métaphores inventives, en particulier pour dépeindre la boucle de l’Aar : "Le vieux serpent fait croître une vie colorée" [pl. 3]. De même, les éléments iconiques de la plaquette révèlent une esthétisation marquée : jeu sur la perspective des grandes vignettes (voir par exemple le travail sur la profondeur dans la représentation des arcades [pl. 2]) ; diversification de leurs angles de vision (alternance de contreplongées [pl. 1] et de plongées [pl. 3 et 4] dans les panoramas du centre-ville…) ; composition chromatique contrastive et harmonieuse de ces mêmes grandes vignettes [cf. pl. 1, 4 ou 5], avec un équilibre entre les tonalités chaudes (rouge-ocre dominant des maisons de la vieille ville) et les tonalités froides (bleu constant du ciel ou vert de la végétation)… Comme le montre la reproduction de la couverture en annexe, à lui seul le logo de Berne est symptomatique d’un tel traitement artistique des éléments iconiques. Disposé en chiasme au bas gauche de la page avec les couleurs symboliques de la ville (jaune et rouge), il est reproduit en miroir dans la partie supérieure de la page, avec une incrustation en palimpseste des monuments représentatifs de la ville. Bref, qu’il s’agisse du signifiant de la plaquette ou de son contenu dénoté, tout est mis en œuvre au profit d’un beau-dire généralisé ou d’un "paradis-langage" (Spitzer, 1978) apte à éveiller le désir envers la destination touristique ainsi exaltée. c) Humaniser Dans la plaquette sur Berne, l’éloge de la ville se fait enfin par son humanisation, susceptible de la rendre plus attachante et plus proche des lecteurs/touristes potentiels. Celle-ci consiste pour l’essentiel à produire l’image d’une "cité à dimension humaine" [pl. 1] dans laquelle l’espace urbain prolonge celui de ses occupants selon une symbiose euphorique. Sur le plan actantiel, la plaquette met constamment en scène un topos prédominant : celui de la promenade, lequel témoigne d’une appropriation ambulatoire de la ville par les flâneurs. Le premier îlot rédactionnel de la planche 3 est typique à cet égard : À quelques minutes à pied de la gare déjà, on se promène au bord de la rivière, sous les arbres, entouré de nature. En suivant le cours d’eau, on longe bientôt le jardin botanique. En le remontant, on arrive au zoo Dählhölzli. Sur le plan thymique, ce leitmotiv de la flânerie se traduit par le plaisir du marcheur : "Se promener à l’ombre des grands arbres […] est tellement agréable" [pl. 3]… Plus largement, ce sont les activités les plus diverses qui paraissent baigner dans un hédonisme ambiant : "Apprécier les délices culinaires" [pl. 2] – "Vous pourrez déguster les nouvelles tendances de la vie culturelle" [pl. 4]… L’humanisation de Berne est ainsi entièrement axée sur le faire gratuit et gratifiant du loisir, d’où toute idée d’activité contraignante est absente. En fin de compte dans cette plaquette, l’éloge de la ville aboutit à l’élaboration du topos global du locus amoenus, avec ses traits stéréotypés : lieu microcosmique, idéalisé, esthétisé et euphorique. Mais alors que le locus amoenus classique se caractérise par sa fermeture (pensons au Forez de L’Astrée d’Honoré d’Urfé), le locus amoenus urbain construit par l’instance énonciatrice de la plaquette est ouvert sur l’extérieur, comme l’indique l’un des titres de la planche 5 : "Berne : la capitale au cœur de la Suisse, au cœur de l’Europe". 1
Il est ici question des arcades du centre-ville.
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L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE… 3. DE L’ÉPIDICTIQUE AU DÉLIBÉRATIF À travers sa scénographie laudative, une telle plaquette touristique a un but perlocutoire fondamental, à savoir : attirer les visiteurs à Berne. Comme l’ont montré plusieurs observateurs (dont Reboul, 1991), le discours épidictique comporte intrinsèquement une orientation persuasive, prédisposant ses récepteurs à l’action. Loin d’obéir à des procédures logico-déductives plus ou moins complexes (du genre Démontrer — > Convaincre), cette orientation persuasive est de nature empathique, faisant appel à la "séduction" (Grize, 1981) et à l’"évocation"1 (Dominicy & Michaux, 2001). 3.1. Faire adhérer La visée de cette plaquette est de susciter l’adhésion immédiate des lecteurs aux valeurs idéalisées et séduisantes de Berne que l’on a vues, de sorte qu’ils aient envie de venir les découvrir sur place. Cette adhésion est d’autant plus probable qu’il s’agit de valeurs consensuelles, communément admises et difficilement contestables2. Pour la stimuler, la plaquette s’appuie sur une stratégie centrale qui consiste à favoriser l’identification des lecteurs avec les flâneurs comblés dépeints à maintes reprises. Cette identification est amorcée par plusieurs procédés. D’une part, au niveau du rédactionnel, divers pronoms indéfinis précèdent les verbes encadrant la description de la ville : "On peut voir les membres du Gouvernement" [pl. 1] – "On est vite à Berne" [pl. 5]… De même, cette description s’effectue fréquemment par le biais d’une focalisation zéro, qu’elle recourt à des formulations impersonnelles ("Un réseau d’arcades où il fait bon se promener" [pl. 2]…) ou à l’effacement du pôle agent : "La marche à pied sur les promenades de l’Aar est appréciée" [pl. 3]. De tels procédés permettent une indexation référentielle ouverte dans laquelle n’importe qui peut se reconnaître : la population bernoise, mais aussi les touristes et les visiteurs éventuels, dont les lecteurs de la plaquette. D’autre part, certaines illustrations, comme la grande vignette de la planche 2, mettent en scène des promeneurs de dos, que ce soit sous les arcades ou sur la place du Marché. Outre son rôle d’hypotypose (forte actualisation sur l’ÊTRE-LÀ de l’image), cette représentation de promeneurs anonymes crée un effet de prolepse (ou d’anticipation dans le présent), à travers lequel ceux-ci pourraient bien être déjà les lecteurs eux-mêmes en train de consommer la ville. 3.2. Conseiller L’incitation faite aux lecteurs à participer au locus amoenus urbain célébré donne également lieu à des marques énonciatives plus explicites qui appartiennent au genre délibératif du conseil. Au niveau du rédactionnel proprement dit, le conseil est encore diffus, prenant la forme d’actes de langage sollicitatifs, avec une présence claire du pôle allocutif : "Les fameuses arcades vous engagent à la 1 Reposant sur une logique de participation, l’évocation fournit du prêt-à-persuader en donnant à voir des valeurs déjà partagées, dans le but d’accroître la communion affective de l’auditoire avec celles-ci. 2 Ajoutons qu’à la différence des encarts publicitaires, une plaquette touristique comme celle de Berne est lue par des personnes déjà intéressées qui ont fait l’effort de se la procurer. Par conséquent, sa séduction aura d’autant plus de chance d’opérer.
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LES LANGAGES DE LA VILLE promenade" [pl. 1] – "La propreté des flots vous incite à la baignade" [pl. 3]1… Par contre, au niveau du sous-rédactionnel en italique qui apparaît à cinq reprises sous la rubrique "Notre tuyau", à la suite de certains îlots textuels, le conseil devient plus pressant, avec des actes de recommandation à l’impératif : "Laissez votre parapluie chez vous et prélassez-vous lors d’un lèche-vitrine le long des centaines de boutiques" [pl. 2] – "Visitez les bâtiments industriels réaffectés à de nouvelles tâches comme l’Unitobler" [pl. 4]… Enfin, sur la page de dos de la couverture, le conseil concerne plus particulièrement le contact avec l’Office de Tourisme bernois, dans une interaction dialogique mise en évidence : "Nous sommes là pour vous pendant les 365 jours de l’année. Demandez-nous d’autres tuyaux et idées". 4. CONCLUSION Finalement, la plaquette touristique que nous venons d’analyser développe un discours ambigu sur la ville. Son ambiguïté est d’abord référentielle, en ce qu’il construit un artefact de ville mi-réelle, avec son architecture et son cadre de vie spécifique, mi-imaginaire, avec les valeurs génériques qu’elle peut évoquer, cet imaginaire étant cependant asserté comme réel. Le discours de cette plaquette est encore ambigu sur le plan énonciatif, puisqu’il oscille entre une description factuelle prédominante de la ville et une argumentation voilée incitant à venir visiter celle-ci. On retrouve ici la stratégie communicative du genre publicitaire auquel appartient cette plaquette : celle d’un macro-acte de langage indirect estompant sa visée pratique (faire consommer Berne) derrière un exercice contemplatif apparemment plus gratuit (faire admirer Berne). Mais dans l’ensemble, le discours de cette plaquette promotionnelle est foncièrement rhétorique, non seulement parce qu’il joue subtilement entre les genres épidictique et délibératif, mais surtout en ce qu’il concilie les trois grands préceptes formulés par Cicéron (1967) : docere (informer sur la ville), delectare (plaire à propos de la ville), movere (établir un rapport affectif avec la ville). Marc BONHOMME Université de Berne marc.bonhomme@rom.unibe.ch BIBLIOGRAPHIE ARISTOTE, Rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1991. BARTHES R., "Rhétorique de l’image", Communications, 4, 1964, 40-51. CICÉRON, De l’orateur, Paris, Les Belles Lettres, 1967. DOMINICY M. & FRANKEN N., "Épidictique et discours expressif", in Dominicy M. & Frédéric M. (Éds), La Mise en scène des valeurs, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2001, 79-106. DOMINICY M. & MICHAUX C., "Le jeu réciproque du cognitif et de l’émotif dans le genre épidictique", in Dominicy M. & Frédéric M. (Éds), La Mise en scène des valeurs, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2001, 135-165. 1
Comme le note Spitzer (1978) à propos de la publicité américaine, le pôle allocutif "vous" ("you" en anglais) est ambivalent, du fait qu’il peut désigner collectivement le public ["vous" pluriel], mais aussi personnellement chaque lecteur ["vous" de politesse]. Cette ambivalence lui donne une prégnance médiatique maximale.
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L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE… GRIZE J.-B., "L’argumentation : explication ou séduction", in L’Argumentation, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1981, 29-40. GRIZE J.-B., De la logique à l’argumentation, Genève, Droz, 1982. GUERRINI J.- Cl. & MAJCHERCZAK E., L’Argumentation au pluriel, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1999. LEVI-STRAUSS Cl., Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974. MOLINIÉ G., Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992. PERELMAN C. & OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éd. de l’Université Libre de Bruxelles, 1988. REBOUL O., Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991. SPITZER L., "La publicité américaine comme art populaire", Poétique, 34, 1978, 152-171. SULLIVAN D. L., "The Ethos of Epideictic Encounter", Philosophy and Rhetoric, 26, 1993, 113-133.
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LES LANGAGES DE LA VILLE
Annexe :
Couverture de la plaquette touristique analysĂŠe (Bern Tourismus 2002)
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L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET Questionner la ville, c’est aussi s’interroger sur l’architecture et son sens. Quel est l’enjeu de l’architecture, cet art dont Hegel, dans son Esthétique affirmait qu’il était le plus vieux de tous les arts, la petite enfance des arts destinés, par le mouvement de l’Aufhebung, à le dépasser1 ? Dans quels termes énoncer le défi que le XXIe siècle lui lance ? Certains des projets pharaoniques architecturaux mis en œuvre ces dernières années – le viaduc de Millau, la route construite spécialement pour acheminer à Blagnac les éléments de l’Airbus A3XX, les hangars destinés à abriter la construction de cet avion, l’édification en Allemagne des garages d’où sortiront (réalisations de la société CargoLifter) les Zeppelins destinés à transporter des charges que la route ne peut supporter – s’avèrent à la fois sublimes et inquiétants : ils débouchent sur la question de l’humain. Est humain le vivant qui, à l’opposé des autres animaux, habite ; le verbe habiter est essentiellement connecté à l’humain. L’habiter est l’humus qui permet l’humain. Si, chronologiquement, l’habiter est survenu dans l’histoire postérieurement à l’apparition de l’homme, ontologiquement au contraire, l’habiter précède l’humain parce qu’il en constitue une des conditions de possibilité. Ménager l’habiter, c’est justement l’affaire de l’architecture. Où est passé l’humain dans l’architecture contemporaine ? Architecture ? Parmi les arts, l’architecture est, nous enseigne Hegel, celui qui vient en premier — sinon chronologiquement, à tout le moins ontologiquement. Hegel dit en effet, dans son Esthétique : « La première place appartient, par la nature même des choses, à l’architecture. Elle représente le début de l’art »2. C’est l’art de bâtir des édifices destinés à abriter les morts (les tombeaux), les divinités, l’homme, les œuvres d’art (les musées) et les œuvres ou produits de la technique (les hangars). Dans ce dernier cas, l’architecture peut s’intégrer dans un dispositif technique – un hangar, où l’on stocke le foin, où l’on abrite le nouvel Airbus ou bien le Zeppelin porte-charge. Elle édifie des monuments religieux, des monuments commémoratifs et les habitations des hommes3. Parfois elle peut concevoir toute une ville : ainsi Le Corbusier à Brasilia, se hissant à la réalisation d’un rêve de Descartes (lorsque ce dernier vante les cités constituées par « ces places régulières, qu’un 1 2 3
G.W.F.Hegel, Esthétique (1835), Paris, Flammarion, 1977, troisième volume, p. 16 GWF Hegel, Leçons sur l’Esthétique (1835), Paris, Aubier-Montaigne, VI, 1964, p. 23. Félicien Challaye, L’Art et la beauté, Paris, Fernand Nathan, 1929, page 182.
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LES LANGAGES DE LA VILLE ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine »)1. Ainsi, tantôt l’architecture se trouve en position d’absolue domination (comme dans l’utopie cartésienne de la cité régulièrement tracée), tantôt elle tombe dans une position auxiliaire (lorsqu’elle est un élément d’un dispositif technique, un Gestell dirait justement Heidegger, plus vaste). Dans tous les cas cependant, l’activité de l’architecture consiste à bâtir des édifices pour donner son abri à ce qui doit avoir son séjour sur la terre humaine. * * * Insistons sur l’ambiguïté de tout édifice architectural. Son déchirement conceptuel malgré sa solidité de pierre. Un édifice architectural est en effet presque toujours pour l’homme, répond toujours à la volonté humaine – pour l’homme, même quand, explicitement, il est dit de lui, comme dans le cas d’un temple, qu’il a été bâti pour un dieu, ou pour les dieux autrement dit quand il est leur abri – et toujours à la fois contre lui, l’homme. Qu’est-ce que ce « contre », que désigne-t-il ? Les édifices architecturaux inspirent l’admiration. Dans l’architecture l’homme admire toujours à la fois son œuvre et ce qui, dans son œuvre, lui échappe. Admirer, mirer, miroir : en ce miroir qu’est l’œuvre architecturale, l’homme se reflète (en vertu de la fonction de fidèle reproduction que possède tout miroir), trouve son reflet, mais en même temps il se révèle (tout miroir révélant ce qu’on ne peut voir sans lui) quelque chose qui n’est pas de l’ordre du reflet, qui excède la compréhension que l’homme développe de lui-même. Admiration : miroir reflétant et miroir révélant se superposent. Il y a donc ce qui se miroite et ce qui se révèle. Ce qui se miroite, c’est l’homme. Mais, qu’est-ce donc qui se révèle au-delà du simple reflet dans la contemplation d’une œuvre architecturale par l’homme ? Le sentiment esthétique que nous éprouvons devant une œuvre architecturale est rarement celui du beau, il est en général plutôt celui du sublime, qui laisse une part d’incompréhensible quant à ses véritables nature et origine. L’auteur est bien entendu l’homme, mais l’on est submergé par une impression inverse. Autant les pyramides d’Egypte que feu les Twin Towers de New-York suggèrent cette idée. C’est l’homme certes, on en demeure convaincu, qui est à l’origine de ces édifices et qui s’exprime à travers eux, qui peut trouver en eux son reflet ; mais au sein de cette conviction même, une béance ne se comble point, qui nous laisse entendre que c’est aussi plus que l’homme et autre que l’homme. Plus, autre chose : manifestement humaines, ces œuvres architecturales apparaissent en outre aussi bien inhumaines que plus qu’humaines. C’est de cette subsumation de l’humain sous l’inhumain et le plus qu’humain, réunis, que provient le sublime du sentiment esthétique architectural. Kant a eu le tort de ne développer son analyse du sublime (sa fameuse distinction entre le beau et le sublime) que par rapport à la nature ; pour lui, c’est le spectacle grandiose de la nature, en ce qu’il peut, comme à la faveur d’un orage, bouleverser l’âme tout entière, qui est sublime, tandis que les œuvres relevant de ce qu’on appelle en général les beaux-arts peuvent mériter la qualification de belles. Or, cette conception ne convient pas quand il s’agit de l’architecture, le concept de beau se révèle insuffisant pour rendre compte de la beauté d’une œuvre architecturale. Celle-ci est toujours également sublime, comme une tempête ou comme la nuit, ou comme un étonnant paysage naturel (un canyon ou un volcan). La sublimité exprime en quoi une œuvre de l’architecture est inhumaine et surhumaine – si on 1
René Descartes, Discours de la Méthode (1636), Paris, GF-Flammarion, 1992, page 35.
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L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET peut hasarder ici ce vocal nietzschéen. La visite, avant la Révolution française des tombeaux de Saint-Denis où, sous le gazon funèbre et le drap mortuaire reposaient les restes de la royale race de saint Louis, la race de ces rois de France dont Chateaubriand dit qu’ils étaient nonobstant leur lustre « les vassaux de la mort », donnait naissance, lorsqu’on s’enfonçait dans le souterrain, à un sentiment sublime parfaitement décrit par la plume de l’auteur du Génie du Christianisme : « En présence des âges, dont les flots écoulés semblent gronder encore dans ces profondeurs, les esprits sont abattus par le poids des pensées qui les oppressent. L’âme entière frémit, en contemplant tant de néant et de grandeur »1. Ce frémissement est très exactement la signature du sublime – il trouve son origine dans l’alliance subjugante de la pierre (les tombeaux, le souterrain), de la nature (la mort, les morts), de l’imaginaire (la sacralité des rois) et du concept (le néant, la grandeur). Une conséquence importante suit de ces remarques quant au sublime : quoiqu’étant une œuvre d’art, une œuvre architecturale se comporte à notre égard comme si elle était un élément grandiose de la nature, d’où le sublime. C’est vrai des pyramides, par exemple – œuvres de l’art, elles bouleversent chacun comme le fait le spectacle de la nature quand il atteint le sublime. On le comprend : ce n’est pas sans raison qu’Alain, dans les Vingt Leçons sur les beaux-arts, dit de l’architecture qu’« elle est inhumaine »2. L’inhumain de l’architecture essaie de se dire dans la grandeur, dans la masse, dans la pierre, dans la durée. Il faut également comprendre à travers le mot « inhumain » autre chose. Inhumain peut-être aussi le type d’êtres que l’architecture, dans les cas où elle force le plus notre admiration, abrite ; les dieux ou bien Dieu, les rois et les empereurs, les œuvres d’art, les morts, la mort. Or, tous ces objets abrités par l’architecture excèdent l’humain, sont inhumains, diffusent un voile de magie qui les retire de l’humain. L’architecture n’est pas, contrairement à ce qu’en postule Hegel, le moment de l’art sans contenu, de l’art dans la pure extériorité à lui-même de l’esprit. Au contraire, l’architecture abrite un contenu, l’inhumain. Les pyramides d’ailleurs, en leur abri contre le temps, réunissaient tous ces éléments. Inhumain veut précisément dire ceci : l’architecture porte et abrite le divin. Il est arrivé à Hegel d’écrire de la religion quelle est réflexion sur l’art. Il semblerait que cette remarque soit encore plus appropriée quand la pensée porte sur l’architecture. La religion est la réflexion sur l’architecture. Ou mieux : toute religion est réflexion sur l’architecture en ce que cet art fixe le divin dans la pierre et dans le lieu. Certes, grâce à l’architecture, l’homme habite le monde – l’architecture ménage le monde pour que l’homme puisse l’habiter en homme. Cet habiter humain se produit en des guises différentes suivant les temps et les lieux, guises de ménagement du monde que l’on nomme les civilisations. Mais, avant de ménager le monde en vue de l’homme, l’architecture fixe les dieux, le divin, leur attribue un territoire et les enferme dans un lieu sacré. Un territoire est un lieu fermé sur la surface de la terre, une délimitation terrestre. Sur le territoire, tracé sur la terre, sont bâtis des lieux qui enferment les dieux, les édifices religieux ; les dieux sont alors un peu comme des grives prises à la glu d’un piège. Le sacré est ce lieu architectural
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François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme (1802), Paris, Garnier-Flammarion, 1966, tome II, page 100. 2 Alain, Vingt Leçons sur les beaux-arts (1930), Les Arts et les dieux, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1968, p. 549.
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LES LANGAGES DE LA VILLE où l’homme piège les dieux/le divin dans un territoire qui leur sera réservé. Le dehors de ce piège est le profane, son dedans est le sacré. Que serait le divin sans l’architecture ? Le divin n’est point sans une inscription, sans qu’il soit inscrit quelque part. Les dieux de la nature, objets des cultes polythéistes, eux-mêmes ont besoin de temples. Une inscription fichée dans un sol, dans un lieu, dans un livre et appelée par le divin. Même si, avec la Bible, le divin devient ainsi que Régis Debray l’a signalé « portable »1. Dieu – le Dieu d’Abraham et le Dieu des Evangiles – est-il pensable sans les synagogues juives, sans les églises catholiques et orthodoxes, sans les temples réformés ? La question n’est pas ici celle de l’icône et de la représentation, mais celle de l’abri et de l’habitat terrestre (territorialisé) de Dieu, celle, non de sa représentation matérielle mais de son lieu matériel, du lieu de Dieu. Non la question traditionnelle de l’image, mais celle du lieu. Ce Dieu est-il pensable sans des lieux de culte bâtis tout exprès pour lui ? Sans le temple protestant où les fidèles se réunissent, en un lieu sur un sol et sous un toit, pour lire ensemble l’inscription de Dieu dans un livre, dans son habitat portable, la Bible ? Ce qui donne à penser que le livre – la Bible – est comme une église, ou un temple – mais portable, transportable. Et inversement, qu’une église ou un temple est ce même livre immobilisé, figé dans la pierre et dans la terre. Ainsi Victor Hugo se souvient-il qu’aux hommes du Moyen Age les cathédrales de pierre étaient les livres de lecture sainte. Fulcanelli, alchimiste du XIXe et XXe siècle, voyait aussi dans les cathédrales des livres, mais écrits en un langage ésotérique s’adressant aux seuls initiés2. Dans cette dernière perspective, les cathédrales sont les livres des alchimistes. Une réversibilité apparaît : si l’église est un livre à sa façon, le livre est une église également (une église de papier ou de parchemin, où Dieu est censé venir habiter aussi). Donc le livre/la Bible n’échappe pas tout à fait à la juridiction de l’architecture. Certes l’architecture – de la tour de Babel aux murailles de Jéricho et au temple de Salomon – est toujours présente dans la Bible. Mais surtout : la Bible est un temple rempli d’autres temples, un temple abritant Dieu, et par là elle relève complètement de l’architecture. L’architecture est à la fois pour et contre l’homme. Elle est dans ce cas une question politique. L’architecture est à la fois pour et contre le divin. Elle est dans ce cas une question théologique. Contre : elle piège le divin. Pour : ce piège figure au fond la condition de possibilité de l’existence du divin dans le monde humain. Architecture et poésie, ici, s’écartent et se rapprochent à la fois. L’architecture est un piège tendu au divin pour que celui-ci s’immobilise, persiste dans le temps. Le divin s’immobilise dans la pierre des édifices par l’œuvre de l’architecture. Ainsi les temples et les églises. La poésie, ni chez Homère, ni chez Hésiode, ni chez Pindare, ni non plus chez Hölderlin, ne parvient à retenir durablement le divin dans le séjour humain, comme l’architecture y parvient. Le divin, comme du sable, file entre les doigts – ou plutôt entre les mots, entre les pages des poètes. Pourtant, tous ces poètes — Homère, Hésiode, Pindare, Hölderlin – sont des poètes du divin. C’est que dans la poésie le divin ne dépasse pas la fluidité – il se manifeste par l’évanescence (l’évanescence étant sa paradoxale épiphanie), par l’aérienne mobilité, et défiant toute solidification, il reste nomade. La hiérophanie poétique est évanouissement – c’est à la fois sa beauté et sa faiblesse institutionnelle. Aucune œuvre poétique ne témoigne mieux de cette situation que 1 2
Régis Debray, Dieu, un itinéraire, Paris, Odile Jacob, 2001. Fulcanelli, Le Mystère des cathédrales (1922), Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1977.
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L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET celle de Hölderlin. L’architecture se distingue de cette fluidité du divin dans la poésie, dans la mesure où elle parvient à retenir le divin dans la pierre. Si l’écoulement – d’où sans doute aucun sa proximité avec cette technique nommée du fluvial vocable de rhétorique – signe la poésie, la fixité pour sa part caractérise l’architecture : héraclitéenne par essence (tout coule) est la poésie, quand parménidéenne (l’être est, le mouvement n’est pas) s’avère l’architecture. La sculpture, toute de pierre qu’elle est, ne parvient pas à ce résultat parce que la sculpture ne taille pas une demeure, une habitation : si le divin rencontre la sculpture, et s’y laisse figurer, cette rencontre demeure extérieure car la sculpture n’offre aucun toit sous lequel s’abriter au divin. Les statues – exception faite des gisants, à la nature mixte : mi-tombeaux, mi-statues — ne sont pas même des tombeaux : elles n’abritent rien. Dans l’architecture, la rencontre entre le divin et la pierre dessine un lieu intérieur impossible à la sculpture. Architecture : présence durable, qui impose, qui en impose, de ce divin, opposée à la fois à sa présence évanouissante, en voie d’absence ou de désertion, furtive, dans la poésie, et à sa présence uniquement extérieure dans la sculpture. Avec l’architecture la pierre a un dedans qu’elle n’a pas avec la sculpture. En ce sens, plus que « l’art de la mort », ainsi que la caractérise Hegel, et sans nier l’importance des tombeaux, sur lesquels (en suivant Paul Valéry pour qui d’ailleurs il importe que les dieux aient un toit) il y aurait beaucoup à méditer, l’architecture est avant tout un art relevant de la métis consacré à la permanence des dieux (au séjour durable des dieux dans l’humain). L’architecture ressort alors du genre de la ruse (la fameuse métis grecque). Architecture : ce premier des arts, cet art des commencements, cette enfance de tous les autres arts. Fixer, par le moyen d’un piège de pierre, les dieux et les hommes en un territoire, leur procurer un abri de pierre, pour que le reste, la politique, devienne possible. Ce reste qui vient après l’architecture, dont l’architecture est la condition de possibilité, et qui est presque tout l’humain – l’architecture bâtit le sol sur lequel l’humain sera possible. Arché, qui donne architecture et qu’on retrouve dans archaïque, dit bien en effet le commencement qui perdure, le commencement sur quoi le temps va s’appuyer. * * * L’histoire nous apprend à dater l’aurore de la civilisation occidentale du temps où la sédentarisation formatrice des villes se produisit en Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. On peut dire que cette civilisation, apparue en Mésopotamie, devenue par la suite en se transformant la civilisation gréco-occidentale, 1 s’est acharnée à définir l’homme sous les espèces d’une essence fixe, à fixer l’homme sur une essence invariable. La Bible et les Grecs, l’Evangile et la philosophie ont forgé alliance dans cette tentative. Il s’agissait d’arrimer l’homme à une essence stable, centrée sur elle-même, autocentrée : une fois sédentarisé anthropologiquement, l’homme avait besoin d’une fixation philosophique, d’un point fixe de nature métaphysique. Il faut, compte tenu de ces remarques, regarder l’homme comme étant le produit d’un double processus de stabilisation : une stabilisation géographique (qui est, bien entendu, de nature historique et politique) renforcée, dans la suite des temps, par une stabilisation philosophique. L’accomplissement de 1 Jean Bottéro, « Au commencement les Sumériens », in Initiation à l’Orient ancien, ouvrage collectif, Paris, Seuil, collection « Points », 1992, pages 25-35. On retiendra, de ce texte, l’observation suivante : « Il n’empêche que la Grèce, aussi, a une histoire. Et qu’il faut, pour la comprendre, se pencher sur l’Asie Mineure, l’Ionie, les Hittites puis, de fil en aiguille, s’avancer vers la Mésopotamie ».
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LES LANGAGES DE LA VILLE ce long processus stabilisateur trouve sa plus parfaite réalisation dans le cogito de Descartes : « je pense donc je suis ». A la question « que suis-je », Descartes répond : « une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison »1. L’auteur du Discours de la Méthode énonce par ces termes l’essence métaphysique enfin stabilisée de l’homme : son identité philosophique. La sédentarisation de l’homme sur un espace géographique, historique et politique déterminé accompagne logiquement le centrage de l’homme sur une essence métaphysique dont, bien avant Descartes, Aristote avait été le premier à proposer une synthèse de grande ampleur. Le mouvement commencé géographiquement et politiquement en Mésopotamie trouve chez Aristote sa réussite dans la philosophie. Descartes cependant pousse ce mouvement à son point-limite : l’homme « animal raisonnable » d’Aristote devient chez le « père de la philosophie moderne » (selon la formule de Hegel), le « je » assimilé à la raison. Descartes prétendait quêter un point d’Archimède avant d’affirmer l’avoir trouvé avec le Cogito : « Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût ferme et immobile ; ainsi j’aurais droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable » 2 écrit-il dans les Méditations métaphysiques. On ne saurait proposer métaphore plus parlante pour signaler la parenté entre les deux versants du double mouvement, géographique (politique et historique également) et métaphysique, de fixation de l’homme. Descartes cherche à accomplir définitivement dans la philosophie un mouvement qui a été accompli dans l’histoire-géographie-politique bien avant lui. Souvent trop superficiels, les historiens de la philosophie ont coutume de voir dans Descartes une rupture métaphysique et épistémologique radicale. La réalité profonde s’avère bien plus complexe que les gadgets disruptifs de certains philosophes : Descartes s’inscrit dans une coulée fixatrice et essentialisante bien antérieure à Aristote lui-même, qui débuta avec les prémices de la civilisation occidentale en Mésopotamie et dont l’architecture marqua l’ébranlement. La fixation aristotélico-cartésienne de l’essence de l’homme n’est rien d’autre que sa sédentarisation métaphysique. La clôture de la définition métaphysique de l’homme sur son essence et sa fixation sur le socle qu’elle constitue – autrement dit, cette direction philosophique qui porte le nom d’humanisme – désigne le même mouvement que celui de la territorialisation géographique, historique et politique, qui, dès l’aube de la sédentarisation occidentale, donna naissance à l’Etat. L’essence, voilà le nom philosophique du territoire : sur la lancée de la fondation cartésienne, le sujet humain finit, au moment de l’Aufklärung, par obtenir une souveraineté métaphysique sur lui-même analogue à celle, territoriale, des Etats. C’est ce double mouvement de territorialisation politique et philosophique de l’homme qui, architecture aidant, a permis à l’homme de s’habiter lui-même (Aristote, Descartes) tout en habitant l’espace (les territoires, les Etats). La théologie (fixer les dieux dans des temples) et la politique (fixer les peuples dans des territoires) se continuent dans la philosophie (fixer l’homme à une essence). L’essence métaphysique est alors la métaphore du temple théologique et de l’habitation anthropologique/politique quand la philosophie est la métaphore de l’architecture. 1 2
René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Paris, Hatier, 1983, page 49. René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Paris, Hatier, 1983, page 47.
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L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET Prenons inhumain dans un autre sens que celui de l’inhumain présent dans l’architecture (présence de ce qui n’est pas humain, des dieux, de ce qui ne peut être assigné avec évidence à l’humain) utilisé plus haut. Inhumain signifiait alors : disproportionné à l’humain. Mais il existe un autre sens : destructeur de l’humain (ainsi sont inhumains les crimes contre l’humanité). Il est faux par imprécision d’affirmer que le type occidental de société (visé dans l’attentat contre les Twin Towers du 11 septembre 2001, qui est inhumain) dans lequel nous vivons, mérite le qualificatif d’inhumain. Inhumaine fut – le film éponyme de Claude Lanzmann en forme l’absolue attestation — la Shoah. L’inhumanité est purement et simplement la destruction de l’humanité et de ses conditions. C’est par manque de nuances dans la conceptualisation qu’une certaine extrême-gauche – autour des philosophes Giorgio Agamben et Toni Négri entre autres – se rallie à la vision confusionniste selon laquelle l’Occident contemporain serait inhumain1. La pensée campiste de Giorgio Agamben attise cette confusion : selon ce philosophe, la société contemporaine serait celle de l’extension planétaire du modèle du camp de concentration2. Or, comme j’ai essayé de le montrer dans mon livre Le Sport contre les peuples3, plutôt qu’inhumaines (destructrices de l’humanité), ces sociétés contemporaines apparaissent déshumaines (défaire : elles défont l’humain) et néghumaines (elles empêchent l’humain de se développer, elles en stérilisent les racines). Les structures (toujours en voie, selon la dynamique du capitalisme, de déstructuration et de restructuration, jamais stables4) de la vie contemporaine altèrent les cadres fondamentalement humanisants (le temps et l’espace sont ravagés) de l’existence. Le capitalisme contemporain, tendant vers la configuration de capitalisme absolu, est non inhumain mais déshumain. Il défait l’humain (par exemple par les processus de désinstitutionalisation et d’individualisation) plutôt qu’il ne le détruit. Ceci dit, inversement, qu’est-ce qu’on peut appeler humain ? Si on prend appui sur Martin Heidegger – spécialement sur sa conférence titrée « Bâtir, habiter, penser 5 » — on se trouvera rapidement limité par une expérience de l’humain fondée sur la sédentarité. Exprimant la tendance la plus profonde du monde occidental, le philosophe de Messkirch suggère que n’est vraiment homme que le sédentaire (ce qui dessine un antisémitisme muet, le juif figurant l’antithèse du sédentaire, l’absent de toute l’œuvre philosophique de Heidegger6). Cette restriction, réduction de l’homme à la sédentarité, permet à Heidegger d’ignorer la dimension nomade de l’homme, sa dimension d’arrachement ; lorsque Heidegger en vient à évoquer le déracinement, c’est toujours en le nimbant d’un discours apocalyptique. Tout déracinement, dans la rhétorique heideggérienne, s’écrit dans le registre de la détresse et des « temps de détresse ». A l’instar de l’histoire, la philosophie a commencé postérieurement à la fin du nomadisme – il suit de là qu’elle porte, à travers ses préjugés essentialistes, les stigmates de ce crépuscule qui est aussi une aurore. L’origine lointaine de la philosophie : la conjonction du crépuscule du nomadisme et de l’aurore de la sédentarité. Toutes les philosophies, dans leur 1
Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot & Rivages, 1999. Giorgio Agamben, « Qu’est-ce qu’un camp ? », Libération, 22 octobre 1994. 3 Robert Redeker, Le Sport contre les peuples, Paris, Berg International, 2002. 4 Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985. 5 Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et Conférences (1954), Paris, Gallimard, 1976, pages 170-193. 6 Dans l’œuvre, d’une vastitude éditoriale impressionnante, de Martin Heidegger, le nom même de Spinoza n’apparaît que de façon rarissime – et encore, toujours de manière latérale. 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE fanatisme essentialiste, sont affectées par la marque de cette obligation de sédentarité sous laquelle elles sont nées. De même, en liaison avec le cours pris dans l’histoire par la civilisation occidentale, l’architecture (cette stabilisation de l’humain et du divin par la construction d’édifices et de monuments) a longtemps été un art de la sédentarité : ménager l’habitation sédentaire de l’homme et des dieux et ménager le monde comme espace de la sédentarité. L’homme contemporain vit, par rapport à cette sédentarité, une rupture. L’expérience contemporaine de l’humain s’éprouve comme celle d’un nouveau nomadisme, si bien que l’architecture est aujourd’hui mise au défi de s’axer sur cette renomadisation de l’humain. Pour employer dans un contexte quelque peu différent un concept forgé naguère par Gilles Deleuze, baptisons déterritorialisation cette renomadisation de l’existence humaine. L’histoire joue au boomerang : alors que les grandes civilisations occidentales, depuis la Mésopotamie antique, se sont fondées et développées à partir d’un processus de sédentarisation, voici que le cours civilisationnel de la modernité s’arrache (non sans les douleurs symptomatisées par les régressions ethnicisantes ou ethnoreligieuses ainsi que par la fortune montante des idées ethnocratiques) à cette sédentarité en laissant revenir en son centre, après une transfiguration complète, le nomadisme. Alors que, depuis le surgissement entre le Tigre et l’Euphrate, de l’Etat, l’homme se définissait par l’enracinement géographique, le lieu, voici qu’il peut maintenant, de plus en plus, se laisser définir par le trajet. La question « d’où êtes-vous ? » s’efface de plus en plus derrière la question « quel est votre trajet ? » ou « quel est votre parcours ? ». Le lieu et l’enracinement d’un homme disparaissent désormais derrière son trajet et son parcours. Mouvement des temps, virage de l’histoire : nous nous arrachons à notre identité historique d’homme-lieu pour nous acheminer vers celle, inédite, d’hommetrajet. Habiter est de moins en moins habiter un lieu, et devrait de plus en plus se dire par cette locution : habiter un trajet. Alors que les civilisations antérieures ont su, pour la plupart, organiser harmonieusement sous la forme d’un cosmos l’habiter de l’homme dans un lieu, l’organisation de cet habiter dans un trajet qui met en cause la forme même de l’humain, demeure problématique. Ainsi, la déstructuration de l’habiter dans un lieu ne s’est point encore ouverte sur la structuration de l’habiter dans un trajet. Rémi Brague bat le rappel de ce que contient l’idée grecque de cosmos : ordre, beauté, parure1. Un cosmos est un ordre harmonisé, structuré par des relations symboliques qui procurent un sens pour l’existence de chacun. L’habitat ancré dans un lieu correspondait, depuis des millénaires, à cette organisation cosmique de la vie humaine. Cosmos : le lieu habité par l’homme avait planté son site sous les étoiles. Un célèbre mot de Kant, destiné à la sempiternité de la gravure tombale, indique bien cette unité cosmique dans laquelle l’habitation prenait une place centrale (Kant, on s’en souvient, n’ayant jamais voulu quitter Königsberg) : « le ciel étoilé audessus de moi, la loi morale en moi »2. Comprenons : dedans et dehors, intérieur et extérieur, forment le même cosmos. Ou encore : habiter le « je pense » (l’essence du sujet), habiter le lieu (la ville de Königsberg, puis son cimetière) et habiter l’univers reviennent au « tout en un », être dans le cosmos. Le passage de l’habiter un lieu enraciné à l’habiter un trajet détruit un cosmos (en particulier le cosmos indiqué par Kant) ; plus précisément ce passage détruit les anciennes conditions de possibilité de 1 2
Rémi Brague, La Sagesse du monde (1999), Paris, Le livre de poche, 2002, page 34. Emmanuel Kant, Critique de la Raison pratique (1788), Paris, PUF, 1971, page 172.
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L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET l’humain sans, pour l’instant, se révéler apte à en fonder d’autres, sans restructurer un nouveau cosmos. Cet arrachement plonge l’homme dans la décosmie du trajet. En attente d’un nouvel habiter, néocosmique, l’homme contemporain souffre d’être l’homme décosmique. Depuis Aristote, la plupart des philosophes ont pris l’habitude de tenir pour assurée l’opinion suivante : l’homme est l’animal doué de raison. Cette définition, tombée dans l’ordre du proverbial, est bien plus intéressante qu’il n’y paraît de prime abord ; voilà en effet un animal qui n’est pas nécessairement fait pour être enraciné dans un lieu. Ce que la philosophie nommera raison et ce qu’elle nommera pensée peuvent s’opposer, nonobstant leurs fréquentes alliances. La raison (à l’opposé de l’heideggérienne pensée) est une faculté de désancrage : elle change l’homme en un être de voyage, de transport, et aujourd’hui de trajet. La raison est la puissance qui propulse l’homme dans le trajet : dans cette perspective, elle s’oppose sans conteste à ce que Heidegger nomme la pensée. La raison est scientificotechnique, créatrice, libératrice, tandis que la pensée est plutôt mystico-religieuse, empaysante, campaniliste, et, dans le cas de Heidegger, ressassante jusqu’à l’écœurement. La raison nous jette sur les routes, nous propulse dans l’espace interplanétaire, quand la pensée nous enferme au village. On ne rencontre dans toute l’œuvre de Heidegger aucune réflexion sur le quartier, qui n’est pas la reproduction dans la mégapole du village, alors que les écrits de ce philosophe fourmillent de références à la vie villageoise. Quartiers et villages constituent deux groupements humains d’essence différentes : le village renvoie à la stabilité d’une essence à travers le temps, et à l’enracinement des hommes, à l’unité de l’essentialisme et du sédentarisme géophilosophiques, il se révèle un lieu ancré, si ce n’est hanté par un passé paralysant, tandis que le quartier renvoie aux transformations incessantes, à l’instabilité essentielle, il rassemble des hommes venus de toutes parts, des quatre vents du monde, souvent déracinés, souvent errants, souvent cosmopolites, sa structure s’avère plus proche du trajet que de l’ancré dans le lieu. Le quartier est certes, à la semblance du village, encore un lieu ; mais c’est un lieu beaucoup moins stable, un tissu instable tramé d’éphémère, de provisoire, de violent et de mutant où l’humain en trajectoire imprime sa marque, c’est un lieu aspiré par un futur demeurant indéterminé (par la forme vide du futur). Pour dire le monde contemporain la métaphore du quartier s’avère plus pertinente que celle du village. L’image, polyvéhiculée par les thuriféraires de la société de l’information, du village global apparaît dans toute sa fausseté : loin, sous l’effet de la mondialisation économique, techno-marchande, de prendre les contours d’un village planétaire aux ancrages humains stables, la terre entière devient peu à peu un quartier, aux hommes en trajet et à l’organisation instable. Habiter un lieu stable : l’Etat, une identité, un territoire, des frontières, un extérieur et un intérieur, une nationalité. Et, philosophiquement : être collé à une essence (ce qui se nomme authenticité), ajointé à elle, ainsi que Descartes et Rousseau (paraître ce qu’on est résumait l’idéal moral et anthropologique de l’auteur de l’Emile) en ont écrit le rêve éveillé. Ce sont ces déterminations humanisantes là qui volent en éclats du fait du passage de l’homme au statut d’être de trajet. L’essence philosophique de l’homme (d’Aristote à Descartes et à Kant, c’est-à-dire tout ce temps long que perdura la grande tradition métaphysique) correspond dans la philosophie à cette territorialisation historique de l’homme. Dans la sphère de l’idéal, la philosophie répète l’histoire. Elle y sublime la géographie. Le 31
LES LANGAGES DE LA VILLE sujet constitué par la philosophie est le territoire métaphysique habité par le « je » : « je pense donc je suis »1, écrit Descartes, le « je pense » doit accompagner toutes mes représentations, renchérit Kant2. Autrement dit : je ne puis être moi qu’enfermé dans les bornes durables d’un territoire métaphysique baptisé le « je pense ». Le territoire géographique de l’identité et le territoire métaphysique de l’identité (sous le nom d’essence) sont entrés en fusion dans le projet définir une identité humaine stable. Cette fusion entre le territoire et l’essence de l’homme constituait la politique de la métaphysique cartésienne — tout spécialement, donc, de cette métaphysique qui se fait passer frauduleusement pour la plus apolitique de toutes, celle de Descartes. Voici résumée la vraie politique de la métaphysique : « J »’habite un territoire géographique (un pays, un Etat) et « j »’habite mon essence (le cogito), l’articulation des deux formant mon « être » réel. Il apparaît que la philosophie, comme philosophie de l’identité du sujet, et l’habiter, la manière d’habiter, entrent en confluence sur le modèle de la territorialisation. Jusqu’à notre époque, celle de la fin de la métaphysique, existaient des territoires sûrs, assurés, métaphysiques aussi bien que géographiques, où l’on demeurait soi en y habitant. Des millénaires durant, l’essence de l’homme a été identifiée avec le lieu : la conception du sujet comme lieu (l’identité métaphysique et personnelle tout autant qu’universelle de chacun) s’entretressait avec la conception du territoire comme lieu géographique sédentarisant déterminant l’identité du sujet. Paul Vidal de La Blache — le père de la géographie française — le présuppose : ce que sont les hommes est inséparable des contrées qu’ils habitent, de la géométrie, de la terre, des terroirs.3 Si d’Aristote à Descartes s’est constituée la fusion de l’homme avec une essence fixe, avec Jules Michelet arriva la fusion de cette essence avec un territoire historique, puis, dans la coulée de Michelet, survint sous l’action de Vidal de La Blache la fusion avec un territoire géographique. L’histoire à la Michelet et la géographie à la Vidal de La Blache (qui reprend explicitement la posture de Michelet selon laquelle « la France est une personne »4) accomplissent jusqu’à l’absolu l’ancrage de l’homme et le verrouillage de son essence métaphysique à un territoire géographique et historique. Dans les respectifs tableaux de la France composés par Michelet et La Blache l’architecture occupe une place de choix. La fin, pointée par Nietzsche puis Heidegger, de la métaphysique (la pensée de l’homme comme étant une essence) et la fin de la sédentarité (la fin de l’enracinement doublée par le devenir-quartier du monde) expriment simultanément de la transformation de l’homme en un être de trajet. Les projets architecturaux pharaoniques (le Zeppelin porte-charge et son hangar, le viaduc de Millau, l’usine destinée à construire l’Airbus A3XX et l’autoroute y conduisant…), magnifiques, risquent, à tort, l’accusation d’être inhumains. Il convient de nommer inhumaine la seule situation qui rend l’habitation impossible. Est réduit à l’inhumain l’homme chez qui la possibilité d’habiter le monde a été définitivement détruite. L’inhumain est à la fois l’inhabitation (ne pas habiter le monde) et l’inhabitable (ne plus pouvoir habiter le monde). Etre humain : habiter la vie, habiter le monde, habiter l’espace, habiter le temps – à chaque fois 1
René Descartes, Discours de la Méthode (1637), Paris, Hatier, 1999, page 37. Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure (1781), Paris, PUF, « Quadrige », 1993, page 110. 3 Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France (1903), Paris, Tallandier, 1979. 4 Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France (1903), Paris, Tallandier, 1979, page 7.Voir aussi : Jules Michelet, Tableau de la France (1830), Bruxelles, Editions Complexe, 1997. 2
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L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET habiter en homme. Longtemps l’humain s’est identifié avec l’habitation d’un lieu stable. Or, ces grands projets, dits pharaoniques, sont marqués par le trajet. Le mot de « pharaonique », souvent répété pour qualifier ces initiatives, véhicule une certaine ambiguïté : l’architecture pharaonique était une architecture d’immobilité, d’enracinement, de stabilisation, alors que les gigantesques projets contemporains sont ceux d’une architecture du trajet. Ces grands projets contemporains sont liés à un changement anthropologique : du lieu au trajet, quand le défi lancé à l’architecture est celui de rendre le trajet habitable. De ce fait, ces projets ne sont pas inhumains, ils entrent dans l’analyse du déshumain1. Déshumain n’est pas pour autant (au contraire de l’inhumain) sans avenir humain. L’homme-trajet, arraché au lieu : sans cesse se déterritorialisant. La penséetrajet, arrachée à la métaphysique : sans cesse elle aussi se déterritorialisant. L’enjeu de l’architecture : profiter de la défaite (au sens de dé-faire) de l’humain impliquée par ce passage du lieu au trajet, de l’essence de l’homme territorialisé à son essence déterritorialisée, pour créer au-delà du déshumain les conditions d’une possible réhumanisation. L’architecture en effet n’est aucunement neutre, ou indifférente, par rapport à ce qu’est l’homme : l’architecture fait partie des dispositifs qui modifient l’homme (selon un rapport réciproque dynamique entre l’homme et la technique indiqué naguère par André Leroi-Gourhan). Des genres différents d’architectures produisent des types anthropologiques différents. Passer du déshumanisé au réhumanisé se fiche sur la question de l’habiter, impliquant ipso facto l’avenir de l’architecture. L’homme à la fois déterritorialisé et réhumanisé par l’architecture sera très différent de l’homme territorialisé (par la métaphysique et l’architecture, continuées au XIXe siècle par l’histoire et la géographie) que le passé a produit. La réhumanisation de l’homme, par-delà la crise contemporaine de sa déshumanisation, est le mouvement culturel appelé à rendre habitable le trajet. Comme question du bâtir, la question de l’architecture recouvre celle de l’humain : rendre la vie humaine possible en tant que vie humaine (et non pas en tant que simple survie, que vie animale, que vie robotisée, que vie unidimensionnalisée). Bien souvent (songeons aux banlieues des contemporaines mégapoles) cette vie est rendue impossible. Ou plutôt, pour reprendre une formule sartrienne : elle est un possible impossible. Autrement dit – dans la mesure où l’on accorde crédit à la conception d’Aristote selon laquelle l’homme est avant tout « l’animal politique » — la question de l’architecture se présente comme l’une des guises de la question politique. L’architecture figure l’une des conditions qui, rendant possible, sous la forme de l’habiter, la vie humaine, possibilise par ce truchement l’existence politique (la réalisation de l’homme comme « animal politique »). Sans architecture, pas de politique, à cause de l’absence de vie humaine développée sur le mode de l’habiter. Au point où nous en sommes arrivés, l’histoire nous impose d’inventer un habiter inédit, correspondant à l’homme-trajet, un habiter déterritorialisé. Formulons le défi : dans la mesure où le mouvement de dépolitisation observé actuellement est une des suites du passage de l’homme comme être territorialisé, ce qui fondait depuis les Grecs la politique et donnait son socle à l’exercice de la politicité, à l’homme comme être déterritorialisé, qui a dévissé de la prise politique, il s’agit d’instituer les formes culturelles qui permettront à l’homme-trajet d’exprimer sa politicité au même titre que l’homme1
Robert Redeker, Le Déshumain, Itinéraires, Saint-Orens de Gameville, 2001.
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LES LANGAGES DE LA VILLE lieu en a eu la capacité. L’humain sera retrouvé, un cosmos reconstitué, dès lors que cette politicité sera redevenue effective. L’architecture contient une réponse à la dépolitisation actuelle à partir du moment où elle comprend que son enjeu est de créer les conditions du pouvoir habiter pour l’homme devenu trajet. * * * L’architecture rencontre des enjeux inédits pour elle, qui prennent l’apparence de l’inverse de ce qu’elle fut jusqu’ici. Elle est appelée à être un art du nomadisme et de la déterritorialisation, alors que depuis ses origines elle était l’art de la sédentarité et de l’enracinement. Comment habiter le trajet, la trajectoire, la forme nouvelle prise par l’homme ? Quelle jeunesse à venir pour le plus ancien de tous les arts ? La situation anthropologique contemporaine est celle, puisqu’aucun cosmos n’a encore été maçonné autour de l’homme-trajet qu’elle a fait surgir, non de l’inhumain, mais d’une oscillation entre le déshumain, l’humain défait, détressé, l’humain en charpie, et le néghumain, l’humain nié, producteur d’une atrophisation de la vie quotidienne. La pensée elle-même, les préoccupations de chacun sont devenues mondiales, sont devenues de la pensée en trajet, même quand le sujet qui pense ainsi habite un lieu, un endroit géographique déterminé, et qu’aucunement il ne quitte. Les grands projets, « pharaoniques », comme le viaduc de Millau, témoignent certes que l’architecture accompagne cette déterritorialisation – mais, tant que l’architecture n’entre pas en connection avec un mouvement culturel, philosophique et politique capable de libérer les possibilités réhumanisantes germinalement enfermées en elle, elle demeure condamnée à construire ou à édifier sans pouvoir bâtir. Construire se situe encore du côté de l’homme décosmique, tandis que bâtir, la véritable affaire de l’architecture, se situera du côté de l’homme néocosmique, habitant avec le plus de bonheur dont il est capable, la déterritorialisation. Robert REDEKER Philosophe
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BERLIN, LA VILLE RÉELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE, DANS LE ROMAN DE GÜNTER GRASS, Toute une histoire (1995) Lorsqu’il écrit Ein weites Feld/Toute une histoire1, dans les années qui suivirent la chute du mur, c’est-à-dire dans les années 1993-95, Günter Grass ne vise pas précisément à produire une œuvre de circonstance. Son ambition avouée, c’est d’une part d’écrire un roman sur Theodor Fontane, le grand auteur réaliste du XIXe siècle d’origine huguenote, et d’autre part un roman sur Berlin2, un roman de la grande ville (Großstadtroman), dans le sillage en quelque sorte de son « maître »3, comme il l’appelle, Alfred Döblin, auteur de Berlin Alexanderplatz, roman qui figure en bonne place sur les rayonnages de la bibliothèque de Fonty, le héros grassien. Cependant c’est la polémique acerbe que Grass distille tout au long des 781 pages du roman contre l’annexion, l’« Anschluss » de l’ex-RDA, qui a polarisé tous les feux de la critique institutionnelle ouest-allemande, dépitée que son romancier populaire et reconnu, futur prix Nobel, n’ait pas livré « le » grand roman sur la réunification, du moins celui qu’elle attendait ; car Toute une histoire est bien entendu aussi un roman sur la réunification de l’Allemagne, à partir du lieu emblématique de la division, Berlin et son mur, mais un roman qui prend le contrepied de l’historiographie dominante, qui épouse non le point de vue des « vainqueurs » comme dit Grass, mais celui des vaincus, des gens de l’Est, la volonté de l’auteur étant de prendre l’histoire « à rebrousse-poil » selon l’expression de Walter Benjamin4. Le roman est construit à la façon de Bouvard et Pécuchet autour des déambulations pour l’essentiel berlinoises d’un couple gémellaire qui, par sa disproportion, rappelle aussi Don Quichotte et Sancho Pança : le grand maigre, employé dans la Maison des ministères de Berlin-Est, et le petit rondelet, officier de 1 Günter Grass, Ein weites Feld, Göttingen, Steidl, 1995 ; Toute une histoire, trad. Claude Porcell et Bernard Lortholary, Paris, Seuil, 1997. 2 Cf. Oskar Negt, Der Fall Fonty : ‘Ein weites Feld’von Günter Grass im Spiegel der Kritik, Göttingen, Steidl, 1996, p. 450. 3 Cf. son essai Über meinen Lehrer Döblin (1967), in Günter Grass, Aufsätze zur Literatur, Darmstadt/Neuwied, Luchterhand, 1980, pp. 67-91. 4 « [...] die Geschichte gegen den Strich bürsten » : Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, in Gesammelte Schriften, I. 2, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1974, p. 697.
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LES LANGAGES DE LA VILLE la Stasi, la police politique est-allemande ; les deux septuagénaires sont des répliques littéraires, l’un de Theodor Fontane, l’autre du personnage fictif de l’éternel espion imaginé par un auteur de l’ex-RDA, Hans Joachim Schädlich1. La réunification est appréhendée par les deux hommes sur le mode marxien de la répétition comique, le processus de réunification de 1989-90 reproduisant celui de l’unification allemande de 1870 avec des acteurs semblables, Bismarck alias Kohl, les bourgeois profiteurs et le peuple des perdants. De la même façon les deux héros n’existent qu’au second degré, comme les répliques caricaturales d’un personnage réel, Fontane, qui se voit fictionnalisé, et d’un personnage de fiction, Tallhover, présenté comme un personnage réel dont le créateur, Schädlich, devient le biographe. Günter Grass brouille à l’envi les pistes de la fiction. L’auteur inscrit d’emblée, de manière programmatique, grâce à son titre palimpseste – ‘ein weites Feld’ est une formule toute faite employée comme leitmotiv par un héros de Fontane –, l’espace berlinois dans le « champ » littéraire – ‘ein weites Feld’ signifiant littéralement ‘un vaste champ’. La ville géographique est surdéterminée, investie par la mémoire historique et littéraire. Les espaces urbains deviennent en partie imaginaires et se métaphorisent. L’auteur crée un espace romanesque hautement symbolique en jouant sur les propriétés topologiques de l’espace urbain, structuré autour d’oppositions telles que public et privé, centre et périphérie, haut et bas, vertical et horizontal, ouvert et clos, fixe et mobile. Pour analyser le traitement de la ville dans ce roman de Grass et sa portée symbolique, je recourrai aux grilles de lecture que propose Henri Lefebvre, pour lequel, en quelque sorte, – pour paraphraser Lacan – la ville est structurée comme un langage. « L’espace est conçu comme un discours, composé d’unités de signification, comme une écriture déterminée par un usage social »2. La ville est comme un texte matérialisé, une « texture » d’espaces signifiants, parfois « sur-signifiants »3. Les espaces sont connotés, forment une sémiotique visuelle. Lefebvre emprunte et détourne la définition greimassienne de l’isotopie comme « ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit »4. Je dirai donc que la topographie romanesque de Toute une histoire se constitue d’isotopies, c’est-à-dire d’espaces ayant des fonctions ou des structures analogues, tels les monuments commémoratifs et funéraires (la colonne de la victoire, la porte de Brandebourg, les cimetières, les statues), et les bâtiments officiels (la Maison des ministères et l’immeuble de la Stasi) ; puis d’hétérotopies, 1
Hans-Joachim Schädlich, Tallhover. Roman, Reinbek, Rowohlt, 1986. Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974, p. 183. 3 Ibid., p. 186. Youri Lotman propose également un modèle éclairant de sémiotique de la ville à partir de l’exemple de la structure topologique de St Petersbourg, ville de contrastes culturels et sémiotiques : « La ville est un mécanisme sémiotique complexe, un générateur de culture, mais elle ne remplit cette fonction que dans la mesure où elle est un creuset de textes et de codes divers et hétérogènes, appartenant à toutes sortes de langages et de niveaux. Le polyglottisme sémiotique essentiel de chaque ville est ce qui rend cette dernière si productive du point de vue des collisions sémiotiques. La ville, lieu où différents codes et textes nationaux, sociaux et stylistiques sont confrontés les uns aux autres, est un lieu d’hybridation, de recodages, de traductions sémiotiques, tout ce qui en fait un générateur puissant de nouvelle information. Ces confrontations se produisent de façon diachronique aussi bien que synchronique : les ensembles architecturaux, les rituels et cérémonies, le plan même de la ville, les noms de ses rues et les milliers de reliques des époques révolues y agissent en temps que programmes codés qui renouvellent constamment les textes du passé. » (Youri Lotman, La sémiosphère, 1966, trad. Anka Ledenko, Limoges, PULIM, 1999, pp. 131 sq.) 4 Henri Lefebvre, Espace et politique, Paris, Anthropos, 2000, p. 79. 2
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BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE… c’est-à-dire d’espaces contrastants : les parcs et jardins de l’Est et de l’Ouest (le Volkspark de Friedrichshain et le Tierpark) ; et enfin de lieux excentrés qui sont aussi des « utopies » (lieux de l’ailleurs, espaces occupés par le symbolique et l’imaginaire), le parc d’attraction de Treptow avec sa grande roue importée, le pont de Glienicke qui renvoient l’un et l’autre à des lieux « réels », mais aussi et surtout à des lieux imaginaires recréés ou transformés par le cinéma. Les autres non-lieux de l’ailleurs ou du temps suspendu sont inscrits dans la verticalité ascendante et dans la verticalité inverse, souterraine, de la cave et du grenier de la Treuhand, de la colonne de la victoire et de la tour de télévision. Dans mon analyse, je croiserai cette opposition ternaire avec d’autres triplicités conceptuelles telles que les affectionne Lefebvre : l’opposition entre le privé, le public et les médiations (les lieux de passages) ; l’opposition entre le soussol, le sol horizontal et le sur-sol ; enfin et surtout les catégories de l’anaphore, de la métonymie et de la métaphore qui recoupent les oppositions syntagmatique vs paradigmatique, diachronie vs synchronie. La topographie urbaine du roman est largement référentielle, mais hétérogène. Elle obéit à une triple logique. Relève de la logique d’anaphorisation ce qui dans la ville présente renvoie au passé, les lieux de mémoire qui portent la trace vivante de l’histoire, la juxtaposition du passé et du présent1. Relèvent de la métonymie les lieux majeurs de l’espace et de l’intrigue romanesque, lieux publics, privés et de passage, lieux hautement signifiants, qui structurent le récit et lui confèrent une portée symbolique. Enfin la coexistence de lieux contemporains, mais éloignés dans l’espace réel relèvent de la métaphorisation. Plusieurs lieux sont représentés simultanément en un même espace, rapprochés ou superposés. L’auteur fait surgir en un lieu un autre lieu secondaire2. Rappelant la méthode antique des loci, l’errance du héros à travers la ville sous-tend le processus d’anamnèse historique et biographique. L’auteur convoque quelques-uns des lieux-phares de Berlin, comme autant de topoï qu’il détourne et resémantise conformément à sa propre lecture de l’histoire allemande et à la géographie mentale du héros. Le roman livre ainsi une « historiotopographie »3 centrée sur les lieux privilégiés de la mémoire collective et sur les lieux symboliques de tout paysage urbain que le contexte berlinois a chargés de connotations singulières : murs et tours, matérialisation colossale des fantasmes d’immunité et de puissance, et les symboles d’ouverture et de passage que sont les portes, les ponts, les places ou encore les gares. A la surimpression diachronique de ces lieux symboliques le récit adjoint une coprésence synchronique des lieux de la mémoire 1 Cf. Youri Lotman, op. cit., p. 132 : « La ville est un mécanisme qui recrée son passé en permanence ; celui-ci peut alors être synchroniquement juxtaposé au présent. » 2 Je renvoie en outre, du point de vue méthodologique, au projet d’étude géocritique des textes littéraires, dont Bertrand Westphal, Professeur à l’Université de Limoges, est l’initiateur, et qui s’intéresse notamment aux implications de la géographie dans l’espace littéraire et à l’interaction entre temporalité et e spatialité : « La ville, qui, au XX siècle est indéniablement l’espace humain par antonomase, est un compossible de mondes que définit leur continuité. La ville, comme tout espace humain, qu’elle subsume, est virtuellement cet archipel ensemble un et pluriel. La géocritique devra sonder les strates qui la fondent et l’arriment à l’Histoire, lui confèrent son histoire ; il lui faudra aussi, en coupe synchronique, l’aborder dans sa non-simultanéité » : « Pour une approche géocritique des textes », in Bertrand Westphal (dir.), La géocritique. Mode d’emploi, Limoges, PULIM, 2000, pp. 27 sq. 3 Cf. Michael Ewert, « Spaziergänge durch die deutsche Geschichte. Ein weites Feld von Günter Grass », in Sprache im technischen Zeitalter, 37, 1999, pp. 402-417.
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LES LANGAGES DE LA VILLE personnelle du héros en interpolant dans la métropole de la Spree d’autres lieux, tels que Vienne ou les paysages lacustres du Sud-Est de la France. Cette transposition fantasmatique qui concerne les loci amoeni de l’enfance et de l’âge adulte, parcs paysagers ou de loisirs, n’a pas moins de valeur heuristique (i.e. politique) que la cristallisation historique des lieux de la mémoire collective. LES LIEUX DE LA MEMOIRE L’errance du héros dans le Berlin sinon entièrement réunifié, du moins qui n’est plus divisé1 déclenche le processus d’anamnèse historique et littéraire. La descente en soi, la catabase du héros, l’entraîne du centre géographique du roman, « Berlin Mitte », vers la périphérie de la ville (les cimetières, le pont de Glienicke, le château de Potsdam) et de l’Allemagne (Francfort sur l’Oder, les îles de la mer baltique) et vers les marges de sa propre histoire et de celle de son inspirateur Fontane : la France cévenole et la marche de Brandebourg. C’est un retour en arrière et un retour au pays. La relation à l’espace est non monochrone, les promenades dans Berlin donnent lieu à des excursions diachroniques de Fonty, qui évolue simultanément dans deux ou plusieurs strates temporelles. Fonty, lui-même un personnage anachronique, entreprend des voyages mentaux à travers le temps. L’espace urbain résulte d’une sédimentation. Dans Berlin, comme dans toutes les grandes capitales européennes, les espaces sont surchargés, surconnotés, singulièrement l’espace monumental. La Porte de Brandebourg en est un exemple en raison de la superposition d’événements historiques. L’espace historique est élevé au carré, voire au cube ou au quadruple. Le roman s’ouvre sur la chute du mur de Berlin, réduplication du mur de démarcation de six mètres que fit élever le Roisergent pour servir de barrière douanière et empêcher ses soldats de fuir, percé de quatorze portes dont celle de Brandebourg – la seule restante. Le libéralisme triomphant de 1866 et de 1989 abat les espaces clos, emmurés, les barrières douanières et les murs de démarcation (ceux de 1735 et de 1961), ces épiphanies de l’Etat prussien ou socialiste2. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk consacre un chapitre du deuxième volume de sa somme philosophique Sphères à l’image ambivalente de la ville dont l’architecture monumentale est autant symbole de protection qu’une épiphanie de la puissance et de l’oppression3. Grass dit du mur : « Il était massif, construit comme pour l’éternité »4. Les différentes appellations dans le langage des Allemands de l’Est – « la frontière pacifique », « le rempart protecteur antifasciste »5 – de ce qui aux yeux de l’Occident était le mur de la honte témoigne de ce « fantasme d’immunité murale »6 et de la mentalité obsidionale du régime. La porte de Brandebourg condamnée pendant trente ans est devenue en 1989 le centre de la réunification allemande. Mais avant d’être le symbole de la division, puis de la réunification de l’Allemagne, cette porte de ville construite en 1 « […] über der nunmehr ungeteilten Stadt » : Günter Grass, Ein weites Feld, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1997, p. 12. 2 Le mur de démarcation douanière de 1735 sera démoli en 1867/68, comme suite à la fondation, en 1866, de la Fédération de l’Allemagne du Nord avec Berlin comme capitale. 3 Peter Sloterdijk, Sphären II. Globen, Frankfurt, Suhrkamp, 1999, chap. 3 : « Archen, Stadtmauern, Weltgrenzen, Immunsysteme. Zur Ontologie des ummauerten Raums ». 4 Toute une histoire, op. cit., p. 19. 5 Toute une histoire, op. cit., p. 28. 6 «… murale Immunitätsphantasmen » : Peter Sloterdijk, op. cit., p. 276.
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BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE… 1788-91, qui deviendra arc de triomphe en 1814 à l’issue des guerres de libération, fut celui du militarisme prussien. Après la triple victoire de la Prusse sur le Danemark, l’Autriche et la France, prélude à l’unité allemande, les troupes prussiennes franchirent la grande porte ; en 1933, les nazis y défilent martialement aux flambeaux. L’édifice fut surmonté dès 1793 d’un quadrige dont Grass dit dans un raccourci énigmatique qu’il fut « en route tantôt vers l’Est, tantôt vers l’Ouest »1. A l’entrée de la ville, dans le prolongement de l’allée Unter den Linden, le quadrige se dirige logiquement vers l’Est. Mais la temporalité multiple prend le pas sur la spatialité. Le 27 octobre 1806, après la victoire d’Iéna, Napoléon défile triomphalement sous la porte de Brandebourg. Le quadrige est démonté et transporté à Paris par la voie maritime. Après la défaite de Napoléon à la bataille des Nations de Leipzig, la roue de l’Histoire tourne et la « lady » est ramenée à Berlin cette foisci par voie terrestre, tirée par 52 chevaux. Après la seconde guerre mondiale, le quadrige endommagé par les bombardements fait à nouveau le chemin de Berlin-Est vers Berlin-Ouest pour y être restauré, avant d’être réinstallé en 1958. Les souvenirs historiques affleurent à la conscience du héros au gré des promenades dans l’espace urbain et sont souvent couplés à un mouvement haut-bas. Le couple de héros remonte ensuite la Paradestraße jusqu’à la colonne de la victoire, cet autre emblème de Berlin édifié en 1873 afin de célébrer les guerres pour l’unité allemande, et dont l’ange triomphal culmine à soixante-six mètres – « cette curiosité berlinoise qui a surmonté de toute sa hauteur deux guerres mondiales », comme la décrit l’auteur2. La verticalité inverse est souvent le déclencheur topologique du souvenir, le passage souterrain sous la Grande Etoile active la mémoire comme la descente dans les caves de la Maison des ministères : « après avoir emprunté un tunnel construit exprès pour les piétons », Fonty puise « dans ses souvenirs remontant jusqu’à la victoire de Sedan, voire encore plus loin dans l’escalier de l’Histoire »3. Ces allées martiales que parcourent les deux vieillards sont flanquées du célèbre jardin du Tiergarten qui fonctionne comme leur hétérotopie et qui n’en est pas moins sous le regard du narrateur un espace historique, un lieu-témoin autant du passé de Berlin, de sa création par le paysagiste Peter Josef Lenné jusqu’à la seconde guerre mondiale4, que de l’histoire vivante de la jeune Allemagne réunifiée avec ses problèmes majeurs, l’intégration des Turcs et la violence xénophobe. Aux lieux verticaux commémoratifs de victoires militaires auxquels s’ajoute la monumentale statue équestre de Frédéric II dans l’avenue Unter den Linden, Grass oppose le havre de paix qu’est le parc du Tiergarten, rappel mémoriel de l’espace absolu, naturel, mais aussi espace intentionnel, composé et cultivé dans tous les sens du terme parce que ses allées sont aussi bordées des effigies de grands hommes, et notamment des poètes de Lessing à Goethe, et que sur l’un de ses plans d’eau se trouve une île qui porte le nom de Rousseau. Fonty est un habitué de ce parc qui garde la mémoire de la littérature et de la philosophie des Lumières de même qu’il fréquente assidûment ces autres lieux horizontaux du souvenir que sont 1 « Noch stand auf dem beliebten Briefmarkenmotiv als Krönung die mal nach Osten, mal nach Westen reitende Quadriga. » : Ein weites Feld, op. cit., p. 62. 2 Toute une histoire, op. cit., p. 21. 3 Ibid. 4 Les bombes ont totalement déboisé le Tiergarten qui, réduit à un « champ de bataille », « n’était plus qu’une réserve de bois de chauffage » que les femmes rapportaient dans des carrioles (ibid., pp. 102 et 176).
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LES LANGAGES DE LA VILLE les cimetières pour se recueillir sur la tombe d’auteurs illustres tels que Fontane, Hauptmann ou Kleist. Ces espaces contrastants sont en même temps des lieux symboliques représentatifs des deux visages de la Prusse et de Berlin, de la culture de la tolérance1 et de celle de l’exclusion : la capitale fridéricienne conquérante et nationaliste, hantée par de jeunes néo-nazis nostalgiques et la capitale du Brandebourg, terre d’asile qui jadis a accueilli et intégré les « colons » huguenots – dont Lenné est un descendant – et qui aujourd’hui abrite une importante minorité turque ; au cours de ses fréquentes promenades solitaires dans le parc, Fonty croise régulièrement des familles ou des enfants turcs et s’exclame : « Les nouveaux huguenots sont les Turcs ! Ils vont mettre de l’ordre ici, appliquer leur système »2. LES ESPACES PRIVES-PUBLICS Le roman confronte d’autres espaces urbains à charge symbolique qui touchent plus directement à la biographie du héros car il s’agit de ses lieux de travail et de vie : lieux privés, lieu public, lieu de médiation. Outre son logement dans le quartier de Prenzlauer Berg, les véritables épicentres de l’intrigue romanesque sont d’une part l’immeuble de la Treuhand au centre de la partie orientale de la ville, anciennement Ministère de l’aviation de Goering et Maison des ministères du gouvernement est-allemand – Grass avait d’abord intitulé son roman Treuhand –, qui a comme lieu de pouvoir isotopique un autre bâtiment politico-administratif, l’immeuble qui abritait le police politique, la Stasi, dans la Normannenstraße ; d’autre part l’espace antagoniste, hétérotopique que constitue à nouveau le parc du Tiergarten au cœur de Berlin-Ouest à côté d’un autre lieu homologue également fréquenté par Fonty, le parc de Friedrichshain à Berlin-Est, situé à proximité de son lieu d’habitation. Ces deux centres névralgiques de l’action romanesque sont autant les témoins de l’histoire allemande que ceux de l’histoire personnelle de Theo Wuttke, alias Fonty, puisque c’est là qu’il a fait la connaissance et fréquenté sa future épouse, Emilie. D’origine est-allemande comme le héros, le narrateur – il s’agit en vérité d’un narrateur collectif –, privilégie la partie orientale de la ville, hormis le Tiergarten, lieu refuge dans sa partie occidentale. Il dépeint avec une nostalgie ou « ostalgie » non dissimulée, selon le mot-valise désormais courant en allemand, le quartier des artistes du Prenzlauer Berg, niche culturelle des intellectuels de RDA, à l’architecture typiquement berlinoise avec ses casernes locatives, ses grands porches, ses successions d’arrière-cours et ses murs pare-feu qu’ont immortalisé les dessins de Käthe Kollwitz (qui a donné son nom à la rue où demeure Fonty) et de Heinrich Zille. C’est aussi le quartier qui abrite le restaurant dans lequel a lieu le repas de mariage de la fille du héros, établissement fréquenté par Grass et les écrivains est-allemands après la réunification. Le lieu d’exercice de Fonty tranche avec ces espaces de convivialité par son architecture massive et inhumaine : « Les voici de nouveau, plantés devant le portail qui fait d’eux des Lillliputiens. Il n’est pas le produit du hasard : l’architecte n’a fait que se plier à la volonté d’un maître d’ouvrage à qui l’enflure pompeuse servait 1
La célèbre sentence de Frédéric II sur la tolérance religieuse est rappelée dans le roman : « Jeder muss nach seiner Fasson… [selig werden] » (Ein weites Feld, op. cit., p. 268). Toute une histoire, op. cit., p. 107.
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BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE… d’uniforme. […] Dès lors, quiconque prenait son courage à deux mains, puis son élan, pour gravir résolument ou timidement les marches, se trouvait raccourci par une architecture ratatinant, avant même qu’ils entrent, tous les gens auxquels elle concédait bureaux et salles de réunion à l’abri de ses façades de meulière aux joints étroits. On ne pouvait approcher sans se sentir écrasé, qu’on travaillât dans l’un de ces ministères, avec n’importe quel rang, ou que l’on arrivât en visiteur. Même les secrétaires d’Etat descendant d’une voiture de fonction […] ne pouvaient échapper à cette miniaturisation instantanée et à un sentiment d’oppression. »1 Le Ministère de l’Aviation de Hermann Goering au cœur de Berlin, devenue la Maison des ministères du régime est-allemand puis transformé en siège de la Treuhand, est une représentation allégorique du pouvoir et de l’arrogance politique dans l’histoire contemporaine. Cet édifice à l’architecture monumentale (« colossale »2) ainsi que l’immeuble de la Stasi sont de véritables « forteresses » urbaines3, des machines bureaucratiques à broyer les êtres, et singulièrement cette société fiduciaire qui cinq années durant a conduit à marche forcée la privatisation et la liquidation de l’économie est-allemande. L’auteur compare cet immeuble de dix étages à une montagne : « Depuis que la Maison des ministères était conçue comme un massif d’escalade en haute montagne, on parlait souvent de cordées [le terme de Seilschaften désigne également au sens figuré des ‘cliques’, F.G.] anciennes et nouvelles »4. Henri Lefebvre oppose « la transcendance du divin, du savoir et du pouvoir » qu’exprime les hauteurs à la vie privée qui « s’installe dans l’horizontal, au ras du sol »5 et je dirais aussi, dans le cas de Fonty, au fil de l’eau sur le lac du Tiergarten. Le parc du Tiergarten est tour à tour lieu de passage et de repos, voire de liesse collective à l’occasion de la fête de l’unité allemande, et lieu privé de retraite familiale ou de solitude pour Fonty, où il va trouver refuge et s’évade par la pensée. Le jardin est déjà un lieu commun, un topique de la littérature sentimentale, celui du locus amoenus ; le jardin d’acclimatation de Berlin est lui-même un lieu déjà littérarisé par Fontane qui le fréquentait et le décrit dans ses poèmes6, il sert en outre de cadre à plusieurs de ses romans7. Le lac du Tiergarten est aussi un motif au second degré qui joue un rôle prépondérant chez le grand romancier, modèle de Fonty. Lieu de mystère pour Fontane, le lac est le lieu-miroir par excellence, métaphore de l’âme chez les piétistes, miroir des tourments amoureux chez Goethe, il devient le berceau de l’idylle sentimentale de Fonty dans le Sud-Est de la France. Il existe un parallèle, voire une symétrie entre les trois lieux de vie de Fonty à Berlin, dont on peut décrypter, outre le symbolisme, le jeu de correspondances et de redondances. Comme l’exprime Lefebvre : « Descriptivement, le ‘privé’ comprend, bien distincts, une entrée, un seuil, un lieu
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Ibid., p. 58. Ibid., p. 59. 3 Ein weites Feld, op. cit., pp. 77 et 137. 4 Toute une histoire, op. cit., p. 72. 5 Henri Lefebvre, La production de l’espace, op. cit., p. 180. 6 Cf. « Meine Reiselust » et « Lebenswege », in Theodor Fontane, Sämtliche Werke, München, Hanser, 1964, t. 6, pp. 330 et 342-43. 7 Irrungen Wirrungen (1887), Die Poggenpuhls (1896). 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE d’accueil et un lieu de vie familiale, puis des lieux retirés, des chambres »1. Lors de sa crise d’hypocondrie, Fonty vit comme « un ermite » prostré dans son lit2. Le lieu de médiation qu’est le Tiergarten comporte de la même manière les allées (lieux de passage), le lac, les jardins et les pelouses investis par le public (lieux de vie) et les lieux retirés, « privatisés » que sont pour Fonty « son » banc face à l’île Rousseau et la barque où il s’isole et médite. Cela est vrai aussi de la Maison des ministères qui comprend un hall d’entrée, un centre névralgique et hautement signifiant qu’est le paternoster, sorte de noria qui tourne inlassablement sur elle-même et symbolise la roue de la Fortune et la palingénésie de l’histoire, puis les lieux de retrait : ce sont tour à tour la cave ou le grenier, et surtout le divan qui s’y trouve, transféré ensuite dans le bureau toujours fleuri de Fonty qui est à la froideur de cet immeuble ce que le « poumon vert » du Tiergarten est à la ville de Berlin. Le divan de Fonty, lieu du souvenir refoulé, de la mémoire personnelle3, remplit une fonction analogue à celle du banc, de la barque et du tapis turc de sa chambre. LES LIEUX DE L’AILLEURS ET LA « FILLE DE L’AIR » Ces espaces privés-publics berlinois – le tapis, la barque, le lac – entrent en résonance avec des lieux tiers, des lieux de l’ailleurs, de l’utopie. Comme l’écrit Henri Lefebvre, la verticalité, c’est-à-dire la hauteur « dressée en n’importe quel point dans le plan horizontal, peut devenir la dimension de l’ailleurs, le lieu de l’absence-présence : du divin, de la puissance, du mi-fictif mi-réel, de la pensée sublime. De même, la profondeur souterraine, la verticalité inverse »4. Fonty est entraîné vers ces espaces utopiques par un personnage lui-même surgi de l’ailleurs, Madeleine, dont Jean Mondot évoque avec juste raison « l’émergence tardive et improbable »5. Madeleine, qui se prénomme en réalité Nathalie, vient à Berlin à la recherche de son grand-père Fonty, qui a eu sous l’occupation une liaison avec une certaine Madeleine Blondin6. Si Nathalie Aubron se fait appeler Madeleine, c’est en mémoire de sa grand-mère, dont elle est en quelque sorte le double et la survivante, acquérant par là une même forme d’immortalité que Fonty et Hoftaller ; c’est aussi en souvenir de Magdelene (Lene) Nimptsch, l’une des héroïnes préférées de Fontane. Les nombreux hétéronymes de Nathalie/Madeleine : Lene, Marlen, Marlene, Lili Marlen, Marianne, « la petite », « Mademoiselle Aubron », font d’elle plus une projection fantasmatique qu’un être réel. Elle incarne à la fois l’Europe combattante (Lili Marlen) et la France vigilante (Marianne) qui sauve une naufragée (l’Allemagne) de la noyade à l’heure de la réunification7. Madeleine, c’est aussi la 1
Henri Lefebvre, op. cit., p. 181. Ein weites Feld, op. cit., p. 237. Il bourre son divan de lettres d’amour adultérines déchiquetées pour les faire disparaître. A la dimension psychanalytique s’ajoute dans ce passage la référence intertextuelle implicite au Divan orientaloccidental de Goethe dont Grass plagie le titre ainsi que celui d’un écrit sur Shakespeare : « westöstliche Korrespondenz », « Dresden und kein Ende », ibid., p. 104. 4 Henri Lefebvre, Espace et politique : le droit à la ville II, Paris, Anthropos 20002, p. 55. 5 Jean Mondot, « L’unification allemande au miroir de Günter Grass dans Ein weites Feld », in Allemagne d’aujourd’hui, Paris, ACAA, 1999, p. 133. 6 Au chapitre 21 de Irrungen Wirrungen, Fontane mentionne le nom de Charles Blondin, célèbre funambule français qui traversa les chutes du Niagara sur un fil en 1855 : peut-être est-ce là l’origine du nom fictif de la « fille de l’air » Madeleine Blondin : « Blondin, nur in Trikot und Medaillen gekleidet, stand balancierend auf dem Seil […] » (Theodor Fontane, Sämtliche Werke, München, Hanser, 1962, t. 2, p. 450). 7 Ein weites Feld, op. cit., p. 452. 2 3
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BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE… bonne fée qui guérit Fonty avec des plantes médicinales – elle est comparée dans le roman à l’héroïne de Fontane, la comtesse Mélusine1 –, un ange gardien, avec quelque chose d’irréel, comme une projection positive de Fonty de même que Hoftaller est sa projection négative et diabolique. Madeleine c’est encore Maria Magdalena, une « sainte femme », repentie de sa vie immorale – sa liaison avec son professeur d’université et directeur de mémoire –, témoin ou actrice de la « résurrection » de Fonty, « comme si la petite avait dit ‘Prends ton grabat et marche’»2. Madeleine, c’est celle encore qui accélère chez Fonty le processus d’anamnèse biographique sur le mode proustien de la Recherche et du Temps retrouvé. Mais Madeleine est surtout pour mon propos une « fille des airs »3 par analogie avec Effi Briest, héroïne éponyme d’un roman de Fontane, qui aime faire de la balançoire dans le jardin paternel. C’est elle qui fait vivre à Fonty le septuagénaire une nouvelle jeunesse, l’amène sur la tour de télévision de l’Alexanderplatz, haute de 365 mètres, avec une plate-forme panoramique tournant en soixante minutes sur elle-même. C’est elle encore qui l’entraîne dans le parc d’attraction de Treptow rescapé du naufrage du régime est-allemand. La tour de télévision, symbole de puissance du pouvoir communiste érigé dans le ciel de Berlin, et le grand huit sont des survivances non liquidées de la RDA que visitent dans le dernier chapitre du roman Fonty et Madeleine ; ces curiosités touristiques apparaissent dans le ciel berlinois comme un sursaut identitaire du pouvoir déchu. Le parc d’attraction de Berlin-Est est en outre le lieu d’une transposition romanesque et se voit assimilé au Prater des Polichinelles, la foire du Trône viennoise, dont le narrateur transplante au bord de la Spree, face à l’« île de l’amour », la célèbre grande roue centenaire. Cet artifice narratif relève de la métafiction : Grass parodie le film de Carol Reed avec Orson Welles, Le Troisième homme, de 1949, d’après une nouvelle de Graham Greene. Un couple de frères ennemis comme Fonty et Tallhover se fixe un rendez-vous secret dans la scène d’anthologie de la grande roue4. Dans le pastiche grassien, Hoftaller, qui endosse le rôle de Harry Lime, remet à Fonty le dossier personnel compromettant qu’ils déchirent en mille morceaux dans la gondole de la grande roue5. Cet u-topos dans la verticalité se substitue à la barque mélancolique des amours passées de Fonty sur l’horizontalité des eaux du lac. La nacelle aérienne est liée par métaphore au leitmotiv fontanien de la promenade en barque, repris par Grass dans son roman, mais aussi au motif de la balançoire dans le jardin des parents d’Effi, symbole de liberté. La nacelle est donc à double titre ce non-lieu de l’utopie, par sa suspension dans l’espace et par son appartenance au pays de l’enfance, « ce pays/qui longtemps
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Ibid., p. 458. Toute une histoire, op. cit., p. 594. 3 « En tout cas, ici, pas la moindre ‘fille des airs’, parmi tous ces gens qui rencontrent mon regard de promeneur en éveil ou qui croisent mon chemin comme des dératés », se lamente Fonty avant sa rencontre salutaire avec Madeleine (Toute une histoire, op. cit., p. 303). Fontane emprunte lui-même le terme de « fille de l’air » (« Tochter der Luft ») qui apparaît dans le chapitre un de Effi Briest à une pièce de Ernst von Wildenbruch, arrière-petit-fils du prince Louis Ferdinand de Prusse ; il s’agit comme pour le titre du roman d’une citation au carré : « Effi, eigentlich hättest du doch wohl Kunstreiterin werden müssen. Immer am Trapez, immer Tochter der Luft. » (in Theodor Fontane, Sämtliche Werke, München, Hanser, 1963, t. 4, p. 8). 4 Dans le film, l’écrivain Holy Martins finira par tuer son ex-ami Harry Lime. Fonty, en revanche, ne passe pas à l’acte. 5 Ein weites Feld, op. cit., p. 776. 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE hésite avant de sombrer », comme l’écrit Rilke dans son poème « Le carrousel »1. Les propriétés topologiques de ces non-lieux de la verticalité transcendante2, de l’enfance et de la métafiction sont la suspension, la flottaison aérienne ou aquatique, la mobilité et plus particulièrement la rotation : celle, verticale, de la grande roue imaginaire ou transplantée rappelant cette autre noria qu’est le paternoster au centre de l’immeuble de la Treuhand ; et aussi la rotation horizontale de la tour de télévision de Berlin Est sur l’Alexanderplatz. Les images de destruction du mur au début du roman anticipent et représentent sur le mode métonymique le démantèlement du tissu industriel de la RDA par la Treuhand. Les outils symboliques de cette destruction, le marteau et le burin3, font écho ironiquement à l’emblème du communisme tel qu’il figurait sur le drapeau de la RDA. Néanmoins ce premier chapitre présente un indice à valeur proleptique qui contient en germe l’affirmation identitaire dans le dernier chapitre d’une culture est-allemande bafouée par la réunification à marche forcée : le roman débute le 17 novembre 1989, le jour précisément de la création du P.D.S., héritier du parti communiste est-allemand, symbole de résistance contre « l’annexion » décriée par Grass, tout aussi prémonitoire quand on sait qu’aujourd’hui la ville de Berlin est administrée par un gouvernement de coalition « rouge vif », dans lequel les anciens communistes sont largement représentés. Le motif initial de la fragmentation (celle du mur) et la vue parcellaire font place in fine à une retotalisation qu’autorise le « panorama génial » depuis la tour de télévision4 et la nacelle de la grande roue5. A l’image négative du chapitre liminaire, celle d’un mur pillé « illégalement » mais avec la bienveillance de la police par les gagne-petit de la réunification – qui annoncent les gros profiteurs d’un système lui aussi mis en pièces avec la bénédiction du pouvoir politique –, se substitue à la fin du roman la vision positive, utopique, d’une ville réunifiée par en haut, c’est-à-dire par la pensée totalisante, l’intelligence spéculative. Fonty « joue les voyants », « tombe dans le spéculatif »6 et fait « l’éloge de l’air des hauteurs »7. Le jeune couple envoie au narrateur une carte postale depuis la tour de télévision sur l’Alexanderplatz : « Nous lûmes que le grand-père et la petite-fille avaient, au restaurant qui tourne en permanence à 207 mètres de hauteur, ‘mangé des roulades au chou très bon marché devant un panorama génial.’ Et que ne voyait-on pas de là-haut : ‘le Schauspielhaus sur le marché aux Gendarmes, la cathédrale française, l’Opéra national, le palais de Friedrichsstadt, la Charité, le musée Bode au bord de l’eau et puis encore, en direction de Prenzlauer Berg, la Volksbühne sur la place Rosa-Luxemburg. Vers l’ouest, le temps était plutôt brumeux, mais on devinait le Reichstag, la porte de Brandebourg, le Tiergarten, et en minuscule, la colonne de la Victoire. »8 1 Rainer Maria Rilke, « Le carrousel », Nouveaux poèmes, in Œuvres II. Poésies, éd. Paul de Man, Paris, Seuil, 1972, p. 203. 2 Aux lieux cités s’ajoutent aussi dans le roman l’avion dans lequel Fonty prend place à côté d’une fillette pour s’évader vers l’Angleterre, le bateau qui le conduit dans le paradis insulaire de Hiddensee et le tapis volant de la fête foraine. 3 Toute une histoire, op. cit., p.13. 4 Ibid., p. 646. 5 « Il était encore sous le coup du panorama offert par la grande roue » : ibid., p. 643. 6 Ibid., pp. 633 et 627. 7 Ibid., p. 643. 8 Ibid., p. 646.
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BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE… Berlin Est et ses symboles prennent une revanche – la colonne de la victoire paraît toute petite du haut de la tour de télévision –, la vision d’en haut remplace le regard par le petit bout de la lorgnette du premier chapitre, à travers les fentes du mur. C’est le triomphe du Ciel, la fin du « vaste champ » dans la « réunion d’Israël » qu’évoque la Bible vétérotestamentaire – le titre-palimpseste du roman qui compte trente-sept chapitres étant une citation au cube du verset 37 d’Ezéchiel, selon lequel « le vaste champ » (« ein weites Feld » dans la traduction de Luther) devient celui de la division et de la mort mais doit cependant retrouver une unité sous la main du Seigneur1. L’espace urbain et les personnages sont métaphorisés, allégorisés dans la tradition baroque et expressionniste qui joue sur la verticalité du ciel et de l’enfer ; Fonty est taxé d’« Immortel », il est aussi Faust en quête d’éternelle jouvence avec la complicité du diabolique Hoftaller qui fait office d’entremetteur et lui permet de rencontrer sa Marguerite ou son ange Marie-Madeleine. Le roman offre une autre image de translocalisation utopique obéissant à la même logique de métaphorisation : selon la géographie mentale de Fonty, « la Spree se jette dans le Rhône » et le Tiergarten est la réplique en miniature des Cévennes de ses ancêtres huguenots. C’est aussi là, dans les gorges de l’Ardèche, le locus amoenus de son propre passé, qu’il trouvera refuge et revivra avec Madeleine ses anciennes amours. Les Cévennes sont triplement associées au Tiergarten par le personnage de Madeleine : dans l’anamnèse proustienne – madeleine oblige ! – de Fonty qui revit à Berlin les souvenirs de plaisirs lacustres plus méridionaux, par la Madeleine redivivus, en chair et en os, qui vient elle-même à Berlin prendre en main le destin de son grand-père et conduire sa barque, enfin par le nom même de la Cévenole qui rappelle celui du paysagiste Lenné, le créateur du Tiergarten. Fonty, le conférencier professionnel, se transforme en prédicateur – dans la terminologie huguenote on dirait « prédicant » – sur l’Alexanderplatz et dans la « Brasserie de la culture » de Berlin-Est. Tandis que l’éternel espion, le caméléon Hoftaller, épouse la cause du capitalisme et poursuit sa carrière dans les services secrets occidentaux, Fonty et Madeleine entrent en résistance dans le maquis cévenol, à l’imitation de leurs ancêtres, les insurgés calvinistes camisards et les maquisards en lutte contre l’oppression allemande. Grass se réfère à plusieurs reprises dans ses écrits à cette culture de résistance, à la croisade des Albigeois notamment2… LES AILES DE L’UTOPIE ET LE CIEL AU-DESSUS DE BERLIN Les deux anges tutélaires de Fonty, Hoftaller et Madeleine, incarnent l’un la mélancolie, l’autre l’utopie, Fonty naviguant entre ces deux faces inséparables de la même médaille. Utopie et mélancolie sont indissolublement liées pour Grass. Dans un essai sur la gravure de Dürer, Melancholia I, inspiré d’une étude de Panofsky, il évoque « les projets utopiques » de l’urbanisme moderne et la « mélancolie haute de plusieurs étages » qui caractérise ce dernier3. La grande roue est aussi le symbole architectural de la fusion de la mélancolie et de l’utopie et de la 1
Ezéchiel, 37, 1-3 et 22-24. Cf. Günter Grass, Deutscher Lastenausgleich, Frankfurt/Main, Luchterhand, 1990, pp. 81-87. 3 « Solch moderne Einsicht, die den heutigen Städtebau, seine utopischen Entwürfe und seine stockwerkhohe Melancholie vorwegnahm, wurde zu Beginn der Neuzeit gewonnen » : Günter Grass, « Vom Stillstand im Fortschritt. Variationen zu Albrecht Dürers Kupferstich ‘Melencolia I’, in Tagebuch einer Schnecke, Neuwied, Luchterhand, 1972, p. 360. 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE réconciliation utopique des espaces phalliques (la verticalité, l’arrogance politique des tours) et du principe féminin : les nids d’amour que sont la nacelle, la barque, les rêves et souvenirs d’enfance. La figure de l’ange féminin et la métaphore céleste récurrente dans le roman renvoient à un autre intertexte : à la fin de la troisième partie, celle qui consacre l’irruption de Madeleine dans la vie de Fonty, ce dernier « montre d’un index épais le ciel qui surmontait la ville »1 et le chapitre se clôt sur une sentence qui fait écho à la phrase-clé du grand roman de la division de Berlin, écrit en 1961, Le Ciel partagé, de l’écrivain est-allemand Christa Wolf : « Le ciel, au moins, il ne peuvent pas le diviser. »2 Ce ciel non partagé au dessus de Berlin, celui de l’utopie mélancolique, c’est aussi celui des Ailes du désir (1987), une coproduction cinématographique franco-allemande de Wim Wenders et Peter Handke dont le titre allemand est Himmel über Berlin (« le ciel au-dessus de Berlin »). Les similitudes entre le film et le roman de Grass ne sont pas que fortuites, à commencer par le motif commun de l’immortalité et de la réincarnation : un couple d’immortels – anges ou revenants – se promène dans Berlin, dont le symbole-phare récurrent est l’ange ailé au sommet de la colonne de la victoire. Le « film muet » qui suit la pérégrination des deux héros du roman fait penser aux premières séquences du film où l’on voit un vieil érudit appuyé sur sa canne chercher la Potsdamer Platz de sa jeunesse et ne trouver qu’un no man’s land3. La trapéziste française – une autre « fille de l’air » – dont l’un des deux Immortels tombe amoureux n’est pas sans rappeler Madeleine avec qui Fonty va renaître à ses premières amours en « allant aux champignons », ce qui en langage grassien signifie « aller aux fraises » ou aller aux bois en galante compagnie4. Fonty se révèle à lui-même en accomplissant un voyage à rebours qui le mène en quelque sorte au point de départ, à ses lointaines origines familiales et à son propre vécu biographique, dans une quête à la fois généalogique et ontologique. L’attitude de Fonty n’est pas celle d’un rejet pur et simple de Berlin et de l’Allemagne. Dans sa vision de l’histoire et sa géographie mentale, il se réfère à une autre Prusse et aspire à une autre Allemagne que celle qui triomphe à Berlin. Ce n’est pas l’Allemagne « où Weimar côtoie Buchenwald »5, mais celle où « la Spree se jette dans le Rhône », en d’autres termes une Allemagne qui rompt avec son passé nazi et affirme ses liens privilégiés avec la France. Il s’agit là d’une utopie généreuse qui tempère la mélancolie d’un héros qui a mal à l’Allemagne et rejoint cette autre utopie qui est aussi au cœur même du roman et de la résurrection de Fontane et de maints autres auteurs, celle de cette République des lettres et de la pensée, l’Allemagne comme nation culturelle, das Land der Dichter und Denker :
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Toute une histoire, op. cit., p. 391. « Den Himmel wenigstens können sie nicht zerteilen. » : Christa Wolf, Der geteilte Himmel. Erzählung, Hamburg, Luchterhand, 1994, p. 274. Cf. Ein weites Feld, op. cit., p. 475 : « Aber den da, da oben, den kann uns keiner nehmen ». Günter Grass évoque d’ailleurs à diverses reprises dans le roman son amie Christa Wolf, avec qui il aurait souhaité partager le Nobel. 3 « Ce film muet se déplaçait en direction de la Potsdamer Platz […]. Ils traversèrent un no man’s land qui avait été désertique des dizaines d’année durant et dont à présent la vaste superficie n’attendait goulûment que des propriétaires » : Toute une histoire, op. cit., p. 14. 4 On trouve également dans le même film le motif de l’immortel incarné qui renoue le lacet d’un enfant. 5 Ein weites Feld, op. cit., p. 671. 2
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BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE… « Notre république est morte. Mais celle-là, là-haut, personne ne peut nous la prendre »1. Florent GABAUDE Université de Limoges florent.gabaude@wanadoo.fr
BIBLIOGRAPHIE Günter Grass, Werkausgabe, éd. V. Neuhaus et D. Hermes, Göttingen, 1997. Marie-Hélène Quéval (dir.), Lecture d’une œuvre. Ein weites Feld, Günter Grass, Paris, Editions du temps, 2001. Philippe Wellnitz (dir.), Günter Grass. Ein weites Feld/Toute une histoire, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001. Henri Lefebvre, La production de l’espace (1974), Paris, Anthropos, 2000. Henri Lefebvre, Espace et politique (1972), Paris, Anthropos, 2000. Youri Lotman, La sémiosphère (1966), trad. Anka Ledenko, Limoges, PULIM, 1999. Bertrand Westphal (dir.), La géocritique. Mode d’emploi, Limoges, PULIM, 2000.
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Toute une histoire, op. cit., p. 392.
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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE DES HONGROIS JUIFS A BUDAPEST EN 1944 (À partir de mon roman LE JOURNAL D’UNE FOLLE) Dois-je présenter mes excuses pour ma démarche inhabituelle ? Je vais analyser mon propre roman, Le Journal d’une folle1. Attitude narcissique, mais peut-être péché pardonnable, car d’une part, en tant qu’universitaire, spécialiste de littérature comparée, j’étudie depuis fort longtemps la problématique du langage romanesque et, d’autre part, en tant que romancier, d’origine hongroise, francophone, dans Le Journal d’une folle, mon intérêt pour la structure narrative du roman se porte également sur la question du langage, notamment celui des victimes de l’Holocauste des juifs hongrois en 1944 et même plus tard pour les rescapés (les rescapés sont également victimes), et celui de leurs bourreaux, les nazis hongrois. En plus l’étude de mon propre roman m’intéresse en tant qu’expérience : une fois posé le point de la dernière phrase, l’œuvre ne m’appartient pas tout à fait et je peux m’approcher à nouveau d’elle, en chercheur, en critique littéraire, si je suis capable – c’est ce que j’espère – de respecter la ligne de démarcation tracée par mon esprit critique entre les intentions de l’écriture et le résultat de sa réalisation. Le Journal d’une folle étant un roman sous forme du journal, écrit – selon la fiction romanesque – par le personnage principal, la narratrice, une adolescente devenue la « Vieille dame ». Elle décrit ses propres souvenirs, ainsi que la tragédie de ses proches : il s’agit donc de son langage à elle. C’est par l’intermédiaire de celui-ci que la narration présente le langage des bourreaux et celui des victimes. Donc, la narratrice est une victime rescapée, ce qui est très différent du point de vue du langage des victimes martyres qui n’ont pas survécu : le langage de celles-ci ne peut être reproduit qu’indirectement, soit dans la mémoire des survivants, soit par la création littéraire, poétique, car personne n’est sorti vivant d’une chambre à gaz, et donc le langage des dernières minutes des martyrs ne peut constituer l’objet d’aucune reproduction documentaire. En revanche, la poésie, l’art du roman, la musique peuvent « dire » même l’indicible (Richard Wagner exprime cette idée dans Zukunftsmusik, c’est le « soustexte » dont parle Tchekhov dans ses écrits sur le théâtre, etc.). C’est, entre autres, pour cette raison que je refuse de considérer mon 1
Peter Diener : Le Journal d’une folle (Ed. de l’Aube, 2001).
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LES LANGAGES DE LA VILLE roman comme « documentaire », même s’il fut précédé par plusieurs décennies d’études historiques, même si maints passages y sont fondés sur la recherche. De toute façon, tout est « documentaire », même les écrits les plus subjectifs. De toute façon, « tout est langage » comme dit une autre vieille dame, la psychanalyste Françoise Dolto. Quant à moi, amateur de pensée critique, méfiant à l’égard des formules lapidaires de ce genre, je pourrais accepter, à la rigueur, une définition plus prudente, par exemple la suivante : Tout peut jouer le rôle du langage dans certaines circonstances. Une branche d’arbre n’est pas de « langage » en soi, mais placée d’une certaine manière sur un sentier pour indiquer une direction, elle devient langage, et encore à condition d’une entente pour le déchiffrer de la sorte. Or, le roman presque tout entier présente le langage ininterrompu des victimes et des bourreaux. Le langage des bourreaux est celui de la torture, de la cruauté, de la mort, de « la solution finale ». Qui sont les victimes ? Les femmes, les hommes, les enfants de Budapest, considérés à l’époque officiellement de « race » juive, désignés pour être exterminés. Le langage de ces victimes, malgré la souffrance et la mort imposées, est celui de la vie, de la lutte pour la survie presque toujours dérisoire, de la révolte, de la sauvegarde de la dignité humaine, même dans une situation de désespoir. Le fascisme, dans la période sinistre de la deuxième Guerre mondiale et plus précisément, pendant l’hiver 1944-1945 à Budapest, puis en Transdanubie vers la frontière autrichienne, en tant que système de dictature au stade de son accomplissement total (la terreur nazie totale a commencé à Budapest relativement tard, à partir du 15 octobre 1944), ne laissait aucun espace en dehors de ces deux types de langages, celui des bourreaux et celui des victimes. Cette situation constitue le fondement historique de la structure bipolaire de mon roman. Je n’ai pas du tout l’intention de m’inscrire à une certaine vision simpliste divisant le monde en « bons » et « méchants », mais l’histoire, tout comme la grammaire, connaît des exceptions à la règle ou, plus précisément, il faudrait dire : des exceptions sont également de règle. Je ne suis, non plus, partisan d’une vision déterministe de l’histoire, mais sur ce plan, la période de la terreur nazie constitue également une exception. Le déterminisme était de cent pour cent pour les victimes, puisque le racisme, en tant que discrimination collective ne leur laissait aucun choix. Quant aux « bourreaux », ils s’enfermaient dans un certain déterminisme gradué : pendant les années trente et même au début des années quarante, ils ont choisi leur idéologie, mais à partir du 19 mars 1944 ils étaient déterminés ou, plus exactement ils se sont déterminés de devenir bourreaux. Dans l’histoire collective et également individuelle, existent des points de non retour : c’est ce que j’appelle « déterminisme gradué ». Est-ce qu’on pourrait parler, dans le contexte donné, du langage commun des bourreaux et des victimes ? Car, après tout, ils parlaient les uns et les autres la même langue, le hongrois, ou bien s’agirait-il de deux langages bien distincts, celui des victimes puis celui des bourreaux ? Si l’on considère que la langue ou le langage est un instrument, comme un fusil est un instrument de chasse ou de meurtre, alors, il me semble qu’on est dans l’erreur. Lors du Salon des littératures francophones de Toulouse-Balma, au printemps 2002, j’ai assisté à des dialogues où plusieurs participants, des écrivains africains ou autres, parlaient de la langue française comme « de ce merveilleux instrument », « de ce magnifique outil ». Or, je conteste cette formule, elle va, à la rigueur, comme comparaison, mais elle est erronée en tant que définition. Oui, les 48
LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE… langues artificielles sont des outils, des instruments, fabriqués, inventés par l’homme, comme par exemple la signalisation routière, mais les langues dites naturelles, le français, le russe, le chinois ou le hongrois, etc., ne sont pas des outils, c’est-à-dire ne doivent pas être considérées comme des objets fabriqués, inertes. « Langue-outil », cette vision vient des survivances médiévales ou antiques, où les gens disaient : la main est un outil dirigé par l’intelligence, pour exécuter ses ordres, etc. Non, les langues et les langages naturels sont des systèmes vivants, évolutifs, et leur évolution à la fois dépend de l’homme et échappe à l’homme, tout comme l’histoire, comme les phénomènes culturels. L’homme fait l’histoire, mais l’histoire le dépasse – dit Hegel, et c’est valable également pour les langues et les langages. Les langages sont là. Le langage des nazis hongrois en 1944 était là, ils ne l’ont pas créé, inventé par une volonté consciente et en même temps, oui, ils l’ont façonné selon leur idéologie tout en dégradant, détruisant la langue hongroise. Deux langages, combinés avec une même langue, le hongrois ? Ou, peut-être, il serait plus juste de considérer qu’il s’agirait de deux rapports différents entre le signifiant et le signifié ? Si je travaille avec l’hypothèse de deux langages, cela correspond davantage à la structure narrative de mon roman qu’à des considérations de la linguistique contrastive. Ne confondons pas la totalité du monde romanesque ayant sa propre « logique » autonome (v. : La théorie du roman de G. Lukacs), avec la totalité historique du réel. En tout état de cause, le langage de la cruauté, du génocide, celui des bourreaux, faisait partie d’un système, d’une mentalité, d’une idéologie, complètement différents de celui des victimes. Du côté des victimes, leur langage n’était pas issu, bien sûr, d’une idéologie commune. Les persécutés appartenaient à des courants de pensée, des convictions, très variés. On trouvait parmi eux des juifs orthodoxes, très attachés à la religion, des néologues (ce terme est utilisé en hongrois pour désigner les Hongrois de religion judaïque, partisans de la laïcité et attachés à des valeurs culturelles hongroises), nombre de ces gens issus de familles juives, certains ni pratiquants, ni même croyants, n’étaient donc pas « juifs » selon une définition normale, démocratique et laïque, mais l’ambiance antisémite, raciste, les lois raciales, les nombreuses discriminations humiliantes ont fait qu’ils étaient « juifs » malgré eux. Enfin, parmi les persécutés se trouvaient des gens d’appartenances ou de convictions politiques très diverses ; des conservateurs, des sociaux-démocrates, des communistes et même exceptionnellement quelques populistes, comme György Sarközi (peut-être de la même famille que le politicien français : la variante orthographique de la terminaison en i ou en y est courante en hongrois), poète, homme des lettres de grande culture, traducteur (de Petrarque, Goethe, Thomas Mann, Barbusse, Mauriac, etc.). Le populisme en Hongrie des années trente avait une aile gauche et une aile droite, cette dernière flirtant avec le racisme. Sàrközi, victime de la barbarie raciste en 1943, avait côtoyé ses bourreaux dans les années trente : une leçon de l’histoire ? Parmi les écrivains, poètes, artistes, musiciens, savants, hommes de théâtre, médecins hongrois, on trouve un grand nombre de personnes issues de familles de religion judaïque. Nombre d’entre eux étaient des anciens officiers de la Première Guerre Mondiale, décorés pour leur courage patriotique, ce qui n’a pas empêché qu’ils aient été également déportés à Auschwitz. Enfin, il y avait des Hongrois de religion catholique ou protestante persécutés, car selon les lois raciales, une personne de religion catholique ou protestante ayant un de ses parents ou grands-parents juif est considérée comme juive. Un fait historique accablant pour l’Eglise : les lois raciales rétroactives ont été 49
LES LANGAGES DE LA VILLE votées dans la « Maison Haute » du Parlement par les plus hauts représentants de la hiérarchie catholique et protestante. Dans cette période, la distinction nuancée entre l’antijudaïsme médiéval et l’antisémitisme moderne n’avait pas de sens : c’était à la fois les deux ; dans les milliers d’églises de la campagne et des villes, à la messe c’était le langage de l’exclusion raciale. Il y a eu très peu d’exceptions : quelques prêtres, quelques religieux de l’Ordre Mariste, quelques religieuses qui sauvaient moins d’un pour cent des persécutés à Budapest déjà encerclée par l’Armée soviétique, à la campagne personne n’a été sauvée. Mais revenons au langage des victimes. Il se fonda sur le destin commun de la persécution, du danger de la mort, de la conscience de se défendre et, pour certaines parmi elles de lutter activement contre les nazis, ou au moins d’essayer de sauver les proches, les amis, les voisins de palier. A l’intérieur du langage des victimes on peut distinguer trois « strates » temporelles et émotionnelles : la situation de la persécution, de la discrimination vécue avant la « solution finale » correspondait à une mentalité, à une identité certaine : les restrictions législatives de 1938 au printemps 1944 furent angoissantes, même catastrophiques : les Juifs progressivement virent la suppression de leurs droits : prendre un tramway, faire des courses au marché, acheter des cigarettes, exercer leur métier, tout fut réduit d’une façon absurde. Mais, exceptée une minorité d’intellectuels lucides, les futurs condamnés ne croyaient pas que leur vie même était menacée. La conscience du danger de mort (apparue de manière très diversifiée selon les individus) a provoqué une modification des comportements et du langage à partir du 19 mars 1944, date de l’administration effective de la Hongrie par les Allemands, qui signifiait le début des déportations massives, des cruautés physiques en vue de la solution finale. Troisièmement, il existe une « strate » du langage (individuellement également très variée), qu’on peut nommer « après Auschwitz ». Le langage du roman reflète les interférences de ces trois niveaux. Le même signe, ayant une signification différente dans les deux systèmes de langage, apparaît dès le début du roman : « Tous ces souvenirs sont bien loin dans un passé nébuleux, mais il me semble que déjà à l’âge de l’adolescence, l’usage par les Croix-fléchées (c’est-àdire par les nazis hongrois) du mot « frère » m’avait intriguée par ses ambiguïtés bizarres. Car ce mot, en hongrois testvér, est composé de test signifiant « corps » et de vér qui veut dire « sang ». J’ajoute à cela que, dans l’argot budapestois emprunté de l’hébreu yiddish, le mot frère (havère) est utilisé dans le sens « mon copain ». Un monde fou de paradoxe. J’imagine un fasciste hongrois parlant d’un de ses proches : « c’est mon havère, c’est un brave nazi, un pur corps-sang ». (p. 13) 1. L’appellation « testvér » (=frère) par les nazis hongrois, désignant une « fraternité », est une complicité de criminels (elle renvoie à la tradition germanique de « Bruderschaft », des confréries d’étudiants, souvent contestataires et enthousiasmés par la Révolution française au début du XIXe siècle, réactionnaires et racistes un siècle plus tard). Mais le même mot « testvér » (dans le contexte du roman « sœur », mais sachez qu’en hongrois frère et sœur peuvent être désignés par le même mot), lorsque la narratrice du Journal s’identifie avec sa sœur Eva torturée à mort par les nazis : « Eva c’est moi, sa souffrance est la mienne », cette fraternité 1
les numéros de pages renvoient au texte du roman Le Journal d’une folle, Editions de l’Aube, 2001.
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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE… signifie amour et solidarité avec toutes les victimes de toutes les dictatures, de toutes les oppressions. Historiquement, « fraternité » renvoie aux traditions des jacobins hongrois et à la Révolution hongroise de 1848, à son aile radicale : Petöfi, Tàncsics, ainsi qu’au mouvement ouvrier naissant. Souvent, le même objet signe doit être déchiffré différemment dans les deux langages, comme par exemple dans mon poème : Mémoire de la deuxième étoile (du cycle Poèmes du Ghetto de Budapest) : Le ghetto une rue sombre jonchée de décombres fin décembre quarante-quatre sur le trottoir la neige est sale et humide une femme passe dans sa main un panier vide sa tête est couverte d’un fichu de laine laissant voir une frange de cheveux prématurément blanche sa démarche est fière je m’étonne de voir deux étoiles jaunes cousues sur son manteau noir je m’approche d’elle -- Excusez-moi, Madame, pourquoi portez-vous DEUX étoiles ? -- L’une est imposée « par eux » (elle a prononcé « par eux » d’une voix méprisante accompagnée d’un geste digne d’une reine) mais cette autre ici je la porte de mon propre gré de mon libre choix je la mettrais même s’ils l’interdisaient
Les deux étoiles matériellement identiques, en tant qu’objets symboliques font partie ici de deux systèmes langagiers. L’étoile jaune obligatoire fait partie du langage de l’humiliation, de l’exclusion, du marquage pour la mort. La deuxième, celle qui est revendiquée de « libre choix » par le personnage du poème, est symbole de résistance morale, de dignité. Dans les poèmes du cycle La Mémoire du Ghetto de Budapest, bien antérieurs à la rédaction du roman Le Journal d’une folle, je me suis intéressé déjà au problème des deux langages. Selon l’esthétique de Belinski (1811-1848), qui influença des écrivains comme Dostoïevski et Tourguenev, l’art est (une) pensée en images. Ce n’est pas un hasard si cette théorie de l’art est née dans la Russie du XIXe siècle, à l’âge d’or de la littérature russe, où le roman fut un espace pour la pensée philosophique. Le mot « image » est employé ici dans un sens large, non seulement en un sens optique. Cette pensée concrète, cette idée non conceptuelle, donc différente de la pensée philosophique et scientifique, constitue, selon Belinski, le noyau de toute création artistique, y compris le roman. Selon cette esthétique, pour décrypter les divers axes 51
LES LANGAGES DE LA VILLE langagiers dans le cadre d’une œuvre d’art, par exemple dans le roman Le Journal d’une folle, on doit tenir compte de l’idée-en-image (« idéïnost », en russe) de l’œuvre. C’est ce que j’ai fait en distinguant deux grands groupes de langages dans le roman. Voici un extrait où l’on peut observer certaines particularités de ces deux langages : Nous devons former des rangs de dix, marcher en rangs serrés vers le champ, et par intervalles réguliers les soldats de l’encadrement hurlent : « Couchez-vous ! », « Levez-vous ! », « Avancez ! » Les gens se couchent, se lèvent, avancent. Au bout de cinq minutes de cette gymnastique de pur sadisme, nos vêtements deviennent lourds de boue et d’eau. D’abord une dizaine, puis une vingtaine d’hommes et de femmes exténués ne peuvent plus se remettre debout. Parmi eux certains ne se relevaient pas à cause de la fatigue morale, de l’humiliation subie, renonçant à la vie, pensant qu’être achevé par un coup de baïonnette ou par une balle valait mieux que de continuer. D’autres ne pouvaient plus bouger tout simplement à cause de la fatigue physique. Ou alors, à la fois de la fatigue physique et morale… En revanche, une fillette, elle pouvait avoir douze ou treize ans, se couchait et se relevait avec vivacité comme si elle prenait plaisir à défier la situation, comme si c’était un entraînement d’athlétisme. Ses nattes auburn alourdies par l’eau voltigeaient comme deux petits fouets. L’un des hommes de l’encadrement, instructeur du LEVENTE en civil (si l’on peut appeler cet emploi « civil »), alla tout près de la fillette, et lorsqu’elle fut en position couchée, se pencha sur elle et eut un geste comme s’il voulait l’enfoncer dans la terre boueuse, ou peut-être avait-il des intentions indécentes. En tout cas, il toucha sa tête. Quelque chose d’inattendu se produisit alors. Une femme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux grisonnants, au visage raide, se leva brusquement et administra à cet homme penché sur la fillette un coup de pied vigoureux dans le derrière, en le faisant tomber à genoux. Il se releva, et pendant une fraction de seconde, son visage exprima un étonnement ébahi, on eût dit que même une ombre de honte clignotait dans ses paupières, pour se transformer aussitôt, les yeux plissés et les lèvres serrées, en un tic de fauve enragé. Ce qui se passa la minute suivante, l’on aurait pu s’y attendre. Humilié par la femme âgée, il l’acheva avec son revolver, puis, ramassant son fusil qui était tombé de son épaule au moment de ce coup de pied fatal, il asséna des coups de crosse sur le dos, la nuque et le crâne de la fillette. La femme et la fillette gisaient dans leur sang, la fillette eut quelques secousses d’agonie, la femme ne bougeait plus. L’homme avait la tête cramoisie et la respiration saccadée. Une scène de cruauté « ordinaire ». L’incident était clos. (p. 14-15)
Dans cette courte « scène » au début du roman, qui décrit « une cruauté ordinaire », quasi quotidienne à Budapest ou ses environs en 1944, d’emblée se dessine le contraste entre les deux langages constituant l’axe du roman et sa tension tragique. Le terme « une cruauté ordinaire » est important : il souligne le fait que le langage dépend ici d’une situation historique qui banalise la cruauté, le crime, le meurtre. La fillette en faisant les mouvements de se coucher et se relever avec zèle, « dit » par cette expression corporelle improvisée, son mépris face à l’humiliation nazie, la dame âgée, avec son coup de pied au cul du fasciste, donne une autre variante du même langage exprimant la supériorité morale des victimes par rapport aux bourreaux, défiant les rapports de force inégaux. La « réponse » du chef « Levente »1 ne va pas tarder : il assassine la fillette et la dame. Ce meurtre est le langage du fascisme. Entre les deux langages il y a la « traduction » qui suppose que le premier a déchiffré le sens du « message » du côté des victimes et leur « répond » en son langage. Le coup de pied de la femme âgée est le seul « niveau » de langage que ces brutes peuvent déchiffrer, on imagine mal dans cette situation que la femme âgée se serait adressée au « Levente » par un discours politique et moral, pour le dissuader de quoi que ce soit. Le langage de la 1
A prononcer : lèvèntè, ce mot désigne ici l’organisation paramilitaire des années 1930-1940 pour la jeunesse, une variante hongroise des Ballila italienne ou des Hitlerjugend allemande. Les instructeurs de Levente, au début, furent des professeurs d’éducation physique ou des chefs de scouts volontaires ou retraités, mais à l’approche de la guerre, la tendance nationaliste et fascisante va prédominer.
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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE… fillette et de la femme âgée n’est pas un message ordinaire : à qui s’adressent-elles ? Cherchent-elles à être déchiffrées ? Ici, ces langages fonctionnent par des signes qui ne sont pas des codes strictement stabilisés par la tradition, ils sont plus ou moins improvisés selon les circonstances. Ce sont des langages signes + actes, comme probablement dans la préhistoire de la naissance des langues. Le roman présente, dans un autre chapitre, un curieux « transfert » historique du langage du bourreau : Quelques individus de la première génération, mais vraiment très peu de personnes, connurent plus tard des troubles sexuels. Lorsqu’ils voulaient faire l’amour avec leur femme, ils avaient des hallucinations visuelles ou sonores. Ils voyaient des images floues de cadavres raidis, maigres, avec des bras et des jambes jaunes et des taches bleuâtres, ou leur apparaissaient des yeux suppliants de jeunes filles juives. Ils voyaient leur bouche tremblante et ils entendaient leur voix : « Non ! Non ! S’il vous plaît, ne faites pas ça ! » Ces hallucinations rendaient les uns plus ou moins impuissants. D’autres devenaient, ou plutôt redevenaient, sadiques (autre forme de l’impuissance). Ils ne pouvaient jouir autrement qu’en faisant physiquement mal à leur femme, ou à leur partenaire, avant ou pendant les rapports. Mais ce n’était plus la même cruauté illimitée, entraînant le plus souvent la mort de leurs victimes, comme cela se manifestait pendant la guerre. La vie civile les avaient contraints à un sadisme « maîtrisé ». Ils savaient jusqu’où l’on peut aller dans le cadre de la société donnée. D’ailleurs, ils pouvaient aller assez loin, en faisant attention à ne pas scandaliser les voisins et la parenté. Joschka N.N., ex instructeur du LEVENTE, resta également dans un petit village aux maisons blanches, aux toits rouges, aux volets verts, quelque part en Autriche. Il épousa une jolie veuve brunette dont le mari n’était jamais revenu du front. Au début de leur mariage tout allait normalement. Mais avec les années, pour avoir un orgasme, il devait asséner des coups à sa femme en la traitant de « Sale juive ! ». Sa femme, une paysanne tyrolienne docile, supportait les coups, seulement de temps en temps elle disait : « Chut ! Ne réveillons pas les enfants ! » (p. 2425)
Dans ce passage un bref commentaire historique et psychologique de la narratrice précède la scène décrite par son Journal. La particularité de cette scène est qu’elle n’est pas un témoignage direct, disons autobiographique de la narratrice, mais une histoire « exemplaire », dans le sens cervantésien du terme, que la narratrice note comme une sorte d’ébauche d’un épisode romanesque à l’intérieur du Journal. Voilà, quelques années après la guerre, l’ex bourreau parle. Il dit « sale juive », paroles accompagnées de coups de poings. Paroles et gestes avilissants, le passé « travaille » les bourreaux. Pendant la guerre c’était un programme de la « solution finale », après la guerre le langage composé de paroles et de gestes continue, mais il n’y a plus de juives à torturer, à violer, à abattre. Sa propre femme est une victime de « substitution », maltraitée, humiliée, certes, mais à un degré qui ne serait pas comparable à la souffrance des victimes juives. Son cas renvoie la narration au fait historique que le fascisme continue sa destruction au-delà même de ses objectifs initiaux, tel un cancer une fois opéré qui surgit à un autre endroit du corps. Le langage du nazi de l’après-guerre est réduit au minimum, il reste dans son vocabulaire l’epitetum ornans « sale juif » et les coups de poing appliqués dans des circonstances modifiées ; son « action » se déplace à la sphère privée. C’est encore un raccourci important comme leçon de l’histoire : un rappel du fait qu’après 1945 au minimum 200.000 « petits » criminels de guerre restaient impunis dans l’Allemagne d’Adenauer, ou en Autriche, en Hongrie et dans d’autres pays de l’Est. « Petits » signifie ici qu’ils n’ont torturé à mort ou fusillé que seulement quelquesuns, deux, trois, dix ? déportés, ou prisonniers de guerre, femmes violées ou otages… En ce qui concerne les petits nazis hongrois, leur langage raciste est présent jusqu’à nos jours dans les nombreux journaux et brochures publiés en 53
LES LANGAGES DE LA VILLE Hongrie, ainsi que par des centaines de leurs organisations en Amérique Latine, au Canada et aux Etats Unis. Une de leurs préoccupations favorites est la falsification de l’histoire par le biais du révisionnisme et du négationnisme, deux courants qui se complètent mutuellement, devenus leur langage idéologique. Ce langage des faussaires de l’histoire est représenté dans un style satirique dans plusieurs chapitres du roman, constituant un thème, à ma connaissance, insuffisamment exploré dans la littérature contemporaine, où des auteurs très connus, comme par exemple Elie Wiesel et Primo Lévi se penchent sur l’histoire de l’Holocauste comme si elle appartenait uniquement à un passé achevé, sans aucun lien avec le présent. Claude Lanzmann, en interrogeant les anciens bourreaux dans le Shoah représente une nouvelle approche de ce point de vue. La réalité de la société hongroise des années 2000 prouve l’existence de liens directs et actifs entre le passé (l’Holocauste) et le présent (négationnisme) : le langage de la haine des années du Troisième Reich connaît sa lugubre renaissance. Modification du sens. Aussi le langage des victimes peut rétrospectivement modifier la sémantique des mots, des phrases, sous l’influence des circonstances historiques. La narratrice du Journal évoque ses souvenirs d’adolescence heureuse : elle et sa sœur Eva (qui sera plus tard violée, torturée à mort par les nazis) sont en train de lire Baudelaire dans une édition 1900 de Meunier, illustrée par Schwabe dans un style « art nouveau » ; ce livre rare appartenait à leur père, bibliophile et collectionneur : Le cœur serré, nous lisions dans Delphine et Hippolite : «… L’Holocauste sacré de tes premières roses. » Le mot holocauste, nous l’avons rencontré pour la première fois ; moi, plus tard encore des milliers de fois, mais Eva… (p. 120)
Ainsi, le mot « Holocauste » faisant partie du langage poétique, érotique de Baudelaire a subi un changement de sens pour nous tous et plus particulièrement pour les survivants comme la « Vieille dame » qui écrit son Journal, mais pas pour sa sœur Eva, tuée en hiver 1944. Voici un autre exemple : J’ai lu également son Idiot. Au début de ce roman, le prince Mychkine, en descendant du wagon, est allé directement se présenter à la maison du général Yepantchine dont la femme est sa parente éloignée. Là, je me souviens, j’ai arrêté la lecture. Association d’images immédiate : « en descendant du wagon » avait pour moi une signification que Dostoïevski ne pouvait pas envisager, ni même imaginer. Plus loin dans le roman, Mychkine raconte ses souvenirs et ses pensées à propos des condamnés à mort qui attendent leur exécution. Ce thème sinistre préoccupe l’écrivain, car lui-même a vécu de telles épreuves avant d’être déporté en Sibérie. Ils ne subissent aucune torture physique — nous explique le prince Mychkine dans le déguisement de Dostoïevski, ou plutôt l’inverse — c’est l’attente de la mort certaine qui leur cause une terrible souffrance. Oh les beaux vieux temps où la mort certaine était attendue sans la souffrance physique ! (p. 79-80)
Plus loin dans son Journal, elle décrit ses souvenirs lointains à propos de sa grand-mère et l’image du prince Mychkine revient encore : A présent, je m’approche de l’âge de ma grand-mère d’alors. Cet après-midi, en descendant du lit, dans un mouvement maladroit, je me suis cognée le pied douloureusement. J’ai poussé un cri : « chemà Yisroèl ! », et le visage de ma grand-mère est apparu aussitôt, ainsi que tout le souvenir que je viens de décrire. Sous l’effet des médicaments je me suis assoupie un peu, et alors c’est l’image du prince Mychkine qui m’est apparue, ou plutôt l’image du roman : le prince Mychkine EN DESCENDANT DU WAGON va directement… -Pauvre prince ! Sale juif — ils lui ont dit… Vous savez — j’explique alors au prince Mychkine avant qu’il ne soit gazé — en hongrois on dit plutôt « juif puant », et c’est à cause des vieilles robes de ma grand-mère, car ça sent la naphtaline. (p. 114)
Dans ces passages, la raison du changement de sens de « en descendant du wagon, est allé directement », pour la « vieille dame » qui écrit son Journal, c’est 54
LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE… évidemment qu’elle pense aux victimes juives qui, en descendant des wagons, sont allées directement dans les chambres à gaz, poussées par les gardiens SS. Le viol comme réalité et comme langage constitue un des principaux thèmes du roman. Ils l’ont violée. — « Alors, petite juive puante, mets-toi à poil, plus vite que ça ! » Elle a reçu des coups de fouet sur le dos, en haut, près de la nuque. A la naissance des cheveux duvetés, des traces de rouge sanglant sont apparues. Tremblante, elle a d’abord obéi, elle s’est dévêtue. — « Plus vite que ça ! » — Ils lui ont tordu les bras derrière le dos, ils ont ligoté les deux poignets à l’aide d’une cordelette en chanvre qui pénétrait la chair, causant une douleur constante différente de celle, plus aiguë, causée par les coups. — « Allez, couche-toi là et écarte les cuisses ! Elle n’obéissait pas. L’un des CROIX FLECHEES a cassé le goulot d’une bouteille vide en la frappant contre le bord de la table. — « Si tu ne te mets pas là, sur le dos, si tu n’écartes pas les jambes, on va enfoncer cette bouteille cassée dans ton vagin ». Sans attendre qu’elle obéisse, deux autres l’ont saisie par les épaules et l’ont poussée sur la table glissante de saleté. Au début, elle était comme paralysée. Lorsque le deuxième de ces barbares lui passa dessus, tout d’un coup elle s’est reprise. Elle a redressé la tête et de toute la force qui lui restait, elle a mordu le visage de son violeur sans le relâcher, comme certains chiens mordent d’instinct. L’homme s’est débattu en hurlant de douleur et, dès qu’il a pu se dégager, il s’est acharné contre elle. Une terrible séance de torture suivit alors le viol collectif. (p. 25)
Le langage des bourreaux dans cette terrible scène que le roman doit (devoir moral) représenter en vertu de la vérité historique, quitte à heurter la sensibilité des nerfs du lecteur, comprend de nouveaux éléments de langage : des paroles et des actes à la fois symboliques et réels. Les mots injurieux, cette fois-ci « juive puante », est la traduction la plus proche du terme utilisé constamment par les nazis hongrois, ainsi que souvent par les gens du peuple. Le hongrois parlé est « riche » en expressions injurieuses. Le langage de la jeune fille terrorisée est sans paroles : comment voulez-vous qu’elle puisse s’exprimer lorsqu’elle est martyrisée à ce point ? Elle a probablement un langage intérieur que le roman reproduit à un autre moment, lorsqu’on apprend son identité par rapport au personnage qui tient son journal et qui la décrit. Ce sont deux sœurs : l’aînée, Eva, est celle qui est suppliciée par les « Nyilas » (c’est-à-dire les nazis hongrois), la cadette celle qui est la narratrice du Journal, dont le nom Juci (diminutif de Julia en hongrois), ne figure qu’une seule fois dans le texte. La plus jeune revit mille fois les supplices de sa sœur, dont la mémoire la rend malade : ses réflexions sur la mémoire et l’oubli constituent le thème philosophique (dans le sens belinskien de l’« idéïnost ») du roman. Mais revenons au langage injurieux des nazis. La narratrice du Journal médite sur le terme hongrois « felkoncolni » (traduction approximative : massacrer à l’arme blanche, égorger, sauvagement assassiner, etc.), verbe qui n’a pas d’équivalent exact en français. Ce verbe figurait en 1944, sur les milliers d’affiches placardées à Budapest, en annonçant telle ou telle restriction, dans le genre : les juifs doivent porter une étoile jaune sous peine d’être égorgés sur place, les juifs qui se trouvent en dehors du ghetto seront massacrés sur place, etc. Les « Nyilas », on dirait, se délectaient de plaisir en utilisant très souvent ce verbe (ainsi que de l’acte correspondant), c’était dans leur vocabulaire un mot privilégié, emblématique. Inutile de dire que ce même mot a provoqué la terreur, le dégoût dans l’esprit des persécutés. Il est intéressant que ce mot est évoqué chez trois auteurs presque simultanément : dans l’autobiographie Andrew S. Grove Swimming Across — a memoir (en anglais)1, chez György Konràd, dans son roman autobiographique Le 1
Warner books 2001.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 1
Départ et le Retour , paru en hongrois, à Budapest, en 2002, ainsi que dans mon roman. Or, aucun de ces trois auteurs ne connaissaient pas les deux autres ouvrages au moment de la rédaction du sien. La composition par le double, constitue un relais entre les deux personnages : la narratrice et sa sœur Eva. Il s’agit d’un double constituant un appel à la solidarité fraternelle avec les victimes : « Je m’identifie à ELLE. Je suis ELLE. Quand je parle à la première personne, c’est ELLE qui parle. Je sais que je suis perdue dès le moment où ils m’ont poussée par la porte de ce lugubre sous-sol. Les gens du quartier chuchotaient depuis quelques semaines sur les horreurs qui se passaient dans cette « Maison de NYILAS » du quatorzième. Après le viol, les viols, j’étais presque folle, ils m’ont ligoté les poignets et m’ont attachée à une poutre. Dans cette position, j’ai eu envie de vomir et je sentais à tout moment que j’allais m’évanouir. A ce moment, c’est la douleur aux poignets causée par le cordon écorchant ma peau qui me maintient debout, en état de semi-conscience. Après tout ce que je viens de subir, viols, dos tailladé, mais également les cris épouvantables des autres victimes, je suppose le pire : ils vont encore et encore s’acharner sur mon pauvre corps. Mon seul « espoir » : ils vont me tuer le plus vite possible. Sinon, ce seraient des tortures encore et encore, jusqu’à la fin. Peut-être me laisseront-ils quand même en vie, mais à jamais mutilée, défigurée. Maintenant c’est le tapage de leur va-et-vient dont je ne déchiffre pas le sens. J’ai la gorge sèche et serrée de peur : mais qu’est-ce qu’ils préparent ? Le temps passe à la fois très lentement et très vite. Celui au visage presque serein, pas vraiment un faciès de criminel, me fait le plus peur. Il pourrait être un sadique méthodique. Ils se chamaillent entre eux, ils ont le rire gras, vulgaire. Sans doute des alcooliques. Ma respiration est presque complètement bloquée et mon cœur veut sauter de ma poitrine en voyant qu’ils s’apprêtent à passer à l’action. En voilà un qui s’approche de moi, je sens son haleine de cave moisie. Il tient un canif à lame ouverte dressé contre mon ventre. Comment pourrais-je mourir pour ne pas souffrir ? (p. 57-58)
« Mais qu’est-ce qu’ils préparent ? » Ce questionnement, cette interrogation intérieur, est un des motifs du langage (et de la pensée) des persécutés. Chercher à comprendre les intentions de l’ennemi, c’est, primo, un élément préalable à la résistance, ici une résistance morale, avant la mort certaine, un dernier cri de la liberté. Cet acte est hautement intellectuel : la force brutale, inhumaine, est en train de nous écraser, mais au moins on essaye de la comprendre. Essayer de comprendre la menace de mort et la mort est aussi ancien que la civilisation, que l’homme. Cette interrogation, cette pensée, ce langage situent les victimes au cœur même de la civilisation universelle. Le langage des bourreaux, celui du meurtre, celui de donner la mort, est également aussi ancien que l’histoire de l’humanité ou, devrions-nous dire, de l’inhumanité (par exemple dans la légende biblique de Caïn et Abel). Il constitue une régression de la civilisation, fait partie de la lignée de « l’anti-civilisation » dans l’histoire comme, par exemple les incursions des nomades qui détruisaient des villes, des monastères en Europe de l’ouest, et à l’Est où elles ont anéanti la première grande civilisation slave de la Kiev médiévale. Dans les temps modernes, le langage et la réalité du fascisme constituent une destruction à la fois extérieure et intérieure. Par exemple les nazis hongrois, pendant les premières années de la guerre ont commis des génocides en Roumanie, en Ukraine, en Yougoslavie et, à partir de 1944 à l’intérieur de la Hongrie contre les Hongrois assimilés à la « race » juive et les Tsiganes. C’est un des paradoxes de l’histoire contemporaine : les nationalismes de coloration nazie sont en fait anti-nationalistes, c’est-à-dire à la fois destructifs et auto-destructifs. Les images du passé heureux dans des circonstances horribles. « S’il vous plaît, achevez-moi ! » C’est une des dernières phrases d’Eva, pendant son agonie, 1
Sa traduction française paraîtra bientôt aux éditions de Mille et une nuits
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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE… elle n’est pas dite, mais pensée. Elle ne peut pas la prononcer physiquement, car à cause de la torture, sa bouche, sa langue, ses lèvres tuméfiées, pleines de sang, l’empêchent de parler. Elle ne dirait, sans doute, cette phrase, même si elle le pouvait, par dignité, par mépris envers ses tortionnaires : on ne demande rien à l’ennemi. Les bourreaux veulent prolonger la souffrance d’Eva, et elle est privée de la dernière parcelle de liberté : la possibilité de raccourcir sa propre souffrance par la mort. Sa souffrance physique est prolongée par ses tortionnaires et dans un délire d’agonie elle repense et revoit des images du passé, qui est si loin maintenant : La douleur imaginaire de l’attente n’est rien par rapport à la douleur réelle emplissant tout mon corps. Un cri, une sorte de hurlement continu et inarticulé sort de ma bouche semi ouverte. Pendant que le temps s’arrête, je me vois, je sens, j’entends, je touche ma propre vie qui s’en va. Je vois, à travers les larmes et le sang, face à moi, le visage tuméfié de mon ami. Ne pouvant supporter cette vision, je baisse la tête et, comme les condamnés à mort avant l’exécution, je vois pendant une fraction de seconde le passé, notre passé heureux. Il se penche maladroitement sur moi et caresse mes cheveux. J’entends la coulée d’un ruisseau que nous avions découvert ensemble pendant une excursion dans les montagnes de Börzsöny. Je sens la chaleur de ma propre peau au contact infiniment doux de ses mains. Je vois le dessin bizarre formé par le bois du bureau du Docteur Pickler, notre médecin de famille. Le dessin représente un drôle d’animal qui ressemble à une locomotive à deux têtes ou, selon un autre angle, une grosse vache au chapeau haut de forme. J’entends la voix de Julia, celle qui est au Conservatoire. Je viens de lire — me dit-elle — l’analyse de la « Symphonie Fantastique » dans un écrit de Robert Schumann. Les yeux rieurs de Julia se décomposent comme si des gouttes d’eau tombaient sur une aquarelle. Toutes ces images, ces sensations se déroulent en moi en une fraction de seconde. C’est la cave. C’est mon ami, mon fiancé. Ce sont mes bourreaux. Ils sont en train de me torturer devant lui, et personne ne pourra plus jamais savoir ce que je vis maintenant. Si, ma petite sœur, Juci*, elle sentira tout, elle souffrira ma souffrance. La douleur arrache tout de moi, dans moi. Par moments je crois que c’est fini, que ça ne peut plus grandir, mais ça grandit encore et encore. Mon corps est secoué par des spasmes et j’espère que l’agonie ne sera pas longue. (p. 59)
Les images, les pensées du passé qui reviennent avant la mort : il s’agit d’un motif élaboré par les classiques (p.e. dans le chapitre sur la bataille de Borodino dans Guerre et Paix) qui ne pouvait pas être absent dans Le Journal d’une folle, lorsque dans la mémoire de la « Vieille dame » surgissent les chambres à gaz. …la crampe mortelle dans le cœur et dans les poumons des martyrs des quatorze chambres à gaz d’Auschwitz. Les enfants de moins de quatorze ans jetés vivants dans les flammes pour économiser le gaz. Cent fois, mille fois, apparaissaient dans ma mémoire visuelle les chambres à gaz. Je voyais d’immenses portes coulissantes comme pour les hangars d’avion. Et voici, elles se referment avec un fracas métallique sur des hommes, femmes, vieillards dénudés, squelettiques. Ils attendent que l’eau de la douche se mette à couler. Même humiliés déjà par tout ce qu’ils ont vu et subi précédemment, même si depuis la descente du wagon quelques autres malheureux ont réussi à leur communiquer que ce ne sont pas de vraies douches, qu’ils seront tous gazés, même malgré cela, même déjà enfermés, ils espèrent toujours : peut-être ne s’agit-il que de rumeurs ? Peut-être se trouvent-ils maintenant dans cette immense salle, conformément à l’esprit méthodique de propreté et d’organisation germaniques, afin de se doucher pour être préparés à un travail, certes dur, par exemple dans une usine militaire, mais un travail tout de même ?… Cet espoir va durer deux ou trois minutes à peine. Ils lèvent leur regard au plafond, les têtes de « douches » crachent des nuages jaunâtres, ils sentent déjà la puanteur piquante du gaz, ils suffoquent, la respiration devient douloureuse, les mamans se penchent sur le petit corps de leur bébé ; dans un dernier sursaut de l’instinct maternel elles veulent les protéger. Des gestes qui s’arrêtent à mi-temps, car elles-mêmes tombent sur le corps de leur enfant. Des milliers d’hommes et de femmes, pendant les quelques minutes de l’agonie, dans les convulsions causées par la douleur physique, revoient une dernière fois quelques scènes de leur propre vie. Les uns voient le visage de leur mère, ou de leur père, d’un mari ou d’une femme. Les autres se revoient au temps du premier amour, un autre voit un sentier forestier avec des fleurs sauvages, un autre entend distinctement les airs d’une sonate de Beethoven ou d’une symphonie de Mahler. Mais la plupart de ces gens étaient très pauvres, de petites gens humbles, et maintenant le petit tailleur de la Grande Plaine Hongroise pense à la commande d’un
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LES LANGAGES DE LA VILLE manteau par le notaire qu’il n’a pas pu finir à cause de la déportation. Pourtant c’était presque terminé ! Il restait à enlever les fils blancs, ajuster le col de vison, puis un bon repassage… Le petit tailleur était peut-être mon oncle Abraham. (p. 81-82)
Ce qui est important ici, entre autres, du point de vue de la question du langage, c’est une intelligence plus profonde de la tragédie de l’Holocauste, et plus généralement des grands événements, dans une vision de l’histoire qui ne peut pas être fondée uniquement sur des approches documentaires, quantitatives, statistiques. Car il y a le langage commun : « six millions de victimes », mais au-delà de ce nombre il y a six millions de romans individuels. Un roman sur une tragédie peut être plus fort que les grands chiffres statistiques. La Ballade du soldat, ce chefd’œuvre de Grigori Tchoukhraï, nous montre en quelques images les quelques jours d’un soldat russe en permission, et on quitte la salle de cinéma en larmes ; on comprend mieux avec ce film la tragédie du peuple russe, la signification de ses 25 millions de morts de la Grande Guerre patriotique. La nouvelle de Soljenitsine Une journée d’Ivan Denissovitch, comme œuvre d’art, comme pensée en images, est plus forte que son Histoire des Goulags. En partant de l’esthétique de Belinski que j’ai mentionnée plus haut, nous pouvons considérer un roman, ou un film, un tableau, une œuvre musicale, comme une longue phrase qui sous-tend l’infini, l’inachevé. Cette idée est déjà dans un dialogue de Platon où il fait parler Socrate sur la notion de l’un, de l’infini et sur ce qui se trouve entre ces deux notions. La statistique des grands chiffres nous camoufle les vérités historiques concrètes, elle les plonge dans la grisaille uniformisante en escamotant leur profondeur, leur dimension humaine. Donc, un langage commun des victimes, mais conjugué par six millions de langages individuels, vingt-cinq millions de langages individuels, l’infini et l’inachevé des langages individuels et des romans, des « pensées en images » : c’est bien ça le sens du passage cité. Le langage du délire, déjà présent pendant l’agonie des victimes, l’est également dans les souvenirs tragiques de la vieille dame qui la poussent vers la folie et la mort. Le mécanisme du langage délirant ressemble à l’écriture automatique préconisée par certains surréalistes : paradoxalement, il peut être conditionné par une grande lucidité et une maîtrise de la forme. C’est le cas, par exemple, du délire psychanalytique de Tristan Tzara dans Le Petit Tailleur. La vieille dame, dans ses cauchemars tourmentés, crie : « Auschwitz ? De telles horreurs n’ont jamais pu exister ! Je suis guérie, je suis de nouveau normale. Je suis une vieille femme juive, une rescapée niant l’existence des déportations, des tortures, de la cruauté, des exécutions sommaires, des chambres à gaz et des fours crématoires. » (p. 133) Ce langage de la « négation » contient automatiquement la négation de la négation : il nomme tout ce qu’il prétend nier. En plus, dans l’exclamation : « De telles horreurs n’ont jamais pu exister ! », on entend une condamnation morale, comme si elle disait : «… n’ont jamais dû exister ! ». A l’opposé, dans le chapitre onirique du « Bal des négationnistes » qui se déroule dans une chambre à gaz, transformée à l’occasion en une salle des fêtes avec musique, danses et attractions, Herr Obergruppenführer Reinhardt Tristan Heidrich, le bourreau de Prague, tient un discours autrement délirant : il se vante d’avoir donner des ordres à ses braves SS pour sauver des flammes des enfants, des femmes, des vieillards juifs dans l’incendie du ghetto de Varsovie. Ce langage du délire négationniste détourné satiriquement par l’absurde est ambigu : comme si la vieille dame (car toute cette scène fait partie de son cauchemar à elle), souhaitait inconsciemment que les remords de conscience des bourreaux se réveillent… mais, 58
LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE… au lieu de la conscience de culpabilité, c’est le langage cynique du mensonge éhonté. Le respect de la mémoire des morts est un des thèmes importants du roman et il s’exprime, le plus souvent, par un langage symbolique. Ce thème apparaît à plusieurs reprises, chaque fois sous un angle différent : Le contraste était frappant, surtout entre le visage presque angélique du petit soldat de l’encadrement, pas une ride sur son front, et les visages sales, pleins de rides et de boue des deux sœurs. Tante Bella : son corps affaissé près du fossé, puanteur d’urine, puanteur de souffrance, et alors tante Stefi qui voulait l’enterrer, quoi l’enterrer, juste gratter à la main quelques mottes de terre mélangées à la neige sale, la neige jaune brune de vomissures et de merde… Stefi, Stefike, accroupie, le petit soldat derrière elle, debout, la frappant avec la crosse de son fusil, pour achever ensuite par une balle ce sale et maigre quelque chose, ce quelque chose de squelettique, en épouvantail. Car tout vêtement propre et décent devient épouvantail après trois jours de marche forcée dans la boue et dans la neige. […] cet amas de tissu sale mélangé avec de la chair encore vivante qui bougeait si drôlement, après les deux coups de crosse dans le dos, qu’il fallait quand même lâcher une balle dans le dos (il visait la nuque), « car nous, guerriers preux et valeureux, c’est comme ça que nous ont enseigné nos supérieurs aux exercices du LEVENTE ou dans l’Armée, nous ne devons laisser agoniser personne, même pas une sale juive. Pour sûr que le premier que j’ai fusillé tout au début, à la sortie d’une banlieue de Budapest, eh ben alors j’ai dégueulé un peu, mais mon cap’taine, un volontaire, étudiant en médecine, m’a expliqué que ce n’est rien, que ses camarades en passent par là, lors du premier cours de dissection presque tout le monde dégueule, mais après ce n’est rien : « C’est comme si l’on découpait un poulet rôti sur le plateau d’argent posé sur la table par la bonne au tablier blanc et au fichu blanc, ha-ha-ha, nous autres on aime pincer les cuisses de la petite bonne à tout faire. » (p. 97)
Ainsi surgit dans la mémoire de la vieille dame la mort de ses deux tantes. Tante Bella est morte d’épuisement pendant la déportation à pied vers la frontière autrichienne et tante Stefi, sa sœur, voulait l’enterrer près du fossé. Enterrer les morts fait partie des civilisations qui remontent à la préhistoire. Dans toutes les civilisations, dans toutes les croyances ou, dans les temps modernes mêmes chez les gens détachés de la religion, existent des langages symboliques, des gestes, des manières d’enterrer les morts, ou de les incinérer, en signe d’un dernier hommage. Ce geste, ce langage symbolique était celui de tante Stefi. C’était le langage de la dignité, du respect des morts qui fait partie du respect de la vie. Cependant, le soldat de l’encadrement assassine tante Stefi et les cadavres sans sépulture restent au bord de la route. Le meurtre et le « geste » symbolique de ne pas enterrer les morts existe également depuis des millénaires, mais ce langage est celui des courants historiques rétrogrades, c’est souvent l’expression du mépris, la volonté de considérer l’autre comme un objet, comme un numéro, qui ne mérite pas un traitement humain. Dans l’Antiquité c’était le traitement des esclaves révoltés, ou, sous les régimes féodaux, celui des serfs désobéissants ou alors des criminels exécutés dont les cadavres restaient sous les gibets en proie aux oiseaux rapaces. Les génocides modernes constituent le langage absolu de blasphème à propos de la mort. Les antonymies inversées. Revenons à la scène de la mort de tante Bella et tante Stefi. Le meurtrier est un jeune soldat de l’encadrement nazi dont le texte dit : « Le contraste était frappant, surtout entre le visage presque angélique du petit soldat de l’encadrement – pas une ride sur le front – et les visages sales, pleins de rides et de boue des deux sœurs. » Ce contraste est très important dans le roman et il revient à plusieurs reprises. Ce sont les images concrètes d’une réalité historique qui caractérisent la barbarie fasciste. Ce n’est pas seulement l’uniforme impeccable, propre des SS, ce n’est pas seulement le visage presque angélique des bourreaux, ce n’est pas seulement le bouquet de fleur tendu par une charmante fillette au dictateur 59
LES LANGAGES DE LA VILLE souriant. C’est le langage des apparences. Je quitte le roman pour citer une phrase tirée d’un discours de mars 1936 de Goebbels, le chef de la propagande nazie. Il s’adresse à la nation allemande et lui demande « de soutenir le Führer et sa politique de paix et d’égalité des droits » (sic !). Le langage des bourreaux est souvent celui du délire mensonger tantôt cynique (le menteur sait qu’il ment), tantôt crédule (le menteur croit en son propre mensonge). Le chef « historique » des nazis hongrois, Szàlasi, en fin avril 1945, lorsque l’Armée Soviétique était déjà aux portes de Berlin, quelques jours avant la capitulation de l’Allemagne, parlait encore de « la victoire finale », langage tenu également par plusieurs chefs nazis allemands encore en vie. Dans le roman, œuvre de « pensée en images », on voit le contraste entre les victimes poussées dans la saleté, pour que leur visage humain soit souillé et le visage presque angélique des bourreaux. Derrière ces images se cache la vérité profonde, inverse des apparences : d’une part la beauté morale des victimes, leur pureté couverte par la souillure, d’autre part l’inhumanité des bourreaux qui se cache derrière un masque de « pureté ». Dans un autre chapitre du roman, présentant la tragédie de la famille Holics, assassinée par les nazis, on a la même inversion : les bourreaux aimant la propreté, les victimes qui sont sales et leur cadavres qui sont rendus dégoûtants. Je ne citerai pas un autre passage où le Journal décrit les horreurs des latrines derrière les baraquements d’Auschwitz. Le livre est un des thèmes importants du roman. Il est l’une des plus grandes découvertes de l’humanité, l’invention géniale de la mémoire artificielle, du premier « ordinateur » pour fixer les langages. Le livre est l’essence même de notre civilisation, inséparable de la mémoire et du langage. Depuis les tablettes en terre cuite ou les feuilles en papyrus de l’Antiquité jusqu’à nos jours, le livre, et bien sûr l’écriture, sont nos plus précieuses inventions. Dans Le journal d’une folle le langage des victimes et celui des bourreaux apparaissent souvent dans les relations qu’ils entretiennent respectivement avec le livre. La narratrice lisait des ouvrages de la bibliothèque de ses parents (le Journal mentionne, entre autres, Baudelaire, Roger Martin du Gard, Gorki et Kassàk, dans la Préface du roman on apprend que la vieille dame était une admiratrice de Gogol, etc.). Nombre de passages du roman contiennent des allusions implicites, des références cachées, que le lecteur peut décrypter ; il faut donc comprendre à quel point la littérature, le livre, étaient honorés dans l’univers familial et amical de la narratrice du Journal. De l’autre côté, le Journal évoque le fait historique : les nazis hongrois, le 16 juin 1944, en la présence solennelle (!) d’un représentant de l’Ambassade d’Allemagne en Hongrie, ont détruit près d’un demi million de livres d’auteurs classés « juifs », par exemple Proust en traduction hongroise (p. 66). Ils avaient également une liste des artistes « dégénérés » destinés à la destruction, selon le modèle de leurs maîtres allemands1. Par ailleurs, on sait que les nazis allemands, quelques années plus tôt, ont brûlé sur la place de l’Opéra de Berlin des centaines de milliers de livres. Le bûcher y fut allumé par le chef de la propagande nazi Goebbels, et cette cérémonie exécrable que les nazis voulaient hautement symbolique, devint effectivement le symbole historique de leur barbarie. Le roman 1
Rudolf Diener-Dénes, peintre de l’école dite « franciàs » (francisante), mon père, figurait également sur cette liste.
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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE… montre ce paradoxe : le langage des nazis est celui de la destruction du langage ! En détruisant des livres non « aryens » (selon leur idéologie), comme par exemple ceux de Heine, Zweig ou Freud, ils ont anéanti en effet des chefs-d’œuvre des cultures littéraires allemande et autrichienne dont l’élément de mentalité, de sensibilité, juive faisait partie intégrante. Leur propagande rejetait même Thomas Mann, qui se trouvait pourtant en dehors de leur définition fantaisiste : « non aryen ». Du point de vue historique, philosophique, moral, leur vandalisme était en même temps une autodestruction. Je résume donc : amour et respect du livre c’est le langage des victimes dans le roman, mépris et destruction du livre est celui des bourreaux nazis. Le gaz. Dans un contexte de la vie quotidienne c’est un mot qui signifie quelque chose de banal : facture de gaz, j’achète une bouteille de gaz pour ma maison de campagne, etc. Cependant, les mots « gaz », « gazé », « chambres à gaz », reviennent très souvent dans le langage intérieur de la vieille dame, dans un contexte chargé d’une toute autre signification. Les fragments de son Journal, sans respecter d’ailleurs un ordre chronologique, commencent par l’association obsessionnelle de deux mots qui n’est pas motivée par les règles phonétiques du hongrois : Le gradé a le sommeil perturbé. Ces maudites roues sans ressorts donnent des secousses à se casser les côtes. Et des soucis en plus. D’une part, il a reçu l’ordre de se présenter à mi-chemin entre Budapest et la frontière autrichienne, à Györ, pour des instructions. » Instruction », en langage militaire hongrois, se dit : ELIGAZITAS et ce mot me fait penser à un autre : ELGAZOSITAS, action de gazer, gazage. D’autre part, son « frère » supérieur a insisté pour que la colonne des déportés ne traverse pas de grandes agglomérations car, disait-il, ces « sales juifs » pourraient être tentés de s’évader en s’y cachant. (p. 13)
Les chambres à gaz, en tant que fait historique et également en tant que langage, constituent l’un des terribles symboles, opposés l’un à l’autre des bourreaux et des victimes. Si nous disons « chambres à gaz », cela résume déjà la condamnation morale du régime nazi, le Troisième Reich. En revanche, les néonazis hongrois des années 2000, dans leur propagande expriment leur nostalgie des chambres à gaz, et leur mécontentement que l’Holocauste n’ait pas été total. Bien sûr, c’est aussi une question de langage, mais pas uniquement… Face à ces immondices, du côté des victimes et de tout honnête homme, ce même substantif (car nous devrions le considérer comme tel : chambre-à-gaz) désigne, symbolise la souffrance absolue, causée par l’inhumanité absolue. Le roman se termine par la description du délire, probablement de l’agonie, de la vieille dame ; sa chambre de malade à la clinique se confond, dans ses hallucinations tragiques, avec une chambre à gaz, où apparaissent également les souvenirs très lointains du docteur Pickler, le médecin de famille. Trois niveaux temporels, trois strates de langage se confondent ici dans un ultime chuchotement de désespoir : L’infirmière sort sans que ses pieds touchent le sol. Une tache de blancheur, un nuage qui vole. Un médecin entre sans bruit, c’est le Docteur Pickler de l’escalier « A », numéro 11/bis avenue Aréna, Budapest quatorzième. Donc ce ne serait pas ou plus la maison de repos psychiatrique près de Boston ? Où suis-je ? Je ne suis nulle part, je n’existe pas. Je pense à moi-même à la troisième personne : elle est nulle part, elle n’existe pas. Pourquoi le visage du Docteur Pickler est-il si angoissé ? Il y a maintenant plusieurs médecins, ils ont tous le visage angoissé, pourquoi, pourquoi, pourquoi angoissé, angoissé, angoissé ? La chambre est ma chambre (sa chambre ?)… ce n’est pas une chambre à gaz, à gaz, à gaz. Les chambres à gaz n’ont jamais existé, sa chambre est pleine de roses et de visages angoissés de toutes sortes de visages. Non, ce ne sont pas des visages, ce sont des tuyaux compliqués et angoissés, c’est pour respirer, respirer, respi… — soudain tout devient blanc et paisible je dois elle doit nous devons faire un effort pour prononcer pour articuler papa maman ma sœur mon fiancé mon voisin ma
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LES LANGAGES DE LA VILLE tante mon oncle mon ami ma camarade de classe… ma langue est lourde ma bouche est raide lourde raide lourde raide bouche fin fin fin… (p. 135)
Peter DIENER Université de Toulouse-le Mirail BIBLIOGRAPHIE Textes Peter Diener : Le Journal d’une folle (Ed. de l’Aube, 2001) Peter Diener : Choix de Poèmes (Ed. Cercle Culturel Franco-Hongrois, Brdx. 2001) Principaux documents et études sur l’Holocauste en Hongrie R.L. Braham : The Politics of Genocide. The Holocaust in Hungary. I-II. (Columbia University Press, New York, 1981) The Destruction of Hungarian Jewry : A Documentary Account. (red. : R.L. Braham. New York : World Federation of Hungarian Jews, 1963, I-II, 960 p.) Jenö Lévai : Zsidòsors Magyarorszàgon. (Budapest, Magyar Téka, 1948, 479 p.) C. A. Macartney : October Fifteenth. A History of Modern Hungary, 1929-1945. (Red. : F.A. Paeger, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1957, I-II.) Ernö Munkàcsi : Hogyan történt ? Adatok és okmànyok a magyar zsidòsàg tragédiàjàhoz. (Budapest, Renaissance, 1947. 252 p.) Vàdirat a nàcizmus ellen. (Red. : Ilona Benoschofsky et Elek Karsai. Budapest, A Magyar Izraelitàk Orszàgos Képviselete, 1958-1967, I-III.) Géza Komoròczy : Holocaust, A pernye beleég a börünkbe. (Ed. Osiris, Budapest 2000) Publications récentes sur l’Holocauste, le révisionnisme, le négationnisme et les néonazis hongrois : J’ai utilisé les bibliographies thématiques de la revue culturelle hongroise juive « Mùlt és Jövö » (Budapest, fondée en 1911, interdite par les nazis en mars 1944, nouvelle rédaction depuis 1988, réd. : Jànos Köbànyai et d’autres). Numéros consultés : de 1990 à 2001, plusieurs milliers de titres d’articles de presse répertoriés. En français : R.L. Braham : Offensive contre l’histoire. Les nationalistes hongrois et le Shoah. (Les Temps Modernes, N° 606/1999) Pour la sociologie du langage (stéréotypes), j’ai étudié plus particulièrement les ouvrages de J. Gabel, B. Bettelheim, T. W. Adorno, C. Lévi-Strauss, W. Lippmann, R. Amossy, mais aussi de plus récent : H. Lefebvre : Langage et société.
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LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE. LA DIFFUSION DES THÈSES NÉGATIONNISTES SUR INTERNET Aujourd’hui, les concepts traditionnels régulant la vie en société sont tiraillés entre revendications identitaires et quête de liberté individuelle, entre globalisation des rapports humains et sentiment de déracinement culturel. L’exemple des propagateurs de la haine sur Internet montrera que dorénavant chacun paraît libre de se forger sa propre Weltbild sans devoir s’encombrer de processus de rationalisation objective. Cette constatation rappellera que la Cité nouvelle du Net favorise la fragmentation de l’opinion publique, menaçant la paix sociale. Notre contribution portera sur le constat suivant : l’idéologie sous-jacente à nos sociétés de communication d’aujourd’hui et de demain puise ses racines dans la Shoah. Les cybernéticiens du Massachusetts Institute of Technology rassemblés autour de Harald Wiener, émigré autrichien, avaient multiplié leurs recherches en apprenant la nouvelle des déportations massives vers la Pologne occupée en 1942. Leur idée était de mettre en rapport le plus grand nombre d’acteurs sociaux afin de combattre la politique du secret et de la stratification sociale caractéristiques des régimes totalitaires. Cependant, force est de constater que la mise en œuvre des réseaux d’information n’a pas su éviter le pire : la transmission en directe de la fin de l’"enclave humanitaire" de Srebrenica — cité meurtrie — restera dans notre mémoire coupable et la diffusion du déni de la Shoah est une preuve supplémentaire d’un phénomène paradoxal : ce qui a été conçu pour éradiquer l’inhumain s’est transformé en vecteur d’inhumain, dont l’oubli propagé par les sites négationnistes paraît une composante importante. Ainsi, la diffusion des discours sociaux imprégnés des thèses négationnistes rappellera que nos pratiques de lecture, nos modes d’acquisition et de validation du savoir et nos concepts de la vie sociale devront tenir compte des enjeux posés par les nouveaux médias de communication. Alors que des méthodes d’analyse appropriées font encore largement défaut, notamment dans les sciences humaines, l’opinion – terrain de tous les affrontements idéologiques – est exposée à un flux d’informations qu’elle ne peut canaliser, faute d’une pratique culturelle suffisante. Les discours haineux des négationnistes ont pu s’emparer d’un espace public en devenir, profitant de la fragmentation de nos sociétés et de la percée de 61
LES LANGAGES DE LA VILLE l’idéologie libérale qui prône le "tout peut être dit", favorisant un "tout est permis" dans la Cité nouvelle. Le combat contre les « propagateurs de la haine » (Knobel et Peillon 2000) requiert certes la détermination des législateurs de tous les pays, la définition d’une déontologie professionnelle reconnue par les fournisseurs, mais d’abord une véritable prise de conscience des citoyens concernant les enjeux posés par les racistes et les néonazis sur lnternet. Si nombre de mesures légales favorisent aujourd’hui ce combat et si certains fournisseurs se voient obligés d’adopter de nouvelles règles de conduite (Bremer 2001), la question de la conscience citoyenne et de l’orientation que celle-ci prendra à l’égard de l’action négationniste n’est en rien résolue. Notre exposé portera sur ce facteur décisif du combat pour le fonctionnement démocratique de nos sociétés, exposé qui s’inscrira dans un champ de réflexion millénaire : celui de la rhétorique1. En effet, depuis l’antiquité, les théoriciens des discours de persuasion et de conviction ont construit leurs modèles de la raison démocratique sur une donnée qui n’a rien perdu de sa problématique : l’opinion commune. Ainsi, au début des Topiques, Aristote définit l’objet de son étude de la manière suivante : Le but de ce traité est de trouver une méthode qui nous mette en mesure d’argumenter sur tout problème, en partant de prémisses probables, et d’éviter, quand nous soutenons un argument, de rien dire de nous-mêmes qui y soit contraire. […] Sont probables les opinions qui sont reçues par tous les hommes, ou par la plupart d’entre eux, ou par les sages, et, parmi ces derniers, soit par tous, soit par la plupart, soit enfin, par les plus notables et les plus illustres. (Topiques, I, 1, 100a18 et 100b18) Que l’on aborde l’opinion commune par l’effet qu’elle produit – l’acceptabilité pour une société donnée (Perelmann et Olbrechts-Tyteca, 1992:9) –, ou par la cause – la domination d’une société donnée (Eggs, 1992:925) –, la conception aristotélicienne montre que l’opinion commune se caractérise d’abord par sa mise en place graduelle. Elle crée ce que nous appelons des "espaces publics", lieux de rencontre d’une communauté culturelle et politique, lieux privilégiés de la sémiosis sociale, pour tout dire, lieux des sens partagés et des valeurs communément partagées (Rinn 2002:49-91). Soumis aux variables de l’histoire, de la pensée et de la société elle-même, ces espaces publics tirent leur légitimité à la fois des normes qu’ils parviennent à imposer à la société et des croyances que cette même société leur confère. L’analyse rhétorique paraît particulièrement apte à démontrer le fonctionnement profondément agonique, conflictuel, destructeur, voire terroriste des discours de haine. Elle permet de relever les structures de sens (ou de non-sens) élaborées par leurs auteurs, les principes argumentatifs dont ils se servent, leurs contradictions internes et la circularité de leur travail de persuasion, limitant, de ce fait, le nombre de leurs adhérents. Or, l’étude de la structure conflictuelle des discours de haine conduit également à redéfinir la conception irénique sous-jacente au langage, ce dernier étant le foyer de ce qui rend possible une vie en société, essence même de l’humain. L’idéologie du "tout dire" prônée par une vaste 1
Comme le montre l’ouvrage intitulé Internet, communication et langue française (1999) de J. Anis, peu de recherches ont été menées pour l’instant dans le domaine des discours persuasifs sur Internet. Dans le contexte plus large, lire également le livre d’A. Finkielkraut et de P. Soriano intitulé Internet, l’inquiétante extase (2001).
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LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE… communauté d’internautes réfère précisément à la fonction apaisante et rédemptrice de la communication qui unifierait l’ensemble des acteurs sociaux dans un espace dialogique sans frontières ni contrainte temporelle1. Le parcours analytique esquissé s’offre de manière exemplaire au cursus scolaire et universitaire, par le fait qu’une éducation compétente des jeunes générations en matière de critique de l’Internet, a fortiori de la cyberpropagande de la haine est tout aussi importante qu’une législation efficace ou que l’utilisation de logiciels de filtrage performants. Par ailleurs, cette approche permettrait de confirmer la pérennité de la rhétorique, outil civilisateur aujourd’hui abandonné par la plupart des institutions scolaires. Pourtant, l’analyse rhétorique des discours négationnistes sur le Web soulève une question fondamentale. Malgré les apparences, s’agit-il vraiment d’une praxis sociale destinée à emporter l’opinion publique par la pertinence des arguments soutenus ? Compte tenu du fait que ces discours cherchent à nier des réalités humaines, historiques, culturelles non vraisemblables mais vraies – hier, aujourd’hui comme demain nous sommes avec Auschwitz – il faudrait conclure par la négative et suivre Aristote dans un passage tiré des Topiques : Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse, ni tout problème : c’est seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête d’arguments, et non pas quand c’est un châtiment qu’elle requiert, ou quand il suffit d’ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s’il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents, n’ont besoin que d’une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non, n’ont qu’à regarder. (Topiques 105a5) Mais la spécificité de l’Internet est qu’il tend à se substituer aux médiateurs traditionnels de la mémoire humaine (cercles familiaux, communautés religieuses et Etats nations), tout en fragmentant infiniment le réel sociétal qui nous entoure et qui nous constitue en tant qu’individus. Le tout communicationnel que nous promettent les promoteurs du Web risque d’atrophier nos capacités mêmes d’entrer en contact avec autrui et d’établir ce que l’on appelle… la réalité. Cela nous permet d’avancer les constats suivants : la catastrophe humaine, sociale et culturelle qu’est la Shoah montre qu’il faut se mettre à l’écoute des poètes – Paul Celan, Edmond Jabès, Primo Levi, et de celles et ceux qui sont revenus de làbas, afin de partager cette impossibilité humaine que fut Auschwitz : tel restera notre principal devoir de mémoire, d’enseignant, de chercheur, de politique – d’homme – si nous voulons maintenir des formes humaines dans la vie sociale2. Nourrir ce dialogue-là, qui est fragile, exigeant, périlleux est un impératif moral à l’égard du passé et du présent, mais également un impératif de sens : il nous faut penser avec toutes les formes de l’inhumain pour donner sa chance à un avenir viable. Nos investigations consacrées au discours négationniste sur le Web nous conduisent à un autre constat dont il faudra sans doute évaluer la portée. Parmi les nombreux sites qui se sont spécialisés dans la lutte contre les négationnistes, nous avons lu sur le site http ://www.hatewatch.org un message intitulé « HateWatch 1 Lire à ce sujet le livre de P. Breton et S. Proulx intitulé L’explosion de la communication (1996), notamment le chapitre 14 consacré à la dimension utopique de la communication. 2 Sur les conditions de cet échange dialogique, voir M. Rinn, Les récits du génocide (1998), notamment le chapitre 1 intitulé « Dire ou taire : un dilemme », pp. 19-60.
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LES LANGAGES DE LA VILLE Says Goodby » diffusé par David Goldman, responsable du site. Cet adieu adressé aux visiteurs fidèles prend la forme d’une bonne nouvelle : « Nous croyons que nous avons réussi la mission que nous nous sommes proposée : éduquer la communauté des internautes en matière de fanatisme (bigotry) et leur donner les moyens de le combattre » (traduction personnelle). Selon David Goldman, les groupes racistes se seraient lourdement trompés de médium. En forçant les portes des gens ordinaires via le Web, ils auraient transformé ces derniers en activistes anti-haine. De toute évidence, ce message optimiste prouve à quel point le maniement de ce nouvel instrument d’information peut nous éloigner de la réalité des faits : le nombre des sites racistes et néonazis ne cesse d’augmenter. Cela nous amène à formuler un dernier constat : l’idéologie sous-jacente à nos sociétés de communication d’aujourd’hui et de demain puise ses racines dans la Shoah. Les cybernéticiens du Massachusetts Institute of Technology rassemblés autour de Harald Wiener, émigré autrichien, avaient multiplié leurs recherches en apprenant la nouvelle des déportations massives vers la Pologne occupée en 1942. Leur idée était de mettre en rapport le plus grand nombre d’acteurs sociaux afin de combattre la politique du secret et de la stratification sociale caractéristiques des régimes totalitaires1. Cependant, force est de constater qu’aujourd’hui la mise en œuvre des réseaux d’information n’a pas su éviter le pire : Srebrenica restera dans notre mémoire coupable et la diffusion du déni de la Shoah est une preuve supplémentaire d’un phénomène paradoxal : ce qui a été conçu pour éradiquer l’inhumain s’est transformé en vecteur d’inhumain, dont l’oubli propagé par les sites négationnistes paraît une composante importante2. Ainsi, la diffusion des discours sociaux imprégnés des thèses négationnistes rappelle que nos pratiques de lecture, nos modes d’acquisition et de validation du savoir et nos concepts de la vie sociale doivent tenir compte des enjeux posés par les nouveaux médias de communication. Alors que des méthodes d’analyse appropriées font encore largement défaut, notamment dans les sciences humaines, l’opinion – terrain de tous les affrontements idéologiques – est exposée à un flux d’informations qu’elle ne peut canaliser, faute d’une pratique culturelle suffisante. Les discours haineux des négationnistes ont pu s’emparer d’un espace public en devenir, profitant de la fragmentation de nos sociétés et de la percée de l’idéologie libérale qui prône le "tout peut être dit", favorisant un "tout est permis". En jetant un regard de rhétoricien sur les sites Internet des négationnistes tels qu’ils se présentent aujourd’hui, nous voudrions proposer un tour d’horizon d’un activisme idéologique dont nous avons pu croire qu’il était en train de s’essouffler, faute de nouveaux adhérents. Cependant, cette impression demandera à être nuancée pour deux raisons : d’une part, le Web est en constante évolution. Le succès d’un site, mesuré par le nombre de visiteurs (mesure non fiable), dépend largement de sa capacité à s’adapter aux exigences inconstantes d’un public qui réclame de plus en plus une participation active. D’autre part, l’internationale négationniste opérant sur le Web s’est spécialisée dans différents domaines du 1
Nous nous référons à l’ouvrage de P. Breton intitulé L’utopie de la communication (1997). V. Igounet, dans son livre de référence intitulé Histoire du négationnisme en France (2000), dresse le bilan historique de l’idéologie négationniste en France, rappelant qu’au-delà des clivages politiques, le déni de la Shoah fait écho à l’histoire séculaire de l’antisémitisme. Voir également P.-A. Tagieff, La couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (1998) et D. E. Lipstadt, Denying the Holocaust (1993). 2
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LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE… discours convaincant : certains sites revêtent le rôle de stations relais dirigées par un leader qui se veut charismatique. D’autres s’affichent comme des institutions académiques, recherchant une caution scientifique pour mieux diffuser le déni de la Shoah. La forme la plus récente et la plus performante d’un point de vue communicatif est sans doute le journal Internet intitulé Action Report de l’historien anglais David Irving, zélateur d’un négationnisme primaire, journal qui se présente comme un quotidien en ligne, de type presse à scandale. Comme nous le verrons, le journal d’Irving, centré sur le côté divertissant de l’information – "l’infotainment" – cherche à exceller dans l’art de persuader. Nous avons commencé notre enquête en tapant des mots comme Révisionnisme ou Holocauste dans les moteurs de recherche d’Altavista et de Yahoo ! pour constater qu’il faut faire preuve d’un peu de patience pour découvrir des sites négationnistes. Les domaines concernés sont également occupés par des sites anti-négationnistes comme ceux de la LICRA, du centre Simon Wiesenthal, d’Amnistia ou de Ras l’front, témoignant du combat rhétorique engagé dans l’arène du cyberspace. Au gré du hasard, nous avons rendu visite au site dont nous nous proposons d’analyser la page d’accueil : il s’agit de celui de Russ Granata (http ://www.russgranata.com/index4.html). Du point de vue rhétorique qui est censé régir ce type de site destiné à gagner de nouveaux adhérents, la première prise de contact entre l’hôte et ses visiteurs virtuels est déplaisante : la page d’accueil requiert trop de temps pour se mettre en place. L’internaute, impatient par définition, tire un constat immédiat : il s’agit là d’un matériel suranné et de mauvaise qualité. Cette impression est confirmée par la mise en page confuse du site : différents graphismes juxtaposant des types d’écritures antiquisants et modernes ; colonnes verticales et horizontales qui empêchent une hiérarchisation claire des rubriques, pour ne rien dire du mélange des voix locutrices1. Le visiteur assiste certes au grand jeu d’images en couleurs qui cherchent à capter son regard pour calmer son impatience. Mais le tout est teinté d’amateurisme : le ciel bleu clair du début fait subitement place à un rouge vif qui envahit l’écran. Enfin, le spectateur assiste au dévoilement des Granata, lignée pseudo-aristocratique connue des seuls admirateurs d’un monsieur au sourire de grand-père qui s’affiche au milieu de la page. Si l’on a quelque peine à mettre en relation les signes distinctifs du blason avec ce visage bénin, l’ethos de l’orateur, c’est-à-dire l’image qu’il cherche à donner de lui-même, est définitivement brouillée lorsque le visiteur s’intéresse à sa notice biographique (www.russgranata.com ; voir la rubrique intitulée « Biographical Sketch »). Il y apprendra que Russ Granata est effectivement un grand-père et que, matelot sur le porte-avions Houston durant la Seconde Guerre mondiale, il a vu décoller et atterrir George Bush père, pilote de guerre et futur 1 Les modèles théoriques proposés par les sciences du langage afin d’analyser l’image publicitaire permettent de mener une première approche critique. On peut donc se référer aux travaux du Groupe µ, Traité du signe visuel (1992), de P. Fresnault-Deruelle, L’éloquence de l’image (1993) et de J.-M. Adam et M. Bonhomme, L’argumentation publicitaire (1998). Mais compte tenu de l’influence grandissante de l’Internet, il paraît urgent d’élaborer de nouveaux concepts méthodologiques adaptés à ce médium qui se caractérise par le renouvellement incessant des moyens technologiques et des stratégies communicatives qu’il met en œuvre. Comment donc analyser la mise en page électronique instable, interférant simultanément images, sons et textes, alors que les modes de lecture critique sont toujours ancrés dans un univers de sens stable ?
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LES LANGAGES DE LA VILLE président des Etats-Unis. Cette rencontre fortuite semble avoir été un des grands moments de la vie de Russ Granata. Selon la tradition rhétorique, ses exploits guerriers peuvent témoigner de son caractère vertueux, de même que son regard de grand-père devrait susciter la bienveillance des internautes. Mais si l’on se réfère à la théorie aristotélicienne, on reconnaît aisément l’absence de la troisième condition nécessaire pour gagner l’adhésion des visiteurs : le bon sens1. En effet, comment mettre en relation le patriotisme de naguère dont se prévaut Russ Granata avec son engagement aux côtés des pires ennemis de la démocratie américaine d’aujourd’hui2? Compte tenu du brouillage sémiologique qui paraît définir le site de Russ Granata (mélange des codes iconiques, typographiques et géométriques), nous avons été surpris de découvrir un univers fort différent en activant les entrées rangées dans la colonne gauche de la page d’accueil. Prenons l’exemple du site réservé à Jürgen Graf, négationniste suisse, actuellement en cavale en Iran (http : www.russgranata.com ; voir Jürgen Graf). À part le portrait photographique figurant un Jürgen Graf au sourire quelque peu crispé et le drapeau suisse flottant dans le vent virtuel, rien ne laisse présager que ce site est abrité par celui de Russ Granata. Nous constatons que nous sommes en présence d’une liste de publications électroniques soigneusement établie. Comment expliquer cette différence qui altère considérablement la visée rhétorique du site hôte ? Si ce dernier semble s’adresser en premier lieu aux nostalgiques américains de la Seconde Guerre mondiale, celui de Jürgen Graf s’inscrit davantage dans la perspective des nouveaux médias. Le site hôte sert donc de station relais au discours de Jürgen Graf dont le but consiste à propager le déni de la Shoah au niveau planétaire. Cette stratégie communicative est réaffirmée par l’emploi de plusieurs idiomes (anglais, allemand, français, italien, danois), mais également par le renvoi à d’autres sites Internet qui semblent diffuser les messages du locuteur. Toutefois, le réseau de diffusion emprunté cache mal le double renfermement sur soi du discours de Jürgen Graf. D’une part, on constate un cloisonnement thématique de ses exposés. Que ceux-ci soient ou aient été propagés par le Committee for Open Debate on the Holocauste (CODOH), par l’Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerre et l’Holocauste (sic !) (AARGH) de Serge Thion ou par d’autres, leur seule originalité consiste à mettre en scène un locuteur qui proclame avoir été arbitrairement condamné par la justice suisse. D’autre part, ce figement discursif qui oscille de manière obsessionnelle entre les thèmes de la falsification de l’historiographie, le mythe du complot juif et l’utopie d’une liberté d’expression totale, bloque tout mouvement argumentatif nécessaire au déploiement de l’empire rhétorique. La plupart des titres donnés aux articles proposés aux visiteurs trahissent le programme discursif adopté : Jürgen Graf ne cherche pas à emporter l’opinion du public par une argumentation
1 Nous nous référons au passage suivant de la Rhétorique d’Aristote : « Il y a trois choses qui donnent de la confiance dans l’orateur ; car il y en a trois qui nous en inspirent, indépendamment des démonstrations produites. Ce sont le bon sens, la vertu et la bienveillance. […] Par suite du manque de bon sens, on n’exprime pas une opinion saine » (Rhétorique II, 1378a). 2 Plusieurs recherches récentes ont contribué à renouveler l’approche de l’ethos oratoire. Voir le livre intitulé Images de soi dans le discours (1999) édité par R. Amossy.
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LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE… convaincante, mais vise avant tout à fidéliser des adeptes qui lui sont acquis d’office. Ainsi, son discours est proprement anti-rhétorique. Sans les sites hôtes qui lui permettent de marquer une présence dans l’espace public de la Toile, l’édifice idéologique de Jürgen Graf serait voué à l’implosion par manque de mouvement argumentatif, d’ouverture communicative et de rapports sociaux. Enfin, ignorant le fonctionnement élémentaire de l’art de persuader, son discours ne pourra survivre que dans un cloisonnement toujours plus étanche. À l’encontre de ce type de discours, des mesures juridiques seraient sans doute efficaces. On peut conclure que le site de Russ Granata n’a pas encore été conçu dans la logique des nouveaux médias. L’Internet étant gouverné par l’obsession du manque de temps, il répond d’abord à des exigences ultra-pragmatiques. Rien n’est plus contraignant pour l’internaute qu’une mise en place confuse d’une page d’accueil, un concept communicatif contradictoire et un hôte que s’avère être un homme du passé. En ce qui concerne le « Zundelsite » géré par Ernst Zündel, un Allemand résidant au Canada, il cherche à s’affirmer résolument dans les nouveaux paysages médiatiques qui se sont dessinés durant les années 1990 (http ://www.zundelsite.org). Sur une page d’accueil dépouillée, le visiteur aura le loisir de s’orienter en fonction d’enseignes iconiques clairement hiérarchisées selon un ordre chronologique et des parties textuelles qui font appel, par zones interactives, au contenu des images. Contrairement au site de Russ Granata, celui d’Ernst Zündel traduit la volonté de capter l’attention du visiteur par le biais d’une organisation et d’un fonctionnement impeccables. Pourtant, sur le plan rhétorique, la page d’accueil emprunte deux stratégies argumentatives contradictoires, contribuant à réduire sensiblement la portée persuasive du Zundelsite : l’extrémisme du locuteur, entièrement tourné vers le passé nazi, sied mal à l’image de l’homme des médias qu’il cherche à se donner, comme en témoigne la photographie placée en haut de la page. Cette contradiction se manifeste au niveau de ce que l’on pourrait appeler l’accroche de la page d’accueil, juxtaposant le logo et le slogan du site. Le signifiant iconique du logo, figurant – dans une position désaxée – la lettre Z contenue dans le nom de l’hôte, s’inscrit sur un fond rouge et blanc. La référence au drapeau nazi est clairement affirmée. Ainsi, les étapes destinées à initier les visiteurs au révisionnisme selon le modèle du cursus universitaire américain (101 cours d’introduction ; 202 deuxième année ; etc.) sont focalisées sur la vision passéiste d’Ernst Zündel. Son argumentation est consacrée à la promotion du déni de la Shoah afin de revaloriser le régime nazi. Or, selon le slogan « S’il vous plaît, soutenez le site le plus assiégé du Web » placé à côté du logo, l’hôte cherche à inscrire son acte oratoire dans le temps réel de l’Internet, ce qui le conduit à une contradiction inextricable avec son idéologie nazie. Cet appel insistant lancé à la communauté des internautes ne pourra trouver que peu d’écho, compte tenu du but déclaré d’Ernst Zündel qui consiste à « combattre le Nouveau Monde » (sic !) On peut supposer que E. Zündel pense au nouvel ordre mondial proclamé par la pax americana après la guerre du Golfe dans les années 1990. Mais cet ordre a précisément fait naître le public auquel il s’adresse. Il a également replacé l’Allemagne parmi les grandes puissances mondiales. Privé de ses principaux arguments et fermé au public auquel il s’adresse, 67
LES LANGAGES DE LA VILLE le discours d’Ernst Zündel restera donc figé dans sa nostalgie obsessionnelle d’un régime criminel qui a entraîné tout un peuple à la plus lourde défaite de l’histoire moderne. Un des sites Internet les plus performants est sans doute celui de David Irving, historien anglais réputé qui sombre depuis de nombreuses années dans un antisémitisme primaire. Jouant habilement plusieurs rôles à la fois, celui du chercheur reconnu, du pamphlétaire teigneux, de l’éditorialiste acerbe et du guide charismatique illuminé, David Irving gère son site comme une tribune oratoire (http ://www.fpp.co.uk). La page d’accueil du journal électronique intitulé Action Report qui prétend satisfaire un lectorat étendu en proposant des contenus fort variés tient toutes ses promesses. S’il est vrai que le premier exemple que nous en avons tiré était centré sur le cliché du Juif avide d’argent, l’ensemble de la page actuelle emprunte davantage à la presse à scandale. Ainsi, l’antisémitisme notoire de l’hôte est habilement caché. Au premier abord, ce dernier semble même vouloir contribuer à la recherche sur l’origine du mal auquel il participe en donnant généreusement des conseils à un étudiant qui fait des enquêtes sur l’antisémitisme (voir la rubrique placée en haut de la page d’accueil intitulée « Mr Irving, take me to… »). Se coulant dans le moule du registre discursif emprunté, l’Action Report cherche à répondre aux aspirations d’une jeune génération d’internautes avides de chroniques scandaleuses (en l’occurrence, il s’agit de la question de savoir qui est l’instigateur des actes terroristes perpétrés le 11 septembre aux Etats-Unis) ; de "divertissements" (l’édition du 11 octobre 2001 présente un pseudo-sketch, rapportant la vente de hot dogs devant le musée de l’Holocauste à Washington) et de sexe (la section intitulée « flag girl » montre l’image que l’on peut agrandir d’une femme à demi nue). Ce mélange de genres discursifs et iconographiques rappelle l’esthétisme fasciste adopté par David Irving. Mais contrairement aux personnages troubles que nous avons rencontrés sur les sites précédents, David Irving s’affirme comme un orateur doué, mélangeant savamment les grands genres des discours de conviction : le judiciaire, le délibératif et l’épidictique1. D’une part, en tant qu’historien, il prétend faire appel à la Seconde Guerre mondiale dans une finalité éthique, afin de distinguer clairement le juste de l’injuste. D’autre part, David Irving revêt le rôle traditionnel de conseiller auprès d’un public de non-spécialistes, cela dans le but déclaré de proposer à son auditoire une prise de position favorable à l’égard des opinions défendues par le journal. S’appuyant sur sa réputation d’historien, il oriente son discours sur la promesse d’un avenir radieux où seul l’esprit des Lumières gouvernerait l’Internet. Enfin, l’hôte semble cultiver un goût particulier pour le genre épidictique en faisant l’éloge de sa propre personne. Emportée qu’elle est par la perversion de son orgueil, cette démarche le conduit à dresser son autoportrait dans la tradition de la caricature du Juif odieux (consulter la section intitulée « what really happened in the skies… » pour découvrir en bas de page la rubrique intitulée « Mr Irving says… »). Cette dérive d’un antisémite cynique trahit pourtant les limites de l’art de la persuasion dont dispose David Irving, malgré sa maîtrise indéniable de la pratique rhétorique. Prisonnier de sa passion pour un racisme primaire, son discours 1 Pour une définition courante de ces termes empruntés à la rhétorique antique, voir M. Rinn, Les discours sociaux contre le sida. Rhétorique de la communication publique, op. cit., pp. 171-194.
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LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE… autotélique ne pourra faire adhérer à ses thèses qu’une infime partie des internautes attirés par l’allure résolument moderniste de sa mise en scène médiatique. *** Au terme de ce parcours succinct de la rhétorique des propagateurs de la haine sur la Toile, il faut relever un processus paradoxal. Le déni de la Shoah a gagné en importance grâce aux nouveaux systèmes de communication, alors qu’il ne peut se maintenir, d’un point de vue argumentatif, que dans un cloisonnement de plus en plus radical. Telle paraît être la principale faiblesse communicative des sites négationnistes. Même un orateur aussi habile que David Irving ne pourra pas toucher de larges pans de la société avec son discours haineux entièrement tourné vers le passé historique, tout en faisant mine de vouloir révéler les vérités dont nous priveraient les éternels comploteurs (essentiellement juifs) d’aujourd’hui. Certes, ce renfermement sur soi favorise la formation de groupes sectaires qui s’y identifient. L’heure est sans doute au combat juridique, technologique et pédagogique contre une criminalité qui revendique, non sans certains succès médiatiques, l’héritage nazi. Michael RINN Université de Bretagne Occidentale BIBLIOGRAPHIE ADAM J.-M. et BONHOMME M. 1997 : L'argumentation publicitaire, Paris, Nathan. AMOSSY R. 1999 : Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Paris-Laussanne, Delachaux et Niestlé. ANIS J. 1999 : Internet, communication et langue française, Paris, Hermes. ARISTOTE 1990 : Les topiques, Paris, Vrin. – 1991 : Rhétorique, Paris, Librairie Générale Française. BREMER K. 2001 : Strafbare Internet-Inhalte in internationaler Hinsicht, Frankfurt aM., Bern, P. Lang. BRETON P. et PROULX S. 1996 : L'explosion de la communication, Paris, La Découverte. BRETON P. 1997 : L’utopie de la communication, Paris, La Découverte. EGGS E. 1992 : « Argumentation », in Historisches Wörterbuch der Rhetorik, G. Ueding (éd.), T. 1, Tübingen, Niemeyer, pp. 914-991. FINKIELKRAUT A. et SORIANO P. 2001 : Internet, l’inquiétante extase, Paris, Mille et une nuit. FRESNAULT-DERUELLE P. 1993 : L’éloquence de l’image, Paris, P.U.F. GROUPE µ 1992 : Traité du signe visuel. Pour une sémiotique de l’image, Paris, Editions du Seuil. IGOUNET V. 2000 : Histoire du négationnisme en France, Paris, Editions du Seuil. KNOBEL M. et PEILLON A. 2000 : « Interdire le Web aux racistes », in Libération, Paris, 28/11. LIPSTADT D. E. 1993 : Denying the Holocaust, New York, Macmillan. PERELMAN C. et OLBRECHTS-TYTECA L. 1992 : Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles.
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LES LANGAGES DE LA VILLE RINN M. 1998 : Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Paris-Lausanne, Delachaux et Niestlé. – 2002 : Les discours sociaux contre le sida. Rhétorique de la communication publique, Paris-Bruxelles, De Boeck Université. TAGUIEFF P.-A. 1998 : La couleur et le sang. Doctrines racistes à la française, Paris, Editions Mille et une nuits.
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LA GRANDE VILLE S’ÉVAPORE/ET PLEUT À VERSE SUR LA PLAINE/QU’ELLE SATURE : À PROPOS DE LA DILUTION DE QUELQUES MARQUEURS SOCIAUX ET LINGUISTIQUES DE L’URBANITÉ
UNE UNANIMITÉ SI PROVISOIRE Dans la préface de 1925 de La vie unanime, dont est tirée une partie du titre de ma communication, Jules Romains écrit : « Comment n’a-t-on pas senti non plus que La vie unanime était d’abord le livre d’un enfant parisien, qui s’était baigné dans Paris, enivré de Paris pendant des heures et des jours innombrables, qui connaissait tous les quartiers, tous les faubourgs, avait marché dans toutes les rues, savait distinguer, les yeux clos, le bruit d’un carrefour du bruit d’un autre, recevait du sol, des murs, du ciel de la grande ville mille communications secrètes qu’il enfermait dans son cœur, qui étaient nuit et jour sa richesse et son ravissement, et que tel cri perdu qu’il était seul à entendre, tel frôlement, tel souffle faisaient frissonner jusqu’aux larmes et mettaient dans une espèce de lucidité médiumnique ? » (1983, p.31). L’enfant parisien de ce début du 20e siècle est traversé et comme envoûté par les échos de la ville, dont il perçoit jusqu’aux ultimes frémissements ; la cité est toute de sensualité, et plutôt un cocon qu’une structure de béton, de fer, de pavés et de bitume ; les quartiers sont identifiés avec leurs singularités et leurs attributs visuels, auditifs, tactiles et très certainement olfactifs. Mais ce jeu de tous les sens ne concourt pas à établir des bornes, ne fonde nullement un univers provincial au sein de la métropole ; ici, point de quartier coupé de l’ensemble, de rue d’où l’on ne sort pas, point de ségrégation entre le bourgeois et le populaire, mais au contraire une grande fluidité des mouvements. Le passant n’existerait pas sans la ville, qui le protège et le régénère ; en retour, il porte dans d’autres passages, dans d’autres voies et places, les messages qui lui ont été confiés. La ville-réseau, la ville-toile, la « ville tentaculaire » (Verhaeren) a souvent été décrite par les écrivains, les poètes et, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, étudiée par les sociologues, à commencer par Durkheim. L’essor du structuralisme a conduit à concevoir la ville à la fois comme un lieu cloisonné et comme un lieu d’échanges économiques et sociaux. Je tenterai de retracer, en adoptant une perspective socio-historique, mais en fondant également mon analyse 69
LES LANGAGES DE LA VILLE sur des exemples linguistiques, tirés de préfaces de grammaires et de traités sur le langage des 17e et XVIIIe siècles, et sur des échantillons de discours littéraires, quelques aspects de l’évolution, de la modification et, finalement, de la disparition de certains indices sociaux et sociolectaux, pouvant être considérés comme marqueurs de l’urbanité. J’entends par-là des marqueurs codant d’une part l’appartenance à tel ou tel quartier de la ville, central ou périphérique, à la campagne environnante et, d’autre part, définissant les règles, plutôt que les stratégies, de l’interactivité entre groupes et entre individus. Je m’attacherai à montrer comment ces marqueurs ont peu à peu perdu de leur pertinence, et corrélativement, comment le maillage de la ville s’est distendu, cette dernière perdant à la fois son centre historique et son pouvoir organisateur. A tout le moins, cette perception hiérarchisée des rapports inter-personnels, qui était bien loin de n’être constituée que de relations « dominant vs. dominé », n’est plus le fait que de la frange la plus intellectuelle de la population (qui est aussi la seule à construire des modèles théoriques). De cette relation asymétrique des conduites sociales et linguistiques, naissent des représentations inconciliables, faisant des métropoles d’immenses « lofts » — que l’on me permette cette métaphore, souvent utilisée lors de notre colloque de juillet 2001 — sans cloisonnement social apparent, sans repères linguistiques clairs. On est bien loin de « la pensée voluptueuse de la ville » évoquée par Jules Romains ; la perte des repères n’a pas créé de solidarité urbaine, aucun lien fédérateur ne relie désormais les divers lieux de la cité, qui s’apparente plus à un labyrinthe qu’à un espace fonctionnel. Aussi, si l’on se perd dans la ville, ce n’est pas pour s’y blottir et y trouver le réconfort que procure parfois l’anonymat, mais pour s’y égarer et errer jusqu’à l’épuisement dans des cantons inhospitaliers. Çà et là subsistent cependant les conservatoires d’une vision théorique et abstraite de l’urbanité, d’une certaine façon héritiers des spéculations des architectes et penseurs utopistes, comme par exemple Nicolas Ledoux. Le XVIIe siècle et le 18e peuvent en effet être considérés, avant les grands travaux de l’ère industrielle, comme ceux d’Hausmann par exemple, comme une période charnière du point de vue de la pensée architecturale. Jamais mieux que durant ces deux siècles, il n’y a eu adéquation aussi parfaite entre d’une part une vision du monde très hiérarchisée, plaçant le pouvoir royal (ou princier) au centre de toute chose — préalablement à la raison — et d’autre part, les attributs du régime, qu’ils soient faits de pierres ou de mots. GRAMMAIRE DES VILLES, CENTRE ET PÉRIPHÉRIE OÙ L’ON APPREND QU’ARC-ET-SENANS EST LE CENTRE DU MONDE Claude-Nicolas Ledoux, dans sa préface de L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation (1804) dresse le plan de sa ville idéale. Il y place « tous les édifices que réclame l’ordre social »1. En premier lieu, au centre de son projet, il érige les « usines importantes, filles et mères de l’industrie », servies par les masses populaires. Autour de ce noyau du labeur, la ville vient s’agréger. Loin d’être une cité laide et ouvrière, la ville doit offrir un « luxe vivifiant » et « tous les monuments que l’opulence aura fait éclore ». A quelque distance du centre, les faubourgs ne sont pas faits de constructions hideuses et 1 Dans les citations, j’ai pris le parti de toujours respecter l’orthographe originale.
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LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE… insalubres, mais « d’habitations consacrées au repos, aux plaisirs, et plantés de jardins rivaux du fameux Eden ». Quant aux villages, ils ne doivent pas être une réduction, nécessairement viciée, de la cité ; ils ont leur propre finalité et doivent être « les asyles du laborieux artisan ». Il n’est jusqu’à la campagne qui ne s’organise en fonction de la circulation des biens et des personnes, ouvrant d’immenses perspectives sur les univers les plus lointains, selon une ligne de fuite allant d’Arc-et-Senans, centre du monde, jusqu’aux confins de l’univers. Selon Ledoux, « la ligne intersécante du grand diamètre traverse la Louë, des plaines immenses, la ville, la forêt, le Doubs, les pâturages helvétiques ; à gauche, la Meuze, la Mozelle, le Rhin, le port d’Anvers apportent jusque dans les déserts de la Sybérie les fruits précoces et tant désirés de notre commerce et de nos arts » (p. 22). De même, le « petit diamètre », instaure une symétrie locale, organisant l’espace, selon un strict alignement, des rues, des forges, des papeteries, de tout ce que l’économie prospère d’une ville modèle requiert. On le comprend, cette stricte géométrie est conçue pour favoriser « l’unité de la pensée », qui n’exclut nullement « la variété des formes » : « L’unité, type du beau, omnis porro pulchritudinis unitas est, consiste dans le rapport des masses avec les détails ou les ornements, dans la non interruption des lignes qui ne permettent pas que l’œil soit distrait par des accessoires nuisibles » (p. 10). Dans ce monde d’où tout superflu est banni, où les formes pyramidales, cubiques et sphériques découpent l’espace, où est assignée une place à chaque individu, considéré comme un type, et non comme une personne (le savant, le charbonnier, l’artiste, le mécanicien, le directeur, le négociant, et même le pauvre) l’habitat devra être rigoureusement fonctionnel. C’est l’œuvre architecturale qui structure l’environnement et lui donne sens. Ainsi, « la demeure du savant qui consacre ses veilles au bonheur de la société » ne comportera que des pièces de taille modeste, dont la principale sera le cabinet de travail, « loin du bruit, inséparable des soins domestiques, à l’abri d’un caprice amoureux qui pourrait retarder, je dis plus, anéantir l’inspiration du moment » (p. 85). Le bureau du savant sera éclairé par le haut, « afin que la pensée ne soit pas distraite par des objets extérieurs » (ibid.). Le charbonnier aura sur son lieu de vie l’outil de travail, c’est-àdire qu’il disposera d’un four permettant de fabriquer du charbon de bois. L’utopie architecturale n’est en rien fraternelle, elle s’attache à l’efficacité technique et inscrit le rang social au fronton des demeures du plus démuni comme du plus riche avec cette préoccupation constante d’éviter les pièges « de l’habitude et du faux goût ; tyrans barbares dont l’homme du monde connaît le pouvoir et les effets » (p. 71). Ainsi, rien ne doit être oiseux ; si, faute de moyens, on ne peut construire qu’avec de l’argile durcie, ce matériau incombustible garantira le bâtiment des ravages de la foudre. Si l’art crée « des châteaux dominateurs, des communs populeux, des écuries fastueuses », il s’agira de « vanités utiles » (p. 5). Quant au pauvre, auquel il ne manque que le superflu, il aura toujours un arbre et la voûte des cieux pour s’abriter ; peut-on rêver d’un logis plus harmonieux et plus ouvert sur le monde ? De cet enfer, on ne s’échappe pas ; c’est au cimetière, conçu par l’architecte démiurge, maître sur le papier du langage des formes, que l’on se retrouve, pour une fois réunis dans un simulacre de vie sociale : « vous voyez le même linceul envelopper la bienfaisance et le crime ; vous voyez l’ignorance honorablement étendue dans des cazes de marbre […]. Elle est à côté des grands talents ; à côté des grands talents ? Oui, c’est là où l’on retrouve l’égalité » (p. 195). Dans cet au-delà de la vie, où pourtant ne pointe nulle espérance, ce sont moins les dépouilles 71
LES LANGAGES DE LA VILLE mortelles qui sont étendues, que les « qualités », comme si l’être humain n’avait jamais existé, et n’avait eu comme unique destinée, lors de son passage sur terre, que d’être une marionnette animée. Seul peut-être, le Souverain accède-t-il à cette dignité, comme le laisse entendre la dédicace de l’ouvrage au Tsar de toutes les Russies : « vous êtes un homme, puisque vous voulez bien accueillir un système social, qui contribuera au bonheur du genre humain ». L’individu reste soumis à l’ordre, dont il est un rouage. Certes, le peuple forme une « unité, si respectable par l’importance de chaque partie qui le compose » (p. 6), mais cela entraîne qu’hors de la colonie il n’est point de salut. Aujourd’hui, les pierres d’Arc-et-Senans sont apaisées ; leur demi-cercle fermé, au sein de la campagne franc-comtoise, constitue le point focal d’une ville demeurée imaginaire. COMMENT LES PROVINCES FONT FLEURIR LES CAPITALES En 1682, une centaine d’années avant que Ledoux n’entreprenne la construction de sa ville, un autre utopiste, Lemaître, ancien ingénieur général du prince de Brandebourg, avait publié un ouvrage dédié au Roi du Suède. Il s’y employait à démontrer l’importance et les fonctions des « villes capitales » : « Ce que la tête est au corps, le Prince envers les sujets, le Ciel envers la Terre, une ville Métropolitaine l’est envers les bourgs, les bourgades, les villages et les hameaux. La tête opère pour conserver toutes [sic] les autres membres et toutes les parties du corps concourent et agissent de concert pour entretenir le Chef » (p. 5). C’est de la tête que proviennent les bienfaits économiques, les produits manufacturés de l’industrie, le savoir, l’autorité, en un mot tout ce qui est indispensable à la survie et au développement du corps physique et social. De la province, la ville capitale reçoit les denrées indispensables à la production des biens ; elle est « ce que le Centre est à la circonférence du Cercle […]. En un mot, la Ville Capitale protège le pays et le peuple, expose leurs biens & les fait valoir, & ceux-ci y font fleurir la Capitale » (p. 6-7). A l’échelle d’un royaume ou d’une principauté, ces principes préfigurent une situation quasi coloniale, où la périphérie n’a nulle autonomie et n’existe qu’en fonction de la métropole et où, de plus, les populations sont classées par ordre d’indignité au fur et à mesure que l’on s’éloigne du lieu géométrique du pouvoir. Toutefois, loin de présenter les choses comme un fait politique inéluctable, conséquence de l’omnipotence du prince, Lemaître observe que c’est dans la nature qu’il convient de chercher le modèle princeps : « Comme les ruisseaux forment les rivières & cellescy les grands fleuves, que les fleuves se jettent dans la Mer […], la Nature ayant donné aux eaux un flux & reflux continuel, les villes Capitales reçoivent leur vie et leur gloire de toutes les parties de l’Etat » (p. 5). Comme chez Ledoux, la ville est le principe fondateur de la civilisation, permettant d’instituer une cohérence à la fois spatiale et économique. Dans ce modèle, s’il n’y a pas de capitale, il n’y a pas d’Etat ; non seulement les campagnes et les petites agglomérations ne constituent que des entités parcellaires dépourvues de sens (« elles sont des petites sources d’utilité trop faibles » (p. 8)), mais surtout elles ne peuvent entretenir entre elles aucune relation fondatrice d’unité. Sans doute s’agit-il là d’un modèle bien français, et il n’est pas inutile d’observer que Lemaître critique sévèrement les villes libres allemandes, dont il remarque qu’elles constituent une tête séparée du corps, « qui n’est alors qu’un Cadavre incapable de mouvement, sans vigueur & sans force. Nous en voyons les exemples illustres des Villes Impériales Franches, qui sont la pierre d’achoppement de leurs voisins & qui font 72
LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE… crever d’envie les païs, dont elles sont les Capitales […] » (p. 16). On est tenté de prendre « cadavre » dans le sens de corps putride, dont les parties se délitent lentement, n’étant plus articulées par aucun principe unificateur. La corruption ronge les organes, désorganise les tissus et livre à une vie protéiforme des cellules retournant peu à peu à l’état de composant premier. La matière revient à la nature, mais à une nature perçue comme informe, à un état sans clôture et sans principes, dépourvu de repères topographiques, dangereusement ouvert sur la terra incognita, le chaos et l’anarchie. Dans une intéressante réflexion sur « site » et « paysage », Anne Cauquelin observe, qu’entre autres définitions possibles, le site est ce qui peut être appréhendé d’un regard circulaire, à partir d’une position dominante : « Roc. Phare. Ville au sommet d’une colline chez les peintres florentins. Le site donne à voir quelque chose qui n’est pas lui, quelque chose de son environnement, ses alentours » (2002, p. 27). Redescendu dans la plaine, l’observateur n’a plus qu’une vision immédiatement bornée par les obstacles les plus anodins, rideaux d’arbres, constructions ou talus. Sa perception, tout à l’heure à l’échelle d’une contrée, est brusquement restreinte à l’immédiate proximité visuelle et physique, à ce qui ne mérite plus le nom de site, mais seulement celui d’emplacement, voire de point. Dès lors, l’étendue n’existe plus, le regard devient autistique et le lieu où l’on se trouve, perdu au milieu de mille autres, ne se distingue de ce qui l’entoure immédiatement que par quelques traits modestes. En ce sens (dans le sens de Ledoux ou de Lemaître), la campagne n’existe pas sans la ville, le village n’est rien s’il ne se rattache à une entité plus vaste et plus centrale. Philippe Jaccottet l’a très bien senti, qui note dans Paysages avec figures absentes : « Qu’est-ce qui fait qu’en un lieu […] on ait dressé un temple, transformé en chapelle plus tard : sinon la présence d’une source et le sentiment obscur d’y avoir trouvé un centre ? […] Une figure se crée dans ces lieux, expression d’une ordonnance. On cesse, enfin, d’être désorienté. […] On éprouve une impression semblable à celle que donnent les grandes architectures ; il y a de nouveau communication, équilibre entre la gauche et la droite, la périphérie et le centre, le haut et le bas » (1976, p. 128). La « désorientation » est ce qui caractérise d’abord l’homme dépourvu d’instrument de mesure ; là où le mètre-étalon fait défaut, il ne peut y avoir d’ordre, car la société locale, celle du village ou du petit bourg, n’est plus en mesure de générer une norme, sociale ou linguistique, tous les regards et toutes les aspirations étant tournés vers le chef-lieu qui, lui-même, ne fournit plus de référence stable. La copie des habitus urbains les plus divulgués (cf. Bonnot & Petey-Hache, 1995) gangrène petit à petit l’ancienne solidarité entre villageois, qui cherchent à reproduire, souvent de façon cocasse et burlesque, le luxe des demeures patriciennes et bourgeoises ; ainsi des cours et des façades où prolifèrent, avec le printemps, nains de jardin, cygnes, cigognes en plastique et colonnettes en ciment imitation marbre surmontées de petits Amours. DE L’ANTHROPOPHAGIE URBAINE ET DE LA CIVILITÉ LA TÊTE ET LE VENTRE DE LA CITÉ Dès lors que l’on interroge les statistiques, on comprend mieux le rôle quasi fantasmatique que la « ville » a pu jouer, au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Roncayolo (1997, p. 40) souligne que, jusqu’au début de l’ère industrielle, l’urbanisation reste très faible, ne dépassant qu’exceptionnellement les 73
LES LANGAGES DE LA VILLE 10 %. La ville constitue un miroir aux alouettes, mais la réalité est très sombre : c’est surtout le lieu où se cristallisent toutes les misères. « La ville pré-industrielle est un mouroir », écrit Roncayolo, poursuivant : « elle a besoin de réserves dans lesquelles puiser pour colmater la surmortalité, d’origine écologique ou sociale. La ville est la première, en général, à subir les effets des crises alimentaires et des épidémies […]. Il faut donc deux conditions pour que la population urbaine décolle vraiment : des réserves de migrants fournis par une démographie globale plus favorable, la possibilité de cumuler les effectifs » (ibid. p. 42). La ville réelle est un pôle magnétique qui étend sa toile à toute la province environnante. On est bien loin de l’univers utopique esquissé par Lemaître et mis en images par Ledoux, caractérisé par la fluidité des mouvements, des échanges et par des relations commerciales et culturelles harmonieuses ; la cité est anthropophage, elle ne se maintient que grâce aux ponctions qu’elle effectue périodiquement dans les provinces. Chez Ledoux, il est vrai, derrière la rigueur des esquisses et du style au contraire bizarrement affecté, le processus de déshumanisation est annoncé, puisque les individualités sont sacrifiées au grand plan social imaginé par l’architecte. Vue de loin, la cité impressionne ; ses monuments y contribuent, telle la massive cathédrale d’Albi, qui entérine un ordre un moment compromis, ou celle de Strasbourg, dont la flèche unique est visible à des lieues à la ronde autour de la capitale alsacienne. Cette saillance dans le paysage n’est pas qu’une métaphore du pouvoir et de la puissance ; elle est, littéralement, le pouvoir et la puissance. La majesté même de ces édifices d’exception rend quasi invisible tout ce qui ne peut leur être associé de très près, palais, châteaux et grandes demeures. En revanche, l’observation rapprochée révèle le grouillement de la populace, et l’image du ventre (de Paris, par exemple) vient volontiers à l’esprit. Les quartiers mal famés se multiplient ; le bourgeois veut les ignorer, il ne s’y rend que pour donner libre cours à ses pulsions (cf. par exemple les légendes qui ont entouré l’affaire de Jack l’éventreur) ; c’est dans ces rues surpeuplées que naissent les grandes épidémies et c’est là que les incendies sont les plus meurtriers. Roncayolo fait encore remarquer que la répartition de la population diffère largement selon les régions. Ainsi, en Angleterre, vers la fin du XVIIIe siècle, on compte environ 30 % de citadins, contre seulement 16 à 18 % en France. Dans ces grandes agglomérations insalubres du e XIX siècle — qui, comme Leeds ou Manchester par exemple, ont conservé jusqu’à aujourd’hui les stigmates de leur passé industriel — riches et miséreux se côtoient, les premiers tout à leur opulence ignorant les seconds, confondus avec la boue des ruelles. SCROOGE ET LES PLATEAUX DE LA BALANCE Peu d’auteurs sont parvenus, mieux que Dickens, à rendre ces contrastes. Lorsque l’infâme Scrooge d’Un chant de Noël est entraîné par les Esprits, il se voit transporté en divers endroits de la ville, passant de visions d’opulence à des scènes de total dénuement : « il y avait de grands paniers de châtaignes, ronds et ventrus comme de vieux messieurs bons vivants à la panse rebondie […]. Il y avait des oignons d’Espagne, aux larges flancs, rougeâtres et basanés, luisants et obèses comme les moines de ce pays […]. Il y avait des grappes de raisin que le boutiquier avait suspendues par bonté à des crochets bien visibles, pour que les passants en eussent gratis l’eau à la bouche […] » [je souligne] (p. 990). Un peu plus tard, Scrooge — adepte de la « loi des Pauvres », votée par le Parlement britannique en 74
LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE… 1834 et supprimant notamment les secours à domicile, séparant les couples dans les hospices — pénètre « dans un quartier obscur où [il] n’était jamais allé » : « Les impasses et les voûtes, comme autant d’égouts, dégorgeaient leurs immondices, leurs odeurs, leurs créatures répugnantes dans les rues tortueuses […]. Au fond de ce repaire d’infamie, se trouvait une boutique basse […]. Des secrets que peu de gens auraient aimé pénétrer naissaient et se cachaient sous ces montagnes de guenilles affreuses, ces masses de graisse corrompue, ces sépulcres d’ossements » (ibid. p. 1014). L’espace est innommable, l’horreur sourd des profondeurs. Terrible contraste avec le monde des boutiquiers prospères, où les denrées ont la jovialité d’une « apoplectique prospérité » et où l’on entend « le son joyeux des plateaux de balance descendant sur le comptoir » (p. 991). Dans ce lieu atroce, on retrouve les mêmes plateaux, sous un tas de ferraille : « A l’intérieur s’entassaient sur le sol clefs, clous, chaînes, gonds, limes, plateaux de balance, poids et débris de métaux de toutes sortes, couverts de rouille » (ibid. p. 1014) ; ici, non seulement il n’y a plus rien à peser (sauf les marchandises dont « un individu aux cheveux gris […] trafiquait » comme s’il ne pouvait y avoir là de commerce que louche), mais en outre, l’objet, n’ayant plus la moindre pertinence, se fond dans une masse chaotique. Il en est ainsi du peuple, ouvriers de manufactures, paysans ruinés par les mauvaises récoltes, soldats des armées, petites ou grandes : il s’use et on le jette. Finalement, deux forces s’opposent, la masse du commun et l’omnipotence princière. Autour du Prince, qu’il soit incarné par un duc, un doge, un président ou un aréopage de conseillers, quelques cercles privilégiés — la Cour et la Ville, c’està-dire hier les courtisans, les grands bourgeois, comme aujourd’hui les technocrates, qui décident et jugent de tout, imposent une pensée unique présentée comme inéluctable. Comme l’écrivent Elias et Scotson, « Au faîte de leur puissance, les groupes dirigeants de nations, de classes sociales et d’autres ensembles d’êtres humains cultivent des idées de grandeur. Un meilleur rapport de force a un caractère réconfortant qui flatte l’amour propre collectif, lequel est aussi la récompense d’une soumission aux normes propres au groupe, aux modèles de retenue des affects caractéristiques de ce groupe et dont les groupes moins puissants, ‘inférieurs’, exclus et parias, sont censément dépourvus » (1997, p. 77). Si l’Etat est d’abord incarné par le souverain, notamment en régime absolutiste, la ville, et particulièrement celle où réside le prince, est le siège des institutions culturelles les plus prestigieuses. L’un des traits essentiels de cette grammaire des civilisations, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Fernand Braudel, est sans doute le fait que la vie urbaine est marquée par la permanence des catégories culturelles. C’est encore Roncayolo qui observe que « c’est bien dans cette relation culture-institutions qu’un aspect de continuité peut être reconnu, même si d’un temps à l’autre, d’une société à l’autre, le contenu idéologique ou la réalité sociale sont fortement modifiés » (op.cit p. 76). Cet unanimisme de façade — mais une façade très solide — dont la fonction essentielle, sinon unique, est de maintenir au pouvoir les mêmes intérêts, par-delà révolutions, coups d’état et changements de régime, a pour effet de pérenniser les normes d’équilibre au plan social comme à celui du langage.
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LES LANGAGES DE LA VILLE ARCHITECTURE DU DISCOURS ET GRAMMAIRES DE L’USAGE DE L’ÉLOQUENCE DU VERBE ET DE LA PIERRE e e Le XVII siècle finissant et les débuts du XVIII fournissent un excellent observatoire des règles architectoniques du discours classique. Le Père Lamy, l’un des rhétoriciens les plus en vue, notait que l’agrément du propos est intrinsèquement lié à la mesure exacte des syllabes qui le composent : « les mesures exactes sont celles qui s’expriment par des nombres, dans la Geometrie toutes les raisons exactes sont nommées, raisons de nombre à nombre […] » (1675, p. 159-160). De même, l’Abbé Bouhours (1671, p. 42), dans Les entretiens d’Ariste et d’Eugène, considérait qu’en français, les mots sont « d’une grandeur raisonnable, comme ceux de la langue Latine » ; noblesse et modestie caractérisent l’expression, et il n’est jamais fait usage de termes bas, même dans les échanges les moins formels. Pour d’Olivet, quelque cent ans après Lamy, la cadence de la phrase est également directement dépendante de l’agencement et de la forme des syllabes ; cette rigueur n’exclut pas une certaine sensualité, ce que bien plus tard Spire nommera « la danse buccale » et le « plaisir musculaire » (1949). Il convient en effet, écrit Lamy, que « les organes, soit de celui qui parle, soit de celui qui écoute, [soient] agréablement flattés par une sorte de modulation, qui fait que le discours n’a rien de dur, ni de lâche, rien de trop long, ni de trop court ; rien de pesant, ni de sautillant ». On retrouve la même idée de nombre oratoire : la progression du discours doit se conformer à la « marche de l’esprit » (1760, p. 115). Il s’ensuit que le bon usage n’est pas invariant, loin s’en faut ; il comporte de nombreux registres, ou styles. Dans la préface de son ouvrage (ibid. n.p.), Lamy indiquait déjà que « l’Auteur enseigne comment l’on doit s’élever, ou s’abaisser à proportion que la matière qui se traite est petite ou grande : comment la qualité du discours doit exprimer la qualité du sujet ; étant doux ou fort, austère ou fleuri selon que la nature de ce sujet le demande ». Chez Ledoux, les mêmes préceptes sont presque exactement transposés du dessein rhétorique au projet architectural. Equilibre, retenue, symétrie et économie sont les maîtres mots de la construction du discours et de la ville classiques : « La variété donne à chaque édifice la physionomie qui lui est propre […]. La convenance qui fait valoir la richesse et travestit l’infortune, subordonnera les idées aux localités, rassemblera les besoins divers […]. La bienséance nous offrira l’analogie des proportions et des ornements ; elle désignera au premier aspect le motif des constructions et leur destination. L’économie des matières en imposera aux yeux sur la dépense réelle, grâce au prestige enchanteur qui trompe l’œil par les sages combinaisons de l’art. On n’oubliera pas la symétrie […] » (op. cit. p. 10). Cette convergence ne peut être fortuite. On notera d’abord que les bornes de l’usage ne sont posées qu’en termes de cohérence interne à la variété prestigieuse. Il ne saurait être question d’admettre un continuum avec la parlure du peuple, ou avec son habitat (ce qui convient le mieux au pauvre, c’est l’abri des arbres et des nuées), ni de faire entrer — ce qui viendra plus tard — le grossier ou même le prosaïque dans l’expression. C’est qu’à cette époque, et au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, tout honnête homme est formé à l’école de l’antiquité. Steiner, dans Exterritorialité (2002, p. 20), considère que, du début de la Renaissance italienne jusqu’à la fin de la première moitié du XIXe siècle, auteurs et poètes (et j’ajouterai : architectes), ont été nourris de cette culture ; il y voit une forme de « traduction 76
LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE… intérieure ». C’est ainsi qu’un Milton, un Racine ou un Ledoux auraient été pénétrés, de même que leurs lecteurs et commanditaires, des échos des textes grecs et latins. Steiner va jusqu’à soutenir que l’activité littéraire, au XVIIIe siècle, est essentiellement paraphrastique, dans la mesure où l’idéal aurait été « une élévation, l’embellissement d’un contenu qu’il était alors possible d’extraire du poème et d’exposer dans la prose de tous les jours » (ibid. p. 180). Cette paraphrase qui, évidemment, ne permet pas d’appréhender le génie propre de l’œuvre, autorise néanmoins la mise en perspective de ses origines organisationnelles. L’invisibilité du peuple, de son langage et de son corps est presque totale ; le sujet s’efface devant la majesté, garantissant ainsi, provisoirement, le bon fonctionnement des institutions autocratiques. Même lorsqu’il est fait allusion à des variantes régionales, qui s’expriment par exemple dans les nuances de quantité vocalique préconisées par le Jurassien d’Olivet, et dont la validité est contestée par d’autres grammairiens (cf. Bonnot, à paraître), la critique s’inscrit toujours au sein de ce français qui, comme l’écrit Marguerite Buffet (1668, p. 4), est proche du pouvoir : « Il n’y a point de véritable Courtisan dans les Cours voisines, qui ne l’entende, & qui ne le parle, puis que cela suffit pour se faire aimer du Prince, & pour se maintenir auprès de luy ». Les provinciaux eux-mêmes, lorsqu’ils s’essaient à définir les pratiques des locuteurs du cru, adoptent généralement une démarche prescriptive, voire répressive. Ainsi, en 1753, Madame Brun, née Maisonforte, qui publia à Besançon un Essay d’un dictionnaire comtois-français, relève que « l’usage décide de la prononciation autant que des mots. Il y a longtemps qu’on a comparé le langage à l’eau que l’on boit, ils sont bons l’un & l’autre, lorsqu’ils n’ont aucun goût » (p. 36). Autrement dit, la prononciation « vicieuse » est l’haleine du peuple et l’absence d’odeur ne fait sens qu’en regard de la fétidité des bas quartiers. Lorsque L’Hérault de Lionnière, dans un ouvrage apologétique publié en 1703, observe que langue et monarchie ont partie liée, et que l’une comme l’autre sont « montée [s] par degrez au sommet de la perfection » (p. 77), c’est d’une langue désincarnée qu’il est question, entièrement au service du bien dire et du bien penser social. La machine est lancée et la réglementation de la langue atteindra bientôt des raffinements qui conduiront peu à peu à une séparation partielle du français oral et du français écrit (Bonnot, 2001). DE LA DÉLITESCENCE DE L’URBANITÉ ET DE L’URBANISME Il est probable que c’est dans cette situation d’enfermement linguistique et social, conduisant malgré les apparences et les clichés démocratiques — école pour tous, apparition progressive des logements sociaux, de la liberté de parole, droit de vote, etc. — à une séparation toujours plus marquée des « élites » et des fractions dominées, qu’il convient de chercher au moins quelques-uns des déterminants de l’éclatement ultérieur du tissu urbain et de la perte de repères linguistiques clairs. Dans les années révolutionnaires, le processus de fragmentation est déjà à l’œuvre (insurrections des campagnes, hantise de l’anarchie) et les tentatives de maintien de l’ordre compromis sont lisibles jusque dans les textes les plus inattendus. Ainsi, dans un pamphlet publié en 1790, faussement signé par Dillon, Sartines, Lenoir, La Trolière et compagnie (sic)1, on préconise de construire dans les faubourgs parisiens 1 Sartines et Lenoir furent lieutenants de police sous l’ancien régime, Dillon général girondin massacré par ses troupes à Lille, à moins qu’il ne s’agisse de son homonyme, l’archevêque de Narbonne. Germaine de Staël écrit à propos de Sartines : « M. de Sartines était un exemple du genre de choix qu’on fait dans
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LES LANGAGES DE LA VILLE quatre vastes et belles demeures, dont chacune renfermerait (au sens propre) « 300 jeunes personnes, qui auront toutes une cellule richement et voluptueusement décorée » (p. 7). Tout y serait parfaitement organisé, tant du point de vue sanitaire que commercial. Les « conventuées » n’auraient que peu de temps libre, et ne pourraient s’absenter indûment, sous peine de perdre leurs droits à pension. A aucun moment, le projet exposé ne se donne pour sérieux (on trouve d’ailleurs à la fin de l’opuscule un guide commenté des bordels de la capitale, avec spécialités et prix) ; néanmoins, il paraît constituer une première attestation, sur un mode plaisant, de l’ordre moral puritain qui s’épanouira au XIXe siècle. L’enfermement des prostituées, qui ne doivent pas hanter les rues, est résolu de manière à la fois radicale et fonctionnelle : des murs avenants isolent d’une réalité triviale tout en permettant de satisfaire le bourgeois (la devise des maisons aurait été : Du plaisir pour de l’or, & santé garantie). En voulant séparer le bon grain — si l’on peut dire — de l’ivraie et la vertu du vice, en réifiant les idées, on en vient à instituer des ghettos et des réservoirs de main d’œuvre bon marché (cf. ci-dessus), qui minent rapidement l’équilibre social. Les lézardes dans la forteresse urbaine se propagent avec une vélocité d’autant plus grande que le XIXe siècle est marqué par une vaste émigration des campagnes vers la ville (les statistiques de nombreux travaux de l’époque, quoique sans doute interprétées de façon très biaisée et très partisane, témoignent de ce mouvement massif [cf. par exemple la thèse « bien pensante » de Guillou, 1905]). La langue suit le même principe de désorganisation ; je n’entends nullement soutenir ici la thèse absurde de l’inefficacité, voire de l’agrammaticalité des vernaculaires. On ne saurait toutefois nier que, dans le même temps où les représentations sociales et conceptuelles des habitants du centre et de la périphérie sont de plus en plus antithétiques — on ne peut plus parler de « banlieusards », terme impliquant une continuité, mais « d’habitants des cités », tant les antagonismes sont devenus importants — les représentations linguistiques se fractionnent jusqu’à constituer finalement deux ensembles presque autonomes. De ce fait, le schéma classique dégagé par Labov dans les années soixante est invalidé ; ce modèle impliquait en effet une référence linguistique relativement unifiée pour l’ensemble d’une communauté : l’usage prestigieux de la fraction sociale dominante était admis par la quasi totalité de la population, même si de nombreux locuteurs n’étaient pas en mesure de le reproduire. Petit à petit, les régiolectes sont ruinés et pénétrés d’argotismes (cf. Armianov, 2002) ; les anciens parlers locaux sont très rapidement remplacés par de nouveaux sociolectes, qui tirent des emplois citadins les plus populaires un lexique à connotation fréquemment grossière, et empruntent à la langue standard — notamment aux adverbes et aux expressions lexicalisées — quantité de termes qui se voient dotés d’un sens nouveau. Il n’est jusqu’à l’intonation qui ne suive ce schéma ; ainsi, dans les faubourgs de Strasbourg, et jusque loin dans la campagne, on peut entendre des jeunes (généralement entre 14 et 22 ans) échanger des répliques bien senties du genre « Hho !! tu m’as niqué mon Tshirt, hhé bâââtard !! » avec un mélange d’accent beur et alsacien. Il serait injuste de faire porter la responsabilité exclusive de ces phénomènes sur la population, dans la mesure où les gouvernants et l’administration centrale, depuis la fin des années 50,
les monarchies où la liberté de la presse et l’assemblée des députés n’obligent pas à recourir aux hommes de talent » (1862, p. 79).
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LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE… ont largement mis à mal le tissu urbain traditionnel. Bachmann et Le Guennec (2002, p. 134) soulignent qu’à partir de 1960, les mots de l’urbanité classique les plus habituels ne sont plus utilisés ou changent radicalement de sens ; ainsi il n’y a plus de pont, de champ, de ruisseau, d’impasse ou de boulevard, mais des dalles, des coursives et des espaces verts. Cet espace de la zup ou de la zac est devenu une caricature de la ville hors de la cité ; les barres définissent des lieux géométriques sans véritable centre, où les églises elles-mêmes, souvent privées de clocher, veulent ressembler aux usines. Jean-François P. BONNOT Université Marc Bloch, Strasbourg BIBLIOGRAPHIE ARMIANOV, G.L., Les dialectes sociaux européens et les relations est-ouest dans la linguistique, doctorat de sciences du langage, Strasbourg, 2002. BACHMANN, C., & LE GUENNEC, N., Violences urbaines, Paris, Hachette Littératures ‘Pluriel’, 2002. BONNOT, J-F.P., « ‘Leur patois était rempli de grâces mais leur français fait peine à entendre’: la logique floue de la conscience linguistique entre normalisation et hétérogénéité de l’oral », XXIIe Colloque d’Albi — Langage et signification : l’oralité dans l’écrit… et réciproquement, 181-191, 2002. BONNOT, J-F.P,. & PETEY-HACHE, PH., « Norme, conditionnement social et variabilité en français parlé de la région de Montbéliard », in Bonnot, J-F.P., (éd.) Paroles Régionales, 317-351 Strasbourg : PUS, 1995. BONNOT, J-F.P., « De la prescription à la variation : les fondements », in Bonnot, JF.P., & Boë, L-J., (éds), De la phonétique aux sciences de la parole, à paraître. BOUHOURS, D., abbé, Les entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, chez Sébastien Mabre-Cramoisy, 1671. BRUN, née MAISONFORTE, Essay d’un dictionnaire comtois-français, Besançon, Rochet & Vieille, 1753. BUFFET, M., Nouvelles observations sur la langue française, Paris, Cusson & Bourbon, 1668. CAUQUELIN, A., Le site et le paysage, Paris, PUF « Quadrige », 2002. D’OLIVET, P-J., THOULIER, abbé, Traité de la prosodie française, avec une dissertation de M. Durand, sur le même sujet, Genève, chez les frères Cramer et Cl. Philibert, 1760. DE STAËL, G., Considérations sur les principaux événements de la révolution française, éd. par le Duc de Broglie et le Baron de Staël, Paris, Charpentier, 1862. DICKENS, Nicolas Nickleby & Livres de Noël, vol. publié sous la dir. de P. Leyris, Paris, Gallimard, Pléiade, 1966. DILLON, SARTINES, LENOIR, LA TROLIÈRE & COMPAGNIE Les bordels de Paris, avec les noms, demeures et prix, plan salubre et patriotique soumis aux illustres des états généraux pour en faire un article de la Constitution, 1790, Paris, BNF Micro Graphix, 1992. ELIAS, N., & SCOTSON, J.L., Logiques de l’exclusion, Paris, Agora Pocket, 1997. GUILLOU, J., L’émigration vers les villes, Paris, A. Rousseau, 1905. JACCOTTET, P., Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard « poésie », 1976. LAMY, B., abbé, De l’art de parler, Paris, chez André Pralard, 1675. 79
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UN REGARD URBAIN
Del coro al cano, del cano al coro José Angel Valente
A la base du mur un regard s’ouvre, à même le trottoir. Une tête se montre, posée là, décapitée par le bitume puis roule et disparaît, aspirée d’un seul coup dans le nauséabond. La ville par-dessus jouit, aligne devantures et néons, défèque. Monsieur promène le chien chien, madame emplette. Que si le microcosme est la figure du divin l’effarement de la pensée trouble la vue. Par tel envol l’immensité de l’urbs devient limite du pour-soi et retombe en son sein, mime de l’absolu et métastase de la vie. Comment danser parmi les épluchures, quel amour peut sourire à l’imminence du néant ? Errez avantageux sous la menace, et poussant vos caddies détournez le regard, le vent passe là-bas très loin derrière l’horizon. Ce qui se lève devant vous est votre vérité avec sa face d’œuf trop cuit, grimace épouvantable et coagulation de tout désir. Baissez la tête et ânonnez : prières ni décrets n’atteignent le hasard, éclat de rire du destin qui d’un seul coup révèle et ôte l’avenir. Robert AMAT
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LES LANGAGES DE LA VILLE
AGILITE DANS L’AIR Là-bas dans les fourrés la lumière feuillole. L’innocence perdue fait signe : attrapez-moi ! Jeune matin, comme tu ris entre les branches, comme tu sais que tu nous as déjà quittés ! Un grand élan dans toute chose, un plain choral pour saluer la liberté, tout l’étincellement qui fuit parmi les hautes herbes ! Les os craquent à la jointure, le sang fuse dans l’incendie qui le recrée sans cesse. Dans un envol de sauvagine, un lourd remous d’odeurs soulève le désir : vivre ! tout resplendit entre le rut et la dévoration. Une danse dorée saisit dans l’air l’immatériel vouloir et regardez : le monde est tout entier le jeu que le miroir poursuit dans ses reflets mais cependant s’échappe et rit de n’être ruse ni fumée – insaisissable vérité, folle liberté d’être qui ne demeure qu’en fuyant.
Robert AMAT
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LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE : ENTRE ÉNONCIATIONS COLLECTIVES ET INDIVIDUELLES "[…] toutes les grandes œuvres, écrit Michel Butor dans "Recherches sur la technique du roman", […] transforment la façon dont nous voyons et racontons le monde, et par conséquent transforment le monde"1. Appuyée sur un de ses romans, La Modification,2 le présent essai se propose d’explorer les rapports à géométrie variable que le protagoniste, Léon Delmont, noue avec les deux villes phares que sont Rome et Paris. Retraçant ainsi les tentatives de recatégorisation de l’objet "ville", on s’emploiera à montrer, plus fondamentalement, qu’à travers une mise en scène figurative qui, dans un même emportement, affecte jusqu’au détail de la phrase, le texte déploie une réflexion sur les modalités de l’articulation de l’énonciation singulière sur la praxis collective. Monnayé en figures et thématiques, le parcours de Delmont est sous-tendu par des transformations structurales : l’éloignement ou le rapprochement d’Henriette, l’épouse légitime, et de Cécile, la maîtresse romaine ; l’abandon du projet de vie commune avec Cécile et la décision finale d’écrire un livre, geste salvateur. On renverra moins, ici, à une forme structurellement constituée, où prend place et s’intègre un ensemble de renversements et de fonctions couplées, qu’à ces modulations continues et ces évolutions graduelles qui sous-tendent les efforts d’un sujet sensible et percevant qui cherche à prendre position et à acquérir ainsi, sur fond d’un savoir culturel stabilisé, la compétence pour singulariser son énonciation. Pour en serrer au plus près les manifestations, la perspective adoptée sera celle de la sémiotique tensive développée, surtout, par J. Fontanille et Cl. Zilberberg3. On se propose, en même temps, de mettre les tentatives de réarticulation des organisations signifiantes de type sociolectal en rapport avec des aspects de la manifestation linguistique, qui apparaissent comme des traces tangibles. Partant de l’idée que l’emploi du nom propre (Npr) atteste la convocation, en discours, d’un savoir collectif considéré comme stabilisé et qui porte sur un individu envisagé dans sa continuité, c’est sur la "modification" du
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M. Butor, Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1995 [1964], p. 112. M. Butor, La Modification, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970 [1957]. J. Fontanille & Cl. Zilberberg, Tension et signification, Sprimont-Belgique, Pierre Mardaga, 1998.
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LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT DANS LE PÈLERINAGE DE VOYAGEURS NON-MUSULMANS À LA MECQUE Il y a une relation étroite entre un pèlerinage religieux et un colloque universitaire. Cette relation a été efficacement décrite par l’écrivain humoristique anglais David Lodge, qui, dans plusieurs de ses nombreux romans, a raconté avec ironie le monde universitaire contemporain. Dans le prologue d’un de ces romans, qui en anglais porte le titre de Small World, ‘Un tout petit monde’,1 l’auteur compare le temps des pèlerinages évoqué dans la poésie de Geoffrey Chaucer avec le temps des colloques, qui constituent le cadre narratif de Small World. Le colloque moderne, dit David Lodge, ressemble au pèlerinage médiéval en ce qu’il permet aux participants de s’adonner à tous les plaisirs et à tous les dérivatifs du voyage pendant qu’ils apparaissent austèrement penchés sur l’amélioration d’eux-mêmes. Naturellement, il y aura quelques exercices pénitentiaux à exécuter, tels que la présentation d’une intervention, peut-être, et certainement le fait d’écouter les interventions des autres. Mais, continue l’écrivain anglais, par cette excuse l’on voyage dans des endroits nouveaux et intéressants, l’on rencontre des gens nouveaux et intéressants, et l’on établit avec eux des relations nouvelles et intéressantes ; on échange du gossip et des confidences ; on mange, on boit et on fait la fête chaque soir ; et, pourtant, à la fin de tout, on retourne à la maison avec une meilleure considération de soi-même et de son sérieux. Les colloques qui, chaque année, ont lieu au même endroit et à la même époque, tels que le Colloque d’Albi, ressemblent encore plus à des pèlerinages, car leur structure temporelle est caractérisée par la répétition. Il y a une autre relation, moins étroite, entre le colloque d’Albi et les pèlerinages. A quelques kilomètres de la ville de Lapérouse et de Toulouse-Lautrec, sur le flanc de la falaise qui borde le canyon de l’Alzou, un sanctuaire médiéval dédié à la Vierge attire depuis plusieurs siècles le flux incessant des pèlerins. Je me réfère, naturellement, à la cité sacrée de Rocamadour. Le pèlerinage est un phénomène qui se manifeste dans presque toutes les religions, dans l’ancienne Egypte, chez les Persans, en Inde, au Tibet, en Indonésie, au Japon, dans les hauts-plateaux malgaches et à travers les montagnes et les pistes
1 LODGE, D., Small World, Londres, M. Secker & Warburg, 1984, trad. fr. par M. et Y. Couturier, préface d’U. Eco, Marseille, Rivages, 1991.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 1
de la Chine. Le christianisme compte de nombreux pèlerinages, dont les plus importants sont, à bien des égards, le pèlerinage à Rome et celui à St-Jacques-deCompostelle, en Espagne. Au sujet des pèlerinages existe une littérature copieuse, issue des recherches des sciences religieuses, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, des études folkloriques, de l’histoire de l’art. Depuis quelque temps, j’essaie d’interpréter cette vaste tradition d’études du point de vue de la sémiotique. Cependant, dans le présent article, je ne proposerai pas une théorie sémiotique générale du pèlerinage, car je ne serai pas encore en mesure de le faire, mais quelques considérations à propos du rôle de la ville dans la structure du pèlerinage. La ville n’est pas toujours un élément indispensable des pèlerinages, et n’y joue pas forcement un rôle prédominant. Il existe des pèlerinages dans lesquels la ville n’apparaît pas, ou bien alors elle joue un rôle secondaire. Toutefois, les pèlerinages les plus importants des principales religions monothéistes seraient inconcevables sans la présence d’une ou de plusieurs villes. On pourrait même avancer l’hypothèse qu’il y ait une relation entre la structure théologique du monothéisme et le développement de pèlerinages avec pour but ultime une ville. Parmi les religions monothéistes, aucune ne donne plus d’importance au pèlerinage et à son lien avec la ville que l’Islam. Al-hajj, comme on appelle en Arabe le pèlerinage islamique, est un des piliers de l’Islam et fait l’objet d’un devoir individuel impérieux, au point que ceux qui meurent sans s’en être acquittés, doivent s’y plier par procuration. De nombreuses études ont été dédiées au pèlerinage islamique, qui a été analysé dans plusieurs de ses aspects, et selon des perspectives fort variées. En général, un contraste assez net a pu être remarqué entre les interprétations philologiques, ou d’autre nature, des chercheurs non musulmans et les interprétations théologiques des chercheurs croyants. L’orientaliste hollandais non musulman Christiaan Snouck Hurgronje écrivit une des premières études historiques et philologiques concernant le pèlerinage en Islam. Cet essai, qui porte le titre hollandais de Het Mekkaansche feest2 est intéressant à plusieurs égards. Né à Oosterhout, en Hollande, en 1857, Snouck Hurgronje étudia la philologie orientale et présenta Het Mekkaansche feest comme thèse doctorale en 1880. Cette étude sur le pèlerinage à la Mecque demeure, même à présent, un ouvrage fondamental sur ce sujet. Toutefois, lorsque l’auteur rédigea cette thèse, il ne connaissait pas personnellement le pèlerinage à la Mecque. Il utilisa comme sources de son étude le Coran, les recueils de traditions musulmanes sur le prophète (qui à l’époque n’étaient disponibles que sous la forme de manuscrits) et les traités de droit islamique. L’essai d’Hurgronje est l’exemple le plus célèbre du paradoxe épistémologique qui concerne les études philologiques sur le pèlerinage en Islam : aucun chercheur qui ne soit pas musulman ne peut avoir accès aux villes sacrées de la Mecque et de Médine. Après plus de cent ans, la situation n’a pas changé. Je me suis renseigné auprès de l’Ambassade d’Italie à Riyad : pendant toute l’année, et non pas seulement pendant la période du pèlerinage, les non musulmans doivent 1 Voir YOYOTTE, J., et al., Lès pèlerinages, Paris, Seuil, 1960 et CHÉLINI, H. et BRANTHOMME, H., Histoire des pèlerinages non chrétiens – Entre magique et sacré : le chemin des dieux, Paris, Hachette, 1987. 2 C.S. HURGRONJE, C. S., Het Mekkaansche feest, Brill, Leiden, 1880, trad. fr. partielle dans Oeuvres choisies de C. S. Hurgronje, présentées en français et en anglais par G. H. Bousquet et J. Schacht, Leiden, E.J. Brill, 1957.
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LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT… s’arrêter à la périphérie des villes sacrées et ne peuvent y accéder que pour de graves raisons de santé ou lorsqu’il y va de l’intérêt national. Hurgronje n’était pas musulman, mais il désirait ardemment visiter les lieux auxquels il avait dédié ses études de jeunesse. En 1884, il se déguisa en musulman indonésien et entre août 1884 et février 1885 il séjourna à Djedda sous le nom d’‘Abd-al-Ghaffar, afin de se préparer à l’étude de la Mecque et du pèlerinage. L’aventure du chercheur hollandais se termina brusquement et de façon énigmatique : après six mois passés à la Mecque, et quelques jours avant le commencement des rites du pèlerinage, il fut expulsé de la ville à la demande du consul français de Djedda, qui le soupçonnait d’être impliqué dans le meurtre du voyageur et chercheur français Charles Huber. Entre 1888 et 1889, les résultats des recherches d’Hurgronje à la Mecque furent publiés en trois volumes, dont un d’illustrations.1 L’histoire de cet échec n’est que l’exemple, peut-être le plus célèbre, d’une série de textes qui ont été écrits par des voyageurs qui, sans être musulmans, ont essayé de pénétrer les villes sacrées de l’Islam ou qui, même sans le vouloir, y ont eu accès. Dans mon article, je n’analyserai pas les villes du pèlerinage islamique du point de vue d’un croyant musulman (je n’en serais pas capable, ne serait-ce qu’à cause de mon incompétence linguistique), mais du point de vue des voyageurs qui, sans être musulmans, ont tout essayé pour participer au grand pèlerinage islamique. Quoiqu’aucun ouvrage spécifique n’ait été dédié à cette tradition de textes, elle peut être incluse dans le corpus de textes littéraires et scientifiques, écrits et visuels, qui sont regroupés sous le terme de ‘Orientalisme’. En 1978, le chercheur et critique littéraire Edward W. Said publia un livre qui portait ce titre,2 et qui ouvrit une nouvelle voie de recherches. Le but principal de cet ouvrage était d’analyser les lignes maîtresses selon lesquelles l’Occident avait construit, pendant plusieurs siècles, un imaginaire de l’Orient et un Orient imaginaire, allant du niveau matériel de la géographie jusqu’au niveau spirituel des arts et des lettres. Le livre de Said, qui a fait école, contient un chapitre dédié aux ‘Pèlerins et pèlerinages, anglais et français’. Toutefois, ce chapitre utilise les termes ‘pèlerins’et ‘pèlerinages’de façon ambiguë et métaphorique, en les référant non pas au phénomène religieux au sens strict, mais plutôt aux voyages des savants, érudits et écrivains anglais et français pour qui le tour du Moyen-Orient était une étape fondamentale de la vie scientifique ou artistique. La majorité des auteurs que Said analyse dans cette partie de son étude, tels que Chateaubriand, Lamartine et Flaubert, ne se rendirent nullement dans les lieux du pèlerinage islamique, ni n’essayèrent d’y pénétrer. Ce n’est que le dernier des écrivains étudiés par Said, à savoir le voyageur anglais Richard Burton, qui fut le protagoniste d’un mémorable pèlerinage à la Mecque, sur lequel nous reviendrons. Bien que Said ne s’occupe pas spécifiquement de récits européens concernant le pèlerinage islamique, la référence à son ouvrage permet d’affirmer que, d’abord, cette tradition textuelle fait partie d’un genre littéraire plus vaste, qui aujourd’hui est reconnu et étudié, même au niveau universitaire, sous le nom de ‘littérature de voyage’, ou, en anglais, ‘travel literature’. Cet énorme courant littéraire attire actuellement un intérêt de plus en plus vaste, non pas seulement d’un point de vue de l’histoire culturelle, mais aussi d’un point de vue commercial 1
HURGRONJE, C. S., Mekka, 2 vols, Haag, Nijoff, 1888-9. SAID, E. W., Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978, trad. fr. par C. Malamoud L’Orientalisme, Paris, Seuil, 1980.
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LES LANGAGES DE LA VILLE (plusieurs librairies et maisons d’éditions proposent déjà des sections dédiées à ce genre). L’importance de la littérature de voyage vis-à-vis de la théorie et de l’analyse sémiotiques est évidente : le voyage reproduit et résume sur le plan du déplacement géographique l’aventure de l’esprit humain dans un monde de signes. Dans le présent article, je ne pourrai m’occuper que d’un des nombreux aspects du voyage et des ses représentations qui intéressent la sémiotique et, surtout, la sémiotique de la ville, à savoir, la structure des modalités du voyage. Dans la théorie sémiotique de Greimas, la modalité est entendue comme ce qui modifie le prédicat d’un énoncé.1 Un contraste très net existe entre les modalités qui caractérisent le voyageur européen non musulman qui essaie de pénétrer les lieux sacrés de l’Islam et celles qui caractérisent le voyage du véritable pèlerin. Je voudrais introduire l’analyse de cette différence par un texte du seizième siècle, qui, à ma connaissance, est le tout premier récit non-musulman de voyage à la Mecque : Navigations et voyages dans les régions d’Arabie, Egypte, Perse, Syrie, Ethiopie et Inde Orientale, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du Gange, contenant plusieurs choses remarquables et étranges du point de vue de l’histoire et de la nature, écrit par le voyageur italien Ludovico de Varthema et publié pour la première fois en italien à Rome en 1510.2 En 1503, l’auteur, originaire de Rome, partit de Venise poussé par des vents favorables, comme il écrit dans son ouvrage, débarqua à Alexandrie et visita Babylone, Tripoli, Antioche et Damas. Dans la ville syriaque il se lia d’amitié avec un capitaine mameluk, (terme par lequel l’on désignait les Chrétiens convertis à l’Islam qui étaient au service des Musulmans et des Turcs) et il décida d’accompagner son ami dans le pèlerinage à la Mecque et à Médine, déguisé en chrétien renégat. Entouré d’une caravane de 40,000 hommes et 35,000 chameaux, il se rendit à la Mecque, où il prit part à toutes les cérémonies du pèlerinage. Après avoir déserté la milice des mameluks, qu’il ne voulait pas suivre dans une périlleuse mission en Syrie, il s’enfuit à Djedda, puis se réfugia à Aden. Dans cette ville, son identité fut découverte. Accusé d’être un chrétien et un espion des Portugais, il fut condamné à mort. Par bonheur, une de trois filles du sultan d’Aden tomba amoureuse de lui et fit de sorte que la vie du bel italien fût épargnée. Dans les mois qui suivirent, Ludovico feignit d’être fou et parvint à s’enfuir d’Aden. Il continua son voyage en Inde et au Mozambique, puis à Lisbonne, d’où il retourna, sain et sauf, dans sa ville natale. Varthema raconte ses aventures de la façon typique des voyageurs de son époque : une narration assez précise et scrupuleuse est entremêlée de détails fantastiques, tels que la description de licornes et d’anthropophages. Les études concernant cet aspect de la littérature de voyage médiévale et moderne sont assez nombreuses. Pour ma part, je voudrais attirer l’attention sur la préface de l’ouvrage de Varthema, où il expose les raisons de son voyage :
1 GREIMAS A. J. et COURTÉS, J., Sémiotique – Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, sub voce ‘modalité’. 2 VARTHEMA, L. de, Itinerario de Ludovico de Varthema bolognese nello Egypto : nella Suria nella Arabia deserta & felice : nella Persia : nella India & nella Ethyopia. La fede : el uiuere & costumi de tutte le pfate prouincie, Rome, per maestro S. Guillireti de Lorenzo & maestro H. de Nanni bolognese, 1510. Le livre fut publié en latin à Milan en 1511 et traduit en français d’une version espagnole en 1556 (Les Voyages de Loys de Bartheme, publié à Lyon).
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LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT… Si quelqu’un me demande la cause de ce voyage, je ne pourrais certainement pas donner meilleure raison que le désir ardent de la connaissance, qui a poussé beaucoup d’autres à 1 voir le monde et les miracles que Dieu y a accompli.
Fin de la citation. Quelle est la structure modale affichée par ce passage ? Du point de vue des modalités qui déclenchent l’action et sa représentation dans le récit, à savoir le vouloir et le devoir, le prologue de Varthema exprime une volonté de voyager, regarder et savoir. En même temps, le fait qu’il ne soit pas musulman le situe dans la position de devoir ne pas voyager dans les lieux sacrés de l’Islam, et de devoir ne pas regarder ni savoir ce qui s’y passe. Quelle est la structure modale qui, au contraire, caractérise le voyage du croyant et son récit ? Il est indifférent que le pèlerin veuille ou ne veuille pas voyager, regarder et savoir. Il doit se rendre à la Mecque, et il doit connaître les principaux rudiments de la religion islamique. Bref, le croyant musulman doit entreprendre le pèlerinage même s’il ne le veut pas, tandis que le voyageur incroyant veux l’entreprendre même s’il lui est défendu. Le contraste entre le désir de regarder (ou scopophilie) et de savoir (ou gnoséophilie) du voyageur incroyant et l’interdiction qui lui est opposée par l’Islam est à la source d’une tension narrative qui déclenche deux types de régimes passionnels : du point de vue de la gnoséophilie, le voyageur incroyant peut être caractérisé selon le concept de curiosité ; du point de vue de la scopophilie, il peut être caractérisé selon le concept de voyeurisme. Ces deux régimes passionnels sont, à la fois, frustrés et magnifiés par l’impénétrabilité des villes sacrées islamiques, de sorte qu’une tension érotique se développe entre le voyageur et sa cible. Avant de proposer quelques considérations sur la curiosité et le voyeurisme vis-à-vis de la ville, je voudrais souligner que plusieurs voyageurs européens arrivèrent à la Mecque sans le vouloir. Ils enfreignirent l’interdiction de la ville, mais de façon involontaire ou même contre leur volonté. L’histoire de Joseph Pitts est, à cet égard, très significative. Il naquit à Exon, en Angleterre, en 1662. A l’âge de seize ans, il fut saisi du désir de voir le monde, quitta ses parents et devint marin. Un pirate algérien le captura pendant un abordage, le réduisit en esclavage et le força à se convertir à l’Islam. Brisé par la violence de son patron, Pitts abjura la religion chrétienne, mais de façon purement extérieure. Quand, en 1680, son maître l’obligea à le suivre en pèlerinage à la Mecque, il dut le faire, mais sans le vouloir, de sorte que, dans la description qu’il a laissée de ses péripéties, le récit du voyage à la Mecque est pétri de haine et de dédain envers l’Islam. A la Mecque, il parvint à embarquer sur un bateau turc qui l’emmena à Smyrne, d’où un autre bateau, celui-là français, le ramena en Angleterre. Toutefois, dès qu’il fut débarqué, il regretta sa vie de renégat, car il fut obligé de s’enrôler dans l’armée, et, à cause de ses protestations, il fut même emprisonné. Joseph Pitts raconta ses mésaventures dans un récit, qui s’intitule Un reportage fidèle sur la religion et les mœurs des Mahométans, dans lequel in y a une description particulière de leur pèlerinage à la Mecque, le lieu de la naissance de Mahomet, et de Médine, et du tombeau du prophète.2 Ce récit se termine par la description émouvante de la façon dont, après quinze ans de mésaventures, il retrouva son père. 1
Ibid., prologue. Ma traduction. PITTS J., A Faithful Account of the Religion and Manners of the Mahometans, in which is a particular Relation to their Pilgrimage to Mecca, the Place of Mahomet’s Birth, and Description of Medina, and of his Tomb there, as likewise of Algier… and of Alexandria, Grand Cairo, etc., with an Account of the th Author’s being taken Captive… 4 ed., Londres, T. Longman and R. Hett, 1738.
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LES LANGAGES DE LA VILLE Dans l’histoire de Pitts, la description du pèlerinage à la Mecque est dépourvue de toute tension narrative : ce qui manque n’est pas seulement le contraste entre le vouloir faire et le devoir ne pas faire, mais aussi le concept de déguisement. Les voyageurs non croyants qui veulent se rendre à la Mecque doivent se déguiser en musulmans. Cette opération relève encore de la notion sémiotique de modalité. Cependant, cette fois ce ne sont pas les modalités du devoir et du vouloir qui entrent en ligne de compte, mais plutôt les modalités qui définissent la compétence de l’action et sa narration, c’est-à-dire le pouvoir et le savoir. Le voyageur orientaliste peut arriver à maîtriser parfaitement la langue, la religion et la culture de l’Islam. Il peut donc savoir être un musulman, mais il ne parvient pas à pouvoir l’être, car ce qui lui manque est une foi véritable. Du rapport entre cette impossibilité d’être un véritable musulman et la nécessité de l’être afin de pénétrer dans la ville sacrée surgit l’exigence d’un déguisement, à savoir d’un dédoublement de l’identité. Quand on se déguise, l’identité sociale qu’on manifeste aux autres est détachée de l’identité psychique qui constitue le centre du soi. Naturellement, tout le monde se déguise en quelque sorte, et dans toutes les occasions, mais dans le cas du déguisement religieux, la différence entre la croyance et l’incroyance est si radicale que le déguisement entraîne un problème éthique : dans quelles circonstances est-il légitime de feindre des croyances religieuses ? Avant de répondre à cette question, je voudrais souligner que si Pitts simula son adhésion à l’Islam il ne le fit pas afin de visiter la Mecque, mais afin de se soustraire aux violences de son maître. D’autres voyageurs ont choisi des stratégies de vie différentes. L’histoire de Giovanni Finati est, à ce propos, extraordinaire. Il naquit à Ferrare, en Italie. Son nom apparaît pour la première fois dans la liste des conscrits italiens en 1805. Il fut d’abord envoyé à Milan, puis au Tyrol, pour participer à une bataille. Ici, Finati déserta et commença ses aventures. Découvert dans sa ville natale, il fut capturé et emprisonné à Venise. D’ici on l’envoya se battre contre les Monténégrins, en Albanie, où il déserta une deuxième fois avec quinze compagnons d’armes. Accueilli par la milice musulmane, il fut réduit en esclavage et lourdement battu parce qu’il refusa d’abjurer. Dans ces circonstances, notre héros découvrit que les musulmans aussi, comme les chrétiens, croient en un dieu unique, et que les différences entre les deux religions sont moins importantes que ce qu’il imaginait. Il prit donc le nom de Mahomet et devint joueur de fifre dans l’armée turque. Dans le cas de Finati, on ne peut pas parler d’une conversion simulée, comme dans l’histoire de Pitts, ni d’un véritable déguisement. Disons que Finati avait la capacité remarquable de changer ses propres convictions selon l’opportunité. De toute façon, après des années de voyages dans toute la Méditerranée et une troisième désertion, il participa, sans le vouloir, au pèlerinage à la Mecque. Après d’innombrables péripéties, il termina ses jours à Londres. Pendant ses vicissitudes dans le monde arabe, il avait complètement perdu la capacité d’écrire, mais, par bonheur, il rencontra un autre Italien auquel il put dicter son histoire.1 Le cas de Giovanni Finati est ambigu, car on ne connaît pas la véritable nature de sa foi religieuse. Encore plus ambiguë est l’histoire d’un autre voyageur qui pénétra dans la ville de la Mecque, à savoir le mystérieux personnage connu 1 FINATI, G. Narrative of the life and adventures of G. F., who under the assumed name of Mahomet, made the campaigns against the Wahabees for the recovery of Mecca and Medina… translated from the Italian, as dictated by himself, and edited by W. J. Bankes, 2 vols, Londres, J. Murray, 1830.
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LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT… sous le nom d’Ali Bey. Grâce aux sources dont on dispose, on sait que le véritable nom d’Ali Bey était Domingo Badia y Leblich. Il naquit à Barcelone en 1766 et fut un homme très érudit. Il étudia l’Arabe et toutes les sciences naturelles à l’Université de Valence, en Espagne. Il obtint la protection de la famille royale espagnole et il se rendit à Londres pour parfaire ses études. En 1803, parfaitement déguisé en Arabe originaire d’Alep, et pourvu d’une immense richesse, il arriva au Maroc. Ses dépenses étaient si énormes qu’un de ses biographes soupçonne qu’il fût financé par Napoléon, afin de manipuler les peuples arabes en sa faveur. Partout, Ali Bey était reçu en grande pompe. Il se rendit à Chypre, où il impressionna l’archevêque local par son savoir, puis en Egypte, où il fit la connaissance de Chateaubriand. Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, l’écrivain français décrit cette rencontre : J’eus encore à Alexandrie une de ces petites jouissances d’amour propre dont les auteurs sont si jaloux, et qui m’avaient déjà rendu si fier à Sparte. Un riche Turc, voyageur et astronome, nommé Ali Bei el Abbassi, ayant entendu prononcer mon nom, prétendit connaître mes ouvrages. J’allais lui faire une visite avec le Consul. Aussitôt qu’il m’aperçut il s’écria : Ah, mon cher Atala, et ma chère René ! Ali Bei me parut digne, dans ce moment, de descendre du grand Saladin. Je suis même encore un peu persuadé que c’est le Turc le plus savant et le plus poli qui soit au monde, quoiqu’il ne connoisse pas bien le genre des noms en français, mais non ego paucis offendar maculis.1
En décembre 1806, Ali Bey partit du Caire et se rendit à La Mecque, où il fut accueilli avec des honneurs royaux. Ils l’invitèrent à participer aux cérémonies les plus sacrées du pèlerinage et même au lavage rituel de la Ka‘ba, au centre de la mosquée de la Mecque. Aucun voyageur européen ne nous a laissé une description plus détaillée du pèlerinage islamique et de ses rites, et surtout des villes où le pèlerinage a lieu. Le statut par lequel Ali Bey fut admis aux cérémonies du pèlerinage lui permit de regarder tout et de prendre note de tout. En outre, Ali Bey eut la chance de visiter la Mecque et Médine quand ses villes étaient sous la domination des Wahhabites et avaient gardé encore leurs traditions les plus anciennes. Quand, six ans plus tard, un autre voyageur européen déguisé en musulman, l’explorateur suisse J.L. Burckhardt, visita la Mecque, la ville était contrôlée par une milice turc-égyptienne, et avait beaucoup changé d’aspect.2 Après la fin du pèlerinage, Ali Bey retourna en Europe, s’installa à Paris et publia le récit de ses voyages en trois volumes, en langue française.3 Deux ans plus tard, il repartit pour le Moyen-Orient, d’où il projetait d’entreprendre un voyage vers Tombouctou. Il n’accomplit jamais ce voyage. Il mourut à Damas en août 1818, de dysenterie, selon les Anglais, empoisonné par les Anglais, selon les Français. Après sa mort, on raconta qu’un crucifix avait été trouvé sous son cafetan. Il est impossible de vérifier cette histoire ou de savoir si Ali Bey était un véritable musulman ou un chrétien déguisé. Après tout, il me semble que son regard sur la ville était le regard d’un
1 CHATEAUBRIAND, Œuvres romanesques et voyages, 2 vols, dans Œuvres complètes, éd. par M. Regard, Paris, Gallimard, 1969, p. 1153. Chateaubriand ajouta à ce passage la note suivante : ‘Voilà ce que c’est la gloire ! on m’a dit que cet Aly-Bey était Espagnol de naissance, et qu’il occupait aujourd’hui une place en Espagne. Belle leçon pour ma vanité !’ 2 BURCKHARDT, J.-L., Travels in Arabia, comprehending an account of those territories in Hedjaz which the Mohammedans regard as sacred, 2 vols., London, H. Colburn, 1829 ; trad. fr. par J.-B. Eyriès Voyages en Arabie, contenant la description des parties du Hedjaz regardées comme sacrées par les Musulmans, 3 vols, Paris, A. Bertrand, 1835. 3 BEY, A., Voyages d’Ali Bey el Abbassi en Afrique et en Asie pendant les années 1803, 1804, 1805, 1806 et 1807, 4 vols, Paris, impr. de P. Didot l’aîné, 1814.
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LES LANGAGES DE LA VILLE savant cosmopolite et désireux de savoir, pour qui la religion n’était qu’un fragment de culture. Au début de son récit, Ali Bey écrit : Après avoir passé plusieurs années dans les états chrétiens, en y étudiant les sciences de la nature et les arts les plus utiles à l’homme dans la société, quelle que soient sa foi ou la religion de son cœur, je me suis décidé enfin de visiter les pays mahométans ; et, pendant un pèlerinage à la Mecque, d’observer les mœurs, les coutumes et la nature des pays à travers lesquelles je passerai, afin que je puisse faire de sorte que le laborieux voyage soit quelque peu utile au pays que je choisirai à la fin comme ma demeure.1
Ali Bey affiche une conception moderne, presque laïque, de la religion. Toutefois, sa position demeure ambiguë. La structure de l’énonciation qui caractérise le récit de sa visite à la Mecque, par exemple, oscille confusément entre un point de vue interne au rite, à savoir la perspective d’un croyant, et un point de vue externe, à savoir la perspective d’un observateur curieux. Toutefois, la curiosité joue un rôle beaucoup plus important dans les récits de voyage de l’explorateur anglais Richard Burton, qui visita la Mecque à la moitié du dix-neuvième siècle. Aucune ambiguïté ne caractérise sa visite aux villes sacrées de l’Islam : il n’est certainement pas musulman, mais son envie de savoir le pousse à préparer minutieusement un déguisement parfait. Il vit plusieurs années avec les Derviches du Sind, en Inde, et il arrive à maîtriser de façon impeccable la langue arabe et beaucoup de ses dialectes, les traditions de l’Islam et les mœurs des musulmans indiens. A la fin de cet apprentissage scrupuleux, il connaît l’Islam mieux qu’un musulman, mais avec une différence : il n’y croit pas. Plusieurs commentateurs des récits de voyage de Burton, publiés pour la première fois en 1855-6 sous le titre de Personal Narrative of a Pilgrimage to El Medinah and Meccah,2 ‘Récit personnel d’un pèlerinage à Médine et à la Mecque’, attaquèrent durement l’auteur à cause de sa stratégie de déguisement religieux, qu’ils considéraient immorale. Dans les éditions suivantes, Burton essaya de rétorquer à ces critiques, en soulignant les analogies entre l’Islam et le Christianisme mais surtout en justifiant son déguisement par la nécessité de connaître et de faire connaître. Au fond, Burton était l’archétype de l’explorateur moderne, dont la relation avec les villes sacrées de l’Islam se caractérisait par la combinaison de la curiosité et du voyeurisme. Ces deux régimes de modalité de l’action et du récit sont si dominants dans la mentalité de l’Occident, que la façon dont les autorités saoudites empêchent les voyageurs non croyants de visiter la Mecque et Médine semble inconcevable, d’autant plus que la religion chrétienne a ouvert la majorité de ses lieux sacrés au tourisme laïque et n’hésite pas à en tirer un avantage économique. Certainement, la géographie religieuse de l’Islam est différente de la géographie religieuse chrétienne, mais la différence principale est autre, et concerne la valorisation de la curiosité et des désirs du regard par rapport à la ville. Le philosophe allemand Hans Blumenberg, dans un ouvrage dédié aux traits principaux de la modernité philosophique, intitulé Die Legitimität der
1 Dans l’introduction. J’ai consulté la traduction anglaise des récits d’Ali Bey, Travels of Ali Bey in Morocco, Tripoli, Cyprus, Egypt, Arabia, Syria, and Turkey between the years 1803 and 1807, 2 vols, Reading, Garnett, 1993. Ma traduction de l’anglais au français. 2 BURTON, R., Personal Narrative of a Pilgrimage to El Medinah and Meccah, 3 vols, Londres, Longmans & Co., 1855-56, trad. fr. abrégée dans Voyages à La Mecque et chez les Mormons : augm. d’une lettre de l’auteur sur son voyage à la cité sainte et interdite d’Harar, Paris, Pygmalion, 1991.
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LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT… Neuzeit,1 a décrit les étapes principales du développement de la curiosité théorique dans la philosophie occidentale, de Socrate jusqu’à Feuerbach. A travers un processus lent et compliqué, la curiosité s’est de plus en plus dégagée du catalogue chrétien des vices au point d’être valorisée en tant que vertu. La différence entre envie de savoir et curiosité devient de plus en plus subtile. En ce qui concerne le voyeurisme ou scopophilie, ce terme a été utilisé d’abord dans le domaine de la psychanalyse. Freud a défini le voyeurisme dans l’ouvrage Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, ‘Trois essais sur la théorie sexuelle’, publié pour la première fois en 1905.2 A l’origine, le mot ‘voyeurisme’ était employé afin de désigner une perversion purement sexuelle, à savoir une pulsion dans laquelle l’activité préférée d’un individu consiste à regarder les organes ou les activités sexuelles des autres. Toutefois, le pouvoir métaphorique de ce terme s’est de plus en plus accru, à mesure qu’il est employé afin de désigner toutes les situations dans lesquelles l’envie de regarder essaie d’enfreindre l’interdiction par laquelle elle est à la fois frustrée et stimulée. Le voyeurisme a besoin de secrets, et plus il en dévoile, plus il doit en retrouver, ou même en créer. Pour le monde occidental, dont les communications de masse ont brisé et réduit en marchandise tous les secrets de la connaissance et du regard, les villes cachées et interdites de l’Islam sont la ressource ultime du voyeurisme et de la curiosité. Certes, la culture occidentale, qui considère Prométhée et Ulysse comme des héros, plutôt que comme des voyous ou des curieux, est scandalisée par les interdictions musulmanes qui limitent l’envie et la liberté de savoir et de connaître. Par exemple, le maqam Ibrahim (le lieu de prière d’Abraham), un petit pavillon situé devant la façade nord-orientale de la Ka‘ba, contient une pierre où se trouverait l’empreinte du pied d’Abraham. La tradition musulmane affirme qu’Abraham, quand il fonda le culte de la Ka‘ba, et aussi en l’occasion d’autres rituels, posait ses pieds sur cette pierre. Elle contient aussi une inscription dont l’analyse serait probablement utile à reconstruire l’histoire du pèlerinage et de certains de ses rites. Cependant, la dernière copie de cette inscription remonte à l’an 870, quand l’historien arabe de la Mecque, al-Fakihi, eut la possibilité de voir et de copier l’inscription pendant une restauration du pavillon. Puisque les orientalistes ne peuvent lire la copie d’al-Fakihi que dans des manuscrits postérieurs, très abîmés, ils tireraient beaucoup d’avantage s’ils pouvaient lire l’inscription directement sur la pierre, là où se trouve l’empreinte du pied d’Abraham. Toutefois, cette nécessité scientifique se heurte à la sacralité inviolable du lieu de culte : la Mecque demeure une ville illisible. Je voudrais terminer cet article par l’histoire d’une autre empreinte. Au mois de mai 2002, le parlement italien a promulgué une loi qui impose la registration des empreintes digitales des extra-communautaires, qui outrepassent les frontières du territoire italien. L’Occident est scandalisé par l’impénétrabilité rituelle des lieux sacrés de l’Islam, mais n’ouvre ses villes qu’à ceux qui peuvent acheter leurs droits de citoyens. Devant cette ville occidentale qui pousse son regard
1 BLUMEMBERG, H. Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1966, trad. fr. de la 2e éd. allemande par M. Sagnol, J.-L. Schlegel et D. Trierweiler, avec la collab. de M. Dautrey La légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999. 2 Leipzig, F. Deuticke, 1922 (5ème éd.), trad. fr. par P. Koeppel Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1995.
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LES LANGAGES DE LA VILLE jusqu’aux empreintes des plies de la chair, l’illisibilité de l’empreinte d’Abraham me paraît beaucoup moins scandaleuse. Massimo LEONE Université de Sienne, Italie leone2@unisi.it
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LES LANGAGES DE LA VILLE 1
Npr qu’on choisira de s’attarder : on verra dans l’insertion du Npr dans des constructions avec déterminant — la combinaison des Npr "Rome" et "Paris" avec l’article défini et une expansion, avec les déterminants possessif ou démonstratif — des marques linguistiques des orientations discursives qui commandent les positions d’observation du sujet, les modalisations de l’acte de perception et de gestion cognitive et affective des relations avec l’objet. La réflexion sera développée en trois temps. Tout d’abord, à partir des SN définis et possessifs avec le Npr "Rome", on croisera les points de vue de la linguistique avec ceux de la sémiotique pour dégager les opérations sémantiques à la base des tentatives de fragmentation et de réorganisation de l’objet "ville", esquissant une syntagmatique. Ensuite, focalisant la détermination démonstrative, on s’emploiera à montrer que l’articulation de l’espace et du temps autour de la deixis de l’observateur implique la prise en compte de l’épaisseur du discours. Làdessus, une troisième partie visera à ériger ce principe d’appréhension de la ville en modèle plus général. 1. LES AVATARS DE LA DENOMINATION PROPRE : DE LA PARTITION DE L’OBJET "VILLE" A SA RECOMPOSITION S’inscrivant dans le sillage de Kripke2, l’on peut considérer le Npr comme un "désignateur rigide" vide de sens, confirmant l’identité d’un individu en vertu d’une chaîne causale qui a son origine dans le particulier lui-même, à la suite d’un acte de baptême. Dire que la réussite de la référence propriale est fonction, en contexte, des capacités de repérage "déictique"3 du référent, par réactivation, pour chaque énoncé, du "référent initial"4 du nom propre, c’est alors en souligner la stabilité et l’unicité. L’on peut aussi mettre en avant le "mécanisme social"5 de transmission du nom propre et retenir avec W. De Mulder que "ce qui compte, ce n’est pas le référent initial, mais la représentation qu’on a du référent du nom propre au moment où l’on emploie celui-ci"6. L’on mise, dans tous les cas, sur la singularité d’un référent, projetant l’idée d’une certaine continuité, bien loin, semble-t-il, de ces Npr dépourvus de "rigueur référentielle" que P. Cadiot et Y.-M. Visetti diraient "mythiques"7. En vertu de son caractère historiquement contraint, chaque emploi du Npr paraît drainer le feuilleté des discours qui, au fil du temps, se sont croisés, alimentés et relayés, des informations encyclopédiques ou des 1
Cf. notamment G. Kleiber, Nominales. Essais de sémantique référentielle, Paris, Armand Colin, 1994.
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S. Kripke, Naming and Necessity, Oxford, Basil Blackwell, 1980 ; trad. fr., La logique des noms propres, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982. 3 M.-N. Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, Paris, P.U.F., 1994, p. 104. Voir aussi les commentaires de P. de Carvalho qui, en réaction à une communication de K. Jonasson, insiste sur la "compétence particulière" du locuteur, la "connaissance de "sujet parlant de chair et de sang"" (K. Jonasson, "La référence des noms propres relève-t-elle de la deixis ?", dans M.-A. Morel & L. Danon-Boileau (éds.), La deixis, Paris, P.U.F., 1992, p. 466). 4 Pour M.-N. Gary-Prieur, "le référent initial d’un nom propre dans un énoncé est l’individu associé par une présupposition à cette occurrence du nom propre en vertu d’un acte de baptême dont le locuteur et l’interlocuteur ont connaissance", Grammaire du nom propre, op. cit., p. 29. 5 G. Kleiber, Problèmes de référence : descriptions définies et noms propres, Paris, Klincksieck, 1981, p. 379. Pour les positions adoptées traditionnellement, cf. notamment Nominales, op. cit., p. 66-67. 6 W. De Mulder, "Nom propre et essence psychologique. Vers une analyse cognitive des noms propres ?", Lexique, 15, 2000, p. 51. 7 P. Cadiot & Y.-M. Visetti, Pour une théorie des formes sémantiques. Motifs, profils, thèmes, Paris, P.U.F., 2001, p. 176.
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LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE… connotations, tout ce "contenu descriptif" attaché, spécialement, aux noms de lieux historiques, fût-il diversement donné en partage et éprouvé, inégalement exigé et sollicité en contexte. Dépositaire par excellence d’une "mémoire discursive", le Npr paraît alors peu apte à soutenir des efforts de recatégorisation de l’objet sémiotique. Tout en disant la délimitation de portions de l’espace et/ou du temps sur le fond d’une pluralisation, les syntagmes définis — tels que "la Rome antique", "la Rome moderne" — confirment des lignes de frayage convenues. Du coup, la mise en discours individuelle ne trouve à s’exercer qu’à travers le "réglage" du rapport entre le sujet et l’"espace-lieu" ou l’"espace-temps"1 sélectionnés et, à un niveau supérieur d’intégration, le reversement des parties dans une totalité recomposée. D’un point de vue sémiotique, il faut, en somme, s’interroger sur la conformité des "stratégies" qui président à l’appréhension de l’objet sémiotique "ville", au gré des corrélations, converses ou inverses, entre les valences de type intensif et affectif et les valences de type extensif (distance spatio-temporelle par rapport au centre déictique, modulations quantitatives, déploiement cognitif)2 avec celles héritées de ces formes d’organisation intersubjective de la signification dont les guides touristiques sont, aux yeux de Butor, des supports privilégiés. Dans la mesure où l’article défini véhicule l’exigence, pour le SN, de "distinguer" un individu des autres3, c’est la "stratégie englobante", susceptible de transformer l’unité partitive en unité intégrale, dotée d’autonomie4, qui, au plan de l’orientation discursive, semble s’imposer, pour ainsi dire naturellement5. Ce type de réglage entre une intensité et une étendue fortes apparaît, cependant, fortement compromis. D’une part, des velléités d’englobement entrent régulièrement en conflit avec d’autres points de vue qui les combattent. En raison même de sa morphologie, l’espace cible impose largement la stratégie cumulative (intensité faible et étendue forte) qui, écrit J. Fontanille, "ayant disposé les "aspects" d’une situation ou d’une question en séries, ne sait que les parcourir les uns après les autres […]"6. D’où l’impression d’une tensivité imprégnant l’espace discursif et d’un déploiement 1 Au sujet des différents types d’espaces à l’intérieur desquels se définissent les propriétés qui permettent de construire les "images" du référent initial du Npr, cf. M.-N. Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, op. cit., p. 109-110. 2 Nous renvoyons ici à la typologie des stratégies du réglage modal interactif élaborée par J. Fontanille dans Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, P.U.F., 1999, p. 39-65. 3 Cf. notamment F. Corblin, Indéfini, défini et démonstratif. Constructions linguistiques de la référence, Genève-Paris, Libraire Droz, 1987, p. 108. 4 Voir M. Charolles au sujet de la notion d’"homogénéisation", La référence et les expressions référentielles en français, Paris, Ophrys, 2002, p. 82-83. 5 Il paraît intéressant de croiser les points de vue de M.-N. Gary-Prieur et de G. Kleiber, qui ne s’excluent pas. Si le syntagme nominal de la forme le Npr Exp fait "éclater […] en une infinité d’images" l’"unité globale" attestée par le Npr "nu" (M.-N. Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, op. cit., p. 106), l’adjectif de relation en corrélation avec l’article permet de "délimiter" une image du référent et de la "localiser […] dans un espace défini par le substantif associé à l’adjectif" (p. 115). Alors que selon G. Kleiber, "le référent du SN avec nom propre modifié représente […] seulement une "partie" du porteur du nom" (Nominales, op. cit., p. 87), M.-N. Gary-Prieur envisage la construction d’un "nouveau référent" (p. 109), d’une "représentation" dans un univers de croyance déterminé. Elle ajoutera à propos du "pluriel-image" que "la multiplication des images s’effectue dans le monde du discours, pour permettre l’expression de multiples points de vue sur l’individu […]", L’individu pluriel. Les noms propres et le nombre, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 135. 6 J. Fontanille, Sémiotique et littérature, op. cit., p. 51.
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LES LANGAGES DE LA VILLE gouverné par la déclinaison des éléments juxtaposés et un risque certain de dérive segmentative, elle-même contrée, cependant, par d’insistantes tentatives de ressaisie : "Il y avait eu un week-end consacré à Borromini, un autre sous le signe du Bernin, un pour Caravage, Guido Reni, les fresques du haut Moyen Âge, les mosaïques paléochrétiennes ; il y en avait eu surtout pendant lesquels vous vous efforciez d’explorer diverses phases de l’Empire, celui de Constantin (son arc de triomphe, la basilique de Maxence, les fragments de son colosse au musée du Capitole), celui des Antonins, celui des Flaviens, celui des Césars (leurs temples, leurs palais sur le Palatin, la maison dorée de Néron), pendant lesquels vous tentiez de reconstituer à partir des immenses ruines dispersées les monuments tels qu’ils pouvaient être dans leur jeunesse, l’image de la ville telle qu’elle avait été dans sa pleine audace ; […]" (p. 167).
À travers la reprise répétée par le pronom relatif et, surtout, le passage du pluriel ("les monuments") au singulier ("l’image de la ville"), la structure morphosyntaxique vise, ici, à convertir l’empilement de segments parallèles paratactiques en globalisation. Là, "la galerie de vues de la Rome antique" peinte par Pannini donne lieu à une description qui, dans le cadre d’une armature syntaxique rigide, usant du verbe de la perception comme élément déclencheur, détaille et démultiplie le poste fonctionnel du complément du verbe, jusqu’au "et" de clôture, projeté pour ainsi dire hors de son cadre habituel et souligné fortement, qui tente de mettre un terme au défilé des syntagmes nominaux, tout comme le pronom "on" qui, symptomatiquement, combine le débrayage objectivant avec un embrayage sensible : "[…] vous vous amusiez à reconnaître le Colisée, la basilique de Maxence, le Panthéon, […], l’arc de triomphe de Constantin et celui de Titus alors tout encastré dans les maisons, les thermes de Caracalla en plein milieu de la campagne, et le mystérieux temple rond, dit de Minerva Medica, que l’on croise en train lorsqu’on arrive à la gare" (p. 67).
C’est dire les difficultés rencontrées par un sujet tour à tour dominé et dominant : face à une réalité qui devient envahissante ou finit par se dérober, faisant planer la menace de la non-saturation, renforcée elle-même par un risque ultime de dispersion, il s’efforce d’imprimer à ses "pérégrinations" (p. 167) une orientation et une signification. Dès lors qu’un bagage modal défaillant — de l’ordre du ne pas pouvoir (tout) voir/savoir — rend incertaine la réussite du programme narratif, une solution consiste, semble-t-il, à procéder à un aménagement modal, à la faveur d’une prise de distance instaurant un ne pas vouloir (tout) voir/savoir : "[…] vous saviez bien que pour continuer cette exploration systématique des thèmes romains, il vous aurait fallu aussi aller, une fois, d’église Saint-Paul en église SaintPaul, de San Giovanni en San Giovanni, de Sainte-Agnès en Sainte-Agnès, de Lorenzo en Lorenzo, pour essayer d’approfondir ou de cerner, de capter et d’utiliser les images liées à ces noms, portes de bien étranges découvertes à n’en pas douter sur le monde chrétien luimême si fallacieusement connu […]" (p. 167). et aussi : "Le mois précédent, la clé de vos déplacements avait été Pietro Cavallini, et vendredi dernier vous disiez [..] qu’il était étrange de ne jamais vous être mis, Isis et Horus remembrant leur Osiris, à la poursuite des fragments de Michel-Ange, à rassembler ainsi les signes de son activité dans cette ville" (p. 168).
C’est du même coup tracer la voie d’une recatégorisation de l’objet sémiotique en contrepoint des parcours strictement vectorisés, qui actualiseraient des programmes figuratifs stéréotypés, projetés par une énonciation transpersonnelle. Obéissant à une logique de la suppression et de la raréfaction, l’appropriation subjective de l’espace réclame une accélération du tempo, 84
LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE… occasionnant, au point de vue de l’étendue, la concentration1. L’observateur, dans le même temps, paraît opter pour un régime spatial placé sous le signe de la fermeture : si les syntagmes nominaux art. défini + Npr + expansion emportent avec eux l’idée du fractionnement — théoriquement "à l’infini"2 -, ensuite de la délimitation, un pas semble franchi ici, puisque désormais l’isolement de la singularité annule toute possibilité de "mise en contraste", en impliquant la potentialisation, voire la virtualisation d’autres éléments avec lesquels elle pourrait entrer en concurrence : "L’après-midi, c’est décidé, vous vous promènerez dans toute cette partie de la ville où l’on rencontre à chaque pas les ruines des anciens monuments de l’Empire, où l’on ne voit pour ainsi dire plus qu’eux, la ville moderne et la ville baroque se reculant en quelque sorte pour les laisser dans leur solitude immense" (p. 87).
La présentification par le rêve ou l’imagination correspond dans ce cas à la reconstruction d’un espace pathémisé, désormais abstrait de la réalité sociohistorique et doté d’une cohérence propre : "aussi, quand vous vous promeniez sur le Forum, n’était-ce pas seulement parmi les quelques pauvres pierres, les chapiteaux brisés, et les impressionnants murs ou soubassements de briques, mais au milieu d’un énorme rêve qui vous était commun, de plus en plus solide, précis et justifié à chaque passage" (p. 167).
De ce point de vue, le SN possessif "votre Rome l’un pour l’autre" (p. 123) traduit l’aboutissement du mouvement d’accaparement, de la ville de Rome cette fois, par reversement des grandeurs, redevenues partitives, dans une totalité de niveau supérieur. La construction dét. poss. + Npr exhibe ainsi les tentatives de "privatisation", sous le contrôle d’un sujet resensibilisé et sous l’effet de la coloration affective appliquée à toute chose, qui procèdent par reprise et intégration dans un ensemble signifiant de certains éléments du discours officiel associé au Npr "Rome" et par exclusion de ce qui, à l’instar de la Rome chrétienne, est maintenu à distance. Enfin, la stratégie "élective" (intensité forte et étendue faible) s’enchaîne sur le point de vue "particularisant" (intensité faible et étendue faible)3, permettant de passer du prélèvement de détails dans l’oubli des cohérences d’ensemble et des associations ponctuelles avec des fragments du corps de la femme aimée à la sélection des éléments jugés pertinents : "[…] ces détails romains de Paris qui faisaient ressurgir auprès de vous, lorsque vous les considériez, les yeux, la voix, le rire de Cécile, sa jeunesse et sa liberté préservée […]" (p. 78). Une totalité est enfin reconstruite, à la faveur de déplacements métonymiques et de transferts métaphoriques, par concentration en une figure unique, celle de Cécile "incarnant" la ville de Rome : "[…] il est maintenant certain que vous n’aimez véritablement Cécile que dans la mesure où elle est pour vous le visage de Rome, sa voix et son invitation […]" (p. 237-238). Figure insuffisante, cependant, puisque fondée sur le tri et la fermeture4 : 1 À ce sujet, voir Cl. Zilberberg, "Présence de Wölfflin", Nouveaux Actes Sémiotiques, 23-24, Limoges, PULIM, 1992. 2 Selon M.-N. Gary-Prieur, l’opération de pluralisation liée à la construction le Npr Exp pourrait donner lieu à un fractionnement "à l’infini, aucune énumération n’épuisant la variété des représentations possibles", Grammaire du nom propre, op. cit., p. 106. 3
Cf. J. Fontanille, Sémiotique et littérature, op. cit., p. 50-53. À propos de "l’exclusion-concentration, régie par le tri, et la participation-expansion, régie par le mélange", identifiées "comme les deux directions majeures susceptibles d’ordonner les systèmes de valeurs", cf. J. Fontanille & Cl. Zilberberg, Tension et signification, op. cit. p. 36. 4
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LES LANGAGES DE LA VILLE "Or ce n’est point la faute de Cécile si la lumière romaine qu’elle réfléchit et concentre s’éteint dès qu’elle se trouve à Paris ; c’est la faute du mythe romain lui-même qui, dès que vous vous efforcez de l’incarner d’une façon décisive, si timide qu’elle demeure malgré tout, révèle ses ambiguïtés et vous condamne" (p. 276).
L’idéal serait une mise en discours de la ville qui confère à la signification un ancrage sensible, mais qui soit en même temps étroitement liée aux modèles historiques et culturels. L’énonciation individuelle devrait s’articuler sur la praxis collective qui lui procure son assise et en rehausse les spécificités. Le voyage de Delmont à bord du train express qui relie Paris à Rome se solde par une prise de conscience : "[…] ce qu’il vous faudrait maintenant examiner à loisir et de sang-froid, c’est l’assise et le volume réel de ce mythe que Rome est pour vous, ce sont […] les voisinages de cette face sous laquelle cet immense objet se présente à vous, essayant de le faire tourner sous votre regard à l’intérieur de l’espace historique, afin d’améliorer votre connaissance des liaisons qu’il a avec les conduites et décisions de vous-même […]" (p. 238).
On sait que le déterminant démonstratif renvoie au contexte d’énonciation tout en invitant, selon les cas, à se tourner vers l’amont du discours1. Focalisant l’attention sur la construction dét. démonstratif + Npr2 — par exemple, dans "[…] cette Rome à laquelle vous vous sentiez si terriblement attaché […], cette Rome que vous désiriez maintenant tellement connaître et approfondir […]" (p. 180) -, on s’interrogera maintenant sur les ajustements de l’orientation discursive ainsi attestés. 2. DE LA SAISIE DEMONSTRATIVE AU "MODELE DE LA VILLE" D’une part, la détermination démonstrative correspond, ici, à la saisie de l’objet "Rome" référé directement à la deixis du sujet. Saisie singulative de l’espace appréhendé comme une entité circonscrite dans l’instant. Arrachée à ses entours3, la grandeur est mise en relief, bénéficiant d’un engagement cognitif et affectif particulier de la part de l’instance d’énonciation, qui la situe dans le champ de présence en la traitant comme réalisée4 et en se l’appropriant. D’autre part, si la saisie manifestée par le démonstratif relève de la rupture, du rebond et de la relance, elle s’enlève également sur l’arrière-plan qu’elle implique : grâce à un creusement du champ, en un même point du discours, le contenu de la saisie démonstrative entre en tension, semble-t-il, avec le contenu discursif du Npr "Rome", tel qu’il s’est constitué au fil des énonciations 1 Cf. M.-N. Gary-Prieur au sujet de la différence entre anaphore et deixis : le démonstratif contitue "une forme à deux faces [qui] superpose toujours le renvoi à quelque chose de connu et la présentation de quelque chose de nouveau. Ce qui change d’un emploi à l’autre, c’est le poids respectif de chacune des deux faces", M.-N. Gary-Prieur & M. Léonard, "Le démonstratif dans les textes et dans la langue", Langue française, 120, 1998, p. 15. 2 Pour une approche pragma-sémantique de la construction dét. démonstratif + Npr, voir G. Kleiber, Nominales, op. cit., p. 66-91. 3 Sur l’isolement du référent détaché du contexte précédent, cf. notamment W. de Mulder, "Du sens des démonstratifs à la construction d’univers", Langue française, 120, 1998, p. 24. Voir K. Jonasson au sujet de ce + Npr : "Le démonstratif implique […] un changement thématique ou de perspective souvent observé et relevé par les linguistes. On sort le référent du cadre du récit où il est campé pour parler de lui plus particulièrement", "Ce Marc nous fait bien bosser ! Sur le rôle du démonstratif devant le nom propre", dans A. Englebert, M. Pierrard, L. Rosier & D. Van Raemdonck (éds.), La ligne claire. De la linguistique à la grammaire. Mélanges offerts à Marc Wilmet à l’occasion de son 60e anniversaire, Paris, Bruxelles, Duculot, 1998, p. 83. 4 Au sujet des "modes d’existence" des contenus, de leurs "degrés de présence", cf. J. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998.
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LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE… antérieures ; relégué maintenant à l’arrière-plan, celui-ci est potentialisé, c’est-àdire mis en attente et en mémoire, voire virtualisé ou "oublié", avant que l’interprétation ne le reconstitue (du moins en partie). Enfin, le SN démonstratif avec Npr instaure une orientation vers l’aval1. Empruntant certaines propriétés à la dimension rhétorique, qui est en charge de la stratification en profondeur des "couches" du discours2, la saisie démonstrative semble ainsi obéir à une séquence où se nouent et se résolvent des tensions entre des contenus co-existants concurrents, dont la présence est plus ou moins assumée par l’instance d’énonciation. Ainsi s’esquisse comme un "schéma énonciatif canonique", dont il est possible de décliner les étapes : celle de l’appréhension démonstrative singulative ; celle de l’assomption, qui correspond à l’implication forte de l’instance d’énonciation dans l’acte de prédication ; enfin, celle du déploiement, par reconstitution de contenus potentialisés, voire virtualisés, et actualisation de développements futurs. L’intérêt de la saisie démonstrative réside alors dans sa capacité à faire entrer en "résonance" des grandeurs discursives dotées de modes d’existence ou de degrés de présence différents. La construction dét. démonstratif + Npr apparaît comme une manifestation linguistique d’un régime de participation privilégiant l’ouverture et le contact, qui doit relayer avantageusement celui de la concentration et du recentrage : "Une des grandes vagues de l’histoire s’achève ainsi dans vos consciences, celle où le monde avait un centre, qui n’était pas seulement la terre au milieu des sphères de Ptolémée, mais Rome au centre de la terre, un centre qui s’est déplacé, qui a cherché à se fixer après l’écroulement de Rome à Byzance, puis beaucoup plus tard dans le Paris impérial […]" (p. 277).
C’est de ce régime de participation que, "[…] le souvenir de l’Empire [étant] maintenant une figure insuffisante pour désigner l’avenir de ce monde […]" (p. 277), le "modèle de la ville" défini à la fin du roman propose une mise en œuvre. Delmont envisage, tout d’abord, une stratification de l’espace qui lui permet de loger Paris et Rome à des paliers de profondeur différents. Entrant en tension avec le contenu "Paris", le contenu "Rome" peut agir comme en sous-main, exerçant une pression "déformante" : "Vous dites : il faudrait montrer dans ce livre le rôle que peut jouer Rome dans la vie d’un homme à Paris ; on pourrait imaginer ces deux villes superposées l’une à l’autre, l’une souterraine par rapport à l’autre, avec des trappes de communication que certains seulement connaîtraient sans qu’aucun sans doute parvînt à les connaître toutes, de telle sorte que […] toute localisation serait double, l’espace romain déformant plus ou moins pour chacun l’espace parisien, autorisant rencontres ou induisant en pièges" (p. 277-278).
Plus loin, le modèle prend forme à travers le déploiement des différentes phases : tout d’abord, la déictisation de l’espace se fait à travers la sélection des alentours du Panthéon parisien ; ensuite, leur connexion, dans l’instant, avec ceux du Panthéon romain entraîne une neutralisation de l’éloignement dans le temps et dans l’espace ; l’on assiste à l’avancée en profondeur de la ville de Rome qui, ainsi mise sous l’accent à la suite d’un glissement métonymique, se profile sur l’arrièrefond constitué par l’espace de Paris, désormais potentiellement disponible ; enfin, le développement anticipé pourra procurer un relâchement provisoire de la tension : 1 À propos de la "dimension cataphorique du démonstratif", cf. M.-N. Gary-Prieur, "La dimension cataphorique du démonstratif. Étude de constructions à relative", Langue française, 120, 1998, p. 44-50. 2 Cf. J. Fontanille, Sémiotique du discours, op. cit., not. p. 125.
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LES LANGAGES DE LA VILLE "Ne vaudrait-il pas mieux conserver entre ces deux villes leur distance, toutes ces gares, tous ces paysages qui les séparent ? Mais en plus des communications normales par lesquelles chacun pourrait se rendre de l’une à l’autre quand il voudrait, il y aurait un certain nombre de points de contact, de passages instantanés qui s’ouvriraient à certains moments déterminés par des lois que l’on ne parviendrait à connaître que peu à peu. Ainsi le personnage principal se promenant aux alentours du Panthéon parisien pourrait un jour, tournant à l’angle d’une maison bien connue, se trouver soudain dans une rue toute différente de celle à laquelle il s’attendait, dans une lumière tout autre, avec des inscriptions dans une autre langue qu’il reconnaîtrait comme de l’italien, lui rappelant une rue qu’il a traversée déjà, s’identifiant bientôt comme une de ces rues aux alentours du Panthéon romain, et la femme qu’il rencontrerait là, il comprendrait que pour la retrouver il lui suffirait d’aller à Rome comme n’importe qui peut y aller […] ;" (p. 280).
3. VERS UNE "FORME DE VIE" Ainsi, l’intéressant au niveau du roman, c’est l’entrée en "résonance" des villes de Rome et de Paris, sous le contrôle d’un sujet énonçant resensibilisé, dont les parcours singularisants, conçus dans un cadre d’interactions et en relation avec l’histoire sociale et culturelle, gardent ouvert l’éventail des possibles discursifs et maintiennent la capacité de modulation, contre le figement et la stéréotypisation. Plus largement, il semblerait qu’en vertu d’une activité de modélisation immanente au texte1, le "modèle de la ville" soit subsumé par un schéma plus général, dont La Modification recèle d’autres variantes. Il en va ainsi de l’échange que l’homme doit engager avec les objets présents dans son champ de perception, les arrachant à leur fausse évidence et les restituant "à leur incertitude originelle, non point vus crûment mais reconstitués à partir d’indices, de telle sorte qu’ils vous regardent autant que vous les regardez […]" (p. 239). À l’épaisse lumière bleue éclairant le compartiment de Delmont de proposer une alternative au voir individuant, qui reste accroché à la "surface dure" (p. 238) des objets, fournissant d’illusoires repères, et d’inscrire la chose individuée dans une constellation, réveillant "de doux échos sur toutes les mains et sur tous les fronts des dormeurs […]" (p. 239). Le schéma de la "mise en résonance" éclaire jusqu’à des phénomènes de textualisation, tels que la division des phrases en paragraphes ou alinéas "ouverts", dont la récursivité est signalée par des "virgules à la ligne" : mis en équivalence et permutables dans l’espace de la page, ils sont proposés, semble-t-il, à une saisie stratifiée qui, leur attribuant divers degrés de présence, rend sensible leur coprésence conflictuelle dans l’épaisseur du discours, sur fond de ruptures et de permanence, de surprises et de régularités2. Butor note dans "La critique et l’invention"3 que chaque œuvre doit se désigner par des "réfractions multiples", comme par un repli sur elle-même. Dans La Modification, ce repli de l’œuvre sur elle-même peut être mis en rapport avec ce qui, au niveau narratif, en crée les conditions de possibilité : la plus ou moins grande solidarisation de l’expérience vécue avec sa recréation à travers l’écriture — le "livre futur" qu’au terme de son parcours, Delmont estime "nécessaire" (p. 283). 1
Au sujet de l’activité de modélisation sur laquelle reposent à la fois les sémiotiques connotatives et les méta-sémiotiques, cf. J. Fontanille, Séma & soma. Les figures du corps, Chapitre "Le modèle de l’horloge et le corps-machine (À propos de Claudel)", Paris, Maisonneuve et Larose, coll. "Matières du sens", 2003. 2 Cf. M. Colas-Blaise, "Ponctuation et dynamique discursive", dans J.-M. Defays, L. Rosier & F. Tilkin (éds.), À qui appartient la ponctuation ?, Paris, Bruxelles, Duculot, 1998, p. 69-85. 3 M. Butor, "La critique et l’invention", dans Répertoire III, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 7-20.
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LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE… Par ailleurs, la limite de l’œuvre tendant à être illimitante, les "jeux de miroirs et de perspectives"1 concernent l’œuvre dans son rapport à d’autres œuvres2, mais aussi le texte et le méta-discours critique, qui se répercutent et se déterminent réciproquement, le premier pouvant servir d’illustration au second ou en infléchir la teneur durablement, celui-ci mettant celui-là en perspective ou en garantissant la lisibilité3. Il peut être question des "nouvelles formes mobiles et ouvertes"4 de la ville moderne ou de l’espace en général : "L’espace vécu, écrit Butor5, n’est nullement l’espace euclidien dont les parties sont exclusives les unes des autres. Tout lieu est le foyer d’un horizon d’autres lieux, le point d’origine d’une série de parcours possibles passant par d’autres régions plus ou moins déterminées" ; ce qu’il s’agit d’organiser dans ce cas, c’est "[..] la façon dont les lieux vont se "commander", se représenter les uns à l’intérieur des autres"6. La théorisation concerne l’acte de lecture lui-même, qui fait tenir ensemble différents lieux "complémentaires", celui du lecteur et ceux qu’habitent les personnages : "Quand je lis dans un roman la description d’une chambre, les meubles qui sont devant mes yeux, mais que je ne regarde pas, s’éloignent devant ceux qui jaillissent ou transpirent des signes inscrits sur la page"7. Il occasionne à son tour un va-etvient entre actualisation et réalisation, entre réalisation et potentialisation de contenus noués dans un même présent, un mouvement de recul en profondeur et d’avancée concomitante par rapport au centre déictique du champ de présence. À confronter ainsi les romans et les textes critiques, on constate un même soubassement axiologique et une cohérence d’ensemble ; là-dessus, sans doute peut-on — passage ultime — esquisser un modèle plus général, en rapport avec une "forme de vie"8 : celle qui maintient vive la différenciation et, arrachant les grandeurs à leur isolement, instaure la possibilité de contacts improbables, inattendus ou inédits. CONCLUSION Parmi les modes de sémiotisation de la ville proposés, se trouvent ainsi discréditées toutes les tentatives visant à délier l’appréhension sensible du sujet de l’épaisseur historique. Toute réduction de la plurivocité thématique paraît condamnée d’emblée, et avec elle toute tentative pour promouvoir les valeurs du tri et de la fermeture, à travers la constitution déceptive de singularités intégrales, 1 M. Butor, Improvisations sur Michel Butor. L’écriture en transformation, Paris, La Différence, 1993, p. 99. 2 Cf. L’Emploi du temps (1956), où l’on retrouve sensiblement le même modèle de la "mise en résonance" : "[…] chaque événement faisant en résonner d’autres antérieurs qui en sont l’origine, l’explication ou l’homologue, chaque monument, chaque objet, chaque image nous renvoyant à d’autres périodes qu’il est nécessaire de ranimer pour y retrouver le secret perdu de leur puissance bonne ou mauvaise" (chap. V). 3 Cf. J. Fontanille au sujet de l’externalisation d’une méta-sémiotique, Séma & soma. Les figures du corps, op. cit. 4 "La ville comme texte", dans Répertoire V, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 42. À propos du modèle de la "mise en résonance", cf. également : "Le roman moderne depuis le XVIIIe siècle au moins est fondamentalement roman de la ville, description de la ville qui se diffuse et agit dans une autre ville, ou en relation avec elle", ibid., p. 38. 5 "L’espace du roman", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 57. 6 "Philosophie de l’ameublement", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 71. 7 "L’espace du roman", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 49. 8 Cf. J. Fontanille, Séma & soma. Les figures du corps, op. cit.
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LES LANGAGES DE LA VILLE comme à l’inverse, la tentation de favoriser une expansion excessive qui se solderait par la dispersion de l’objet originel. Le modèle proposé à la fin de La Modification autorise, quant à lui, une "mobilité supérieure" : il crée la possibilité d’une saisie qui, indépendamment même de la ville, préserve les capacités de différenciation mais aussi de modulation, d’une saisie non point "objectivante", qui serait accordée avec la présomption d’individuation véhiculée par le Npr, mais "mythique", qui favorise la labilité référentielle et le dédoublement. Détachant tout élément sur l’"horizon" qu’il implique, l’envisageant sur un fond de relations spatialisantes mais aussi temporalisatrices1, cette saisie met en branle une logique participative. Grâce à un creusement "en profondeur", elle ouvre sur le "par-delà" de la limite qui, comme pour l’esthétique baroque, devient illimitante2, projetant les unes sur les autres diverses régions spatiales et temporelles ainsi mises en tension, sans les mélanger ni les assimiler les unes aux autres, liant l’ici à l’ailleurs et nouant au présent de l’expérience perceptive le "déjà" et le "pas encore". Enfin, on peut sans doute dégager comme une "forme de vie" et envisager un modèle plus général. Entrant en relation avec des essais critiques, voire des textes à visée philosophique, le roman "laboratoire du récit" joue alors un rôle décisif : espace esthétique qui prétend se suffire à lui-même, il constitue en même temps "le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître"3. Marion COLAS-BLAISE Centre Universitaire de Luxembourg marion.colas@ci.educ.lu BIBLIOGRAPHIE BUTOR M., Répertoire V, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982. BUTOR M., Improvisations sur Michel Butor. L’écriture en transformation, Paris, La Différence, 1993. BUTOR M., Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1995 [1960, 1964]. CADIOT P. & VISETTI Y.-M., Pour une théorie des formes sémantiques. Motifs, profils, thèmes, Paris, P.U.F., 2001. CHAROLLES M., La référence et les expressions référentielles en français, Paris, Ophrys, 2002. COLAS-BLAISE M., "Ponctuation et dynamique discursive. La Modification de Michel Butor", dans J.-M. Defays, L. Rosier & F. Tilkin (éds.), À qui appartient la ponctuation ?, Paris, Bruxelles, De Boeck & Larcier, Dép. Duculot, 1998, p. 69-85. DE MULDER W., "Du sens des démonstratifs à la construction d’univers", Langue française, 120, 1998, p. 21-32. 1 Cf. M. Butor : "Les lieux ayant toujours une historicité, soit par rapport à l’histoire universelle, soit par rapport à la biographie de l’individu, tout déplacement dans l’espace impliquera une réorganisation de la structure temporelle […]", "Recherches sur la technique du roman", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 121. 2 Cl. Zilberberg note à propos de l’art baroque qu’il "installe pour le regard une limite, mais cette limite est illimitante". L’espace baroque apparaît "comme un espace de la ruse : c’est en interrompant la course du regard, en obstruant l’espace qu’on l’accroît ! L’espace vu demeure en deçà de l’espace possible ; la préposition directrice serait donc dans ce cas "par-delà" que le dictionnaire définit laconiquement par le syntagme "plus loin"", "Présence de Wölfflin", art. cit., p. 8-9. 3 Cf. M. Butor, "Le roman comme recherche", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 9.
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SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD : LES RAPPORTS DE FORCE DU RURAL ET DE L’URBAIN Tel qu’il est libellé, le thème de ce XXIIIe colloque donne la parole aux langages de la ville. Que peut-on entendre par cette formule si ce n’est une diversité de possibilités : les langages de la ville à travers l’architecture, expression intrinsèque à la ville elle-même qui fait d’elle une entité signifiante par ses structures et ses volumes, ou encore l’analyse sociolinguistique des discours énoncés pas les citadins et/ou ceux qui sont repoussés en marge, ou bien encore les textes qui disent une esthétique de la ville ; la liste est ouverte au cœur d’une sémiotique urbaine… Mon domaine actuel de recherche – études stylistiques de l’œuvre romanesque de Jean Rouaud – me conduit à traiter ici de la représentation de la ville dans trois romans de cet auteur : Des hommes illustres (roman du père), Le monde à peu près (roman du narrateur) et enfin Pour vos cadeaux (roman de la mère)1, soit les trois recueils qui font suite aux Champs d’Honneur, première œuvre et Prix Goncourt en 1990, roman des origines retraçant la destinée des lignées maternelle et paternelle, réunies dans une souffrance identique, celle du deuil d’êtres proches. Les trois titres choisis, développements de la germination matricielle du roman initial, proposent une vision particulière de la ville et de ses variations : cheflieu, capitale, bourgades rurales, les uns s’opposant aux autres dans une espèce de dialectique de l’urbain et du rural. Il apparaissait dès lors impossible de supprimer celui-ci au profit de celui-là, même dans le but honorable de « coller » le plus étroitement au sujet : les langages de la ville. Cette étude intégrera donc en permanence l’autre versant de la ville, à savoir la ruralité, alternativement image en négatif (dé) classante ou lieu de résistance. Cette dernière propriété (la rébellion) n’est pas la moins originale et met le lecteur sur la piste d’une autre caractéristique de l’œuvre de Rouaud : l’urbain et le rural ne servent jamais une description spatiale strictement nécessaire au développement réaliste d’une intrigue, ils ne s’épanouissent jamais pour eux-mêmes à l’intérieur de l’écriture, mais ils sont 1 Désormais notés DHI, Monde, Cadeaux. En outre, les impératifs de la publication m’ont contrainte à réduire sévèrement les citations.
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LES LANGAGES DE LA VILLE envisagés à travers la perception filtrée du narrateur qui vit souvent cruellement ses origines rurales. De ce fait, ces deux entités, qui se lisent mutuellement en creux, ne trouvent leur signification et leur justification que relativement aux personnages qu’ils caractérisent. « DIS-MOI OÙ TU ES NÉ, JE TE DIRAI QUI TU ES… » Le narrateur, instance présente dans chacun des romans traités, retrace l’histoire des membres de sa famille en s’incluant dans cette entreprise généalogique. Le lieu de naissance lui paraît primordial, car il prédétermine en quelque sorte le devenir individuel de chacun. L’environnement familial représente un moyen d’échapper à cette forme de déterminisme, ou au contraire un instrument de confirmation. Le narrateur commente ainsi les circonstances de sa naissance : « Mais, de fait, à chaque anniversaire on ne manquait pas de me rappeler cette venue au monde dans le clair-obscur de la flamme orangée des lampes à pétrole au milieu des hurlements de la tempête. Ce qui, par la suite, en dépit d’un aspect insolite, se révélait gênant, cette naissance au domicile familial, au moment de remplir les fiches d’identité. En face de la mention né à, il semblait plus valorisant pour l’ego d’inscrire Nantes, Paris ou New-York, plutôt que cette apparition en rase campagne, ce soupçon d’arriération. » (p. 102, Cadeaux). Outre le caractère très romantique de l’atmosphère qui a nimbé la naissance du narrateur (on se rappelle le passage des Mémoires d’Outre-tombe, intitulé « Je viens au monde »), se décode ici indubitablement le sentiment de devoir porter ad vitam aeternam les stigmates d’un lieu de naissance infamant. Le récit que fait le narrateur de ses origines, de son enfance, des trajectoires empruntées par les personnages dont il reconstitue la vie à la manière d’un puzzle, s’accommode parfaitement d’une lecture sociologique bourdieusienne, qui met en exergue les rapports de force maintenant l’urbain et le rural en tension. En témoigne ce passage introductif à la narration du dernier voyage fait en compagnie du père : « Nous étions très bien à passer l’été entre les hauts murs du jardin. C’est partir au contraire qui était dérangeant. Moins de quitter nos repères familiers que d’être exposés soudain aux regards – on ne voyait qu’eux : qui vous faisaient remarquer au restaurant que vous teniez mal votre fourchette, […] au cirque de Gavarnie que vous grimpiez à pied quand de plus riches, ou de plus téméraires, montaient à dos de mulet, […]. C’était bien entendu les mêmes qui depuis toujours nous interdisaient l’accès de la plage : trop blancs. Paris était plus intimidant encore. » (p. 92-93, DHI). Ce regard sans aménité porté sur chaque trait d’un habitus rural marqué, au cœur des années 60, permet de décoder par un système oppositif les attributs valorisants des citadins : eux seuls détiennent, dans les règles du jeu social, l’art de manger, de se mouvoir, de discourir avec pertinence sur tel point culturel, etc. Cette hiérarchie ville/campagne se retrouve à un autre niveau, celui qui oppose Paris à la province. Dans l’œuvre de Rouaud se décrypte une organisation qui hiérarchise non seulement la ville et le bourg de campagne, mais aussi les bourgs entre eux. Ainsi, par ordre décroissant peut-on classer Nantes (modèle urbain), puis Riancé/Riaillé1 (lieu de naissance de la mère) et Random/Campbon (lieu de naissance du père), toutes deux bourgades rurales. 1
Les noms propres se modifient d’un roman à l’autre.
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SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD P. Bourdieu (2002, nouv. éd.) met clairement en évidence cette double hiérarchie en montrant que les paysans s’inféodent aux villageois, qu’ils envient tout en les critiquant, parce qu’ils sont souvent engagés dans une carrière qu’ils jugent plus intéressante et valorisante que le travail de la terre, et que les villageois s’inféodent eux-mêmes aux « véritables » citadins. Ainsi, appliqué au microcosme du narrateur, le système de domination décrit subordonne Random à Riancé qui passe pour citadine, mais qui reste un bourg au regard de Nantes. « NANTES NOTRE CAPITALE, NANTES L’ULTIME RECOURS » L’archétype de la ville topographiquement la plus proche est Nantes. La vraie capitale, en qualité de première ville de France, intervient certes à un endroit du roman Des hommes illustres, mais elle apparaît comme une exception : Parisville mythique, ville lumière de tous les fantasmes, ne peut en aucun cas s’abaisser à entrer en concurrence avec celle qui représente déjà, pour le narrateur, le pôle de la modernité : elle est hors-concours. Au sommet de la hiérarchie, donc, Nantes est cette espèce de phare local, qui jette parfois ses éclats en direction de l’obscurantisme rural environnant. S’y trouvent concentrés tous les pouvoirs locaux1 : culturels, économiques, sociaux, religieux, tous aptes à maintenir et à reproduire le système de valeurs de l’idéologie dominante. Comme le souligne B. Lamizet (2002, p. 179), « La ville est ainsi, véritablement, l’espace où les formes et les signes de la puissance et du politique sont mis en scène, exprimant, par-là même, les logiques des acteurs et des pouvoirs. » L’autorité religieuse est évoquée de manière très circonscrite à travers l’anecdote des représentations théâtrales montées par l’abbé de Random, du temps de la jeunesse du grand Joseph, père du narrateur. Le curé de la paroisse avait dû plaider auprès de l’évêque de Nantes pour obtenir de lui le droit de faire jouer, dans une représentation de la Passion, des femmes et non des travestis : « (…) Mais le jeune abbé ne s’était pas embarqué dans sa requête à la légère : « Sans doute, Monseigneur, mais avez-vous songé à l’effet désastreux sur nos fidèles, habitués aux belles madones des églises, d’une Vierge imparfaitement rasée, avec du poil sur les mains et chaussant du quarante-trois ? » (DHI, p. 127) Et de fait, l’abbé obtient gain de cause et arrache trois actrices dont deux ayant atteint l’âge canonique (soit 40 ans en ce début de XX° siècle). Hormis cela, les pratiques religieuses décrites sont bien celles de la campagne : ce sont les femmes qui fréquentent avec assiduité les églises, et les hommes les cafés. Cela correspond à l’importance du rôle éducatif prioritairement dévolu à la mère, qui reste au foyer pour élever ses enfants en étant le vecteur privilégié des valeurs morales et religieuses. Le narrateur rapporte ainsi le calvaire dominical d’une villageoise attendant son mari après la messe : « A Random, dont le bourg pourtant modeste compta jusqu’à dix-sept cafés, on pouvait déterminer le moment de la journée en fonction de l’état d’ébriété des plus assidus. Le dimanche, par exemple, on savait qu’il était deux heures de l’après-midi, […] [quand] nous venions d’en terminer avec nos éclairs au chocolat 1
Il faut noter que le narrateur ne développe pas l’aspect de la supériorité linguistique de la ville sur la campagne. Il l’évoque de manière anecdotique dans Des hommes illustres, p. 128, au sujet d’une représentation de la Passion du Christ : « […] Il est vrai qu’il n’y avait pas là de quoi choquer l’assistance habituée à parler et entendre le patois vernaculaire. » (c’est moi qui souligne).
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LES LANGAGES DE LA VILLE et que Madame Untel, son épouse, attendait stoïque depuis la fin de la grand-messe, son sac à main sur les genoux, dans l’unique voiture encore garée sur la place. » (DHI, pp. 35-36) Quant au pouvoir économique de Nantes, il se lit à divers endroits, davantage implicitement que de manière directe. En effet, ce sont les insuffisances de la campagne qui confortent les villes, dont Nantes, dans leur supériorité. Ainsi la pâtissière de Random, qui essaie en vain de changer les habitudes gustatives des Rouaud et se désespère : « […] d’où son lamento : à quoi sert d’innover, immobilisme des gens de la campagne, ah si elle était en ville […] » (Monde, p. 113). Ou encore le narrateur évoquant le magasin familial et sa mère : « […] elle est d’abord là pour ceux-là qui n’osent s’aventurer dans les beaux quartiers, intimidés par les beaux magasins et leurs mentors. Et les beaux quartiers commencent tôt pour eux, c’est-à-dire au-delà des deux mille habitants de notre cité, catégorie qui englobe les deux villes voisines lesquelles, doublant ce score, en profitent pour se donner des airs de capitales ». (Cadeaux, p. 159). D’un point de vue stylistique, le commentaire critique du narrateur qui émerge de cette description mime, par le niveau langagier restitué, la simplicité de la clientèle : l’adjectif beau, assez peu recherché, apparaît trois fois en deux lignes, et l’expression « les beaux quartiers », à la tonalité fortement populaire, est reprise telle quelle d’une phrase à l’autre. Transparaît ici une espèce de timidité, de gaucherie dans la démarche de l’acheteur rural, qui possède pourtant autant de légitimité que le citadin à acquérir un bien, à partir du moment où il dispose des moyens économiques pour le faire. De la même manière, la supériorité urbaine se manifeste dans le comportement d’acheteuses de passage « qui prennent des airs de citadines, feignent de s’extasier qu’on puisse trouver une telle ‘boutique’ dans un endroit pareil, ce qui agace prodigieusement notre mère […] ». (Cadeaux, p. 159) Le compliment qui aurait dû flatter la commerçante ne fait que mettre grossièrement l’accent sur l’incapacité supposée de la campagne à faire preuve de bon goût et de diversité. La nature des échanges économiques diffère également selon que ceux-ci se produisent à la ville ou à la campagne. Ainsi, parlant du mode de travail de son grand-père, le narrateur précise : « […] et nous devrions comprendre qu’elle [la mère du narrateur] se souvient, que tout lui revient, les livraisons dans les fermes en sa compagnie d’où ils repartaient avec quelques provisions de bouche en échange d’une pièce de drap, voire avec une chèvre pour un troc plus important, les voyages à Nantes chez les grossistes et les particuliers, […] » (Cadeaux, p. 30) A Nantes, il est évidemment impensable de traiter une affaire par le troc, mais le tailleur, originaire d’un bourg rural, n’ignore pas la persistance de ces pratiques archaïques auxquelles il sacrifie encore dans le monde paysan, selon le type de clientèle. Il est vrai que M. Burgaud/Brégeau constitue une figure atypique dans le système de sa classe sociale d’appartenance, ce que nous examinerons ultérieurement. Dans la gamme des attributions de la cité, le narrateur apporte un soin tout particulier au mode d’éducation imposé aux personnages principaux de son récit, parce qu’il y distingue le pouvoir immense sinon de diriger, du moins d’infléchir la destinée d’autrui. Ainsi évoque-t-il la scolarité des demoiselles des années 30, dans 102
SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD un pensionnat pour jeunes filles « de bonne famille » à Nantes, dans lequel le souci majeur consiste à inculquer les valeurs bourgeoises attachées à ce que doit être une jeune fille et, ultérieurement, une épouse et mère de famille exemplaire : « […] l’institution Françoise d’Amboise, 11, rue Mondésir, accueille des jeunes filles de la haute société nantaise, et, autant que les bonnes manières, on y apprend qu’il y a des choses pour une épouse digne de son rang à ne pas savoir […]. » (Cadeaux, p. 36) L’époque concernée n’est pas la seule responsable de cet état d’esprit, puisque 30 ans plus tard, le narrateur lui-même pâtit de la même idéologie, mais ajustée cette fois au sexe masculin, dans un pensionnat de Saint-Nazaire (SaintCosmes, cf. Monde, Cadeaux), ville bien sûr inféodée à Nantes. Lui aussi avait côtoyé les jeunes gens de la bonne société et en avait expérimenté la vie de manière anecdotique, invité chez un camarade dont la sœur semblait une beauté inaccessible : « Lui était externe […], qui plus est d’une famille appartenant à la bonne société nazairienne, père grand chef des chantiers navals, ou de cet ordre, mère dans les bonnes œuvres de la paroisse, si bien que j’avais dû à cette aisance et au devoir de charité d’être invité un jeudi, qui était alors jour de repos, dans leur belle maison du bord de mer, style villa de l’entre-deux-guerres […]. » (Monde, p. 105) Les occupations professionnelles du père, et sociales de la mère, sont stéréotypées, comme leur habitat ou la tenue vestimentaire de la jeune ravissante vainement convoitée, ou tout au moins ce que son uniforme indiquait de ses loisirs, en adéquation avec les impératifs de l’éducation d’une jeune fille de son rang : « Vue de Random, via Saint-Cosmes, elle avait l’élégance et la simplicité des beaux quartiers : jupe marine, chemisier bleu pâle et autour du cou un foulard noué à la façon des scouts, et d’ailleurs ce devait être en fait l’uniforme des jeannettes, en compagnie desquelles elle avait passé la matinée et une partie de l’après-midi. » (Monde, p. 111) Le narrateur, quant à lui, voit dans ses lunettes la figure symbolique, ou pour reprendre les termes de Bourdieu, le signum social le classant irrémédiablement dans la caste la plus basse par rapport à tous les attributs de l’aisance et de la domination. Il fait de lui, pris en photo alors qu’il était étudiant – et myope – ce commentaire ironique : « […] des lunettes premier prix, remboursement intégral, qu’aucun opticien n’exposait dans sa vitrine, sinon peut-être en période de carnaval, et qu’on ne croisait que dans le fin fond des campagnes ou dans la misère d’un orphelinat. […] Celui qui s’affublait d’une telle monture n’était certes pas de nature à accepter un quelconque compromis de classe. » (Monde, p. 103) Cette ironie et cette autodérision sont rendues possibles, selon P. Bourdieu (2002 nouv. éd., p. 117), par la conscience aiguë d’une corporéité frustrante : « Cette conscience malheureuse de son corps, qui l’entraîne à s’en désolidariser (à la différence du citadin), qui l’incline à une attitude introvertie, racine de la timidité et de la gaucherie, […]. En effet, embarrassé de son corps, il est gêné et maladroit dans toutes les situations qui exigent que l’on sorte de soi ou que l’on donne son corps en spectacle. » On retrouve en effet dans cette analyse du sociologue, non seulement le portrait même du narrateur et celui de la demoiselle de bonne famille lors de la partie de ping-pong disputée chez elle, épisode qui constitue une espèce 103
LES LANGAGES DE LA VILLE d’exemplification des rapports de force entre l’urbain et le rural, mais on retrouve également l’hexis corporelle du narrateur telle qu’elle adhère à sa personne tout au long de sa jeunesse. En d’autres termes, l’empreinte qu’a laissée cette hégémonie urbaine nantaise dans la sensibilité du narrateur, c’est d’abord la perpétuelle humiliation d’être amoindri parce que classé dans la catégorie des arriérés de la campagne, qui plus est garçon orphelin de père, élevé décemment – mais sans luxe – en compagnie de ses deux sœurs par une mère veuve ; c’est aussi la mortification qui transit celui sur lequel on s’apitoie toujours. De fait, le narrateur, par son origine, concentre sur sa seule personne tous les handicaps. La manière de présenter l’histoire individuelle des personnages plaide, on le voit, pour une lecture sociologique, parmi d’autres, de l’œuvre romanesque de Rouaud. Il est une histoire individuelle particulièrement intéressante à analyser, c’est celle de la mère, à laquelle je réserve le deuxième pan de cette étude. Pour le moment, après avoir évoqué les valeurs positives du monde urbain, je souhaite en approcher le versant sombre. On ne peut s’empêcher d’y voir une espèce de revanche du narrateur, pour paiement de toutes les humiliations subies. Nantes, modèle lumineux de la modernité est aussi largement présentée, dans l’ensemble des romans, comme un lieu de mort. NANTES, URBS BIFRONS : ENTRE MORT ET VIE La capitale locale est à la fois fascinante comme nous venons de le voir, et repoussante. Cet aspect paradoxal, cette ambivalence des valeurs urbaines se lit dans chacun des romans étudiés. La ville est aussi celle qui expose à la mort ; reviennent en effet régulièrement deux motifs : le bombardement de Nantes, le 16 septembre 1943, qui faillit coûter la vie à la mère du narrateur, et par là même hypothéquer sérieusement l’existence de celui ci, et la mort du premier enfant de la fratrie, Pierre, né dans une maternité nantaise. Le premier motif est une dénonciation bien plus feutrée que la seconde, dans la mesure où le bombardement par les forteresses volantes américaines était subi par la population. Ce n’est pas à cause du bombardement lui-même que Nantes se révèle dangereuse, c’est la vision qu’en a le narrateur qui la rend telle à nos yeux, parce qu’avec beaucoup de pertinence, il associe la projection du Comte de MonteCristo au cinéma Le Katorza à la description du sauvetage in extremis de la jeune fille et à celle de la terreur de la population dans les caves du café Molière, place Graslin. Cet épisode est plusieurs fois rapporté et toujours modulé par de subtiles variations, mais dans l’expressionnisme de la narration demeure toujours le lien qui unit les deux plateaux d’une balance totalement déséquilibrée, à savoir la distraction insouciante que procure une séance de cinéma et le piège de feu et de désolation qui s’est refermé sur la population nantaise : « Ainsi nous savions que nous étions des miraculés, que notre vie n’avait tenu qu’à la lucidité et au courage du cousin, et donc qu’elle commençait là, notre vie, à la sortie de l’abri, après que les sirènes eurent annoncé la fin de l’alerte, et que les emmurés eurent entamé la remontée hors de la cave par l’étroit escalier encombré dans sa partie supérieure de gravats et de moellons qu’il leur fallut dégager avant de retrouver l’air libre, et là, le choc, non pas devant les immeubles écroulés, les rues éventrées, mais devant la disparition des couleurs, […].
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SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD Et tout cela, ce prix exorbitant, pour les beaux yeux de Pierre-Richard Wilm […] dans le rôle de Monte-Cristo […]. » (Cadeaux, p. 15-16) Cette dernière formule lapidaire concentre, dans l’anacoluthe qui met en contact une anaphore résomptive renommée par la description définie démonstrative ce prix exorbitant, et un détail futile – les attributs séduisants de l’acteur –, le caractère scandaleux du marché de dupes auquel la cité nantaise expose ses habitants. Mais il existe un scandale bien plus grand encore, cette fois dénoncé avec virulence et de manière explicite. Il s’agit du deuxième motif récurrent associé à Nantes, à savoir la duplicité éhontée de la modernité, qui n’est que tromperie et instrument de mort lorsqu’elle se pare de l’hypocrisie des notables locaux. Le narrateur n’en a fait qu’indirectement l’expérience, alors qu’une fois encore c’est sa mère qui se trouve aux premières loges pour ne connaître, hélas, qu’une issue bien plus tragique des événements. Jeune mariée au grand Joseph, Anne/Annick est enceinte de son premier enfant qu’elle verra naître en 1947. Tout juste après la guerre, il était habituel que les femmes accouchent à la maison, particulièrement dans les campagnes. Or la ville exerçait une attirance fascinante, rejetant dans les ténèbres de l’arriération celles qui, craignant de se lancer dans le progrès, choisissaient de rester fidèles à la tradition. Pour les parents du narrateur, ce ne fut pas le cas, bien mal leur en prit : « […] cet enfant […] viendra au monde dans une maternité au lieu que la coutume, en ces temps héroïques et ces pays reculés, exige encore qu’il naisse à demeure. Mais pas de ces pratiques obscurantistes avec l’enfant-bonheur. Pour lui les lumières de la ville, ce qui se fait de mieux, la pointe de la prophylaxie et du progrès. En quoi Nantes la civilisée offre toutes le garanties, même si la distance n’est pas commode. Quarante kilomètres d’une route étroite au bitume rapiécé, […]. » (Cadeaux, p. 71) Extrait du livre où l’on voit que l’isolement des campagnes et bourgades rurales n’est pas que dans les esprits, mais aussi dans toute l’infrastructure des moyens de communication. Il faut donc s’armer de courage pour résister à la coutume et à l’effort matériel que requiert ce ralliement au progrès, donc en principe au bien-être et à la sécurité : « On peut penser, que l’heure venue, sa jeune épouse était sur place, confortablement installée, veillée par une escouade d’anges gardiens, le grand obstétricien passant de son air de bon Dieu sans confession surveiller l’avancée des travaux […] et constatant d’une voix paternelle que tout s’annonce à merveille, aucune inquiétude à avoir, tout se passera bien. Du coup on se félicite de ce choix de la maternité, avec une pensée condescendante pour celles-là, les pauvres, qui accouchent encore entre une bassine d’eau chaude et les bras aux manches retroussées d’une sage-femme autoritaire […] » (Cadeaux, p. 72) Or cet hymne à la gloire du progrès est ruiné en quelques jours — et deux phrases, exceptionnellement courtes —, du narrateur ; cette alternance dans la longueur des phrases demeure chez Rouaud une caractéristique de la rhétorique de la dénonciation (Freyermuth, 2002, à paraître) : « Car la maternité nantaise, le fin du fin, l’excellence, son directeur s’était bien gardé de divulguer l’information, mais elle abritait dans ses murs le virus du choléra. » (Cadeaux, p. 80)
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LES LANGAGES DE LA VILLE Nantes, cité du progrès dans l’imaginaire de l’urbanité façonné aussi bien par les citadins que par les fantasmes de la population rurale, se trouve démasquée par le discours dénonciatoire du narrateur, qui anathématise l’amoralité, l’incurie et l’appât du profit de ses notables. Du coup, se déchiffre le caractère peut-être arriéré des bourgs de campagne, mais il s’agit là d’un archaïsme rustique que rachètent largement une honnêteté et une franchise toutes paysannes. Nantes, cité du progrès, cité de tous les pouvoirs. Nantes, ville trompeuse, ville dangereuse ! Nous avons pu constater jusqu’à présent dans le discours du narrateur, que les valeurs urbaines s’opposent fortement aux valeurs rurales, mais que les premières ne sortent pas grandies de cette confrontation. Cette dernière se révèle souvent radicale dans l’œuvre romanesque de Rouaud, suffisamment manichéenne en tout cas pour que la mère apparaisse comme une figure atypique, cristallisant dans sa seule personne le dépassement des contradictions opposant l’urbain et le rural. DU PETIT-LOUP CHÉRI À LA SILHOUETTE OMBREUSE ET OPINIÂTRE La mère, personnage central du roman Pour vos cadeaux, est quant à elle une personnification intéressante de la figure de l’exception. Dès sa jeunesse, elle se trouve déplacée dans l’environnement scolaire où elle évolue. Elle doit cette situation aux ambitions de son père qui, par son métier de tailleur, fréquentait des gens de condition supérieure à la sienne, ce qui ouvrait ses yeux à d’autres systèmes de valeurs. De là, sa fréquentation de la fameuse institution nantaise. Probablement le père y voyait-il une possibilité d’ascension sociale parfaitement légitime pour sa fille : « Françoise d’Amboise, 11, rue Mondésir, c’était une lubie d’Alfred, à qui son élégance vestimentaire et la fréquentation par son métier des classes supérieures avaient donné des idées de grandeur. » (Cadeaux, p. 41). Alors que le narrateur bénéficie, dans sa pension nazairienne, du triste statut d’orphelin de père aux origines sans éclat, la mère est en quelque sorte un corps étranger dans le vivier de Françoise d’Amboise, pensionnat nantais ayant comme objectif essentiel la reproduction des valeurs des classes dominantes : « Car notre maman était une anomalie dans cette institution, dont la principale fonction était de servir d’antichambre aux jeunes filles de bonne famille en attente d’un beau mariage. » (Cadeaux, p. 41) Anne/Annick n’a cependant pas dérogé aux règles d’homogamie : « […] les règles du jeu social furent respectées, il n’y eut pas mésalliance : la fille du tailleur épousa le fils du marchand de vaisselle. » (Cadeaux, p. 41) Toutefois, ce mariage représente d’une certaine manière un déclassement par rapport à la vie menée dans son enfance sous le toit de son père, tant il est vrai que sa famille ne partage pas la petite vie des artisans établis dans un bourg rural, même important. Le train de vie, les amis fréquentés, les occupations culturelles extraient la famille Burgaud/Brégeau de ce qui caractérise habituellement son milieu : « On comprend donc la crainte du jeune homme […] que sa fraîche épouse […] ne se cabre devant les perspectives d’une existence sans envergure. Pour elle, fini les soirées musicales, les tablées animées de beaux esprits, les services de Madeleine Paillusseau, les heures de piano. » (Cadeaux, p. 77)
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SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD La description corrélative des deux maisons, celle de la jeunesse et celle de la nouvelle épousée, met clairement en évidence les conditions sociales respectives, la spécificité de chaque bâtisse étant révélatrice et même redondante du mode de vie qu’elle abrite1 : « D’autant qu’il n’est pas dit qu’il ne souffre pas secrètement de l’avoir fait un peu déchoir de son rang, le petit Loup, en l’entraînant sur ses terres campbonnaises. La maison du grossiste en vaisselle et articles de ménage n’a pas le standing de celle du tailleur. Les deux escaliers, par exemple, ne se comparent pas […] » (Cadeaux, p. 73) Dans la description menée ensuite par le narrateur, tout ce qui caractérise l’escalier et la demeure paternels est empreint de grâce : chaleur du bois, aisance de la volée de marches, profusion de pièces, lieu que l’on n’envisage que sur le mode ascensionnel. La description de l’escalier conjugal, au contraire, est marquée par l’austérité, voire une structure tout juste bonne pour les casse-cou, et inversement au précédent, met en scène la descente. Le narrateur ne s’étend pas davantage sur le détail, mais résume en quelques lignes les signes extérieurs de distinction : « Et ainsi de suite, point par point, dimension, confort esthétique, charme, agrément, le bénéfice de cette mise en parallèle revient à la maison du tailleur – y compris les jardins (notre pauvre jardin tout en longueur et qui, en dépit de quelques aménagements floraux, a du mal à camoufler son appartenance à la classe laborieuse, entrepôt, hangars, cartons, caisses, brouette, atelier de bricolage, […]. » (Cadeaux, p. 73) Le pluriel qui dénote le jardin paternel, façon Versailles, réussit à écraser par une seule description définie – les jardins – la conglobation parfaitement hétéroclite associée à ce qui ne parvient pas à remplir sa fonction d’agrément dans la maison des jeunes époux. Le narrateur en conclut de manière lapidaire, (Cadeaux, p. 75) : « Ainsi notre maman perdait beaucoup en s’installant dans la maison de Campbon […] » Pour preuve incontestable, une photo prise à cet endroit : « Il y a une photo d’elle prise dans la cour, à Campbon, […]. Notre mère en blouse, à moins de penser qu’à Riaillé [Riancé] ils ne prenaient des photos qu’en tenue du dimanche, c’est de l’inédit. […] on ne peut s’empêcher de penser, devant cette relative déperdition, qu’entre son ancienne et sa nouvelle vie, d’un strict point de vue vestimentaire, elle a perdu au change. La coiffure aussi est moins savante, moins apprêtée, si l’on compare avec celle du temps de ses fiançailles. A sa décharge, la mode a évolué, on ne roule plus les cheveux façon studio d’Harcourt, et la commune recense deux coiffeurs pour hommes, dont l’un est sabotier et l’autre maraîcher – […]. » (Cadeaux, pp. 99-100) En d’autres termes, l’environnement a déteint sur l’élégance originelle de la jeune femme : le bourg de Campbon/Random est inférieur à Riaillé/Riancé, au point qu’il est indispensable de recourir aux services de Nantes pour pallier les déficiences rurales, et du coup, la maison elle-même et tout ce qu’elle signifie socialement disent le déclassement d’Anne/Annick. On le voit, les langages de la ville et de la campagne s’expriment aussi bien par les objets que par les corps. C’est sans compter sur l’extraordinaire force de
1 A la décharge de la nouvelle famille installée à Randon/Campbon, il faut préciser que les Rouaud comptent parmi les quelques nantis, au début des années soixante, qui bénéficient du téléphone, ce qui les rattache à l’aristocratie locale (cf. les pages incipit du roman Des hommes illustres).
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LES LANGAGES DE LA VILLE caractère que le narrateur salue en la personne de sa mère, sur une énergie révélée, à la mort de son mari, par la nécessité : « Nous n’aurions pourtant pas dû douter de sa force. Elle a accumulé pendant ses années d’internement de quoi renverser des montagnes. […] pour sortir de l’ombre, elle va prendre la place du mort. » (Cadeaux, pp. 108-109) De fait, la jeunesse de la mère, émaillée d’exceptions par rapport à sa classe d’appartenance, ne pouvait que la préparer à ce rôle de résistante, bienveillante mais opiniâtre, à tout ce que la ville, en l’occurrence Nantes, comporte de condescendant par rapport au monde rural. En effet, le magasin Rouaud, dont les rênes seront prises d’une main ferme par la mère du narrateur le premier jour de son veuvage prématuré, est le symbole même de cette résistance à toutes les velléités phagocytaires urbaines. EXTRACTEUR À BIGORNEAUX ET PLAT À PILPIL, OU L’ART D’ÊTRE CITADIN Un des arguments de supériorité de la ville par rapport au monde rural prend corps dans l’abondance et la variété des biens de consommation. A la ville, on trouve de tout, alors que la campagne est « ravitaillée des corbeaux ». C’est cette perception, à la dichotomie stéréotypée, que va combattre sa vie durant la mère du narrateur. Du coup, outre le fait qu’il lui permet d’assurer décemment la vie et l’avenir de ses enfants, son magasin devient un instrument pacifique de lutte des espaces sociaux, une espèce de réhabilitation de la ruralité aux yeux des citadins, et ce au prix d’efforts quotidiens, car il ne manque jamais de clients pour manifester leur dédain à l’égard d’un commerce de campagne dont ils sollicitent pourtant les services bien au-delà des heures et des jours normaux d’ouverture, ce qui serait tout bonnement impossible en ville. Le savoir-faire et la serviabilité d’Anne/Annick prescrivent une diplomatie à laquelle les enfants (le narrateur et ses deux sœurs) ne sont plus prêts à consentir : « [nous] nous sentons humiliés de nous plier à ce rituel où l’on doit […] supporter que parfois il [le client] nous regarde de haut sous prétexte que nous habitons un trou de campagne, en nous faisant remarquer que décidément il n’y a qu’en ville, que l’on peut trouver l’extracteur à bigorneaux dont il a absolument besoin […], et aurions-nous par hasard – comme si notre fond de commerce relevait du hasard – un plat à pilpil ? non ? » (Cadeaux, p. 118) La propension à se servir (soi-disant) fréquemment, avec le plus grand naturel (feint ou non), d’objets à faible valeur d’usage, constitue une des caractéristiques distinctives du citadin, au lieu que le campagnard privilégie ce qui allie avec pertinence valeur marchande et valeur d’usage. En effet, le narrateur résume ainsi l’ensemble des marchandises du magasin familial : « […] nous nous faisions fort de répondre aux besoins avouables de la campagne hors la nourriture, l’habillement, la semence et les machines agricoles […] » (Cadeaux, p. 122) Dans l’archaïsme supposé du monde rural, la supériorité de Mme Rouaud réside dans sa capacité à distinguer le vrai du feint. Les clientes qui affectent des airs de citadines ne sont en réalité que des snobs (au sens où l’entendaient Valéry ou Proust). De ce fait, elle met en avant ce que l’on peut appeler sans hésiter une morale, invalidant par là même la légitimité du monde urbain, souvent usurpée. Pour elle, la véritable distinction n’est pas liée à la qualité de citadin ; elle en a gardé pour preuve le souvenir des amis de son père, « de beaux esprits » qui n’hésitaient pas à fréquenter des campagnards. La ville ne la trompe pas en lui parlant le langage des 108
SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD apparences, elle ne lui impose aucun diktat, et Mme Rouaud, toute investie de sa mission, élève sa conception du commerce au rang d’un véritable sacerdoce : « Elle, elle a pris une fois pour toutes le parti des plus humbles. Puisqu’on l’a mise là, elle a épousé leur cause, comme un Robin des Bois dans sa forêt de Sherwood. Ils sont la raison d’être de son action. […] Le profit, elle s’en moque, n’imaginant même pas que certains puissent penser à s’enrichir sur le dos des humbles. […] Elle mène ainsi obstinément sa révolution silencieuse. » (Cadeaux, p. 160-161) Si l’on se souvient de sa scolarité à Françoise d’Amboise, de sa maison natale, de ses occupations, des amis de la famille, enfant, jeune fille ou femme, la mère du narrateur aura toujours connu l’exception. Véritable hapax, elle déroge à toutes les caractéristiques prévisibles de sa classe, et c’est peut-être ce qui lui confère une force hors du commun. L’absence totale de vanité et de cynisme, dont le narrateur a bien fait sentir qu’ils étaient l’apanage du monde urbain, lui permet justement de tenir tête au système économique entièrement dominé par la ville. En d’autres termes, son honnêteté fondamentale et son refus de céder aux sirènes citadines lui permettent de faire de la résistance contre ces temples désincarnés de la sur-consommation moderne : « Considérons simplement que, quand on naît Annick Brégeau, un cinq juillet mil neuf cent vingt-deux à Riaillé Loire-Inférieure, ça permet certaines choses, et pas d’autres. […] Ca permet aussi, aux commandes d’un petit commerce de campagne spécialisé en articles de ménage, de tenir tête à quinze hypermarchés concentrés dans un périmètre d’une trentaine de kilomètres, ce qui, ce cas d’école, ce pied-de-nez aux fondamentaux de l’économie, dénote un caractère bien trempé au service d’un vrai sens des affaires. » (Cadeaux, p. 164) Si bien qu’on se trouve devant une aberration de la nature : « […] elle tenait la preuve de l’excellence de son affaire, un client domicilié à Nantes, Nantes notre capitale, gavée de commerces en tous genres, Nantes, l’ultime recours, où l’on trouve justement ce qui fait défaut ailleurs, de sorte qu’un Nantais venant faire ses emplettes chez nous, c’est le monde à l’envers, le soleil qui se lève à l’ouest, le fleuve qui remonte à sa source et la pluie vers les nuages. » (Cadeaux, p. 174). Cette inversion du système est incarnée par Annick Brégeau : seule et aussi petite et fine qu’une statue « époque Tanagra », elle fait vaciller toute la suprématie urbaine : « cadeaux, listes de mariage, mettant KO tous les orgueilleux prétendants de la grand-ville […]. » (Cadeaux, p. 175) LORSQUE LA CAMPAGNE IMITE LA VILLE Cependant, le bon sens populaire affirme que l’exception confirme la règle. Ce qui revient à dire qu’en dépit du défi quotidiennement relevé par Annick Brégeau durant plus de trente ans, la domination du modèle urbain reprendra ses droits, par la volonté de quelques politiques qui sacrifient à la modernité initiée par la ville. Le roman Pour vos cadeaux s’achève en effet sur une métaphore guerrière filée, développée tout au long de huit pages : « On imagine le stratège imperator prenant son temps et, après avoir lancé un jet de fumée de sa cigarette vers le plafond, opinant doctement du chef : comme à Alésia. C’est ainsi qu’un matin frais d’automne trois pelles mécaniques prirent position devant le magasin. » (Cadeaux, p. 171) 109
LES LANGAGES DE LA VILLE Le magasin Rouaud se métamorphose dès lors en un château médiéval assiégé par les hordes barbares et les machines de guerre : « Mais du coup, notre mère, cernée par ces douves sèches que creusaient les pelles mécaniques, prise au piège, se retrouvait prisonnière en sa maison. La stratégie césarienne appliquée à la lettre la condamnait à s’organiser seule à l’intérieur de son magasin déserté dont les murs vibraient sous les coups de boutoir des caterpillars. » (Cadeaux, p. 172) D’attaques en dégâts, de pluie de poussière en inondations, privée de « ce sang frais de la jeunesse qui, il n’y a pas si longtemps encore, la maintenait en vie », la vaillante petite personne s’épuise à lutter en vain. Le narrateur, après avoir longuement déployé verbalement tout cet arsenal de guerre, comme à son habitude, dénonce en phrases-couperets au rythme binaire – parfait pour mimer la lame qui se lève puis s’abat pour trancher – ce qui s’apparente à un assassinat. Concordance funeste des événements rendue par la juxtaposition et l’anacoluthe : « Les fêtes de Noël dans son magasin déserté qui la privait de son triomphe annuel, ce fut comme un coup de grâce. Tout ce mauvais sang qu’elle s’était fait finit par l’empoisonner. Au moment où tombaient les analyses fatales, on leva le siège sur un bourg flambant neuf. Nouveau décor pour une nouvelle pièce dont il était couru d’avance qu’elle se jouerait sans elle. » (Cadeaux, p. 178) L’écriture de Jean Rouaud étonne toujours. On croit, avec raison, pénétrer l’intimité d’une famille à travers les souvenirs directs et indirects du narrateur, s’arrêter dans l’album du temps sur tel daguerréotype ou tel cliché, se prendre à imaginer, les yeux clos, ce défilement d’images sur le fond rosé des paupières baissées et se laisser flotter au gré de sa pulsation. Or le lecteur se trouve régulièrement arraché à cette manière de langueur par la complexité du niveau narratif. En effet, en même temps qu’il raconte, par la voix de son narrateur, l’histoire d’une famille, J. Rouaud démasque avec causticité les acteurs de la mascarade sociale, comme s’y prête la scène de l’affrontement qui perdure aujourd’hui, sinon de manière atténuée, du moins déplacée, entre l’espace urbain et l’espace rural. Sylvie FREYERMUTH Université de Metz sylviefreyermuth@aol.com BIBLIOGRAPHIE BOURDIEU, P. (1979), La distinction. Critique sociale du jugement., Les éditions de Minuit, Paris. BOURDIEU, P. (2002, nouv. éd.), La bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Editions du Seuil, « Points, Essais », Paris. FREYERMUTH, S., (à paraître), « L’écriture du massacre dans Les Champs d’Honneur de J. Rouaud. » LAMIZET, B. (2002), « Qu’est-ce qu’un lieu de ville ? », Marges linguistiques, n° 3, mai 2002, pp 179-200, M.L.M.S. Editeur, Saint-Chamas. RONCAYOLO, M. (1997), La ville et ses territoires, nouv. éd., Gallimard, Paris. ROUAUD, J. (1993), Des hommes illustres, Les éditions de Minuit, Paris. ROUAUD, J. (1996), Le monde à peu près, Les éditions de Minuit, Paris. ROUAUD, J. (1998), Pour vos cadeaux, Les éditions de Minuit, Paris.
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SÉMIOTIQUE DE LA VILLE ET DE SES COMPOSANTS MORPHOLOGIQUES EN IRAN "Chahr", en langue persane, a plusieurs significations, y compris "ville". Mais il faut dire que ce terme a, tout au long de l’histoire, des connotations différentes. Il vient d’abord des langues sacrées des anciens Perses comme [xsaora]1 en avestique qui signifie le "royaume" et [ksatra]2 en sanskrit qui connote une sorte de pouvoir absolu propre aux rois et aux hommes de la cour et qui signifie le "pays" ou le "territoire". Ensuite dans le persan ancien, c’est-à-dire en langue Pahlavi, "chahr"3 a presque les mêmes sens que ces derniers. Mais à partir de 1052, le mot "chahr", mentionné dans tous les écrits persans, signifie "ville". Alors "chahr" dans ce sens a aussi ses propres connotations dans les contextes différents que nous aborderons au fur et à mesure dans cette communication. Avant de nous occuper de la sémiotique des composants morphologiques de "chahr", il nous faut d’abord mettre en évidence quelques aspects de la connotation de "chahr" lui-même. Depuis des siècles, "chahr" nous parle et nous livre des sens variables. ce "chahr" est considéré d’abord comme un centre commercial, un lieu de rencontre ou d’échange d’idées. La ville en Iran accueille les voyageurs, venus des campagnes et de villages proches pour subvenir à leurs besoins quotidiens. "Chahr", qui a toujours une connotation de civilisation et de confort par rapport à la vie campagnarde, nous montre plus que jamais un secret ; c’est son langage. Bien que le nom de "chahr" soit toujours associé aux possibilités et au confort, il présente en même temps les difficultés et les problèmes dus aux caractéristiques de la vie citadine. C’est juste dans ce domaine que la vie citadine est à la fois souhaitée par certains et refusée par certains autres. Autrement dit la "ville" en Iran nous invite, d’une part, à partager son confort et ses possibilités et d’autre part à nous éloigner de tous ses maux et de ses vices. Le conflit entre un iranien campagnard de souche et celui qui habite la ville est très sensible. Selon le premier la ville et la vie citadine sont considérées comme le temple de la consommation et de la perte de temps ; tandis que le second est fier de sa vie et de son milieu villageois. Il trouve que 1 2 3
. BARTHOLOMAE C., Altiranisches, Wörterbuch, Berlin, 1904, col.542. . MACDONEL A.A., A practical Sanskrit Dictionary, Oxford, 1991, p. 77. . NYBERG H.S., A Manual of Pahlavi, Wiesbaden, vol. 2, 1974, p. 183.
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LES LANGAGES DE LA VILLE l’homme de la ville vit à son profit et qu’il profite injustement des moyens et des occasions offerts. Par contre, les gens de la ville préfèrent une vie à la campagne sans partager la peine et la dureté du travail des paysans. L’hostilité réciproque entre les gens de la ville et ceux de la campagne, causée par une mentalité différente, va encore plus loin. Nous n’avons pas l’intention d’accumuler ici les proverbes et les dictons qui s’échangent entre eux quand ils essayent de montrer leur rivalité les uns aux autres. Mais nous en citons un exemple probant : Le mot "déhâti" en persan, qui est l’équivalent de "villageois" ou "campagnard" en français, reste un mot péjoratif lancé souvent par les gens de la ville pour mépriser et humilier ceux à qui il manque une attitude civique et ceux qui ne sont pas très cultivés. Ce terme est considéré comme une injure courante qu’adressent la plupart du temps les filles aux garçons quand elles sont embêtées par ces derniers. Outre la connotation suggérée, ce mot se trouve, sémantiquement parlant, face à un autre terme "batché chahr" qui signifie "l’enfant de la ville". Cette expression est souvent adressée aux gens de la ville quand les gens de la campagne les trouvent plus paresseux et plus incorrects. Il est à noter que la condition de la vie en campagne, étant très dure et pénible, exige un effort permanent et une activité laborieuse et contraignante. Mais les habitants du village savent comment s'y confronter par leur courage et par leur persévérance. Tandis que la vie citadine est dans le confort et loin des tracas causés par la dureté du travail. C’est pourquoi les gens de la ville sont, aux yeux des villageois (surtout quand ils emploient l’expression de "batché-chahr") comme de vrais nantis et comme des gens gâtés qui n’ont jamais connu la dureté du travail dans leur vie. Outre le sens des termes propres à la vie citadine et aux gens de la campagne, il se trouve aussi des connotations langagières issues des composants morphologiques du terme "chahr" que nous étudierons, en tant qu’exemples. En persan, en mettant des suffixes et des préfixes à la fin et au début de "chahr", nous obtenons des mots qui sont morphologiquement et parfois sémantiquement différents du mot "chahr"1. A vrai dire les composants morphologiques de la "ville" nous parlent et nous invitent surtout à saisir un langage implicite. Le terme "chahr" et les mots qui en dérivent, ont chacun une connotation langagière dans les contextes différents. Ces composants sont souvent des préfixes et des suffixes. Les morphèmes préfixaux2, ajoutés au début de "chahr", ont la plupart du temps des connotations joyeuses et belles : "khorram-chahr" (splendide-ville), "chad-chahr" (joyeuse-ville), "béh-chahr" (meilleure-ville), "mâh-chahr" (ravissante-ville), "méhrchahr" (soleil [affective]-ville), "nik-chahr" (bonne-ville), "ziba-chahr" (belle-ville) etc. Tous ces noms des villes iraniennes, faits des préfixes, nous livrent à la fois des sémiotiques de "beauté" et de "bonté". Les connotations des villes citées ci-dessus sont ainsi présentées par leurs noms. Nous avons affaires à des villes qui connotent, dès que l’on prononce leur nom, la propreté, la beauté et le confort. Mais, par contre, les morphèmes suffixaux rendent les connotations des composants de "chahr" (la ville) plus variables et plus ambiguës. Ici, il ne s’agit plus de sémantisme de surface (la dénotation) et des adjectifs joyeux en apparence, mais plutôt de la profondeur et des sens de la vie dans tous ses aspects. Autrement dit, le
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DEHKHODA A.A., Loqhat-Nâmé, Téhéran, 1948, t.31, p. 100-122. DUBOIS J. et al., Dictionnaire de Linguistique et des Sciences du Langage, Larousse, Paris, 1994, p. 310.
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SÉMIOTIQUE DE LA VILLE ET DE SES COMPOSANTS MORPHOLOGIQUES… rôle des suffixes dans la construction des composants morphologique de "chahr" est beaucoup plus crucial et général que celui des préfixes. Les suffixes des composants morphologiques de "chahr" nous invitent le plus souvent à saisir les couches intérieures du langage. C’est-à-dire les suffixes de ces composants visent l’aspect implicite1 du langage et celui-ci a une connotation importante tandis que leurs préfixes mettent en évidence l’aspect explicite2 du langage qui ne suggère souvent que la dénotation. par exemple le nom de "Chahrzade" des mille et une nuits composé de "chahr" et d’un suffixe "Zade" n’est plus, du point de vue sémiotique, un simple nom propre, mais d’abord il s’agit d’une personne qui possède un pouvoir, qui a une autorité considérable et de l'influences sur les autres. De bonne famille, elle est cultivée et elle est distinguée des autres par son talent et par son intelligence. Les composants comme "Iran-chahr" (le pays d’Iran), "chahr-bâni" (préfecture de police), "chahr-dâr" (la mairie), "chahr-bânou" (la dame de ville), "chahr-yâr" (le roi) etc. ont bien évidemment des sémiotiques bien enracinées dans la culture iranienne, mais nous nous contentons ici de n’aborder que les composants morphologiques dont les connotations semblent plus universelles et plus compréhensibles. Pour mener une étude minutieuse et pour bien saisir les sens des composants morphologiques de "chahr", il nous faut répartir ces derniers en deux orientations différentes : les composants morphologiques suffixaux et préfixaux. Ces deux déterminants morphologiques ont une influence directe sur la sémantisme du terme "chahr". Autrement dit, les composants morphologiques constituent les connotations de "chahr" selon qu’ils jouent un rôle préfixal ou suffixal. Toute connotation dépend, à vrai dire, de ces deux déterminants qui ont souvent leur origine dans la mentalité des gens et dans leurs conceptions sociales. Il y a, par exemple, le mot "no" (neuf) qui peut s’ajouter à la fois comme préfixe et suffixe au terme "chahr". Ainsi aurons-nous deux nouveaux mots opposés sémantiquement et qui aura chacun une connotation différente de l’autre : un composant préfixal (le "no-chahr") et un composant suffixal (le "chahr-no"). Le "no-chahr" (neuve-ville) est le nom de la plus belle ville du pays. Etant située au nord d’Iran, elle est connue pour ses paysages forestiers et pour son calme. "Nochahr" nous livre tout son secret de richesse, ses villas et sa propreté. Cette ville a, à la fois, une connotation culturelle et architecturale. Ainsi que son nom le montre, c'est une ville moderne qui sert d’exemple pour la construction des autres nouvelles villes en Iran et qui reste comme un rêve pour la plupart des Iraniens. En effet, "nochahr" pour les Iraniens a un sens propre à elle. Elle est le symbole de la modernité qui s’impose contre la tradition, un élément important dans la culture et surtout l’architecture de l’Iran. Par contre le mot "chahr" précédé d’un préfixe a une signification toute différente du composant suffixal. Ce terme a une connotation péjorative. Il désigne d’abord un lieu public où toutes sortes de marchandises, même de contrebande, s’achètent et se vendent. Il représente ensuite un endroit où règnent le désordre et le dérèglement. Mais ce mot a une connotation plus connue et plus inconvenante aussi : le lieu de la "prostitution". Ainsi que nous venons de le voir, la sémiotique du mot "chahr" (ville) n’a aucun rôle dans la connotation de ses composants morphologiques. Mais, au 1 2
KERBRAT-ORECCHIONI C., L’Implicite, Armand Colin, Paris, 1986, p. 116-122. KERBRAT-ORECCHIONI C., La Connotation, Presses Universitaires de Lyon, 1977, p. 11-20.
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LES LANGAGES DE LA VILLE contraire, ce sont les préfixes et les terminaisons de "chahr" qui ont leurs propres connotations contradictoires. Tout dépend de l’emplacement de "no" (neuve) auprès de "chahr" (ville). Les mots "no-chahr"(neuve-ville) et "chahr-no"(ville-neuve) présentent, chacun, une sémiotique opposée à l’autre. Les deux autres composants morphologiques de la "ville" qui ont des connotations considérables sont faits d’un préfixe opposé : "bâla" ("haut" et ici "nord") et "païne" ("bas" et qui signifie ici "sud"). En ajoutant ces deux termes au début du mot "chahr", nous obtenons deux composants significatifs qui nous invitent à saisir leur sens implicite. D’abord il faut éclairer un peu le contexte dans lequel ces deux termes s’emploient en Iran. Ils appartiennent à la vie des téhéranais. Cette ville se situant au pied des montagnes magnifiques, se trouve sur un terrain en pente. Le nord, c’est en haut de la pente, au pied de la montagne (bâla-chahr), et le sud, c’est au bas de la pente, presque une surface horizontale (païne-chahr). Les arrondissements et les quartiers du nord de Téhéran sont beaucoup plus propres, beaux et plus chic que ceux du sud. Les habitants du nord de Téhéran sont grosso modo des gens riches, tandis que les quartiers du sud sont considérés comme des quartiers difficiles et dont les habitants sont des ouvriers et des petits commerçants pas riches. Alors il y a deux mondes contradictoires au niveau de la finance, de la culture, du mode de vie, même de la pollution etc. à Téhéran : le "païne-chahr" (sudville) et le " bâla-chahr" (nord-ville). Le premier a, non seulement à Téhéran mais aussi dans les autres villes de l’Iran (sans savoir si ces composants conviennent bien à la position géographique de la ville en question), une connotation péjorative et humiliante et le second nous livre le secret d’une vie et d’une culture délicates et souhaitables. Le composant "païne-chahr" (sud-ville) connote plutôt la pire condition de la culture, du mode de vie et de l’économie de la vie dans les quartiers peuplés et difficiles à Téhéran et dans d’autres villes iraniennes. Mais le "balachahr", au contraire, est prodigieux et prestigieux à la fois. Des expressions comme « lui, il est de "bâla-chahr" », « ici, c’est "bâla-chahr" », « "bâla-chahr", c’est mon rêve » trouvent leur origine sémiotique dans la culture iranienne. En effet, ces deux composants morphologiques du mot "chahr" ne désignent pas seulement les quartiers du sud et ceux du nord de Téhéran, mais la vie en Iran en général, un mode de vie avec tous ses plaisirs et toutes ses difficultés. Il apparaît que la capitale iranienne, Téhéran, joue un rôle important dans la vie des Iraniens par rapport aux autres villes. Cette grande ville nous laisse une certaine sémiotique qui s’interprète par la vie des Iraniens. Par exemple, les téhéranais ne veulent pas accepter les provinciaux comme des gens de bonne souche. Pour les refuser et, parfois avec un langage implicite, pour les humilier, ils les appellent "chahr-estâni" c’est-à-dire les "provinciaux". Ce composant morphologique comporte un langage mordant. "Chahr-estâni" n’est pas un ou une simple provincial(e) qui ne vit pas dans la capitale iranienne, mais il s’agit plutôt de quelqu’un qui ne connaît pas civisme, ni les attitudes des citoyens téhéranais. Le mot "chahr-estâni" a parfois une véritable influence sur la vie de certains Iraniens qui sont la plupart du temps très méfiants envers les provinciaux. Les mots incompatibles "téhéranais et chahr-estânis" ont même leur racine dans les relations familiales et sociales. Certain(e)s téhéranais (es) ne sont pas prêt(e) s, par exemple, à partager leur vie conjugale avec des provinciales ou des provinciaux et vice versa. Il est à noter que ce composant morphologique, "chahr-estâni" a un large champ référentiel. Il couvre non seulement les villes provinciales, y compris les 114
SÉMIOTIQUE DE LA VILLE ET DE SES COMPOSANTS MORPHOLOGIQUES… chefs-lieux, mais aussi toutes les villes iraniennes qui se trouvent dans un département doté d'un chef-lieu ; ce dernier est alors considéré comme capitale pour le département. Donc "chahr-estâni" a un double effet : tout en désignant les provinciaux par rapport aux Téhéranais, il vise aussi la vie des gens qui habitent dans les villes d’un département, son chef-lieu excepté. On peut appeler ce procédé "le langage dans le langage". Le schéma serait donc : "chahr-estâni" se réfère une fois à tous les Iraniens, sauf les téhéranais, et une autre fois à tous les Iraniens excepté ceux qui habitent les chefs-lieux. Autrement dit, tous les Iraniens, en entendant le mot "chahr-estâni" sont presque méprisés deux fois : par les téhéranais et par les gens des chefs-lieux ; ces derniers sont déjà embêtés à leur tour. Il se trouve parfois des "chahraks" (petites villes) au sein des villes iraniennes qui sont plus ou moins différents au niveau de l’architecture. La seule différence importante entre "chahr" et "chahrak", c’est, nous semble-t-il, la modernité et le luxe de ce dernier qui sautent aux yeux. La dénotation de ce mot c’est qu’il parait que vivre dans un "chahrak" est prestigieux et ses habitants en sont fiers. Tandis que parfois la vie à "chahrak" se passe dans des conditions pires et déplorables. Là, ce terme signifie la banlieue. Cela nous rappelle même la vie des réfugiés et des expatriés dans des camps, appelés "chahraks" aussi. Alors ce composant morphologique de "chahr", bien qu’il ait la plupart du temps un sens de luxe et de confort, a, malgré sa dénotation, des connotations contradictoires dans le domaine socioculturel. A vrai dire, la vie à "chahrak" nous présente un double sémiotique : la vie confortable, le luxe, la richesse d’une part et la vie dure, la pauvreté, la simplicité d’autre part. La connotation de ce mot varie, ainsi que le niveau culturel et social de ses habitants aussi, selon les circonstances. Un autre composant de "chahr" qui est un produit commun, issu des cultures orientale et occidentale, est un terme assez intéressant : "chahré-férangue" (le kinétoscope). Ce qui est très important dans la connotation de ce mot, ce n’est pas la sémiotique de ce composant lui-même, mais le poème et la chanson qui l’accompagnent. Avant l’entrée du cinéma en Iran, le "kinétoscope-man" était celui qui transportait cette invention magique dans les rues et, pour attirer l’attention des enfants, il commençait à chanter des chansons et à déclamer des poèmes gais en persan. Ces chansons joyeuses et ces poèmes attirants restent toujours dans la mémoire des Iraniens depuis l’invention de cette machine magique. Le suffixe "férangue" signifie "l’Europe" en général et "la France" en particulier. Le composant "chahré-férangue" veut dire en persan « la ville ou la perspective occidentale » et par là « une invention européenne ou française. » Comme si cette petite boite magique représentait la culture, la vie et finalement la ville françaises pour les petits iraniens et cette ville et cette perspective animées et colorées de La France étaient comme un rêve pour eux. Puisque la connotation des poèmes et des chansons ainsi que le mouvement et l’impression de cette machine marquait fortement l’attention des enfants, ce composant morphologique "métis", si j’ose le dire, a pu entrer dans l’histoire folklorique iranienne. Un autre composant morphologique qui me semble plus important est "chahré-Hert" 1 (ville-Hert). Cette ville imaginaire, qui n’existe nulle part, est un bon exemple de désordre et de chaos. L’histoire de ce composant vient d’un célèbre conte iranien où le juge, pour sanctionner le voleur, condamne injustement, à sa 1
CHAMLOU A., Ketâbé koutché, Maziar, Téhéran, 1999, p. 1460-1462.
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LES LANGAGES DE LA VILLE place, tour à tour plusieurs personnes innocentes afin de conserver son autorité législative. Alors les Iraniens se servent de cet exemple quand ils s’aperçoivent d'un trouble et d'un désordre au niveau des lois. Chaque fois qu’il y a une anomalie dans les affaires, on dit : « Ce n'est pas "chahré-Hert" quand même ». Mais personne ne connaît cette ville imaginaire. Elle se trouve là où il y a l’injustice, l’anomalie, le désordre, le dérèglement etc. Peut-être le dernier composant que j’aborde ici est-il le plus intéressant aussi : "chahré-Echgh" (ville d’amour). Mowlavi1, le plus grand des poètes mystiques, est un penseur qui diffuse l’idée du soufisme et par ses œuvres et par ses actes. Dans l’un de ses poèmes, il célèbre le courage et la foi de son précurseur Attar, lui aussi un poète et un grand soufi, en déclarant : « Attar a déjà parcouru les sept villes de l’amour et nous sommes encore au tournant d’une allée. » Selon Mowlavi, pour se fondre en foi, s’approcher de la vérité absolue, accomplir tous les devoirs dus au soufisme… Il faut parcourir et connaître les sept villes imaginaires et mystiques qui traduisent les sept démarches des soufis, si difficiles en pratique. Car ceux-ci pensent que, pour arriver au sommet de la mystique, on doit passer par sept étapes, appelées "chahr" ou ville. Chaque "ville" demande des efforts et du courage propres à elle. Les premières étapes sont faciles à franchir, mais au fur et à mesure que l’on avance vers les dernières démarches, le chemin est barré par des obstacles. Pour les enlever, il faut du courage, de la vertu, de l’ascétisme, de la justesse, de la lucidité etc. Alors parcourir les sept villes imaginaires des soufis à la fois semble difficile et dur. En guise de conclusion, on peut dire que la ville, imaginaire ou réelle, a ses propres connotations chez des soufis ou des gens ordinaires, chez des Iraniens de la campagne ou de la ville, chez des riches ou des pauvres. Les langages de la ville, ainsi que ses composants morphologiques en persan, sont plus parlants et plus vastes que la ville elle-même. Ne serait-ce que parce que nos villes ont leur histoire et leurs langages dans le passé le plus lointain ? ASSADOLLAHI-TEJARAGH Allahchokr Université de Tabriz, IRAN BIBLIOGRAPHIE BARTHOLOMAE C., Altiranisches, Wörterbuch, Berlin, 1904. CHAMLOU A., Ketâbé koutché, Maziar, Téhéran, 1999. DEHKHODA A.A., Loqhat-Nâmé, Téhéran, 1948, t.31. DUBOIS J. et al., Dictionnaire de Linguistique et des Sciences du Langage, Larousse, Paris, 1994. KERBRAT-ORECCHIONI C., L’Implicite, Armand Colin, Paris, 1986. KERBRAT-ORECCHIONI C., La Connotation, Presses Universitaires de Lyon, 1977. MACDONEL A.A., A practical Sanskrit Dictionary, Oxford, 1977. MOHAMMAD-BALKHI Djalal-Addine (Mowlavi), masnavié Ma’navi, Toulou’e, Téhéran, 1992. NYBERG H.S., A Manual of Pahlavi, Wiesbaden, vol. 2, 1974.
1
. MOHAMMAD-BALKHI Djalal-Addine (Mowlavi), masnavié Ma’navi, Toulou’e, Téhéran, 1992.
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NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY, OU LE DESTIN D’UN EXILE SOCIAL
1. L’HABILLE EN BOURGEOIS Dès les premières lignes de « Madame Bovary », le narrateur décrit l’arrivée au collège dont il était élève, d’un « nouveau » que le proviseur conduit dans la salle d’étude. Il perçoit ce nouveau comme étant « un gars de la campagne », même s’il a remarqué qu’il était « habillé en bourgeois », ce qui prouvait qu’il ne l’était pas et qu’il y avait une discordance entre l’apparence vestimentaire et l’origine sociale de celui qui deviendra le mari malheureux d’Emma. Du point de vue de la sémiotique les espaces qui figurent dans les récits se définissent sémantiquement par les personnages qui y évoluent1 ; on peut considérer que l’espace dans lequel se déroule la première scène du roman, une salle d’étude du collège de Rouen, est un lieu urbain, un espace de la ville, où sont présents le narrateur et ses condisciples signifiés par le « nous », premier mot de la première ligne du roman, et où vient d’arriver ce nouvel élève dont l’habillement et les manières signifient un autre espace, son espace d’origine : la campagne. Si l’arrivée d’un nouveau est à la fois un événement et un phénomène banal, celle de ce nouveau va provoquer un chahut et une « bourrasque » qui apparaissent comme les signes prémonitoires d’un calvaire qui ne prendra fin qu’avec la fin du roman. En reprenant le concept de « champ d’opposition des forces symboliques »2, en référence à Bourdieu, nous pouvons considérer que « le nouveau » a le statut d’un « exilé social », situé à l’interférence du champ de/la ville/et ses connotations bourgeoises, et de celui de/la campagne/et ses connotations stéréotypées de lourdeur et de rudesse, ce, évidemment, aux yeux du narrateur. Cette position d’exilé social correspond à une structure qui peut être mise en parallèle avec celle qui situe Frédéric (L’éducation sentimentale) à l’interférence du champ de « l’art et la politique » avec celui de « l’art et les affaires ». Disons, pour être plus précis, que Charles se situe dans l’interférence du champ de « la ville et la bourgeoisie » avec celui de « la campagne et la bourgeoisie ». A une bourgeoisie 1 Joseph COURTES – 1991 – « Analyse sémiotique du discours de l’énoncé à l’énonciation ». Hachette Supérieur p. 228. 2 BOURDIEU – 1992 – « Les règles de l’art » — Seuil – p. 23
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LES LANGAGES DE LA VILLE authentique, celle du narrateur, exprimée, entre autres caractères, par le style de son discours, s’oppose « un nouveau habillé en bourgeois », c’est-à-dire un paraître bourgeois qui dissimule très mal « [le] gars de la campagne ». On pouvait s’attendre alors à ce que ce « gars de la campagne » s’exprimât comme les campagnards au XIXe siècle, quand ils utilisaient le français, soit en usant d’un code plutôt « restreint » par rapport au code « élaboré » de certaines des classes sociales des gens de la ville, soit en usant de cette langue encore très imprégnée du Français du XVIIIe siècle que parla la « paysannerie parcellaire » jusqu’au milieu du XXe siècle. Des différences et particularités lexicales, syntaxiques, rhétoriques devraient apparaître au moins dans les propos de Charles énoncés au style direct, mais il n’en est rien car Flaubert, contrairement à Maupassant (ex : « La ficelle ») ne cherche pas à simuler le parler des paysans dans les dialogues du roman, même si le père Rouault, par exemple, s’exprime dans un français que l’on pourrait qualifier de populaire : « J’ai été comme vous, moi aussi ! Quand j’ai perdu ma pauvre défunte […] je pensais que d’autres, à ce moment – là, étaient avec leurs bonnes petites femmes […] Venez nous voir ; ma fille pense à vous de temps à autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vous l’oubliez »1. Au fil de la lecture, on constate finalement que Charles ne s’exprime jamais comme « un gars de la campagne ». 2. UNE INDICATION DONNEE DANS LES SCENARIOS Dans son « premier scénario général », Flaubert s’était contenté d’écrire en marge, s’agissant des origines campagnardes de Charles « commencer par son entrée au collège. – use ses habits de campagne dans les récréations »2 Dans ce même scénario est écrit entre deux tirets : « son enfance à la campagne jusqu’à 15 ans »3 Dans le texte du folio 3 (recto) on retrouve « habits de campagne », et en marge « son nom bredouillé à la classe. Hourra de la classe et rire du professeur — Charbovarri »4. Dans le folio 9 (recto) est toujours noté « habits de campagne » plus « Aux vacances il se retrempe dans la paysannerie ». Ces notes et fragments des scénarios annonçaient la description du début du roman « […] le nouveau était un gars de la campagne,… ». Mais, dans le folio 65 (recto) Flaubert écrit qu’Emma « ne peut pas plus communiquer avec [Charles] que s’il eût été un paysan »6, ce qui indique bien que dans son esprit Charles n’est pas un paysan, ce que confirme une note de la page du folio 4 (recto) : « Peindre d’abord Emma par le moral comme éducation et antécédents de famille (ce qui fait qu’elle épouse Charles qui n’est pas un paysan) puis par le physique – bonheur de Charles »7.
1
Mme Bovary – Garnier-Flammarion — édition de 1966 – p. 54 Yvan Leclerc – 1995 « Plans et scénarios de ‘Mme Bovary’– Editions C.N.R.S. partie ‘ le manuscrit’( folio 1 recto) p. 1 3 — Ibid. — 4 — Ibid. – p. 5 5 — Ibid. – p. 27 6 Flaubert insiste à plusieurs reprises dans le scénario d’ensemble sur « l’inanité de Charles » 7 — Ibid. – p. 20 2
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NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY… Bref, Charles est de la campagne mais n’est pas un paysan, est habillé en bourgeois lorsqu’il entre au collège mais n’est pas un bourgeois….et de plus il entre dans une classe de « petits » alors qu’il a l’âge d’être dans les grands. Le « grand pupitre » apporté par « garçon de classe » peut être considéré comme une figure dont le thème est explicité par l’implacable jugement porté par le proviseur : « […] il passera ‘dans les grand’où l’appelle son âge ». Si la situation de Charles le place, au moment de son entrée au collège à l’interférence des champs de la campagne et de la bourgeoisie, la description de sa jeunesse nous montre qu’il fut élevé dans un autre espace social, hétérogène, où se croisent la classe de la petite bourgeoisie populaire (son père avait été, avant de se retirer à la campagne « aide – chirurgien – major » dans l’armée de Napoléon 1e) et celle du monde paysan, cette origine sociale hétérogène étant symbolisée par le manque d’unité architecturale de la maison d’habitation acquise : « Moyennant deux cents francs par an, [Charles-Denis-Bartholomé Bovary] trouva donc à louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître… »1. En somme Charles n’est même pas le paysan dont on veut faire un bourgeois, il n’est ni l’un ni l’autre. Dès le début du roman il est victime de ce décalage, d’un handicap qu’il ne pourra jamais compenser : il ne sera jamais ce qu’on voudrait qu’il soit (illusions et déceptions d’Emma) ni là où il devrait être… et ce jusqu’à l’épisode de sa mort qui précède de quelques lignes la fin du roman, puisque « la petite Berthe » lui parle alors qu’il est déjà mort. Nous savons comment Flaubert finira d’assassiner son personnage, comment il le tuera pour la seconde fois par une syllepse cruelle lorsqu’il relate l’autopsie du défunt faite par Canivet, à la demande de Homais : « Trente-six heures après, sur la demande de l’apothicaire, M. Canivet accourut. Il l’ouvrit et ne trouva rien. »2 ! ! !…
3. L’EDUCATION DU FILS D’UN AIDE-CHIRURGIEN-MAJOR QUI SE RETIRE A LA CAMPAGNE La description que fait le narrateur de l’éducation reçue par Charles éclaire le lecteur sur ce ‘métissage social’ manqué dont le malheureux sera à jamais marqué. L’ancien aide-chirurgien-major avait voulu former Charles selon « un certain idéal viril » quand sa mère, fille d’un marchand bonnetier, le gâtait « comme un prince »3. Alors qu’elle « lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babillardes »4 en rêvant pour ce fils « de hautes positions », le père l’élevait à la spartiate, « l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les processions »5. Tiraillé par les contradictions parentales, le jeune Charles se réfugiait dans la campagne environnante, « suivait les laboureurs, et chassait à coups de mottes de terre, les corbeaux qui s’envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson… etc. »… médiocre compensation ! 1
— Mme Bovary – p. 40 — ibid. – p. 366 3 - ibid.- p. 41 4 - Id. 5 — Id. 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE De cette monotone réalité quotidienne Charles n’arrive à s’échapper que par les cloches… ! : « [il] suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporté par elle dans sa volée »1. Le lecteur peut-il contourner la polysémie du mot « cloche » ? Tout ne vat-il pas « clocher » dans la vie de Charles ? La liste des fréquentations et des relations qu’avait entretenues Charles au moment où il épousa Emma est bien significative de cet écartèlement social qu’il ne put jamais maîtriser ou réduire, car il ne parviendra même pas, comme le montrera la suite de l’histoire, à devenir… un « parvenu réussi » : CHARLES VILLE - Ses parents, - Le collège, - Son correspondant quincaillier à Rouen - La faculté de médecine de Rouen, - Sa première épouse Héloïse Dubuc, veuve d’un huissier de Rouen. - Emma, « la fille du père Rouault, une demoiselle de la ville »
CAMPAGNE - les laboureurs - Le bedeau du village - « Monsieur Rouault, un cultivateur… »
« Allons donc ! leur grand-père était berger »2
Notons qu’Emma n’échappe pas à la dysharmonie sociale de ses ascendants, mais elle a reçu une éducation plus cohérente que celle de Charles qui lui donne un peu plus de densité psychologique. 4. LE MARTYR La situation de nouveau dans un établissement scolaire est vécue difficilement, dans la littérature comme dans la réalité, surtout si elle s’accompagne d’un décalage socioculturel. Bien des écrivains en ont parlé et l’on peut se demander s’il n’y a pas une réminiscence de Flaubert quand Dostoïevski, qui était surtout imprégné de Balzac, fait dire au narrateur de « L’adolescent » : « un nouveau, éperdu et confus, le premier jour de son entrée à l’école (à n’importe quelle école) est le souffre-douleur général : on le commande, on le taquine, on le traite en valet »3Ce propos du narrateur, Dolgorouki, est suivi d’une scène dialoguée qui n’est pas sans rappeler par l’atmosphère le début de « Mme Bovary ». L’arrivée de Charles au collège est en quelque sorte conforme à la règle du traitement d’un « bleu », mais, à bien « écouter le texte », c’est la voix de Charles que l’on entend, c’est-à-dire un des premiers constituants de son lien social et de son identité. Aristote affirme dans « La politique » que la voix, qui « sert à exprimer la douleur
1 2 3
Id. -Ibid. p. 51-52 -Dostoïeski « L’adolescent » — Folio classique – Gallimard éd. de 1998 p. 6
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NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY… et le plaisir […comme] chez les autres animaux »1 évolue chez l’homme pour devenir « la parole [servant] à exprimer l’utile et le nuisible, aussi bien que le juste et l’injuste. Car l’homme se distingue des autres animaux en ce qu’il est le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et autres notions morales. C’est la mise en commun de ces valeurs qui fait la famille et la cité. »2 « Charbovari » (dans les « scénarios » Flaubert commence par écrire « Charbovarri »), ce mot qui est plus un cri que la réponse à un appel nominatif, est la seule réponse immédiate possible de Charles pour énoncer sa vérité identitaire, une vérité qu’il ne peut que bredouiller, en la faisant sonner comme l’écho des mots « charivari » (le chahut) et charabia (l’inintelligible). C’est aussi la forme prise pour exister dans un espace qui lui est étranger, son bredouillement étant un moment sémiotique dont Lacan dirait qu’il exprime la volonté du sujet de dire qu’il est « l’Autre ». Par « charbovari » il tente de passer du cri à la parole, et d’instituer une structure linguistique par laquelle il affirme son existence humaine. Cet univers de la parole dans lequel il est pris, peut se diviser en unités discrètes : /intelligible/vs/inintelligible/et/autorité/vs/exécutant/, l’espace discursif se « verticalisant » puisque la voix du maître, qui crie « Plus haut ! » est identifiée à celle du dieu Neptune pour arrêter le chahut, les rires, « la bourrasque », voire le charivari, provoqués par le « charbovari ! […] lancé à pleins poumons ». La comparaison que fait le narrateur avec le « quos ego » de Neptune 3ne fait que stigmatiser un peu plus la pauvreté du discours de Charles par rapport à celui de la voix énonciatrice qui fréquente Virgile… Moment terrible et déterminant pour la suite car par le truchement du narrateur on peut considérer que le destinateur fait en quelque sorte le geste de monstration qui s’articule avec la nomination : il nous montre Charles et son incompétence. C’est alors un véritable chemin de croix qui commence pour le nouveau qui va recevoir une punition dès son entrée au collège, punition qui sanctionne non seulement son faire maladroit, mais encore son être insignifiant.
5. LE « NE PAS POUVOIR DIRE » DE CHARLES Phrase 27 : « Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible » Phrase 29 : « Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe » ; Phrase 31 : « Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : CHARBOVARI » Phrase 36 : « ‘ma cas…’ fit timidement le nouveau ».4 Charles est à la limite de la voix et de la parole, cette dernière étant encore engluée dans l’inarticulé vocal (« Charbovari ») ou inachevée (« ma cas »). A l’anti-sujet qu’est le maître d’études, le sujet Charles accepte de répondre en coordonnant deux modalisations : /devoir faire/et/vouloir faire/. A aucun moment 1
Aristote – « La politique » — Hermann – 1996 p. 4 — Ibid. 3 Virgile – « L’Enéide » livre premier — vers 139 4 -Phrases numérotées à partir la première du roman. 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE Charles ne conteste, il obéit activement, ou plutôt il obéirait activement (/devoir faire/+ /vouloir faire/= obéissance active), s’il avait la compétence lui permettant d’exécuter l’ordre reçu. En devant et voulant faire l’actant Charles s’instaure comme sujet. Mais les modalités virtualisantes doivent s’accompagner des modalités actualisantes,/savoir faire/et/pouvoir faire/pour qu’il puisse se qualifier comme sujet performant, c’est-à-dire comme sujet réalisé. Certes, il sait dire son nom, et prononcer le mot « casquette » mais il ne le peut pas. Le manque de compétence (ne pas pouvoir faire) entraîne une performance déceptive qui aura les conséquences que l’on sait. Si l’on se réfère à Jacques Fontanille, on peut considérer que la signification qui se définit comme l’acte réunissant les deux macrosémiotiques, l’univers exteroceptif et l’univers interoceptif, ne se réalise pas vraiment car le corps propre refuse en quelque sorte l’appartenance à l’univers extéroceptif. D’où les termes du narrateur « voix bredouillante », « nom inintelligible », « bredouillement de syllabes ». La « présence » qui s’impose est celle d’un milieu social qui est étranger au sujet, voire moqueur sinon agressif à son endroit. Le programme fixé à Charles peut être représenté sur un carré sémiotique construit à partir de l’axe sémantique / campagnard/vs/bourgeois/ Cette relation de contrariété se dégage de la lecture et de l’interprétation que nous faisons du texte, et n’a en rien une valeur objective et référentielle (on peut être à la fois « campagnard et bourgeois », ce que signifie souvent l’expression « gentleman — farmer », ou « campagnard et noble », c’est-à-dire « hobereau »). Compagnard
Bourgeois
Non-compagnard
Non-bourgeois
Charles se situe dans en espace social hétéroclite, entre le non-bourgeois et le non – campagnard, c’est-à-dire qu’il ne sera jamais reconnu. Il se définit négativement et se trouve immédiatement en situation d’échec, or cette situation d’échec va se répéter tout au long du roman. Si nous mettons en rapport, en faisant de nouveau référence à Fontanille, le sensible (intensité, affect, etc.) et l’intelligible (déploiement dans l’étendue, mesurable), il est clair que sur l’axe de la visée on note une forte augmentation de l’intensité de la tension affective en même temps qu’une diminution de l’intelligible. La première scène du roman peut être représentée par l’un des quatre schémas donnés par Fontanille, celui de « l’ascendance », «… type de schéma qui gère par exemple la montée progressive de la peur dans les récits d’horreur, ou celle, tout
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NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY… simplement du suspens »1. Certes, nous ne sommes pas dans l’horreur mais le narrateur nous fait vivre l’incapacité de Charles à s’exprimer, liée à l’absence de la modalité/pouvoir dire/, ce/pouvoir dire/qui devrait se traduire par un « pouvoir parler comme au collège, donc comme à la ville ». Nous pouvons construire un deuxième carré sémiotique mettant en jeu la compétence factuelle/pouvoir faire/; il permettra de bien saisir le parcours génératif de la signification de cette première séquence du roman. Ce/pouvoir faire/est en fait un/pouvoir dire/puisqu’il s’agit pour Charles de répondre aux injonctions du maître d’études qui attend de lui deux réponses : « Charles Bovary » et « ma casquette ». Ne pouvant dire que « Charbovari » et « ma cas », non seulement il ne peut pas décliner son ‘identité patronymique’, mais il ne peut non plus décliner son ‘identité métonymique’car… « la casquette » c’est lui…. Comme Charles, elle se caractérise par son manque d’homogénéité : « coiffure d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton ». Comme lui, elle a des ascendances militaires, le « Chapska » étant une coiffure des lanciers du Second Empire, comme lui, elle a des aspirations à être bourgeoise par la loutre, fourrure de luxe. En termes méprisants le narrateur la définit comme « une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile ». Amalgame de matériaux divers (velours, poil de lapin, carton, croisillon de fil d’or) elle est « NEUVE » comme Charles est le « NOUVEAU ». « Neuf » et « Nouveau » viennent de NOVUS dont certains ont fait le rapprochement homophonique avec BOS, BOVIS le bœuf et avec… BOVARY… Charles ne pouvait pas plus dire « casquette » que son nom, car il n’est vraiment de nulle part et n’a pas plus de style que sa casquette, (dont Philippe Hamon a analysé la description.2) Si la description de cette coiffure n’occupe pas autant de place dans le roman que n’en occupent les cent vingt – six vers décrivant « Le bouclier d’Achille » dans le chant XVIII de l’Iliade, on peut également parler d’hypotypose en ce qui la concerne, tant Flaubert s’ingénie à mettre sous les yeux du lecteur l’objet décrit, comme si le destinateur transmettait déjà l’anti-objet de valeur au destinataire en y conjoignant par métonymie le sujet Charles, véritable manipulation du lecteur à qui l’auteur propose une référence, un repère, pour la lecture du roman dans son entier. Mais analysons de plus près la performance ratée de Charles dans cette scène liminaire décrite par le narrateur intraitable : 1)/pouvoir dire/: il estropie ou n’achève pas les mots qui le désignent : « Charbovari » — « ma cas »… 2) /ne pas pouvoir dire/: il ne peut décliner ni son identité patronymique (Charles Bovary) ni son identité métonymique (ma casquette) 3)/Pouvoir ne pas dire/: il peut ne pas dire, donc peut taire son origine campagnarde, que le costume masque si mal. 4)/Ne pas pouvoir ne pas dire/: il ne peut pas ne pas dire, donc est obligé d’avouer ce qu’il est sous la contrainte, en copiant « vingt fois le verbe ridiculus sum »3
1
Fontanille 1998 – « Sémiotique du discours » Editions P.U.L.I.M. p. 105 -Philippe HAMON – 1993 « Du descriptif » édit ‘ Hachette – sup.’ p. 75 à 77 3 -C est l’habitude, dans le milieu scolaire, de désigner par le mot « verbe » la punition consistant à conjuguer un verbe même quand il est suivi d’une expansion. L’association de « sum » avec l’adjectif, 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE /Pouvoir dire/
vs
/pouvoir ne pas dire/ = pouvoir taire = ne pas être obligé de dire que Charles est de la campagne (habillé en bourgeois)
vs
/Ne pas pouvoir dire/ incapacité à dire « Charles Bovary » « ma casquette »
« Charbovari » « ma cas… »
/ne pas pouvoir ne pas dire/ =être obligé de dire = ne pas pouvoir taire « ridiculus sum »
Rien n’est gratuit dans ce massacre de Charles par Flaubert puisque c’est en latin que le maître d’étude lui fait dire ce qu’il est, la langue qu’il avait commencé à étudier à la campagne : « C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin ».1 C’est-à-dire que même ce fragment de culture latine avec lequel Charles entre au collège est marqué de son origine campagnarde, et de ce fait s’oppose au « quos ego » du narrateur, qui compare l’exclamation du maître d’étude donnant « cinq cents vers à toute la classe ! » avec celle que Virgile fait pousser par Neptune. Tout se passe comme si Flaubert, le narrateur, le professeur, voulaient sanctionner ce « latin commencé par le curé de son village » par une allusion à l’Enéide. Que peut le latin d’un curé de village contre celui de Virgile ? Un certain parallélisme peut se concevoir entre le professeur prenant conscience du chahut provoqué par « CHARBOVARI », et Neptune s’apercevant de la tempête qui se déchaîne et voyant « la flotte d’Enée dispersée sur toute la mer, et les Troyens accablés par les flots et par le ciel, qui semble fondre sur eux ». (L’Enéide – livre 1e V 139). Ayant appelé les vents qui, à l’instigation de Junon, ont eu l’aval d’Eole pour briser la flotte d’Enée, Neptune s’impose en maître et dit à l’Eurus et au Zéphire : « Jam coclum terramque meosine numine, venti, Misere, et tantas crudetis tollere moles ? V 139 QUOS EGO…2 Sed motos praestat componere fluctus »1
attribut du sujet, « ridiculus » prend ici toute sa valeur car elle définit un trait du comportement de Charles qui se confirmera tout au long du roman. 1 -Op. Cit. p. 3 2 -C’est nous qui soulignons dans les vers de Virgile, mais « quos ego » et « ridiculus sum » sont mis en italique par Flaubert, de même que « nouveau », « dans les grands », « genre », et « Charbovari ».
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NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY… Si le « Quos ego » signifie que les vents échappent à une sanction de Neptune qui porte toute son attention sur le calme à ramener, et se montre clément, il n’en est pas de même pour Charles qui, « la bourrasque » terminée, est sanctionné par une punition spéciale, une punition qui n’est pas la même que celle infligée aux autres élèves de la classe (« Cinq cents vers à toute la classe ! »), une punition qui affirme très explicitement son ridicule, et signifie à quel point son « intégration » est difficile. 6. UN GATEAU DE MARIAGE RESSEMBLANT A LA CASQUETTE… Le morceau de bravoure que constitue la description de la casquette trouve un écho dans la description du gâteau de mariage, véritable stimulus de renforcement pour le lecteur qui a l’impression de retrouver un objet connu, ou un objet ressemblant à un autre déjà vu, du moins décrit de la même façon. Sur le plan de la forme et de la structure les deux descriptions présentent en effet plusieurs points communs : - l’une et l’autre sont introduites, directement ou indirectement, par le présentatif « c’était » « C’était une de ces coiffures d’ordre composite… » (op.cit.p.38) “A la base, d’abord, c’était un carré de carton bleu… » (Ibid. p.62). L’usage du présentatif renforce dans les deux cas le caractère impersonnel, quelconque des objets décrits. Les deux descriptions sont ponctuées par les connecteurs « puis » et « enfin » qui fonctionnent, outre leur rôle premier dans la temporalité discursive, comme des embrayeurs d’énonciation. L’usage de « puis » a pour effet de renforcer l’impression d’accablement que ressent le narrateur devant l’accumulation des éléments hétéroclites qui entrent dans la composition des deux objets. « Puis » est un « connecteur privilégié du récit non élaboré » écrivent les auteurs de « La grammaire d’aujourd’hui », 2 et il est clair que l’usage de puis donne à chacune des descriptions une lourdeur voulue, qui n’a d’équivalent que celle des objets décrits. « Enfin » introduit dans les deux descriptions des arguments co-orientés par rapport à ceux situés en son amont. Concernant « la casquette », il introduit l’argument de sa laideur, qui est pour le narrateur comme l’aboutissement de ce qu’il vient de décrire. S’agissant de la description du gâteau, il signifie surtout le mépris du narrateur au moment où il atteint dans sa description « la plate-forme supérieure », c’est-à-dire le sommet du gâteau… en même temps que celui de son appréciation ironique… Sur le plan du signifié, on constate que les deux objets ont le même caractère « composite », hétéroclite, bâtard, hybride, et contiennent des composants communs : — « un polygone cartonné » pour la casquette, et « un carré de carton bleu » pour le gâteau. « un petit croisillon de fil d’or » pour la casquette et « des étoiles en papier doré » pour le gâteau. 1 - « osez-vous bien, sans ma permission, vents insolents, bouleverser le ciel et la terre et soulever ces énormes masses ? JE DEVRAIS VOUS… Mais, avant tout, il faut calmer les flots émus. » L’Enéide – Traduction de Maurice Rat – G.F. 1965 p. 36 2 M.Arrivé, F. Gadet, M.Galmiche, 1986 La grammaire d’aujourd’hui. Flammarion p. 140
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LES LANGAGES DE LA VILLE Enfin, la force de pesanteur est figurativisée dans les deux descriptions, sous deux aspects différents certes : «… et d’où pendait un petit croisillon… » pour la casquette «… un petit Amour se balançant à une escarpolette… » pour le gâteau. La description du gâteau fait référence implicitement à celle de la casquette sous une forme très proche de l’allusion, le narrateur semblant présupposer la focalisation par le lecteur des deux descriptions. Il serait permis de parler d’hypertextualité intratextuelle. Le référent commun à ces deux hypotyposes est, semble-t-il, le « mauvais goût », c’est-à-dire le style d’une certaine classe sociale considérée par le narrateur comme peu évoluée et affichant la prétention des parvenus. Mais il y a comme un surplus de sens dans ces deux descriptions : l’énonciateur semble ne garder de cohérence dans son propos que celle de la syntaxe, les objets eux-mêmes étant impossibles à être représentés, à être dessinés. Flaubert jubile de « sculpter » ce mauvais goût, comme en d’autres passages du roman, mais, usant de la rhétorique, il substitue une sorte de simulacre de vraisemblance à la vraisemblance, laissant aller son imagination comme un artiste peu soucieux de réalisme… voire un spécialiste de la peinture abstraite. Ces deux descriptions sont deux morceaux de « littérature » car elles prennent sens, non seulement par rapport à une connaissance scientifique des objets décrits, mais aussi par rapport au système de valeur que leurs aspects respectifs connotent aux yeux du narrateur. Ce faisant, Flaubert exprime son mépris et, en même temps qu’il fait entendre sa voix au lecteur, il lui fait percevoir presque physiquement la langue, c’est-à-dire la matière qu’il travaille… CONCLUSION La scène liminaire du roman, l’arrivée du nouveau au collège, ne nous a pas permis d’exploiter, comme pouvaient le laisser penser les dix premières phrases, et plus particulièrement la sixième, l’opposition « langage de la ville » versus « langage de la campagne », car, non seulement, comme l’avait décidé Flaubert lors de l’écriture des scénarios, « Charles n’est pas un paysan », mais encore, malgré les fantasmes de sa mère, puis ceux d’Emma, il ne deviendra jamais un bourgeois, pas même petit… Il n’est pas non plus l’exilé d’une classe sociale dans une autre, comme c’est le cas pour d’autres héros de Flaubert ou pour certains héros de Hugo, de Balzac ou de Stendhal ; il n’est vraiment d’aucune classe, il ne possède ni l’enracinement d’un paysan, ni l’assurance d’un bourgeois citadin. Si, comme l’écrivait Bakhtine, « L’objet principal du genre romanesque qui le ‘spécifie’, qui crée son originalité esthétique, c’est l’homme qui parle et sa parole »1, si « l’action d’un héros est toujours soulignée par son idéologie »2, on peut alors poser une question qui s’adresse à tout lecteur du roman : « Pourquoi Flaubert s’acharne-t-il sur Charles du début à la fin du roman pour nous raconter Emma ? Est – ce la mécanique de l’échec qu’il veut métaphoriser ? Certes Emma échouera également, son éducation… et le gâteau de mariage… laissant deviner la suite, mais Flaubert la sauve en quelque sorte par sa terrible mort, ce qu’il ne fait pas pour Charles qui reste associé métaphoriquement à la cloche de l’église du village de son enfance…
1 Mikhaël Bakhtine « Esthétique et théorie du roman » Moscou 1975 Gallimard pour la traduction 1978 — collection « tel » — 1987 – p. 152 à 153 2 Ibid.
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NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY… Les descriptions de « la casquette », du « gâteau » et de la performance lamentable de Charles, sont typiques du discours bourgeois méprisant, mais elles sont également le discours d’un bourgeois se méprisant lui-même, comme l’a si bien montré Sartre dans « L’idiot de la famille ». Gustave, l’anticonformiste, en se délectant du mauvais goût des parvenus, confirme ce propos connu et très souvent cité, tenu dans une lettre adressée à son frère Achille le 3 Janvier 1857, au sujet du procès que lui vaut « Madame Bovary » : « Tout ce que tu as fait est bien. L’important était de faire peser Paris sur Rouen. […] On avait cru s’attaquer à un pauvre bougre. Et quand on a vu d’abord que j’avais de quoi vivre, on a commencé à ouvrir les yeux. Il faut qu’on sache que nous sommes à Rouen ce qui s’appelle une famille, c’est – à — dire que nous avons des racines profondes dans le pays, et qu’en m’attaquant, pour l’immoralité surtout, on blessera beaucoup de monde. »1 Charles n’est enraciné nulle part. Son « identité modale » (pour user d’un concept sémiotique), fonctionne comme un encéphalogramme plat, c’est-à-dire que son/vouloir/et son/devoir/, même dans/la résignation/soumettant le/devoir/au/pouvoir/, ne sont que très rarement marqués d’un accent d’intensité, qui disparaît à peine apparu… Il se peut qu’en faisant de Charles une sorte de sujet jamais constitué, le « grand Flaubert » ait « gueulé », tout au long du roman, l’existence tiraillée d’un certain Gustave… Pierre MARILLAUD CPST beatrixmarillaud.cals@wanadoo.fr
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— FLAUBERT. « Correspondance » — Folio classique – Gallimard – édition de 1998 – p. 317
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L’ONOMASTIQUE TAGUÉE, POUR UNE AUTRE APPROCHE DU PAYSAGE URBAIN
INTRODUCTION Cette présente communication ne reprend qu’une partie de ma thèse1 (la troisième) sur les inscriptions appelées tags, dont la pratique s’inscrit spécifiquement dans l’espace urbain. Relevant à la fois, de problématique linguistique de par leur relation au nom et à la signature, de la problématique de l’image par l’attrait visuel et spatial par leur inscription dans les lieux publics urbains, le tag comme manifestation scripturale, au carrefour de pratique sociale et culturelle nous invite à ré-interroger l’écriture dans le paysage urbain dans une perspective différente. C’est à un nouveau langage écrit, une pratique d’écriture au quotidien que l’on se trouve confronter, où le « faire scriptural » se présente autrement. Travaillant à la frontière du scriptural et du pictural, de la « ligne plastique et de la ligne écrite », du lisible et du visible, la réflexion sur les tags, inscriptions spatiovisuelles nous a conduit dans un univers graphique en marge des normes, des codes de 1 .Thèse soutenue en novembre 2001 intitulée approche intersémiotique des inscriptions graphiques taguées. Je propose d’analyser celles-ci sous un angle nouveau, dans une optique interdisciplinaire selon trois perspectives. La première partie (le tag et l’écriture) est consacrée à l’étude de la production taguée comme manifestation scripturale (aspect peu envisagé pour celleci) dans sa dimension graphique, avec la mise en oeuvre des éléments pour une étude de la trace graphique : la sémiographie. Puis, dans sa relation avec le nom, la nomination cachée (le pseudonyme), le nom signé (la signature). La deuxième partie (l’écriture de la différence) explique le fonctionnement des tags qui se répètent constamment, créant ainsi un système de variantes d’écritures. Ecriture certes mais altérée, à la fois identique et différent, un et multiple, le tag explore le champ sémiotique de la variance dont les caractéristiques sont basées sur la répétition du nom mais sous des modes graphiques différents. Aux variations scripturales ou figurales du système graphique tagué s’ajoutent des variations orthographiques qui troublent la lisibilité du nom. Interrogé par rapport à la sémiotique de l’altération développée par Jean Peytard, j’ai montré que c’est une écriture de la transreformulation (mon concept). La troisième partie (le tag et l’espace urbain) est consacrée à sa relation avec la ville qu’il nous invite à regarder différemment en modifiant et en réorganisant l’espace urbain par des territoires graphiques.
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LES LANGAGES DE LA VILLE l’écriture conventionnelle, passant à travers celle-ci par transgression, par altération pour une autre expérience graphique. C’est pour cette raison que j’ai considéré le tag comme une pratique scripturale altérée. Une écriture de la différence dans laquelle, on peut lire le particulier, le singulier, le familier qui s’installe dans l’écart, mais dans un espace de création graphique où le nom sans cesse change et se répète, où aucun état n’est figé, fixé dans une forme, une graphie, une orthographe, où tout est instable. Mais qu’est qu’un tag ? : C’est la première forme de l’expression graphique de la culture Hip Hop qui appartient aux Arts de la rue1. Graffiti2 d’un genre nouveau qui s’inscrit autour de l’écriture du nom, il prend naissance à New York comme forme artistique dans les années 703 et arrive en France dans les années 80 (Annexe 1). Habituellement, définit comme la signature répétitive d’un pseudonyme, Alain Vulbeau (sociologue) nous le décrit comme suit : « Le terme anglo-saxon "tag" désigne les étiquettes de valises sur lesquelles on écrit son nom. Mais dans ses variations argotiques, cela désigne aussi le fait de toucher ceux avec qui on joue à chat ou encore le moment où l’on élimine un joueur en le touchant, au base-ball. C’est sans doute cette double idée de répétition du nom et de collision ritualisée dans un jeu qui a conduit les journalistes américains à dénommer ainsi les premiers graffitis apparus de façon massive au début des années 70 sur les murs de New York ».4 « Le tag est une variété particulière de graffiti qui se distingue des autres inscriptions sauvages (pochoirs, graphismes, slogans politiques) par trois caractéristiques : — Il s’agit d’un pseudonyme à connotation héroïque, — C’est une signature exécutée rapidement sans souci apparent de lisibilité. — C’est une écriture qui existe par la répétition et la visibilité 5 sur des supports fixes et visibles ».
Le plus souvent traité dans une composante sociologique, l’étude de la pratique scripturale pour elle-même n’est jamais envisagée. Cette définition qui met l’accent sur les caractéristiques du tag n’insiste pas assez sur sa spécificité : c’est une inscription graphique qui varie en se répétant d’où une redéfinition de ma part dans une perspective sémiolinguistique. Le tag est une inscription graphique anonyme (et spontanée) d’un individu ou d’un groupe apposée rapidement et graffitée sous la forme d’une signature qui est répétée en de multiples exemplaires sur toutes sortes de supports (muraux ou non) par altération.
1 . Ils se déclinent selon trois axes : musical avec le rap, chorégraphique (avec la danse) et graphique avec le tag et le graff. 2 . Le tag appartient à la famille des graffitis dont il renouvelle les caractéristiques et les fonctions. Il s’inscrit plus dans un contexte culturel et artistique que dans une optique de revendication politique ou sociale comme le sont généralement les graffitis. “ Les graffitis du métro de New York suivirent au début la tradition de l’écriture du nom. L’addition d’un numéro de rue après le nom du graffitiste était la seule différence qui existait par rapport à la façon que l’on avait d’écrire son nom sur les murs depuis des siècles (...) Il semble que le seul but de ces premiers graffi-tistes était de se faire connaître de leurs amis sous leur nom "d’écrivain", qui était généralement un agnonème ou un nom d’adoption. Ces noms qui furent gribouillés rapidement sur n’importe quel support, devinrent connus sous le nom de tag ”. Froukje HOEKSTRA, Coming from the subway New York graffiti-art, Paris, Ubi, 1992, p.9. 3 . 1969-1980 correspond aux dates de développement du phénomène, 1970-1975 à une phase d’intense activité graphique, de stylisation de l’écriture et d’extension dans les autres villes des Etats Unis. 4 . Alain VULBEAU, “ Les tags : des cris muets sur les murs ”, Société Magazine, janvier, 1991. 5 . Alain VULBEAU, Du tag au tag, Paris, Desclée de Brouwer, p. 63.
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L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE… Mon intention ici, est de montrer comment cette pratique investit, occupe, redéfinit l’espace urbain et ses territoires en un espace autre ? Comment l’écriture modifie-t-elle notre rapport à la ville puisqu’elle n’est jamais fixée sur un support préétabli (comme pour les plaques des rues, les enseignes de magasins ou même les affiches, elle n’est jamais là où l’on l’attend, jamais comme il faut et selon les règles en usage ? Devenant un moyen de restructurer la ville par un redécoupage de ses lieux en espaces graphiques intermédiaires de fréquentations, d’occupation ; on assiste alors à une spatialisation scripturale qui transforme notre regard sur le paysage urbain qui est alors exploité et investis symboliquement. 1. LE LANGAGE TAGUÉ (annexe 2) Bouleversant à la fois des conditions de création, de réalisation et de lecture de l’écrit ; quand on regarde les tags, ce qui frappe d’abord, c’est l’aspect visuel et graphique. S’inscrivant dans une picturalité particulière, le tagueur utilise les lettres de notre système alphabétique dans une gestualité différente pour un autre rapport à la scription. Jouant sur de nombreuses ambiguïtés formelles, le matériau graphétique de l’écriture est bouleversé par des réécritures, des altérations. On assiste à une transgression structurelle des lettres qui restent reconnaissables pour certaines, alors que d’autres sont transfigurées. Il suffit alors de peu de chose pour qu’à partir d’un contour identifiable, une ligne évolue en arabesque et devienne ornementale. Elle acquiert ainsi une valeur expressive qui échappe à lisibilité proprement dite pour se ranger du côté de la plasticité et du visible. Dans l’espace du graffiti, le tagueur expose pourtant, un acte de nomination qui s’inscrit dans une trace graphique et se réitère en permanence par une gestualité autre. Dans l’espace de la ville où les noms fleurissent à tous les niveaux (noms de rue, de magasins fictifs ou réels, publicitaires, de marques), les noms tagués eux aussi, s’incrustent dans l’espace urbain, l’univers commercial où tout est apparence, pure étiquette. Comme les noms exposés de la ville, le tag aussi s’expose, se montre « comme un pur palimpseste de surface »1. Surface du nom exposé, comme image d’écriture, fausse signature qui se renvoie à elle-même le tag se donne en spectacle par ses exubérances graphiques et par la richesse de ses signes. Ces noms de fantaisies aux allures baroques, aux sonorités qui claquent « ces nomothèques » exposent un principe ludique, le plaisir d’écriture.
1 . José Luis DIAZ, “Vous êtes des noms propres, avatar autour du nom d’auteur après 1830 ”, Le nom et la nomination, Toulouse, Eres, 1990.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 2. LE TAG : UNE ÉCRITURE URBAINE AVEC DES TERRITOIRES GRAPHIQUES 2.1. Le tag et la ville Indissociable de l’espace urbain1, toponyme dans le système topographique américain, il devient anthroponyme parce que le repérage des scripteurs était devenu trop flagrant. Le numéro de rue accompagnant le tag servait à repérer et localiser les individus2. Mais « contrairement aux tagueurs américains qui exportent symboliquement leur rue et leur quartier dont ils font partie, les tagueurs français n’ont rien à dire sur leur lieu d’origine ».3 D’une manière générale, « les graffitis sont souvent dans des no man’s land », des espaces inappropriés qui nous surprennent toujours. Toutefois, leur disposition dans la ville n’est pas aléatoire car « ils obéissent à une occupation méthodique de l’espace urbain ».4 Une pratique de terrain quotidienne de la ville m’a permis de me déplacer vers ces lieux, ces non lieux, territoires neutres ou abandonnés occupés par les tags ; dans des zones pas ou peu éclairées, désaffectées ou en friche. Alain Vulbeau, note que « les tags sont souvent dans des lieux où personne ne songeait à aller en temps normal ; tout au moins dans des lieux où il est souvent difficile de les voir ou de s’installer pour les voir. »5 J’ai donc appris à regarder et à pratiquer la ville comme ces écrivants dont les inscriptions se logent dans le système topographique sans l’occuper totalement. En effet, si elles s’accumulent dans des zones singulières, en général on les trouve dans des parties limitées, dans différents secteurs distants entre eux, regroupés aux environs et aux abords périphériques de la ville, dans son centre, dans certains quartiers. Leur répartition induit une autre disposition et organisation spatiale que j’ai essayé de déterminer pour définir les espaces constitués par les tags. Le tagueur construit des territoires avec ses inscriptions et utilise le réseau de circulation pour s’approprier la ville qui devient un espace d’écritures. 2.2. Les territoires graphiques du tag : « des espèces d’espaces » Pratique d’écriture révélant une pratique spatiale particulière, le tag donne à lire une autre spatialité urbaine en créant des « espèces d’espaces » aux 1 . La manière d'occuper et de s'approprier les espaces a donné lieu parfois à certaines excentricités de la part de tagueurs qui voulaient se démarquer dans le but d'un performance graphique et dans l'optique de défi (qui existait au début du mouvement Hip hop ) en plaçant leur tag dans des endroits particuliers comme les toits d'immeubles, où des lieux difficiles d'accès et peu fréquentés. 2 . En France, le système topographique est différent, ce sont les noms et les numéros de rue qui servent d’identification et de repère dans l'espace urbain. Le chiffre dans les tags français, héritier du modèle américain, ne possède aucune relation précise du point de vue spatial avec une quelconque répartition territoriale. 3 . Alain VULBEAU, Op; Cit., p. 63. 4 . Hugues Bazin, La culture Hip Hop, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p.192. Extrait d’interview d'un graffeur JEAX “ la place du tag est faite en fonction du lieu () plus il y a d'intersections et de correspondances sur la ligne (RER), mieux c'est. C'est pour ça que par exemple la ligne 1 et 3 à Paris sont des lieux de passage obligé ”. 5 . Alain Vulbeau., du tag au tag, Desclée de Brouwer, Paris, 1992, p. 64.
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L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE… dimensions variables et changeantes que j’ai appelé espaces intermédiaires. Constitués par des lieux d’écritures et d’exposition ou exhibition ; ils définissent ce que je nomme des territoires graphiques que le tagueur parcourt, traverse, déplace par la répétition de son tag, en recomposant du coup le paysage urbain par des alvéoles graphiques. L’ensemble manifeste une organisation qui s’apparente à un labyrinthe formé de plusieurs points d’encrages (les lieux d’écritures et d’exposition), vers lesquels les tagueurs se dirigent par le biais du réseau de circulation. Le tout constituant une chaîne de relations pour un autre réseau, celui là d’écritures qui lui sert de repère. Toutefois, les configurations territoriales graphiques bougent en fonction des concentrations ou non des tags et de leurs effacements. Ils redécoupent le paysage en des réseaux et des territoires graphiques qui s’interfèrent, s’annulent ou se complètent par rapport aux autres territoires urbains. Outre les lieux classiques où l’on rencontre les tags comme les abords des chantiers, leurs palissades, le réseau de transport collectif, des voies de communication routière, ferroviaire, les lieux d’abandons, les zones désaffectées, les terrains vagues ou en friche ; ils s’inscrivent dans la ville : — soit en créant des espaces graphiques intermédiaires à l’intérieur de celleci,- soit en utilisant les espaces géographiques habituels que sont les espaces de circulation urbaine, les micro-espaces du quartier, l’espace du centre-ville. 2.2.1. Les espaces intermédiaires sont des espaces inventés, réappropriés qui n’existent pas réellement. Ils sont formés par la concentration des tags dans certaines zones. Lieux de repère pour les tagueurs, ils assurent les transitions avec les autres espaces urbains. Toutefois, ce ne sont que de micro territoires, aux frontières complètement mouvantes et dont l’existence est plus ou moins éphémère. (Annexe 3) 2.2.2. Les lieux d’écritures sont localisés dans des zones en retrait distantes entre elles, dans des emplacements connus mais fermés, dans des impasses ou des bâtiments laissés à l’abandon aussi bien à l’intérieur du centre-ville, qu’en dehors. Certains sont aujourd’hui détruits ou réhabilités. Leur nombre plus ou moins réduit est lié aux interventions ou non des pouvoirs publics dans l’espace urbain. Ils représentent pour les tagueurs des lieux où ils peuvent se livrer à la pratique de leur écriture, en s’essayant à toutes les formes de combinaisons graphiques. Ce sont des espaces où règnent une grande liberté et parfois de véritables joutes graphiques. Chacun peut tester, expérimenter, mais aussi apprendre les diverses techniques pour développer et maîtriser un tracé, un geste graphique, les jeux de bombe, les pointes des différents marqueurs. Dans ces zones comparables à des laboratoires d’expérimentations graphiques s’inventent toutes sortes d’inscriptions, de recherches sur la lettre et son lettrage avec des réalisations plus ou moins abouties1. Les lieux d’écritures présentent ainsi une écriture en 1 . Nous pouvons y lire et voir les “ brouillons graphiques scripturaux ”, comme des brouillons d’écrivain avec les ratures, les réécritures, les différentes tentatives développées sur la lettre et sa graphie.
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LES LANGAGES DE LA VILLE chantier, des graphies d’apprentissage, d’expérimentations des techniques et des compositions les plus diverses (des classiques aux extravagantes) faisant de ses zones, des espaces d’apprentissage, de perfectionnement graphique, mais aussi, de lieux de rencontres pour les tagueurs et les différents groupes de passage dans la ville. Espaces collectifs d’échanges et de communication interne pour les tagueurs, ces lieux d’activités graphiques cachés sont des espaces de fréquentation presque quotidienne pour ceux-ci. 2.2.3. Les lieux d’exhibition ou d’exposition sont par contre des endroits choisis volontairement qui permettent l’exposition et la présentation de résultats graphiques et conduisent à des compétitions entre les individus. Espaces ouverts, localisés dans des points stratégiques du point de vue de la visibilité, il s’agit alors de se monter et de se faire voir à tous, tagueurs ou non. Les choix stratégiques répondent au même critère que pour les emplacements publicitaires à savoir : trouver le meilleur lieu pour se faire voir et être vu. Les emplacements visuels déterminés sont différents selon que les lieux sont accessibles ou non et que le passant est en position fixe ou mobile1. Les lieux d’exposition situés pour le plus grand nombre dans le centre-ville se trouvent également dans des zones désaffectées, les friches industrielles, les terrains vagues, les squats. Espace d’occupation spatiale, il bouge en permanence en fonction des campagnes de nettoyage.
2.3. Les espaces géographiques classiques 2.3.1. Les lieux de circulation ainsi que les voies de communication permettent de structurer les différents espaces des tagueurs et lui servent de lien dans leurs déplacements. Cela concerne tout le réseau de circulation urbain, le métro, le réseau de transport, les voies ferrées, les zones à proximité des trains, les points de transition, les couloirs, les souterrains, les trajets, les passerelles, les ponts et les places. 2.3.2. Les « micro espaces du quartier » sont des espaces proches du lieu d’habitation du tagueur. Ce sont des zones restreintes et des lieux collectifs comme les cages d’escaliers, le bas des immeubles, les abords des centres commerciaux d’un quartier. Ces « micro espaces de proximité » de dimensions réduites sont des lieux semi-publics fréquentés par les personnes vivant dans le quartier. 2.3.3. Le centre ville avec ses espaces privilégiés (place, esplanade, son mobilier urbain, son équipement public, ses rues, les devantures 1 . Nous trouvons des tags dans des lieux accessibles à toute personne comme les places, les grands axes d’une ville, des lieux où ils défilent devant le passant. Les tags sont faits pour être repérées furtivement dans un mouvement comme le long des voies ferroviaires, autoroutes. Dans d’autres cas, le passant se déplace à travers les inscriptions qu’il peut regarder comme dans les souterrains, les passerelles, les tunnels, les ponts, le métro.
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L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE… métalliques des magasins, les portes des bâtiments) indifféremment, mais ses axes principaux sont privilégiés.
est
utilisé
3. L’APPROPRIATION GRAPHIQUE DU TERRITOIRE URBAIN Le tagueur s’approprie des zones urbaines qui représentent pour lui des « pôles magnétiques » où il se dirige immanquablement. « Lieux d’attraction » ou nœuds qui jalonnent et dessinent ses parcours quotidiens, chaque ville possède les lieux d’écritures et d’exposition qui lui sont propres. Ces espaces créés sont ouverts à la déambulation, mais le tagueur familier de la ville explore surtout les non-lieux de celle-ci. Ce découpage en îlots et territoires graphiques modifie notre champ visuel puisqu’il nous oblige à lire l’écrit, soit de manière amplifiée, soit de manière isolée. Et le tag transforme le continuum spatial et la logique urbanistique par ses espaces graphiques en accentuant certaines zones grâce à une grande visibilité de l’écriture ou en annule d’autres. Il conduit ainsi à une « altération interne des lieux » en déstructurant les territoires et en surexposant certaines parties de la ville. Cependant, ses espaces sont artificiels, leurs disparitions n’ont aucune incidence sur l’organisation spatiale, alors que leurs présences brouillent et recomposent l’ordre urbain par d’autres territoires. Ces espaces intermédiaires ont pourtant des limites floues, car ce sont les tags qui marquent les frontières du territoire graphique et non l’architecture ou un quelconque élément urbanistique. Les différents lieux énumérés ont des fonctions particulières qui participent à une dynamique en liaison avec les divers groupes qui pratiquent cette écriture. Ces espaces qui possèdent une grande fonctionnalité sont complémentaires, imbriqués les uns aux autres, ils ordonnent ainsi une certaine continuité dans l’espace public, même si les territoires graphiques sont dispersés dans la ville. Ils changent en fonction des nécessités des groupes, ainsi obtient-on un réseau d’écritures où se tissent des relations selon la fréquentation ou non des lieux. Et les territoires graphiques « territoires flottants »1 dérivent au gré des migrations des tagueurs qui les déplacent, modifiant les configurations visuelles de la ville. Cependant, le côté éphémère des territoires n’affecte pas la production taguée, c’est une condition liée à son renouvellement. Il en est de même pour les lieux d’écritures et d’exposition qui, étant soumis aux disparitions et remplacements successifs, régénèrent en permanence ces territoires. Néanmoins, une délimitation spatiale précise de ceux-ci est assez difficile à contenir puisque les tags franchissent, déplacent les frontières en abolissant les repères spatiaux traditionnels. Colonisant toutes sortes de supports (c’est leur force et leur faiblesse), ils sont toujours en circulation, ne se cantonnant pas aux seules frontières d’une ville. Ils s’étendent partout et possèdent un statut international. Aucune écriture n’avait jusqu’à présent débordée de ses limites territoriales avec une telle ampleur pour envahir différentes aires géographiques. Par ces changements constants de lieux, il convient de considérer les tags comme des inscriptions possédant « une 1
. Michel MAFFESOLI, Du nomadisme, Paris, Librairie Générale Française,1997.
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LES LANGAGES DE LA VILLE pulsion migratoire » importante, une écriture nomade qui se développe dans « des territoires circulatoires. »1 Toutefois, si l’idée de « marquer » le territoire de sa trace semble être le désir de chaque tagueur ; le fait de le placer à côté d’un tag existant, finit par engendrer des lieux et des espaces d’appropriation. Et ils donnent lieu à la mise en œuvre de parcours urbains totalement éphémères mais qui crée des réseaux ou « chaînes de relations » par les échanges qu’ils élaborent entre les différents espaces que le tagueur construit artificiellement. Les cheminements scripturaux qui redessinent l’espace deviennent des repères et pas uniquement des signes dans la mesure où le tagueur sélectionne, s’approprie et redéfinit la ville pour ses propres besoins. 4. VOYAGE DANS LE PAYSAGE URBAIN 4.1. Une nouvelle spatialité : un labyrinthe d’écritures Plus attentive à regarder les moindres inscriptions qu’à suivre un itinéraire particulier pour aller d’un lieu à un autre, le travail de terrain de recueil des données m’a permis de circuler dans la ville autrement. On se retrouve dans une situation de déambulation où une pratique de lecture propre à ce type d’écriture se met en place. Car suivre les tags, c’est observer la vision d’un scripteur marcheur qui diffère de celle des urbanistes, des architectes ou des géographes. Ce marcheur quotidien qu’est le tagueur en déplaçant ou en inventant d’autres espaces par sa marche et ses dérives urbaines, crée ainsi du discontinu par décalage. « Le marcheur transforme en autre chose chaque signifiant spatial, et si d’un côté il ne rend effective que quelques-unes des possibilités fixées par l’ordre bâti (il va seulement ici, mais pas là), de l’autre il accroît le nombre des possibles (par exemple, en créant des raccourcis ou des détours) et celui des interdits (par exemple, il s’interdit des chemins tenus pour licites ou obligatoires). Il sélectionne en choisissant des fragments de l’espace urbain. »2
Les tags s’organisent alors autour d’espaces de communication (interne pour les tagueurs), d’appropriations, de circulation et de déambulation ; alors que les espaces urbains sont généralement exploités : — en zones commerciales (pour les commerces), — en espaces publicitaires (emplacements publicitaires de toutes sortes), — en espaces signalétiques (tous les indicateurs de signalisation).
1 . Cette notion de “ territoires circulatoires ” issue de l’anthropologie du mouvement, est utilisé par Alain TARRIUS dans Anthropologie du mouvement pour définir une certaine socialisation des espaces. “ Les individus se recon-naissent à l’intérieur du territoire qu’ils délimitent aux cours d’une histoire commune de migration, initiatrice d’un lien social original. Introduisant une double rupture dans les acceptions communes du territoire et de la circulation; en premier lieu elle suggère que l’ordre né des sédentarités n’est pas essentiel à la manifestation du territoire, ensuite elle exige une rupture avec les conceptions logistiques des circulations, des flux, pour investir le sens social de déplacement” “ La notion de territoires circulatoires est le résultat de productions de mémoires collectives et de pratiques d’échanges sans cesse plus amples où valeurs éthiques et économiques spécifiques créent une culture”. “ La circulation migratoire ”, in Migrations Etudes n°84 (synthèse des travaux sur l’immigration et la présence étrangère en France), Paris, ADRI, Décembre, 1998, p. 3. 2 . Michel MAFFESOLI., Op. Cit., p.149.
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L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE… Le tagueur redécoupe ainsi le paysage en espaces visuels dans un souci de double communication, vers l’extérieur (être vu par la société et les autres tagueurs), mais aussi en interne pour les groupes et désorganise les catégories d’oppositions urbaines que sont le centre, la périphérie, l’espace public, l’espace privé par le brouillage de ses réseaux et de ses sphères. Et « la manifestation déviante devient visible, car elle heurte le code, se détourne de la régulation sociale et franchit les frontières de la décence ».1 Privatisant l’espace public avec leur inscription et en redonnant un autre sens aux lieux, « ils installent un nouveau type de culture urbaine fondée sur une sociabilité spatiale ».2 L’espace public3et l’espace privé sont alors modifiés puisque des parties du premier réappropriées deviennent des lieux privés et collectifs. Par son inscription (spatiovisuelle) le tagueur nous propose différentes « configurations visuelles » grâce à des stratégies d’exposition et de multiplication du nom sous divers supports et selon diverses caractéristiques visuelles (forme, couleur, emplacement) qui sollicitent constamment le regard tout en décentrant les repères. Il montre du coup l’ambiguïté du statut public de l’espace, et comme le note Michel Kokoreff à propos des tags : « Toutes les politiques urbaines convergent de plus en plus vers cette idée « d’habiter l’espace public » et les tags paraissent plutôt révoltés. Ils sont une manière extrême d’habiter l’espace public, mais en même temps, ils sont révélateurs de cette demande publique. Ils répondent à l’angoisse du « trop vide » par l’angoisse du « trop plein ».4
Les différentes modalités de circulation que favorisent les cheminements à travers les tags s’apparentent à la déambulation dans les dédales d’un labyrinthe, un labyrinthe d’écritures aux parcours en apparence fléchés. Dans le dédale des noms, chaque tag se renvoie d’un lieu à un autre, ce qui permet de parcourir et de fréquenter divers endroits de la ville en adoptant des comportements autres pour se déplacer dans l’univers scriptural entre les rues, les non-lieux, les trajets, les impasses, les culs-de-sac, les ruelles, les passerelles, les passages souterrains, les couloirs, etc. Ce labyrinthe5 plus ou moins complexe peut avoir plusieurs centres constitués par les lieux d’écritures ou exposition qui sont autant de nœuds, qui gravitent autour et 1
. Alain GAUTHIER, Du visible au visuel anthropologie du regard, Paris, P.U.F, 1996, p.60. . Michel MAFFESOLI Le temps des tribus, Paris, Méridiens, 1988. 3 . Nathalie CANDON, “ Le rôle de l'espace public ” Note bibliographique : Composition urbaine, Paris, Centre de documentation de l’Urbanisme, 1996. “ L'espace public est de création récente, sa naissance liée à la notion de démocratie a lieu au début du XIX è siècle. Il se fonde alors sur une coupure juridique entre le privé et le public. A la suite de l'abandon de l'art urbain, il a été considéré comme un espace résiduel, “ce qui reste entre les édifices”. C'est là ignorer son facteur de cohésion sociale ( d'espace dédié à la communauté), et son rôle, majeur, dans l'ordonnancement des constructions qui constituent l'espace urbain. On peut ajouter à cela son impact sur l'image, valorisante ou repoussante, de la ville. Il met en scène sobrement l'identité historique, culturelle ou paysagère. De plus il assume la continuité des constructions, étant un espace continu, structurant, donc générateur de ville. C'est l'espace à penser en premier (même s'il demeure virtuel). Il règle, ordonne les espaces qui le constituent. ” 4 . Michel KOKOREFF, “ Tags et Zoulous, une nouvelle violence urbaine ”, Esprit, Février, 1991, p. 248. 5 . Le labyrinthe a une morphologie mouvante. Les murs d’écritures prennent un sens pour les tagueurs, détagués, ils redeviennent anonymes. Effacés il y a une rupture dans la chaîne, alors qu’une concentration d’écritures recrée un autre couloir dans le labyrinthe qui se déplace au gré des fréquentations des lieux. 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE par les axes de circulation permettant ainsi, de relier les territoires graphiques entre eux. La ville devient un espace d’écritures qui « se donne comme un réseau alvéolaire aux périphéries extensibles »1 dont l’organisation spatiale révèle tout de même une mise en relation et de connexion d’un réseau graphique fortement structuré. 4.2. Le tag, une écriture dans et en réseau Un tag ne s’appréhende jamais seul mais toujours en interaction et une lecture possible au sens d’un déchiffrage n’est accessible que grâce à la multiplicité des graphies. Le tag est une inscription de la variation, de la transreformulation qui laisse entrevoir une production faite de répétitions, d’altérations en transformation perpétuelle, qui est plus à voir qu’à lire dans ses multiples réécritures. (Annexe 4). Jugées illisibles et indéchiffrables, toutes les variantes d’un même tag ne le sont pas car différentes étapes du lisible à illisible sont déclinées. Le tag ne se lit alors qu’en relation les uns avec les autres et par conséquent qu’en réseau. Ainsi, se met en place dans les inscriptions une sorte de polygraphie scripturale dans la mesure où un tag peut être lu par le biais d’un ou des éléments scripturaux provenant d’un autre. Cela s’observe sur une forme graphique ou sur un style de lettre. Tout un jeu de renvoi d’une forme à l’autre à l’intérieur d’une même graphie et entre des graphismes différents autorisent une lecture qui peut se faire du point de vue interindividuelle ou intra individuelle. La lecture en réseau n’est possible que grâce à deux types de réseaux en superposition, le réseau de circulation urbain qu’il utilise auquel se rajoute le réseau d’écritures qui constitue un lieu d’échanges graphiques. Un élément, un style réapproprié tisse une relation graphique avec un tag et les autres. Les relations entre les inscriptions font bouger les graphies par ajout, modification ou retrait. Ainsi, reliés les uns aux autres dans une sorte de chaîne graphique invisible ; au réseau territorial de circulation urbaine s’incruste l’ancrage scriptural qui suit ce réseau et en même temps s’en écarte. Déterminant des lieux d’ancrage qui représentent des points d’échanges, de transition pour les tagueurs, ce réseau d’écritures « brise l’enchaînement à un lieu en déplaçant les valeurs qui régissent la distribution des espaces sociaux ».2La mobilité des réseaux et l’inscription sociale sont ainsi liées dans la pratique taguée. Toutefois, le double réseau (de circulation et scriptural) manifeste les échanges entre les individus et est le reflet d’une certaine forme de sociabilité. Les tagueurs deviennent ainsi des « acteurs « de la ville dans la mesure où ils agissent sur elle et ses configurations, car « habiter une ville, c’est y tisser par ses allées et venues journaliers, des parcours articulés autour de quelques axes directeurs. »3 Mais, cette lecture du tag ne s’opère que dans un mouvement : celui de la marche faisant de la rue un espace à construire. L’inscription du tag sur les 1 . Jean REMY, “ La ville : réseau alvéolaire et mobilité spatiale ”, Figures architecturales et formes urbaines, Genève, Anthropos, 1994, p. 117. 2 . Michel KOKOREFF, “ Espaces des jeunes, territoires, identités et mobilité ”, Annales de la Recherche Urbaine n°59/60, p. 177. 3 . Jacques GRACQ, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985.
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L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE… différents supports donne l’illusion que celui-ci marche dans la ville en franchissant les espaces qu’il accapare et en s’adaptant en permanence à de nouveaux lieux sans tenir compte des frontières. Et l’écriture ne prend alors de « sens » qu’à l’intérieur d’un fonctionnement de chaînes de correspondances où l’individuel s’élabore dans le collectif et par ses inscriptions, le tagueur reconstruit ainsi « un corps social ». « Ainsi, l’errant peut être solitaire, il n’est pas isolé, et ce parce qu’il participe réellement, imaginairement ou virtuellement, d’une communauté vaste et informelle, qui, tout en n’étant pas inscrite dans la durée, n’est pas moins solide, en ce qu’elle dépasse les individus particuliers et rejoint l’essence d’un être-ensemble fondé sur les mythes, les archétypes, et renaissant dans les petites communautés ponctuelles où s’exprime, avec d’autant plus d’intensité qu’elles se sentent passagères, la circulation des affects et des émotions dont on ne dira jamais assez le rôle qu’ils jouent dans la structuration sociale ».1
5. CONCLUSION Le tag nous apprend à regarder autrement la ville qui se lit selon de nouvelles compositions. Les espaces intermédiaires que sont les territoires graphiques (lieux d’écritures et d’exposition) en se superposant, s’insinuant dans les interstices urbains transforment les rapports entre les différentes composantes du paysage. Ils permettent d’assurer le développement du tag et son renouvellement pour des temps plus ou moins longs, même si sa durée de vie est précaire. Le fait d’accentuer la visibilité de certains lieux au détriment de d’autres, provoque une désorientation qui participe à l’émergence d’un autre rapport visuel. La ville est ainsi appréhendée par une successivité d’espaces éclatés, d’importance inégale qui ajoutent du brouillage à son organisation spatiale. La multiplication des territoires graphiques oblige à sauter d’un lieu à un autre, du réseau de circulation au réseau d’écritures en alternance. Les inscriptions façonnent la ville en fonction de concentration ou non de tags, leur présence ou leur absence. Et suivre les tags, c’est considéré les « procès du cheminement », les errances scripturaires qui transforment la ville en un univers de noms à déchiffrer, présenté dans leur opacité, leur illisibilité et pourtant dans une très grande visibilité. Le tagueur distribue ses énoncés dans des parcours particuliers où le « récepteur » saute d’un nom à un nom, où seules les formes graphiques changent au fil de son itinéraire. Attestant une parfaite connaissance du territoire urbain qu’ils exploitent et « inséparables d’un contexte de mobilité urbaine », les tagueurs engendrent des réseaux éphémères qui viennent se superposer aux réseaux de circulation existants en les saturant. Et lire les tags, c’est déambuler dans le dédale d’un univers onomastique particulier, d’un lieu à l’autre, d’un signe à un autre, pour pratiquer l’espace urbain de manière insolite, en dehors des circuits habituels, dans une sorte de « nomadisme scriptural » qui ouvre sur « une topologie scripturale » mouvante faite de chemins virtuels qui nous contraignent à une attitude nomade. Inscription imprévisible, sans support déterminé et réservé d’avance, pouvant être partout, elle fait varier aussi bien son support que ses graphies, ce qui la rendant insaisissable.
1
. Michel MAFFESOLI, Ibid., p. 67.
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LES LANGAGES DE LA VILLE La ville devient ainsi un paysage graphique qui est tantôt à regarder ou tantôt à lire ; un paysage composé « d’identité de papier, d’identité virtuelle », fait de nomothèque éphémère. Le tag transforme la ville en un espace de lecture à ciel ouvert, aux signes indéchiffrables, mais en circulation constante pour une autre dynamique spatiale. La ville se dit alors dans un langage qui s’apparente à ce qu’on connaît sans toutefois qu’on en saisisse le contenu. Et par sa répétition, le tag fait ainsi trace constituant par là « une mémoire collective des éphémères », une mémoire scripturaire qui fait référence et sert de repère. Le tagueur est un marcheur qui propose des scénarios de migrations discrètes, sources d’organisations, d’échanges de cheminements en développant des pratiques migratoires à durée variable. Marie-Christine MAGLOIRE Université de Franche-Comté BIBLIOGRAPHIE BAZIN H., La culture Hip Hop, Paris, Desclée de Brouwer, 1995. CANDON N, « Le rôle de l’espace public », Note bibliographique : Compo-sition urbaine, Paris, Centre de documentation de l’Urbanisme, 1996. José Luis DIAZ, « Vous êtes des noms propres, avatar autour du nom d’auteur après 1830 », Le nom et la nomination source sens et pouvoir, Toulouse, Eres, 1990. GAUTHIER A, Du visible au visuel anthropologie du regard, Paris, P.U.F, 1996. GRACQ J, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985. HOEKSTRA F, Coming from the subway New-York graffiti-art, Paris, Ubi, 1992. KOKOREFF M, « Tags et Zoulous, une nouvelle violence urbaine », Esprit, Février, 1991. - « Espaces des jeunes, territoires, identités et mobilité », Annales de la Recherche Urbaine n° 59/60, MAFFESOLI M, Le temps des tribus, Paris, Méridiens, 1988. - Du nomadisme, Paris, Librairie Générale Française, 1997. PEYTARD J, « La traversée des signes (promenade en sémiodologie) », Syntagme IV, Paris, Annales Littéraires Université de Besançon, pp. 247-258. REMY J, « La ville : réseau alvéolaire et mobilité spatiale », Figures architecturales et formes urbaines, Genève, Anthropos, 1994. TARRIUS A, « la circulation migratoire », Migrations Etudes n° 84 (synthèse des travaux sur l’immigration et la présence étrangère en France), Paris, ADRI, Décembre, 1998. - Anthropologie du mouvement, Caen, Paradigme, 1989. VULBEAU A, Du tag au tag, Paris, Desclée de Brouwer, 1992. « Les tags : des cris muets sur les murs », Société Magazine, janvier, 1991.
Annexe 1 : Quelques noms de tags1 extraits de mon corpus EDGAR 91
AISE
1 . Quand on demande aux tagueurs ce qu’est pour eux taguer, ils répondent le plus souvent que le tag est fait pour se faire connaître, les graffs pour se faire reconnaître. Taguer, c’est donc "poser" son nom tout en y apportant quelque chose à la manière de l’écrire. Au début du mouvement, créer des tags c’était pour être reconnu partout, dans une sorte de jeu ritualisé dont les règles ne sont connues que des tagueurs. Et l’une de ses règles était de pouvoir réaliser son inscription un certain nombre de fois dans un souci de dépassement de soi pour atteindre un but. “ Le nombre de fois que vous réussissiez à toucher au but fixé et le degré de difficulté de l’accès de l’endroit atteint, étaient les deux choses qui comptaient pour les nouveaux "writers". Ils appelaient ça "frapper un grand coup" ("getting up"). C’était devenu une vocation pour des milliers de jeunes qui voulaient devenir aussi connu que TAKI 183 ” in HOEKSTRA F, Coming from the subway New York graffiti-art, Paris, Ubi, 1992, p.11.
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L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…
KAZE
EPYSE
© Photos : M.C Magloire Mot court la plupart du temps, fait de deux ou trois syllabes (monosyllabiques ou dissyllabiques), le tag est facilement mémorisable et choisi en fonction des possibilités formelles des lettres alphabétiques. Il se distingue toutefois du graff que l’on confond souvent. Ils se font dans des conditions et des contextes différents. Annexe 2 : Le système graphique 1. Les formes graphique « Au début du mouvement, les premiers tags devaient être lisibles, ils visualisaient et répétaient à l’infini l’affirmation d’une existence individuelle. Mais vont apparaître des graphies plus sophistiquées, que les « purs » condamnèrent :l comment voulez-vous faire connaître votre nom en faisant toutes ces manières disent-ils ? Alors les lettres s’enflent, se gonflent comme celles de s bulles de la B.D. et des styles apparaissent » Le livre du graffiti, Paris, Alternative, 1986, p. 67. Le tag peut avoir plusieurs formes graphiques avec des lettres identifiables et séparées ou des lettres liées entre elles qui tendent vers la calligraphie. La stylisation qui n’existait pas au début du mouvement est apparue dans le but de se démarquer et d’opérer une différenciation parmi les tags qui saturaient alors l’espace. C’est le changmenet de taille dans le lettrage des tags qui constitue l’évolution majeure vers le graff. Dans son passage vers le graff, le tag s’est totalement métamorphosé en s’esthétisant. Le throw up, simple tag agrandi inaugure le début du changement de taille du lettrage. Fait d’une seule couleur (monochrome), ses lettres sont tracées sans contours et sont plaines. tag throw up 2. Quelques styles de lettrages Avec le wildstyle, nous assistons à la fragmentation plus ou moins complexe des lettres qui sont déstructurées. Style graphique totalement illisible pour les non initiés, il peut se rapprocher de la calligraphie par son expressivité gestuelle. 259
LES LANGAGES DE LA VILLE
semi wild style (desh)
graff1 (epys)
1
wild style (desh)
graff (sild style)
bubble style (ese)
Le graff, contrairement au tag, est une œuvre collective dont la signature (tag) en est le support, mais celle-ci est plus travaillée graphiquement. Au travail du « lettrage » de la signature s’ajoute un décor, des personnages (issus d’univers les plus variés). L’ensemble se rapprochant de la peinture murale qui constitue un genre artistique appelé « graff’art ». Le graff utilise des espaces appropriés pour sa création (terrains vagues, espaces muraux) plus conséquents que le tag et nécessite du temps pour sa réalisation. Il appartient au registre de l’image alors que le tag relève plutôt du scriptural. Le graff se distingue aussi par sa plus grande complexité graphique, il nécessite l’apport d’éléments scripturaux et figuratifs, ainsi que la couleur. 260
L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…
Annexe 3 : Les territoires graphiques
La carte des territoires graphiques représentée n’est pas exhaustive et ne donne qu’un aperçu des localisations des tags dans le centre ville de Besançon.
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LES LANGAGES DE LA VILLE
Annexe 3 : Exemple de variantes d’un tag (mae)
© Photos : M.C Magloire
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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ÉCRITURE DE L’ESPACE URBAIN DANS LES ROMANS DE L’ÉCRIVAIN ARGENTIN CÉSAR AIRA Réfléchir sur l’espace nous place à un carrefour interdisciplinaire très fécond : les sciences humaines exposent de plus en plus leurs problématiques en termes de spatialité et l’on constate l’ampleur et la précision que cette approche peut donner aux analyses les plus pointues sur la ville ; la diversité des recherches qu’elle suscite en témoigne parfaitement. Architecture, urbanisme, géographie, histoire, politique, sociologie, psychologie, linguistique, poésie… la résonance de ce thème est très stimulante, elle rend encore plus passionnant le questionnement sur la spécificité des espaces littéraires qui n’ont cessé, de tout temps et en tous lieux, de renouveler la mise en fiction de la ville. César Aira est né en 1949 à Coronel Pringles, en Argentine, et vit depuis 1967 à Buenos Aires. Bien qu’il ne soit pas encore très connu en France, César Aira a pourtant à ce jour publié une quarantaine d’ouvrages, et son rythme de publication est très prolifique, entre un et quatre livres par an. C’est un polygraphe : il a écrit des romans, des essais sur la littérature, il est l’auteur d’un très riche dictionnaire des auteurs hispano-américains, et il est traducteur1. Inclassable, César Aira l’est par son écriture, traditionnelle dans l’art de mener les récits, mais à la fois empreinte d’une imagination débordante qui fait osciller les intrigues entre rêve et réalité, et les fait dériver vers des thématiques fantastiques qui peuvent frôler la science-fiction, mais qui échappent pourtant à des genres déterminés. Il ne se considère pas comme un écrivain avant-gardiste… et cependant son œuvre fait figure de rénovation totale dans la littérature argentine2. Ce compatriote de Jorge Luis 1
On trouvera les références bibliographiques sur et autour de César Aira en fin d’article. Dans sa thèse intitulée Las vueltas de César Aira, l’Argentine Sandra Contreras fait une excellente analyse de l’écriture génératrice de César Aira qui effectue un retour aux sources des avant-gardes, mais dans un mouvement totalement créateur, comme un éternel surgissement qui dépasse l’historicité même du courant littéraire et développe l’essence de son mouvement, le mouvement de son essence. En Argentine, les œuvres de César Aira font l’effet de « bombes » littéraires qui remettent en cause les écrivains, mais aussi les critiques, par un déplacement des valeurs et des canons traditionnels, de manière comparable à ce qui s’est passé avec Borges. 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE Borges et d’Adolfo Bioy Casares, pour ne citer que deux grandes figures de la littérature argentine, s’inscrit dans une lignée prestigieuse et dynamique qui se révèle florissante, même et peut-être surtout en cette période de crise qui plonge le pays dans une recherche accrue de réponses nouvelles. Loin d’une transposition réaliste de sa ville, la plume de César Aira explore l’urbanité de manière très imaginative, jouant avec les thématiques spatiales et temporelles tout en menant de véritables réflexions sur la pratique même de l’écriture littéraire. Je vais tenter de voir dans quelle mesure on peut dire que chez lui, les langages de la ville se trouvent à la croisée des rues qu’il décrit, mais aussi d’une pensée qui imprime son propre mouvement dans l’espace. Car l’écriture de César Aira, plus que suivre « les empreintes de la ville », tente de déconstruire jalons et repères traditionnels dans une vision subvertie de l’espace urbain. Et nous allons voir comment, dans cette déconstruction subtile, diverses empreintes culturelles ressurgissent pour venir s’inscrire dans cet espace fictionnel. Le mot « empreintes » évoque bien l’idée d’un lieu visible, visualisable, ce qui souligne l’optique de cette étude1. Je me suis attachée à choisir des exemples dont la portée peut dépasser le cadre de cet écrivain et celui même de la littérature. Buenos Aires, située au bord de l’Atlantique et dont on dit qu’elle a tourné le dos à son port, est bordée par la Pampa. Cette plaine désertique située pratiquement aux portes de la ville s’étend à perte de vue, c’est le royaume des « gauchos », les « cow-boys » argentins. Cet espace réel mis en fiction et mythifié par la littérature et par l’histoire, exerce sur les hommes une fascination perpétuellement renouvelée. Son intemporalité est à la mesure de son immensité spatiale, et son langage ne peut être déchiffré que par le « rastreador », le guide de la Pampa, expert en lecture des signes du désert et chargé d’y orienter la trajectoire des hommes2. Nulle empreinte urbaine, nulle trace de civilisation, ciel et terre se confondent même, et pourtant la Pampa est là, aux confins de la ville, d’où l’on sent sa présence comme on peut sentir celle de la mer, défi lancé aux limites de l’espace… Si j’ai commencé par évoquer la Pampa, c’est qu’elle a toujours été indissociable de la métropole à plan quadrillé, dans une dynamique « traditionnelle » d’opposition entre la barbarie et la civilisation3. Comme l’a bien exprimé le sociologue Pierre Sansot dans Poétique de la ville, « il existe 1 Ceci dit, plutôt que de prendre une loupe pour suivre une logique de détective ou cheminer géographiquement, voire géométriquement, dans le texte, on examinera, dans le sens d’une « poétique de la ville » de César Aira, les constructions-déconstructions urbaines mises en œuvre par une écriture qui amplifie, creuse et distorsionne tout horizon spatial et rationnel. 2 En espagnol, « rastro » signifie « trace », « piste », et le « rastreador » est celui qui suit la trace, détermine le chemin à suivre. Il apparaît comme personnage littéraire dans des œuvres-clef depuis longtemps, Facundo de Domingo Faustino Sarmiento (1845), Don Segundo Sombra de Ricardo Güiraldes (1926), L’Armée des cendres, de José Pablo Feinmann (1986). 3 Voir l’essai de Ezequiel Martínez Estrada, Radiografía de la Pampa (1933). Dans sa thèse L’invention de l’espace dans la littérature argentine (1921-1963). Borges, Bioy Casares, Cortázar (1993), Yves Germain montre comment l’espace argentin a été d’une certaine façon imaginé avant d’être vécu, en soulignant l’empreinte-emprise « civilisatrice » de Buenos Aires comme pôle autour duquel l’espace argentin a été envisagé et construit, en opposition à l’espace lointain et « barbare » de la Pampa, et les diverses évolutions de cette opposition dans la e littérature du XX siècle.
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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN… un va-et-vient qui mène de la ville à ses environs », et il faut « qu’un espace illimité fasse contrepoids [à la ville]1 ». Similitude, contraste, assimilation d’un espace par un autre, influence mutuelle, ce double jeu d’identité et d’opposition crée un lien paradoxal très étroit. Cette spécularité semble se formuler dans un langage qui met en dialogue la Pampa et la ville sur le lieu même de leur frontière… Lorsque Borges chante les ruelles de Buenos Aires, le charme nostalgique des faubourgs et des patios, il envisage très souvent leur ouverture sur l’horizon de la Pampa où elles semblent se déverser, se perdre, évoque par exemple sa « ville qui s’ouvre claire comme une pampa », ou énonce : « Voici encore au vague horizon/la certitude de la pampa2 » ; ou bien il s’adresse directement à l’immensité : « Pampa,/Je ressens ton ampleur qui creuse les faubourgs,/Et mon sang coule à tes couchants3. » Mais entrons à présent dans la Buenos Aires contemporaine décrite par César Aira, dans le quartier de Flores, au sud-ouest de la capitale, où il vit et où il situe l’action de plusieurs de ses romans. Si cette connaissance intime du « théâtre » de ses récits se retrouve dans l’exactitude de certaines descriptions, elle s’avère être, parfois d’entrée de jeu, un moyen d’aller d’autant plus loin dans la mise en fiction de cet espace : dans les rues de Flores, quels sont les lieux qui lui donnent cette impulsion créatrice ? De l’obscurité crépusculaire des rues à la luminosité artificielle des espaces clos, ce sont des lieux symboliques de la modernité urbaine, des « non-lieux » pour reprendre l’expression de Marc Augé4, supermarché, fastfood, gymnase désert, qui s’opposent à la lumière et à l’ordre naturels, amplifiant par cette dualité la tension dramatique des intrigues qui s’y nouent. Mais loin de toute vacuité ou de tout non-sens, le quartier argentin va être le lieu idéal d’une saturation labyrinthique de signes et de langages : dans les romans de Aira, les rencontres et les dialogues précèdent et annoncent des agressions, déluges, incendies, meurtres, épisodes fantastiques, qui impriment leur rythme nouveau et insolite dans la succession chronologique d’une routine. Le roman Le Rêve5 se déroule entièrement dans un carré urbain autour d’un petit kiosque à journaux qui est une caisse de résonance pour la « symphonie d’accents provinciaux » des habitants du quartier, une « usine à thèmes » et à potins6. Il est tenu par un 1
Pierre Sansot, chapitre « La dérive de l’homme traqué », in Poétique de la ville (1996), p. 124125. Poème de Jorge Luis Borges, « Carrefour rose », du recueil Lune d’en face (1925), in Œuvre poétique 1925-1965 (traduction de Ibarra, 1970, édition originale Obra poética, 1965), p. 31-32. 3 Poème de Jorge Luis Borges, « A l’horizon d’une banlieue », ibidem, p. 33. La ville semble trouver une certaine cohérence dans son opposition à ce qui lui est extérieur. L’écriture en exil par laquelle se sont illustrés de nombreux auteurs du Río de la Plata, est une modalité intéressante de re-création des langages de et sur la ville. Dans la double dynamique de l’éloignement du regard et du sentiment d’absence où naît le désir d’une réappropriation des lieux chers, Buenos Aires, Montevideo, etc., acquièrent des reliefs et des contours nouveaux et très personnels. L’imaginaire, voire le fantastique, peuvent ainsi inventer, réinventer à l’infini ce dialogue entre la Pampa et la métropole, recréer les langages de la ville… 4 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992). 5 Je traduis littéralement le titre de ce roman intitulé en espagnol El Sueño ; je ferai de même avec les titres de romans de César Aira non encore traduits en français cités au cours de cette étude. Pour les romans déjà traduits, on trouvera en bibliographie leurs références exactes et celles de leur traduction. 6 El Sueño, p. 21-22, je traduis. 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE homme d’origine italienne Natalio, son fils Mario, et un autre adolescent. Présents dès l’aube dans le quartier qu’ils voient s’éveiller, ils vendent des journaux sur place mais les livrent aussi à domicile dans les immeubles environnants. Le déroulement de la matinée est réglé minute après minute comme une horloge. Pour le jeune héros Mario, la simultanéité des faits et gestes du quartier crée un emboîtement d’actions les unes dans les autres qui a pour effet de dilater le temps… Toute l’action du roman (198 pages) est la dilatation d’une seule matinée remplie d’événements. Chaque dialogue, chaque parole échangée avec un client ou un passant laisse l’empreinte d’un langage, pas d’interférences, juste un emboîtement perceptible… et une distorsion temporelle. On remarque ici une première déconstruction, celle de la trame de signes urbains, de l’enchevêtrement de paroles orales, gestes et actes qui ici se décomposent et se différencient ; et celle du temps chronologique. C’est comme si le temps de l’histoire adoptait le rythme du récit linéaire. Comme si dans l’espace de la ville tout s’inscrivait à la manière de caractères s’imprimant dans un livre. Dans deux romans intitulés La Guerre des gymnases et Le Rêve, l’espace se pose à travers deux lieux symboliques : une église, lieu du culte religieux, et un gymnase, lieu d’un nouveau culte, celui du corps. L’empreinte apparaît ici comme imprégnation : les fidèles de l’église comme ceux du gymnase sont pris dans la clôture dramatique qui règne dans ces espaces, ou bien même s’y retrouvent littéralement prisonniers : l’église est le théâtre d’un culte étrange célébré dans une atmosphère imprégnée d’une fumée d’encens hallucinogène. Le complexe religieux occupe tout un pâté de maisons de forme parfaitement carrée. Il est cerné de murailles infranchissables et peuplé de religieuses hostiles qui pratiquent, dans des souterrains situés sous l’église, d’inquiétantes expérimentations secrètes de procréation artificielle. Une jeune femme et son bébé s’y retrouvent prisonniers, et le héros du roman se lance à leur secours ; il se retrouve vite enfermé dans les souterrains obscurs. La trajectoire labyrinthique de l’évasion des personnages révèle un univers infernal, une face cachée du quartier de Flores. C’est une sorte de « monde d’en bas », un monde des origines, où se jouent les mystères de la création et de la procréation… Il est intéressant de souligner que les différents niveaux du complexe religieux établissent un lien vertical spatial et symbolique entre le ciel et le sous-sol. Quant au gymnase, il est presque désert et les appareils de musculation sont évoqués comme une « oasis », une « jungle métallique » ; il est en revanche peuplé de nombreux miroirs et d’une baie vitrée qualifiée de « mur de verre1 », qui réfléchissent la lumière et multiplient les êtres de façon magique, ce qui souligne la fermeture oppressante et la tension du lieu menacé par une mystérieuse guerre des gymnases. Les comparaisons avec des éléments de la nature introduisent un langage différent dans la géométrie urbaine ; le foisonnement souterrain ou selvatique, ainsi que le jeu des miroitements, font surgir dans le texte une dimension « sauvage », incontrôlable, un désordre apparent, qui semblent annoncer les épisodes conflictuels ultérieurs et le chaos final des intrigues de 1
La Guerre des gymnases, p. 44, p. 7 et p. 8.
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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN… ces deux romans (guerre des gymnases, affrontement avec les religieuses et combat de robots géants). Mais l’irruption de la nature représente-t-elle un désordre total ? Dans Le Rêve, le héros observe la ville et imagine le plan que tracerait la végétation si les murs, les rues, les édifices disparaissaient : il surgirait alors une sorte de nouveau tracé signifiant… Jusqu’où pourrait-on aller, en sautant d’arbre en arbre, sans toucher terre ? Très loin peut-être. A Buenos Aires les arbres sont nombreux, si on compte ceux des rues et ceux des patios et des places. Les édifices nous empêchent de distinguer leurs chemins, les directions et connexions de cette forêt étrange, apparemment discontinue (mais qui sait ?). Si toutes les constructions disparaissaient et qu’il ne restait que les arbres, la disposition de ces lignes et 1 petits bois serait très révélatrice .
Si la nature prenait le dessus sur la ville, un ordre, une syntaxe urbaine resterait sans doute prédominante dans la configuration du nouveau schéma ; comme si la structure première de la ville, son empreinte comme un moule, une matrice en langage d’imprimerie ou de sculpture, imposait encore en dernier lieu son langage géométrique « civilisé », rationnel. Les lumières de la ville conditionnent la perception visuelle et chez César Aira, elles jouent un rôle déterminant. Un autre roman de l’auteur est intitulé en espagnol La Villa ; en français Le Manège : la Villa est le nom d’un bidonville de Buenos Aires, qui se relie au quartier de Flores par une longue avenue rectiligne, et que l’on surnomme « le manège ». Lieu clos aux étrangers, les passages sont si étroits dans l’amoncellement des baraques que son plan exact est impossible à deviner. Seules les nombreuses ampoules de son réseau électrique extérieur tracent les contours circulaires et quelques lignes directrices de ce lieu, et le font ressembler à un diamant étincelant. Dans ce royaume des trafics en tous genres, la vision est l’enjeu de l’intrigue : la clef de l’énigme du bidonville se trouve dans la trame de ses lumières signifiantes qui forment des dessins, des codes, et qui ont la particularité d’être changées de place à tout moment par les habitants pour brouiller les pistes… Les lieux de rendez-vous secrets des trafiquants sont ainsi couverts par la mobilité visuelle du lieu qui devient un véritable manège, impossible à déchiffrer pour les non-initiés. Zone périphérique, bordure urbaine spatialement et socialement plus « basse » que Flores, la Villa est une « zone d’ombre » qui vient paradoxalement éclairer le plan général du quartier par l’asymétrie de son tracé et par le langage changeant de son réseau électrique2. Nous venons de voir que les lumières de la ville se donnent à déchiffrer ici comme un langage dans leur combinaison particulière et mouvante. Même discontinus ou fragmentés, les éclairages viennent imprimer sur la rétine la syntaxe originale dessinée par les rues du quartier argentin. Et à l’inverse, l’obscurité de la ville renforce les nuances crépusculaires : 1 El Sueño, p. 132, je traduis. Cette évocation fait directement écho au roman Le Baron perché, d’Italo Calvino, et cette référence implicite révèle en palimpseste dans ce plan végétal de Buenos Aires un second tracé signifiant, intertextuel, qui met en dialogue cet espace fictionnel airien et un espace littéraire plus ample. 2 Le titre « Le Manège » choisi pour la traduction française reprend le terme par lesquels les Argentins nomment eux-mêmes ce quartier, et évoque en même temps judicieusement la mise en fiction des caractéristiques changeantes et énigmatiques de cet espace.
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LES LANGAGES DE LA VILLE La nuit, Flores était de plus en plus obscur. A la fois parce que les platanes devenaient plus touffus de printemps en printemps et parce que l’on ne remplaçait pas les ampoules cassées. Certains secteurs se retrouvaient dans l’obscurité la plus totale dès que le soleil se couchait. Tout cela donnait plus de poids au crépuscule, le rendait plus définitif : ses couleurs valaient double, et même davantage. Les roses, les violets, les orangés qui se posaient à l’horizon des rues du côté de Liniers ou de la pampa infinie, du côté du désert, avaient une valeur absolue. Au crépuscule apparaissait une population étrange, qui avait ses propres lois. Elle venait des faubourgs lointains, des bidonvilles, de lieux que Ferdie n’arrivait pas à imaginer et qui étaient peut-être le désert inimaginable. C’étaient les chiffonniers, les rôdeurs, avec leurs petits chariots de bois, leurs femmes et leurs enfants. Ils sortaient à la tombée de la nuit, entre le moment où les gens déposaient leurs ordures et celui où les camions passaient pour les emporter. Ils ouvraient les sacs en quête de tout ce qui pouvait leur être utile, ils les examinaient d’un œil précis, dans la lumière cendrée vite envahie par les ombres. Bien que leur regard fût précis et pénétrant, il était obscur, et Ferdie n’avait jamais 1 vu leurs yeux .
Par une dynamique du contraste, l’écriture de l’espace se met au service d’une thématique sociale, toutes deux sont ébauchées d’un même élan scriptural : les chiffonniers des bidonvilles évoluent dans la face obscure d’une atmosphère urbaine duelle symbolisant aussi leur condition humaine et sociale misérable. Les contextes nocturnes dans les romans de Aira sont révélateurs et générateurs d’espaces changeants. C’est aussi le cas dans le roman Le Rêve, qui s’ouvre sur une description du quartier de Flores selon une esthétique visuelle « miroitante ». Par le jeu des lumières intermittentes de feux d’artifices dans l’obscurité nocturne, les édifices du quartier se dévoilent tour à tour. La ville offre à lire sa présence dans une luminosité éphémère, répétitive et successive, qui dessine ses contours kaléidoscopiques à la manière de clichés photographiques ou d’un film passé au ralenti : l’espace est découpé par une multitude de flashs qui figent les limites de la composition mouvante et dynamique de ce « carnaval momentané2 ». Renversement des valeurs, émergence d’une nouveauté temporaire, ces feux d’artifice se font visibles dans un espace où le haut et le bas s’abolissent, et révèlent même furtivement des angles et des façades d’édifices inconnus, jamais vus ni remarqués de jour3. C’est comme si la ville se contractait dans une « petite boule de verre noir » par un phénomène de distorsion et de miniaturisation de l’univers qui du coup semble devenir visuellement préhensible dans sa totalité. Faut-il alors s’éloigner de la ville, la regarder sous un autre angle, selon un autre point de vue, pour mieux la voir ? Entre rapprochements et mises à distance, symétries et asymétries, les espaces urbains créent des dynamiques tour à tour ascensionnelles ou descendantes. Comme le socle d’une caméra en travelling, un axe vertical jalonne cette modalité d’écriture et de lecture de la ville. Mais la fiction narrative permet tous les écarts, la mécanique du texte 1 La Guerre des gymnases, p. 54-55. Un extrait plus complet de cette description se trouve en annexe de cet article. 2 El Sueño, p. 10. 3 El Sueño, p. 10 : dans la scène de feux d’artifices nocturnes qui ouvre le roman, « une vague lueur verte dessine les contours d’un édifice gigantesque et sombre, dont personne ne soupçonnait l’existence » ; je traduis.
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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN… airien « déraille » souvent pour emprunter des voies inédites forgées de toutes pièces par un imaginaire flexible, une tendance au fantastique dépassant toute logique et démontant les mécanismes mêmes de certaines lois scientifiques. Les rails peuvent se transformer en courbes et volutes, et dans tous les cas la multidimensionnalité de cet espace se trouve renforcée. Le texte peut ainsi ébaucher ligne après ligne les contours mouvants et insaisissables de la ville, dans un jeu de déconstructions spatiales. Le langage scientifique, repère momentané, est aussitôt happé par le langage de l’imagination fantastique ; le prétexte rationnel débouche sur un texte irrationnel. Les distances, les effets optiques, les lois de la gravité, sont là pour « aiguiller » et « aiguillonner » une réflexion très active qui introduit dans le récit les rythmes effrénés de ses raisonnements en boucle qui frisent l’illogique, l’auto-annulation… La verticalité s’accentue vertigineusement par des dynamiques de chute et de chaos : dans La Guerre des gymnases, les mouvements d’assaut sont brutaux et imprévus, sous la forme d’irruptions d’intrus exotiques et énigmatiques dans les locaux : Le temps s’immobilisa pendant quelques minutes. Au lieu de se coucher, le soleil sembla se fixer en un point central, et avancer un peu. Deux silhouettes obscures se dessinèrent à mi-hauteur, derrière les vitres du fond, à contre-jour. On aurait dit qu’elles flottaient en l’air, et leur mobilité excessive contribuait à cette illusion. C’étaient deux hommes, qui avaient les bras et les jambes écartés et qui s’agitaient avec une frénésie qui semblait échapper aux lois de la gravité. Ils donnaient l’impression de deux corps en chute libre vus du dessous, ce qui était absurde, puisque Ferdie les voyait parallèlement à l’étage où il se trouvait. Ce fut l’affaire d’une seconde. Ils traversèrent les vitres en les faisant éclater en mille fragments lumineux, qui dansèrent dans le vacarme avant de s’écraser au sol. […] Les intrus étaient maintenant pendus aux traverses des dernières machines, sur lesquelles ils se redressèrent grâce à une traction prodigieuse, qui sembla leur rendre leur dimension humaine. […] C’étaient deux Orientaux vêtus de tee-shirts et de pantalons de nylon noir. Auparavant, il lui avait semblé que ces traverses n’étaient qu’à quelques centimètres du plafond, mais c’était impossible puisque les deux individus s’y trouvaient commodément installés. A moins qu’il ne s’agisse d’homoncules grands comme la main (c’était comme ça qu’il les voyait de sa bicyclette), mais dans ce cas il n’aurait pas distingué leurs traits aussi clairement. Ils poussèrent des cris aigus, certainement des mots dans une autre langue, et changèrent deux ou trois fois de position. Se jetant au sol, ils se redressèrent en s’adossant l’un à l’autre, les bras levés, puis 1 recommencèrent à crier .
Cette intrusion provoque un changement de dimension et une accélération du rythme, intensifiant le suspense et le caractère illogique de l’histoire. Le danger venu de l’extérieur brise la clôture du gymnase, une violence urbaine fait irruption dans ce sous-espace de la ville qui s’imprègne et se contamine de violence. Le Rêve montre un autre exemple de ces défis, dans un espace cette fois extérieur. Horacio, le concierge d’un immeuble de 25 étages situé au cœur du quartier de Flores, conduit le jeune vendeur de journaux, Mario, sur la terrasse de l’imposant édifice. Si près du ciel, le souffle coupé devant le panorama qui s’offre à lui, Mario prétend même manquer d’oxygène. 1 La Guerre des gymnases, p. 10-11. Un extrait plus complet de cet épisode du roman se trouve en annexe de cet article.
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LES LANGAGES DE LA VILLE D’abord dérouté — « C’était un autre monde » -, il a l’impression soudaine d’accéder à la « réalité » du monde : « Mario vit le monde1 ». La ville est un texte à déchiffrer, et la lecture fait sens peu à peu par le biais d’une adaptation visuelle et mentale, d’une « traduction » de la confusion du proche et du lointain : La vue était presque zénithale. […] Il aurait pu faire un plan ; ou plus exactement, il était en train de voir le plan, sauf que c’était un plan vivant, bigarré, indéchiffrable. […] [Lidia était cachée quelque part] sous l’Iguazú d’atmosphère démesuré qui se précipitait à l’envers depuis ce carré de la planète. […] C’était 2 comme si tous les secrets se révélaient à un œil lointain et indifférent .
Aira recourt à l’image des chutes d’Iguazú, nature grandiose, pour évoquer la densité de l’air. C’est sous la forme d’un élément aquatique déchaîné et vertical que la nature fait irruption dans la ville : la chute est inversée, c’est un monde à l’envers, éclairé d’une lumière originelle qui rappelle les commencements des temps… Dans cet océan confus, le kiosque à journaux familier est le seul point d’ancrage visuel pour Mario, qui permet au langage rationnel des rues de reprendre peu à peu le dessus. C’est alors que se révèlent des patios, des jardins intérieurs, et la contiguïté des habitations, détruisant les schémas habituels du garçon pour qui « les maisons étaient toutes sur une ligne, mille fois enroulée, mais une seule ligne quand même3 ». La vision contamine la pensée du personnage, à la confusion succède une complexification des repères spatio-temporels : le concierge Horacio développe sa théorie impossible de « rêveur réaliste » selon laquelle vue d’en haut de l’immeuble, l’image d’une scène se passant dans la rue est perçue en avance par l’observateur, tandis que l’image des étoiles, de tout ce qui se passe au-dessus de l’immeuble s’imprime sur la rétine en retard… Mario tente de comprendre son ami, mais Horacio explique que de toute façon, il se débrouille comme cela depuis toujours et que pour lui ce système fonctionne : s’il voit de la terrasse des personnes en difficulté dans la rue, il peut ainsi descendre et arriver à temps pour les aider !… Il est intéressant de souligner ici que les deux personnages prenant en charge cette lecture pseudo-scientifique de la ville ne sont pas des « savants » ; peut-être est-ce là une façon pour l’auteur de dire que même en ignorant les lois scientifiques, leur mécanisme rationnel s’impose inexorablement au citadin… peut-être estce aussi une négation de l’utilité de l’érudition dans la compréhension des langages de la ville… Car après tout si César Aira brouille ainsi ludiquement les pistes, n’est-ce pas parce que finalement, comme il l’écrit, à chacun sa méthode, seul compte le pouvoir de créer des fictions ? La fiction contemporaine semble faire de la ville sa muse, la source privilégiée de la création… Dans tout discours sur la ville, et en l’occurrence dans un discours littéraire, il se produit un entrecroisement de langages… De l’écriture à la thématique, du récit aux questions de narration, le texte est un tissu d’autant plus riche que la trame « suit » celle d’une ville, lieu par excellence d’enchevêtrement de discours et d’images, d’oralité et
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El Sueño, p. 113-115, je traduis. Ibid., p. 114, je traduis. Ibid., p. 115, je traduis.
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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN… d’écriture, surtout à notre époque hyper-médiatisée qui est pour César Aira une grande source de réflexion sur l’écriture elle-même : Il fut un temps où il était possible de faire un récit simple, immédiatement compréhensible. Mais aujourd’hui, avec la télévision, le monde débordait d’histoires entremêlées, en suspension dans l’air, qui s’accumulaient d’une manière si prodigieuse qu’elles ne valaient plus rien, ne signifiaient plus 1 rien, comme un champ de distraction multidimensionnel .
L’excès de langages entrecroisés tue-t-il le sens ? Ecrire la ville, c’est peut-être d’abord entrer dans ce labyrinthe, s’y perdre pour ensuite déchiffrer puis réécrire et marquer ainsi de son empreinte personnelle l’œuvre, espace de langage auquel on donne un sens et que l’on offre à lire2. Dans un roman intitulé La Couturière et le Vent, un paradoxe oppose la ville, espace de silence, et le désert patagonien, espace de parole : dans le premier cas, le narrateur expérimente l’angoisse de l’impossibilité de se faire entendre des autres hommes dans la barbarie humaine de la ville ; dans le second, le désert est le royaume d’un vent personnifié et très bavard qui accompagne la trajectoire et le destin de quelques personnages en fuite, disséminés dans cet espace infini et silencieux mais qui porte irrémédiablement l’empreinte de la civilisation par le dialogue rationnel de ce vent avec les hommes. La traditionnelle opposition pampa/ville se retrouve inversée, et la civilisation semble imposer son schéma, mais la lutte est très créatrice, à l’image de la première ville fondée par Caïn… Les romans urbains airiens se terminent souvent par des combats de géants, monstres ou robots hypermécanisés qui plongent la ville dans le chaos, démolissant ce qui fait sa structure même : destructions de murs, d’édifices, carambolages, extinctions électriques générales, suivis d’une fuite ou d’une élévation silencieuse dans le ciel des « causeurs de trouble », dans un climat de fin du monde. Peut-être ces scènes apocalyptiques représentent-elles l’acte destructeur d’un ordre cosmique comme condition préalable de recréation… (le roman suivant, pour César Aira3…). Pour César Aira, celui qui change de thème dans une conversation, par exemple, détient un pouvoir. Le pouvoir de l’écrivain serait celui qu’il exerce par son acte créateur et recréateur. Par son art de mener un récit, il défie, déconstruit ou réordonne à l’infini l’enchevêtrement des langages culturels qui sillonnent la ville. Il n’a même pas besoin pour cela de briser les murailles de la cité, puisqu’elles ne s’opposent pas à l’expansion de l’imaginaire… L’attitude dite « civilisée », polie, qui correspond au sens étymologique de « polis », n’est-elle pas un mirage dans la géométrie rationnelle de la ville ? César Aira parle du tiraillement qui existe chez l’être 1
La Guerre des gymnases, p. 41. Les langages de la ville de Buenos Aires se lisent aussi dans la richesse de sa tradition historique et littéraire, au point que le lecteur de Borges, par exemple, qui arrive dans la capitale, peut avoir l’impression de se retrouver tout à coup dans un poème ou une nouvelle borgésiens, d’y reconnaître plus ou moins des atmosphères préalablement lues, dans un mouvement de la fiction vers la « réalité »… et vice versa… 3 Le mouvement permanent, le continu et le paradoxe marquent cette écriture qui met en scène sa propre genèse, comme le montre bien l’analyse de Margarita Remón Raillard dans sa thèse, César Aira o la literatura del continuo (1999). 2
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LES LANGAGES DE LA VILLE humain entre la politesse et un désir de comportement « sauvage » défiant les limites et les interdits… Le héros de son roman La Guerre des gymnases en prend conscience d’une certaine façon : témoin d’une scène de violence par une porte entrouverte près des vestiaires du gymnase, il entrevoit, le temps d’un éclair, un homme battant une femme : cette vision bouleverse ses repères, elle s’impose dans « toute la réalité inextricable d’un monde » : Son système était basé sur la politesse, sur une façon de se comporter qui lui paraissait raisonnable. Mais il ne fallait pas écarter la possibilité que cette politesse s’accroisse, d’une manière exorbitante, à l’infini, jusqu’à contenir toutes les violences et toutes les vulgarités, et que cette expansion même soit la condition de réalité du réel.
Ce qui aboutit quelques lignes plus loin à une sorte de définition de la réalité : « La réalité n’annule pas les fantaisies, elle les intègre, en devenant une totalité1 ». La littérature serait un peu comme cette totalité, un langage qui pourrait contenir à l’infini dans la clôture des livres raison et déraison, logique et paradoxe, civilisation et barbarie, comme une ville ou un corps dont le cœur « sauvage » et palpitant irriguerait les artères… Des bons airs de Buenos Aires au vent bavard de la Pampa, c’est dans un souffle créateur que les langages de la ville se métamorphosent sous la plume de César Aira, qui marque de son empreinte personnelle un espace tour à tour léger, dense, insaisissable, violent, comme l’air contenu aussi dans son patronyme… Dans le palimpseste des langages de la ville, comme dans celui du livre, s’inscrit le mouvement perpétuel, le séisme perpétuel, de l’écriture littéraire. Cristina BREUIL Université Stendhal, Grenoble 3 breuila@aol.com BIBLIOGRAPHIE AIRA C., La guerra de los gimnasios, Buenos Aires, Emecé Editores, 1993. AIRA C., La Guerre des gymnases, traduction de Michel Lafon, Marseille, André Dimanche Editeur, 2000. AIRA C., La costurera y el viento, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, « Ficciones », 1994. AIRA C., El sueño, Buenos Aires, Emecé Editores, 1998. AIRA C., La Villa, Buenos Aires, Emecé Editores, 2001. AIRA C., Le Manège, traduction de Michel Lafon, Marseille, André Dimanche Editeur, 2003. AIRA C., Diccionario de autores latinoamericanos, Buenos Aires, Emecé Editores-Ada Korn Editora, 2001. AUGÉ M., Non lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1992. BORGES J.L., Œuvre poétique 1925-1965, mise en vers français par Ibarra, Paris, Gallimard, 1970 (titre original Obra poética, Buenos Aires, Emecé Editores, 1965).
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La Guerre des gymnases, p. 47.
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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN… CALVINO I., Le Baron perché, traduction de Juliette Bertrand, Paris, Seuil, « Points », 1959 (titre original Il Barone rampante, 1957). CONTRERAS S., Las vueltas de César Aira, Rosario, Beatriz Viterbo Editora, « Ensayos críticos », 2002. FEINMANN J.P., El ejército de ceniza, Buenos Aires, Legasa, 1986. FEINMANN J.P., L’Armée des cendres, traduction d’Hélène Visotsky, Paris, Albin Michel, 1992. GASQUET A., L’Intelligentsia du bout du monde, Paris, Editions Kimé, 2002. GENETTE G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, Poétique, 1982. GERMAIN Y., L’invention de l’espace dans la littérature argentine (19211963). Borges, Bioy Casares, Cortázar, Thèse de Doctorat (dir. Albert Bensoussan), Université de Haute-Bretagne-Rennes 2, Etudes ibéroaméricaines, 1993. MARTÍNEZ ESTRADA E., Radiografía de la Pampa, Buenos Aires, Babel, 1933. REMÓN RAILLARD M., César Aira, o la literatura del continuo, Thèse de Doctorat (dir. Michel Lafon), Université Stendhal-Grenoble 3, 1999. SANSOT P., Poétique de la ville, Paris, Armand Colin, 1996. ANNEXE Extraits de La Guerre des gymnases, de César Aira, traduction de Michel Lafon, Marseille, André Dimanche Editeur, 2000 (titre original : La guerra de los gimnasios, 1993) Extrait n°1 Le temps s’immobilisa pendant quelques minutes. Au lieu de se coucher, le soleil sembla se fixer en un point central, et avancer un peu. Deux silhouettes obscures se dessinèrent à mi-hauteur, derrière les vitres du fond, à contre-jour. On aurait dit qu’elles flottaient en l’air, et leur mobilité excessive contribuait à cette illusion. C’étaient deux hommes, qui avaient les bras et les jambes écartés et qui s’agitaient avec une frénésie qui semblait échapper aux lois de la gravité. Ils donnaient l’impression de deux corps en chute libre vus du dessous, ce qui était absurde, puisque Ferdie les voyait parallèlement à l’étage où il se trouvait. Ce fut l’affaire d’une seconde. Ils traversèrent les vitres en les faisant éclater en mille fragments lumineux, qui dansèrent dans le vacarme avant de s’écraser au sol. Deux ou trois gymnastes qui s’exerçaient sur les Nautilus du fond de la salle se retrouvèrent baignés d’une poussière coupante. Les intrus étaient maintenant pendus aux traverses des dernières machines, sur lesquelles ils se redressèrent grâce à une traction prodigieuse, qui sembla leur rendre leur dimension humaine. Les néons du plafond contrecarrèrent le soleil qui provenait de la terrasse, et Ferdie put voir leurs visages, totalement inexpressifs. C’étaient deux Orientaux vêtus de teeshirts et de pantalons de nylon noir. Auparavant, il lui avait semblé que ces traverses n’étaient qu’à quelques centimètres du plafond, mais c’était impossible puisque les deux individus s’y trouvaient commodément installés. A moins qu’il ne s’agisse d’homoncules grands comme la main (c’était comme ça qu’il les voyait de sa bicyclette), mais dans ce cas il n’aurait pas distingué leurs traits aussi clairement. Ils poussèrent des cris aigus, certainement des mots dans une autre langue, et changèrent deux ou trois fois de position. Se jetant au sol, ils se redressèrent en s’adossant l’un à l’autre, les bras levés, puis recommencèrent à crier. (p. 10-11) Extrait n°2 La nuit, Flores était de plus en plus obscur. A la fois parce que les platanes devenaient plus touffus de printemps en printemps et parce que l’on ne remplaçait pas les ampoules cassées. Certains secteurs se retrouvaient dans l’obscurité la plus totale dès que le soleil se couchait. Tout cela donnait plus de poids au crépuscule, le rendait plus définitif : ses couleurs valaient double, et même davantage. Les roses, les violets, les orangés qui se posaient à l’horizon des rues du côté de Liniers ou de la pampa infinie, du côté du désert, avaient une valeur absolue.
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LES LANGAGES DE LA VILLE Au crépuscule apparaissait une population étrange, qui avait ses propres lois. Elle venait des faubourgs lointains, des bidonvilles, de lieux que Ferdie n’arrivait pas à imaginer et qui étaient peut-être le désert inimaginable. C’étaient les chiffonniers, les rôdeurs, avec leurs petits chariots de bois, leurs femmes et leurs enfants. Ils sortaient à la tombée de la nuit, entre le moment où les gens déposaient leurs ordures et celui où les camions passaient pour les emporter. Ils ouvraient les sacs en quête de tout ce qui pouvait leur être utile, ils les examinaient d’un œil précis, dans la lumière cendrée vite envahie par les ombres. Bien que leur regard fût précis et pénétrant, il était obscur, et Ferdie n’avait jamais vu leurs yeux. Il ne pouvait pas s’en étonner, au demeurant, dans la mesure où, pour sa part, il était une créature de la lumière, à cheval sur le scintillement électronique qui apportait son image dans tous les foyers. Leur invasion, quoique pacifique, avait un arrière-goût menaçant, car ces êtres transportaient avec eux un type de nécessité qui était absent des préoccupations des habitants de Flores. C’était comme s’ils venaient poser une question vitale : si nous ne faisons pas cela, nous périssons. C’était de l’ordre du définitif, il n’y avait qu’à voir leurs visages se découpant dans le clair-obscur. La nécessité des gens ordinaires, qui remplissaient les rues dans la journée, était différente, elle relevait plutôt de la combinatoire : si nous ne faisons pas ceci, nous faisons cela, sans que l’on sache en définitive à quels motifs obéissaient leurs déplacements, qui flottaient dans l’histoire du quartier comme un spectacle interminable. (p. 54-55).
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L’INTERACTION DES CATÉGORIES DU CHRONOTOPE, DE L’INTERTEXTUALITÉ ET DE LA STRUCTURE DU HÉROS DANS LE ROMAN DE JAMES JOYCE « ULYSSE » Dans le présent article nous reprendrons l’œuvre de James Joyce pour considérer l’interaction de trois catégories du texte : la structure du héros, le chronotope et l’intertextualité dans les limites d’un ouvrage. Nous avons choisi l’"Ulysse" de Joyce pour faire cette analyse car il comprend trois types principaux de la réalité : le monde objectif environnant (Dublin), le conscient et le subconscient de trois personnages principaux. Tout cela a exigé de l’auteur non seulement la synthèse de différents genres et codes, mais aussi une grande expérience linguistique qui a déterminé la poétique du roman. Pour décrire la promenade du poète Stephen Dedalus et de l’agent de réclame Leopold Bloom dans Dublin qui eut lieu un jour de juin 1904 James Joyce se sert de la structure de "l’Odyssée " d’Homère et concentre l’attention des lecteurs non pas sur les actions des personnages jouant un rôle assez important, mais sur les pensées des héros, sur la naissance d’une idée qui est libre d’une interprétation inadéquate vu qu’elle est rarement prononcée. Trois textes sont choisis pour la présente analyse : le premier texte est extrait du neuvième chapitre (Scylla and Charybdis) contenant les pensées d’un des héros principaux Stephen Dedalus ; le deuxième texte, tiré du dixième chapitre (Wandering Rocks), retrace les déplacements du révérend Conmee dans Dublin ; dans le troisième texte du quatrième chapitre (Calypso) l’auteur évoque les pensées de Leopold Bloom.1
1.2About to pass through the doorway, feeling one behind, he stood aside. 2. Part. The moment is now. Where then ? If Socrates leave his house today, if Judas go forth tonight. Why ? That lies in space which I in time must come to, ineluctably. 3. My will : his will that fronts me. Seas between. 4. A man passed out between them, bowing, greeting. 5. -Good day again, Buck Mulligan said. 6. The portico.
1
Ces chiffres sont indiqués pour la commodité de l’analyse.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 7.Here I watched the birds for augury. Ængus of the birds. They go, they come. Last night I flew. Easily flew. Men wondered. Streets of harlots after. A cream-fruit melon he held to me. In. You will see. 8. -The wandering jew, Buck Mulligan whispered with clown’s awe. Did you see his eye ? He looked upon you to lust after you. I fear thee, ancient mariner. O, Kinch, thou art in peril. Get thee a breechpad. 9. Manner of Oxenford. 10. Day. Wheelbarrow sun over arch of bridge. 11. A dark back went before them. Step of a pard, down, out by the gateway, under portcullis barbs. 12. They followed. 13. Offend me still. Speak on. 14. Kind air defined the coigns of houses in Kildare street. No birds. Frail from the housetops two plumes of smoke ascended, pluming, and in a flow of softness softly were blown. Cease to strive. Peace of druid priest of Cymberline, hierophantic : from wide earth in altar. Laud we the gods And let our crooked smokes climb to their nostrils From our bless’d altars. (U ; 279-280)
Dans l’épisode « Scylla et Charybde » qui se déroule à la bibliothèque ce qui apparaît surtout c’est le haut degré de l’intertextualité qui transforme tout le chapitre en un grand hypertexte. Pour bien systématiser l’intertextualité du passage nous analyserons les faits qui ont déterminé ces caractéristiques du texte. Sémiosphère : Dans le roman "Ulysse" on peut rencontrer des marqueurs de différents systèmes de signes, linguistiques et culturologiques, aussi bien que des marqueurs des sciences générales et naturelles. En tant qu’illustration, nous citerons deux exemples des marqueurs : le jeu des sens (Buck-Oxenford), la proposition : That lies in space which I in time must come to, ineluctably et le mot hierophantic. Toutes les manifestations de l’intertextualité et les débranchements des codes qui s’y rattachent appartiennent, sans doute, à la sémiosphère. Ethnosphères : Irlandaise (2) et anglaise (2a) : Toute la discordance intérieure de Stephen Dedalus dans le roman « Portrait de l’artiste par lui-même » et dans le roman "Ulysse", est due à l’impossibilité de se résigner à la position subordonnée de l’Irlande et à la nécessité contrainte de perfectionner l’anglais (acquired speech). D’autre part, le personnage de Joyce ne peut pas accepter la plupart des idées du mouvement de la renaissance culturelle d’Irlande étant donné qu’elles exigent qu’on s’oriente surtout vers le folklore celtique (Celtic Revival/Twilight) et vers l’isolation nationale (Sinn Fein). Dans le chapitre Scylla et Charybde cette discordance intérieure de Stephen est en quelque sorte une forme intérieure des signes des monstres homériques dont Joyce voulait utiliser les noms dans l’épisode à la bibliothèque. Dans l’extrait que nous analysons Stephen s’oppose à Buck Mulligan, promu d’Oxford, qui a assimilé la culture anglaise et dont Joyce démontre l’indélicatesse à travers le discours direct (The wandering Jew ? Buck Mulligan whispered with clown’s awe. Did you see his eye ? He looked upon you to last after you. I fear thee, ancient mariner. O, Kinch, thou art in peril ? Get thee a breechpad), et par le monologue intérieur de Stephen qui est plein d’amertume causée par la position subordonnée de l’Irlande (Cease to strive…) et les signes des monstres mythologiques, Scylla et Charybde, dans leur opposition (My will : 138
L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE… his will that fronts me. Seas between.). Le marqueur essentiel de l’ethnosphère de l’Irlande dans le roman " Ulysse" aussi bien que dans "Le portrait de l’artiste par lui-même" est le motif de la victoire sur l’espace. Intertextualité. En prenant pour l’intertexte 1 l’ensemble de tous les textes existant et pour l’intertexte 2 l’ensemble de toutes les formes de texte, on soulignera de nombreuses couches de l’intertextualité dans "Ulysse", ainsi que ses fonctions multiples. Les sources d’après leur fonction dans le texte peuvent être divisées en sources structurales ("Odyssée") [Kiberd, 1992] et en sources sémantiques (Shakespeare, le folklore irlandais et la Bible). Joyce fait des références sur ses propres œuvres, y compris sur son roman "Ulysse". D’une part ces références, formant la structure en soulignant les dominantes, forment la structure du héros, d’autre part elles forment le sens puisque sur la base des dominantes elles forment un noyau sémantique constant. On trouve des manifestations de l’intertextualisation dans la phrase Ængus of the birds qui joint les romans "Portrait de l’artiste par lui-même" et "Ulysse", puis dans le deuxième paragraphe (If Socrates leave his house today. If Judas go forth tonight. Why ? that lies in space which I in time must come to, ineluctably), et dans l’extrait du huitième paragraphe où Stephen se souvient de son rêve. Ces deux extraits reviennent référentiellement aux passages précédents du roman "Ulysse". Il est à noter que ces "autoréférences" sont bien remplies sur le plan intertextuel. Ainsi, l’allusion au "Portrait de l’artiste par lui-même" contient une allusion au pèlerin irlandais folklorique, une autre allusion à un extrait précédent comprend une allusion à la pièce de Meterlink, et ainsi de suite. Or tout cela fait apparaître de nombreuses couches où une ramification d’acceptions, conditionnée par la diversité de codes esthétiques, se croisent. Toutes les sources nationales, folkloriques et celles de "l’Odyssée" de Joyce sont des sources constantes et stables. Elles créent une sémiosphère immuable de Stephen Dedalus équivalente à sa structure. Les autres textes littéraires et non littéraires doivent être classés parmi les sources variables. Ces sources ne peuvent pas former la structure, elles gardent seulement la fonction de formation du sens. La réplique de Mulligan peut en servir d’exemple. Les allusions à Agaspherus et au Vieux Marin ajoutent des traits supplémentaires aux portraits de Leopold Bloom et de Stephen Dedalus, et rangent ceux-ci parmi les pèlerins dépendants. Entre-temps ces allusions ne caractérisent point le personnage dans la bouche de qui Joyce a mis ces répliques, si ce n’est que l’homme ayant fait des études supérieures apparaît comme cynique. Le deuxième schéma que nous étudierons est le modèle du fonctionnement du chronotope objectif. Nous trouvons qu’il est indispensable de traiter séparément le chronotope objectif et le chronotope subjectif car dans l’épisode choisi ainsi que dans tout le chapitre, l’auteur présente des personnages dont la conscience est ouverte (Stephen Dedalus) ou fermée (les autres héros). Cela fait naître des oppositions textuelles non seulement au niveau des catégories, mais aussi au niveau de la structure. Nous allons considérer la catégorie du chronotope et sa manifestation objective car dans l’épisode, outre Stephen Dedalus, les deux autres personnages, Leopold Bloom et Buck (bœuf) Mulligan, parlent, passent et prennent congé l’un de l’autre. 139
LES LANGAGES DE LA VILLE Personnages. Actions. Dans le texte les marqueurs de la présence de Mulligan sont le discours direct et quelques phrases narratives retraçant les déplacements des héros (par exemple, They followed). Les phrases d’appréciation figurant dans le monologue intérieur de Stephen peuvent, elles aussi, se rapporter aux marqueurs de la présence de Mulligan (Offend me still. Speak on). Les marqueurs de la présence de Bloom, qui n’y est pas nommé, et dont la conscience dans cet épisode est cachée, se détectent par la façon de signifier ses actions : les phrases narratives (…feeling one behind ; A man passed out between them, bowing, greeting), l’article indéfini et la métonymie (synecdoque) : a dark back went before them. On peut aussi considérer comme marqueur de sa présence la réplique pas trop convenable qui commence par les mots : The wandering jew. L’article indéfini, la lettre minuscule dans le nom de la nationalité, la métonymie, la comparaison avec un des pèlerins éternels, l’emploi d’une comparaison du rang symbolique de Sauveur même, (Step of a pard) font ressortir un rôle particulier de l’homme qui est passé entre deux interlocuteurs.
Stephen Dedalus, le personnage central du chapitre et de l’épisode, est marqué dans le texte par le monologue intérieur et par quelques phrases narratives de l’auteur (par exemple, About to pass through the doorway, feeling one behind, he stood aside). Apparemment, il est le personnage le plus passif dans l’épisode, attendu que toute son activité se concentre sur la pensée (non sans raison, le cerveau est l’organe symbolique du chapitre). Temps. Le temps objectif est marqué dans les brouillons de l’auteur. Si au commencement du chapitre il est 14 heures, on peut supposer qu’à la fin du chapitre il est environ 15 heures. Il y a des marqueurs textuels. Les propositions "Day. Wheelbarrow sun over arch of bridge" du monologue intérieur de Stephen sont des repères temporels directs qui désignent le temps objectif littéraire. Espace. Dans ce chapitre, l’espace objectif littéraire prend la forme des rues voisines et la forme de la Bibliothèque Nationale de Dublin où Stephen exposait ses idées sur Shakespeare. Dans le texte cet espace se crée par les repères spatiaux figurant dans la narration de l’auteur (the doorway, Under portillons barbes, houses in Kildare streets) et dans le monologue intérieur (The Portico ; over arch of a bridge). L’espace objectif avec un coloris subjectif se crée aussi à l’aide de la description cachée : Kind air defined the coigns of houses in Kildare street. No birds. Frail from the housetops two plumes of smoke ascended, pluming, and in a flaw of softness softly were blown. En définissant le type du chronotope, nous pouvons le déterminer comme chronotope de séparation étant donné tous les marqueurs et tous les unités sémantiques (par exemple, Part. The moment is now). Chronotope subjectif. Le chronotope subjectif dans cet épisode est lié avec un seul personnage, Stephen, quoique sa conscience soit fermée. Les marqueurs textuels de la catégorie du héros sont dans le cas présent des allusions, le monologue intérieur, des ellipses syntaxiques et des chaînes associatives. Un autre marqueur du personnage est le jeu des sens et le parallélisme grammatical et sémantique qui entrent dans le monologue intérieur (par exemple, Frail from the housetops two plumes of smoke ascended, pluming, and in a flow of softness softly were blown). On y trouve aussi des procédés poétiques propres à la poésie de Joyce (à voir notre étude de l’esthétique de ses poèmes). Comparons les extraits ci-dessous tirés du 140
L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE… cycle poétique de Joyce « Pomes penyeach » où il emploie le même parallélisme grammatical et sémantique : Frail the white rose and frail are…/ Rosefrail, and fair – yet frailest. (A flower given to my daughter) ; Rain on the Rahoon falls softly, softly falling/Where my dark lover lies./ Sad is his voice that calls me sadly calling/At grey moonrise./Love, hear thou,/ How soft, how sad his voice is ever calling/Ever unanswered, and the dark rain falling/Then as now… (She weeps over Rahoon). Tout cela témoigne non seulement du caractère autobiographique du héros de Joyce, mais aussi de l’emploi de la structure du poète qui est devenue stable depuis l’époque du romantisme et dont les marqueurs sont l’isolement de la société, les liens avec l’univers et le fait que la notion de l’existence (activité consciente et subconsciente, imagination) l’emporte sur la vie courante. Le temps subjectif et l’espace subjectif sont présentés ensemble. Dans l’épisode on rencontre le concept de la catégorie du temps "tous les siècles se mêlèrent en un seul" (à voir "Portrait de l’artiste par lui-même") et le concept de l’espace uni (all space – "Ulysses"). Il est à noter que la catégorie du temps est propre à la structure de Stephen Dedalus. La proposition That lies in time which I in space must come to, ineluctably témoigne de la liaison du concept de l’espace subjectif et du temps subjectif. Ce qu’il y a de particulier c’est que ce concept est rempli intertextuellement. Ainsi, la phrase citée en haut est une référence à un extrait du début du chapitre qui se caractérise, lui aussi, par le haut degré de l’intertextualité. Comparez : Ulysses Unsheathe your dagger definitions. Horseness is whatness of allhorse. Streams of tendency and eons they worship. God : noise in the street : very peripathetic. Space : what you damn well have to see. Through spaces smaller than red globules of man’s blood they creepycrawl after Blake’s buttocks into eternity of which this vegetable world is but a shadow. Hold to the now, the here, through which all future plunges to the past. P. 338
Reference Plato, Aristotle
Medicine, Blake’s drawings, Aristotle
Les repères temporels et spatiaux en tant que marqueurs peuvent être divisés en deux groupes : (1) ceux qui appartiennent à l’intertexte (If Socrates leave his house today. If Judas go forth tonight. Seas between, from wide earth an altar) et (2) ceux qui appartiennent à l’espace actuel et au temps actuel (The moment is now. The portico. Here I watched the birds for augury. Day.). Il faut souligner que le deuxième groupe se rapproche de la sphère de l’intertexte par les chaînes associatives. Par exemple, une partie du monologue intérieur, où Stephen se tient debout, évolue en une chaîne associative dans laquelle trois sources servent successivement d’intertexte : le roman "Portrait de l’artiste par lui-même", le folklore irlandais et le roman lui-même "Ulysse". Toutes ces ethnosphères créent dans le texte l’ethnosphère de l’Irlande car on y trouve son marqueur principal, l’idée de la victoire sur l’espace (référence à la prédiction des oiseaux qui présagent les déplacements, référence aux héros – pèlerin folklorique, référence aux déplacements futurs). De même la description voilée de la fumée sortant des cheminées des maisons se transforme par une chaîne associative en une citation de la pièce de Shakespeare Cymbeline (Frail from the housetops two plumes of smoke ascended, pluming, and in a flow of softness softly were 141
LES LANGAGES DE LA VILLE blown –… And let our crooked smokes climb to their nostrils/From our bless’d altars). Toute cette intertextualité qui s’entremêle crée dans le roman"Ulysse" un chronotope subjectif universel entrant organiquement dans la structure du personnage poète et vagabond, Stephen Dedalus. Le dernier problème qu’il faut considérer dans cet épisode est la corrélation de l’espace conceptuel et de l’espace textuel. Cette corrélation est présentée dans le tableau suivant : Type du Chrono tope Objectif
Source de l’intertexte
Stephen
Subjectif
« Ulysse »
Stephen
Subjectif
Shakespeare
Stephen
Subjectif
« Odyssée »
Narrateu r
Objectif
Zéro
Mulliga n Stephen
Objectif
Zéro
Subjectif
Phrases complètes + ellipses
Stephen
Subjectif
Ellipse + phrase interrogative + phrase complète Ellipse
Mulliga n + narrat eur
Objectif
« Portrait de l’artiste par lui-même » « Portrait de l’artiste par lui-même », Folklore irlandais, « Ulysse » Légende sur Agaspherus, Coleridge
Stephen
Subjectif
Ellipse
Stephen
Subjectif
Ellipse
Stephen
Subjectif
Symbolique chrétienne
Phrase complète Ellipse
Narrateur
Objectif
Zéro
Stephen
Subjectif
« Ulysse »
2 phrases complètes, ellipse Ellipse
Stephen
Objectif
Stephen
Subjectif
« Portrait de l’artiste par lui-même » Shakespeare
Para graphe
Type de la phrase
Structure de la phrase
Voix
1.
Narration
Narrateu r
2. (phrase 2,4,5,6) 2. (phrase 3,8)
Monologue intérieur Monologue intérieur
Phrase simple, complète Ellipses
3. 4.
Monologue intérieur Narration
5
Discours direct
6
Monologue intérieur
Ellipse
7. (8 phrase)
Monologue intérieur
8
Discours direct + Narration
9
Monologue intérieur Monologue intérieur Monologue intérieur, narration Narration
10. 11 12. 13 14. 15 (citation)
Monologue intérieur Monologue intérieur + description Monologue intérieur
Phrase ternaire, phrase à une subordonnée Ellipse Phrase simple, complète
Zéro
Ethnoshère anglaise Sémiosphère
Dans ce tableau nous avons présenté le type et la structure de chaque phrase en corrélation avec le type du chronotope, avec la voix et l’intertextualité. Il est évident que les phrases narratives comprenant un sujet et un prédicat sont liées à la voix de l’auteur avec une intertextualité zéro. Les phrases qui renferment le discours direct sont liées à la voix du 142
L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE… personnage dont la conscience est cachée au lecteur. Ainsi, l’intertextualité ne ferme pas l’espace psychologique du héros. Le monologue intérieur se caractérise surtout par les ellipses syntaxiques, par la voix de Stephen, par le chronotope subjectif et l’intertextualité stable unissant le héros à l’ethnosphère et à l’univers. En considérant le développement logique du texte, nous citerons les phrases narratives rapportant les actions des personnages, les phrases dont la forme rappelle une structure d’escalier. Comparez : About to pass through the doorway, feeling one behind, he stood aside.… A man passes out between them, bowing, greeting. -Good day again/Buck Mulligan said/… The wandering jew, Buck Mulligan whispered with clown’s awe.… They followed…. Kind air defined the coigns of houses in Kildare street. Dans cette forme on peut observer la logique propre à la narration : la nouvelle information de la phrase précédente vieillit dans la suivante, c’est-à-dire qu’on voit un mouvement assez strict du rhème vers le thème et à l’inverse. A la différence des phrases narratives, les phrases du monologue intérieur se lient à l’aide de la chaîne associative et de l’intertextualité. L’analyse des textes qui renferment "le flot de la conscience" des héros structurés serait incomplète si nous nous bornions à étudier les paragraphes évoquant les pensées de Stephen Dedalus. Vu que dans ce chapitre le héros principal est observé par les autres, nous considérerons les paragraphes du quatrième chapitre d’" Ulysse", où Leopold Bloom agit et réfléchit. Quoiqu’il s’occupe des achats et fasse le petit-déjeuner, sa conscience est ouverte. Il est clair d’après le contexte que tous les actes de Bloom sont motivés par les faits suivants : l’amour envers son propre corps et ventre, l’amour envers son épouse et d’autres femmes, envers sa fille, son fils mort en bas âge et son père qui s’est suicidé, puis envers tout le vivant, y compris son chat. Ses actes sont motivés par d’autres facteurs encore plus profonds, notamment par son appartenance au peuple juif, par la structure et par l’archétype des pèlerins éternels Ulysse et Agaspherus, que Bloom a reçus de Joyce. Seul le moment proche des funérailles de son copain lui gâchent un peu l’humeur. Ainsi, le contexte de l’extrait choisi est bipolaire présuppositionnellement. Sa structure textuelle est également bipolaire : 2. 1….Arbitrus place : Pleasant old times. Must be without a flaw, he said. Coming all that way : Spain, Gibraltar, Mediterranean the Levant. Crates lined up on the quayside of Jaffa, chap tickling them off in a book, navies handling them in soiled dungarees. There’s whatdoyoucallhim out of. How do you ? Doesn’t see. Chap. as it is in heaven. A cloud began to cover the sun wholly slowly wholly. Grey. Far. No, Not like that. A barren land ? Bare waste. Vulcanic lake ? The dead sea : no fish, Windless. Sunk deep in the earth. No wind would lift those waves, grey metal, poisonous foggy waters. Brimstone they called it raining down : the cities of the plain : Sodom, Gomorrah, Edom. All dead names. A dead sea in a dead land, grey and old. Old now. It bore the oldest, the first race. A bent 143
LES LANGAGES DE LA VILLE hag crossed from Cassidy’s clutching a noggin bottle by the neck. The oldest people. Wandering far away over all the earth, captivity to captivity, multiplying ? Dying ? Being born everywhere. It lay there now. Now it could bear no more. Dead : an old woman’s : the grey sunken cunt of the world. Desolation. Grey horror seared his flesh. Folding the page into his pocket he turned into Eccles Street, hurrying homeward. Cold oils slid along his veins, chilling his blood : age crusting him with a salt cloak. Well, I am here now. Morning mouth bad images. Got up wrong side of the bed. Must begin again those Sandow, s exercises. On the hands down. Blotchy brown brick houses. Number eighty still unlet. Why is that ? Valuation is only twenty eight. Towers, Battrsby, North, MacArthur : parlour windows plastered with bills. Plasters on a sore eye. To smell the gentle smoke of tea, fume of the pan, sizzling butter. Be near her bedwarm flesh. Yes., yes. Quick warm sunlight came running from Berkeley Road, swiftly, in slim sandals, along the brightening footpath. Runs, she runs to meet me, a girl with gold hair on the wind. [U : 73-75] En ce qui concerne l’espace textuel de cet extrait, nous ferons remarquer que les marches spatiales et celles de cadre contiennent des paragraphes entiers. Ainsi, la phrase-fixation du moment : " He looked at the cattle, blurred in silver death" change en une phrase où il s’agit des oliviers. On y trouve une association par contiguïté : la couleur des vaches éclairées par le soleil rappelle la couleur des olives, voire leur go°t. Tout cela emporte Bloom dans le passé romantique, dans un endroit et un temps idéaux (pleasant street, pleasant old time, Gibraltar). A l’aide des phrases et des propositions : Watering cart. To provoke the rain. On earth as it is on Heaven. A cloud began to cover the sun, wholly slowly, slowly le flot de la conscience de Bloom change complètement de direction et un espace mort lui vient à l’esprit. Ce qu’il y a de particulier c’est que l’unité de l’intertexte, la ligne de la prière "Notre Père" témoigne non seulement du commencement de la présentation de l’espace universel dans le texte, mais aussi du changement complet de coloris de cet espace. La première phrase du paragraphe suivant, où il est question du retour des rayons de soleil – Quick warm sunlight came running from Berkeley Roads… dirige ce flot de nouveau vers le pays des souvenirs agréables de Bloom. Tout en employant des phrases qui évoquent des événements actuels et des phénomènes naturels, Joyce crée l’opposition "paradis – enfer" de son héros. Sur le plan sémantique cette opposition est asymétrique. "Le paradis" de Bloom est géographiquement concret et il est exprimé par les repères spatiaux, noms réels de lieux géographiques : Espagne, Gibraltar, Méditerrannée, Levant, Jaffa. L’espace du "paradis" est créé également par bon nombre de noms géographiques, mais aussi par les noms de plantes et de fruits concrets : olive (trees), oranges, citrons (cool waxen fruit). Joyce a recours au lexique laudatif pour exprimer des émotions supplémentaires : nice to hold, cool waxen fruit, lift to the nostrils and smell the perfumes, like that, heavy, sweet, wild perfume. Les répétitions
144
L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE… syntaxiques et sémantiques, la concrétisation absolue des détails créent un espace dynamique au niveau du concept et au niveau du paragraphe. "L’enfer" de Bloom est hors du monde et présente en même temps un espace universel de la terre morte (barren land). L’enfer est marqué par les unités de l’intertexte, par les repères spatiaux appartenant à la géographie de l’Ancien Testament : Sodom, Gomorrah, Edom. Les termes d’appréciation que l’auteur emploie appartiennent au champ lexical de la "mort" : barren land, bare waste, the dead sea, no fish, weedless, poisonous foggy waters, etc. Ainsi, à travers la sémantique des oppositions la structure du héros "homme naturel" se modifie. Il s’agit bien du héros estimant que le paradis est habité par tout ce qui est lié avec la vie. Ce héros est pris d’horreur face à l’absence de la vie. La seule phrase du paragraphe évoquant une action actuelle A bent hag crossed from the cassidy’s clutching a noggin bottle by the neck s’emploie pour développer une nouvelle chaîne associative – l’idée universelle du vieillissement et de la mort. Ici l’article indéfini joue un rôle particulier, il favorise la création du tableau se trouvant hors du monde car tout ce que le héros principal croise dans l’espace concret du Dublin de Joyce a son nom, son surnom ou d’autres déterminatifs (par exemple, whatdoyoucallhim). Il est à noter que Joyce "fait sortir" son héros de l’espace existant hors du monde à l’aide des moyens purement grammaticaux, tels que l’entrecroisement de rares phrases à forme de cadre contenant les pronoms he (him, his), I (me, my) et se rapportant au même héros. Voici le cadre, qui sous-tend tout l’extrait : I. He looked at the castle blurred (нарратив) I have few left from Andrews (поток сознания) Wander if I’ll meet him today (поток сознания) II.- 0 (zero) III. 1.Grey horror seared his flesh. (нарратив) 2.Folding the page into his pocket he turned into the Eccles Street, hurrying homeward. (нарратив) 3.Cold oils slid along his veins, chilling his blood age crusting him with a salt dock. (нарратив+поток сознания) 4.Well, I am here now. (поток сознания) 5.Got up wrong side of the bed. (поток сознания) 6. must begin again those Sandow’s exercises. (поток сознания) 7.To smell the gentle smoke of tea, fume of the pan, sizzling butter…, be near her ample bedwarmed flesh. Il est évident que les phrases avec le pronom I subjectivisent l’espace au maximum et créent un équilibre très fragile entre l’espace actuel et de l’espace intérieur. La fonction que possède la phrase avec le pronom he n’est pas uniquement narrative. Si nous nous référons au dernier paragraphe, nous voyons que l’espace universel de « l’enfer » du héros "se secoue", et que la subjectivisation s’accroît. Trois phrases narratives contenant le pronom he sont "spatio-transitives". Joyce utilise aussi d’autres moyens 145
LES LANGAGES DE LA VILLE syntaxiques et fait sortir son héros de tous les espaces imaginaires. Dans les exemples qui précèdent un de ces moyens est l’elliptisation croissante des phrases (6, 7). Le rythme de la fuite du héros de l’espace universel des morts, dont il a horreur, se crée par la structure de ces phrases et par la répétition de cette structure. L’analyse a démontré un certain paradoxe dans la formation du chronotope du héros principal du roman : étant en harmonie avec l’espace actuel, Bloom s’y trouve partout, par contre il évite l’espace symbolique et mythologique. Cette fuite est présentée au niveau du texte à l’aide des moyens syntaxiques tels que différentes espèces de cadres, des ellipses, des alternances de la narration pure et du flot de la conscience qui se perçoivent à peine. On peut en déduire que le chronotope objectif de Bloom se caractérise par des composants mélioratifs. Tout point de l’espace actuel de Dublin est attirant à tout moment pour le héros. Le chronotope subjectif de Bloom est bipolaire : le "paysage" concret des souvenirs du héros se caractérise par l’emploi des termes laudatifs alors que l’espace universel marqué intertextuellement se signale par l’emploi des termes péjoratifs contenant le sème dominant de la "mort". Dans le texte du chapitre "Les pierres errantes"la poétique est un peu différente. Comme le chapitre précédent, celui-ci représente un large hypertexte. Pourtant l’hypertexte du présent chapitre se différencie du précédent. Si dans le chapitre "Scylla et Charybde" c’est l’intertextualité qui remplit la fonction de liaison à plusieurs couches, ici, ce sont les personnages et leurs actions (les déplacements à Dublin) qui remplissent cette fonction. Passons maintenant à l’étude du caractère de cette liaison. Le chapitre commence par l’épisode retraçant les déplacements du révérend Conmee à travers Dublin, depuis les marches de la paroisse principale de Dublin jusqu’au seuil du collège des jésuites, dont le révérend Conmee était recteur. Sur son trajet il croisa quatorze personnes. Conmee causait avec les uns, bénissait ou observait les autres. Dans les épisodes suivants les personnes réncontrées par le père Conmee agissent, parlent, marchent et regardent à leur tour les gens qu’elles croisent. Dans une nouvelle série d’épisodes ce sont déjà ces nouveaux personnages (Stephen Dedalus et Leopold Bloom) qui se déplacent, parlent, réfléchissent. Tous ces personnages, sauf le révérend Conmee, se réunissent lors de la scène où ils contemplent le cortège qui suit l’équipage du conte et de la contesse Dedalus depuis la résidence royale jusqu’à la leur. Les deux épisodes à forme de cadre remplissent dans le chapitre la fonction de catégorie du temps littéraire (Here and New) : dans chacun d’eux on mentionne le lieu où se trouve le père Conmee, et l’endroit de Dublin que traverse le cortège, au moment où l’on parle. Comparez : Father Conmee walked through Clongowes fields, his thinsocked ankles by stubble (Katey and Boody Dedalus) ; The viceregal cavalcade passed, greeted by obsequious policemen, out of Parkgate (Dilly and Simon Dedalus). Les épisodes centraux possèdent, eux aussi, la même fonction de déterminaison du moment. Par exemple, dans l’épisode où le père et la fille 146
L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE… Dedalus assistent à la vente de leurs propres biens, une soudaine proposition apparaît et voile, semble-t-il, la logique du texte. Comparons : Did you get any money ? Dilly asked. Where would I get money ? Mr Dedalus said. There is no one in Dublin would lend me fourpence. You got some, Dilly said, looking in his eyes. How do you know that ? Mr Dedalus asked, his tongue in his cheek. Mr Kernan, pleased with the order he had booked, walked boldly along James’s street. I know you did, Dilly answered.… Joyce fait voir comment Tom Kernan ayant reçu une commande avantageuse dans l’un des chapitres précédents figure un petit moment dans l’épisode de la vente des biens, sans que son apparition ait un lien quelconque avec le contenu de l’épisode. Joyce le fait à seule fin de lier cet épisode avec le suivant et de définir le temps du déroulement de ces deux épisodes. Si nous comparons la phrase que nous avons mise en italique avec le début de l’épisode suivant (From the sundial towards James’s Gate walked Mr. Kernan pleased with the order he had booked for Pulbrook Robertson boldly along James’s street, past Shackleton’s offices), nous pouvons constater le caractère miroitant de l’information et de la structure de la phrase. Il est évident que les liaisons hypertextuelles de ce chapitre sont des liaisons à plusieurs couches et à diverses directions. On peut les observer au niveau de l’usage du mot et au niveau de la sémantique générale du chapitre, pourtant nous nous sommes arrêtés exprès seulement sur la catégorie des personnages et de leurs actions. L’extrait que nous avons choisi pour l’analyse (la fin de l’épisode relatant les déplacements du révérend Conmee) est libéré d’une telle hypertextualité, ce qui facilite notre comparaison de la structure du père Conmee avec celle de Stephen Dedalus, aussi efficacement que la comparaison des chronotopes des extraits. 3. 1. It was a charming day. 2. The lychgate of a field showed Father Conmee breadth of cabbages, curtseying to him with ample underleaves. The sky showed him a flock of small white clouds going slowly down the wind. Moutonner, the French said. A homely and just word. 3. Father Conmee, reading his office, watched a flock of muttoning clouds over Rathcoffey. His thinsocked ankles were tickled by stubble of Clongowes field. He walked there, reading in the evening, and heard the cries of the boys’lines at their play, young cries in the quiet evening. He was their rector : his reign was mild. 4.Father Conmee drew off his gloves and took his rededged breviary out. An ivory bookmark told him the page. 5.Nones. He should have read that before lunch. But lady Maxwell had come. 6. Father Conmee read in secret Pater and Ave and crossed his breast. Deus in auditorium.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 7.He walked calmly and read mutely the nones, walking and reading till he came to Res in Beati immaculati : Principium verborum tuorum veritas ; ineternum omnia iudicia iustitiœ tuœ. 8. A flushed young man came from a gap of a hedge and after came a young woman with wild nodding daisies in her hand. The young man raised his cap abruptly, the young man abruptly bent and with slow care detached from her light skirt a clinging twig. 9.Father Conmee blessed both gravely and turned a thin page of his breviary. Sin : Principes persecuti sunt me gratis : et a verbis tuis formidavit cor meum. (U ; 287-288). Notons ce petit rien de la conscience du prêtre qui se borne à commenter mentalement ce qu’il voit (par exemple (1) The sky showed him a flock of small white clouds going slowly down the wind. Moutonner, the French said. A homely and just word. (2) Nones. He should have read that before lunch. But lady Maxwell had come. Joyce démontre que toutes les rares associations qui viennent à l’esprit du révérend Conmee remontent de préférence à des sources théologiques et ne forment pas un macrocosme identique à celui de Stephen Dedalus2. On peut observer une espèce de macrocosme et de chronotope subjectif dans le paragraphe précédent : Don John Conmee walked and moved in times of yore. He was humane and honoured there.… Cependant ces paroles appartiennent à la voix de l’auteur, elles reflètent l’attitude de Joyce lui-même envers le jésuite humain, le révérend Conmee. Ainsi, presque toutes les catégories textuelles de cet extrait portent le trait « objectif ». Les autres personnages du texte analysé, habitants de Dublin, que le révérend Conmee observa ou entendit parler à la fin de son trajet, étaient quelques collégiens jouant et deux jeunes pécheurs bénits par le père Conmee. Nous voulons attirer l’attention du lecteur sur le fait que dans ce passage toutes les caractéristiques du portrait apparaissent sous forme de caractéristiques lexico-grammaticales d’actions : 1.He walked calmly and read mutely the nones, walking and reading till he came to Res… 2. A flushed young man came from a gap of a hedge and after him came a young woman with wild nodding daises in her hand. The young man raised his cap abruptly : the young woman abruptly bent and with slow care detached from her light skirt a clinging twig. Father Conmee blessed both gravely… Ces caractéristiques d’actions sont exprimées par la combinaison du verbe au passé, de l’adverbe ou du participe présent : la marche lente et digne du révérend Conmee, la salutation gênée d’un jeune homme, la tentative automatique d’une demoiselle visant à la dissimulation du résultat de son péché, la bénédiction sombre donnée par le père Conmee à ces individus — tous ces actes que nous venons de mentionner sont des marqueurs de la narration classique. Une certaine dérogation à la règle s’aperçoit dans les phrases où l’espace même est un agent actif : The lychgate of a field showed Father Conmee breadths of cabbages, curtseing to him with ample 148
L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE… underleaves. The sky showed him a flock of small white clouds going slowly down the wind. On trouve ici des particularités propres à la série des nouvelles « Gens de Dublin ». Ces particularités permettent de voir que Joyce conçoit l’espace comme vivant, capable d’agir, de réfléchir et de sentir. Dans ces phrases le portillon, dont la forme rappelle un portillon de cimetière, laisse entrevoir par le père Conmee un champ de larges plantesbandes de choux qui l’accueillent avec une révérence. Ainsi, les choux s’ajoutent aux personnes rencontrées par le père Conmee. Le ciel et les cirrocumulus sont inclus dans la même catégorie. A l’aide d’une telle mythologisation [Лосев, 44] de l’espace Joyce établit un parallélisme entre le livre de Homère et le sien, dans le but de dégrader ironiquement le pathétique du paragraphe précédent. Sept repères spatiaux (The lychgate of a field ; the sky ; over Rathcoffey ; the stubble of Clongowes field ; page ; from a gap of a hedge ; from her light ski) représentent l’espace géographique concret de la banlieue de Dublin, l’espace d’un livre contenant des textes d’offices catholiques et un espace anthropologique. La mythologisation de l’espace objectif permet de suggérer que ces trois composants sont donnés dans l’unité synthétique. Temps. Les formes modales et temporelles du prédicat se distinguent parmi les autres marqueurs. La combinaison stable de la forme The Past Indefinite Tense et du tour participial au présent qui contient les mêmes verbes (comparez : He walked calmly and read mutely the nones, walking and reading till he came to Res…) crée l’illusion d’un mouvement dans l’espace et dans le temps, et l’illusion d’un moment qui s’éternise. Il est évident que le principe Now and Here prédomine dans les épisodes où réfléchissent Stephen Dedalus, Leopold et Marion Bloom, alors que dans les épisodes où figurent les autres personnages ce principe s’entrecroise avec le canevas narratif classique. Il est aussi évident que le chronotope de la rencontre est un chronotope prédominant dans cet épisode. A l’aide du tableau ci-dessous nous considérerons comment ces principes et ce chronotope s’entrelacent avec la structure textuelle : L’espace textuel de l’épisode du chapitre « Les pierres errantes ». item
Sentence type
1 par. 2 par.
Narrative 1,2-narrative, 3,4- interior m. Narrative Narrative Interior m.
3 par. 4 par. 5 par. 6 par. 7 par. 8 par. 9 par.
Narrative narrative narrative Narrative, interior
Sentence structure Full-member Full-member ; elliptical Full-member Full-member 1-elliptical ; 2,3-fullmember Full-member Full-member Full-member Full-member, elliptical
Voice Narrator Narrator Conmee Narrator Narrator Conmee Narrator narrator narrator Narrator Conmee
Type of Chronotop Objective Objective
Type of Intertextuality Zero Semio-sphere
Objective Objective Objective
Socio-sphere Christianity Christianity
Objective Objective Objective Objective
Christianity Christianity Zero Christianity
L’analyse démontre qu’il y a seulement quatre phrases qui appartiennent au monologue intérieur du père Conmee. La structure narrative classique de l’épisode, et son contenu chargé d’événements plutôt monotones, sont liés 149
LES LANGAGES DE LA VILLE par la présence constante de la voix de l’auteur avec le chronotope objectif, avec l’intertextualité monosémique, et avec la littérature théologique que le père Conmee et l’auteur lui-même citent de temps en temps. Il est évident qu’ici la fonction du texte est éthique. Le révérend Conmee se rend compte, lui-même, de son rôle de prêtre et de recteur du collège. Sa situation sociale s’oppose, dans l’extrait, à deux jeunes pécheurs dont la conduite se distingue par beaucoup de naturel et de spontanéité, alors que le révérend Conmee compare constamment les actes d’autrui et les siens aux règles chrétiennes et aux discours de théologiens éminents. Tous ces indices de la narration classique auxquels s’ajoute aussi une structure de fable, quoique sans complications et conflits [préface (1), exposition (2), nœud (3), culmination (8) et conclusion (9)], témoignent de la correspondance entre la structure de l’espace textuel d’une part, et la strucure du héros, le type du chronotope et le type de l’intertextualité, d’autre part. La sémantique du texte et le type de l’intertextualité remontant à la même source témoignent d’une capacité du héros à être hors du monde. L’église catholique, personnifiée par le père Conmee possède également cette capacité. Même l’appartenance de l’Irlande aux pays gouvernés par des prêtres (priest-ridden country) ne permet pas d’inclure le chronotope du père Conmee à l’ethnosphère objective de l’Irlande dont le marqueur principal est la victoire sur l’espace. Comme le révérend Conmee ne l’emporte pas sur l’espace, il procède différemment : il meut et organise l’espace. Le parcours du père Conmee ressemble au modèle archétypique du chemin du Samaritain, le héros de la parabole biblique. En fait, Conmee lui-même est modelé à l’image du bon Samaritain malgré l’ironie très acérée pratiquée par l’auteur. Tout cela révèle le caractère structural de l’intertextualité dont la Bible est la source. Par ailleurs nous avons constaté qu’il était possible de relever l’archétype marqué ethnographiquement qui a déjà été observé dans l’analyse du conte irlandais "The Wonderful Cake" : un espace comprimé, civilisé, populeux, marqué socialement, plein d’obstacles (gens + lieu de rencontre). Ainsi la comparaison de deux épisodes de chapitres divers révèle que dans le même roman l’actualisation des catégories peut être différente. En outre, cette différence résulte de la discordance, voire de la dysharmonie, dans la structure du héros. Le personnage principal de l’épisode du chapitre "Scylla et Charybde" est construit sur le modèle structural du poète romantique dont la dominante est la victoire sur l’existence. L’analyse a aussi révélé un certain paradoxe dans la formation du chronotope du héros principal (Leopold Bloom) dont la dominante est à la fois la victoire sur l’existence et l’orientation vers le naturel. Dans l’espace actualisé Bloom peut se trouver partout et s’y sentir bien à l’aise. Quant à l’espace mythologique et symbolique, il s’y sent mal et l’évite. Au niveau textuel cette "fuite" est montrée à l’aide des moyens syntaxiques : différents cadres, ellipses, alternances de la narration pure et du flot de la conscience ne se perçoivent qu'à peine. On peut déduire que le chronotope objectif de Bloom se caractérise par des composants positifs. Tout point de l’espace actualisé de Dublin est attirant pour le héros à tout moment. Le chronotope subjectif de Bloom est bipolaire : le "paysage" concret des souvenirs du héros se signale par l’emploi des termes laudatifs. Si cet espace universel est marqué 150
L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE… intertextuellement, il se distingue par l’emploi d’un vocabulaire péjoratif où domine le sème dominant de la "mort", constituant une isotopie dysphorique. A la différence des héros principaux, le personnage central de l’épisode du chapitre "Les pierres errantes" est construit sur l’archétype du bon Samaritain dont la dominante est l’aide à autrui accordée en chemin. Toutes ces différences dans la structure des héros ont déterminé la variété des contenus sémantiques d’autres catégories textuelles. Dans ces épisodes le texte génère une organisation hypertextuelle à plusieurs couches. Dans l’épisode du chapitre "Scylla et Charybde" l’hypertexte est fondé sur le caractère polyfonctionnel de l’intertextualité, sur les fréquents "débranchements des codes". L’hypertexte du chapitre "Les pierres errantes" est fondé, lui, sur les actions discrètes des personnages. Ainsi, la linéarité de la présentation des événements ne disparaît pas de l’épisode. La sémantique et les fonctions de l’intertextualité des épisodes sont différentes. Dans le premier et le deuxième textes l’intertextualité est polygénique et remonte à des sources stables et variables. Sa fonction essentielle consiste à former la sémiosphère et le macrocosme du héros. Dans le texte du chapitre "Les pierres errantes" il n’y a que deux sources : des textes théologiques auxquels se rapporte la Bible et le roman même "Ulysse". La fonction de l’intertexte est esthétique et structurale. Les premiers deux textes possèdent les deux chronotopes : objectif et subjectif tandis que le texte du chapitre "Les pierres errantes" n’a que le chronotope objectif avec un haut degré de la mythologisation de l’espace. Dans tous les textes l’image mythologique du monde a un caractère universel qui se signale par un haut degré d’intertextualité, surtout dans les épisodes évoquant les pensées de Stephen Dedalus et de Léopold Bloom. Les textes retraçant les déplacements du père Conmee se caractérisent en plus par les archétypes du voyageur charitable et par ceux de la voie, de la route, du pèlerinage. Le fonctionnement de l’ethnosphère se manifeste surtout dans les textes évoquant les pensées des héros principaux. On pourrait définir le modèle mythopoétique et ethnographique du monde en considérant que le moyen de l’interaction avec ce modèle est la victoire sur l’espace (Stephen) et l’évasion mentale de tout espace mythologique universel (Bloom). Le texte retraçant les déplacements du père Conmee est rempli d’éléments ethnographiques très variés. L’espace de Dublin correspond complètement au mythologème archétypique du chemin. Tout cela a déterminé l’originalité de l’organisation de l’espace textuel. Les textes évoquant les pensées des héros principaux se caractérisent par plusieurs traits : 1) le monologue intérieur domine sur la narration ; 2) la voix de l’auteur est libre de toute appréciation ; 3) la chaîne associative glissant du thème au rhème sert de lien logique prédominant. Par contre l’épisode où il s’agit des déplacements du révérend Conmee est marqué par le mouvement strict du thème vers le rhème, et par la tonalité ironique de la voix de l’auteur-narrateur. Certes, toutes ces ressemblances et toutes ces discordances résultent de l’objectif général que s’est fixé l’auteur pour chaque chapitre et pour le 151
LES LANGAGES DE LA VILLE roman dans son ensemble. Cependant la comparaison permet de supposer la dépendance mutuelle des catégories textuelles des structures de chacune de ces catégories. Dans le présent cas on peut constater que les discordances dans la structure du héros provoquent les discordances dans la structure, dans le contenu et dans l’actualisation des catégories de l’intertextualité et du chronotope. Natalia BELOZEROVA Université d’Etat de Tioumen, RUSSIE
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ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU CAMEROUN La conscience sémiologique dont dispose tout locuteur de la langue ayant une intention de communication impose que soit nécessairement associé au signe (linguistique) un référent contextuel (une réalité extralinguistique). Si le signe lui-même est "un total associatif du signifiant et du signifié " (R. Barthes, 1957:197), le référent, lui, est le résultat d’une " mise en relation d’une expression avec ce qu’elle désigne " (Frege, 1971: 102). Autrement dit, le signe a une face pleine qui est son sens dans la langue, et une face vide, une forme abstraite en attente de sémantisation. Ainsi, dans le processus de verbalisation de l’univers extralinguistique, le locuteur mise sur une pluralité de compétences, parmi lesquelles la compétence sémiologique. Celle-ci lui permet, à chaque fois, de donner un contenu, un sens, bref, une matérialité aux choses au terme du processus de désignation, par les formes linguistiques. En fait, si le signe se réfère à quelque chose, ce n’est pas que chaque signe transporte une signification qui lui appartiendrait en propre, il " ne signifie que dans un rapport à une situation et à un cadre mental et culturel dans lequel il se manifeste. Matérialité et structure sont les qualités du signe, elles signalent sa présence dans un monde de signification " (J. Caune, 1997: 38). Combien de fois nos regards ont-ils été accrochés par ces énoncés apparemment anodins (et parfois violents) qui textualisent des topoï référentiels et servent de balises et de repères géographiques dans l’espace urbain ? L’individu sous le regard duquel défilent ces toponymes se refuse parfois — par simple négligence plutôt que par étroitesse d’esprit — à s’attarder sur la pertinence de cette mosaïque de systèmes signifiants. De là la problématique de cet exposé qui entend s’interroger sur les différents mécanismes de référentiation en jeu et dégager, au-delà de la simple portée informationnelle des toponymes, d’autres compétences qui n’ont rien à voir avec le simple arrangement lexico-syntaxique ou syntactico-sémantique des énoncés. En effet, le rapport du nom au lieu qu’il désigne en contexte urbain au Cameroun pose le problème sémiologique d’adéquation du signe à sa référence, du signifiant linguistique au signifié topique. 151
LES LANGAGES DE LA VILLE Loin d’être une parole singulière, ces énoncés manifestent une espèce de " polyphonisme inhérent " qui implique des altérités multiples, et s’inscrivent dans la dimension plurielle des " langages " de/dans " la ville ". Nous les avons rangés dans trois paradigmes essentiels que sont les maisons de commerce, les résidences et les débits de boisson. La démarche consistera à partir d’abord d’une description de ces tours ou constructions originales, avant d’en arriver à situer la place des locuteurs de l’espace géographique considéré. 1. DES CONSTRUCTIONS SYNTAXIQUES ATYPIQUES Ce qui frappe de prime abord, c’est que le locuteur camerounais semble s’accommoder des constructions syntaxiques communément admises (qu’on peut trouver sous d’autres cieux, en France par exemple). Ainsi, la mise en apposition apparaît comme la construction la plus usitée, dans des syntagmes de type N1 N2 où le second terme qui devrait être complément déterminatif du premier s’en différencie totalement par le sens. Il lui est alors tout simplement apposé, tel un nom de baptême. On verra des exemples comme " Hôtel le paradis", " Mini-cité la sirène" (résidence d’étudiants), "Restaurant terre promise", " Circuit1 Maracana ", " Espace commercial le béton "…Si dans ces extraits, les lieux désignés par un caractérisant nominal apparaissent en initiale, dans d’autres constructions on observe le phénomène inverse dans lequel le nom ne vient qu’à la fin, comme dans " Cendrillon Hôtel ", "Oxygène night-club", " Le volcan bar ", " Coup (sic) circuit auto ", " Kalakuta Alimentation " etc. Certaines constructions, par contre, ne s’embarrassent pas de cette spécification de l’espace désigné. Seul un syntagme qui n’a parfois rien à voir avec la réalité du lieu, mais du reste assez suggestif, tient lieu de toponyme. C’est par exemple le cas des noms ou syntagmes accompagnés prédéterminés comme " Le doux sommeil " (Pompes funèbres), " Le combattant " (bar), " Le Pélican " (restaurant), " Le safoutier " (bar), " le Phœnix " (night club). C’est le cas aussi des noms formés par composition, donnant lieu à des mots-valises comme " Essuie-glace " (bar), " Sous-sol " (night-club), " Bel-amour " (supérette). On notera aussi des cas d’emprunt aux langues étrangères telle que l’espagnol dans " El campero " (night-club), " Valley encatado2 " (résidence d’étudiants), l’italien dans " Dolce vita " (glacier moderne). Contrairement aux occurrences précédentes, certaines formes toponymiques sont originales, typiquement camerounaises. Elles font preuve parfois d’une véritable indigence lexicale, réduites au minimum syntaxique. D’autres révèlent des formes exubérantes qui tendent au grossissement et à la boursouflure syntaxique de l’énoncé, avec des allures de véritables slogans publicitaires, comme dans " Food is ready "3 (restaurant), " Qualité et quantité chez Mme Coach " (restaurant), " Songez au tic-tac " (boutique vendant des montres). Dans d’autres constructions de même type, la fonction 1
Appellation locale des gargotes Valley est un mot anglais signifiant « vallée » ; encatado est un mot espagnol signifiant « enchantée ». 3 Signifie la nourriture est prête. 2
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ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU CAMEROUN
métalinguistique est sollicitée en ce sens qu’il y a comme un retour commentatif sur le toponyme préalablement énoncé, comme par exemple " Matango1 club : pour une joie éphémère chez Loum’s " (Bafoussam), " Club Matango : force de frappe ". Dans cette même logique, on peut s’attarder sur le cas des pompes funèbres qui est assez frappant, où nous pouvons observer une juxtaposition de propositions tenant lieu de signifiant toponymique, à l’exemple de " J’ai combattu le grand combat, j’ai fini ma course, j’ai gardé ma foi ". Comment ne pas citer, dans ce même chapitre, le cas de phrases et groupes prépositionnels devenus des toponymes : " Minicité sauve qui peut ", " Mini-cité at your risk "2 ; le cas aussi des locutions adverbiales, " Alimentation peu à peu " (supérette), " Alimentation pas à pas " (idem). Certains toponymes constituent de véritables cas d’intertextualité qui procèdent à la mise en abyme de la parole de l’autre ou d’un discours antérieur socialisé, comme on peut le voir dans " Alimentation nous nous"," Etablissement la main dans la main " (supérette), "Mini-prix Dieu n’oublie personne"(supérette). Toute cette mosaïque de formes syntaxiques utilisées dans les toponymes augure déjà de leur rapport à la réalité extralinguistique qu’ils textualisent. 2. DE LA DÉNOMINATION INSOLITE À LA RÉFÉRENCE INCONGRUE Si les toponymes se manifestent dans des formes syntaxiques les plus hardies comme nous venons de le voir, le problème le plus évident qu’ils posent est celui de leur rapport au monde (à la référence), c’est-à-dire, au lieu ou à la géographie proprement dite. La réalité toponymique en contexte urbain au Cameroun dépasse le cadre de l’arbitrarité du signe, de la correspondance terme à terme, bref, de la bi-univocité signifiant-signifié, pour poser le problème de l’adéquation du signifiant linguistique (ou iconique) par rapport au contenu référentiel, c’est-à-dire à la réalité extralinguistique qu’il asserte. Autrement dit, il s’agit de voir comment le signifié arrive à se constituer et à prendre forme dans la conscience de l’individu qui les produit ou qui les reçoit. 2.1. Symbolisation du lieu et motivations diverses Il s’agit ici des cas où le choix du toponyme est motivé par un quelconque lien physique ou sémantique. L’identité du nom par rapport au référent topique se justifie par une relation de proximité géographique ou spatiale, ou par la forme du contenu. Prenons par exemple : " Coup-franc bar ", "Alimentation Autocritique", " Mi-temps bar ", " Fin du match bar ", " Prolongations bar "… qui textualisent successivement des bars, mais dont le choix est motivé par leur rapport de proximité spatiale avec le stade de football situé non loin. Dans d’autres cas encore, le rapport du nom au lieu se 1 Appellation en contexte camerounais, d’un breuvage alcoolisé de couleur blanchâtre, extrait d’un tronc de palmier ou de raphia. « Matango club » désigne le point de vente de cette bière. On l’appelle aussi, et par transfert sémantique vin blanc, qui n’est pas nécessairement celui connu dans la tradition des vins européens 2 At your risk = à vos risques et périls.
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LES LANGAGES DE LA VILLE fait aussi par rapport à un repère géographique. On notera dans ce cas, des exemples des noms des "mini-cités" ou résidences secondaires pour étudiants comme "Mini-cité Sous-sol ", " Mini-cité Down beach ", " Cité La source de la vallée ", " Cité du Palmier ", " Cité Basse ", " Sous-sol night-club "…. La cité " Sous-sol " par exemple, est située, comme son nom l’indique, dans la cave au sous-sol d’un immeuble inachevé, tout comme la boîte de nuit qui porte le même nom. Les cités "Down beach " et " Basse " sont situées respectivement en contre bas d’une colline et dans une vallée qui en est le point de repère, tout comme la cité " Source de la vallée " trouve son nom par sa proximité à un point d’eau. Que dire de la cité " Du palmier " située à côté de l’unique palmier du quartier ou des environs qui fait référence seul à cet endroit ? En tout état de cause, on note dans tous ces exemples qu’à chaque fois dans la structure sémantique et référentielle du signifiant toponymique, un sens est transféré à un autre, un univers de référence est transposé ou tronqué contre un autre, sans que le premier perde nécessairement sa valeur dénotative, même si le sens contextuel a tendance à obscurcir ou à voiler le référent premier. Cette migration (la trajectoire) " du signe au sens " (J.J. Boutaud, 1998 : 10) est d’autant plus notable que les choix toponymiques ont bien des motivations qu’il faut chercher dans la psychologie du locuteur qui subit sans cesse des pressions de son environnement physique immédiat (ou lointain). Cette pression situationnelle motivée le plus souvent par la géographie du lieu (on dira même la grammaire des lieux) sur la conscience linguistique de l’individu est la preuve de la réalité de l’influence du contexte (au sens large) sur les choix linguistiques. On prendra à titre d’exemple, le cas des énoncés dont le choix est motivé par l’architecture du lieu, bref, la forme du contenu. Les cas les plus révélateurs sont ceux des résidences pour étudiants qui prennent des formes linguistiques variées, en fonction de leur relation avec l’architecture. On aura des noms comme " Mini-cité Uncompleted ", " At your risk city ", " Dark residency ", " Box of matches city "…qui décrivent une réalité spatiale bien précise. La "Mini-cité Uncompleted " par exemple, emprunte à l’anglais la forme adjectivale " uncompleted " qui est l’équivalent de " inachevé " en français. Effectivement, le nom désigne une cité dont le bâtiment principal est encore en construction. L’illusion du réel se manifeste bien évidemment par la présence sur les murs, de l’échafaudage à l’étage supérieur. " Dark residency " (cité sombre) est réputé par ses couloirs jamais éclairés, de jour comme de nuit. "Dark" en anglais veut d’ailleurs dire " sombre", " obscur", et le lexème a été appliqué par isomorphisme à la nature du lieu qu’il désigne. C’est la même situation dans " At your risk " (à vos risques et périls) et " Box of matches " (boîte d’allumettes) qui renvoient pour le premier, à une cité dont le bâtiment à deux étages n’a pas de balcon ou de garde-fous pour la sécurité des résidents, et le second, à un bâtiment à l’architecture insolite (sous forme d’une boîte d’allumettes) dont les issues sont difficilement repérables. Mais dans bien d’autres cas, le lien sémantique entre le signifiant linguistique et son référent topologique est bien plus évident. Certains énoncés par exemple, sont bâtis sur une relation de type onomatopéique 154
ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU CAMEROUN
(phonique), et dans ce cas, le nom du lieu est calqué sur une contiguïté phonologique avec un aspect particulier du lieu. Nous pensons à une expression comme " Songez au tic-tac " utilisée pour désigner une horlogerie. Le " tic-tac " qui est par ailleurs l’onomatopée imitant le bruit d’une montre, désigne non plus seulement cet objet qui est son référent immédiat, mais dans une relation métonymique, le lieu même où se vend la montre. Le double rapport sémantique est clairement établi. C’est ce même rapport que nous pouvons observer dans des énoncés comme " La table du chef ", " Food is ready " (Le repas est prêt), " Quantité et qualité chez Mme Coach "…appliqués à des gargotes ou à des restaurants. La " table du chef " par exemple, n’est plus cet objet matériel indiqué par le sens dénotatif, mais le contenu de la table même. La même relation sémantique est manifeste dans les noms de bars tels que " Alimentation je bois ", " Again bar " (encore, encore), où il y a une certaine simulation physique de la réalité impliquée par le nom : la répétition sans fin pour le second, et l’acte d’ingurgitation même pour le premier. Dans bien d’autres cas, le rapprochement est de type métaphorique, lorsque le signifiant est choisi par exemple sur une base analogique. Le terme " Hilton " par exemple, appliqué à un ensemble de résidences de la cité universitaire de la ville de Dschang, est choisi conformément à la réalité hôtelière de la chaîne internationale " Hilton " des hôtels de classe exceptionnelle. L’analogie est toute trouvée lorsqu’on applique le terme à des résidences universitaires, dans la mesure où celles-ci sont par leur standing de loin supérieures à celles qui ne le sont pas, et qui sont baptisées " Mvog ada ", du nom d’un quartier populaire et populeux de Yaoundé reconnu par son insalubrité. On peut aussi faire allusion aux énoncés comme " Ministère du soya1 ", " Cochon bar ", " Oasis bar de Kam", " CRTV dernière bar ", "La pharmacie bar ", "Thermomètre bar". On se rend donc compte qu’une réalité extérieure est convoquée pour s’appliquer à un univers second, en raison d’une certaine ressemblance, ou rapprochement physique, même si le signifié premier demeure. Le bar " CRTV 2 dernière "qui est situé non loin du centre de production de la télévision nationale du Cameroun à Yaoundé, est choisi par conformité au nom donné au dernier journal télévisé de la journée, la "CRTV dernière". Cela veut tout simplement dire que le locuteur qui désigne ainsi un autre espace par un signifiant premier opère un transfert ou même une substitution de sens, de l’univers de la communication à celui de la consommation. Mieux qu’une forme d’adressage simple, le toponyme en contexte urbain est le produit d’une double compétence lexicale et culturelle chez le locuteur, et se range parmi les formes de communication culturellement appropriées. La réalité toponymique est ainsi convoquée non plus seulement pour combler un déficit lexical crée par l’absence du mot juste, mais bien plus un déficit appellatif ou une inflation dénominative matérialisée dans la collision des formes linguistiques ou des univers de référence (réels ou convoqués). C’est déjà ce que l’on peut noter dans les formules 1 2
Viande à la brochette cuite à la braise assez appréciée au Cameroun Du nom de la télévision nationale, la Cameroon radio and television.
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LES LANGAGES DE LA VILLE périphrastiques originales qui émaillent l’univers des pompes funèbres au Cameroun. On y relèvera des tournures comme " Le dernier tournant ", " La fin du pèlerinage ", " Douce nuit ", " J’ai combattu le grand combat, j’ai fini ma course, j’ai gardé ma foi ", " Mission accomplie ", " Doux sommeil ", " Mon dernier hommage ", "Le dernier lit", "Pour un adieu honorable"…qui sont autant de formes circonlocutives utilisées pour matérialiser l’univers de la mort. Si la mort en fait est une réalité sociologique, elle est beaucoup plus une réalité culturelle qui a ses attentes et ses implications. A travers tous ces exemples, il est aisé de comprendre que les choix toponymiques au Cameroun ne sont pas toujours innocents, ils le sont sur la base d’un certain nombre de motivations qui sont la preuve de l’appropriation culturelle d’une parole étrangère ou extérieure. Mais le plus souvent, certains noms n’ont parfois rien à voir avec la réalité locale (contextuelle) qu’ils assertent, avec des décalages sémantiques d’évidence. 2.2. Symbolisation du lieu et opacité référentielle Si dans ces cas, la relation entre le signifiant toponymique et sa référence est motivée par un quelconque lien sémantique ou physique, dans bien d’autres, cette relation est opaque et entraîne une rupture entre l’univers linguistique de dénomination et l’univers de référence contextuelle. Si on prend par exemple les noms des bars ou boîtes de nuit comme " Night-club Sainte Thérèse ", " Le Vatican bar ", " L’armurerie paix en Jésus Christ ", des résidences d’étudiants telles que " Mini-cité Notre Dame des Grâces ", " Mini-cité Le Grand séminaire ", " Mini-cité Le 11e Commandement ", des auberges comme " Hôtel Le Jardin d’Eden ", les maisons de commerce comme " Coup circuit auto (sic) ", " Restaurant Terre promise ", " Cabinet médical l’Arc-en-ciel ", " Poissonnerie la main de l’Eternel ", " Pharmacie des Martyrs "… on se rend compte qu’il y a rupture ou opposition entre les univers de référence. Dans bien des cas, par exemple, des lexèmes sont empruntés à l’univers religieux (par malice ou à dessein) qui est l’univers de la piété par excellence, pour désigner des lieux dont les contours ou les activités principales qui s’y déroulent rompent la cohérence sémantique avec le premier. Les débits de boisson, les hôtels et autres résidences estudiantines sont fonctionnellement et culturellement des espaces de dépravation et de débauche (alcool, sexualité, prostitution…) qui n’ont rien à voir avec la sacralité, la sainteté ou l’orthodoxie qu’est sensé incarner le monde religieux. Qu’on dénomme une armurerie " Paix en jésus Christ " par exemple, est une contradiction flagrante, qui frise même de la provocation. L’univers de paix incarnée par Jésus Christ contraste avec la violence inhérente ou représentée par l’armurerie, tout comme le "Vatican" qui est le Saint siège et la capitale mondiale de la sainteté et de l’orthodoxie n’a rien à voir avec le bar, l’alcool ou la débauche qu’il désigne fonctionnellement au Cameroun. Que dire de cette indication placardée sur un mur dans une banlieue de Dschang et qui est le plan d’adressage d’un tradi-praticien (sorcier ou tradi-praticien) ? " Pharmacie 616 TA. Vaccin contre le SIDA.Grande découverte. Don de Dieu ".
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ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU CAMEROUN
En fait, que le vaccin contre le SIDA soit un " don de Dieu ", relève d’un miracle, et contredit le discours scientifique connu autour de la terrible maladie, car en fait, la grande bataille qu’on mène aujourd’hui contre cette maladie est une affaire de laboratoire, de science, et ne sera jamais une affaire de divinité. Cela nous fait donc penser que, dans tous ces cas d’opposition, il n’y a pas seulement contraste ou contradiction sémantique, mais quelque chose de plus révélateur : la provocation, l’ironie ou la satire qui font que le toponyme se mue en un véritable discours sur la société. Dans d’autres cas, la rupture ou l’opposition est plus brutale, et l’incongruité plus grande, à l’image de " Piment automobile " (magasin de vente des pièces détachées automobiles), " Black like me cosmétique ", " Essuie-glace bar ", " Caprice bar ", " Mini-cité le nectar ", " Boulangerie pâtisserie pas à pas ", " Auto-École astrale ", " Le sky night-club ", " Tour Eiffel bar "… qui ont un caractère insolite, et n’ont rien à voir, ni par le sens, ni par la forme avec l’univers extralinguistique qu’ils décrivent. Certains sont en effet improbables en France, comme "Essuie-glace", " Le doux sommeil " impossible en France ; "Sous-sol ", improbable, "Bel-Amour", inadapté en France à une supérette, mais le "Pélican" est parfaitement envisageable, de même que les dénominations étrangères. On n’aurait pas non plus "Le béton ", pour un espace commercial. Mais ce qu’il y a lieu de dire, c’est que le choix de toutes ces différentes tournures toponymiques ne relèvent d’aucune incompétence lexicale ou linguistique. Ce sont des choix conscients (dans la plupart des cas, surtout pour les populations citadines) qui sont le fait d’une prise de position par rapport à un type de discours précis. Ce sont des discours sociaux ironiques et voire satiriques qui consistent, par des jeux de mots ou des jeux sur la langue, à tourner en dérision certaines prises de position sociale. Qu’on pense aux formes burlesques, mais combien saisissantes comme le "Club matango force de frappe " qui par le double sens du mot "frappe " renvoie à la lubricité ou à la sexualité. Qu’on pense aussi à l’"Hôtel le repos du battant " (repos d’un homme sexuellement repu ou exténué), à la " Cité Bush faller 1 ", à " Sans visa bar ", " Sans avis bar" (le deuxième obtenu par anagramme au premier : avis-visa), ou à " Club matango on entre OK et on sort KO " (structure chiasmatique évidente, mais référentiellement contradictoire), " Sans souci bar "… qui sont autant de jeux lexicosémantiques sur la langue, qui font preuve chez le locuteur urbain, d’une puissance créatrice évidente lui conférant une compétence encyclopédique, gage de son insertion dans un monde en pleine mutation du point de vue communicationnel et culturel. 3. TOPONYMIE ET INTERCULTURALITE Si les toponymes au Cameroun sont le lieu d’expression et de manifestation de préoccupations linguistiques multiples, ils sont aussi, et
1 Terme emprunté au pidgin english qui veut dire littéralement tomber en brousse, s’échapper ou disparaître. Contextuellement le terme désigne le Camerounais expatrié, ce qui est du reste un prestige au sein de la jeune population estudiantine qui ne rêve que de quitter le pays.
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LES LANGAGES DE LA VILLE beaucoup plus, le produit d’influences et de pressions aux enjeux culturels insondables. 3.1. La norme linguistique : le visage du double Le Cameroun se présente en fait comme une véritable mosaïque culturelle où se déploient presque 248 langues locales, auxquelles il faut ajouter une langue véhiculaire, le pidgin-english, un parler hybride, le Camfranglais1 au-dessus desquels trônent le français et l’anglais comme langues officielles. Cette diversité linguistique impose, au niveau des comportements énonciatifs, une situation de diglossie, où le français langue dominante a recours (tout comme l’anglais), aux autres langues en présence dans des situations précises2. En effet, les migrations sociales, et plus particulièrement les déplacements massifs des populations de la campagne vers la ville imposent un plurilinguisme manifeste qui se caractérise par des nouvelles normes sociolinguistiques. Pour parler comme A. Tabourée – keller (in J.F.P. Bonnot, 1995 : 155), on peut dire que " la représentation abstraite du français (ou de l’anglais) comme langue est associée de manière positive, à l’urbanité. Vivre en ville, être citadin, par opposition aux connotations négatives qui affectent le village, où n’habitent pas de villageois, mais de paysans. Etre de la ville, c’est occuper une place dans l’échelle sociale, "être quelqu’un", et pas simplement un "paysan" ". Mais si le français et l’anglais sont essentiellement au Cameroun des langues (langages ?) de "la ville", il reste qu’à travers la réalité toponymique et par diverses formes d’alternance codique (code switching, code mixing), le toponyme ne parle plus seulement son monde immédiat, mais parle aussi le monde extérieur (étranger) qui est celui du colonisateur, certes, mais beaucoup plus celui de l’Autre (de l’altérité). Ainsi, les noms comme " Le sky Night club ", " American bar ", " Mini-cité Bush faller ", " Again bar ", " Dark residency ", " Single boyz (sic) city ", " Mini-cité Uncompleted ", " Nkunkuma3 bar "… qui procèdent d’un certain mixte structural (alternance codique) dans un contexte essentiellement francophone, ne relèvent pas uniquement de la compétence linguistique du locuteur en milieu urbain (le plurilinguisme), mais permettent à celui-ci (francophone ou anglophone selon les cas), de combler un vide laissé par l’absence du mot juste ou approprié, pour désigner une réalité précise. Les mots comme " Bush faller, ", " Box of matches ", hérités du pidgin-english, n’ont pas de correspondants exacts en français, si ce n’est par des rapprochements métaphoriques ou périphrastiques, mais beaucoup plus culturels : "celui qui s’expatrie" pour le premier, et boîte d’allumettes pour le second (traductions littérales). On peut observer la même réalité dans " Again bar ", " Mini-cité Hot palace ", " At your risk city ", " Mini-cité Down beach ",… où les mots perdent un peu de leur sens d’origine, pour désigner fonctionnellement une réalité culturelle précise. En tout état de cause, à travers ces brassages linguistiques, ce n’est plus seulement la réalité sociolinguistique camerounaise qui est ainsi mise en évidence par le toponyme, mais le 1 2 3
Mélange de français, d’anglais et d’argot. Situation aussi valable pour la publicité, comme l’a par ailleurs relevé J B Tsofack (2002). Désignation en langue locale (ewondo) du chef (de quartier, du village ou du canton)
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ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU CAMEROUN
rapprochement ou le dialogue des cultures qui est ainsi opéré. Comment d’ailleurs préserver l’unité, la coexistence pacifique dans un pays aussi réduit 2 (475000 km ) et atomisé (plus de 200 groupes ethniques) que le Cameroun autrement que par le choix des formes linguistiques conciliantes ou hybrides comme celles-ci, dans un espace urbain, où le naturel côtoie l’artificiel, la richesse la pauvreté, la tradition la modernité, l’ici l’ailleurs, bref, le singulier et l’altérité ? 3.2. Le dialogue des cultures ? De prime abord, on note que des topoï étrangers ont subi comme une migration pour s’implanter au Cameroun. Il y a déjà ces espaces extraterrestres (sidéraux) convoqués comme dans " Planète mars photocopie " (espace commercial avec un copieur), " Mercure plus nightclub ", " Hôtel Venus ". Plus proche du Cameroun, d’autres toponymes renvoient à des espaces africains bien connus comme " Abidjan night-club", "Kalakuta1alimentation "(supérette), " Pharmacie du Bénin " où des noms de ville ou de pays sont convoqués pour désigner un espace local plus réduit. Dans d’autres cas, c’est plutôt l’espace nord américain qui est transporté et transposé, preuve que le locuteur camerounais n’est pas resté imperméable à " la civilisation du coca-cola " comme dans "American bar ", " Miami casino club " (salle de jeux), "Restaurant Memphis ", " Santa Barbara " (quartier chic de Yaoundé et résidence d’étudiants), " Beverly Hills " (résidence d’étudiants), "Restaurant Memphis", " Restaurant le Madison ", " Melrose place" (résidence d’étudiants). C’est aussi les allusions à la politique internationale et particulièrement les pouvoirs politique et militaire américains : " Maison blanche " (bar à Dschang et quartier résidentiel à Yaoundé), " Le Pentagone " (résidence d’étudiants, Dschang) ou la puissance économique avec le " World Trade Center " (Cyber café). Il en est de même de l’Europe dont les espaces, visiblement, sont convoqués et transplantés au Cameroun par des opérations de transferts culturels. C’est d’abord l’image de la France qui se dégage des occurrences, avec l’évocation de ses micro-espaces comme dans " Photo Champs Elysées "," Restaurant la gare du midi ", " Tour Eiffel bar ", la puissance académique anglaise avec le " Cambridge city ", la culture écossaise du whisky avec le " William Grant’s " (Matango club). Le Locuteur va également chercher du côté de l’Orient : " Ets Beijing " (supérette). En plus de la convocation des espaces étrangers, il a tout simplement recours à des réalités extérieures dont la signification est à large échelle comme par exemple l’hymne national français " La Marseillaise " (résidence d’étudiants), les noms de personnalités historiques comme dans " Alimentation Kennedy " (supérette), " Mini-cité Louis XIV " (résidence d’étudiants). Les toponymes participent aussi d’une création calquée sur l’actualité internationale, avec des références aux temps forts de la guerre du Golf dans " Koweit city " (résidence d’étudiants), et plus récent, les attentats du 11 septembre avec des toponymes originaux et 1
Nom donné au quartier général du célèbre chanteur nigérian, feu FELA RAMSON KUTI.
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LES LANGAGES DE LA VILLE provocateurs comme " Mini-cité Taliban ", " Mini-cité Bin Laden " (résidences d’étudiants). Le toponyme, dans ce contexte, ne se réduit plus seulement à la désignation de l’espace topique (l’Ici), mais révèle des espaces convoqués d’ailleurs. Ce sont ces réalités étrangères qu’il s’approprie et auxquelles il attribue de nouvelles fonctions. Mais dans ce paysage hétéroclite caractérisé par un dénivellement des compétences, et où l’analphabétisme frappe encore une bonne frange de la population, on peut de toute évidence s’interroger sur l’aventure du signe toponymique dans le projet de communication dans la ville au Cameroun. 4. VERS L’ECHEC DE LA COMMUNICATION ? Le toponyme comme tout énoncé, en effet, est un acte de langage, un produit fabriqué en vue d’une consommation. Il n’est donc pas produit pour lui-même, mais est, comme le dit Charaudeau (1983 : 50), une " expédition " sémantique et une "aventure " pragmatique, c’est-à-dire constamment hanté par la peur de ce que Jacques Derrida (cité par F.Shuerewegen, 1988 : 252) appelle " le-pouvoir-ne-pas-arriver ". De là, nous pouvons dériver trois figures de lecteurs possibles qui décident quotidiennement, de la réussite ou non du projet de communication que charrie le toponyme et de sa survie en tant que phénomène social : D’abord un lecteur compétent et performant1, celui-là qui est capable de déchiffrer le toponyme en tant qu’énoncé grammaticalement construit, et de traquer toutes les connotations culturelles qui l’accompagnent éventuellement. C’est celui qui verrait dans " Night-club Sainte-Thérèse " par exemple, une allusion ironique à la sainteté comme valeur théologiquement ritualisée. Il percevrait aussi dans " Matango : pour une joie éphémère chez Loum’s ", " Matango : on entre OK et on sort KO", outre l’indication d’un lieu de consommation d’alcool, l’évocation du fallacieux exutoire, de la fausse valeur-refuge que représentent les beuveries. Ce dernier serait également capable de rattacher le toponyme " Mini-cité Taliban " à l’actualité brûlante ou " Le Pentagone " à une opération de métonymisation du pouvoir militaire américain. Ensuite un lecteur tout simplement compétent, juste capable de lire le toponyme de façon horizontale (degré zéro), comme une indication renvoyant stricto sensu à l’espace désigné. Il n’aura pas conscience des sens inférés, des connotations dérobées sous l’explicite. Pour ce lecteur à qui échappe la performance, il ne sera pas possible de s’interroger sur ces mécanismes insolites de référentiation. Cependant, il sera, comme le précédent, tout de même capable de retrouver, grâce aux toponymes, ses voies et ses repères dans l’espace urbain. Enfin un troisième type de lecteur passif, qui n’a ni la compétence ni la performance nécessaires pour déchiffrer et comprendre les sens inférés par et dans le système de désignation des espaces (adressage). C’est justement au regard de cela que le projet initial du toponyme semble se désagréger. S’il cesse d’être un discours finalisé faute de récepteur compétent et performant 1
Nous empruntons à la dichotomie chomskienne compétence/performance.
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ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU CAMEROUN
pour le décoder, il devient opaque, un signe qui a perdu sa transparence. Ainsi, la fluidité de la communication recherchée dans l’espace urbain n’est plus certaine. Elle devient poreuse puisqu’à l’énonciation transparente, ne répond pas toujours en écho un décodage réussi. La masse d’illettrés qui parsème l’espace urbain nous pousse à nous interroger sur l’efficience de la communication toponymique dans et par la ville. A l’observation, elle ne révèle qu’une compétence et une performance uniques, celles du sujet producteur, et rarement celles du " sujet analysant ". A quoi servirait donc un énoncé s’il est menacé de n’être pas valablement " reçu" ? CONCLUSION Ce qui frappe de prime abord, c’est que les toponymes, d’un point de vue structural, sont des constructions atypiques au regard de leur arrangement lexico-syntaxique. Ensuite, lorsqu’on s’interroge sur leur rapport au référent, on constatons qu’en même temps qu’ils désignent et sémiotisent une portion du monde urbain, trahissent une incongruité dans leurs mécanismes de référentiation. Il s’agit d’un jeu qui dévoile chez le locuteur urbain une réelle compétence communicationnelle (polyphonique), qui institue et entonne "le chant du signe" (cygne ?). C’est justement ce qui l’amène à pouvoir dire son mode spécifique d’être au monde et celui de l’altérité. La toponymie au Cameroun participe d’un projet de communication urbaine dont la réussite, au quotidien, dépend de la compétence et/ou de la performance des récepteurs éventuels. Elle dévoile chez le sujet producteur, ce que P. Guiraud (1965 : 56) appelle une hypertrophie de sa conscience lexicale qui fait de celui-ci un véritable créateur, un architecte linguistique en somme disposé à verbaliser les identités culturelles multiples. La toponymie urbaine au Cameroun enfin donne à voir la ville comme le lieu par excellence de " recomposition permanente, géographique et linguistique " (E. Dorier-Aprill et C. Van Den Avenne, 2002 :151). Jean-Benoît TSOFACK J.J. Rousseau TANDIA MOUAFOU tsobejean@justice.com rtandia@yahoo.fr Université de Dschang-Cameroun BIBLIOGRAPHIE BARTHES R. Mythologies, Paris, Ed. du Seuil, 1957. BONNOT J.F.P., Paroles régionales : normes, variétés linguistiques et contexte social, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1995. BOUTAUD J.J., Sémiotique et communication. Du signe au sens, Paris, L’Harmattan, 1998. CAUNE J., Esthétique de la communication, Paris, PUF, « que sais-je ? », 1997. CHARAUDEAU P., Langage et discours. Eléments de sémiolinguistique. (Théorie et pratique), Paris, Hachette, 1983.
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POLITIQUE ET RÉALITÉ LINGUISTIQUES EN MAURITANIE : LA PERSONNALITÉ LINGUISTIQUE DE LA VILLE DE NOUAKCHOTT
INTRODUCTION La Mauritanie pays multilingue et pluriethnique a connu dans sa jeune histoire des frictions et même des heurts entre les différentes composantes de sa population qui se disputent la primauté politique sur fond de conflits culturels et linguistiques. A Nouakchott, la capitale, se retrouve l’ensemble des composantes ethnico-liunguistiques nationales auxquelles il faut ajouter des étrangers de tous horizons (ouest africains et maghrébins notamment). Ville surgie du désert, il y a un peu moins d’un demi-siècle Nouakchott apparaît comme une ville artificielle, un peu à l’image de la Mauritanie dans laquelle le hasard (? ) du tracé des frontières a rassemblé des entités raciales et ethniques que rien ne semblait prédestiner à partager le même sort. Le choix de la ville n’est donc pas fortuit, elle est la mieux à même de nous renseigner sur le déroulement in vivo de la coexistence entre les différentes langues en présence. En effet dans ce pays, ancienne colonie française, où le français était au lendemain de l’indépendance la langue officielle, la politique linguistique est résolument et irréversiblement tournée vers l’arabisation. Cela se fait au détriment du français mais surtout des autres langues nationales du pays que sont le Soninké, le peul ou pulaar et le wolof. Nous sommes donc en situation de concurrence déloyale en ce sens que l’Etat a choisi de privilégier une des langues sur les autres. Mais est-ce que cette volonté de l’Etat d’imposer l’arabe se traduit dans la réalité des rues de Nouakchott ? Autrement dit l’arabe s’impose-t-il comme langue véhiculaire pour la capitale ou plutôt celle-ci à l’image du pays entier du reste est-elle divisible en zones véhiculaires avec une langue différente pour chacune de ces zones ? Le bilinguisme voire le trilinguisme de la plupart des habitants, des jeunes notamment, et les interférences codiques inhérentes à la pratique de plusieurs langues ne donneraient-ils pas naissance à un code particulier, espèce de code switching se démarquant des longues en présence ? Autant de questions auxquelles nous essayerons de répondre à 161
LES LANGAGES DE LA VILLE travers l’étude des comportements linguistiques des jeunes de la ville Mais cette étude à elle seule n’aurait pas de sens en soi si elle n’est pas mise en rapport avec la façon dont sont reparties les différentes communautés linguistiques en fonction des quartiers et la conséquence de celle-ci sur la pratique linguistique des premières générations de Nouakchottois, Mais avant d’en venir à tout cela nous essayerons d’abord de donner un aperçu global sur les mécanismes de la concurrence déloyale des langues 1. LA CONCURRENCE DELOYALE : Il y a concurrence déloyale dés le moment ou un élément extérieur, l’Etat en l’occurrence, cherche à infléchir la dynamique naturelle des langues. A Nouakchott comme dans le reste de la Mauritanie, les langues en présence ne disposent pas d’un statut identique. Le statut de langue officielle de l’arabe, donc médium entre l’Etat et ses administrés, en fait une langue privilégiée par rapport aux autres. Ainsi de toutes les langues utilisées dans le pays, elle est la seule en compagnie du français, à être enseignée à l’école. 1.1. La concurrence par la toponymie « La nomination, écrit Nancy Houston dans dire et interdire (p.25), est un signe de maîtrise, elle présuppose la compréhension de l’objet » Les autorités Mauritaniennes ont visiblement conscience de ce pouvoir de la langue. Une promenade dans la ville de Nouakchott à travers les dénominations attribuées aux quartiers et arrondissements de la ville donne l’impression d’une tournée dans la presqu’île arabique. Ryadh, Baghdad, Arafat, Bouhdida, Teyarett, Tevragh Zeina, tous les noms d’arrondissement sont en arabe. Pas un seul quartier dans tout Nouakchott ne porte un nom négro-africain. Quelques zones à dominante négro-africaine tentent cependant de résister, il en est ainsi des quartiers de la Medina R, de la Medina 3, de la Socogim et des 5e et 6e arrondissements. Mais la guerre est aussi scripturale. Les panneaux, affiches publicitaires, tout est écrit en arabe et en français. Mais cela n’est pas étonnant quand on sait que l’enseignement ne se fait que dans ces deux langues. La réforme de l’enseignement de 1979 prévoyait pourtant l’officialisation de l’ensemble des langues nationales. Des classes expérimentales ont été mises en place à Nouakchott en vue d’évaluer l’introduction de ces langues dans le système éducatif au bout de six ans. Mais malgré des résultats assez probants, cette introduction se fait toujours attendre et l’enseignement en langues nationales est maintenant confiné à quelques zones éloignées du sud du pays. 1.2. Place des langues à l’école et dans les médias Il faut ajouter à cela l’ambiguïté du système éducatif qui était bicéphale jusqu’à la dernière réforme de 1999. Une filière arabe où l’enseignement est dispensé en arabe avec quelques heures de français et une filière dite bilingue où l’essentiel de l’enseignement se fait en français mais avec beaucoup d’heures d’arabe. On le voit, il n’y a pas beaucoup de place pour les autres langues. Celle-ci est encore beaucoup plus restreinte dans les médias. Pour la presse écrite, elle est nulle. Quant à la presse audiovisuelle, 162
POLITIQUE ET REALITE LINGUISTIQUES EN MAURITANIE… elle y est réduite au strict minimum. « A la radio nationale l’arabe occupe une tranche d’antenne de 3 h 30 par jours, contre 1 h 20 pour le français, 50 minutes pour le pular, 30 minutes pour le soninké et 25 minutes pour le wolof » écrivait Diagana Seydina Ousmane en 91 (« Aménagement et politique linguistique dans les pays arabophones : Concurrence linguistique déloyale en Mauritanie »). Depuis les choses ont beaucoup évolué : aujourd’hui, radio Mauritanie émet vingt-quatre heures sur vingt-quatre (24 heures/24), pour Nouakchott tout au moins. Le français y est réduit à deux éditions de journal dont les temps cumulés ne dépassent pas les 20 minutes. Quant aux autres langues, leur temps d’antenne quotidien se limite à moins d’une heure. Le temps restant est consacré à l’arabe. Il y a lieu de préciser que quand on parle d’arabe, on pense à la fois à l’arabe littéraire et à sa version dialectale, le hassania. La confusion entre les deux variantes est entretenue (sciemment ?) aussi bien dans le discours officiel que dans celui des enseignants même de la langue. Tous les moyens sont donc mis en œuvre du côté de l’Etat pour que l’arabe émerge comme langue dominante pour ne pas dire langue d’assimilation. Mais la réalité du terrain est tout autre. Les communautés linguistiques négro-africaines essayent justement de faire de la résistance face à la déferlante de l’arabe. 2. NOUAKCHOTT COMME REFLET LINGUISTIQUE MAURITANIEN ? :
DU
PAYSAGE
2.1. Les parlers des premières générations de nouakchottois L’urbanisation, au moins à ses débuts, n’a pas véritablement transformé la vie des Mauritaniens qui ont choisi de s’installer à Nouakchott. En fait d’urbanisation, il s’agissait plutôt d’une transposition de la vie nomade et ou rurale en milieu urbain. Ainsi, l’esprit d’appartenance clanique, tribale ou ethnique a accompagné l’urbanisation de ces pionniers de sorte que le peuplement des quartiers de la ville correspond globalement à la distribution des groupes ethniques dans le reste du territoire. Ainsi un arrondissement comme Teyarett est majoritairement habité par les maures alors que la Sebkha ou El Mina sont plutôt à dominante négro-africaine. Des quartiers comme la Medina R ou la Médina 3 sont réputés être des quartiers pular ou wolof. Il est vrai que les habitants de ces quartiers sont pour la plupart issus des communautés de même nom. Mais la réalité linguistique correspond-t-elle forcément à la réalité du peuplement ? Autrement dit est-ce parce qu’une communauté linguistique est majoritaire dans une zone déterminée que sa langue s’impose comme langue dominante dans ladite zone ? Les entretiens avec les premières générations de Nouakchott (celles des années 60 et 70) doublés d’observation des interactions semblent plaider pour le fait que ces langues servent ou aient servi effectivement de véhiculaires dans ces quartiers. Dans la majorité des interactions observées entre locuteurs de la tranche d’âge 30-40 ans de langues différentes, les interactants ont recours soit au français, soit au wolof ou encore ou pulaar pour se comprendre. On 163
LES LANGAGES DE LA VILLE notera que sur une quarantaine de personnes interrogées 30 disent avoir recours au français dès lors qu’ils sont en face d’interlocuteurs de langues différentes. Mais en réalité, ils ont plutôt tendance à mélanger les codes (français-wolof, le plus souvent). On notera également que chez cette tranche d’âge là, la pratique du hassainia est souvent rudimentaire et se limite à la communication avec le boutiquier du coin. Celui-ci pratiquent d’ailleurs le plus souvent l’une des langues négro-africaines prédominantes dans son quartier si ce n’est un mélange de pulaar et de wolof. Quand il s’agit d’interactions entre négro-africains et maures de ces mêmes quartiers, les échanges ont le plus souvent lieu en français, parfois en alternance avec le wolof. Mais ce qui apparaît ici intéressant à retenir, c’est la langue utilisée quand on se retrouve entre locuteurs natifs d’une même langue. Les quarante enquêtés déclarent tous utiliser leur langue maternelle dès lors qu’ils sont entre eux. On retiendra que pour les Wolofs et les Maures et dans une moindre mesure les Soninkés, c’est effectivement le cas. Quant aux Pulaars, il arrive qu’on surprenne souvent une conversation entre deux membres de cette communauté en wolof. Mais l’ensemble des gens de cette génération, maures mis à part, reconnaît avoir recours au wolof quand il s’agit de draguer quelle que soit la langue de leur interlocuteur (ou interlocutrice). Cela est valable également pour leurs cadets aujourd’hui même si les comportements linguistiques ne sont pas tout à fait les mêmes. Dans des quartiers comme celui de Tevragh Zeina, le quartier le plus huppé de Nouakchott, la fonction de véhicularité revient au hassania et parfois au français. En effet, ici, c’est aux négro-africains de faire l’effort de comprendre le hassania au moins pour les menus besoins quotidiens. Les interactions entre par exemple épiciers et clients ont quasi-exclusivement lieu en hassania. Mais les conversations en français sont tout aussi fréquentes puisque le quartier est habité par la frange la plus nantie de la société, celle-ci ayant généralement un niveau de scolarité élevé. Il en va de même à Teyarett, sauf que là le français occupe une position moindre. Il faut dire que dans ces zones là, il en a toujours été ainsi et la tendance n’est pas près de s’inverser, loin s’en faut. De par la répartition de sa population dans les différents quartiers en fonction de l’appartenance ethnico-tribale, Nouakchott était donc prédisposé à être divisible en zones à langues véhiculaires différentes. Le wolof et le pulaar émergeant comme véhiculaires dans les zones à prédominance négroafricaine à côté du français. Le hassania dans les quartiers à dominante maure, là aussi à côté du français. Cela a été à peu près le cas jusqu’au début des années quatre-vingt-dix où (à la faveur d’un conflit avec le Sénégal), l’équilibre linguistique s’est vu mis à mal. 2.2. Quelle(s) langue(s) parlent les jeunes de la tranche 15-25 ans ? Aujourd’hui, la situation linguistique de Nouakchott n’est plus la même qu’il y a une dizaine d’années. Le hassanie est entrain de gagner du terrain même dans les quartiers où la composante maure est minoritaire. Comparée à la pratique linguistique des générations précédentes celle des jeunes d’aujourd’hui apparaît comme plus complexe. En effet d’après les observations que nous avons pu faire sur le terrain il n’y a plus de quartiers 164
POLITIQUE ET REALITE LINGUISTIQUES EN MAURITANIE… relativement fermés du point de vue linguistique, pour les négro-africains tout au moins. Dans le quartier de Medina R réputé plutôt pulaar, le hassania réalise une percée importante. Sur une cinquantaine de personnes observées plus de 30 utilisent le hassania même dans des situations où cela ne paraît pas indispensable. Il nous est arrivé, en effet, d’observer une conversation entre une bande de jeunes d’une durée de plus d’une heure en hassania et le plus surprennent c’est que un seul des interactants était locuteur natif de cette langue, qui plus est pratique le pular et le wolof. On aura observé le même phénomène chez de jeunes cadres négro-africains discutant en alternance en français et en hassania. Cela veut dire simplement qu’il n’y a plus de sanctuaire pour les langues négro-africaines. Mais qu’on ne s’y trompe pas, les jeunes négro-africains n’ont pas renoncé à leurs langues pour adopter le hassania. En fait les interactions entre négro-africains se font généralement dans un mélange de codes intégrant l’ensemble des langues en présence. Et à y regarder de près ceux d’enter eux qui adoptent le pus facilement le hassania sont en majorité des Nouakchottois de souche, quant à ceux qui rechignent encore à parler hassania ce sont généralement des jeunes ayant débarqué dans la ville de fraîche date. Il y a cependant lieu de s’interroger sur la perte de terrain des langues négro-africaines et notamment du wolof. Le conflit ayant opposé la Mauritanie au Sénégal au début des années 90 y est certainement pour beaucoup. En effet, suite à ces événements le wolof a été banni du pays pendant près de trois ans. Les gens avaient peur de parler wolof pour ne pas être assimilés à des Sénégalais. Pire, beaucoup de personnes ont dû changer de nom pour prendre des noms maures. Aussi, pendant cette période-là, parler hassania était un gage de « mauritanité », donc de sécurité. C’est ce qui explique sans doute la poussée en force du hassinia dans des zones traditionnellement à dominante linguistique négro-africaine. Ce n’est pas un hasard si ce sont les jeunes qui ont aujourd’hui entre 15 et 30 qui sont les plus prompts à utiliser cette langue. Cela dit on aura remarqué chez ces jeunes qui ont moins de réticences que leurs aînés à adopter le hassania, la tendance à employer un langage assez particulier ne pouvant être identifié à aucune des langues en présence. 2.3. Vers l’émergence d’un code switching ? Dans la majorité des interactions que nous avons pu observer entre jeunes en milieu négro-africain, il est impossible de rattacher le langage utilisé à une langue précise. Nous retrouvons ainsi des verbes pulaars conjugués à la manière ou du hassania, des mots français pluralisés, une phrase en pulaar mais avec l’ordre des mots de la phrase wolof etc. Il s’avère qu’aucun de ces jeunes ne maîtrise parfaitement le fonctionnement de sa langue. Chez les jeunes pulaars par exemple, il y a souvent le problème du rattachement d’un mot à la classe qui convient (le pulaar est une langue à classes) En fait ce langage hybride est considéré comme le signe de l’appartenance à la catégorie de ceux qu’on pourrait appeler les « branches ». 165
LES LANGAGES DE LA VILLE Pour s’en rendre compte, il suffit de se rendre dans les boîtes de nuit de Nouakchott. Là on remarquera que les jeunes maures qui fréquentent ces endroits ont eux aussi tendance à employer le même type de langage. Les toutes premières productions du jeune rap mauritanien vont également dans ce sens-là. Mais il faut dire qu’en cela Nouakchott ne fait que suivre une tendance déjà initiée par la ville de rosso. CONCLUSION « Telle une pompe, la ville aspire du plurilinguisme et recrache du monolinguisme et elle joue ainsi un rôle fondamental dans l’avenir linguistique de la région ou de l’Etat » dit L.J. Calvet dans Les voix de la ville. Nouakchott n’est certainement pas prêt à devenir une ville monolingue mais le dynamisme des langes y suit son cours, infléchi il est vrai par le parti pris de l’Etat pour une langue au détriment des autres. Ce qu’on aura remarqué c’est que la fonction de véhicularité que le hassania partage avec le wolof n’est qu’un sursis en attendant l’affirmation d’un code switching émergent porté par les jeunes. C’est peut-être là une chance pour la ville et le pays de dépasser les éternels conflits linguistiques et de se consacrer enfin à la lutte pour le développement Alassane DIA Université de Tunis Manouba alassane.dia@mailcity.com BIBLIOGRAPHIE BILLIEZ. J, « Le parler véhiculaire interethnique de groupes d’adolescents en milieu urbain », Des langues et des villes, Actes du colloque de Dakar (décembre 1990), Langues et développement. CAVET L.J, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Payot, 1987. Les voix de la ville, Paris, Payot, 1994. HOUSTON N, Dire et interdire, Paris, Payot, 1980. DIAGANA S.O, « Concurrence linguistique déloyale en Mauritanie », Aménagement et politique linguistiques dans les pays arabophones, Rabat 1992. TAINE-CHEIKH C, « Pratiques de l’arabe et processus identitaires en Mauritanie », Plurilinguisme et identité au Maghreb. Publications de l’Université de Rouen, 1992.
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LE STÉRÉOTYPÉ ET L’ÉVÉNEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION DE LA VILLE ORAN DU ROMAN « LA PESTE » D’ALBERT CAMUS Nous nous proposons d’étudier le problème des propriétés internes du « stéréotypé » et de « l’événementiel », en analysant le langage de ces deux entités dans la description de la ville Oran dans le roman d’A. Camus « La peste ». Nous nous attacherons plus particulièrement au rôle de la temporalité et de la quantification dans la construction et la persistance du stéréotype d’une part, dans la production de l’événementiel de l’autre. L’examen de ces problèmes impliquant également la prise en compte des phénomènes d’interaction entre les deux catégories. Le stéréotype est envisagé comme la représentation sommaire qu’un sujet se fait sur les choses, sur les phénomènes naturels et sociaux perçus comme des évidences avec lesquelles il vit, et que partage le groupe social auquel il appartient. Ces évidences nous accompagnent et nous guident dans nos activités sociales, dans nos comportements corporels et langagiers. Chacun les accepte, et finalement se soumet aux normes imposées par les stéréotypes. Ch. Schapira, en distinguant deux types de stéréotypes, ceux de pensée et ceux de langue, considère que les premiers fixent dans une communauté donnée, des croyances, des convictions, des idées reçues, des préjugés, voire des superstitions… [12, p.]. Etant avant tout de nature conceptuelle, le stéréotype préexiste à l’individu qui l’applique dans les manifestations de sa vie, dans les relations qu’il établit avec autrui, en assurant ainsi ses performances existentielles et fonctionnelles. L’espace de cette préexistence n’est autre chose que notre cerveau possédant la faculté d’accumuler les propriétés spécifiques du stéréotypé, de les généraliser, puis de les extérioriser par le comportement de l’individu, par ses actes, au moyen de différents langages. Exclure les stéréotypes de nos comportements est impossible, parce que leur application se révèle comme étant une condition incontestable et incontournable de l’existence, c’est – à — dire de notre Etre, de notre Faire et de notre Dire. Ou ne peut agir ni se manifester dans ce monde sans 167
LES LANGAGES DE LA VILLE appliquer les modèles du faire (je le fais comme l’a fait maman), de l’être (je suis comme je suis, c’est-à-dire comme un nombre considérable d’entre nous), du dire (je dis comme on l’a dit jusqu’ici.). Le stéréotype c’est un « appris » ou un « à apprendre » : on apprend à respecter les stéréotypes qui apparaissent comme des régulateurs de nos actes, de nos actions et de nos activités. Quelle que soit la nature de notre faire, nous agissons en respectant consciemment ou inconsciemment des modèles bien réglés, bien mis en place ; et ce n’est que rarement que nous les contournons, et ce pour des raisons telles que la référence simultanée à des valeurs contradictoires. La pratique des stéréotypes peut être ramenée à une imitation de l’Autre. Elle implique pourtant de la création car son usage suppose la transformation de l’ancien stéréotype en quelque chose de nouveau, de différent, de ce qui était ordinaire et caractérisait la vie quotidienne. Toute intériorisation d’un fragment de la réalité se fait en rapportant ce fragment découpé dans la continuité matérielle ou temporelle à quelque chose de commun ou pas commun, de connu ou d’inconnu, d’ancien ou de nouveau, à un ensemble d’entités dont la forme d’existence est celle des schèmes conceptuels. Selon R. Amossy les stéréotypes schématisent et catégorisent, les deux opérations étant conçues comme indispensables pour la cognition [3, p. 28]. La catégorie de l’expérience a son rôle bien évident dans la construction et la constitution de ces entités. Au cours de leur répétition l’application de tel ou tel stéréotype devient en quelque sorte mécanique. Il s’avère que tous nos actes langagiers, physiques et mentaux, subissent l’influence des stéréotypes, le cerveau étant le porteur et également le générateur de ces entités. Le « stéréotypé » se situe à l’opposé de « l’événementiel », ce dernier se présentant comme quelque chose d’inconnu, assez souvent comme un phénomène inattendu, peu ordinaire, n’ayant pas de fonction de régulation, mais jouant au contraire celle de modificateur. Dans certains cas le sujet ne consent pas à la rupture du stéréotypé par l’événementiel. La vie humaine se présente à notre esprit comme structurée par l’alternance du stéréotypé et de l’événementiel, le premier constituant un espace non perceptible, une espèce de fondement sur lequel se produit le fait événementiel. Mais on constate assez souvent que l’événementiel est généré par le stéréotypé qui devient alors perceptible par effet de contraste. LES OUTILS LEXICAUX ET GRAMMATICAUX DES STEREOTYPES DE LA VILLE DANS LE ROMAN DE CAMUS. Récit, œuvre d’historien au dire du narrateur, le roman s’articule en plusieurs parties : dans les premières pages on reproduit la vie stéréotypée des Oranais ; la deuxième partie est réservée à la révélation de l’avènement de l’événementiel, à sa venue sans avertissement, sous la forme de l’invasion des rats ; à ce stade les stéréotypes de la ville des temps ordinaires et l’événementiel coexistent ; la plus grande partie de la chronique est consacrée à l’installation et à la domination de l’événementiel, aux manifestations de la peste, à ses effets désastreux, qui donnent naissance à de 168
LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION… nouveaux stéréotypes. Dans la dernière partie est relaté le retour de la ville à la vie normale, à la vie mesurée et obscure [que les habitants] menaient avant l’épidémie, selon l’expression de l’auteur. C’est dans ce même sens qu’il écrit : Alors que le temps de la peste était révolu, ils continuaient à vivre selon les normes. Ils étaient en retard sur les événements. Le récit permet d’identifier les types des stéréotypes de la ville, leur langage, et d’assister à l’émergence de l’événementiel, et à son choc avec le stéréotypé. La description de la ville se résume à deux genres de stéréotypes : ceux des temps ordinaires et ceux du temps de la peste. Les stéréotypes des temps ordinaires sont définis de manière générique par l’auteur de la façon suivante : Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Mais il est difficile de tracer une ligne de démarcation entre les trois procès cités, ce que constate le narrateur : … travailler, aimer et mourir, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. Le qualificatif absent marque l’inconscient dans l’usage des stéréotypes, fait dénoté une fois de plus dans la chronique :… on est obligé de s’aimer sans le savoir. L’outil linguistique principal par lequel sont désignés les stéréotypes, tant ceux des temps ordinaires que ceux de la peste, est le lexème habitude figurant dans des locutions figées : prendre des habitudes, avoir des habitudes, comme d’habitude, s’habituer, s’adapter à la claustration, s’habituer à la situation, la ville favorise justement les habitudes, nos concitoyens s’étaient adaptés à s’engager dans une longue habitude à deux, les préoccupations habituelles et continuelles (le stéréotype demande de la continuité). Les synonymes contextuels de l’habitude sont pratiques, rites, désignant les stéréotypes des temps ordinaires : les veillées rituelles, la pratique des bains de mer, l’habitude de travailler du matin au soir, l’habitude de faire des affaires, de faire du commerce, de gagner de l’argent, de se réunir à heure fixe dans les cafés, de se promener sur le même boulevard ou l’habitude de se mettre aux balcons, de parler de traites, etc. Les verbes comme constituants des syntagmes cités et les noms verbaux comportent dans leur valeur sémantique le sème de /l’itérativité/, leur forme temporelle actualisant la valeur du non-bornage. Ces deux traits, itérativité et non-bornage, font partie des propriétés intrinsèques du stéréotype : Nos concitoyens travaillent beaucoup… Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires.… ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard… etc. L’adjectif indéfini même est utilisé comme marqueur d’identité, dans le même boulevard, les mêmes balcons, le même air frénétique et 169
LES LANGAGES DE LA VILLE absent. Les adjectifs fixe, long dans l’heure fixe, une longue habitude, sont également des marqueurs du stéréotypé des temps ordinaires, servant à énoncer sa constance et sa persistance. Outre son rôle de marqueur d’identité, même sert aussi de marqueur du stéréotype du temps de la peste : …se nourrir du même pain d’exil attendant sans le savoir la même réunion et la même paix bouleversantes ; la même résignation et la même longanimité, à la fois illimitée et sans illusions. L’entité examinée s’appropriant la continuité, lors de sa durée, de son usage devient quelque chose de naturel, c’est pourquoi l’auteur dit : sans doute, rien n’est plus naturel,… que de voir les gens travailler du matin au soir. L’adjectif naturel qualifie une séquence situationnelle désignant un stéréotype fondamental de la vie des Oranais, et de l’humanité puisque l’identité de cette pratique est universelle : Tous nos contemporains sont ainsi, dit A. Camus. Le caractère de l’habituel instauré par les stéréotypes est désigné à plusieurs reprises par ses synonymes : une ville ordinaire, en temps ordinaire, d’ordinaire, des plaisirs normaux, voire l’aspect banal de la ville et de la vie. Le normal, l’ordinaire de la ville produisent des effets du même genre : … ou s’y ennuie et on s’y applique à prendre des habitudes. L’ordinaire de la ville Oran amène l’auteur à le qualifier comme un lieu neutre et dans cet ordinaire on trouve quelque chose d’universel et à la fois de particulier par rapport à d’autres villes, car ce qui est stéréotypé dans un contexte social ne l’est pas dans un autre. Les séquences nos concitoyens, notre ville, notre petite ville du fait de leur répétition fréquente dans le roman se présentent comme figées. Elles accumulent le plus grand nombre d’occurrences, le premier syntagme étant même employé trois fois dans la même page et figurant deux fois dans le même alinéa. Le déterminatif notre et sa variante nos, le pronom nous, désignant l’auteur et les Oranais, foisonnent dans le texte : … de notre petite ville, dans notre petite ville, nos concitoyens ou chacun de nos concitoyens, tous nos concitoyens etc. Le pronom nous ainsi que les déterminatifs sont des déictiques qui montrent que l’énonciateur s’identifie aux habitants de la ville. L’écrivain fait usage aussi de la comparaison sous différentes formes syntaxiques pour marquer l’identité du mode de vie des Oranais lors du règne de la peste, et, l’identité des stéréotypes apportés par l’événementiel : … tous les soirs furent comme ce soir ; il pensait comme lui, que ce monde sans amour était comme un monde mort ; On l’a obligé comme on a obligé tous ses concitoyens à se préoccuper de ces enterrements. La comparaison assure la fonction classificatoire du stéréotypage. Les deux constituants de la comparaison dans la structure de la phrase complexe ont des valeurs référentielles différentes : la subordonnée désignant le comparant renvoie à une situation-type, la principale, représentant le 170
LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION… comparé, désigne une situation individualisante. Cette dernière est rapportée à la classe de la situation-type au moyen des techniques de la comparaison, qui fait fonction de transpositeur de l’individuel en typique. Les phrases tautologiques conçues comme constructions préconstruites s’ajoutent aux outils du langage du stéréotypage : Mais la religion du temps de peste ne pouvait être la religion de tous les jours. …ils ne s’intéressaient qu’à ce qui intéressait les autres… La particularité de ce type de phrases, qualifiées de « préfabriquées », réside dans le fait que le locuteur n’a pas participé à leur construction. Il n’est pas leur énonciateur, mais pourrait être envisagé en tant que co-auteur de la même idée, comme un co-énonciateur virtuel. Cette conclusion ne se rapporte pas aux phrases tautologiques citées car ce ne sont pas des phrases dont la structure est figée et pré-construite : elles ont un énonciateur, à la fois auteur de l’idée émise et auteur de l’énonciation. Ces phrases citées comportent des constituants dénotant leur relation avec le contexte. LA REPERABILITE DU STEREOTYPE, SON USAGE ET SON USURE Ch. Schapira souligne le rôle de l’usage dans le figement des structures syntaxiques comme voie de fixation par l’usage d’une séquence [12, p. 7]. La « répétitivité » reste à la source de la constitution et de la vitalité des stéréotypes, elle assure sa constance, conditionne à la fois son usure déterminant l’uniformisme dans la vie et la dévalorisation de certaines pratiques. Ce dernier effet de la répétabilité du stéréotypé entraîne, à son tour, l’émergence de quelque chose qui soit différent de l’habituel, de l’ordinaire, du connu et du continuel. Ce « nouveau » vient pour déloger le stéréotypé des temps ordinaires, pour instaurer d’autres évidences qui vont être acceptées et partagées par tous ou par une partie des individus d’une société, car c’est aussi une condition de la potentialité du stéréotype. Le fait nouveau, arrivé sans avertissement à Oran, ne répond pas aux attentes de ses habitants. Nous considérons que ce nouveau, inattendu pour les Oranais, est de nature événementielle, et s’oppose par le contenu et par la temporalité au stéréotypé. Les deux entités antithétiques constituent une opposition : elles s’excluent et s’attirent à la fois. Ainsi, aussi différentes qu’elles soient, elles s’interdéterminent. En effaçant le stéréotypé, l’événementiel, lorsqu’il est de nature positive, contribue à l’évolution générale. S’il existe quelque chose qui se répète, qui est ordinaire, à quoi on peut s’attendre, qu’on peut prévoir, qu’on consomme chaque jour, il doit y avoir quelque chose qui n’est pas ordinaire, qu’on ne connaît pas et qui ne se manifeste pas dans ni par la répétitivité. L’identité du stéréotypé, et l’identité de celui qui le pratique, s’opposent dans leur essence à l’événementiel, dont la forme se révèle par un visage nouveau et différent de celui du stéréotypé. Malgré la différence nette entre ces deux entités sociales, la première étant de nature phénoménale, c’est le stéréotypé qui produit assez 171
LES LANGAGES DE LA VILLE souvent l’événementiel. On pourrait parler de rapport de cause à effet existant entre ces catégories. Le monde qui nous entoure n’est pas uniquement le monde des choses, c’est aussi le monde de l’événement. L. Wittgenstein considère que le monde est tout autant fait de tout ce qui « est » le cas, de choses au sens d’objets, que de tout ce qui « arrive » [13]. Selon J-L. Petit l’événement c’est l’objet de l’attente, pour P. Ricœur c’est le nouveau par rapport à l’ordinaire déjà institué [8,10]. L’émergence de l’événementiel dans la ville d’Oran change la nature du message, le langage de ceux qui continuent à exercer leur métier, de l’état des Oranais, de la ville entière, en entraînant un dire différent de celui des premières pages du roman. LA TEMPORALITE DU STEREOTYPE ET DE L’EVENEMENTIEL La catégorie du temps a une importance déterminante dans la révélation des propriétés internes de ces deux catégories, car c’est le délai de temps que s’approprie chaque entité, qui contribue à identifier une partie de leurs traits pertinents respectifs. Il faudrait noter que le stéréotypé ainsi que l’événementiel se caractérisent par leurs temporalités propres. La persistance et la constance du stéréotypé demandent un délai de temps différent de celui de l’événementiel car ce temps s’étend sur une période beaucoup plus longue que celle que va occuper l’événementiel, période correspondant souvent à la vie d’une génération, voire de plusieurs. Le stéréotypé s’étendant sur la ligne du temps dure, domine, persiste et résiste à l’avènement de l’événementiel. L’événementiel se limite à un délai de temps très court, car il se manifeste assez souvent par le momentané, le ponctuel et connaît le bornage, alors que ses effets s’approprient un délai de temps plus long, et assez long même dans nombre de situations. C’est de nouveau la durée qui transforme les conséquences de l’événementiel en quelque chose d’ordinaire. Selon Ch. Schapira « le terme usage implique la notion de temps, l’idée de sélection et celle de l’acceptation par une communauté linguistique ou par un locuteur archétypique, d’une séquence de discours… » [12, p. 7] Du point de vue de la durée c’est l’aspect duratif et l’aspect nonborné qui caractérisent le stéréotypé. Par ces propriétés le stéréotypé s’identifie à la catégorie de l’être. Dans la présentation des stéréotypes des « temps ordinaires » l’auteur utilise le présent de l’indicatif à valeur itérative, et l’infinitif de verbes ayant également valeur itérative, alors qu’il utilise l’imparfait comme marque des stéréotypes des temps de la peste. Mais c’est le présent itératif qui reproduit la répétitivité de l’habitude : … ils se réunissent à heure fixe ;… ils se promènent sur le même boulevard ; ils réservent les plaisirs : les femmes, le cinéma et les bains de mer pour le samedi soir et le dimanche. La répétitivité des actes crée l’identité dans le comportement des Oranais, dans leurs habitudes.
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LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION… Le stéréotype de l’amour des temps ordinaires est décrit dans les termes suivants : Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appel l’acte de l’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude à deux. Entre ces deux extrêmes, il n’y a pas souvent de milieu. Cela non plus n’est pas original. C’est un jugement de valeur négatif qui est porté, non sur les actes décrits dans leur répétitivité, mais sur le stéréotypé. L’événementiel est un concept de la phénoménologie, avec ses phases et ses stades. Les termes dont use A. Camus répondent à cette spécificité définie par les philosophes. L’événement, selon P. Ricœur et J-L. Petit, se prépare, s ‘annonce, il approche, il éclate, il s’abat, se caractérise par les signes avant-coureurs, en fin de compte, l’événement meurt, passe [10,8]. P. Ricœur envisage la venue de l’événement en trois phases : sous la forme d’un rythme à trois temps : d’abord quelque chose arrive, éclate, déchire un ordre établi [10, p. 41]. L’expression du philosophe explicite la fonction modificatrice qu’exerce l’événement sur les stéréotypes établis. L’auteur décrit les étapes de l’événementiel d’une façon très nette en précisant leur ordre : le stade de la peste, au deuxième stade de la peste etc. Le caractère momentané, même instantané, inattendu, borné que prend la manifestation est traduit par le passé simple : … le docteur Bernard Rieux buta sur un rat, il écarta la bête… La bête s’arrêta,… prit sa course vers le docteur, s’arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin…. La venue d’un nouveau stéréotype apporté par l’événementiel est aussi annoncée au moyen du présent itératif : - Ils sortent, on en voit dans toutes les poubelles, c’est la faim ! Certes l’événementiel s’annonce par ses signes avant-coureurs. Le premier, celui de l’invasion des rats, a un rôle déterminant dans l’émergence des autres, le deuxième c’est celui de la fièvre, de la maladie, le troisième celui par lequel on annonce la nature de la maladie. A ce stade, l’événement est déjà là sous la forme de la peste avec pour effet la mort. Les éléments avant-coureurs de l’événementiel ont leur langage qui décrit l’état particulier de la ville. Voici, à titre d’exemple, le langage des avant-coureurs du phénomène qui commence à se manifester par l’invasion des rats : - l’apparition, la découverte, la présence des rats parut bizarre pour le concierge, elle constituait un scandale. - la situation s’aggravait ; les choses allèrent si loin ; le spectacle quotidien ; — ce phénomène dont on ne pouvait ni préciser l’ampleur, ni déceler l’origine. Les éléments annonciateurs de l’événementiel sont marqués par une série de noms à valeur sémantique particulière scandale, spectacle, phénomène, chaque nom explicitant un des traits pertinents du phénomène. Le caractère répétitif de l’avant-coureur de l’événementiel est marqué par l’imparfait et par le qualificatif quotidien. 173
LES LANGAGES DE LA VILLE Ces avant-coureurs de l’événementiel sont signifiés par le syntagme les premiers signes de la série des graves événements. Une fois produit, découvert, identifié par les médecins, l’événementiel instaure ses stéréotypes, en premier lieu celui de la mort. Il faut noter que la constitution des nouveaux stéréotypes se fait aussi par la répétitivité. La forme de l’imparfait sert d’outil principal de désignation du duratif et du répétitif des stéréotypes de l’événement, par exemple, dans cette séquence de l’enterrement : Dans le couloir même, la famille trouvait un cercueil déjà fermé. On faisait signer des papiers au chef de famille. On chargeait ensuite le corps. Les parents montaient dans un des taxis encore autorisés,… les voitures gagnaient le cimetière. A la porte, des gendarmes arrêtaient le convoi, donnait un coup de tampon sur le laisser – passer officiel, les voitures allaient se placer près d’un carré où de nombreuses fosses attendaient d’être comblées. Un prêtre accueillait le corps,… On sortait la bière, on la cordait, elle était traînée, elle glissait, butait contre le fond, le prêtre agitait son goupillon et déjà la première terre rebondissait sur le couvercle… et pendant que les pelletées de glaise résonnaient de plus en plus sourdement, la famille s’engouffrait dans le taxi. L’usage de l’imparfait itératif crée une typicité, sa répétition ayant des fonctions et des finalités bien définies, celles de l’expression de l’installation, de la domination et de la force de la Peste se manifestant dans sa persistance. Ces fonctions sont accentuées par la répétition de l’indéfini tous suivi d’un nom à valeur temporelle : Tous les soirs des mères hurlaient ainsi… ;…tous les soirs des timbres d’ambulance déclenchaient des crises… Le caractère répétitif de la mort, de la même façon de mourir, d’être enterré, conditionne le comportement stéréotypé des proches des défunts et des autorités publiques chargées du cérémonial. La rapidité des actes constituant le contenu du nouveau stéréotype de l’enterrement entraîne, à son tour la fréquence du rapport de juxtaposition qu’on remarque entre les séquences prédicatives des phrases citées. Ce genre d’agencement des phrases attribue aux faits un caractère linéaire, prospectif et dans la majorité des cas sans retour en arrière. LE LANGAGE DE L’EVENEMENTIEL ET SES PROPRIETES INTERNES. La chronique de la peste est bâtie sur l’événementiel. Le nom générique par lequel on la désigne en général, et en particulier dans la situation créée à Oran, est, évidemment celui de l’événement : les graves événements, des événements singuliers, des faits invraisemblables, un accident peu répugnant, des événements surprenants, une curieuse chose, ce mal curieux, la nouvelle, quelque chose de menaçant, un fléau secouant, la force des choses etc. Ces séquences syntagmatiques permettent de dégager la série de synonymes utilisés par A. Camus pour désigner le phénomène désastreux : fait, accident, phénomène, une chose et quelque chose de menaçant etc. La 174
LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION… valeur sémantique de ce propos « heurisémiques », est explicitée par une série de noms, comme : maladie, épidémie, peste, malheur, mal, fléau etc. Les propriétés internes de l’événementiel se dégagent autant des jugements de valeur que l’auteur ou ses concitoyens portent sur le phénomène que de la valeur sémantique des qualificatifs événementiels : singulier, invraisemblable, bizarre, grave, nouveau, inconnu, menaçant, fort, secouant etc. : Le superlatif de la qualité, de l’état, de la force de l’événementiel est formulé dans le discours de l’un des personnages du roman : — Nous n’avons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Le langage de l’événementiel ne se limite pas uniquement aux noms et qualificatifs cités à valeur événementielle, il s’approprie également des prédicats signifiant cette valeur, ainsi que d’autres prédicats auxquels il affecte cette valeur. En premier lieu l’événement est annoncé par le prédicat arriver qui assigne une valeur référentielle à la phrase entière : Ceci est arrivé, lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple… La forme temporelle du verbe arriver énonce le caractère existentiel de l’événementiel, souligné une fois de plus par le modalisateur de l’objectivité en effet. P. Ricœur accentue les spécificités de l’événement en soulignant : « tout ce qui arrive ne fait pas événement, mais seulement ce qui surprend notre attention, qui est intéressant, ce qui est important… » [10, p. 43]. Selon E. Morin certains événements ont un caractère destructif et à la fois modificateur au sens positif du mot. Les séquences phrastiques qui suivent le démontrent. : -s’attendre à un malheur avec tous ces rats ; les événements surprenants les frappaient ; - le malheur qui nous venait de l’extérieur et qui frappait toute une ville, ne nous apportait pas seulement une souffrance injuste… il nous provoquait aussi à nous faire souffrir nous-mêmes et nous faisait consentir à la douleur ; — le fléau nous visitait ; la peste s’acharnait, détruisait ; - la maladie brisait les associations traditionnelles ; - l’épidémie s’étendait ; le fléau secouait ; - la peste sembla tout d’un coup se rapprocher et s’installer aussi dans les quartiers d’affaires etc. Les prédicats de ces séquences phrastiques reçoivent dans les relations contextuelles du roman la signification événementielle. Les propriétés internes de l’événementiel sont désignées tant par des adjectifs que par des noms d’action et de qualité, et parfois même par des verbes d’action : — l’apparition des rats parut bizarre pour le concierge – caractère inattendu du phénomène ; - la découverte des rats,… ce jour-là était celui du renouveau – aspect nouveau et inconnu de l’événement ; - découvrir des rats dans l’ascenseur d’un hôtel honorable lui paraissait inconcevable idée du caractère inacceptable du mal, mais est
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LES LANGAGES DE LA VILLE également considérée comme inacceptable cette force totalisante de la Peste qui ne « respecte » même pas des lieux réputés « honorables ». - la présence des rats constituait un scandale - caractère inadmissible, peu ordinaire ne s’inscrivant pas dans le rythme de la vie des Oranais ; - les choses allèrent si loin ; ce phénomène dont on ne pouvait encore ni préciser l’ampleur, ni déceler l’origine – étendue de l’événement, de l’espace qu’il se réservait. Par la dernière séquence l’auteur a l’intention de souligner l’impossibilité de définir les limites temporelles aussi bien que spatiales que s’appropriait le malheur. Les deux genres de limites restent indéfinissables, car on ne réserve pas de temps et ni d’espace à l’événementiel, c’est lui qui les investit. On n’a pas de force sur cette force dont l’origine dans nombre des cas reste indéterminable. Ce qui est propre à l’événementiel c’est sa « non – agentivité ». On se heurte à des difficultés dans l’identification de l’agent, de l’origine de l’événement, car il est présenté comme un fait dépourvu d’origine, de causalité, dans la plupart de ses manifestations. LA QUANTIFICATION ET LA STEREOTYPIE DE L’EVENEMENTIEL Pour que l’événementiel se produise il fallait que le nombre des faits invraisemblables augmente et que les qualités et les états qui en résultent connaissent leur intensification. C’est pour cette raison que l’auteur recourt à la quantification des objets et des faits, et à l’intensification des qualités. L’auteur déclenche la prise de conscience par les Oranais de la gravité de ce qui s’annonçait, s’abattait, intervenait dans leur vie, par l’accumulation des rats dans la ville. La quantification de l’inattendu s’actualise, en premier lien, au moyen des noms de nombre : — un rat mort, trois rats morts, une dizaine de rats, une caisse pleine de rats morts, une cinquantaine de rats, plusieurs centaines. Dans la suite du texte l’écrivain abandonne le langage des chiffres pour celui des noms collectifs : - tas des rats, mourir en groupe, les rats attendaient en longues files etc. Puis A. Camus fait usage des noms, des adjectifs et des verbes à valeur quantitative : - la récolte était tous les matins plus abondante ; le nombre allait croissant ; accroître le désarroi ; venir en grand nombre mourir à l’air libre ; la ville les retrouvait de plus en plus nombreux pendant la journée. L’apogée de l’invasion, de l’accumulation des rats est décrite de nouveau au moyen des noms de nombre, comme outils de l’argumentation, de la persuasion et de la conviction : Six mille deux cent trente rats collectés et brûlés, ensuite une collecte de huit mille rats environ. La quantification est assurée aussi par la répétition d’actions identiques : -Ils sortent, ils sortent.
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LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION… Cette accumulation a un rôle déterminant dans la production et l’avènement de l’événementiel, c’est elle qui entraîne l’émergence de quelque chose de nouveau dont la qualité devait être autre que celle de ce qui avait jusque-là constitué une évidence pour un milieu social. Finalement, la variation quantitative devait avoir pour conséquence l’émergence d’une qualité nouvelle, dont la venue sur la ligne des temps ordinaires apporta, conjuguée avec la quantité, des temps nouveaux. Le rôle de la catégorie « quantification » a pour motif la production de l’événementiel avec multiplication des objets et des lieux où l’on rencontrait des rats. Les noms de ces derniers se caractérisent par des occurrences très fréquentes dans quelques pages du roman : - de la cave au grenier, une dizaine de rats jonchaient les escaliers ; les poubelles des maisons en étaient pleines ; - des rats dans la poubelle, dans les ruisseaux, dans des réduits des sous-sols, dans des caves, des égouts ; dans la ville même, on les rencontrait par petits tas, sur les paliers ou dans les cours. Ils venaient dans le préau de l’école, à la terrasse des cafés.. Nos concitoyens les découvraient aux endroits les plus fréquentés de la ville La localisation des rats s’achève par la phrase : La place d’Armes, les boulevards, la promenade du Front-de-Mer de loin en loin étaient souillés. L’événementiel produit un effet inattendu et désastreux. La mort ainsi que les autres effets de la peste, stéréotypés, ont un visage nouveau par rapport à la mort des temps ordinaires. C’est aussi la catégorie de la quantification qui stigmatise la révélation du caractère désastreux des conséquences de la peste. L’écrivain décrit la mort des humains comme il l’avait fait pour les rats, au moyen des chiffres : -la fièvre fit quatre bonds surprenants ; ensuite seize, vingt-quatre, vingt-huit et trente-deux morts jusqu’à plus de trente morts par jour. LA FONCTION MODIFICATRICE DE L’EVENEMENTIEL La peste comme événement majeur arrive et change les stéréotypes existants, les stéréotypes des temps ordinaires, réalisant sa fonction de modificateur. Discours du narrateur à ce propos : … ils se trouvaient dans un état d’esprit bien particulier ou, sans avoir admis au fond d’eux – mêmes les événements surprenants qui les frappaient, ils sentaient évidemment, que quelque chose était changé. … le climat où nous vivions dans notre ville fut un peu modifié. Mais, en vérité, le changement était-il dans le climat ou dans les cœurs, voilà la question. L’événementiel change une bonne partie des stéréotypes de la vie des Oranais, celui du travail, de la mort et de l’enterrement en instaurant le stéréotype de l’enterrement dans la fosse commune, celui de l’isolement et de la séparation, de la solitude et de l’abstinence, de la résignation, voire du langage identique. L’événementiel change non seulement le langage de la ville, qui parle par ses rues, par ses couvents, ses casernes, ses prisons, tous ces lieux sur lesquels la peste s’est acharnée, mais il supprime les différences 177
LES LANGAGES DE LA VILLE des niveaux de langage, la langue populaire devenant le langage conventionnel : … ils se résignaient à adopter la langue des marchés et à parler, eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte. S’agissant du syntagme « le langage de la ville » il faut noter que l’auteur ne l’emploie qu’une seule fois dans le roman, au moment où il parle du langage apocalyptique qui annonçait des séries d’événements. Le temps a été modifié dans la vision et dans la vie des Oranais, qui ne vivaient que dans le présent car l’événementiel efface, brouille les autres divisions temporelles et prive la population de l’habitude de calculer la durée de leur séparation. Dans cette optique le narrateur dit : … à la vérité tout devenait présent ;… l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants ou vivre au jour le jour. La peste supprime l’avenir, les déplacements.… ; Au deuxième stade de la peste, ils perdirent la mémoire. Si on applique les idées de P. Ricœur sur la mémoire on pourrait dire que perdre la mémoire c’est perdre le passé [11]. La construction et l’instauration de nouvelles pratiques demandaient du temps, d’où le discours de l’auteur qui parle de l’installation de la peste, ce qui implique la durée : . … Nous savions alors que notre séparation était destinée à durer, que nous devions essayer de nous arranger avec le temps. Le temps de l’événementiel est alors envisagé par les Oranais comme rallongé : … les journées terribles de la peste… apparaissent plutôt comme un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage. A part cela, A. Camus parle de la longueur de la journée, du long temps de la séparation, du long temps de l’exil ; l’épidémie prolongeait ses effets pendant de longs mois, cette longue suite de soirs toujours semblables etc. L’allongement de la durée de la peste, l’existence pour les Oranais d’une seule division temporelle, le présent, transforme l’événementiel en quelque chose d’ordinaire : Tout le temps de la peste ne fut qu’un long sommeil pour la ville, ce n’est que dans la nuit que ces dormeurs se réveillaient, mais : Au matin, ils revenaient au fléau, c’est-à-dire, à la routine. Néanmoins, si grande que soit la force du fléau en tant que fait événementiel, le pouvoir du temps est encore plus grand car il affecte progressivement ce fait du trait de la banalité, en déclenchant des réactions mécaniques, irréfléchies, finalement en mettant en place l’habitude. Par conséquent, le duratif de l’événementiel conditionne l’apparition de nouveaux stéréotypes et transforme le caractère du phénomène. La métamorphose que subit l’événementiel devient mode de vie des habitants de la ville : … la peste leur apparaissait comme la forme même de leur vie où ils oublieraient l’existence… qu’ils avaient pu mener. 178
LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION… La transformation de l’événementiel en nouveau mode de leur vie est liée à la domination du duratif, ce dernier entraînant la disparition des traits qui donnaient au fait sa spécificité événementielle. Le spectaculaire et le nouveau disparaissent, et en même temps disparaissent les effets qu’ils produisaient dans le temps qui suivit le surgissement du phénomène : … ce genre de spectacle n’avait plus l’attrait de la nouveauté pour nos concitoyens. Dans les circonstances difficiles que la ville traversait, affirme le narrateur, le mot même de nouveauté avait perdu son sens. Il faudrait ajouter encore la modification fondamentale apportée par l’événementiel : il supprime l’individuel en instaurant le générique, le commun, comme forme d’expression du stéréotype. Il efface les différences et uniformise les identités qui permettent alors définir les traits communs à tous les Oranais. Voici les jugements du narrateur à ce propos : - la peste fut notre affaire à tous ; le sentiment aussi individuel que celui de la séparation avec un être devint soudain, celui de tout un peuple ; - la détresse générale, l’abandon général, même la vérité était devenue générale. Il n’y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective. La peste avait instauré la justice ou l’injustice absolues, le nivellement selon l’expression de l’auteur : Du point de vue supérieur de la peste, tout le monde, depuis le directeur jusqu’au dernier détenu était condamné et, pour la première fois peut-être, il régnait dans la prison une justice absolue. Le retour de la ville à la vie normale, à la pratique des stéréotypes d’autrefois est annoncé par le narrateur : …retour de la ville à la vie mesurée et obscure qu’ils menaient avant l’épidémie. La réinstallation des anciens stéréotypes se fait sentir à travers la reprise du mode de vie d’avant la Peste : La vie commune des deux couvents put reprendre ; on rassembla de nouveau dans les casernes…, ils reprirent une vie normale de garnison. Ces petits faits étaient de grands signes. Ce sont là les grands signes des stéréotypes de la vie ordinaire. CONCLUSION La description de la ville Oran se présente comme une révélation d’un ensemble de stéréotypes des temps ordinaires en alternance avec ceux du temps de la peste. L’événementiel se substitue aux stéréotypes anciens pour instaurer les siens. C’est l’aspect duratif qui est le facteur essentiel de la modification des stéréotypes des temps ordinaires et de leur substitution par ceux de l’événementiel. Mais le fait événementiel subit à son tour les effets du duratif qui le modifient, le transforment au point qu’il perd ses traits pertinents, se banalise et relève désormais de l’ensemble des faits ordinaire pour une partie des individus. L’alternance du stéréotypé et de l’événementiel, apparaît finalement comme étant une des structures de ce texte littéraire. 179
LES LANGAGES DE LA VILLE La vie des Oranais, comme la vie de tout être humain n’est-elle pas en somme une alternance du stéréotypé et de l’événementiel, un « va et vient » entre l’un et l’autre, le « va » s’appropriant le duratif et le « vient » le ponctuel ? Les stéréotypes et les événements se définissent comme des éléments de la dimension pragmatique en complémentarité fonctionnelle. Notre analyse du roman de Camus vérifie le point de vue des sémioticiens qui considèrent « l’événement » comme une configuration discursive, c’està-dire comme une sorte de « micro-récit » enchâssé dans une unité discursive plus large. Anna BONDARENCO Université d’Etat de Chisinău, République de Moldova BIBLIOGRAPHIE Actes du XXIe colloque d’Albi, Langages et signification. « Le stéréotype », CALS CPST, 2001 Amossy Ruth, « Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype », Nathan, 1991 Amossy Ruth, Anne Pierrot — Herschberg, « Stéréotypes et clichés : langue, discours, société », Nathan, 1997 Dufays Jean-Louis, « Stéréotype et lecture », Liège, Mardaga, 1994 Kleiber Georges, « Prototype, stéréotype : un air de famille », DRLAV, 38, 1988 Kleiber Georges, « La Sémantique du prototype. Catégorie et sens lexical », PUF, 1990 « Le stéréotype. Crise et transformations », colloque de Cerisy-la Salle, 710 octobre 1993, éd. Alain Goulet éd., Presses de l’université de Caen, 1994 Petit Jean- Luc, « La construction de l’événement social », in : « L’événement en perspective », Paris, 1991 Plantin Christian, « Lieux communs, topoi, stéréotypes, clichés », Ed. Kimé, 1993 Ricœur Paul, « Evénement et sens, in : L’événement en perspective », Paris, 1991 Ricœur Paul, « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Seuil, 2000 Schapira Charlotte, ´ Les stÈrÈotypes en franÁais : proverbes et autres formules ª, Ophrys, 1996 Wittgenstein L., ´ Tractatus logico- philosophicus ª, London, 1993.
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À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS Dans l’histoire des sociolectes européens, il reste toujours certains champs insuffisamment examinés. Nous pouvons hypothétiquement supposer que, du point de vue historico-économique, les dialectes sociaux apparaissent et se développent beaucoup plus tard que les dialectes régionaux, comme conséquence naturelle de la ségrégation sociale des gens. Dans « Notes à propos des langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux », écrit à la fin du XIXe siècle par le linguiste bulgare Ivan Chichmanov, l’auteur met leur début à l’époque esclavagiste en Grèce ancienne et dans la Rome antique en disant : « Ce qu’on appelle verba sordida, qui étaient préservés par certains linguistes romains et qui, évidemment, sont quelque chose de différent par rapport aux verba vulgaria ou verba comunia, n’auraient été qu’un type d’argot romain. »1 Le lexicographe russe V. Elistratov suggère « l’existence de certains types poétiques de proto-argot dans des langues et des cultures de civilisations anciennes de Sumer, Akade et Egypte. »2 Dans son « Dictionnaire historique des argots français », Gaston Esnault souligne aussi que « l’Antiquité a connu les mots et signaux à sens convenu, embryons de code »3. L’Anglais I. L. Allen présente une opinion très similaire : « Slang first emerged in abundance where diverse peoples met at the cultural crossroads of the ancient market city. »4 L.-G. Andersson et P. Trudgill sont plus concrets. Ils écrivent dans leur livre « Bad Language » : « Aristophanes, who died in 385 BC, is usually said to have been the first writer who used slang extensively. Among the Roman writers, Plautus,
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CHICHMANOV Iv., « Belejki kam bulgarskite taini ezitsi i poslovetchki govori » (Notes à propos des langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux), SBNU – Sbornik za narodni umotvoreniya (Recueil de matériaux traditionnels), Sofia, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1895, Vol. 12, p. XV. 2 ELISTRATOV, V., Argo i kultura (L’argot et la culture), In : Slovar moskosvskogo argot, Rousskie slovari (Dictionnaire de l’argot russe, Dictionnaires russes), Moscou, 1994, p. 598. 3 ESNAULT G., Dictionnaire historique des argots français, Larousse, 1965, p. VI. 4 ALLEN I. L., « Slang », The Encyclopedia of language and linguistics, Vol. 7, Pergamon Press, 1994, p. 3961.
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LES LANGAGES DE LA VILLE Horace, Juvenal and Petronius are often mentioned as authors who knew how to use slang for stylistic purposes. »1 Néanmoins, ce point de vue soutient tout de même l’idée que l’argot européen a des origines anciennes. Il est évident que c’est à cette époque que se créent les conditions nécessaires à l’existence de ce type de sous-systèmes linguistiques. Au temps de la décadence de la société primitive une transformation très importante se produit. Avec la division du travail qui s’approfondit et qui émerge même dans les entrailles de la société primitive, commence un processus de différenciation entre les gens et d’organisation de communautés sociales de l’époque, formées selon le principe de la communauté des intérêts, des idées, de la profession, du statut social, etc. La structure de la société s’élargit et s’approfondit. Les différences entre les gens au niveau de leur langage ne se situent pas seulement entre les dialectes régionaux ou les langues. Une division linguistique, fondée sur le statut social du locuteur, se développe et se creuse. C’est la voie par laquelle naissent en Europe les dialectes des classes sociales, les jargons professionnels et les argots secrets. En même temps, la vie de ces variétés suit un destin contradictoire dans les différentes régions de l’Europe. La vie des sociolectes dans les pays d’Europe du SudEst – Bulgarie, Serbie, Croatie, Monténégro et Bosnie-Herzégovine – est très différente par rapport à ses homologues occidentaux. L’histoire orageuse et contradictoire de ces pays, les influences culturelles différentes impriment sa marque à ce domaine aussi et il est bien difficile aujourd’hui de trouver des points communs même avec d’autres sociolectes slaves. Néanmoins, les sociolectes slaves ont certaines caractéristiques historiques, lexicales et grammaticales, semblables à celles qui existent en Occident. Dans notre présentation nous nous concentrerons sur une partie seulement de la famille sociolectale européenne – les dialectes sociaux de Bulgarie et de Serbie La vie historique et le destin de ces deux pays slaves sont très proches – leurs langues et traditions folkloriques sont similaires, leurs peuples partagent le même type de religion chrétienne orthodoxe, le développement national après leur indépendance, malgré quelques confrontations militaires, a suivi un chemin parfois identique. Ces pays connurent un temps d’une force culturelle et économique remarquable – ils furent rivaux de l’Empire byzantin sur la péninsule balkanique, ils avaient établi un commerce avec les grands royaumes de l’Ouest (la France, Naples, Florence, Venise, le Saint Empire). Sur leur territoire existaient des écoles religieuses, notamment les bogomiles, qui exerceraient une influence considérable sur les mouvements hérétiques du Moyen Age en Europe.2 Nous pouvons imaginer qu’à cette époque existaient certains sociolectes professionnels, et probablement même corporatifs, mais malheureusement nous ne possédons pas d’ouvrages ou de documents prouvant cette hypothèse. 1
ANDERSSON L.-G., TRUDGILL P., Bad Language, Penguin books, 1990, p. 80. e Les relations entre les bogomiles bulgares, dont le mouvement apparaît au X siècle, et les cathares (albigeois) en France sont bien connues – c’est très probablement la doctrine bogomile (qui de son côté trouve son origine dans la doctrine manichéenne) qui a inspiré la naissance du catharisme.
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À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS A la fin du XIVe et au début du XVe siècle, après une résistance héroïque, les royaumes bulgare et serbe furent occupés par l’armée turque et devinrent donc partie de l’Empire ottoman. Durant les premiers siècles de son administration, et dans certaines régions jusqu’au XIXe siècle, le pouvoir turc impose une politique graduelle de destruction des centres culturels et de la littérature, de persécution des instituteurs, d’interdiction de la création des écoles et de la construction des églises et monastères, qui dans la vieille tradition orthodoxe étaient des centres éducatifs très importants. Par conséquent, les langues nationales dans toutes leurs variétés, eurent des débuts difficiles. Leur forme officielle, standard, cessa d’évoluer et « se figea » dans une variante ancienne de la fin du XIVe siècle, et les dialectes régionaux restèrent le seul mode de communication. De la même manière, la voie des dialectes sociaux dans ces pays de la péninsule balkanique, est différente de leurs « confrères » occidentaux. Les rares sources d’informations sur leur existence tarissent et l’on peut supposer que dans ces circonstances historiques seuls les argots professionnels, parmi les autres sociolectes, continuent d’exister sous une forme extrêmement réduite. Le manque de pouvoir de l’Etat et de l’administration, l’absence d’éducation en langue maternelle, les restrictions imposées à certaines professions et aux organisations sociales, ne permettent pas le développement extensif de la langue standard, ni des dialectes sociaux, de la même façon que dans les pays d’Europe occidentale. Sur ce milieu historique, il est possible de croire que la division sociale et les difficultés économiques, qui concernent dans une mesure différente tous les peuples de l’Empire ottoman, même les Turcs et les musulmans d’origine slave, créent des conditions favorables à la naissance d’un nombre important d’argots secrets des voleurs, des bandits et autres criminels, ainsi que des argots des artisans.1 En 1818, dans son « Dictionnaire serbe », l’écrivain et linguiste serbe Vuk Karadžić signale l’existence de deux types de « langue secrète » en Serbie qu’il appelle, selon la tradition folklorique, « velika i malka poslovitsa », c’est-à-dire ‘le grand et le petit proverbe’.2 Quelques décennies plus tard, dans la deuxième édition de son dictionnaire, Karadžić parle de « la langue secrète » des mendiants serbes qui porte le nom traditionnel de « guegavatchki govor » ‘le langage des aveugles’.3 A la fin du XIXe siècle, l’écrivain M. Miličević publie un livre biographique, consacré au travail du linguiste et philologue serbe Vatroslav Jagić, dans lequel il ajoute sur cinq pages « une liste de mots argotiques archaïques » collectés par professeur Jagić pendant son travail sur l’histoire de la langue serbe4, et le livre est probablement le premier ouvrage de type
1 GÂBYOV P., « Prinos kam bulgarskite taini govori » (Contribution aux langues secrètes bulgares), SBNU – Sbornik za narodni umotvoreniya (Recueil de matériaux traditionnels), Sofia, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1899. 2 KARADŽIĆ V., Srpski retchnik (Dictionnaire serbe), Vienne, 1818. 3 KARADŽIĆ V., Srpski retchnik (Dictionnaire serbe), Deuxième édition, Vienne, 1852. 4 MILIČEVIĆ M., Dr. Vatroslav Jagić u Srbiji i Sofiji (Dr. Vatroslav Jagić en Serbie et à Sofia), Belgrade, 1895.
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LES LANGAGES DE LA VILLE lexicographique sur l’argot serbe et slave, bien qu’un peu schématique et incomplet. Les ouvrages sur l’argot serbe qui suivent sont toujours des articles dans lesquels nous trouvons des listes des mots argotiques. Depuis, pendant une longue période, les linguistes et journalistes en Yougoslavie s’occupent principalement de l’argot des hors-la-loi (chatrovatchki govor) mais il y a aussi quelques articles consacrés aux différents types d’argot corporatif.1 En 1974, curieusement, un certain M. Todorović publie à Belgrade un livre de chansons en argot criminel serbe (appelé cette fois chatrovatchki jargon) et nous y trouvons presque tous les mots argotiques mis en évidence et analysés dans les rares ouvrages sur l’argot en Yougoslavie.2 Ce n’est qu’en 1976 qu’est publié le premier dictionnaire de l’argot serbe de Dr. Andrić3, dans lequel nous trouvons également beaucoup de mots et d’expressions familiers, dialectaux ou même grossiers. Ce dictionnaire, illustré de caricatures et dessins souvent aussi grossiers, reflète le vocabulaire de criminels d’après guerre, mais inclut également des lexèmes de l’argot des étudiants, des sportifs et des soldats. En 1981, M. Sabljak publie à Zagreb un autre dictionnaire de l’argot, cette fois un ouvrage consacré plutôt au sociolecte criminel croate, car, il faut admettre, au niveau lexical, qu’il y avait à cette époque, comme auparavant, de vraies différences entre l’argot serbe et l’argot croate.4 Malheureusement, nous n’avons pas beaucoup d’informations sur les publications consacrées aux dialectes sociaux en Yougoslavie après cette année, ni pour les ouvrages édités en Serbie, Croatie et dans les autres républiques après la désintégration de la fédération en 1992. En Bulgarie, pendant la domination ottomane, il n’y a eu ni universités et grandes écoles, ni vraie science comparable à celle de l’Europe Occidentale. C’est la raison pour laquelle il est curieux de noter que les premières réflexions linguistiques sur l’existence de certains sociolectes bulgares apparaissent seulement quatre ans après la Libération du pays en 1878. Dans son article « Contribution au problème des voyelles nasales bulgares », publié en 1882, le linguiste Al. Théodorov-Balan mentionne la présence d’un langage secret des bâtisseurs du village de Bratsigovo en Bulgarie du Sud-Ouest.5 Deux ans plus tard, dans ses « Notes de voyage de Sredna Gora et des montagnes de Rhodopi », l’écrivain, historien et ethnographe tchèque K. Jireček, qui à cette époque était secrétaire du Ministère de l’éducation en Bulgarie, en parlant du même village de Bratsigovo, fait une brève 1 Une liste des ouvrages sur l’argot serbe peut être trouvée dans le dictionnaire de Dragoslav Andrić, cité ci-dessus. 2 TODOROVIĆ M., Geyak glantsa goulyarke, Editions « Prosveta », Belgrade, 1974. 3 ANDRIĆ D., Dvoesmerni riječnik srpskog jargona i jargonou srodnih retchi i izraza, (Dictionnaire de l’argot serbe et de mots et d ‘expressions similaires aux argot en deux partie), Belgrade, 1976. 4 SABLJAK M., Šatra – rjeènik šatrovackog govora (Šatra – dictionnaire du langage criminel), Zagreb, 1981. 5 THEODOROV-BALAN A., « Prinos kum vaprosa za bulgarskite nosovki » (Contribution au problème de nasales bulgares), Periodotchesko spisanie (Journal périodique), 1882, vol. III, pp. 142-146.
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À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS description du langage secret des maçons de cette région.1 Il donne les premières caractéristiques linguistiques – très laconiques – de ce sociolecte en disant notamment : « J’ai pris des notes sur une langue bien connue des maçons de Bratsigovo. […] Elle contient beaucoup d’éléments albanais, puis grecs ou purement convenus, comme les jargons communs de certains groupes en Europe Occidentale. »2 En 1895, I. Chichmanov, en décrivant l’état des argots secrets des artisans en Bulgarie, accorde une grande attention aux langages secrets spéciaux connus par les étudiants dans les écoles religieuses bulgares, qu’il appelle « poslovetchki govori » – ‘langages proverbiaux’, évidemment des sociolectes similaires ou même identiques à ceux qui existent en Serbie.3 Ce qui est le plus intéressant dans ce cas est que, selon Chichmanov, ces langages sont certainement très anciens et sont répandus parmi tous les peuples slaves de la péninsule balkanique. Il est étonnant que parmi ces dialectes sociaux archaïques nous puissions trouver aussi des langages secrets des premiers militants pour l’indépendance nationale. De plus, ces sociolectes primitifs se reflètent dans plusieurs chants traditionnels rebelles en Bulgarie et en Serbie, dédiés au héros slave Kralï Marko (Prince Marko)4. Ces chants datent des XVe et XVIe siècles et racontent la vie et les exploits du héros, de ses amis et ennemis, de leurs victoires et leur mort. Dans ces ouvrages nous trouvons quelques lignes sur le langage spécial de Kralï Marko, un langage du type conventionnel et secret, qui aujourd’hui peut être défini comme un argot secret, notamment : A Marko si pa turski otbira, i to turski, i pa arnautski, i arapski, i pa i tatarski, Pa na dete poslovetchki duma : - Fala tebe, Kulevitchi bane !…5 (Marko, il comprend le turc, La langue turque, mais l’albanais aussi, Et l’arabe, et le tartare aussi, Et il dit à l’enfant en argot proverbial : Bonjour toi, Sire Kulevitch !…1) 1 JIREČEK K., « Pâtni belejki za Srednya-Gora i Rodopskite planini » (Notes de voyage de Sredna Gora et de montagnes des Rhodopi), Periodotchesko spisanie (Journal périodique), vol. XI, 1884, pp. 5-6. 2 JIREČEK K., Ibid., p. 5. 3 Iv. Chichmanov, Op. cit., p. 17. e 4 En fait Kralï Marko, alias Marko Kraljevitch (1325 – 1394) – héros légendaire du XIV siècle – fut un prince, commandant d’une petite région autour de la ville de Prilep, en Macédoine contemporaine. Après la bataille de Tchernomen (1371), il devint vassal du sultan ottoman, mais plus tard il se battra du côté chrétien dans la bataille de Kosovo Polie (1389). Il est célébré dans la poésie populaire serbe et bulgare pour sa force prodigieuse et surnaturelle et ses exploits dans sa lutte contre les oppresseurs et les malfaiteurs. Il se présentait comme le protecteur du peuple soumis et son bienfaiteur et libérateur. On le rencontre aussi dans la poésie épique populaire chez les Croates, les Slovènes et même chez les Albanais et les Roumains. 5 SBNU – Sbornik za narodni umotvoreniya (Recueil de matériaux traditionnels), 1942, p. 127.
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LES LANGAGES DE LA VILLE L’inclusion de ce « poslovetchki govor » parmis les langues étrangères signifie clairement qu’il s’agit d’un variant linguistique diffèrent de la langue maternelle. D’autre côté, sa séparation des langues étrangères citées et la préférence de Prince Marko de l’utiliser à la place de ces langues, plus ou moins connues à cette époque en Bulgarie et en Serbie, nous montrent que ce variant aurait dû être bien incompréhensible et très mal connu, qui corresponde à un langage secret. En effet, l’argot proverbial, cité ci-dessus, est une manière secrète de parler, qui est bien connue sous les noms de « ptitchechki ezik » ‘la langue des oiseaux’ou « vrabechki ezik » ‘la langue des moineaux’. Il existe dans tous les pays de la péninsule balkanique et en Europe occidentale, même dans les pays d’Asie orientale. Nous trouvons des indications à leur sujet toujours chez Chichmanov : « Les argots proverbiaux existent presque partout au monde. J’en trouve beaucoup d’exemples en Autriche, en Allemagne, en France, en Espagne, au Danemark, en Hongrie, aux PaysBas, en Islande, en Bosnie, en Pologne, en Bukovina, en Inde, en Chine, etc. Dans tous ces pays les argots proverbiaux se créent de la même manière et les syllabes, qui s’ajoutent sont similaires dans beaucoup de régions : be, ne, ai, ku, po, etc. »2 Même dans les années 1960 quelques types similaires de ces argots proverbiaux existaient en Bulgarie, surtout parmi les élèves des classes élémentaires, normalement chez les garçons. Dans leur jeu ils utilisaient très fréquemment ce type d’argot cryptique – une syllabe pe- avant chaque syllabe, prononcées à une vitesse prodigieuse, rendait leur langage difficile à comprendre. Quelques années plus tard, au collège ou à l’armée, en grandissant, les étudiants apprenaient un autre type, plus difficile et plus efficace, qui présente des analogies avec les argots français à clef largonji ou louchérbem3. L.-J. Calvet fait remonter l’origine de ces « argots à clef » aux XVIIIe – XIXe siècles4 mais ils sont probablement beaucoup plus anciens. De l’autre côté de l’Europe, le linguiste russe V. D. Bondaletov parle aussi de l’existence d’un même type de langages secrets en Russie, mais les définit seulement comme « les langages convenus des enfants » et les relie à un groupe de communicants limités par leur âge.5 Malheureusement, la vie des sociolectes scolaires en Bulgarie, en Serbie et jusqu’à un certain degré en Croatie interrompt son cours normal. Pendant l’occupation turque, il était impossible d’imaginer l’existence d’une forme élémentaire d’argot scolaire, même au sens large, car en réalité les écoles traditionnelles et laïques n’existaient pas. L’éducation était dispensée dans une sorte d’école primitive qui s’appelait « kiliino utchilichte » – ‘école de cellule de religieux’. Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle qu’un système 1 Il est bien difficile de traduire ces chansons traditionnelles car elles sont écrites dans une forme dialectale très ancienne, avec beaucoup de lexèmes et d’unités morphologiques qui n’existent pas non plus dans la langue bulgare ou sont très rares dans la langue serbe. 2 CHICHMANOV Iv., Op. cit., p. 18. 3 Ce type d’argot français est appelé différemment par les auteurs : louchébem ou louchérbem (avec une consonne r). Il nous paraît très difficile de juger quelle forme est plus correcte ou plus répandue, tandis que la deuxième est en réalité le vrai résultat du procédé de verlanisation. 4 CALVET L.-J., L’Argot, P.U.F., Paris, 1994., pp. 57-59. 5 BONDALETOV V., Op. cit., pp. 66-74.
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À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS relativement développé de dialectes sociaux, y compris le sociolecte des étudiants apparut. Cela est devenu possible après l’instauration des nouvelles relations économiques dans l’Empire ottoman, comme un résultat de l’apparition de nouvelles classes et groupes sociaux et, surtout, avec l’établissement d’une éducation laïque et générale. Sur le plan économique, la Bulgarie retrouve la liberté en 1878 alors que c’est un pays typiquement rural – plus de 80 % de la population vit dans les villages.1 La Serbie, bien qu’elle existe comme principauté autonome depuis 1828, se trouve dans une situation quasiment identique. En ce temps-là, à partir des dialectes régionaux, des langages secrets des criminels et des professionnels, les premiers sociolectes des étudiants commencent à se développer. Ils se répandent essentiellement dans le milieu urbain – en Bulgarie, en premier lieu, dans la capitale Sofia et dans la deuxième ville du pays Plovdiv, mais aussi dans les grands centres industriels et culturels comme la ville portuaire de Varna, l’ancienne capitale Veliko Târnovo ou la ville la plus européenne de Rousse sur le Danube. En Serbie, et puis en Yougoslavie, ce sont la capitale Belgrade et les villes comme Niš et Novi Sad, et également la ville de Ljubljana en Slovénie et de Zagreb en Croatie. Au début, c’étaient les grands lycées masculins de Sofia et de Belgrade qui fournissaient le milieu social et émotionnel pour la création de l’argot scolaire. Les locuteurs puisent massivement dans les langues turque et tsigane mais aussi dans les langages secrets des criminels et des artisans. Les argots corporatifs bulgare et serbe commencent à se détacher de leurs racines dialectales et à élaborer leurs aspects linguistiques propres. Cela montre les rapports des dialectes sociaux contemporains en Bulgarie et en Serbie avec le milieu urbain industriel, considéré comme une opposition au milieu traditionnel paysan, rural qui est le berceau et la forteresse des dialectes régionaux. D’autre part, c’est une affirmation de l’idée que les centres industriels urbains sont les endroits où la stratification sociale a un spectre très large et riche et où la présence de cette stratification est la plus forte. Dans ces endroits, nous observons une structuration très riche des classes sociales – nous découvrons 2 ou 3 niveaux de bourgeoisie, une intelligentsia, une classe prolétaire et des paysans engagés dans un processus de prolétarisation, des domestiques, des chômeurs, mais aussi un plus grand nombre de hors la loi par rapport au milieu rural. Il est indéniable que cette organisation sociale riche se reflète dans la langue, car : «… chaque modification de la structure sociale est exprimée par un changement dans les conditions dans lesquelles la langue se développe et, en général, les changements dans la structure sociale sont transmis aux changements de la structure linguistique »2. D’après St. Iltchev, linguiste bulgare, dans la deuxième décennie de XXe siècle il existait dans le quartier « Yutchbunar » de Sofia, peuplé exclusivement de réfugiés venus de la Macédoine et de Thrace occidentale après les guerres balkaniques, une « société » de roublards, charlatans, 1
SGTB — Statisticheski godichnik na Tsarstvo Bulgaria (Annuaire statistique du Royaume bulgare), Sofia, 1910, p. 21. MEILLET A., Linguistique générale, Paris, 1921, p. 17.
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LES LANGAGES DE LA VILLE fraudeurs et autres gens sans profession ou logement, qui parlaient un langage étrange et incompréhensible. Selon lui, en ce temps-là, les étudiants du Ier Lycée Masculin de Sofia utilisaient déjà de 50-60 à 100 mots et expressions de même genre, empruntés à cet argot « yutchbounarien ».1 Le dialectologue St. Stoïkov appuie cette idée lorsqu’il parle aussi des débuts des sociolectes scolaires bulgares, à la fin du XIXe siècle.2 Un petit groupe de linguistes, notamment P. Voïnikov, D. Hadjidenev et K. Popov, ne situent leur origine que dans les années d’effondrement économique et financier, qui suivent les deux guerres balkaniques et la Première guerre mondiale. Dans la préface de son « Dictionnaire de l’argot roublard », Voïnikov le définit comme « une acquisition très regrettable de nos guerres des années 1912-1913 et 19151918. »3 Il est certain que les difficultés économiques et sociales ont donné une force supplémentaire au processus de diffusion des dialectes sociaux, plus précisément de l’argot des étudiants, mais tous les faits historiques attestent d’origines plus anciennes, notamment dans la seconde moitié du e XIX siècle. Il y a plus de cinquante ans, Stoiko Stoïkov a souligné que pendant les premières décennies du XXe siècle, il n’existait qu’un seul argot des jeunes : « […] seuls les lycéens de Sofia ont réussi à créer leur propre langage, tandis que leurs confrères de la province ne l’ont pas fait. Il est vrai que dans le discours de ces gens on peut rencontrer aussi certains mots « roublards », importés de Sofia par les élèves transférés ou apparus dans la région,… »4 Quelques informateurs avec lesquels nous avons travaillé brossent un tableau similaire – ils déclarent l’argot scolaire inexistant dans ces villes pendant les années qui précèdent la Première guerre mondiale mais, en même temps, ils affirment que certains mots et expressions existaient pendant les années vingt et trente du siècle dernier.5 De ces premières années de l’argot scolaire bulgare, et surtout de l’argot de Sofia, nous avons conservé quelques mots qui sont utilisés encore aujourd’hui, comme : moruk ‘père’, mangizi ‘monnaie’, livada ‘imbécile, crétin’, gadje ‘fille’, mais aussi d’autres qui sont vraiment rares dans le discours argotique contemporain, comme : marmalad
1 ARMIANOV G., Bulgarskiyat jargon – leksiko-semantitchen i leksikografski aspekt, (L’argot bulgare – l’aspect lexico-sémantique et lexicographique), Editions « St. Kliment Ohridski » de l’Université de Sofia, 1995, p. 36. 2 STOÏKOV S., « Sofiiskiyat utchenitcheski govor – prinos kâm bâlgarskata sotsialna dialektologiya », (L’Argot des étudiants de Sofia – contribution à la dialectologie sociale bulgare), Annuaire de l’Université de Sofia, Faculté historico-philologique, Tome XLII, Sofia, 1945-1946, p. 49. 3 Il s’agit des guerres des Balkans et de la Première Guerre Mondiale ; VOÏNIKOV P., « Tarikatsko-bulgarski retchnik » (Dictionnaire de l’argot roublard), Rodna retch, vol. 4, 1930, p. 66. 4 STOÏKOV S., Ibid, p. 48. 5 Dans notre travail sur l’argot bulgare nous avons utilisé l’information de plus de 50 personnes, hommes et femmes, nées entre 1898 et 1975, ainsi que les matériaux argotiques ramassés par nos collègues. En même temps, nous avons fait aussi plusieurs enquêtes avec environ 500-600 étudiants de Sofia, Rousse, Bourgas, Varna, Plovdiv, Pernik, etc.
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À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS ‘boue épaisse’, kikimora ‘femme désagréable, répugnante’, chuchter ‘personne modeste, timide’, chmeda ‘homme barbu, non rasé’, etc. Pendant l’entre-deux-guerres – durant une période d’une vingtaine d’années – l’argot des jeunes explose en Bulgarie. Leur trésor lexical se multiplie, par exemple au début des années trente le « Dictionnaire de l’argot roublard bulgare » contient 227 mots1, en 1945 le vocabulaire argotique des élèves de seulement deux lycées de Sofia, renferme déjà à peu près 700 mots et expressions. 2 Cette augmentation vaut plus ou moins pour tous les argots des jeunes bulgares, voire même ceux des étudiants de l’université, de l’école polytechnique ou de l’école supérieure des beaux-arts. De plus, progressivement, au cours de la Première guerre mondiale, pour des raisons socio-économiques les sociolectes secrets et les langues turque, tsigane, grecque et albanaise commencent peu à peu à régresser et à perdre de leur influence linguistique. Leur place, (ainsi que celle des dialectes régionaux) lentement mais sûrement, est occupée par les autres langues étrangères – surtout le français et l’anglais, moins par l’allemand, le russe et l’italien. Pendant les années qui suivent la Deuxième guerre mondiale, nous observons une réduction considérable de l’interaction des sociolectes avec les dialectes régionaux, les argots secrets et les langages des artisans. On peut affirmer que pendant l’entre-deux-guerres des mots et des expressions venant de l’argot des lycéens et des étudiants se répandent de la capitale du pays vers les villes provinciales les plus importantes. « Les sociolectes juvéniles ont déjà perdu leur caractère fermé, secret qui existait au début de vingtième siècle et ils fonctionnent comme un interdialecte social qui englobe un large cercle d’usagers de la langue standard, quand ils se trouvent dans des conditions sociales spécifiques, dans un milieu linguistique particulier ».3 On observe aussi que leurs liens avec certains sous-systèmes dans le cadre de la langue nationale – la langue standard, le langage familier, le langage populaire – et avec les langues étrangères s’approfondissent et s’élargissent considérablement. Aujourd’hui, selon nos constatations, réalisées sur des enquêtes personnelles et des recherches statistiques datant de la fin des années 1980 et du début des années 1990 du XXe siècle, la langue standard représente 45 % du lexique argotique, les langues étrangères – 25 %, les dialectes régionaux – 15 %, les argots criminels – 9 %, et les jargons professionnels – 6 %.4 Il est évident que la langue standard et les dialectes régionaux fournissent toujours du matériel linguistique à l’argot corporatif, mais en même temps, les langues étrangères donnent régulièrement des éléments lexicaux ou grammaticaux. 1 VOÏNIKOV P., « Tarikatsko-bulgarski retchnik » (Dictionnaire de l’argot roublard bulgare), Rodna retch, vol. 4, 1930. 2 STOÏKOV S., « Sofiiskiyat utchenitcheski govor – prinos kâm bâlgarskata sotsialna dialektologiya », (L’Argot des étudiants de Sofia – contribution à la dialectologie sociale bulgare), Annuaire de l’université de Sofia, Faculté historico-philologique, tome XLII, Sofia, 1945-1946. 3 MOURDAROV V. , « Izpolzvane na elementi ot jargona v poublitsistitchniya stil » (L’utilisation des éléments argotiques dans le style publicitaire), Journalisme et la culture de langage, Editions « Nauka i izkoustvo », Sofia, 1981, p. 56. 4 ARMIANOV G., Op. cit., pp. 39-98.
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LES LANGAGES DE LA VILLE Pour terminer, il nous semble utile de considérer l’avenir des dialectes sociaux européens selon leur caractère et leur type en montrant les directions possibles. Depuis quelques années, les linguistes semblent parvenir à un consensus : les dialectes régionaux paraissent être entrés dans une phase de déstructuration ; la place ainsi libérée est peu à peu occupée par les dialectes sociaux qui sont plus naturellement en phase avec la situation économique, sociale et culturelle contemporaine. Cette déstructuration est étroitement liée à la disparition de certaines professions traditionnelles pratiquées par les habitants des campagnes qui étaient les principaux usagers des dialectes régionaux. Néanmoins, ce processus n’est pas achevé et les dialectes traditionnels sont toujours en usage, quoique leur domaine d’utilisation se réduise comme une peau de chagrin. Cependant, il faut admettre que l’augmentation de la pression sociolectale et du nombre des usagers n’est ni fluide ni homogène. En effet, beaucoup de sociolectes corporatifs et professionnels se trouvent aujourd’hui en forte croissance ; au contraire, il en est d’autres qui ont perdu beaucoup de leur poids linguistique ou qui ont même disparu. En Bulgarie et en Serbie, par exemple, les sociolectes secrets artisanaux ont pratiquement disparu, cédant la place aux autres sociolectes professionnels plus actuels. Les argots criminels, ainsi que certains sociolectes proches par leur caractère (comme les argots des vendeurs de rue, des prostituées et des proxénètes), qui sont toujours utilisés, restent à notre avis marginalisés et ne sont parlés que par une fraction très restreinte de la population. Ces conclusions sont valables dans une très grande mesure pour les sociolectes français ou anglais, ainsi que pour les argots d’autres pays européens tels que la Russie, la République Tchèque et la Pologne. Il est vraisemblable que les jargons et les argots expressifs professionnels ainsi que les sociolectes corporatifs des étudiants et des jeunes gens poursuivront leur progression. Leur existence est en effet directement liée aux déterminants économiques, culturels et même ethnographiques du monde moderne ; sans doute y a-t-il là une orientation pour les recherches à venir en sociolinguistique européenne. Georgi L. ARMIANOV Université « Marc Bloch », Strasbourg georgi.armianov@club-internet.fr BIBLIOGRAPHIE ALLEN I. L., « Slang », The Encyclopedia of language and linguistics, Vol. 7, Pergamon Press, 1994. ANDERSSON L.-G., TRUDGILL P., Bad Language, Penguin books, 1990. ANDRIĆ D., Dvoesmerni riječnik srpskog jargona i jargonou srodnih retchi i izraza, (Dictionnaire de l’argot serbe et de mots et d ‘expressions similaires aux argot en deux partie), Belgrade, 1976. SGTB — Statisticheski godichnik na Tsarstvo Bulgaria (Annuaire statistique du Royaume bulgare), Sofia, 1910.
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ÉCOLE DE BUJUMBURA, ÉCOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS »
INTRODUCTION : POSITION DU PROBLEME Du point de vue géographique, la ville de Bujumbura, c’est la capitale du Burundi. Elle est située au bord du Lac Tanganyika, à 25 kilomètres de la frontière avec le Congo. Cette ville a 106 ans1. Depuis sa fondation, la culture y est fruit d’apports multiformes, émanant d’asiatiques, de congolais et autres africains, principalement de la sous-région des Grands Lacs, en plus de l’influence occidentale et chrétienne. La civilisation burundaise y a eu droit de cité, seulement autour de l’indépendance. Même après cela, la ville est un véritable carrefour des apports « tous azimuts »2. Ce « tousazimutisme » a fait que, progressivement, la Ville a baigné dans un vide culturel et moral béant, à cause de ce puzzle, mal digéré. Une perte de repères l’a subrepticement envahi. Celle-ci s’est radicalisée avec les nombreuses crises politiques, à l’échelle nationale et à répétition. En définitive, l’on dirait que la Ville a même renoncé à rechercher une identité axiologique et culturelle, bien contextualisée. Nous allons approfondir ce fait, qui crève les yeux, en l’abordant par le biais du phénomène de l’acculturation par substitution dans la formation scolaire. Ce qui a fait de l’école de Bujumbura, une école de la fuite vers un ailleurs, tout d’abord du point de vue axiologique et culturel ; et, ensuite, du point de vue géographique, sans autre forme de procès. Disonsen, tout d’abord un mot, sur le plan historique et global.
1
Cf. « le Centenaire de la Ville de Bujumbura », numéro spécial de la revue Au Cœur de l’Afrique (ACA), n° 1997/4, pp. 495-670. 2 Cf. A. NTABONA, « Bujumbura, carrefour des apports tous azimuts », éditorial du numéro spécial consacré au Centenaire de la ville de Bujumbura, in ACA, n° 1997/4, pp. 495-498.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 1. AUX ORIGINES DE L’ECOLE AFRICAINE, PRODUISANT LA FUITE VERS UN AILLEURS Longtemps l’Europe a vécu dans un monolithe culturel, quelque peu monosémique, qui n’imaginait pas que de la richesse axiologique pouvait se trouver en dehors d’elle1. Par après, quand ce monolithe est entré en contact avec les autres cultures, les agents de la colonisation et de l’évangilisation, n’ont pas fait autre chose que de transmettre brutalement le monoculturalisme, sans distinguer l’essentiel de l’accessoire. Pour ne donner qu’un seul exemple, les Portugais n’ont pas hésité à « portugaliser » les peuples colonisés, pour « mieux les évangéliser », jusqu’à ne même pas laisser aux indigènes, le droit de garder leur nom de famille. Ailleurs les cultures conquérantes sont même allées jusqu’à tolérer l’esclavage ; jusqu’à laisser presqu’exterminer des races entières, comme les Amérindiens et les Aborigènes d’Australie ; jusqu’à laisser l’intelligence humaine se demander si les « sauvages » avaient une âme. A ce sujet, j’ai vu un film sur le grand Bartolomeo de Las Lasas, qui a exprimé un « non possumus » (nous ne pouvons pas accepter), face aux conséquences extrêmes de cette interrogation idéologique et pastorale. Un Cardinal était envoyé de Rome pour trancher le débat sur la question suivante : Est-ce que les Amérindiens ont une âme ? Le film montra le Prélat se retirant pour prier. Suite à quoi, il revint et prononça solennellement la sentence, selon laquelle les Amérindiens avaient bel et bien une âme. Tout de suite, à brûle-pourpoint, un membre du barreau de l’époque lui a demandé, si les Noirs avaient, eux aussi, une âme. Sans hésiter, il affirma qu’ils étaient trop obscurs pour en avoir une. Ce qui fit dire un ami britannique en train de regarder, avec moi, le film : « cette fois, il n’a pas pris le temps de réfléchir et de prier, pour donner une réponse mûrie ». Mon ami britannique disait cela avec l’humour de son peuple. Et à moi de répliquer exécré : « C’est peut-être parce que cela allait de soi à l’époque de l’esclavage. En tout cas, le film a l’air de vouloir donner ce message : il n’était pas nécessaire de chercher la lumière de Dieu pour répondre à une telle question ». Evidemment, ce n’était qu’un film, c’est-à-dire de la fiction. Mais, quand on connaît la force de l’allégorie pour transmettre l’imaginaire collectif d’une époque, cela est donnant : cela donne à penser. De toutes façons, le millénaire s’est poursuivi, mutatis mutandis, sur la lancée de l’acculturation par substitution. Mais cette fois-ci, aujourd’hui, ce sont les assimilés et les déculturés eux-mêmes, qui tuent le reste de leur propre âme, au point de n’avoir rien à donner, à l’ère de la mondialisation et de l’interculturalité. L’opération de vacuisation anthropologique a pris donc son chemin1. De plus, entre-temps, après les indépendances, les Etats-Patrons
1 En l’an 2000, la revue Au Cœur de l’Afrique (ACA) a produit un numéro spécial faisant le bilan du Deuxième millénaire. La question du monoculturalisme, d’origine médiévale, a été fort étudiée. Cf. ACA, n° 2000/1, pp. 1-170.
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ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS » aident surtout pour les pays pauvres, reproduire leurs copies à travers le monde et non pour laisser les cultures locales se développer et enrichir, par là, l’humanité toute entière. L’on voit, par exemple, aujourd’hui, une pensée unique qui tend à s’imposer, par la force des choses, financières et médiatiques. Ce qui donne, du deuxième millénaire, un bilan fort amer, de ce point de vue-là. Celui-ci ne s’est vraiment pas terminé, dans un climat d’interculturalité à base de dialogue et de participation des cultures. Or, qui dit culture, dit humanité. Qui détruit la culture d’un peuple, détruit, par conséquent, l’humanité de ce dernier. Il ne faut donc pas s’étonner de voir, par exemple, la corruption atteindre son paroxysme en Afrique, axiologiquement évidée. Il ne faut même pas se surprendre d’y voir tant de massacres. Un écrivain nigérian a dit vrai à propos du Continent, un peu avant les indépendances. Il se nomme Chinua Achebbe. Il a écrit, à propos de la déculturation de l’Afrique, un roman emblématique, avec un titre rendu en français par cette expression : «Le monde s’effondre». Eh ! bien oui ! Le monde africain s’est effondré. La colonne vertébrale des valeurs s’est effondrée, à cause de l’acculturation par substitution, qui a engendré une déculturation. Or toute déculturation, c’est-à-dire toute perte de références et de repères, est criminogène. A titre d’exemple, cette déculturation a le mieux réussi au Rwanda et au Burundi : deux pays fort unifiés, qu’il a vite été aisé de traverser de part en part, avec toutes les conséquences de table rase, du point de vue culturel. A ce sujet, nous nous gargarisons à qui mieux mieux, par exemple, à lire nos réalités, même aujourd’hui, avec les yeux hérités de l’épistémologie coloniale. Dans les écoles, les élèves et les étudiants gobent parfois cette épistémologie coloniale avec une naïveté effarante Ils n’ont plus de lunettes endogènes, pour lire leurs propres réalités culturelles, historiques et politiques. Or, c’est précisément parce que cette déculturation et cette épistémologie d’emprunt ont le mieux réussi au Rwanda et au Burundi, que nous sommes capables de massacrer le plus de monde possible, en si peu de temps, sans remords, sans le moindre état d’âme, en chantant «Alléluia». Le monde s’est effondré chez nous plus qu’ailleurs, sous le poids d’une « mission civilisatrice » et d’un «fardeau de l’Homme Blanc» à couleur, cette fois-ci, locale2. Psychologie du colonisé oblige. Voyons cela surtout de plus près.
1 Voir deux recherches antérieures, réalisées par l’auteur de ces lignes à ce sujet. Cf. A. NTABONA, « Quelques réflexions sur l’acculturation par substitution, et ses conséquences, hier et aujourd’hui, au Burundi », in ACA, 1982/6, pp. 341-351. « Ecole secondaire, école d’aliénation », in Que Vous en Semble, Revue du Grand Séminaire de Bujumbura, 1969/4, pp. 44-66. 2 Les expressions «mission civilisatrice» et «fardeau de l’Homme Blanc» (White man’s Budden) ont servi de slogan pour légitimer la colonisation. Cf. Otto Klineberg, Razza e pregiudizio, Editions de l’Università Internazionale degli Studi Sociali, Rome, 1965, p. 3.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 2. LA PSYCHOLOGIE DU COLONISE QUI SE CACHE DERRIERE L’ECOLE DE LA FUITE VERS UN AILLEURS La formation à la fuite vers un ailleurs commence avec l’émigration culturelle. L’apprenant de Bujumbura n’a qu’à absorber la culture d’emprunt qu’on lui transmet. Il réalise une gymnastique intellectuelle, certes, mais en se laissant transposer dans un monde tout autre que le sien. Et finalement, il se modèle à l’image et ressemblance d’un modèle culturel forgé ailleurs. Il s’enfonce, encore plus, dans la psychologie du colonisé, quarante ans après l’indépendance. En Kirundi (langue du Burundi), cette psychologie est rendue par les termes suivants : « Kuhuma amaso » /Aveugler les yeux/ « Jeter la poudre aux yeux » Causer de la myopie intellectuelle, de telle sorte que le concerné ne porte plus qu’un regard de colon sur sa propre culture. « Kurahura umutima » /Prendre à quelqu’un le feu de son âme/ « Prendre avec soi le cœur de quelqu’un ». Ici le langage inclut le vide, laissé dans le dedans de l’homme : celui à qui on a arraché le cœur devient comme une marionnette, manipulable à souhait. La flamme du cœur lui est arrachée. Il reste dans un vide béant. « Kwibaburirako umuntu »/ /Habituer quelqu’un à vous suivre à l’instar d’un chiot en dressage/ Le langage souligne le geste qu’accomplit quelqu’un, qui veut habituer son chiot à le suivre. Il prend de la viande, la grille au feu et la traîne par terre. Le chiot, par l’odeur alléché, pour paraphraser Lafontaine, le suit et s’habitue à le suivre à jamais, à l’instar du chien de Pavlov. Ces trois expressions rendent bien cette psychologie du colonisé qu’on retrouve, même longtemps après l’indépendance. Petit à petit, l’homme a fini par se convaincre qu’il n’a pas son centre de gravité en lui et chez lui. Sa flamme l’a quitté. Elle est ailleurs. Il porte inconsciemment un regard d’emprunt sur sa propre culture, qui lui est devenue opaque. C’est là son malaise. Il ne peut servir une nation dont il n’estime pas les valeurs. Ces dernières, il ne les a jamais explorées du dedans. C’est pourquoi il rêve de quitter son pays. Et il le quitte quand il peut. S’il en a les moyens, il tentera tout pour aller retrouver « ses maîtres à penser »1. Ce lent processus de dislocation culturelle cause d’abord une inertie. Le génie créateur tarit pour l’essentiel. Un vide culturel se creuse : vieillesse qui ne sait plus sur quel pied danser, jeunesse qui court à l’aventure, pourvu qu’elle s’évade de son pays qu’elle ne comprend plus ! Sur tous les plans, on sent une dissociation, une dislocation, une
1 Cf. A. NTABONA, « Jeunesse burundaise, jeunesse en danger d’implosion », in ACA, 1997/1, pp. 73-93.
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ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS » paralysie, une désintégration, un divorce entre les éléments : que ce soit le fonctionnaire révolté, que ce soit l’étudiant aux abois, chacun est aplati1. Le fils de ce genre d’école déculturante et destructurante risque ainsi de s’épuiser et de s’écraser sous le poids de son ambivalence. Il a été éduqué dans une ignorance calculée de ses valeurs et, progressivement, tout lui paraît opaque dans la tradition de son peuple. Il devient défaitiste, quant à sa propre capacité de création dans son pays. Il a perdu confiance dans le rôle historique de sa patrie. La conséquence douloureuse, c’est qu’il ne sait de quel système de référence s’inspirer pour motiver son action. Il nage dans un vide culturel et axiologique béant. Il subit une crise généralisée des valeurs. Que fera-t-il ? Il cherchera alors à s’assurer au moins de l’immédiat. Et pour cela, il se mettra à l’affût des modèles de toute provenance et importera telles quelles des institutions culturelles étrangères, fussent-elles inadaptées. Il se préoccupera très peu du fait qu’elles sont le fruit naturel de l’histoire et de la culture de contrées lointaines. Toutefois, il doit combler, dans l’immédiat, son vide, en gobant tout ce qu’il reçoit d’un ailleurs inconnu. On pouvait s’attendre à ce que l’indépendance amorce une solution à ce vide ; à ce qu’un mouvement culturel s’amorce pour approfondir la revendication de respect. Hélas, la conscience assimilée n’a pas su par où commencer ! La recherche de survie, dans l’immédiat, a pris le dessus et a mobilisé toutes les forces intellectuelles2. Pour bien creuser ce phénomène, revenons à une des expressions vues plus haut : «Kurahura umutima», c’est-à-dire aspirer le cœur de quelqu’un et faire en sorte qu’il voit s’éloigner de lui, son centre de gravité : qu’il le place en dehors de soi. On emploie cette expression, surtout à propos d’un enfant qui va trop souvent manger dans une autre famille. On lui dira : «Barakurahuye umutima». Cela signifie : on a aspiré ton cœur et on l’a emporté chez soi. Maintenant tu ne peux rester tranquille, ton cœur est loin de toi. C’est le reproche le plus poignant que l’on puisse adresser à quelqu’un. L’un ou l’autre intellectuel prend conscience de cette aliénation. Il sait bien qu’il ne suffit pas de connaître les lois de la nature pour réaliser un progrès, fut-il économique 3 qu’il est fréquent de voir que souvent le peuple défier planificateurs, bureaucrates et techniciens ; qu’il faut intégrer les connaissances techniques dans un tout organique, qui oriente, canalise et unifie les éléments : un tout qui personnalise et mobilise, le citoyen, non pas comme objet, mais comme sujet de développement 4. Toutefois, un demi-siècle après, aucun intellectuel de Bujumbura n’échappe à l’analyse de Senghor :
1
Cf. Déo NSAVYIMANA, « Comment sortir le système d’enseignement actuel de l’impasse », in ACA, 1997/2-3, pp. 201-227. 2 Cf. Zénon MANIRAKIZA, « La mentalité belliqueuse au Burundi : jeunesse prise au piège », in ACA, 1997/1, pp. 3-52. 3 Cf. Remi NAHIMANA, «Détérioration de la relation entre éducation et jeunesse», in ACA, 1997/2-3, pp. 408-423. 4 Cf. Philippe NTAHOMBAYE, « Ouvrir de nouveaux horizons pour apprendre », in ACA,1997/2-3, pp. 424-426.
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LES LANGAGES DE LA VILLE «Dans notre formation, nous acceptions docilement les valeurs de l’Occident (…) Notre ambition était de devenir des négatifs des colonisateurs (…) ; nous acceptions d’être une table rase, une race, presque un continent qui, pendant deux mille ans, n’avait rien pensé, rien senti, rien écrit, rien peint ni sculpté, rien chanté, rien dansé. Un néant au fond de l’abîme, qui ne savait qu’implorer et recevoir : une cire molle…»1. De la sorte, à travers un verbalisme intarissable, l’apprenant de Bujumbura, se voit obligé d’être un consommateur insatiable des cultures élaborées par des gens qui, dans leur réflexion, n’ont jamais tenu compte de son existence. C’est la structure même de sa conscience et de son intégration humaine, qui a été ébranlée, avec le scepticisme et la paralysie qui s’en suivent. 3. LE SCEPTICISME ET LA PARALYSIE, ENGENDRES PAR L’ECOLE DE LA FUITE VERS UN AILLEURS2 Comme il vient d’être stipulé, l’homme, pour motiver ses actions, a besoin de bien plus que des connaissances. Il a besoin d’une formation intégrée, qui fasse le joint entre la culture scolaire et l’éducation par le milieu. Le langage est clair au Burundi, à ce sujet. - « Indero iva hasi » « L’éducation doit partir de la base » - « Indero iva i muhira » « C’est dans le milieu familial que se réalise la vraie éducation ». Or, dans l’école de la fuite vers un ailleurs, l’apprenant est systématiquement transplanté dans un monde qui n’est pas le sien et où il ne peut être de plein pied. Les conséquences en sont là. L’apprenant perd de plus en plus confiance dans la créativité de sa nation. Dans sa langue maternelle, il ne voit qu’un vulgaire instrument de communication, incapable d’être un foyer de culture. De son pays, il n’espère plus rien tirer3. Il attendra alors des solutions de « prêts-à-porter », manufacturés dans un « ailleurs » inéluctable. Il est un vide à combler : un amas de cendres que la flamme a quitté. D’au-delà des mers, il attendra le nécessaire pour s’engager : les idées, les énergies morales… Il finira par rêver un paradis imaginaire. En attendant, il apprend à être de la cire molle, prête à prendre n’importe quelle forme. Il courra à l’aventure. Il deviendra
1 Léopold Sédar Senghor, « Teilhard de Chardin et la Politique Africaine », in Cahier P. Teilhard de chardin n° 3, Editions du Seuil, Paris, 1962, p. 17. 2 Les affirmations du présent chapitre résultent d’une recherche faite antérieurement par l’auteur de ses lignes. Cf. A. NTABONA, « L’éducation aux valeurs à l’école au Burundi : une impasse à conjurer », in ACA, 1999/1, pp. 29-45. Voir aussi Hilaire NTAHOMVUKIYE, métissage linguistique, métissage culturel pour la gestion pédagogique », in ACA, 1999/1, pp. 87-113. 3 Voir à ce sujet Domitien NIZIGIYIMANA, « L’éducation aux valeurs, c’est quoi ? », in ACA,,1999/1, pp. 45-56. Un ouvrage a posé cette question en termes poignants. N. KAMANA, L’Afrique va-t-elle mourir ? Essai d’éthique politique, Ed. Karthala, Paris, 1993, 218 p.
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ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS » une brebis errante, qui suivra le premier venu. Sa mentalité court le danger d’une pulvérisation, lente, mais sûre, jusqu’à ce que paralysie s’en suive. Prenons un exemple. Quand vous demandez à un apprenant de Bujumbura pourquoi il apprend, il vous répond en disant : « pour avoir un diplôme ». Si vous lui demandez : « un diplôme pour quoi faire » ? Il vous répondra que c’est pour s’en servir comme laisser-passer, en vue de l’acquisition d’une carrière, conçue elle-même, avant tout, comme une acquisition d’un avoir. Un avoir, pourquoi ? Pas nécessairement pour développer son pays, mais pour figurer en compagnie de « gens bien », c’est-à-dire faire un peu quelque chose ; et boire sa bière au sortir du bureau, faute d’être parti vers un ailleurs plus enchanteur. Pour avoir ce laisser-passer, il doublera, triplera, trichera… C’est ainsi qu’on a, au primaire, des élèves en âge de se marier et, au cycle inférieur, des jeunes qu’on éduque comme des enfants, alors qu’ils sont à l’âge d’être parents. A l’Université l’on a des apprenants qui, depuis bien longtemps, devaient être des collègues ; des adultes qui sont socialement contraints à garder un esprit scolaire d’adolescents, alors qu’ils ont l’âge d’être des Sages/Bashingantahe, bien chevronnés1. Ce qui est le plus cuisant, toutefois, c’est que ce souci de recevoir le laisser-passer prime sur l’acquisition d’un savoir-faire et d’un savoirêtre, bref d’une véritable compétence. D’où un vaste malentendu. Les formateurs disent vouloir former. Mais l’important, pour l’apprenant, c’est avant tout d’avancer d’année, par la tricherie s’il le faut ; même, parfois, par la corruption ou la menace de l’éducateur, pour avoir le fameux diplôme « laisser-passer… », permettant d’accéder à un mode de vie, plus fondé sur le paraître que sur l’être ; et permettant une éventuelle recherche d’un ailleurs. Réellement cette question de la compétence, conçue comme un savoir-être ne semble même pas envisagée par l’apprenant. Il veut figurer parmi les nombreux lauréats. Peu importe ce qu’il est capable de faire et d’être. Peu importe ce qu’il aura comme métier. Finalement, c’est un problème d’un système éducatif, qui tourne à vide. L’école primaire sait pertinemment qu’elle forme des chômeurs en masse ; mais elle continue à le faire, tout bonnement. Il y a eu des efforts pour préparer les enfants à la vie dès cet âge-là, mais les réclamations ont été tellement nombreuses, au cours du temps, qu’on y a renoncé, pour revenir à une école primaire, anti-chambre d’une école secondaire, conçue en plus, dans le sens d’une émigration culturelle pure et simple2. Or, on sait pertinemment que cette école secondaire ne sera atteinte que par une infime minorité, triée sur le volet. Pour accroître alors le nombre de candidats au secondaire, l’on a augmenté le nombre de lycées et de collèges surtout à Bujumbura. De la sorte, le résultat risque d’être une école secondaire, qui produit, à son tour, des chômeurs en masse : sans qualification ni débouchés ; et peut-être une 1
Cf. A. NTABONA, «Jeunesse burundaise, jeunesse en danger d’implosion», in ACA, 1997/1, p. 1. Le n° 1997/1 de la revue ACA a été consacrée à des études sur la jeunesse burundaise en crise. 2 Lire à ce sujet, Déo NSAVYIMANA, « Comment sortir du système d’enseignement actuel de l’impasse », in ACA, 1997/2-3, pp. 206-210.
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LES LANGAGES DE LA VILLE université et des instituts supérieurs, qui forment, eux aussi, des chômeurs en masse et sans compétence réelle ; sans savoir-faire et savoir-être rassurants, pour ce que la société exige d’un cadre dans le monde entier. D’où le phénomène de l’école monstre qui dévore les enfants que le pays lui confie, parce qu’elle les rend bons à rien et les prépare à fuir leur pays, s’il y a moyen. Le problème du «sauve qui peut » observé à Bujumbura, n’est donc qu’un arbre qui cache une forêt. Et la forêt, c’est comme il est déjà stipulé, l’acculturation par substitution et l’aliénation culturelle, déjà observée plus haut, où l’apprenant étudie, en filigrane pour vivre ailleurs que dans son pays. Pour lui, le fait de rester dans le pays, a été souvent, depuis des décades, considéré comme un malheur. Il n’y est pas formé suffisamment. Il n’a pas le cœur à cela. Il recherche constamment le départ du Pays. Il le tente de toutes ses forces et il cherche parfois des prétextes pour cela, puisqu’il n’a pas été formé pour rester chez lui. Il a été formé pour l’émigration culturelle. Il puise ses ressources ailleurs, bien loin. En un mot, l’on peut dire que la tête de l’apprenant de l’école de Bujumbura, est une machine à la dérive, qui a perdu sa finalité et qui a du mal à être dotée d’un savoir-être suffisant, pour affronter la vie autour d’elle. Très peu d’élèves se sentent en effet une vocation, au niveau des valeurs à incarner, l’école étant une salle d’attente en vue de la recherche d’une carrière à base du seul paraître et du lancinant désir de partir1. L’apprenant de Bujumbura est à l’école, pour devenir un nageur profondément troublé dans sa traversée et cherchant désespérément, où s’agripper. Pour le moment il s’agrippe aveuglement sur le « Blanc » : un peu dans le sens de la phrase que la «fama Africana» prête à Houphouet Boigny : « Dieu est grand. Mais le Blanc aussi est grand ». De toutes façons, les Noirs qui pensent ainsi sont nombreux. Tout cela résulte de la violence conceptuelle effectuée au départ, au temps de la colonisation. Violence qui s’approfondit aujourd’hui, avec la communication audiovisuelle, presque à sens unique. Ce qui donne, toujours plus, un apprenant cherchant à se connaître à travers ce qu’on lui dit qu’il est ; un apprenant qui n’a plus envie de le savoir de par lui-même ; un apprenant qui a perdu ses points d’ancrage ; un apprenant devenu un homme de paille. D’où beaucoup de forces centrifuges, propres à provoquer la fuite vers un ailleurs 4. LES FORCES CENTRIFUGES SUBSUMANT LA FORMATION A LA FUITE VERS UN AILLEURS La flamme a donc quitté l’apprenant de Bujumbura2. Elle est dans un ailleurs inconnu. C’est pourquoi, il fait tout pour se fuir et aller vers
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Cf. Jacques NIYONGABO, « La démocratisation de l’éducation pour une paix durable », in ACA, 1998/3, pp. 415-439. 2 Une approche précieuse sur ce point mériterait beaucoup d’attention. Cf. A. SINDAKIRA, « Les facteurs culturels du développement », in ACA, 1999/4, pp. 439-464.
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ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS » cet ailleurs inconnu. Il connaît les embûches de cet ailleurs, mais il doit partir1. L’audiovisuel spécialisé me passionne. J’aime bien faire encore référence à un autre film à ce sujet. Un jour, des prêcheurs se sont sentis la mission de mobiliser pour l’émigration en Europe. Tout de suite des colonnes de migrants ont surgis de toutes parts. Le mot d’ordre était le suivant : « l’Europe a pris toutes nos ressources matérielles et humaines. Allons chez elle les partager avec ceux qui les ont prises ! ». Des colonnes, bien hautes en couloir, se sont bousculées sur le Détroit de Gibraltar, dont le « portique » a cédé. Elles sont montées en force en Espagne, en direction de la Capitale de l’Europe : Bruxelles. Personne n’a osé tirer sur ces assaillants « inermes ». Entre-temps le Parlement européen s’est réuni. Deux courants se sont alors partagés l’hémicycle : la réaction musclée ou le développement réel de ces peuples chez eux2. C’est ce dernier point de vue qui a fini par l’emporter. Un véritable « Plan Marshall » a été voté… Le drame de la dérive conceptuelle dans beaucoup d’écoles africaines conduit vers cela3. Comment autrement peut-on former à servir un continent, annihilé anthropologiquement et axiologiquement ? Quand un épais brouillard se tisse dans les cerveaux des apprenants à une large échelle, qu’est-ce qui peut les retenir chez eux ? Or, ce brouillard risque de s’approfondir, avec l’actuelle communication à sens unique, fonctionnant avec des cibles axiologiquement évidées. Partout, dans les quartiers populaires des villes africaines, il est en effet en train de se développer, chez les apprenants, un parler chaud, empreint d’une très forte affectivité. La rigueur et la cohérence internes des discours fait de plus en plus place à la résonance physique et émotionnelle des messages. Une logique sensorielle acquiert droit de cité. 5. LE REMEDE DES REMEDES, C’EST L’INTERCUL-TURATION CONTEXTUALISEE Pour remédier au marasme décrit plus haut, l’école de Bujumbura et d’ailleurs au Burundi, comme dans le reste de l’Afrique, doit viser à former des rocs sur lesquels les masses puissent s’appuyer, tout d’abord sur place, dans le branle-bas en cours ; des axes endogènes de rotation, autour desquels des meilleures évolutions peuvent avoir lieu4 ; des personnes qui ne sont pas prêtes à se vendre à n’importe qui et à fuir le chez-soi ; des jeunes qui veulent sérieusement préparer l’avenir collectif de leurs milieux naturels de vie ; en ne comptant pas nécessairement sur les adultes, eux-mêmes en crise. En d’autres mots, il faut former des personnes-ressources, des leaders 1 Cf. A. NTABONA, « Pour un plan de réhumanisation de la région des Grands Lacs », in ACA, 1998/4, pp. 511-513. 2 A propos du développement réel des peuples chez eux, lire P. KANYAMACHUMBI, « Pour des communautés socio-politiques localement responsables », in ACA, 1998/4, pp. 585-627. 3 Il serait utile de lire, à ce sujet, Liboire KAGABO, « Mondialisation et globalisation : une chance pour l’humanité au Troisième millénaire ? », in ACA, 2000/1, pp. 125-131. 4 Cf. Michel CASTEL (alors Maire d’Albi en France), «Valeurs et politique», in ACA, 1988/5, pp. 377-395.
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LES LANGAGES DE LA VILLE endogènes, capables d’être des pôles référentiels et des repères vivants, sur lesquels voir des valeurs vécues et rechercher résolument un chemin concerté d’existence, un projet endogène d’une société vivable et capable de retenir les fuyards en devenir1. La mondialisation ne peut donc réussir qu’à condition de former partout des personnes qui puissent dire : « Si je n’obéis pas aux impératifs de ma conscience et de l’interpersonne, tout d’abord autour de moi, je me tue. Si je ne comble pas le vide axiologique et le marasme conceptuel ambiants, je me tue. Si ne n’obéis pas à l’interculturalité, tout d’abord localement raisonnée et contextualisée, je me tue ». D’où, l’importance de la triade « reculturation, inculturation et interculturation » dans l’école africaine22. La reculturation, c’est la réappropriation des valeurs endogènes dans un milieu de vie donné, pour agir constamment, en toute âme et conscience, obéissant à des impératifs à la fois intérieurs et ouverts à l’interpersonne sans frontières. Cela permet à la fois à tenir à son identité, tout en favorisant le concert des nations. Quant à l’inculturation, elle a lieu quand les données étrangères à la tradition d’un pays, pénètrent et fécondent la culture locale, en la transformant du dedans et en se laissant transformer par elles, au point qu’il soit possible de créer du neuf sur le tronc ancien. Dans le cas d’espèce, ces données doivent être, en premier lieu, les valeurs de base, déjà homologuées par la communauté internationale, pour créer toute société acceptable et fréquentable, dans le concert des nations. Soulignons à ce sujet, par exemple, le fait que des valeurs comme les droits de l’homme, la démocratie, la bonne gouvernance, la tolérance et la non-violence sont des valeurs à inculturer pour ne pas être condamnées à tourner à vide. Les apprenants devraient les inculturer pour leur permettre un réel accès dans les consciences, à travers l’école2. Comme il vient d’être dit, ces valeurs homologuées ne doivent pas précisément tomber dans les esprits, comme dans un trou béant ou comme dans un tonneau de Danaïdes. Sans donc ce travail de réaxiologisation à l’école, la mondialisation fera peut-être des clients potentiels, mais des partenaires peu fiables, sans boussole, sans points d’ancrage ; sans points de repère3. Or il s’agit de naviguer. Au sens propre, ce sera sur mer et dans les airs ; et au figuré à travers l’internet ! Le partenariat, acquis grâce à une mondialisation, sur fond de séisme axiologique local, ne peut donc être qu’un marché de dupes4. Toutefois, la reculturation et l’inculturation doivent être complétées par l’interculturation, c’est-à-dire le fait de pousser à la réappropriation de 1 Pour approfondir ce sujet, il serait utile de lire Emmanuel NTAKARUTIMANA, « Une Eglise en genèse, le tournant », in ACA, 1988/2, pp. 103-115. 22 Cf. Ngindu MUSHETE, « Evangélisation à l’épreuve de la modernité : questions venues d’Afrique », in ACA, 1988/4, pp. 248-269. 2 Voir à ce sujet A. NTABONA, « La dynamique de l’évolution culturelle au Burundi », in ACA, 1998/3, pp. 439-455. 3 Cf. Liboire KAGABO, « Le problème des valeurs au Burundi », in ACA, 1992/4, pp. 525-568. 4 Une réflexion connexe à celle-là a inspiré ces lignes, dans un sens, légèrement différent, mais avec des points de départ analogues. Cf. E. NTAKARUTIMANA, « Démocratie ou/et Koinocratie. Les chrétiens face à un piège », in ACA, 1991/2-3, pp. 339-360.
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ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS » l’essentiel des valeurs qui font qu’un homme est un homme dans une culture donnée, pour les marier avec les valeurs homologuées mondialement, en opérant un mixage raisonné et contextualisé des différentes sources de référence ; pour engendrer une société où l’humain et l’interpersonne sans frontières se retrouvent ; où le local et le mondial s’épousent1. De la sorte, pour être bien utile à la mondialisation, l’interculturation contextualisée doit faire le plus possible attention à la dimension spirituelle et communautaire de la personne humaine qui, une fois située au cœur de la mondialisation, peut servir d’antidote contre une globalisation organisée sur fond d’un individualisme primaire et vulgaire, pour être seulement propre à aider le plus fort à phagocyter le plus faible2 ; et à faire en sorte que l’infortuné perde pied chez lui et décide de se réfugier chez le plus fort. Dans ce contexte décourageant, les migrations clandestines ne peuvent que pilluler, comme il est montré plus haut, avec des embarcations de fortune s’il le faut. Cela étant, pour réussir la formation à une saine mondialisation, il faut radicalement s’adresser, avant tout, à l’être humain en tant que tel ; et à tout l’être humain, surtout dans tout ce que celui-ci a de sacré ; au lieu de se fonder sur le seul échange de choses, tel qu’il en est malheureusement aujourd’hui dans les règles du commerce mondial3. Cette sémantique réductrice, poussée à l’extrême, ne peut du reste qu’engendrer, dès la formation scolaire, une chosification des personnes, avec toutes les conséquences des violences en chaîne : conceptuelle, verbale et physique. Si, par contre, la personne humaine est prise au sérieux dans la formation à une saine mondialisation, les cultures des peuples et même celles des plus faibles, seront prises en compte. Je souligne bien, les cultures des plus faibles ! Sans mettre au premier plan, surtout la culture des faibles, dans le commerce mondial, l’école des grandes villes africaines n’aboutira qu’aux massacres des innocents ; elle ne sera qu’un monstre qui vide les jeunes de leur âme ; un bulldozer en douceur, qui arrache ces derniers à leur pays, pour les former à fuir vers un ailleurs. Une telle formation ne produirait que des hommes de paille, chez qui un contrat, fût-il d’affaire, ne sera qu’un chiffon de papier, contournant allègrement l’éthique du commerce mondial4. On ne badine pas avec la déculturation. Par contre, seule l’interculturation contextualisée, telle que définie plus haut, peut asseoir la formation à la mondialisation sur de bonnes
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Cf. A. NTABONA, « Pour une communication holistique, intégrant oralité, écriture et audiovisuel », in La Communication, Actes du 16ème Colloque d’Albi. « Langages et Signification », Ed. CALS Toulouse, 1995, pp. 27-53. 2 Cf. Achille MBEMBE, « Etats, violence et accumulations en Afrique Noire », in ACA, 1989/1, pp. 22-41. 3 A l’échelle locale, la recherche de Philippe NTAHOMBAYE a inspiré ces lignes. Cf. Ph. NTAHOMBAYE, « Evolution de la solidarité traditionnelle et le développement socioéconomique au Burundi », in ACA, 1992/2-3, pp. 181-206. 4 Cette prise de réflexion est parti de la réflexion de B. BUJO sur la compréhension du droit en Afrique. Cf. B. BUJO, « La compréhension du Droit dans le contexte traditionnel africain », in ACA, 1992/4, pp. 568-579.
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bases . Les concepteurs de la mondialisation garderont donc à l’esprit le fait que l’homme ne devient homme que par la culture. Ils auront donc à cœur de promouvoir les cultures africaines, pour que les apprenants africains soient de plein pied chez eux et luttent contre la hantise de la formation à la fuite vers un ailleurs. Par-là, l’internationale citoyenne posera ses jalons et fera souche, grâce à l’interculturation contextualisée, qui s’apprendra à l’école. Sans cela, la mondialisation sera le socle de l’esclavage postmoderne, provoquant, par la suite, des revendications identitaires, tentaculaires et interminables, accompagnées de formes de violence, encore plus identitaires, qui paralyseraient le monde. On ne fait pas impunément de la sémantique réductrice, surtout quand le réductionnisme évacue l’essentiel, du point de vue anthropologique et axiologique. Plus largement, encore, on ne peut sauver la terre qu’en sauvant la formation humaine. Et on ne sauve formation humaine qu’en sauvant la culture des apprenants. Dans le même ordre d’idées, on ne peut commercer sainement, à l’échelle planétaire, qu’en dilatant les esprits et les cœurs, dans les écoles, pour poser les jalons d’une famille sans frontières, précisément grâce à l’interculturation contextualisée, qui permet aux apprenants de se préparer à donner, du point de vue culturel, au lieu de ne faire que recevoir, en gobant tout, sans la moindre mastification ; et en étant de simples pantins, indignes de confiance, si gentils, soient-ils2. CONCLUSION Les coopérations bilatérale et multilatérale devraient donc privilégier l’interculturation contextualisée, du point de vue axiologique surtout. Cela ne doit pas se faire par des réformettes et par le financement de sessions, à la façon d’un dilettante ; mais par un plan cohérent de reconstruction axiologique, c’est-à-dire de réfection éthique, en soulignant les valeurs, qui font qu’un homme est un homme. Ce sont celles-là qui, pour le moment, sont par terre à l’école de Bujumbura, comme ailleurs en Afrique. Et si rien n’est debout à ce niveau scolaire, rien ne le sera à d’autres niveaux. Adrien NTABONA Université du Burundi crid@cbinf.com
1 Le caractère incontournable des bases à assurer pour qu’il y ait une inculturation réelle et durable a été identifié dans une recherche sur la civilisation de l’oralité. Cf. A. NTABONA, «La civilisation de l’oralité du point de vue des mécanismes de production du sens», in L’oralité dans l’écriture et réciproquement, Actes du 22è Colloque d’Albi «Langages et Civilisations», Ed. CALS/CPST, Toulouse 2002, pp.147-158. 2 Une réflexion lumineuse d’un chercheur qui a joint «science et sagesse» mérite beaucoup d’attention. Cf. Georges MAURAND, « La communication : une structure, des formes, des règles, mais aussi un art et une sagesse», in La Communication, Actes du 16ème Colloque d’Albi «Langages et Signification» Ed. CALS, Toulouse, 1995, pp. 7-26.
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EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA REPRÉSENTATION SPATIALE EN FRANÇAIS Mon propos dans le présent travail est de rendre compte du discours descriptif spatial et de la façon dont les locuteurs organisent et sélectionnent l’information à transmettre pour décrire l’espace. Pour réaliser l’expérience et obtenir des données qui se prêtent à l’étude de l’expression de la spatialité, les informateurs (au nombre de 10) ont décrit l’agencement d’une pièce d’un même appartement avec un support visuel (photographie) et sans support visuel. Les productions orales recueillies ont ceci de commun qu’il s’agit de formules du français parlé, qu’elles appartiennent au discours descriptif et qu’elles répondent à une seule et même consigne (la consigne consistait, pour chacun des informateurs, à décrire une pièce d’un appartement avec et sans photographie). Nous avons examiné le discours descriptif au niveau conceptuel (c’est-à-dire au stade préverbal de la production) et la manière dont l’espace est encodé dans le langage au niveau linguistique. UNE APPROCHE COGNITIVE DE L’ESPACE Perception et construction de l’espace L’espace perçu et sa description donne lieu à différents modes de repérages qui s’effectuent à partir du locuteur ou de repères qui peuvent être animés (un partenaire dans une situation de dialogue) ou inanimés (les objets dans une pièce) et correspondant à autant de perceptions différentes des objets dans l’espace. Dans ce travail nous allons retenir deux types de perception de l’espace : -l’espace déictique, le locuteur par l’usage de la déixis (rapporté à son ego) se projette dans l’espace pour localiser et décrire des objets. -l’espace topologique, le locuteur utilise l’orientation intrinsèque des objets pour en localiser d’autres.
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LES LANGAGES DE LA VILLE Dans les deux cas, il s’agit de l’espace ordonné à partir de l’homme dont l’orientation révèle à la fois le sens de la pesanteur avec l’axe vertical, la latéralité par l’usage des mains et l’horizontalité par la fonction visuelle. La description spatiale statique Le repérage spatial est possible lorsqu’une entité ou un lieu est occupé par une ou plusieurs entités (objets). La relation spatiale qui en découle se caractérise par la position d’une entité par rapport à une autre qui fonctionne comme point de repère et qui constitue l’état spatial. C’est donc une des deux entités qui définit la région dans laquelle l’autre entité peut être localisée. Ces deux entités sont appelées différemment dans les travaux concernant le domaine de l’espace et les cognitivistes tels que Talmy ou Vandeloise ont montré que la perception s’analysait comme une structure fondée sur l’opposition entre l’objet et l’espace environnant. A partir de ces éléments, la référence à l’espace peut être décomposée en trois éléments principaux : - un prédicat, statique ou dynamique, - une cible, entité localisée ou mise en mouvement par le prédicat, - un site, entité à laquelle la cible est reliée (implicitement ou explicitement) dans l’espace. Pour qu’un état spatial puisse être identifié il faut que les deux entités (cible et site) entretiennent une relation, chacune occupant et identifiant un lieu. a) il y a une bibliothèque à côté du bureau entité localisée entité permettant la localisation Cible Site b) sur la table il y a un verre entité permettant la localisation entité localisée Site Cible Dans le discours descriptif spatial, le locuteur doit exprimer linguistiquement deux référents : l’espace référant à une entité-site par rapport auquel une autre entité-cible est localisée. Les relations spatiales sont établies en fonction d’une mise en perspective choisie par le locuteur. Dans la description d’une scène spatiale, le locuteur-observateur participe à la scène et constitue ainsi le point d’origine à partir duquel la localisation spatiale des entités cible/site est établie. Le locuteur peut également faire abstraction de sa présence et dans ce cas, la détermination de la localisation d’un objet par rapport à un autre s’effectue grâce au système des axes coordonnés (vertical, horizontal, latéral). Les expressions locatives, disponibles dans les langues telles que le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, sont des prépositions et des adverbes de lieu. NIVEAU CONCEPTUEL Partant de l’idée qu’il existe un certain nombre de principes qui régissent le discours, le but est de voir comment le discours descriptif spatial s’organise dans la langue donnée (en l’occurrence le français). Le problème majeur du locuteur soumis à la description d’une scène visuelle est celui de la linéarisation. Ce problème se pose lorsqu’il s’agit de décrire des objets ou 202
EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA REPRESENTATION SPATIALE… une configuration spatiale qui ne comporte pas de façon inhérente un ordre particulier et évident (comme, par exemple, dans le récit, où l’ordre correspond à une succession d’événements). Résoudre une tâche verbale, comme celle qui consiste à décrire des objets se trouvant dans un espace clos, implique pour les locuteurs de gérer la distribution de l’information au fil du discours en fonction de paramètres situationnels et cognitifs, ce qui signifie structurer l’information à deux niveaux : - au niveau de l’énoncé, le locuteur doit sélectionner et combiner l’information appartenant à différents domaines référentiels tels que le temps, l’espace, les entités, les procès. - au niveau du discours (ou niveau discursif), le locuteur doit planifier la distribution de l’information sur l’ensemble des énoncés et produire ainsi un texte cohérent. Le niveau discursif fait intervenir d’autres facteurs qui vont au-delà de la phrase isolée et qui relient les énoncés au contexte. L’ensemble des productions orales recueillies ne sont donc pas envisagées comme une liste d’énoncés arbitraires, mais comme une unité cohésive où le choix des énoncés et leurs relations sont contrôlés par des "règles" que l’on pourrait définir comme discursives ou textuelles. L’analyse des productions orales au niveau conceptuel nous a permis de mettre en relief les différentes stratégies utilisées par les informateurs pour décrire l’espace. LA COMPOSITION DES TEXTES DESCRIPTIFS Les textes se caractérisent par une structure principale (la trame du texte) et une structure secondaire, cette dernière, ne répondant pas directement à la consigne n’a pas bénéficié d’une étude approfondie. En effet, il s’agit de passages où certains locuteurs avaient tendance à porter des jugements divers, faisaient des commentaires, ou bien encore donnaient des informations sans rapport avec la consigne. La trame et la structure Topique Focus Les textes étudiés sont envisagés comme une réponse à la consigne et les informateurs avaient pour tâche de décrire l’agencement d’une pièce d’un appartement. Donc, pour la description spatiale, chaque énoncé apportant une information pertinente quant à la description spatiale fait partie de ce que nous appelons désormais la trame du texte. Dans le discours descriptif spatial, le locuteur doit exprimer linguistiquement deux référents : le site et la cible. Pour l’analyse, l’utilisation des notions Topique et Focus relèvent de ce que l’on pourrait appeler le point de vue énonciatif-hiérarchique. La distribution de l’information à l’intérieur de l’énoncé de la trame est répartie entre l’expression du topique et l’expression du focus. L’information du topique contient l’expression référant à un intervalle spatial, et l’information du focus contient l’expression référant à une entité-cible. a) Près du canapé il y a un bureau constituant topique constituant focus et site exprimé 203
LES LANGAGES DE LA VILLE Le canapé et son environnement proche (en topique) constituent le site et plus précisément l’intervalle spatial grâce auquel l’entité cible en focus est repérée. b) Schéma des énoncés de la trame : T : réf. à l’entité-site (facultative) + réf. à l’espace F : réf. à l’entité cible En topique, l’information spatiale réfère à l’entité fonctionnant comme site et à l’intervalle spatial délimité par cette entité. En focus, on trouve l’information référant à l’entité cible. Dans notre corpus, nous avons relevé différents cadres syntaxiques où la mention du site est quelquefois omise. c) à gauche il y a un bureau constituant topique constituant focus et site omis La référence à l’entité site est omise lorsque le locuteur localise le site par rapport à l’orientation de son corps. La structure informationnelle dans le discours descriptif Nous avons vu que les énoncés de la trame sont des réponses à la consigne ce qui permet de dégager une structure informationnelle où les éléments des différents domaines référentiels tels que les lieux et les entités appartiennent respectivement au topique et au focus. La distribution de l’information spatiale d’un énoncé à l’autre est donc régie grâce à l’expression du topique et l’expression du focus. C’est ce que Klein et von Sttuterheim (1989) appellent le mouvement référentiel. Afin de limiter la difficulté pour planifier l’information spatiale, les locuteurs ont adopté une conceptualisation identique de la tâche. Pour cela, rappelons que la pièce à décrire présentait une configuration spatiale tridimensionnelle se composant d’une série d’entités (meubles, objets) rangées sur plusieurs plans (les murs de la pièce et la partie centrale). Il apparaît que les murs servent de point de repère dont l’un constitue le point de départ de la description. Le locuteur poursuit ensuite la description de gauche à droite ou à l’inverse. Quelle que soit la tactique adoptée (mur de droite, de gauche…), le locuteur doit choisir une entité-site en topique pour délimiter un intervalle spatial et y localiser une entité-cible en focus. Les résultats montrent que pour décrire l’espace, les locuteurs recourent aux mêmes principes, ce qui nous a permis d’établir deux niveaux de description que nous avons appelés : niveau supérieur et niveau inférieur. Au niveau supérieur de la description, les principales parties de la pièce telles que les murs sont citées en topique par les locuteurs, ce point de repère leur permet ensuite de localiser d’autres entités se trouvant dans un environnement proche. Pour l’ensemble des textes analysés, la structuration des descriptions au niveau supérieur se caractérise par l’utilisation de cette stratégie qui consiste à introduire des sous-espaces de la pièce en respectant leur lien spatial ou principe de connectivité (terme emprunté à Levelt, 1989), c’est-à-dire que les murs de la pièce communiquent entre eux de façon spatiale. a) Les énoncés ci-dessous indiquent le passage d’un intervalle spatial à un autre au niveau supérieur 204
EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA REPRESENTATION SPATIALE… 1. sur le mur de droite il y a une fenêtre. 2. le mur en face il y a deux portes. 3. on passe après la porte d’entrée on se trouve sur le mur de gauche où il y a d’abord un banc. 4. et dans la partie centrale il y a une table en bois. Au niveau inférieur de la description, le principe est le même et une fois l’environnement spatial établi (au niveau supérieur), le locuteur introduit et localise une nouvelle entité en vertu de sa relation avec l’entité précédemment mentionnée. Ensuite, toujours au niveau inférieur, interviennent des séquences successives où sont localisées différentes entités en fonction de leurs rapports fonctionnels mais aussi de leur proximité. Par exemple, le locuteur organise la description d’un groupe de meubles ou d’objets autour de l’élément dont la fonction est la plus importante. Cet élément constitue à son tour le site pour les autres objets faisant partie de cet ensemble. b) Les énoncés ci-dessous indiquent une séquence au niveau inférieur 12. et à côté il y a un banc en bois. 13. sur ce banc il y a une lampe. 14. et à côté on trouve une étagère. Dans le discours spatial, les deux niveaux supérieur et inférieur sont combinés et le passage d’un sous-espace de la pièce à un autre influence la continuité référentielle en provoquant sa rupture avec le changement de la référence à l’espace et aux entités. En revanche, les séquences au niveau inférieur maintiennent la continuité référentielle dans le domaine de l’espace. LES MOYENS LINGUISTIQUES QUI RENVOIENT A LA LOCALISATION SPATIALE Comme nous l’avons vu précédemment, l’intervalle spatial est délimité par un référent-site et, à l’intérieur ou à proximité de cet intervalle spatial, l’entité-cible est localisée. A présent, nous allons voir comment les moyens linguistiques utilisés pour exprimer les intervalles spatiaux et pour désigner l’emplacement de la cible contribuent à la construction de la cohésion du discours descriptif. Dans les textes analysés on distingue plusieurs manières d’exprimer l’état spatial. Nous avons dégagé des cadres syntaxiques correspondant à la structure topique/focus et à la structure informationnelle des énoncés. Dans les énoncés ci-dessous l’intervalle spatial est exprimé par une expression locative (Sprép/Sadv) en fonction de complément de lieu (le complément de lieu peut occuper différentes positions dans la chaîne syntaxique). L’entité-site qui délimite cet intervalle est exprimée explicitement sous la forme du SN (syntagme nominal) inséré dans le Sprép. L’objet-cible qui est localisé est exprimé par un SN. Voici deux exemples attestant les différentes manières dont l’état spatial est exprimé : a) 3. devant la fenêtre il y a une bibliothèque. Sprép s c Etat spatial : T : intervalle spatial (Sprép : « devant »), site (SN : « la fenêtre ») 205
LES LANGAGES DE LA VILLE F : cible (SN : « une bibliothèque ») Cadre syntaxique : Sprép/Sadv + Présentatif + SN b) 1. il y a une photo d’un chien sur la porte. c Sprép s Etat spatial : T : intervalle spatial (Sprép : « sur »), site (SN : « la porte ») F : cible (SN : « une photo ») Cadre syntaxique : Présentatif + SN + Sprép/Sadv En français, pour exprimer une relation de localisation (ou un état spatial), les locuteurs construisent des phrases dans lesquelles la place et la fonction de sujet reviennent au nom représentant la cible, et la place et la fonction d’objet reviennent au nom représentant le site. Le prédicat se construit soit avec un verbe statif dont le prototype est le verbe être, soit avec le présentatif il y a. L’analyse des productions orales a démontré que les énoncés de la trame construits avec le présentatif il y a sont majoritaires. On peut donc avancer l’hypothèse que cette structure serait d’une certaine manière la plus opératoire pour le discours descriptif spatial en français. Les expressions locatives transitives et les expressions locatives intransitives. Les expressions locatives telles que prépositions, locutions prépositionnelles, adverbes et locutions adverbiales permettent d’exprimer un espace relatif à un site dans lequel une cible est localisée. La référence nominale à l’entité-site peut être explicite ou implicite, ce qui fait que les expressions locatives peuvent être réparties en deux catégories : celles référant explicitement à l’espace et aux entités (expressions locatives transitives) et celles référant uniquement à l’espace (expressions locatives intransitives). a) Référence explicite à l'entité: 18.sur la table il y a un livre. (expression locative transitive) Intervalle spatial+site explicite cible Sprép b) Référence implicite à l'entité: 19.et dessous [Ø] il y a des magazines.(expression locative intransitive) Intervalle spatial+site implicite cible Sadv Les prépositions constituent la catégorie des expressions transitives car elles sont suivies d’un complément linguistique référant à l’entité-site (Sprép). Les adverbes sont des expressions locatives intransitives et leur structure ne laisse pas la place pour l’explicitation du site (Sadv). L’omission de l’élément linguistique référant au site est possible grâce au contexte discursif et aux connaissances du monde partagées par les locuteurs/interlocuteurs, ce qui permet à l’interlocuteur de reconstruire l’information manquante. En résumé, les cadres syntaxiques avec pour constituant un complément de lieu exprimé par un Sprép référant à un intervalle spatial et au site qui le délimite, impliquent l’opération de cohésion privilégiant le domaine des entités. Le SN inséré dans le Sprép en fonction de complément
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EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA REPRESENTATION SPATIALE… de lieu réfère à l’entité site et marque son maintien. C’est donc le domaine des entités qui est central pour la cohésion. Les cadres syntaxiques avec pour constituant un complément de lieu exprimé par un Sadv référant à un intervalle spatial et au site implicite, impliquent l’opération de cohésion privilégiant le domaine de l’espace. Le Sadv en fonction de complément de lieu réfère à l’espace et marque son maintien. C’est donc le domaine de l’espace qui est centrale pour la cohésion. L’analyse quantitative des moyens qui privilégient le domaine des entités ou de l’espace employés par les locuteurs montre que le mode de référence à l’intervalle spatial est minoritaire dans l’ensemble des textes. On peut donc avancer l’hypothèse que les locuteurs francophones ont tendance à privilégier le domaine des entités pour la cohésion des textes descriptifs. Les locuteurs ont donc recours à des expressions locatives dont la nature permet d’assurer la cohésion dans le domaine référentiel des entités. CONCLUSION L’analyse de l’expression de l’espace nous a permis de mettre en évidence des principes au niveau conceptuel qui semblent guider l’élaboration des énoncés. Les résultats montrent que dans le discours spatial, il existe une hiérarchie psychologique "naturelle" dont l’ordre (des idées) tend à être préservée par l’énonciation. Nous avons également vu que les choix des moyens linguistiques pour exprimer des concepts spatiaux en français sont de deux natures. Soit, les locuteurs utilisent des expressions transitives privilégiant ainsi le domaine des entités ; soit ils utilisent des expressions intransitives et privilégient le domaine de l’espace. Selon les moyens linguistiques disponibles dans les langues, on noterait donc pour le français des opérations de cohésion allant de celles portant sur l’élément nominal (entité) vers celles portant sur l’élément adverbial (espace). Les résultats de l’analyse montrent que le répertoire des expressions transitives (entités) est dominant en français, il semblerait donc que les locuteurs français privilégient le domaine des entités dans l’expression linguistique de l’espace. Les travaux de Caroll et von Stutterheim (1993) dans le même domaine montrent que les locuteurs germanophones privilégient le domaine de l’espace, tandis que les locuteurs anglophones utilisent davantage le domaine des entités. Katia SANCHEZ Université de Paris V René Descartes, Sorbonne sanchokatia@hotmail.com BIBLIOGRAPHIE TALMY, L., How language structures space, Pick, H. et Acredolo, L. (eds.), Spatial orientations : theory, research and application, New York : Plenum Press, p. 225-282, 1983. VANDELOISE, C., L’espace en français, Paris, Seuil, 1986. KLEIN, W., Reference to space. A frame of analysis and some examples, Papier de travail pour le projet ESF, 1985. KLEIN, W. et von STUTTERHEIM, C. - Referential movement in descriptive and narrative discourse, in Dietrich, R. et Graumann, C.F. (éds), Language processing in social context, Amsterdam : North Holland, 1989.
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LES LANGAGES DE LA VILLE - Text structure and referential movement, Sprache und Pragmatik, p. 1-32, Germanistisches Institut der Universität Lund, 1991. LEVELT, W.J.M. - The speaker’s linearisation problem, Philological transactions of the Royal Society of London, série B 295, p. 305-315, 1981. - Speaking : from intention to articulation, Cambridge, Mass. : MIT Press, 1989.
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VILLE ET PAROLE DES JEUNES
1. INTRODUCTION La communication s’appuie principalement sur une recherche achevée « Le parler des collégiens à Rennes et sa périphérie ». Cependant d’autres études éclairent les résultats de cette recherche : le suivi de la mise en place expérimentale d’un conseil de jeunes de quartier, toujours à Rennes, et une étude diagnostique pour la mise en place d’un Contrat Educatif Local dans une ville moyenne de Bretagne. En effet dans ces trois travaux, la parole du jeune est au centre de la réflexion, dans sa relation à celle de l’adulte et dans son rapport à la ville. Les contextes diffèrent mais sont en articulation puisque, dans le premier cas, il s’agit de la spécificité d’un parler et d’une culture : les données ont été recueillies dans la cour et d’autres lieux qui ne sont pas la classe, dans différents établissements, aux quatre coins de la ville et à sa périphérie. L’étude sur le conseil de quartier concerne un groupe de jeunes issus de l’un des collèges observés dans le premier travail et du quartier où ils résident, élus dans une maison de quartier. C’est le seul conseil de ce type sur Rennes. Enfin, la communication n’évoquera le diagnostic pour le CEL que du point de vue de la parole du jeune dans la ville, au sens politique, telle qu’elle s’est manifestée au cours de l’enquête effectuée fin 2000. Cette synthèse rend compte de la façon dont on peut lire la ville, ses quartiers, ses communautés à travers la parole des adolescents et souhaite montrer ce que peuvent apporter les linguistes (en ethnolinguistique particulièrement) dans la mise en place d’une politique de la ville, dans les décisions concernant tant les territoires de recrutement des établissements que les instances accueillant la parole des jeunes, et bien sûr dans la formation des adultes au contact de ces adolescents. Une place sera faite à la méthodologie utilisée dans les travaux présentés.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 2. LIRE LA VILLE A TRAVERS LA PAROLE DES ADOLESCENTS 2.1. Présentation de la recherche Une première recherche sur le langage et les pratiques langagières, appuyée sur les travaux de C. Bachmann et de W. Labov, avait choisi d’étudier le parler des élèves d’un collège d’Aubervilliers en Seine SaintDenis, en 1985. Cette première étude avait mis en évidence l’existence de pratiques langagières comme les vannes, la grande créativité langagière des collégiens, l’existence de « langues » telle la langue de « Feu », le fonctionnement de l’insulte et l’influence des communautés en présence dans le quartier où j’ai enquêté, manifestée à travers les insultes et les pratiques langagières qui semblent propres à la ville. Etaient manifestes aussi la conscience au plan des pratiques langagières et les différences entre garçons et filles. Afin de poursuivre cette recherche pour mieux comprendre les parlers de collégiens, j’ai choisi Rennes où j’arrive en 1995, et que je ne connais pas : Les pratiques langagières sociales, dans ce territoire réputé non violent qu’est Rennes, sont analysées à partir des collèges où le recrutement mélange les populations issues de divers quartiers, ce que je découvre à travers la parole des jeunes. Au-delà du parler violent que j’ai étudié la première fois, j’ai voulu comprendre le lien entre le parler et ce que j’ai nommé les « territoires », terme qui n’est pas forcément adapté dans ce cas par ailleurs. Cette recherche a été menée entre 97 et 99 et le rapport écrit à la suite, donc diffusé en 2000 auprès des participants et des institutionnels ou principaux de collèges de la ville, aux fins de restitution des savoirs construits. Puis ont été menés le diagnostic du CEL pour une ville et le suivi d’un conseil de jeunes expérimental sur un des quartiers, entre 1998 et 2000, participation au départ puis suivi à distance. Actuellement est menée aussi une observation participante dans cette Maison de Quartier depuis le C.A. pour une meilleure prise en compte du jeune, donc de sa parole, une implication plus forte. La Ville prend aussi en compte cette question, au-delà de cette initiative propre au quartier. Par ailleurs, je m’intéresse aux chocs dans l’école des cultures : adulte/jeunes, français/d’origine autre, et ville/campagne que je découvre car ce n’était pas présent dans le 93 où j’ai fait la première étude. La didactique de l’oral rencontre ces problématiques, autre champ de mes recherches, dans la communauté parfois explosive qu’est la classe à travers la question de la variation et de la variété acceptée par l’école, des pratiques langagières propres à l’école et des dimensions multiples que je ne peux qu’évoquer, liées à la ville et à ses communautés spécifiques. Les échanges dans la classe sont des lieux possibles de conflits. En dehors d’une curiosité scientifique pour une autre culture, l’objectif est de comprendre comment se font les échanges dans la classe, comment émergent les conflits de cultures, ces obstacles à la didactique de l’oral, qui par ailleurs continue de se construire avec des équipes d’enseignants. Du point de vue méthodologique, des étudiants en sciences de l’éducation, des doctorants, ont recueilli les données car l’IUFM ne permet 208
VILLE ET PAROLE DES JEUNES pas à ses étudiants de participer à de telles recherches. Quel dommage ! L’observation s’est voulue participante au sens ethnographique, chacun négociant son entrée sur le terrain. Des entretiens avec des groupes d’élèves et les usagers des établissements ont été menés et ces paroles ont été prises en compte dans une perspective ethnométhodologique. Prise en compte donc non seulement des phénomènes linguistiques, des pratiques langagières, mais aussi inscription de ces faits dans la culture globale des collégiens. 2.2. Difficultés de la méthode Cette modalité du recueil des données a posé quelques problèmes à certains observateurs, comme en témoigne l’extrait du journal de bord suivant : « Dans un premier temps (décembre 97 et janvier 98), je choisis d’observer la cour de récréation pensant passer plus inaperçue, mais par rapport à l’idée que je m’étais faite de la façon dont les choses allaient pouvoir se dérouler, je me heurtai rapidement à une série de problèmes que je n’aurais pas soupçonnés : les élèves venaient me voir, se demandant ce que je pouvais bien faire là, m’interpellant en me considérant comme une nouvelle « pionne », et ils restaient agglutinés autour de moi sans que je puisse prendre une seule note ; et lorsqu’ils commencèrent à s’habituer à ma présence, il m’était aussi très difficile de recueillir beaucoup de données car les élèves se taisaient plus ou moins à mon approche contrôlaient leur vocabulaire ou au contraire, déversaient un flot d’injures en guise de faire-valoir. […] Je précise que je prenais tout simplement des notes (carnet-stylo). »
2.3. Les mots disent la ville et ses communautés L’enquête montre un style urbain que les observateurs caractérisent ainsi : « Je peux noter une relation agressive entre les élèves, comme s’ils avaient toujours quelque chose à démontrer, à prouver, en termes de force ou de supériorité. Ils sont très provocateurs entre eux par le geste, le corporel (croche-pieds, bousculade, bourrades..) cependant je ne remarque pas de violence caractérisée. Ils se taquinent en permanence sur le mode verbal ou sur le mode physique, et toujours en termes de défi par rapport à l’autre. Ce phénomène est visible et descriptible chez les deux sexes. Ils engagent des stratégies de querelles, qui sont souvent amorcées par des remarques à caractère ethnique ou social. » En somme, conclut l’un d’entre eux : « Il s’agit d’un mode de communication pour nombre d’élèves. Ils passent leur temps à chercher l’autre, une espèce de défi permanent, un défi par la comparaison (physique, vestimentaire, sociale…) et/ou par la raillerie. » A la vérité, avec une fréquence variable selon les lieux, le ton monte et on en vient aux coups selon un rite dont les élèves connaissent les codes et les expriment dans les entretiens. Ceci est vrai en ville mais pas « à la campagne » où les relations restent meilleures, selon les surveillants, et les élèves plus calmes. Ville/campagne Les quartiers sont évoqués comme source de différence par les élèves mais pas tant que l’opposition ville/campagne. « Ceux de X connaissent mieux le langage du collège », « tous les jours ils parlent comme ça dans tous les collèges sauf à la campagne » disent des élèves les 209
LES LANGAGES DE LA VILLE surveillants. Ils relèvent qu’à la campagne les élèves parlent moins des marques commerciales sur lesquelles les élèves se jugent entre eux. Un élève venu de la banlieue sud de Paris dit avoir été surpris par les différences avec le langage qu’il connaissait notamment paysan et fils de paysan, rencontrés à Rennes et non à Paris. Ces filles manifestent dans leurs propos que ces mots font partie de ceux qui blessent : E1 : tandis que nous c’est plutôt les insultes ça blesse quoi E3 : nous on s’énerve E1 : on tire les cheveux E3 : dès qu’on s’énerve E1 : c’est plutôt sur les mots qu’on s’énerve on essaie de trouver son point faible E2 : de le casser quoi O. mais c’est euh c’est des insultes comme « clochard » « paysan » tout ça qui font démarrer ou c’est des plus fortes que ça E2 : non des questions comme ça et pis après ça part quoi E1 : mais après quand ça suffit pas quand on voit que la personne qu’est en face n’est pas ne se sent pas cassée enfin si on en connaît un peu de sa personnalité faut le percer directement l’atteindre O. ouais ouais mais c’est quand même pas des choses racistes E. : non non jamais (plusieurs) O. pas dans les insultes quoi E2. : non on va pas lui dire
Dans le collège d’une petite ville de la périphérie, les insultes reflètent quelques différences quant à la culture où l’inspiration puisent ses mots : tête de boeuf/de merde/de lisier/de cul de babouin/benne à merde. Et paysan s’enrichit d’un qualificatif : sale paysan. Une étude serait à mener sur l’identité des enfants « d’exploitants agricoles », ainsi qu’ils se nomment : certains observateurs rapportent que plus loin de Rennes, ces garçons s’isolent et parlent métier et tracteur, fiers de ne pas être comme ceux de la ville de « futurs chômeurs ». Mais cela je ne l’ai perçu qu’à travers les propos d’un fils de maraîcher fréquentant, un des collèges, revendiquant son appartenance sociale et son métier futur, vendant sur le marché du samedi les produits de l’exploitation familiale. Il faut une forte personnalité pour ne pas se couler dans le moule du collégien de la ville et affirmer sa différence comme ces garçons dont il a été question. Venant d’une autre ville du département où elle a passé deux ans en collège, une élève de quatrième exprime la différence qu’elle a ressentie entre le collège rennais et son premier collège : (doc. 42 extrait d’interview) E1 : (...) parce que l’année dernière j’étais […] E1 : moi j’ai passé deux ans dans un collège à X et quand je suis arrivée ici ça changeait carrément de/ça change de langage O. ah bon en quoi ça change E1 : ben on a pas les mêmes mots euh pas le même comportement je sais pas […] E1 : oui alors là y a plus de verlan des trucs comme ça E2 : là c’est la ville O.. y a du verlan E1 : beaucoup même alors que nous c’était un autre langage c’était le normal quoi O. quand même un peu grossier quand même E1 : voilà l’argot
Marquages de quartiers En dehors de ce marquage ville/campagne, lisible à travers les propos des jeunes, j’ai tenté d’identifier les marquages de quartiers. Les élèves de sixième d’un collège rennais distinguent ceux des élèves qu’ils 210
VILLE ET PAROLE DES JEUNES appellent bourge (oi) s et les jeunes de la racaille ou caillera. Par exemple, les filles de sixième en survêtement sans marque appartiennent pour eux au premier groupe. Ils précisent que certains parlent bien la langue du collège et que même certains élèves de troisième font figure d’experts. Pour les collégiens, il existe bien plusieurs langages dont celui acquis en sixième mais que cependant certains prétendent maîtriser depuis le CP. Les quartiers sont évoqués comme source de différence par certains élèves. Ceux de certains quartiers sont réputés mieux connaître le langage du collège. Un garçon venu d’une banlieue rennaise plutôt favorisée dit comment il imaginait les choses par rapport au collège qu’il fréquente : E1 : ba moi en fait déjà pour moi Rennes c’était aut chose pour/je voyais ça plus banlieue que par rapport à X où c’était pas trop comme ça quoi c’est une petite ville donc je voyais des langages un peu plus vulgaires quoi mais ça va Il faut monter d’un cran dans la grossièreté si on veut faire le poids au collège rennais par rapport à l’école primaire de la périphérie. Cette hypothèse relative aux différences entre les parlers et l’ancrage de ces différences dans les particularités des quartiers a pu être vérifiée ailleurs, à Saint Etienne par exemple (Seux, 1998), mais ne l’est que partiellement à Rennes. C’est du moins ce que l’on peut dire en l’état actuel des travaux. Des différences existent sans doute, liées à la population dont sont issus les élèves : présence de terrains pour les gens du voyage, banlieue aisée jouxtant les cités de Rennes plus défavorisées etc.. Il semble cependant que les acteurs comme les observateurs ne ressentent pas la présence de cultures antagonistes au sein des établissements. Les élèves eux-mêmes expriment le sentiment d’appartenir à une même culture, celle de l’établissement ou d’une communauté de jeunes plus large, au-delà de certaines différences que certains mettent en avant mais que l’enquête ne confirme pas pleinement. (doc.41 extrait d’interview) : E1 : déjà je trouve qu’à X je sais pas y a pas/même d’un collège à l’autre qui sont tous à Rennes pourtant on change O.. ah bon E1 : ba ouais enfin je connais d’autres personnes qui sont dans d’autres collèges et elles parlent pas du tout comme moi enfin
Les aides éducateurs notent quant à eux qu’il y a en sixième ceux qui s’adaptent au langage en arrivant en sixième et utilisent des expressions à l’occasion. Mais il y aussi ceux qui arrivent en sixième en le parlant déjà ou en partie. Pour ceux-là, il s’agit de leur langage, il leur appartient, lit-on dans une contribution. Le lien est vite fait avec le quartier d’origine. Mais cette référence forte au quartier ne se justifie pas totalement si l’on observe et que l’on écoute les élèves. Les élèves défendent leur collège public et évoquent spontanément, sans sollicitation de l’observateur, leurs représentations de « l’autre » collège, le privé au plan des comportements. Quand l’observateur évoque les « autres » collèges en pensant à la localisation, au territoire, les élèves pensent immédiatement « privé ». Un garçon de cinquième dit ceci : (doc.28 extrait d’interview) E1 : ici on a le droit de faire plus de choses comme c’est un collège public Des filles de sixième disent leur préférence pour leur collège malgré tout : (doc.29 extrait d’interview)
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LES LANGAGES DE LA VILLE E1 : ici c’est bien on voulait pas aller dans l’école privée parce qu’on était tout dorloté quoi que là c’est bien on a des E2 : oui on a des amis i sont au collège privé han c’est strict E1 : en plus i z ont failli avoir une E2 : des uniformes E1 : ouais des uniformes E2 : que là c’est bien on prend le bus on se prend en charge E3 : oui E1 : on se prend en charge c’est beaucoup mieux
Plus loin, elles prennent leurs distances avec ce qui peut se dire de l’environnement : E1 : (...) mais y a des parents i z ont pas envoyé à X ou dans un collège public parce que soi-disant y avait des rumeurs et à cause des rumeurs i z ont pas voulu E2 : oui y avait les tours de Z et de Y (2 quartiers populaires : cités) E1 : c’est n’importe quoi E2 : ba y avait aux alentours y a un peu Z et Y donc ça leur faisait peur E1 : mais nous c’est bien quoi y a pas de problème E2 : non on a jamais eu de problème
Les communautés dans la ville Même si le français est dans l’établissement la langue de tous, une sœur turque peut s’adresser pour le réprimander à son petit frère en turc. Dans l’un des collèges, existe un groupe de Marocains constitué de garçons d’âges divers : ils parlent arabe entre eux et les plus jeunes apprennent des plus vieux. Ils semblent faire bloc par rapport aux surveillants (selon ces derniers) qui le vivent mal, en particulier à cause des insultes en arabe. Les élèves ne disent pas la même chose de ce groupe. Pour eux, ces élèves n’utilisent pas d’injures spécifiques même quand ils parlent entre eux. Par contre, les élèves rapportent que certains élèves francophones vont trouver le groupe pour demander des injures en arabe afin de s’en servir contre les autres, qui ne les comprendront pas. On trouve de tels témoignages dans plusieurs établissements rennais. La langue arabe, incomprise de la plupart, a un prestige dans cette culture de collégien. Une fille venue des Antilles dit parler créole avec des copines qui la comprennent, pour ne pas être comprise des autres. Et au cours de l’interview, elle échange avec une fille originaire de la Réunion pour comparer leurs créoles. Cependant toutes les langues n’ont pas ce prestige et leurs locuteurs n’assument pas toujours bien la langue d’origine. On peut citer l’exemple d’un élève de troisième Zaïrois qui admet difficilement connaître une langue maternelle et la parler chez lui. Certains surveillants ou observateurs précisent qu’il y a du langage gitan dans leur collège, ce qui se vérifie, ainsi que des emprunts à l’arabe. Ils évoquent quelques expressions comme marav la ganache dont les élèves ignorent la signification, selon eux. Conscience des jeunes à l’égard du parler et des pratiques langagières Les entretiens par exemple avec des garçons indiquent une conscience forte des parlers, leur capacité de choisir entre des parlers disponibles en fonction des contextes, une bonne connaissance des pratiques spécifiquement urbaines que j’ai évoquées plus haut. Ces garçons indiquent qu’ils parlent différemment avec leurs copains, et que dans d’autres quartiers, 212
VILLE ET PAROLE DES JEUNES les parlers peuvent présenter des différences. Ils citent notamment le quartier X où vivent des manouches et que cela influe sur le parler local. Ils ont conscience que des expressions arabes existent en certains lieux. ils indiquent aussi qu’en sixième, le langage n’est pas le même, qu’il existe par ailleurs des mots à la mode. Ils pensent, en donnant un exemple, que certains mots viennent de Paris et mettent un certain temps pour arriver à Rennes. D’autres mots viennent de Marseille, autre lieu mythique, comme sont mythiques aussi Sarcelles ou Saint-Denis. Ils ont une géographie dans leur représentation des parlers urbains. 3. PAROLE DE JEUNES, PAROLE D’ADULTES La place de cette parole de jeunes dans la ville, dans les lieux que j’ai étudiés du moins, au-delà de l’établissement scolaire, apparaît à la fois comme encouragée et jugulée par la parole des adultes, tant dans le cadre d’une maison de quartier à Rennes que du conseil municipal des jeunes mis en place dans une ville qui a fait l’objet de l’étude diagnostique pour le CEL. Dans la classe, il faut renvoyer aux travaux de la sociologie anglaise, de l’ethnographie aussi qui analyse les places et les modèles des échanges dans la classe. Il apparaît que ce parler d’adolescents se construit à des fins identitaires, pour se démarquer de la parole institutionnelle et adulte, partie d’une culture qui au-delà des quartiers apparaît comme commune aux adolescents d’un même établissement. « Ils ne veulent pas parler aux adultes », dit un responsable de centre de jeunesse lors d’une réunion organisée par la Ville. Elle est, surtout à Rennes, une construction dans l’esprit des jeunes car les différences sont faibles par rapport au langage des adultes mais cependant suffisantes pour que ceux-ci ressentent cette différence plutôt comme une agression contre leur propre culture. Ce parler fédère aussi la plupart des collégiens, qui adhérent avec plus ou moins de conviction, de façon différenciée, à cette culture qui rassemble des quartiers différents. On lit à travers ce qu’ils disent un effet de la politique de la ville aussi quant aux secteurs de recrutement des collèges. Dans les conseils de jeunes de quartier et municipaux, il convient de pousser l’étude plus loin que je ne l’ai fait au plan linguistique notamment. Dans la maison de quartier de l’un des quartiers de Rennes, le conseil est né d’une initiative d’un enseignant, encouragée par la direction du collège, et de la structure de quartier. Il est mis en place en même temps que le conseil des adultes, pionnier alors. Mais si ces conseils permettent à certains jeunes de prendre de l’assurance, de faire entendre des projets, pour la plupart, c’est difficile de faire entendre sa parole, face à un adulte qui, comme dans la classe, monopolise l’ensemble des composantes, face aussi à des animateurs qui ont envie de faire passer leurs propres projets. Même au conseil d’administration où certains jeunes de 19 ou 20 ans sont élus, le partage ne se fait pas bien et on perçoit la tutelle de tel ou tel administrateur. Il faut déconstruire ce que l’école, et la société aussi sans doute, ont construit dans les comportements pour prendre vraiment ce pouvoir de parole. C’est autant une rééducation de l’adulte que du jeune qu’il faut entreprendre de ce point de vue. 213
LES LANGAGES DE LA VILLE Au conseil municipal de cette ville de 10 000 habitants, où s’est réalisé le diagnostic, les échanges avant et après la séance, hors de la présence de l’animateur nommé et rémunéré par la municipalité, manifestent que les propos spontanés et « officiels » sont différents. Là aussi mais de manière sans doute différente, la parole du jeune est confisquée, ne s’exprime que dans le moule proposé par l’adulte. 4. QUE FAIRE DE CES SAVOIRS ? 4.1. A l’école et en formation Je ne développe pas ici cette dimension mais on sait que certaines pédagogies donnent une place à cette parole. La didactique de l’oral que je contribue à édifier aussi. Il s’agit de lier les apprentissages langagiers aux apprentissages de la citoyenneté et aux constructions de savoirs, de comprendre les enjeux aux plans linguistiques et sociaux, pour que la parole du jeune s’entende dans la ville. Il faudrait mieux préparer les futurs enseignants à s’ouvrir à la culture de l’autre, mieux prendre en compte la parole du jeune dont la famille ne parle pas le français. Ce n’est que quand il y a problème qu’on s’intéresse à la culture de l’autre, de la communauté qui vit dans la même ville. Il faudrait apprendre aussi à s’ouvrir à la culture des jeunes, non pour s’y conformer mais pour faire savoir qu’on la reconnaît comme fondement de l’identité afin que les espaces sonores puissent se partager, à l’école et dans la ville. 4.2. Politiquement Dans la cité il s’agit de créer des espaces de parole, des espaces d’action aussi : les associations juniors dans certains quartiers en sont un exemple pour construire l’autonomie, les bourses encourageant l’initiative aussi. Mais il s’agit aussi d’apprendre à accepter que la tutelle soit d’une autre nature, que la parole du jeune n’entre pas dans les silences qu’on ménage mais construise des énoncés propres. La rupture avec l’espace scolaire tel qu’il existe le plus souvent est peut-être nécessaire mais ailleurs, une continuité est sans doute possible sans que pour autant la parole soit confisquée. Il s’agit, on l’aura perçu, qu’une vraie parole et pas un semblant émerge. Et puis à partir de ce qui a été mis en évidence, tant du côté des faits observés que des représentations dites, il sera possible de réfléchir sur les relations et la communication dans les établissements, l’impact de la carte scolaire sur la construction de cette culture des jeunes, la prise en compte de cette culture par l’institution. Loin de nous bien sûr la pensée que rien n’a été entrepris, au contraire, il semble bien que certains des faits à résonance positive soient le résultat d’une réflexion antérieure sur les mélanges de quartiers ou l’intégration des SEGPA par exemple, ou encore de la mise en place d’activités culturelles alternatives dans tel établissement. La recherche doit pouvoir être socialement utile et permettre des décisions et pas seulement éclairer le réel.
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VILLE ET PAROLE DES JEUNES 5. CONCLUSION Il est certes intéressant d’étudier les lieux de crise, de violence dans la ville, dans lesquelles les jeunes ont leur part, mais il est également instructif d’observer d’autres lieux où cela fonctionne à peu près, de comprendre comment la ville intègre la culture et la parole des jeunes ou cherche à le faire. Une étude comparée avec d’autres sociétés serait aussi instructive pour ne pas céder à l’ethnocentrisme qui nous menace toujours et il faudrait des projets en collaboration pour comparer dans les cultures différentes les modes d’apprentissage et la place différente des paroles d’adultes et de jeunes, des gestes aussi. Sans rompre avec ce qui est propre à chaque culture, il semble urgent de trouver de nouveaux modèles pour que la parole du jeune trouve son espace et ses modalités pour devenir une parole d’adulte, citoyen tant qu’à faire. Mais quand on touche à la parole orale, on touche à des choses très profondes, au-delà de la personne, aux fondements mêmes probablement de la structure d’une société, pour nous ici urbaine. Catherine LE CUNFF IUFM de Bretagne catherine.le-cunff@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE AGUILLOU P., SAIKI N., La téci à Paris, Paris, Michel Lafon, 1996 BACHMAN C., « Il les a dit devant lui mais il n’avait pas peur », Pratiques, 17, 1977 BACHMAN C., BASTIER L. « Le verlan : argot d’école ou langue des keums ? », Mots, 8, 1984 BAUTIER E., Pratiques langagières, pratiques sociales, Paris, L’Harmattan, 1995 CALVET L., Les voix de la ville, Introduction à la sociolinguistique urbaine, Paris, Payot, 1994 CONEIN B., GADET F., « Le français populaire de jeunes de la banlieue parisienne entre permanence et innovation », in Androutsopoulos & Scholz (éd.) Jungendsprache, Berne, Peter Lang, 1998 DANNEQUIN C., « Outrances verbales ou mal de vivre chez les jeunes des cités », Paris, Migrants-formation, 108, 1997 GADET F., Le français populaire, Paris, PUF, 1992 GOUDAILLER J.P., Comment tu tchatches !, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997 LABOV W., Le parler ordinaire, Paris, Editions de Minuit, 1978, LE CUNFF C., En principe ils le disent pas devant moi : éléments pour une étude du parler des collégiens, Paris, EHESS, Séminaire de S. FISHER, (non publié), 1985 LE CUNFF C., CABIRON F., « De la violence à la joute verbale, élèves en banlieue », Repères, 15, Paris, INRP, 1997 LE CUNFF C., Le parler des collégiens à Rennes et sa périphérie, Rapport de recherche, Rennes, IUFM de Bretagne, 1999 LEDEGEN G., « Les parlers jeunes salaziens dans l’évolution de la diglossie réunionnaise : une étape intermédiaire ? », Sociolinguistique urbaine, 6, Presses Universitaires de Rennes, 2001 215
LES LANGAGES DE LA VILLE LEPOUTRE D., Coeur de Banlieue, Paris, Odile Jacob, 1997 PAYET J.P., « Civilités et ethnicité dans les collèges de banlieue : enjeux, résistances et dérives d’une action scolaire territorialisée », Revue Française de Pédagogie, 101, Paris, INRP, 1992 PAYET J.P., Collèges de banlieue. Ethnographie d’un monde scolaire, Paris, Méridiens, 1995 SEGUIN B., TEILLARD F., Les Céfrans parlent aux français », Paris, Calmann-Lévy, 1996 SEUX B., « Une parlure argotique de collégiens », Langue Française, 114, 1997 WOODS P., L’ethnographie de l’école, Paris, Colin, 1990
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ÉTUDE DES TRAITS DE REPRÉSENTATIONS DE LA VILLE PAR DES JEUNES ENFANTS À TRAVERS DES TEXTES DE LA LITTÉRATURE ENFANTINE Lors d’une réflexion menée sur l’interprétation1 de textes poétiques et plus largement sur des ouvrages de la littérature enfantine par de jeunes élèves de maternelle (de 4 à 5 ans), nous avions été surpris par la puissance de leur argumentation. Elle s’appuyait sur leur expérience – et comment cela aurait pu être autrement- avec pour caractéristique un ancrage dans le milieu rural où nous habitions. Nous avions déjà noté des traits de représentation indicatifs de l’environnement. C’est ainsi que face à une image d’un personnage en colère représenté par un déchiquetage, les élèves parlaient de tronçonneuse pour expliquer ce qu’ils voyaient. Le terme de « tronçonneuse » était repris par le groupe sans aucune difficulté. Notre propos s’inscrit dans cette continuité, à savoir repérer des éléments permettant de comprendre comment une histoire, une comptine parlant de la ville sont appréhendées par de jeunes élèves de maternelle issus du milieu rural. Plus largement, nous serons amené à réfléchir sur le « Comment un jeune élève interprète ce qu’on lui propose dans un cadre scolaire ? » Nous ferons état de notre manière de recueillir des données, constitué par l’enregistrement des discussions entre enfants. Nous rechercherons dans les discours des éléments remarquables portant sur la lecture d’images ainsi que sur les textes pour montrer les limites interprétatives dues à des méconnaissances, à des impossibilités de compréhension ou à des confrontations à des expériences nouvelles. Nous suivons en cela les
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RICOEUR P. (1986), évoque à propos des termes expliquer et comprendre, presque mot à mot la même problématique de l’objectif et du subjectif évoqué par LAKOFF G. ET JOHNSON M.. Il écrit sur l’interprétation d’un texte : « Ainsi d’une part, au nom de l’objectivité du texte, tout rapport subjectif et intersubjectif serait éliminé par l’explication ; d’autre part, au nom de la subjectivité de l’appropriation du message, toute analyse objectivante serait déclarée étrangère à la compréhension. » (p. 165) Pour l’auteur, l’interprétation est issue de la dialectique entre ces deux termes.
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LES LANGAGES DE LA VILLE différents temps dégagés par VYGOTSKI1 pour construire la zone de proche développement que sont le temps de l’enseignement, le temps du développement et enfin le temps de l’apprentissage. En effet, il nous semble que plus les représentations circulent, plus nous aurons de chance non seulement de créer les conditions d’une interprétation collective d’un ouvrage mais aussi de voir émerger des traits de représentation. Il importera alors de prendre en compte toutes les représentations dans la mesure où elles restent dans le domaine de la conversation. Cela pose le problème du rôle de l’adulte et de ce que nous avons appelé la zone d’acceptation. Nous terminerons notre propos par une approche de ce que nous nommons des mouvements interprétatifs. 1. LE RECUEIL DE DONNEES : ENREGISTREMENT DE CONVERSATIONS ENFANTINES2 Après lecture ou pendant la lecture, un groupe d’élèves est amené à s’exprimer sur l’ouvrage lu. Ils sont disposés en cercle autour de l’adulte afin que tout le monde puisse se voir lors de la prise de parole. Dans la classe, cette situation est courante et les élèves savent qu’il s’agit de « parler sur. » Le but est de créer une expérience commune afin de tendre vers la constitution d’un groupe restreint selon la définition qu’en donne ANZIEU D et MARTIN J-Y3. Les conversations sont enregistrées et nous travaillons à partir de ce matériau. Nous considérons les représentations à partir de la verbalisation, ce qui pose la question du langage. La question de sa neutralité reste d’actualité4. Pour cette étude, nous avons proposé trois ouvrages issus de la littérature enfantine ainsi qu’une série de diapositives. Le point commun recherché était « la ville » soit en tant que milieu où se passait l’histoire soit en tant qu’objet ou sujet du livre. Maria Ruis M, Parramon J, La ville, Bordas, 1986 Louchar A, Perdu, Albin Michel Jeunesse, 1996 Serres A, images de Exbrayat M-C, Salade de comptines, Messidor, 1983 Série de diapositives Vacher J-J, Debecker B, L’étrange grain de haricot, Sylemma Andrieu Une des difficultés dans ce type de travail parmi d’autres, est ce qui relève du collectif et de l’individuel. En effet, nous ne pouvons présager de 1
La zone proximale de développement appelée aussi zone de proche développement correspond à la disparité " entre l’âge mental, ou niveau de développement présent, qui est déterminé à l’aide des problèmes résolus de manière autonome, et le niveau qu’atteint l’enfant lorsqu’il résout des problèmes non plus tout seul mais en collaboration […]. " (Pensée et langage, 1985, p. 270) 2 Ce terme est repris des ouvrages de FRANÇOIS F. 3 (La dynamique des groupes restreints, Paris, P.U.F. 1968) Le groupe restreint présente certaines caractéristiques qui sont : un nombre restreint des membres, une « poursuite en commun et de façon active des mêmes buts » (ibid. p. 36), des relations affectives pouvant devenir intenses entre les membres, de fortes interdépendances des membres, avec une union morale des membres en dehors des réunions et des actions en commun, la différenciation des rôles entre les membres. Selon les auteurs, il n’est pas nécessaire que toutes les caractéristiques soient présentes. Aussi, nous considérerons que les groupes formés dans la classe répondent en partie à ces critères. Le dispositif que nous employons devrait se révéler pertinent pour recueillir au mieux les discours des enfants. 4 Nous ne faisons que l’évoquer dans ce travail.
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ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE… ce qui est perçu pour chaque élève. C’est pourquoi nous avons réalisé quelques courts entretiens individuels sans que pour autant nous le mentionnions dans cet article. 2. UNE THEORIE DE LA REPRESENTATION Cette question de l’individuel et du collectif est majeure dans les théories de la représentation. Celle élaborée par SALLABERRY J-C s’appuie sur le schéma de l’institution. Il définit une représentation par « ce qu’échangent deux instances qui interagissent : leur interaction se réalise par la construction, la modification, la circulation des représentations1. » La représentation présente certaines caractéristiques que nous relatons ici. Elle est à la fois processus, produit et processeur, elle véhicule du sens, elle est représentation d’un objet mais aussi d’un sujet, elle est engagée dans une dynamique intérieure/extérieure. Il distingue trois types de représentations : les « représentations images », les « représentations rationnelles » et les « représentations composites. » Elles sont respectivement notées R1, R2 et R3. La dynamique qui instaure cette typologie est la « question des bords. » En effet, les R1 (représentations images) ont des bords flous. Elles sont caractérisées par leur imprécision et la dynamique à l’œuvre est de l’ordre de la libre association avec pour résultat un sens qui est entraîné par la succession des métaphores. A l’inverse, la production de R2 (représentation rationnelle) est caractérisée par l’affinement des bords. Il faut préciser ce qu’elle désigne et ce qu’elle ne désigne pas. Nous serions dans une dynamique de formation de concepts. Par ailleurs, il existerait des représentations composites, capables de coordonner « dynamique R1 et dynamique R2 ». Elles sont le résultat d’une pensée particulièrement efficace. C’est par exemple un document graphique. L’auteur postule un « ordre probablement génétique » des représentations avec l’apparition successive suivante : représentations inconscientes, R1, R2 et enfin R3. S’appuyant sur les niveaux logiques de Bateson G, le passage de chaque niveau à l’autre est pensé en terme de recadrage. Mais il postule l’existence rapide d’une coopération R1/R2. Il est important de souligner le caractère dynamique des représentations. Elles sont continuellement en interactions et non figées. 3. LES RESULTATS Les images des albums, des diapositives sont lues avec beaucoup d’intérêt par les élèves. Ils demandent toujours à la voir. Certains jeunes élèves souffrent de la méconnaissance du milieu. Leur lecture est liée à une connaissance des codes iconiques sans possibilité d’en changer. Le terme de « stéréotype » semble approprié. Par exemple, dans la série de diapositives, une image montre trois personnages sur un balcon d’immeuble. Le mur de protection est peint en vert. Un paysage de ville est dessiné à l’arrière plan. Il ne fait aucun doute quant à l’endroit où l’auteur situe son action. Pour autant, Joffrey est dans l’incapacité de lire cette scène puisque pour lui, la surface 1
Groupe, création et alternance, 1998, p. 16 Il importe ici de noter que pour l’auteur l’instance peut se situer au niveau intra-pscyhique ou au niveau extra-psychique c’est-à-dire entre les sujets.
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LES LANGAGES DE LA VILLE peinte en vert est considérée comme de l’herbe. La perception de cet enfant nous oblige à prendre acte d’un obstacle interprétatif. Nous serons obligé d’apporter une explication pour aider Joffrey à modifier sa représentation afin qu’il puisse interpréter correctement l’image. Il n’en va pas de même pour Mélissa puisqu’elle a la possibilité de chercher à travers ses expériences des éléments d’accrochage à ce qui lui est proposé. Lors de la présentation de l’ouvrage Perdu, elle nous rapporte ceci : « Moi, j’ai jamais vu des voitures en plein milieu. » Elle est bien confrontée à une situation qui l’oblige à expliciter l’image à partir de sa propre expérience. Dans ces deux cas, nous sommes en présence d’une expérience concrète inédite mais avec un degré d’interprétation différent. Il faut comprendre ce qui n’a jamais été vu1. Cela a pour effet d’entraîner des ajustements entre les enfants. « Dylan Fra. : Normalement, si, si pour laisser toute la place, les voitures, au milieu, ils vont se mettre sur les trottoirs, les voitures. Parce qu’après si il y des gens qui traversent et qui marchent sur le trottoir, ça va écraser. » Le « normalement » est sans équivoque quant à ce qui doit être. Si toutes les voitures prennent la chaussée et le trottoir, il ne restera plus de place pour les piétons. Or, une des grandes craintes de ces élèves est bien de se faire écraser (ce qui est fort compréhensible). Depuis que nous enseignons en maternelle, nous avons eu l’occasion de noter cette constante. Dans ces exemples, la dynamique à l’œuvre est clairement de type rationnel, les enfants construisent des représentations à bords nets. Ils échangent des représentations susceptibles de permettre une meilleure appréhension de l’histoire. Il semble que le désir d’explicitation soit en rapport avec le critère de la validité. Nous venons de le voir avec l’exemple des voitures qui roulent au milieu. L’exemple suivant provient d’un court dialogue sur une comptine d’ALAIN SERRES : Une poule sur l’Azur Qui picotait des voitures Pique auto, pique auta Fais la queue et reste là ! « Ça mange pas des voitures. » nous dit Lancelot. Ce à quoi répondra Lucien : « Si elle picotait la roue de la voiture, les pneus éclateraient. Donc, c’est pas possible. » Les enfants interprètent ce texte comme un amusement, en référence explicite avec la comptine traditionnelle qu’ils connaissent. Mais pour autant, les discours lus sont considérés comme une vérité. Les débats portent souvent sur la validation de l’énoncé. Ici, les interventions des enfants se réfèrent à la fois au texte et à l’image. Cette dernière montre des poules dans une rue, parfois plus grandes que les voitures et semblant picorer ses dernières. Dans le même registre, nous avons relevé ce dialogue concernant la propriété2 des voitures du livre Perdu. Il nous semble typique car il instaure une validation ou non de la perception qu’ont les élèves de la situation décrite par un dessinateur. « Instituteur : Et toi, tu voulais dire quelque chose, Lancelot. 1 2
Cela pose le problème de la perception en tant que construction. Nous utilisons le terme de propriété dans le sens de la logique naturelle de GRIZE J-B.
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ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE… Lancelot : En fait, les voitures, elles ne se sont pas arrêtées, elles roulent. Instituteur : Oui, elles ne se sont pas arrêtées, elles roulent. Léa : C’est que dans le livre, elles ne roulent pas pour de vrai. Instituteur : Non, dans un livre, elles ne roulent pas pour de vrai. Enfant : Elles roulent pour de faux. Instituteur : Elles roulent pour de faux. Julien : Elles roulent pas. Instituteur : Elles roulent pas. » Cette distinction entre ce qui est pour de vrai et ce qui est pour de faux nous intéresse car les élèves débattent souvent sur le statut des personnages dans une histoire. En quoi transmet-elle des informations fausses ou vraies ? Dans ce cas présent, quatre enfants sont amenés à réfléchir sur ce que font les voitures. Elles roulent en vrai dans le livre, mais elles sont fausses, elles sont en papier. Selon le mouvement1 qu’effectuent les enfants, ils pourront entrer dans l’histoire plus ou moins facilement. Mais dans tous les cas, les élèves débattent de la validité de l’énoncé, qu’il soit d’ordre iconique ou textuel. Autrement dit, alors que nous pourrions penser à une simple acceptation de l’image en tant que représentation de type R1, les enfants l’interprètent en utilisant une dynamique d’affinement des bords. Leur recherche d’un sens possible est véritable et suppose une pensée logique à l’œuvre. Ce ne serait que dans le passage dans l’univers de l’humour, différent du jeu, qu’ils accepteraient l’image d’une poule picorant des pneus. « Le jeu de faire-semblant fonctionne comme reproduction de modèles connus, l’humour comme violation de ces modèles. Le jeu engage dans une participation émotionnelle sans réserve, l’humour suppose une sorte de détachement, à l’égard du héros comme à l’égard de soi-même, de ses désirs et de ses angoisses. » 2 Reste que la question de la validité est souvent présente dans leurs discours et plus particulièrement lorsque cela concerne l’image. Nous serions bien dans une construction d’un monde. Un autre écueil concerne la métaphore3. Il existe beaucoup d’incompréhension lorsqu’ils y sont confrontés. Elle est souvent interprétée au pied de la lettre par les jeunes élèves. De nombreuses discussions émanent par exemple de la personnification des personnages car il y a conservation de certaines propriétés animales qui ne cadrent pas avec leurs caractéristiques humaines. Cette juxtaposition est malaisément acceptée contrairement à ce que, peut-être, nous pourrions penser. Il est aisé de relever ce type d’énoncé : « Un cochon ça ne parle pas. » ou « Le lapin il ne mange pas à table. » Dans
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Nous nommons mouvement interprétatif toutes les manières qu’ont les élèves d’appréhender les ouvrages par ce qui nous semble être des recours à une appropriation d’objets ou de personnages, à une entrée corporelle dans l’histoire. Nous donnerons quelques exemples dans cet article mais nous ne pourrons le développer. 2 BARIAUD F, La genèse de l’humour chez l’enfant, P.U.F., Paris, 1983, p. 41 3 RICOEUR P définit la métaphore comme une " novation sémantique à la fois d’ordre prédicatif (nouvelle pertinence) et d’ordre lexical (écart paradigmatique). Sous son premier aspect, elle relève d’une dynamique du sens, sous son deuxième aspect, d’une statique. " (La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 200) La démarche de l’auteur consiste à penser la métaphore dans l’axe de la sélection Et dans l’axe de la combinaison. La syntaxe joue à plein. C’est la dimension de la phrase, du texte. Dès lors, la métaphore se construit dans le texte.
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LES LANGAGES DE LA VILLE l’ouvrage Perdu, la lune est une boule de billard. Voici le dialogue enregistré. « Dylan Faz. : Les boules de billard, ce n’est pas pareil que la lune. Instituteur : Explique-moi, pourquoi tu dis que ce n’est pas pareil à la lune ? Dylan Faz : Parce que les boules de billard, c’est rond. Instituteur : Parce que les boules de billard, c’est rond, oui. Dylan Faz. : Oui, c’est rond. Et les étoiles, les étoiles, ça a des petits traits. » Les boules de billard n’étaient pas connues par les élèves. L’information donnée préalablement a été retenue mais a donné lieu aussi à une comparaison entre ce qui est construit par l’enfant et ce qui est appris. Or, nous voyons qu’il existe un écart entre une norme conçue par le jeune enfant mais qui n’est pas en rapport avec un savoir commun (la lune peutêtre ronde dans le ciel) et l’information nouvelle, la boule de billard. La lune doit être représentée par un croissant et la boule de billard par une boule. La métaphore est non-valide puisqu’il n’existe aucune propriété commune. L’enrichissement de l’imaginaire, la qualité de l’imagination seront d’autant plus grandes que les élèves seront en mesure d’établir des liens. Nous cherchons à répertorier les obstacles à l’interprétation que nous avons pu relever. Nous pouvons noter dès à présent que les représentations construites par les enfants, face aux images ou aux métaphores, le sont dans une dynamique de type rationnel. Il existe une véritable critique de l’image. Un autre facteur qui ne facilite pas l’interprétation, c’est bien sûr le lexique. Sa connaissance est nécessaire et prépondérante pour comprendre les textes. Pour autant, lorsqu’on leur demande de définir le mot « ville », on s’aperçoit que certaines représentations ont de grandes similitudes avec ce que nous proposent les ouvrages. « Instituteur : Qu’est-ce que c’est une ville ? Elza : Une ville, c’est plein de maisons, il n’y a pas d’herbe, pas de fleurs. Aussi il y a des routes. Julien : Aussi, il y a des voitures, des manèges. […] Marie-Gwendoline : Il y a des arbres. Instituteur : Il y a des arbres. Elza : Oui, mais à côté de la ville. Instituteur : A côté de la ville. Vous êtes d’accord avec ça ? Loïc : Sinon, elles peuvent pas passer les voitures. Elles vont se casser. Julien : Non, si c’est un tout petit arbre, c’est plutôt l’arbre qui… Instituteur : Est-ce que tout le monde est d’accord avec cette idée, qu’il n’y a pas d’arbres dans la ville sinon les voitures vont se casser. Enfants : Oui. Charlyne : Ils passent par la route, ils vont tomber sur les voitures. Dylan Frad. : Oui, mais si ils sont derrière et qu’ils foncent dans, dans, dans, dans, l’arbre, l’arbre il tombe sur le 4X4. Là il sera mort. […] » Le problème de l’individuel et du collectif est contenu dans la question du « Est-ce que tout le monde est d’accord ? ». Il est bien certain que la réponse collective, car cela en est une, ne suffit pas pour être partagée par tout un chacun. Mais nous pouvons considérer cette réponse comme une 220
ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE… représentation dominante qui circule sans que nous soyons dupe sur ce qu’a pu induire la question de l’enseignant. A charge pour lui de travailler avec cette représentation et de sonder les élèves individuellement pour connaître le degré d’écart. MarieGwendoline, par exemple, mentionne l’existence d’arbres dans la ville, ses camarades non. Il importerait donc de savoir s’il n’y a pas confusion entre arbres et forêt. Comme nous le mentionnons précédemment, l’existence d’une ville qui ressemble à celle décrite par les élèves est proposée par le livre Perdu. Si on considère cet ouvrage comme la concrétisation d’une utopie, il rejoint la représentation dominante du groupe d’enfants de la classe. Nous ne pouvons présager de ce qui serait lors de discussions avec des groupes d’élèves issus du milieu urbain. En ce qui concerne le lexique que nous pourrions qualifier d’inhérent à la ville, car se rapportant à des objets ou des situations propres à cet environnement, certains élèves ne le maîtrisent pas. On trouve ainsi des confusions entre les mots : immeuble, appartement et bâtiment. Le mot videordures est inconnu. Quant à l’ascenseur, sur un groupe de 12 élèves, 8 ne sont jamais montés dedans. Le mot est connu sans qu’une expérience personnelle y soit afférente. LORRENZ L. associe le comportement exploratif avec le jeu : « L’homo ludens est inséparable de l’homo explorans » 1 Explorer le monde c’est « tenter des expériences créatives avec ses propres schémas comportementaux » (ibid.) Il se trouve que dans beaucoup de discussions, on se rend compte que le jeune élève utilise le langage comme une exploration du monde. En confrontant ses représentations à celles des autres, même lors de jeux, il s’enrichit d’expériences nouvelles. Juste avant le dialogue concernant les voitures au milieu de la route, il y a eu une discussion sur le terme employé pour désigner « celui ou celle qui marche dans la ville. » « Dylan : Moi je vois plein de voitures avec des lumières et plein de gens qui sont sans voitures. Instituteur : Alors, ça s’appelle comment des gens qui sont sans voitures ? Léa : Des gens qui sont à pied. Instituteur : Non. On les appelle des… Lancelot : Des touristes. Instituteur : Des touristes ! » Nous avons tenu à recenser de qui pouvait apparaître comme inhérent à des élèves dont l’expérience de la ville est a priori réduite. C’est pourquoi, avant d’entreprendre cette courte étude, nous avions supposé que nous rencontrions des constantes déjà observées dans d’autres recueils de données. Par exemple, le tracteur est un véhicule qui est souvent mentionné. Lorsque les élèves utilisent l’énumération, lorsqu’ils jouent sur l’axe paradigmatique, il revient constamment. Ce qui est tout à fait pertinent. Cela nous renseigne à la fois sur la dynamique à l’œuvre – dynamique caractérisée par un recensement – et sur le milieu dans lequel la personne vit. « Hakim : Il est à côté d’une rue. Je ne m’en rappelle plus comment ça s’appelle, euh ! le béton, à côté d’une rue. 1
LORENZ K et POPPER K, L’avenir est ouvert, Paris, Flammarion, 1995, p. 44.,
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LES LANGAGES DE LA VILLE Instituteur : De la chaussée ? Hakim : Ah ! La bordure du trottoir. Joffrey : Il marche au milieu du trottoir pour pas qu’il s’écrase. Instituteur : Oui, tout à fait, il marche au milieu du trottoir pour ne pas se faire écraser. Dylan Faz : Il marche sur le trottoir pour ne pas se faire écraser par une voiture, par un tracteur ou par un camion de ciment ou un marchand. » Nous allons maintenant nous intéresser au comment les enfants perçoivent les personnages. Nous ne faisons que suivre la perspective intentionnelle. Cette dernière permet de faire « apparaître un système intentionnel. ; il peut s’agir d’une personne ou d’une chose, à laquelle nous attribuons des croyances et des désirs, afin d’expliquer son comportement.1 » Le chien, personnage principal de Perdu, est porteur d’intention dans la mesure où son attitude est similaire à celle des personnes. « Faire comme » est le propre de l’imitation. Pour autant, le chien reste un chien, il n’est pas assimilé à une personne mais il peut avoir les mêmes actes, les mêmes savoirs. « Dylan Fra. : Le chien, il fait comme les gens. Les gens, ils marchent sur le trottoir pour ne pas se faire écraser. » Nous sommes devant le même cas de figure lorsque la lune est assimilée à un être vivant, ce qui pourra lui donner un caractère intentionnel. Ce qui est peut-être différent du caractère animiste ou qui pourrait être complémentaire. « La lune est là… Lancelot, hier, il nous a dit : « Est-ce que la lune, elle lit, elle aussi ? » Hakim (amusé) : Peut-être. Lancelot : Oui. Hakim : Les lunes, ça peut lire, ça peut même dormir, hein ! ? Le jour. La lune elle dort le jour et le soleil il dort la nuit comme nous. Instituteur : Donc ils sont vivants. Hakim : Oui. Lancelot : La lune, c’est pareil que les hiboux |…] » « La lune luit et lit, René lui, lit dans son lit. » est récurrent dans le livre qui semble construit comme une chanson, une mélodie de jazz. Il n’est pas étonnant que les sens de luire et de lire se propagent sur les deux sujets que sont la lune et René2. La remarque concernant le caractère vivant de la lune renseigne plus sur l’état des connaissances de l’instituteur que sur la caractéristique psychologique de l’enfant. Le fait d’être impliqué directement dans une telle expérience permet de mieux appréhender ses propres représentations et montre que l’adulte intervient parfois à son insu dans les 1
ASTINGTON J-W,, Comment les enfants découvrent la pensée : la théorie de l’esprit chez l’enfant, Paris, Retz, 1999 pour la traduction française Nous avons l’exemple de ce que DESSONS G et MESCHONNIC H.,(Traité du rythme, Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998) appellent la « signifiance ». « Elle désigne spécifiquement l’organisation des chaînes prosodiques selon une double solidarité syntagmatique et prosodique produisant une activité des mots, qui, donc, ne se confond pas avec leur sens mais participe de leur force, indépendamment de toute conscience qu’on peut en avoir. » (p. 236) 2
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ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE… discussions. En posant cette question on induit forcément une réponse. Le pouvoir de l’adulte se situerait dans le changement de champ qu’il impose. Le choix de la prise en compte de toutes les représentations des élèves nécessiterait un regard sur soi, une décentration pour l’adulte. Elle suppose une mise en situation. Nous venons de recenser quelques écueils dans les représentations des jeunes enfants qui ne vivent pas quotidiennement en ville. Nous considérons que l’expérience véhiculée par les ouvrages pourrait être appréhendée par des jeunes élèves si des discussions sont engagées dans la classe. Il en ressort deux éléments à prendre en compte. Ce que nous avons appelé des mouvements interprétatifs et la position de l’enseignant. 4. ELEMENTS DE REFLEXION CONCERNANT « LES MOUVEMENTS INTERPRETATIFS » « Hakim : Moi, si j’étais dans le livre, et bien je serai son maître. Instituteur : Si tu étais dans le livre. Parce que qu’est-ce qu’il te plairait d’être dans le livre ? Hakim : Parce qu’il est joli, le livre. Joffrey : Il n’y a même pas de méchant dedans. Instituteur : Comment ? Joffrey : Il n’y a même pas de méchant dedans. » Nous avions relevé dans d’autres travaux ce type de discours. L’enfant se situe délibérément dans l’histoire. Il y entre sans pour autant s’identifier au personnage principal. Il garde son identité Le terme mouvement suppose l’idée d’un déplacement corporel du jeune lecteur. « Moi, si j’étais dans le livre, et bien je serai son maître. » Il est question de prendre en charge le chien, d’en devenir son maître. L’ambiance de l’ouvrage, cette nuit « jazz » est chaude d’humanité. « Il n’y a même pas de méchant. » nous dit Joffrey. L’enfant peut sans risque entrer dans ce monde. Il peut accéder à cette mélodie de l’amitié. « Dylan Fra. : René, il est trop fatigué, celui qui dort dans la caravane. » A l’inverse, les voitures qui roulent au milieu présentent un danger potentiel, et leur propos l’explicite bien. Selon comment ils se sont situés, les voitures pourront être en papier ou en vrai. En fait, il ne s’agit que du point de vue. Supposer ces mouvements qui seraient fonction de l’autre, de l’objet dont on parle et de sa propre expérience, implique de la part de l’enfant une manière d’appréhender le monde qui l’environne. C’est en cela que la position de l’enseignant est primordiale. 5. LA POSITION DE L’ENSEIGNANT L’acceptation ou non par l’adulte des représentations émises par les élèves est à considérer avec attention1. L’idée d’une zone d’acceptation provient de la zone d’échange de Vygotski. En effet, nous savons que pour 1
Clinicien, STERN D. replace dans son ouvrage (La constellation maternelle, Paris, CalmannLévy, 1997), la relation mère/enfant dans une approche systémique. Il écrit : « dans la mesure où c’est l’expérience subjective de l’enfant en relation qui nous intéresse, nous devons demeurer aussi proche que possible de son point de vue, même si nous ne pouvons que l’imaginer. » (ibid. p. 109)
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LES LANGAGES DE LA VILLE ce psychologue, les temps du développement, de l’apprentissage et de l’enseignement sont différents. Or la zone de développement met l’accent sur l’élève. Dans la pratique, il importe de situer le rôle de l’adulte. La question triviale serait : qu’est-ce que j’accepte de l’autre ? Nous sommes à la fois dans le face-à-face1 mais aussi dans l’empathie. Que ce soit dans le domaine de la science ou dans le domaine de la littérature, il existe des moments où nous devons faire des choix. Afin de les guider, nous pensons que des outils sémiotiques tels que ceux de François et de Grize2 sont intéressants. L’un parce qu’il donne à l’oral le seul élément justifiable du refus de la discussion à savoir le changement de domaine et l’autre parce qu’il permet de mieux suivre les logiques à l’œuvre : logique de l’objet et logique du sujet. Autrement dit, une discussion portant sur la validation ou non de l’objet voiture en tant que vrai ou faux serait une discussion nécessaire en rapport non avec notre point de vue mais avec le point de vue de l’enfant. Reste la fermeté en terme systémique pour l’élève de la prise en compte de sa représentation. En effet, Piaget3 avait proposé une typologie des représentations mais qui nous a semblé plus en fonction du degré d’attente de l’adulte qu’en fonction de la nécessité pour l’enfant de jouer avec la situation. Dans l’exemple des voitures, les enfants ont une véritable soif de compréhension qui passe par l’échange. La question du fondement du signe serait à poser dans la mesure où tout objet immédiat est "l’objet tel que le signe le représente" (Everaert-Desmedt4) et dépend du fondement du signe, autrement dit du point de vue. L’objet dynamique (le référent) est quant à lui inépuisable puisqu’il admet une infinité de points de vue. Conclusion Nous avons relevé quelques éléments qui nous permettent de pouvoir attribuer des traits de représentation dominants chez les jeunes enfants en milieu rural concernant la ville. L’idée qu’il n’existe pas d’arbres reste majeure, leurs expériences sont reprises pour interpréter les ouvrages proposés sans qu’ils puissent toujours s’en détacher. Nous avons noté la similitude entre un ouvrage et ce que peuvent penser des très jeunes enfants. Cela peut s’appeler un stéréotype ou une utopie. « Il n’y a pas de méchant. », « Il n’a ni maître, ni maîtresse », « Il est joli le livre. », « En vrai, elles roulent les voitures. » etc. sont les marques d’une véritable réflexion sur l’ouvrage. Nous restons persuadé que les dynamiques à l’œuvre jouent sur les conversations. Elles seront différentes si nous partons de « Il est joli le livre. » ou si un dialogue s’instaure pour déterminer le vrai du faux 1
Nous reprenons cette expression de l’œuvre de Lévinas E GRIZE J.B., Logique naturelle et communication, Paris, P.U.F., 1996, 3 PIAGET J, La représentation du monde chez l’enfant, Presses Universitaires de France, Paris, 1947, a forgé sa méthode comme un intermédiaire, si nous pouvons employer ce terme, entre d’une part celle des tests et d’autre part celle de l’observation directe dite pure. Des cinq types de réaction qu’ils classent en n’importequisme, fabulation, croyance suggérée, croyance déclenchée et croyance spontanée, il ne retient principalement que les deux dernières. Il considère qu’elles sont les seules à rendre compte de la pensée de l’enfant comme originale. La fabulation l’intéresse mais elle nécessite une grande prudence interprétative. Toujours pour ce chercheur suisse, l’enfant passe d’une pensée centrée sur lui-même à une pensée socialisée, à la coopération à la différence de VYGOTSKI (1985) 4 EVERAERT-DESMEDT N., Le processus interprétatif, Introduction à la pensée sémiotique de Ch. S. Peirce, Liège, Pierre Mardaga, 1990 2
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ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE… concernant les voitures. L’existence de typologies des représentations est importante pour l’enseignant que nous sommes. Selon si nous sommes en présence d’une R1 ou d’une R2, les conversations n’auront pas la même tonalité. De même les outils sémiotiques, indicateurs du comment la pensée s’élabore, pourront aider l’adulte à accepter ou non ce qui est dit tout en ayant à l’esprit leur propre limite. Repérer des mouvements interprétatifs lors de discussions, favoriser les échanges peuvent aider l’enseignant à accompagner les jeunes élèves à une meilleure compréhension de leur propre fonctionnement. Mais il existe aussi une possibilité de coopération entre les élèves qui peut-être favorisera l’apparition d’une multiplicité de zones de proche développement entre enfants. En définitive, il se pourrait que tout cela soit de l’ordre du changement de point de vue car toute représentation renseigne sur qui la formule. De même toute nouvelle représentation nous offre un nouvel objet immédiat. En repérant les dynamiques à l’œuvre, peutêtre aurons-nous une capacité plus grande à accompagner l’élève dans son interprétation ? Complémentairement, il est possible d’obtenir une meilleure écoute à une interprétation plus savante que nous ne manquerons pas d’apporter. Michel PLACE place.lefebvre@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE ANZIEU D, MARTIN J-Y, La dynamique des groupes restreints, Paris, P.U.F. 10e éd., 1968 BARIAUD F, La genèse de l’humour chez l’enfant, P.U.F., Paris, 1983 DESSONS G et MESCHONNIC H.,Traité du rythme, Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998 EVERAERT-DESMEDT N., Le processus interprétatif, Introduction à la pensée sémiotique de Ch. S. Peirce, Liège, Pierre Mardaga, 1990 FRANCOIS F., collectif, La communication inégale, heurs et malheurs de l’interaction verbale, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1990 FRANÇOIS F., Jeux de langage et dialogues à l’école maternelle, Argos, C.R.D.P. Midi-Pyrénées, 1994 GRIZE J.B., Logique naturelle et communication, Paris, P.U.F., 1996 HUDELOT F., SABEAU-JOUANNET E., Conduites linguistiques chez le jeune enfant, Paris, P.U.F., 1984 LAKOFF G. ET JOHNSON M., Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, 1985 pour la traduction française LOUCHAR A, Perdu, Albin Michel Jeunesse, 1996 MARIA RUIS M, PARRAMON J, La ville, Bordas, 1986 PIAGET, Jean, La construction du réel chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, sixième édition, 1967 PLACE M., Contribution à l’étude des représentations chez les jeunes enfants — le cas d’un travail sur un poème dans une classe de maternelle, Thèse, Université François Rabelais, Tours, 14 décembre 2000. RICOEUR P, "Du texte à l’action, essais d’herméneutique II", Paris, Seuil, 1986 225
LES LANGAGES DE LA VILLE SALLABERRY, Jean-Claude, Dynamique des représentations dans la formation, Paris, L’Harmattan, 1996 SALLABERRY, Jean-Claude, Groupe, formation et alternance, Paris, L’Harmattan, 1998 SERRES A, images de Exbrayat M-C, Salade de comptines, Messidor, 1983 VACHER J-J, DEBECKER B, L’étrange grain de haricot, Sylemma Andrieu VARELA, F-J., Connaître les sciences cognitives, tendances et perspectives, Paris, Seuil, 1989
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SCÈNE DE RUE AU BRÉSIL. ANALYSE ET EXPLOITATION D’UN ALBUM POUR ENFANTS En rapport avec le thème des "Langages de la ville", nous prendrons en considération Cena de rua, de l’artiste brésilienne Angela Lago (Brésil, Belo Horizonte, RHJ, 1994). Cette œuvre appartient au genre des "albums pour enfants".1 C’est un récit en images. Le seul texte est le titre, qui indique le lieu des événements : "Cena de rua", donc la scène se passe dans la rue. Remarquons que le titre annonce le contexte spatial non seulement sur le plan du contenu, mais également sur le plan de l’expression typographique, puisqu’il se présente comme un graffiti sur un mur. Nous nous proposons d’analyser cet album, en nous situant dans le cadre standard de la sémiotique de l’Ecole de Paris.2 Après avoir dégagé la structure des événements (la structure narrative) et l’ordre de leur représentation (la segmentation en séquences), nous analyserons le contenu de l’album à différents niveaux de profondeur, en nous plaçant dans la perspective du lecteur modèle, qui reçoit l’album d’abord au niveau le plus concret (figuratif), pour atteindre, au terme de son interprétation, un niveau de signification plus abstrait (thématique), en passant par un niveau intermédiaire (narratif). Enfin, nous mettrons en rapport le plan du contenu avec le plan de l’expression plastique (mise en pages, disposition topologique, formes et couleurs).
1 Cet album a obtenu de nombreux prix de littérature et d’illustration au Brésil. Il a été sélectionné également par la Bibliothèque internationale de Munich et par le Centre international d’Etudes en Littérature de Jeunesse de Paris (Octogonales 1995). Il a été publié aux Etats-Unis sous le titre Street Scene (The Best Children’s Books en the World, Harry N. Abrams Inc. Publisher, New York, 1996) et au Vénézuela, sous le titre De noche en la calle (Ed. Ekaré, Caracas, 1999). Nous espérons qu’il sera bientôt publié en Europe ! Au Brésil, 108.000 exemplaires ont été acquis en 2002 par le Gouvernement de l’Etat de Bahia, pour être distribués dans les écoles. 2 Notre méthode est expliquée et illustrée dans EVERAERT-DESMEDT, 2000.
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LES LANGAGES DE LA VILLE 1. LA STRUCTURE Les événements : la structure narrative cyclique Cet album met en scène un enfant des rues qui tente vainement de vendre quelques fruits à un carrefour. La situation finale (S’’) est exactement la même que la situation initiale (S) : l’enfant tient une boîte contenant trois pommes et s’adresse à un automobiliste (figure 1). Mais en fait il s’agit d’une autre boîte, car entre-temps la première boîte de pommes a été consommée, et l’enfant a dû s’en procurer une deuxième : le récit comprend deux épisodes successifs, la situation finale du premier épisode (S’: l’enfant n’a plus rien) étant la situation initiale du deuxième. Chaque épisode présente une transformation (T) qui se déroule progressivement, chacune en trois étapes (a, b, c). En effet, au départ, l’enfant possède trois pommes (S). Une automobiliste lui vole une pomme (a). Il continue à essayer de vendre les deux pommes qui lui restent. N’y parvenant pas, il se résout à manger une pomme (b) et donne la dernière à un chien qui s’approche de lui (c). Il vole ensuite une boîte dans un emballage cadeau, qui se trouve sur le siège arrière d’une voiture (a). Il parvient à s’enfuir en emportant la boîte (b). Il se met à l’écart de la circulation pour ouvrir ce "cadeau". 1 Il y découvre trois pommes, exactement comme celles qu’il avait au départ (c). Il se remet donc à essayer de les vendre (S’’). Nous pouvons représenter la structure narrative sur le schéma suivant :
S pommes
a
b
vol
repas
c don
S' rien
a
b
c
vol
fuite
don
S" pommes
A la fin du récit, l’enfant se retrouve donc au point de départ : la structure narrative est cyclique. Le lecteur peut imaginer la suite : quand il aura "perdu" à nouveau sa marchandise, l’enfant devra "trouver" un autre butin, qui s’épuisera de la même façon, et ainsi de suite. Par la reprise de la même image pour les situations S et S’’, l’impact émotionnel sur le lecteur est intense : l’effet de circularité, donc l’impression d’une situation "sans issue", est total. La représentation : le rythme des séquences Les événements sont représentés en 11 images, qui occupent chacune une double page. Chaque image constitue une séquence, marquée par une disjonction actorielle. L’enfant est toujours présent, possédant trois 1 Comme il s’agit de l’ouverture d’un "cadeau", les pommes semblent être "données" à l’enfant. C’est pourquoi nous indiquons "don" pour l’étape (c) sur notre schéma.
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SCÈNE DE RUE AU BRESIL… pommes, deux pommes, une pomme, ou une boîte emballée ; mais ce qui différencie chaque séquence, c’est la présence de différents automobilistes, ou leur absence dans les séquences 7 et 10. La situation initiale (S) est présentée dans les deux premières séquences et se prolonge dans les séquences 4 et 5, bien que la transformation progressive ait commencé dans la séquence 3 (vol d’une pomme) : en effet, l’enfant continue à essayer de vendre ses pommes quand il lui en reste deux. La situation finale (S’’) est présentée dans la dernière séquence, et chacune des trois étapes des deux transformations progressives occupe une séquence. Nous pouvons indiquer les séquences sur notre schéma représentant la structure narrative :
T1 a
b
T2 c
S
a
b
c
S' vol sq 3
pommes sq 1,2,4,5
repas sq 6
don sq 7
S'' vol sq 8
rien
fuite sq 9
don sq 10 pommes sq 11
On remarquera que la situation (S’) intermédiaire entre les deux épisodes n’est pas représentée. Entre les deux transformations progressives, la narration ne marque pas un temps d’arrêt : l’enfant n’est pas montré sans "rien". Dans la séquence 7, il tient encore en main une pomme, qu’il donne au chien ; et dans la séquence 8, il a déjà dans les mains la boîte suivante. En ne montrant pas la situation S’(l’enfant sans rien), la narratrice n’accorde pas de pause au lecteur. La narration suit le rythme continu des actions, qui tournent toutes autour des pommes. 2. LE NIVEAU FIGURATIF Nous abordons le contenu de l’album au niveau le plus concret, figuratif, c’est-à-dire que nous reconnaissons, dans les images et dans leur enchaînement, des acteurs, des situations, des comportements tels que nous pourrions les rencontrer dans la réalité extérieure. A ce niveau d’analyse, nous ne disposons pas encore de concepts très "forts", mais nous procédons empiriquement, par observation.
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LES LANGAGES DE LA VILLE
Les oppositions figuratives Nous suivons, pour commencer, un principe structuraliste élémentaire : nous observons les oppositions qui se manifestent entre les éléments figuratifs, c’est-à-dire les acteurs, les espaces et les temps. Les acteurs L’album met en scène l’enfant, des pommes, des automobilistes et des chiens. L’enfant est présent dans chaque séquence (chaque image, chaque double page). Toutes ses actions concernent les pommes. L’enfant est en relation conflictuelle avec différents automobilistes, qui le chassent du regard (séq. 1 et 11, 2 et 4) ou l’agressent (séq. 3) lorsqu’il tente de leur vendre ses pommes. Par contre, lorsque l’enfant renonce à vendre les pommes et s’assied au bord du trottoir pour en manger une, les automobilistes l’observent avec un sentiment manifeste d’étonnement, mêlé de pitié et de honte (séq. 6). L’expression des sentiments est toujours très marquée, que ce soit le plaisir féroce de l’automobiliste qui vole une pomme à l’enfant, plaisir partagé par un témoin de cette agression ; ou, au contraire, l’effroi des automobilistes lorsqu’ils sont victimes d’une agression de la part de l’enfant, qui s’empare calmement d’une boîte se trouvant parmi d’autres sur le siège arrière de leur voiture ; et finalement, leur haine féroce lorsqu’ils tentent d’attraper l’enfant qui s’enfuit en emportant la boîte. La férocité des automobilistes est soulignée par l’attitude des chiens qui les accompagnent et qui ressemblent à leurs maîtres (séquences 2 et 9). Un autre chien, un petit chien vert ressemble à l’enfant : tous deux sont en effet de la même couleur, et ils se trouvent dans la rue et non pas en voiture. Le petit chien vert accourt vers l’enfant (séq. 6), qui lui donne une pomme (séq. 7). Les séquences 7 et 10 sont les deux seules séquences sans automobilistes. Les voitures sont toujours là, très proches dans la séquence 7, un peu plus lointaines dans la séquence 10, mais on ne voit personne qui rejette, menace ou observe l’enfant. Ainsi, ces deux séquences constituent deux moments de paix, presque de bonheur, qui se glissent dans la violence continue du récit. Un parallélisme s’établit entre ces deux moments, qui sont ceux d’un don : l’enfant offre sa dernière pomme au chien (séq. 7) et il découvre, en ouvrant l’emballage-cadeau, trois nouvelles pommes, qui lui sont, en quelque sorte, "données" (séq. 10). Un autre parallélisme s’établit entre les acteurs des séquences 4 et 5, que nous désignerons comme la "femme au sac" et la "femme au bébé", en raison de la composition symétrique de ces deux doubles pages et de l’attitude semblable des deux femmes qui tiennent jalousement dans leurs mains et sur leurs genoux leur bien, leur possession, soit un sac à main, soit un bébé ; elles refusent ostensiblement de donner à l’enfant un peu de ce qu’elles possèdent et dont il est privé : de l’argent, qui se trouve dans le sac à main (la femme est riche, comme l’indiquent ses bijoux), ou de l’affection, comme celle qui est prodiguée au bébé (figures 2 et 3). La femme au bébé se distingue cependant des autres acteurs, y compris de la femme au sac, par sa couleur et son attitude à l’égard de l’enfant. En effet, alors que tous les automobilistes (et leurs chiens) ont la 228
SCÈNE DE RUE AU BRESIL…
peau rouge, et que l’enfant et son petit chien sont verts, la femme et son bébé sont de couleur bleue. En outre, contrairement aux autres automobilistes, la femme au bébé n’exprime aucun sentiment à l’égard de l’enfant (pas de haine, de férocité, de honte ni d’effroi) : elle ignore tout simplement sa présence ! Les espaces L’espace est marqué par des frontières et se caractérise par la circularité. L’espace de l’enfant est la rue, c’est-à-dire en dehors des voitures et en dehors des maisons. Les vitres des voitures constituent une frontière, d’autant plus marquée que les vitres sont entrouvertes, car la ligne qui indique le niveau de l’ouverture apparaît comme une barrière. Dans les séquences 4 et 5, cette barrière passe juste à la hauteur des yeux de l’enfant, et, dans la séquence 4, il s’accroche même d’une main au bord de la vitre. Cette attitude met précisément en évidence la matérialité de la frontière. L’enfant est donc dans la rue, entre les voitures, tandis que les automobilistes sont dans les voitures. Mais à deux reprises, la frontière est transgressée. Dans la séquence 3, c’est la tête (car le cou s’allonge démesurément) et le bras d’une automobiliste qui sortent de la portière pour pénétrer dans l’espace de l’enfant et lui voler une pomme (figure 4). Et dans la séquence 8, c’est l’enfant qui passe la tête et les bras dans l’espace d’une voiture pour y voler une boîte (figure 5). A deux moments, l’enfant s’écarte des voitures. Tout d’abord, pour manger une pomme et partager son repas avec le petit chien (séq. 6 et 7), il se met un peu à l’écart ; il se trouve alors dos à une autre vitre-frontière, la vitrine d’une pâtisserie. Le lecteur se rend compte du contraste flagrant entre l’intérieur de la pâtisserie (gâteaux, confort) et la situation de l’enfant qui mange une pomme assis sur le trottoir. Mais l’enfant n’a pas un regard de regret pour cet autre monde derrière la vitrine, qui semble ne pas exister pour lui. La façade de la pâtisserie constitue plutôt pour lui un rempart, un coin en retrait de la circulation. Dans la séquence 10, l’enfant s’écarte davantage de la circulation pour ouvrir son cadeau. Il se met à l’abri de hauts murs, derrière lesquels on aperçoit les voitures qui continuent à circuler. Les voitures circulent autour de l’enfant. L’enfant se trouve au centre de quatre voitures (séq. 1 et 11), ou entre deux voitures (séq. 2 et 3). Il se tourne vers la voiture qui se trouve à sa droite (séq. 4), puis vers celle qui se trouve à sa gauche (séq. 5). Le mouvement des voitures est circulaire : la scène se passe à un coin de rue (séq. 6), et même à un carrefour (séq. 7). Il doit donc y avoir à ce carrefour des feux de signalisation. Cependant, ils ne sont pas représentés comme tels, mais, par le biais d’une métaphore, dans la boîte de pommes que tient l’enfant (nous y reviendrons, dans le plan de l’expression). La circularité caractérise également l’espace marqué par les phares de voitures dans la séquence 9 : c’est en sortant du cercle de lumière que l’enfant parvient à échapper à ses poursuivants. La circularité se retrouve à la séquence 10 : à l’abri des hauts murs, l’enfant se trouve comme au centre fixe d’un carrousel de voitures qui tournent autour de lui, de l’autre côté des 229
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murs. A la séquence 11, il reprend sa place dans le carrousel…, et c’est reparti pour un tour. La temporalité Chaque séquence est traitée dans l’une des trois couleurs des feux, alternativement : vert, jaune, rouge, vert, rouge, jaune, vert, jaune, rouge, vert… La narration suit donc le rythme cyclique des feux de signalisation. Seules les séquences 4 et 5 se suivent en gardant la même couleur dominante, le vert (mêlé de jaune, avec un peu plus de jaune dans la séquence 5). Cette constatation s’ajoute aux autres caractéristiques qui rapprochent ces deux séquences (figures 2 et 3) : même composition de la double page, même attitude des acteurs par rapport à l’objet tenu en main (un sac ou un bébé). Ainsi, entre la séquence 4 et la séquence 5, c’est comme s’il y avait un ralentissement, une interruption dans le cycle des feux. La séquence 5 est à la fois en continuité avec la séquence 4, préparée par la séquence 4, et en rupture avec elle, car elle s’ouvre sur l’intemporel. La femme au bébé est, bien sûr, une automobiliste, comme la femme au sac : elles se trouvent dans deux voitures à l’arrêt l’une à côté de l’autre, l’une à la droite de l’enfant et l’autre à sa gauche. Mais en même temps, on peut voir dans la femme au bébé une métaphore de la Madone. Cette métaphore est liée à la figure même de la femme au bébé (elle ne serait pas possible s’il n’y avait pas de bébé dans les bras de la femme), mais les éléments figuratifs (les acteurs "femme" et "bébé") ne suffisent pas à produire l’évocation métaphorique (toute femme au bébé n’est pas une Madone !). C’est le traitement plastique (le plan de l’expression ; nous y reviendrons) qui crée la métaphore, par les couleurs et la composition. Nous pouvons faire plusieurs observations en ce sens : ● La composition symétrique et le maintien de la même couleur dominante dans les séquences 4 et 5 provoque une rupture du rythme, un arrêt dans la temporalité. ● La couleur bleue de la femme au bébé la fait sortir du contexte de l’ensemble de l’album. Autant l’enfant, porteur des feux de signalisation par la métaphore de sa boîte de pommes, se confond avec le contexte, autant la femme au bébé s’en distingue par sa couleur. Elle ne porte pas les couleurs de la circulation. Elle est ailleurs, dans un autre espace-temps. ● Dans cet ailleurs, elle est totalement coupée du contexte : aucun élément directionnel (aucun regard, aucun trait graphique) ne la relie à l’enfant qui se trouve de l’autre côté de la vitre. La femme s’inscrit avec son bébé dans une forme circulaire, fermée sur elle-même, et même, pourrait-on dire, dans une forme représentant le symbole de l’infini : ∞ ● La femme au bébé est, en outre, présentée en très gros plan, ce qui contribue à l’abstraire des circonstances spatio-temporelles : Le gros plan n’arrache nullement son objet à un ensemble dont il ferait partie, dont il serait une 230
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partie, mais, ce qui est tout à fait différent, il l’abstrait de toutes coordonnées spatio-temporelles, c’est-à-dire il l’élève à l’état d’Entité (DELEUZE, 1983, p. 136).
Les motifs ou configurations Nous allons voir à présent comment les éléments figuratifs s’agencent pour constituer des activités socialement reconnaissables, que nous désignons comme "motifs" ou configurations. Dans "Cena de rua", un motif englobe tous les autres et se développe tout au long du récit : la circulation en ville. Ce motif fait intervenir les voitures (présentes à chaque page), les automobilistes (chauffeurs et passagers), les carrefours (cfr séquence 7), les feux de signalisation (présents métaphoriquement par les "pommes" et les couleurs alternées des pages), qui provoquent l’arrêt des voitures. L’arrêt des voitures devant les feux de signalisation permet le développement d’un motif permanent (la vente) et d’un motif ponctuel (le vol). Ces deux motifs sont englobés dans celui de la circulation en ville. La vente de menus objets au milieu de la circulation à l’arrêt à un carrefour est une activité dont nous avons tous fait l’expérience : le vendeur passe d’une voiture à l’autre, essayant d’attirer l’attention des automobilistes pour leur proposer sa marchandise ; les automobilistes refusent la proposition ou font mine d’ignorer tout simplement la présence du vendeur. Nous assistons, dans "Cena de rua", à deux vols, qui s’opposent entre eux à tous points de vue. Dans la séquence 3 (figure 4), une automobiliste sort la tête et le bras de sa voiture pour voler une pomme dans la boîte que tient l’enfant. Dans la séquence 8 (figure 5), c’est l’enfant qui passe la tête et les bras à l’intérieur d’une voiture pour voler une boîte qui se trouve sur le siège arrière. Comparons, dans les deux cas, l’attitude du voleur, des personnes volées et des témoins. Dans la séquence 3, l’automobiliste s’empare de la pomme par la force, ostensiblement. Son attitude est agressive, sa bouche ouverte et ses dents nous font "entendre" son ricanement. L’enfant volé manifeste à peine un étonnement indigné, sans paroles. Quant au témoin de la scène, son large sourire exprime son approbation. Dans la séquence 8, l’enfant tente de s’emparer de la boîte furtivement, sans bruit et sans violence, à l’insu des automobilistes. Ceux-ci cependant s’en aperçoivent et leur réaction très violente contraste avec le calme de l’enfant. Ils poussent d’abord un énorme cri d’effroi (bouche grande ouverte). Ils passent ensuite, dans la séquence 9, à la menace (cfr leurs dents et leur index accusateur). Le témoin prête main forte aux automobilistes volés : il tend le bras pour attraper le voleur qui s’enfuit ; son attitude violente fait écho à celle des automobilistes volés : comme eux, il montre les dents. Ses dents apparaissent d’autant plus féroces qu’elles sont semblables aux crocs du chien qui l’accompagne. Deux autres motifs, ceux du "repas" et du "cadeau", ont lieu à l’écart de la circulation.
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Pour prendre son repas, l’enfant s’écarte en effet de la circulation. Il s’assied sur le bord du trottoir, tenant sur les genoux la boîte de pommes, qui fait figure de plateau. Ironie du décor : pour manger, il s’est installé dans une zone où l’on mange, dos à la vitrine d’une pâtisserie. Il partage son repas avec un convive, le petit chien vert. Après son repas, il reprend son travail : il doit se procurer de la nouvelle marchandise pour continuer à essayer de la vendre… La boîte que l’enfant emporte répond à la figure stéréotypée du "cadeau" : il s’agit en effet d’une boîte emballée et entourée d’un ruban. Le motif du cadeau appelle les rôles figuratifs du donateur et du bénéficiaire. Le donateur connaît le contenu de la boîte, mais il le cache sous l’emballage pour laisser au bénéficiaire le plaisir de le découvrir. Le bénéficiaire reçoit la boîte emballée, il la tient un moment, puis il défait le ruban, enlève l’emballage et découvre la surprise. Ici, seule la fin du motif est actualisée : l’enfant n’a pas "reçu" la boîte emballée, mais il la tient, l’ouvre et découvre son contenu. L’ouverture du cadeau a lieu hors de la "scène de rue", en coulisse, à l’abri des hauts murs derrière lesquels les voitures continuent à circuler. Le motif de la circulation en ville se déroule donc tout au long du récit. Il englobe les motifs de la vente et du vol. Même les motifs du repas et du cadeau, qui ont lieu à l’écart de la circulation, sur le trottoir ou derrière des murs, sont traités dans les couleurs de la circulation, celles des feux de signalisation. Ils se situent donc dans le même contexte spatio-temporel. Seule la femme au bébé, par sa couleur bleue, se situe ailleurs. Si l’on voit, comme nous le proposons, dans la femme au bébé, une métaphore de la Madone, on peut voir, dans l’attitude de l’enfant qui la contemple et cherche à attirer son attention, une métaphore du motif de la prière. 3. LE NIVEAU NARRATIF Au niveau narratif, nous observons les relations actantielles, c’est-àdire essentiellement les relations de jonction (conjonction ou disjonction) entre des sujets et des objets, ainsi que les actions1 par lesquelles les sujets transforment leur état ou l’état d’autres sujets. L’échec du transfert d’objet par échange Toutes les actions de Cena de rua consistent en une suite de transferts d’objet, c’est-à-dire des opérations par lesquelles un objet passe
1 On appelle "programme narratif" (abrégé en PN) l’action par laquelle un "sujet opérateur" transforme un état (son propre état ou celui d’un autre sujet, dit "sujet d’état"). L’état d’un sujet se définit par sa relation de jonction (disjonction : Ú, ou conjonction : Ù) avec un objet. Nous formulons toujours un PN comme ceci : Sujet opérateur -- > (sujet d’état Λ objet) Sujet opérateur -- > (sujet d’état ∆ objet) On appelle "parcours narratif" d’un sujet la suite hiérarchisée des programmes narratifs accomplis par ce sujet, le programme narratif principal de ce sujet (PN1) nécessitant parfois toute une série de programmes narratifs préalables, ou programmes narratifs d’usage (PN2, PN3, PN4,...)
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des mains d’un sujet dans les mains d’un autre sujet. 1 L’objet en question est une boîte contenant trois pommes. Tout au long du récit de Cena de rua, l’enfant cherche à vendre ses pommes, donc à réaliser un transfert d’objet par échange, ce qui nécessite l’accord d’un autre sujet, disposé à lui donner en échange un autre objet. Toutes les autres actions de l’enfant découlent de cette structure d’échange. En effet, si l’enfant mange une pomme et en donne une au chien, c’est parce qu’il n’est pas parvenu à les échanger ; et s’il vole ensuite une autre boîte, c’est pour continuer à avoir un objet à échanger. Quel objet désire-t-il obtenir en échange de ses pommes ? Le motif même de la vente nous fait comprendre qu’il désire de l’argent. Et cet objet est d’ailleurs ostensiblement présenté par le sac que tient la femme de la page 4. Cependant la page suivante montre au regard de l’enfant un objet encore davantage désirable, et davantage inaccessible pour lui : l’affection qu’une mère prodigue à son bébé. La tentative d’échange est vouée à l’échec, non par manque d’objets (l’enfant a des pommes, et les automobilistes ont de l’argent), mais par manque d’un deuxième sujet qui accepte la proposition. Les pommes constituent un objet de valeur dans le récit, c’est-à-dire un objet valorisé, désirable : ces pommes sont certainement fraîches, bien présentées, appétissantes, puisqu’elles étaient destinées à être offertes en cadeau ; elles sont valorisées en outre par la convoitise de la femme qui vole la pomme rouge (p. 3). Ce n’est donc pas tellement l’objet "pomme" qui est refusé, mais plutôt l’enfant en tant que sujet proposant un transfert d’objet par échange. En proposant un objet en vente, l’enfant cherche en effet à établir un "contrat" avec les automobilistes ; il se positionne donc vis-à-vis d’eux en destinateur-sujet manipulateur. C’est précisément cette position actantielle qui lui est refusée. La page 5, où l’on voit la femme au bébé qui ignore l’enfant, est suivie d’une page où des automobilistes s’aperçoivent de sa présence et manifestent de la pitié. Mais à ce moment, l’enfant a renoncé à son programme de vente, il n’est plus un sujet manipulateur interpellant un autre sujet, et les automobilistes peuvent donc l’observer sans devoir s’engager dans la transaction (ne serait-ce que pour la refuser). Le parcours narratif court-circuité Lorsque l’enfant mange une de ses pommes et donne la dernière au chien, cela signifie l’échec de son programme narratif consistant à essayer d’obtenir de l’argent en échange de pommes. Or, notre connaissance du système économique nous permet de comprendre que, s’il cherche à obtenir de l’argent, c’est pour l’échanger ensuite contre autre chose, "de quoi vivre", "le gîte et le couvert", c’est-à-dire de la nourriture (autre que des pommes) et un logement (un espace autre que la rue). La "vie" (nourriture et espace) apparaît dans le dos de l’enfant, sous la forme d’une pâtisserie (gâteaux et espace meublé, confortable). 1 Un transfert d’objet peut se faire par don, par épreuve (force ou ruse) ou par échange. Cfr EVERAERT-DESMEDT, 2000, pp 66-67.
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On peut retracer comme suit le parcours narratif de l’enfant : pour vivre, il a besoin d’argent ; et pour gagner de l’argent, il doit vendre ses pommes. Les pommes sont donc un objet d’usage (O 3) qui pourrait permettre d’acquérir de l’argent (O 2), un autre objet d’usage, intermédiaire, véritable "monnaie d’échange", qui lui permettrait de "vivre" (O 1). En résumé : PN 1 enfant → (enfant ∧ O 1 VIE) PN 2 enfant → (enfant ∧ O 2 ARGENT) PN 3 enfant → (enfant ∧ O 3 POMMES) Cependant, pour obtenir de l’argent en échange de pommes, donc pour réussir le PN 2 à partir du PN 3, l’enfant doit jouer un rôle de sujet manipulateur, il doit faire agir les automobilistes. Ce sont ceux-ci, en effet, qui pourraient transformer l’état de l’enfant, c’est-à-dire disjoindre l’enfant d’une pomme et le conjoindre à de l’argent. Le PN 2 se précise donc comme suit : PN 2' enfant → [automobilistes → (O 3 ∨ enfant ∧ O 2)] Lorsque l’enfant consomme ses pommes, il perd O 3, il n’a plus d’objet à proposer en échange de O 2 : son parcours narratif est interrompu. Pour reprendre son parcours, il doit se procurer un nouvel O 3 par un autre transfert d’objet, un vol, consistant à déposséder un autre sujet de l’objet pour se l’approprier. L’enfant accomplit donc un programme narratif d’usage logiquement antérieur, un PN 4 : PN 4 enfant → (automobilistes ∨ O 3) A la fin du récit, le PN 3 est à nouveau réalisé, et l’enfant reprend son PN 2, mais la structure narrative cyclique nous laisse deviner qu’il n’aboutira pas. Il sera sans doute à nouveau réduit à court-circuiter son parcours narratif, en consommant ses pommes à défaut de les vendre, devant se contenter de O 3 en guise de O 1. La survie d’un sujet L’objet qu’il ne parvient pas à échanger, on le lui vole, il le donne, ou il le mange : ce sont les trois étapes de la transformation progressive du premier épisode (cfr notre premier schéma). Dans le deuxième épisode, nous avons remarqué également une transformation en trois étapes, dont un vol (a) et un don (c). Puisque les étapes a et c se correspondent dans les deux épisodes, on pourrait sans doute mettre également en parallèle les étapes b : le repas et la fuite. Ces deux étapes sont en effet celles qui assurent la survie du sujet narratif. Nous avons vu que le repas est une façon pour l’enfant de réaliser son parcours narratif (et donc de se réaliser comme sujet) en le courtcircuitant : se conjoindre avec O 3 (pomme) en guise de O 1 (vie), transformer ce qui était pour lui un objet d’usage en objet principal. Sa fuite est une façon de ne pas se laisser prendre comme objet par l’anti-sujet, et donc de garder son rôle de sujet. Les deux actions se correspondent : en mangeant la pomme, l’enfant accepte l’objet refusé par les autres ; et en fuyant, il se refuse aux autres comme objet. Dans les deux cas, il survit en tant que sujet. 234
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4. LE NIVEAU THEMATIQUE Au niveau thématique, nous mettons en évidence les valeurs véhiculées implicitement par le récit. Dans Cena de rua, un système de valeurs sous-tend les relations de l’enfant avec la société (représentée par les automobilistes). Il s’inscrit sur un axe sémantique qui s’articule en : Exclusion
Réclusion
En effet, nous avons vu, au niveau narratif, que l’enfant est exclu du système socio-économique de l’échange. Lorsqu’il propose ses pommes en vente, il ne rencontre que des attitudes de rejet (exclusion). Lorsque l’enfant pénètre dans l’espace des automobilistes pour voler le cadeau (séquence 8), ceux-ci tentent de l’"intégrer" en le capturant. Le seul type d’intégration que la société lui réserve est en effet de l’ordre de l’emprisonnement, de la réclusion (séquence 9). De la part de la société, que ce soit sous la forme de l’exclusion ou de la réclusion, l’enfant ne rencontre que violence. Sur la base de l’axe sémantique que nous avons relevé, nous pouvons construire un carré sémiotique en projetant en diagonale la négation (la contradiction) des deux valeurs de base (voir schéma plus loin). Ce n’est que lorsque l’enfant échappe à la société (hors société) qu’il peut trouver un moment de paix. En effet, après l’exclusion extrême manifestée par l’ignorance à son égard de la femme au bébé, l’enfant renonce à vendre ses pommes. Il s’éloigne dès lors de la situation d’exclusion. C’est le moment de son repas. L’enfant mange une pomme : il accepte donc l’objet refusé par les autres (séquence 6). Et il n’exclut pas le chien : il partage avec lui son repas. La séquence 7 est le premier moment de paix dans ce récit. L’enfant est à l’abri des regards sociaux : on ne voit pas d’automobilistes dans les voitures. Cependant, il n’est pas possible de vivre hors de la société. Sur le carré sémiotique, la non-exclusion implique un mouvement vers le pôle contraire des relations sociales. L’enfant cherche alors à s’intégrer dans la société en s’emparant du cadeau (qui est un objet destiné à être donné, donc un support de relations sociales). Par sa fuite (séquence 9), l’enfant échappe à la capture ou situation de réclusion, d’intégration forcée, que lui réserve la société. Il trouve alors un deuxième moment de paix, à l’abri des murs, hors société, lorsqu’il déballe ("reçoit") son cadeau. Mais, à nouveau, il ne peut rester hors de la société : sa situation provisoire de non-réclusion implique un retour à la situation de départ. Il découvre dans le cadeau un nouvel objet d’échange, et tente donc à nouveau d’entrer dans le système socio-économique, dont il demeurera exclu. La structure narrative cyclique est sans issue, le parcours sur le carré sémiotique est sans fin :
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dans la société violence Exclusion
Réclusion sq 8-9
sq 1-5 sq 11
sq 9-10
sq 6-7
Non-réclusion
Non-exclusion hors société paix
5. LE PLAN DE L’EXPRESSION Bien sûr, pour appréhender le contenu, nous avons dû tenir compte du plan de l’expression. Puisqu’il s’agit d’événements représentés par des images, de nombreuses informations qui nous ont permis de comprendre le récit nous sont données par des moyens purement plastiques : par exemple, nous avons interprété les trois formes rondes dans la boîte que tient l’enfant comme étant des pommes, et nous les avons vues également, en raison de leur couleur et de leur disposition, comme des feux de signalisation. Mais jusqu’ici, c’est-à-dire dans l’étude du plan du contenu, nos observations des couleurs, des formes, de la mise en pages étaient focalisées sur le repérage des éléments figuratifs : reconnaître, par exemple, dans les trois formes rondes à la fois des pommes et des feux de signalisation. Nous allons à présent reprendre ces observations, en considérant (brièvement, par manque de place) plus spécifiquement l’organisation plastique, pour voir dans quelle mesure elle fait écho au contenu narratif. La disposition topologique Nous avons mis en évidence la circularité de la structure narrative. Nous avons noté également la circularité de l’espace (c’est-à-dire du contenu figuratif) : la scène se passe en effet à un carrefour, les voitures effectuent donc un mouvement tournant. L’effet de circularité est accentué sur le plan de l’expression par la disposition topologique : chaque double page est organisée autour du centre, de la pliure de l’album, et, lorsque le lecteur tourne les pages, son regard est le plus souvent guidé vers la zone de la pliure par le regard d’un acteurobservateur. C’est le cas dans les séquences 1, 2, 3, 6, 8, 9 et 11. Par exemple, en ouvrant la première page (figure 1), le lecteur voit d’abord l’automobiliste qui se tourne violemment (cfr le coup de peinture jaune 236
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derrière sa tête) vers le centre, où se trouve l’enfant, entouré de 4 voitures vertes. En tournant la troisième page (figure 4), on découvre d’abord l’observateur, dans l’angle supérieur droit, qui guide notre regard vers le centre, où se passe l’événement : le vol d’une pomme par l’automobiliste. Ou encore, à la page 8 (figure 5), les observateurs apparaissent à droite : ils sont effrayés… en voyant l’enfant qui prend le cadeau dans la pliure centrale. Ainsi, en tournant les pages de l’album, nous entrons dans chacune de ces séquences par le regard d’un observateur, qui conduit notre regard au centre de la double page, où a lieu l’événement. La disposition topologique de l’album est telle qu’elle intègre le mouvement de la lecture. Les images sont conçues pour être perçues dans le mouvement même des pages que l’on tourne, et c’est lorsque l’on tient le livre ouvert à angle droit (donc au milieu du mouvement d’ouverture) que l’on a la meilleure perception de l’espace représenté. De page en page, le lecteur tourne autour du centre : le mouvement circulaire de la lecture répond à la circularité du contenu de l’album. Cependant, quatre séquences sont traitées différemment : les séquences 7 et 10, dans lesquelles il n’y a pas d’observateur, et les séquences 4 et 5, où l’enfant lui-même est l’observateur. Nous avons déjà remarqué que les séquences 7 et 10, sans observateur, correspondent à des moments de paix sur le plan du contenu. Les séquences 4 et 5 sont composées parallèlement : dans ces deux séquences, c’est l’enfant lui-même qui observe, et c’est la portière de la voiture, véritable frontière pour l’enfant, qui est mise en évidence par sa situation dans la pliure. Dans la séquence 4, l’enfant se trouve sur la page de droite, et, lorsque nous tournons la page, son regard nous amène sur la femme au sac. Dans la séquence 5, au contraire, l’enfant-observateur se trouve sur la page de gauche et donc, lorsque nous tournons la page, nous découvrons d’abord l’"Entité" observée, la femme au bébé, qui apparaît dans toute sa splendeur, et nous découvrons ensuite l’émotion que cette apparition produit sur l’enfant-observateur. Les formes et les couleurs Lorsque, sur le plan du contenu, nous avons observé l’espace et le temps, nous avons considéré le rôle important des feux de signalisation, puisque la scène se passe à un carrefour (cfr séquences 6 et 7), et que l’enfant profite vraisemblablement de l’arrêt des automobilistes aux feux pour les solliciter. Cependant, les feux de signalisation ne sont pas représentés, ils ne sont pas "figurés" (ils ne constituent pas une "figure" sur le plan du contenu) ; mais ils sont évoqués sur le plan de l’expression par les formes et les couleurs : celles des pommes, ainsi que les couleurs dominantes des pages. La boîte des pommes est la métaphore des feux. En effet, cette boîte contient, comme le boîtier dans lequel sont encastrés les feux routiers, trois formes rondes d’égale grandeur et de couleur respectivement rouge, jaune et verte. Cette métaphore exprime à quel point l’enfant se confond avec le décor dans lequel il figure : il est perçu par les automobilistes au même titre que les feux de signalisation ! 237
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En outre, l’alternance de la couleur dominante des pages (rouge, jaune et vert) exprime, sur le plan de l’expression, la temporalité du récit, suivant le rythme cyclique des feux de signalisation. C’est un traitement particulier du plan de l’expression qui produit une rupture du rythme dans la séquence de la femme au bébé (maintien de la dominante verte pendant deux séquences successives). Nous avons fait de nombreuses observations à propos de cette séquence (cfr précédemment). Il en ressort que, si nous voyons dans la femme au bébé une métaphore de la Madone, ce n’est pas que la figure de la Madone soit présente, mais elle est évoquée sur le plan de l’expression par les formes et les couleurs. 6. CONCLUSION ET EXPLOITATION PEDAGOGIQUE Cena de rua fait le constat d’une situation d’injustice sociale qui apparaît sans issue : il y a une frontière infranchissable entre les riches et les pauvres. Les pauvres sont exclus du système socio-économique de l’échange. C’est en vain qu’ils tentent d’y entrer. La société ne leur réserve que l’exclusion ou la réclusion. L’album provoque une émotion intense et juste. Il n’y a pas de misérabilisme, d’apitoiement inutile, d’excès de pathos. C’est la parfaite adéquation entre le contenu et l’expression qui provoque l’émotion. Lors de la lecture de l’album avec des groupes d’enfants, 1 l’émotion est vive. Elle est provoquée notamment par la disposition spatiale, à laquelle les enfants sont sensibles, et qu’ils ressentent comme particulièrement menaçante. Ainsi, ils remarquent que l’enfant de l’histoire est coincé entre les voitures. L’image qui suit le vol du cadeau est la plus dramatique. Les enfants disent : "Ils veulent prendre le garçon qui a volé le cadeau". Ils estiment que les automobilistes ressemblent à "la méchante femme qui a pris la pomme" : ils ont "les mêmes dents et le même nez pointu". Ainsi, de "prendre la pomme" à "prendre le garçon", c’est le même acte prédateur, la même violence, qui va crescendo. La forte émotion provoquée par l’album et la spécificité de sa composition (notamment la structure cyclique, l’absence de texte, les métaphores plastiques…) ont suscité chez les enfants une réflexion de type méta-narratif, qui a débouché sur le projet de réalisation d’un autre album dans le prolongement du premier. En élaborant leur récit, les enfants ont mené un débat de type philosophique. 2 Leurs propositions font apparaître qu’ils ressentent la violence de la société à l’égard du garçon ("Tout le monde est méchant. On fera tout en noir. On va montrer que les gens sont méchants, avec leurs yeux, leurs dents, leurs sourcils, leurs cheveux"), et l’exclusion dont il est victime (ils imaginent que "le garçon veut donner une pomme au bébé qui est avec sa maman, mais la dame refuse car elle croit que la pomme est empoisonnée"). 1 Nous avons assisté à des séances de lecture et d’exploitation de l’album dans des classes de 2e et 3e maternelle et 1re année primaire (enfants de 4 à 7 ans). Nous remercions pour leur collaboration les institutrices Monique De Laere, Florence Hodeige et Jannique Koeks. Le compte rendu détaillé de ces séances pourrait faire l’objet d’un autre article… 2 Type de débat qui pourrait s’inscrire dans le courant de la "Philosophie pour Enfants", développé par le philosophe et pédagogue Matthew Lipman. Cfr LIPMAN, M., 1995.
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Cependant, ils n’approuvent pas que le garçon doive voler ; ils cherchent d’autres solutions : il pourrait avoir reçu des pommes, ou avoir trouvé une boîte par terre ; ou bien, il pourrait mendier… La dernière image de leur album montre qu’ils n’ont pas voulu laisser le garçon du récit dans une situation désespérée : le garçon, qui mendie, a déjà reçu quelques pièces de monnaie dans son gobelet. La lecture et l’exploitation de Cena de rua a conduit les enfants à une véritable activité de décodage (mise en rapport des formes) et à une prise de conscience des inégalités sociales. Cette adéquation entre expérience esthétique et réflexion philosophique est suffisamment rare que pour souligner le caractère exceptionnel de cet ouvrage. Nicole EVERAERT-DESMEDT Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles everaert@fusl.ac.be BIBLIOGRAPHIE DELEUZE, G., L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983. EVERAERT-DESMEDT, N., Sémiotique du récit, (3e édition), Bruxelles, De Boeck-Université, 2000. LIPMAN, M., A l’école de la pensée, Bruxelles, De Boeck-Université, 1995.
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STRUCTURATION DU VOCABULAIRE ET MONDE DES OBJETS Tout le monde s’accordera sur l’idée que la maîtrise du vocabulaire est essentielle aussi bien dans le domaine de la langue maternelle que dans celui de l’apprentissage des langues étrangères. Pour un professeur, l’ampleur de la tâche est désespérante : comment faire face à des milliers d’unités dont le fonctionnement s’avère la plupart du temps d’une complexité redoutable ? Comment organiser ces matériaux pour en faciliter l’apprentissage et les rendre disponibles dans la pratique discursive des apprenants ? Notre propos est de montrer, sur l’exemple du champ lexical de la ville, que l’utilisation de représentations utilisées dans le monde informatique - et plus spécifiquement dans les langages orientés objets - peut aider le professeur et les élèves à mieux structurer le lexique. Cette proposition ne veut pas remettre en question la pertinence d’autres approches, mais s’en veut complémentaire. Aussi, nous rappellerons dans un premier temps quelques notions utiles pour l’étude du lexique, nous présenterons ensuite quelques notions essentielles des langages objets et nous montrons comment on pourrait utiliser cette approche pour décrire le vocabulaire. QUELQUES NOTIONS UTILES POUR LA DESCRIPTION DU LEXIQUE LA NOTION DE MOT Les mots d’une langue constituent une part importante dans l’interprétation des énoncés que nous produisons ou que nous rencontrons quotidiennement. Il nous faut donc définir cette notion, qui est loin d’être évidente. Ainsi, dans une première approche naïve, on pourrait croire qu’un mot est simplement une unité séparée par des blancs. Par exemple, dans l’énoncé : (1) Je compte les mots Je peux compter 4 mots isolés par des blancs : {je + compte + les + mots}. La notion de mots est donc apparemment très simple. C’est 239
LES LANGAGES DE LA VILLE d’ailleurs cette notion qu’utilise un ordinateur quand on lui demande d’afficher le nombre de mots contenus dans un texte. Pourtant, les difficultés ne manquent pas de surgir rapidement. Considérons une légère variante de cet exemple : (2) J’ai compté les mots L’ordinateur donne aussi comme réponse 4 mots, à savoir {j’ai + compté + les + mots }. Or, nous aimerions isoler le pronom dans l’exemple (2), et dire que l’apostrophe équivaut à un blanc. Soit. Nous obtenons alors 5 mots. Nous souhaiterions dire aussi que ai compté et compte des deux énoncés précédents sont des variantes d’un même mot, le verbe compter, et que finalement dans (2), il n’y a que 4 mots. Nous pouvons donc décider pour compter les mots de lexématiser les éléments, c’est-à-dire de prendre la forme de base que l’on trouve dans le dictionnaire (c’est-à-dire la forme non fléchie). Après cette décision, nous compterons 4 mots {je + compter + le (article défini) + mot} dans l’exemple (2). Nous ne sommes cependant pas au bout de nos peines. Examinons l’énoncé : (3) Je compte des pommes de terre et appelons l’ordinateur à notre rescousse. Il renverra à notre demande le nombre 6, ce qui nous étonne un peu parce que nous sentons que pommes de terre ne forme pas trois mots, mais un seul. Si l’orthographe utilisait des traits d’union (pomme de terre), il n’y aurait aucune surprise, l’ordinateur rencontrerait bien notre intuition. Mais, il n’y a pas de traits d’union, et de toute façon, nous ne pouvons pas nous fier à l’orthographe, dont on connaît trop l’arbitraire. Pourquoi, par exemple, un trait d’union dans au-delà, mais pas en deçà ? Il devient nécessaire, si l’on veut satisfaire notre intuition linguistique et éviter l’arbitraire orthographique, de faire appel à des critères plus fins que la notion de blanc, tels la référence (l’unité renvoie à une entité dans le monde), l’inséparabilité des éléments (on ne peut dire * une pomme grande de terre) et le fait que le sens de l’expression n’est pas l’addition du sens de chacun de ses composants (une pomme de terre n’est pas une pomme comme celle que Eve présenta à Adam qui serait de terre). En se basant sur de tels critères, nous obtenons un décompte légèrement différent : là où l’ordinateur comptait 6 mots, je n’en ai plus que 4 {je + compter + art-indéfini des + pommes de terre}. On voit bien que la notion de mot linguistique ne recouvre pas la notion de mot graphique, et que cette notion, que nous utilisons quotidiennement, n’est pas un donné, mais déjà une importante mise en forme du réel. Nous isolons des unités dans le discours sur la base de leur apport au niveau de la référence, de leur apport sémantique et de leur comportement morpho-syntaxique. LA NOTION DE LEXEME Chacun sait qu’un mot peut avoir plusieurs significations. Ainsi, le mot pousser n’a pas la même signification dans les exemples suivants, comme le montrent les différentes paraphrases que l’on peut produire : (4) La plante pousse (= croît) Pierre pousse la voiture (= déplace la voiture) et il en est de même pour le mot voler ci-dessous : (5) L’oiseau vole (= se déplace dans les airs) 240
STRUCTURATION DU VOCABULAIRE ET MONDE DES OBJETS Le comptable a volé (= a pris quelque chose indûment) La question qui se pose dès lors est la suivante : peut-on dire qu’il s’agit dans ces différents cas d’un même élément avec des significations différentes, ou doit-on dire que derrière une même forme apparente il y a deux unités différentes, qui se ressemblent par le plus grand des hasards, mais qui n’ont rien de commun entre elles en dehors de cette ressemblance accidentelle ? La première solution favorise la polysémie (un mot — plusieurs significations), le second cas, l’homonymie (deux mots qui se ressemblent, mais ayant chacun leur propre signification). La plupart des dictionnaires choisissent pour pousser la polysémie (une seule entrée et plusieurs significations, que l’on appelle dans ce cas acceptions), et présente le mot suivant le schéma : entrée : pousser acception 1 : croître acception 2 : exercer une pression sur un objet pour le déplacer tandis que l’exemple voler est traité de façon homonymique : entrée 1 : voler 1 acception : se déplacer dans les airs entrée 2 : voler 2 acception : prendre un objet à quelqu’un… Les lexicographes perçoivent l’existence d’un élément commun entre toutes les acceptions de pousser (sans doute quelque chose comme exercer une pression), mais considèrent que les différentes significations de voler ne se recouvrent pas dans le système linguistique actuel. L’on dira que l’on a affaire dans le premier cas à un seul lexème, et dans le cas de voler, on dira qu’il y a deux lexèmes. Cette décision définit les unités lexicales de la langue, alors que le mot délimite les unités du discours. On remarquera que le lexème forme un ensemble structuré de significations possibles, reliées les unes aux autres par un lien commun - sans cette conscience d’un lien commun, il y aurait plusieurs lexèmes -, et opposées par une différence au moins responsable des diverses acceptions. L’ensemble des acceptions possibles, ensemble qui peut se réduire à un seul élément, forme le sens du lexème, sens que nous opposerons à la signification d’un mot, c’est-à-dire l’acception que le mot reçoit dans le discours. On a donc le tableau suivant : lexème langue sens : ensemble d'acceptions _____ = ______ = ______________________ mot discours une signification en contexte Connaître un mot de vocabulaire, ce n’est donc pas simplement reconnaître une signification dans un contexte donné, mais c’est bien plus, c’est connaître son sens, c’est-à-dire connaître l’ensemble des significations qu’il peut prendre, et donc c’est avoir mis en place une structure abstraite,
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LES LANGAGES DE LA VILLE qui peut être utilisée pour produire et comprendre de nouveaux discours comprenant ce mot1. RELATIONS ENTRE LEXEMES Les lexèmes eux-mêmes ne sont pas isolés, mais sont en rapport entre eux, et forment des réseaux de concepts étroitement connectés. On sait que la ville s’oppose au village (lien d’antonymie), qu’elle est plus petite qu’une mégapole (relation d’hyponymie), etc. Bref, les lexèmes se définissent aussi par leur place dans une hiérarchie, et connaître un lexème, c’est aussi pouvoir le replacer dans un ensemble significatif pertinent. REPRESENTATION DANS LES LANGAGES OBJETS Les langages orientés objets modélisent la réalité à l’aide de la notion abstraite de classe à partir de laquelle on peut créer des objets concrets, qui communiquent entre eux dans un programme informatique. Par exemple, si on définit la classe des chats, je peux ensuite créer des instances (ou des objets) de cette classe, à savoir Minou, Raminagrobis, etc. et les mettre en rapport avec d’autres objets de l’univers modélisé (par exemple mettre en rapport un chat et une souris). Une classe se définit à la fois par des attributs et des méthodes. Les attributs sont les propriétés spécifiques de la classe, et les méthodes sont les différentes opérations que peuvent effectuer les objets. Ainsi, un chat a des griffes rétractiles (attribut) et lorsqu’il est face à Minnie (qui appartient à la classe des souris), il la mange (méthode). On représente souvent la classe sous la forme suivante : Chat griffes mange des souris La première case représente le nom de la classe (Chat), la seconde ses propriétés et la troisième les méthodes. Les instances par contre sont représentées comme ceci : minou : Chat Chacune des classes est en relation avec d’autres classes : Chat est une sous-classe de la classe Mammifère et une super-classe de la classe Angora : nous avons donc la hiérarchie suivante : Mammifère Chat Angora qui indiquent les relations entre classes. Une propriété importante de cette hiérarchie est l’héritage. Chat va hériter de sa super-classe Mammifère les attributs et les méthodes de cette classe. Par exemple, si Minou est un 1 Cela n’est pas suffisant évidemment. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, il faut ajouter les contraintes morpho-syntaxiques spécifiques liées à chaque acception.
242
STRUCTURATION DU VOCABULAIRE ET MONDE DES OBJETS chat, il héritera de la classe Mammifère la propriété d’allaiter ses petits. Ce mécanisme d’héritage est une relation transitive et permet donc une très grande économie descriptive. RETOUR A LA DESCRIPTION LINGUISTIQUE : LE CHAMP LEXICAL DE VILLE On peut faire un parallélisme évident entre les unités linguistiques et les concepts informatiques que nous venons d’évoquer : dans le discours, les mots sont des instances du lexème tout comme les objets sont, dans un programme, des instances d’une classe. Dès lors, il est possible de décrire les unités linguistiques dans le formalisme du monde des objets. Nous choisissons comme exemple le champ lexical VILLE, qui comprend l’ensemble des lexèmes {ville, village, cité, agglomération, mégapole, bourg, bourgade, hameau}. Et nous commençons par la description du prototype de la classe, le lexème Ville, qui a d’ailleurs donné son nom au champ lexical. DESCRIPTION DU LEXEME VILLE Si l’on veut décrire le lexème Ville, il faut au moins indiquer ses propriétés morpho-syntaxiques (nom, féminin) et le cas échéant donner d’autres indications du type transcription phonétique ou niveau de langue, et il faut rendre compte des acceptions que l’on trouve dans les exemples suivants : (6)
(a) Un nuage de cendres flottait sur la ville (b) Toute la ville en rit encore ! (c) La ville a décidé de supprimer les parkings payants.
Dans l’exemple (a), le mot ville désigne simplement un espace occupé par une réunion importante de constructions, en (b), il désigne les habitants de cet espace et le troisième exemple signifie les personnes qui représentent l’autorité morale responsable. Ces acceptions (et d’autres, dont nous ne tenons pas compte ici) doivent bien sûr se trouver dans la description du lexème. Cependant, il serait intéressant de séparer la description des acceptions des éléments morpho-syntaxiques : en effet, ceux-ci, quel que soit le contexte, restent toujours identiques — ce sont des propriétés inhérentes à l’élément Ville -, tandis que les acceptions varient d’un contexte à l’autre. En utilisant la terminologie objet, on peut dire que les propriétés syntaxiques appartiennent à la catégorie des attributs, tandis que, les acceptions appartiennent aux méthodes : chaque instance du lexème recevra du contexte une et une seule acception en discours. Nous aurons donc la description suivante : Ville nom commun féminin (a) espace (b) les habitants 243
LES LANGAGES DE LA VILLE (c) la mairie Et le mot dans le discours sera représenté comme suit : ville : Ville espace qui signifie qu’il s’agit d’une occurrence du lexème Ville, ayant, dans le contexte donné, l’acception espace. Les attributs ne doivent pas être nécessairement rendus visibles, puisqu’ils sont identiques dans tous les discours, et qu’ils ne sont guère pertinents pour l’interprétation d’un texte. Ils peuvent donc rester « cachés », c’est pourquoi ils n’apparaissent plus dans la représentation du mot. Nous avons vu brièvement comment organiser la description d’un lexème. Cette description ne peut être complète si on ne met pas le lexème en relation avec tous les éléments qui forment son champ lexical. C’est ce que nous allons faire, en introduisant à présent les relations qui peuvent exister entre les classes de lexèmes. DESCRIPTION DU CHAMP LEXICAL Le village et la ville entrent dans un champ d’opposition constant, ils sont placés aux extrémités d’un axe sémantique où le village est le plus souvent marqué négativement, comme le montrent les expressions « idiot du village, coq de village, etc. ». Si la ville appartient au monde policé (polis en grec), le village a par contre toute la grossièreté de la campagne. Dire de quelqu’un qu’il est un villageois ou un paysan reste encore aujourd’hui une injure, et mot villageois est tellement décrié que l’on préfère le remplacer par la périphrase moins marquée habitant du village. Tous ces emplois indiquent bien que l’on ne peut pas établir une hiérarchie verticale entre les lexèmes Ville et Village : une ville n’est pas un gros village, et un village n’est pas une petite ville. Il faut donc proposer entre ces lexèmes une relation d’opposition et non pas d’inclusion. Nous avons un schéma du type :
où la ville et le village sont des sous-ensembles d’une classe supérieure que l’on pourrait appeler Agglomération, c’est-à-dire un lieu avec des habitations. A ce noyau fondamental, on peut ajouter le lexème Cité, que l’on trouve dans les expressions cité ouvrière, cité estudiantine, cité administrative, cité-jardin. Il s’agit toujours d’une agglomération, mais habitée par une collectivité homogène, et dirigée souvent par un organisme coopératif particulier. Notre schéma devient dès lors :
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STRUCTURATION DU VOCABULAIRE ET MONDE DES OBJETS
Rattachons à présent les autres unités du champ sémantique à ce schéma : une Mégapole est une ville géante, un Bourg est un gros village, et une Bourgade est un village dont les maisons sont disséminées. Le Hameau est un village mais dont l’espace rural est appauvri (pas d’église, de mairie, de café, de poste). Tous ces termes deviennent plus spécialisés. Dans la structuration lexicale, les prototypes sont la Ville et le Village. On a donc le schéma :
Agglomération
Ville
Mégapole
Village
Bourg
Bourgade
Cité
Hameau
où le cercle en pointillés indique les éléments fondamentaux. Examinons rapidement un hyponyme de Ville. Le lexème Mégapole est une sous-classe du lexème Ville, qui se présente comme suit : Mégapole [megapol] nom commun féminin sens : grande ville (1) grande ville CONCLUSION L’intérêt de cette approche « orientée objet » est de pouvoir structurer les lexèmes de manière interne (la description d’un lexème avec ses propriétés inhérentes – les attributs – et les différentes acceptions que peuvent prendre les mots dans un discours) – les méthodes –, et de manière externe (les relations qu’un lexème entretient avec les autres lexèmes). Cette double dimension répond en outre à des exigences descriptives propres aux descriptions linguistiques (opposition langue/discours) et aux langages 245
LES LANGAGES DE LA VILLE informatiques orientés objet. Des ponts sont ainsi jetés naturellement pour une approche cognitive des systèmes symboliques. Guy EVERAERT Haute Ecole Léonard de Vinci Louvain-la-Neuve
BIBLIOGRAPHIE FOWLET, M., 2001, UML, Paris, CampusPress, 2001. LIEBERMAN, H.,’Languages, object oriented’, in SHAPIRO, S.C, 1990, Encyclopedia of artificial Intelligence, New-York, John Wiley & Sons. MORTUREUX, M-F., 1997, La lexicologie entre langue et discours, Paris, Sedes, 1997. PICOCHE, J., 1977, Précis de lexicologie française, Paris, Nathan, 1977.
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LE FANTASME DE LA TOUR DE BABEL DANS L’ADAPTATION FILMIQUE DE L’ŒUVRE AU NOIR1 Les enjeux d’une utopie urbaine se dessinent à travers l’adaptation filmique de L’Œuvre au Noir, comme pour une plongée abyssale aux origines du mythe babélien. Bruges, cité millénariste du roman yourcenarien, projette une ombre fantasmatique sur l’écran d’André Delvaux. Tour de Babel médiévale, elle se donne à lire et à voir comme l’utopique recherche d’une pensée libre, emportée par l’intolérance et la folie collective : « Obscurum per obscurius, Ignotum per ignotius »2, telle est la devise alchimique qui nous incite à une quête initiatique aux confins de la nuit du sens. Ainsi la ville flamande constitue-t-elle un objet sémiotique, à regarder et à concevoir comme la figuration fantastique d’un imaginaire clivé entre la Raison éclairante, et les forces obscures du Chaos. Le trajet hélicoïdal du médecin alchimiste nous inclut dans le jeu herméneutique de la lecture en abyme : d’épaisseurs textuelles en profondeurs iconiques, nous sommes projetés au sein d’une spirale signifiante, à déchiffrer suivant les différents degrés d’un palimpseste urbain. Le fantasme de Babel permet donc de reconstituer l’activité énonciative du sujet à travers l’effet d’empilement visuel et sémantique ; entre présomption personnelle et désintégration collective s’élabore progressivement une signification dont le mode d’émergence remet en jeu les codes de la représentation. L’inversion des formes et le renversement du sens nous invitent alors à chercher la vérité ailleurs, dans une nouvelle interprétation du mythe. ***
1
Ce roman a été publié en 1968 par Marguerite Yourcenar, et adapté à l’écran par André Delvaux en 1988. 2 M. Yourcenar, L’Œuvre au Noir, Deuxième Partie, « La Vie immobile », p. 190. La romancière traduit ainsi : « Aller vers l’obscur et l’inconnu par ce qui est plus obscur et inconnu encore » (Ibid.).
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LES LANGAGES DE LA VILLE Une configuration occulte se dégage des protocoles romanesques et filmiques, en vue d’une lecture en spirale du mythe de Babel. Le trajet hélicoïdal dont Zénon constitue le point focal nous entraîne dans une dynamique tour à tour édénique et infernale. Un tracé concentrique caractérise le retour du médecin alchimiste dans sa ville natale. Nous entrons dans la fiction romanesque selon un cheminement circulaire qui nous indique le sens de lecture ; le paratexte yourcenarien conseille au lecteur de déchiffrer la rondeur du globe : « Medium te mundi posui […] Je t’ai placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde »1 L’histoire de Zénon est contenue dans un parcours cyclique dont la courbe s’achève à Bruges. Le générique d’André Delvaux installe également le spectateur dans une activité de lecture en boucle ; les inscriptions aperturales offrent une vision concentrique de la vie de Zénon qui revient trente ans plus tard après avoir parcouru le vaste monde. De l’enfance à la mort probable du personnage, ces mentions initiales nous plongent dans une dynamique funeste, à lire comme la chronique d’une catabase. Les cycles infernaux dans lesquels nous pénétrons progressivement métaphorisent l’encerclement d’une conscience libre au sein de la folie collective. De fait, le roman yourcenarien s’ouvre et se clôture selon la logique angoissante de la spirale : « […] parmi les pensées qui traversaient vertigineusement son esprit était celle que la spirale des voyages l’avait ramené à Bruges, que Bruges s’était restreinte à l’aire d’une prison, et que la courbe s’achevait enfin sur cet étroit rectangle »2. L’angoisse du gouffre est transposée à l’écran par le réseau des routes qui se croisent et se superposent au cœur d’une réalité de plus en plus sombre. Ce cheminement occulte à travers l’intolérance et la haine nous propose une lecture en creux du Paradis et de l’Enfer. Une topographie abyssale se dessine, lisible dans la stratégie romanesque de l’emboîtement. Le titre du roman – dont la traduction anglaise est « The Abyss »- et l’exergue second, qui relaie la métaphore inaugurale, invitent le lecteur à l’exploration des zones d’ombre. Ce processus narratif enclenche une activité métonymique qui oriente la lecture du clair vers l’obscur, dans un univers de représentation à double fond. En ce sens, le générique d’André Delvaux offre aussi un horizon d’attente matriciel qui renvoie au symbolisme embryologique du titre yourcenarien : la descente du coche au creux du vallon préfigure le trajet régressif de Zénon dans Bruges ; l’effet de surcadrage permet d’ancrer les premières images dans un espace de plus en plus restreint, comme l’annonce métonymique d’une ville qui sera aussi une prison. Le système de cadre dans le cadre, avec les rideaux d’arbres qui barrent les images d’ouverture, instaure une vision carcérale et intériorisée de l’enfer brugeois.
1 2
M. Yourcenar, op. cit., p.10. Ibid., p. 438.
262
LE FANTASME DE LA TOUR DE BABEL… Il en résulte un itinéraire réflexif, marqué par une temporalité spéculaire. L’enchâssement inaugural du roman 1 est transposé à l’écran à travers le jeu de télescopage du Passé et du Présent qui semblent se refléter l’un dans l’autre. Ces annaux chronotopiques laissent surgir un espace-temps allégorique où résonnent en écho les voix acousmatiques de l’enfance. L’imbrication des sphères peut alors se déployer en surface et en profondeur, selon une cosmogonie vertigineuse où « chaque homme se donne pour centre à l’univers »2. Le système micro/macrocosmique du roman, tel qu’il s’affiche dans le chapitre inaugural, trouve un équivalent cinématographique dans l’utilisation de la troisième dimension. Le paysage aux trois arbres, dans sa finitude et son universalité, permet au cinéaste de transférer les codes littéraires propres à la quête alchimique. La spirale et son envers invisible construisent donc un espace initiatique fondé sur la bipolarité. Les jeux spéculaires qui encadrent le roman de Marguerite Yourcenar 3 mettent en place une esthétique réflexive, prolongée à l’écran par la technique du clair-obscur : les images du générique s’assombrissent progressivement, comme pour refléter en négatif un parcours débuté en pleine lumière. Ce passage symbolique dans les zones interdites parfait une configuration à la fois magique et maléfique, qui pourrait remettre en question les codes de représentation de la ville. *** Une esthétique hybride semble naître de la spirale, figure emblématique qui émerge au centre de L’Œuvre au Noir sous la forme de l’athanor ; la dualité du support alchimique permet d’appréhender la ville comme l’espace d’une quête ambivalente. Figure spéculaire, l’athanor reflète l’envers et l’endroit d’un itinéraire individuel et collectif. L’étuve imaginée par Zénon infuse et diffuse les ondes d’une conscience révoltée, cernée par la ville. Les circonvolutions de Zénon dans la chambre magique renvoient à une quête identitaire et cosmique : « L’étuve abandonnée était vraiment une chambre magique ; la grande flamme sensuelle transmutait tout comme celle de l’athanor alchimique et valait qu’on risquât celle des bûchers »4. Figure du double, l’athanor intériorise la configuration externe de l’hélice, avec un effet d’enroulement et d’imbrication autour d’un même axe. La grande flamme yourcenarienne qui vectorise la dynamique hélicoïdale est transposée à l’écran à travers la spirale des vapeurs s’élevant au-dessus des pierres chaudes. Ces effets de volutes sont de plus redoublés par le mouvement tournant de la caméra. Figure de transformation, l’athanor organise la réversibilité des forces ascendantes et descendantes, pour une redistribution des valeurs 1
La fiction romanesque se caractérise en effet par une construction analeptique qui permet de revenir vingt ans en arrière sur l’enfance de Zénon. Cette structure en chassé-croisé creuse en abyme la temporalité du texte yourcenarien. 2 M. Yourcenar, op. cit., p. 18. 3 Le système métaphorique des paratextes yourcenariens redouble en effet le texte romanesque grâce à un jeu de citations en miroir. Les formules alchimiques se répondent en écho, instaurant ainsi une mise à distance onirique de l’œuvre. 4 M. Yourcenar, op. cit., p. 304.
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LES LANGAGES DE LA VILLE profanes et sacrées. Le passage par l’étuve donne aussi bien accès au monde souterrain des canaux et des cryptes qu’à l’univers éthéré de la cellule, recréant à l’infini l’ambiguïté du motif initial. Nous sommes ainsi confrontés à un programme de transformation des êtres dans la ville. La figure de l’anamorphose 1 s’inscrit dans une spirale de dilatation et de rétraction du point de vue. A partir du rétrécissement et de l’élargissement des sphères visuelles se construit une vision tournante sur les personnages, perçus dans une réalité dédoublée. Nous sommes ainsi impliqués dans une dynamique de dédoublement du Réel, dont nous appréhendons simultanément les apparences trompeuses et l’envers maléfique. La spirale devient de ce fait un support sémiotique de renversement des formes. Investie d’un pouvoir réflecteur, la figure rapproche et sépare des images contradictoires à la manière d’un miroir déformant. Les visages angéliques perçus près du bassin se transforment en êtres démoniaques venus hanter les souterrains de l’hospice. A cette vision ambivalente se superposent les propres contradictions de Zénon, faites de fascination et de répulsion pour ces pratiques sataniques. Du processus d’empilement visuel et sémantique résulte un éclatement du point de vue. Les scènes de folie personnelle et collective 2 qui se jouent au cœur de la ville nous rattachent à un univers de valeurs clivées entre le monde profane et le monde sacré. Le passage par les cercles de purification et de débauche initie un voyage onirique au centre de Bruges. Dans la perspective d’une métamorphose, la figure hélicoïdale constitue un vecteur de transformation spatiale. La crise des codes visuels s’articule autour de l’opposition du haut et du bas, marquée par le renversement de la flamme dans l’athanor et ses avatars3. Le flambeau liturgique qui éclaire Zénon dans sa quête alchimique se transforme en cierge renversé dans les souterrains, provoquant une inversion des valeurs attachées aux lieux. Il s’ensuit une crise des codes sémantiques, fondée sur la métamorphose des lieux saints en tombeaux. Sous l’effet combiné du clairobscur et de l’emboîtement spatial, les indices de sacralité – tels le recueillement et l’élévation- se changent en une parodie de culte dominée par les pulsions mortifères. L’athanor devient un univers boschien, « un de ces jardins de délices qu’on rencontrait de temps en temps chez les peintres, et où les bonnes gens voyaient la satire du péché, et d’autres, plus malins, la Kermesse au contraire des audaces charnelles »4.
1
L’anamorphose est une déformation, un renversement de la forme ; comme le rappelle Jurgis Baltrusaitis dans son essai sur les Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux, c’est une « machine à faire voir ». Le changement, dans l’anamorphose, réfère au point de vue adopté par le spectateur, et non à l’apparence de l’image. 2 Nous assistons alternativement aux processions parodiques de la foule en délire, ou à des manifestations de fureur individuelle lors du procès de Zénon. 3 L’athanor yourcenarien trouve de nombreux avatars dans le texte et à l’écran, notamment dans les souterrains secrets de l’hospice – où brûle une flamme impie- et dans la cellule de Zénon, toujours éclairée de l’intérieur par un feu purificateur et inquiétant. 4 M. Yourcenar, op. cit., p. 305.
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LE FANTASME DE LA TOUR DE BABEL… La combinaison des anamorphoses et des métamorphoses nous oblige alors à réinterpréter les apparences. A travers la profanation des codes initiaux se joue le passage par la mort initiatique, et la transgression des valeurs liées à la représentation du Sacré. La figure hélicoïdale construit donc une esthétique hybride, pour une interprétation ludique ou symbolique du mythe de Babel. *** L’axe de renversement babélien se constitue à partir du clivage des valeurs diurnes et nocturnes1. A l’échelle littéraire et filmique, la spirale apparaît ainsi comme une forme connotative qui autorise une relecture symbolique du mythe babélien. Construction hybride, la structure visuelle de la spirale est gouvernée par le code iconique du clair-obscur. Le projet yourcenarien de réaliser la synthèse entre l’albedo et la nigredo 2 se matérialise au sein de l’hélice par un jeu de contrastes à l’infini. La trajectoire de plus en plus sombre de Zénon au cœur de la ville est contrebalancée par la spirale des souvenirs qui s’accroît de façon lumineuse. Les motifs contrapuntiques des rondes d’enfants rieurs et des processions d’hommes en noir soulignent l’empilement des sphères visuelles dans une cité sombre et flamboyante à la fois. A partir du code sémantique des valeurs diurnes et nocturnes s’organise la spirale du sens. L’axe central de l’athanor instaure une dynamique à la fois solaire et morbide à lire de bas en haut et inversement. Le foyer central s’organise en un gigantesque brasier nocturne, relayé par l’étagement des éclairages urbains et la dispersion des bûchers à l’intérieur et à l’extérieur des murs d’enceinte et des canaux. Entre le destinateur et le destinataire s’organise une activité symbolique double, fondée sur l’ambivalence sémantique entre le feu sacré et destructeur et la nuit morbide et salvatrice. Cette opposition de base se reproduit à tous les niveaux de lecture, nous confrontant au problème de l’interprétation mythique. Le code de l’hybridation nous donne une perception éclatée de la construction hélicoïdale ; plongée dans une pénombre cauchemardesque, la ville incandescente semble rongée par l’action conjointe des puissances ignées et nocturnes. Ce contexte chaotique recouvre deux signifiés antithétiques, métaphorisés par la flamme fragile de la pensée essayant de remonter le courant de l’obscurantisme et de la haine. Ce tracé occule, relatif à une forme d’élévation alchimique, s’oppose à la dégradation sociale et à la chute des valeurs sacrées. Dans cette perspective, nous assistons à la représentation parodique d’un mythe coloré et chaotique, dont la transposition ironique renvoie à l’universelle question des utopies humaines. 1
Nous nous référons aux deux catégories principales utilisées par Gilbert Durand pour structurer ses analyses de l’Imaginaire (G. Durand, Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, passim). 2 L’« albedo », ou « Œuvre au Blanc », correspond – selon la tradition alchimique- à la deuxième phase de toute initiation ; ce cycle de régénération doit être précédé de la « nigredo », ou « Œuvre au Noir », qui correspond à un processus de dissolution pour l’adepte.
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LES LANGAGES DE LA VILLE Le code de la fusion offre une vision plus homogène de la spirale, recentrée autour du pôle lumineux d’une quête spirituelle. Dans ce clairobscur mystique, la lumière polarisante incarnée par Zénon transcende les forces nocturnes en un élan libérateur. Cette optique unifiante de renaissance nous propose une conversion des valeurs diurnes et nocturnes ; à la fusion des puissances obscures et solaires se superpose la combinaison des forces ascendantes et descendantes, pour une euphémisation de la mort : « La sphère éclatante parut hésiter, prête à descendre d’un degré vers le nadir, puis, d’un sursaut imperceptible, remonta vers le zénith, se résorba enfin dans un jour aveuglant qui était en même temps la nuit »1.
La fin de Zénon L’utopie de la transformation nous révèle donc de manière paradoxale un mythe fusionnel et son envers parodique. *** L’adaptation filmique de L’Œuvre au Noir propose de la sorte un cheminement initiatique dans la ville de Bruges, selon un axe hélicoïdal dont le sens de lecture peut s’inverser. Le jeu herméneutique est ainsi mis en abyme à travers l’effet graduel de la configuration : les degrés de signification de l’exploration urbaine varient et se combinent en fonction de l’implication perceptive et énonciative du destinataire que nous sommes. Dans ce parcours interprétatif entre l’ombre et la lumière, Babel pourrait bien être un mythe solaire : utopie linguistique, Bruges symbolise la diversité des langues qui provoque la nécessité d’un langage alchimique universel, qu’il soit littéraire ou iconique. Utopie audiovisuelle, la ville obscure convoque la lumière par un effet de manque que le lecteur et le spectateur prennent en charge grâce au processus de comblement imaginaire. Hélène DESPRES Université de Toulouse-le Mirail
1
M. Yourcenar, op. cit., p. 443.
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LE FANTASME DE LA TOUR DE BABEL… BIBLIOGRAPHIE BAKHTINE M., Esthétique de la Création Verbale, Bibliothèque des idées, 1984. BALTRUSAITIS J., Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux, Paris, O. Perrin, 1969. BESSIERE I., Le récit fantastique, la poétique de l’incertain, Larousse Université, 1974. CLERC J.-M., Littérature et Cinéma, Editions Nathan, 1993. COURTES J., Le conte populaire : poétique et mythologie, Paris, PUF, 1986. DURAND G., Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Dunod, 1992. GREIMAS A.-J. et COURTES J., Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Supérieur, 1993. NYSENHOLC A., André Delvaux ou les visages de l’imaginaire, éd. De l’Université de Bruxelles, 1985. SPENCER-NOËL G., Zénon ou le thème de l’alchimie dans « L‘Œuvre au Noir » de Marguerite Yourcenar, Paris, Nizet, 1981. SPICHER A., L’imaginaire de Marguerite Yourcenar : images, symboles et mythes, Thèse, Bourges, 1990.
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