Dis-moi Djéliba, pourquoi nous racontes-tu des histoires ?
53
Grand Djéliba, tu sais, depuis que j’ai entrepris cette aventure de griot, il y a une question toute simple qui me taraude l’esprit.
Laquelle ?
Dis-moi, Djéliba, pourquoi racontes-tu des histoires ?
« Le savoir est une richesse, et il ne faut le donner qu’à celui qui le désire »32. Tu sais djelimusso, si tu prends quelque chose de complexe et que tu le transformes en histoire, tout le monde le comprendra parce que tout le monde comprend les histoires. Et même s’ils ne comprennent pas tout ce que tu veux dire, ils retiendront ce qui leur parle. Attends, je vais te révéler quelque chose: mes contes ne sont que des valeurs mises en scène. Pour moi, en tant que gardien de la tradition, c’est un moyen de garder hier, de faire vivre aujourd’hui et de préparer demain. Il y a vraiment un dessein derrière chacun de mes mots. Que ce soit une morale que tu dois déchiffrer, une exhortation ou une louange. Si je te raconte des histoires, c’est pour te donner du courage, t’encourager à faire mieux. C’est pourquoi je dis toujours, les histoires d’un griot sont puissantes.
Quand tu dis qu’elles ont du pouvoir, tu veux dire qu’elles sont ensorcelées ?
Rires. Sais-tu que dans le système de croyances mandingue, la parole du griot est censée avoir non seulement un pouvoir de persuasion mais aussi un pouvoir occulte ? On l’appelle le nyama, la force vitale de la nature. Certains le voient comme une énergie négative et d’autres comme une énergie revitalisante. C’est pourquoi on nous appelle les nyamakalaw, les artisans du nyama et que les gens disent par exemple ka nyama bò !, « éloigne le pouvoir occulte ! » quand ils nous gratifient après une performance, comme pour neutraliser notre nyama. Mais hormis cette histoire de nyama, rien qu’en prenant simplement la parole, quelque
55
32 . Bornand, Sandra, Le discours du griot généalogiste chez les Zarma du Niger, Editions Karthala, 2005, p. XX. Propos de Noma & Issaka Sounna, griots de Harikanassou (Niger) recueillis par l’auteure le 27.05.97.
Alfaga Modibadjo
chose se produit. Que ce soit la mémoire des anciens ou l’épopée du Mandingue, parce que je les chante, elles reprennent vie et te confrontent, toi, à tes actions. As-tu déjà entendu parler d’un certain John Langshaw Austin ?
Non, qui est-ce ?
J’ai entendu dans une émission de la radio française33 qu’en 1962, ce John Langshaw Austin, philosophe américain fut le premier à introduire l’idée de parole performative dans la philosophie contemporaine. Dans son livre Quand dire, c’est faire, pour décrire la réalité du discours qui advient à travers le discours lui-même, il va utiliser le terme de performatif. Pour lui, c’est un énoncé qui se rapporte à un état de choses dans le monde, mais, au lieu que cet état de choses existe indépendamment de l’énoncé qui le décrit, c’est l’énoncé lui-même qui crée l’état de choses dont il parle. La parole entre de cette manière dans plusieurs champs sémantiques où une nuance s’établit entre le simple acte linguistique et l’acte linguistique accompli par la bonne personne. Le sais-tu djelimusso ? La parole en tant qu’acte est régie par l’altérité et l’intentionnalité. Quand elle est proférée dans un contexte particulier, c’est une intention qui est portée hors de soi vers un destinataire. Mais, cette intention doit être reconnue et interprétée correctement par ce destinataire pour qu’elle parvienne au résultat voulu. L’acte de parole ne prend sens que s’il est traduit sous le filtre des conventions partagées par le locuteur et son destinataire. Le fait de parler n’englobe pas seulement les mots et leur sens mais aussi le sens de l’acte de parole.
Djeliba, je suis perdue dans ton explication. Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?
Je vais te donner un exemple. Prenons le cas d’une réunion de village sous l’arbre à palabres : elle ne sera considérée comme ouverte que si le chef
de village la déclare ouverte. Si elle est déclarée ouverte par une tierce personne non reconnue comme délégataire de cette fonction, le forgeron par exemple, la séance ne sera jamais considérée comme ouverte. La parole proférée par la bonne personne emmène à la réalité son contenu. Tu vois ce que je veux dire ?
Oui, je vois…
Si mes souvenirs sont bons, dans cette même émission, une autre philosophe, Barbara Cassin je crois, a ajouté que « parler c’est faire exister quelque chose et dire c’est vraiment faire »34 . Elle parlait beaucoup de la magie créatrice du discours. C’est ce que je t’expliquais quand je te disais que je faisais revivre par mes mots, la grande geste épique du Mandingue.
Justement en parlant de la geste de Soundiata, pourquoi est-ce qu’elle est si rarement chantée mais toujours chantée en grand rassemblement ?
Premièrement, parce qu’elle dure juste 7 heures à chanter ! Rires.
J’avoue que c’est légèrement long. Rires.
C’est un récit très important car c’est le mythe fondateur de toutes les familles issues de l’empire du Mandingue. C’est à Soundjata qu’on doit le rayonnement de ce jadis empire mandé mais aussi la renommée des griots, dont l’origine est floue. Avec la charte du Kouroukan-Fouga en 1236, il a établi notre caste et nous a légitimé en tant que maîtres de la parole. Mais plus important encore pour toi qui veux être griot, tu dois savoir quelque chose : au sein de l’espace public, les récits permettent la mise en scène de modes de vie, de valeurs et d’identités à différentes échelles. Encore plus pour les récits fondateurs. Derrière un conte se cache non seulement une dimension rituelle, narrative mais surtout une dimension didactique. Tu sais pourquoi ?
33 . Worms, Frédéric « Face au présent, La crise du langage et comment y répondre », in Matières à penser, podcast publié en ligne le 28 janvier 2019.
34 Ibid
57
Charte du Mandé
Pour qu’on fasse comme les héros ?
Oui pour certains mais pas que. Quand je chanterai l’épopée de Soundiata Keita par exemple, tu te compareras implicitement à lui. Peu importe la narration, un processus de reconnaissance s’enclenche par une distance comparative du récepteur avec les personnages. Le récit porte en lui cette propension suggestive à modeler une conduite et consolide de la sorte, les rapports entre les individus en leur permettant de se retrouver autour de projections communes. La projection, ça c’est très important.
Tu nous manipules quand tu chantes alors ?
Rires. Je ne parlerai pas vraiment de manipulation mais plutôt de suggestion. Denis Cristol, un docteur en sciences de l’éducation a dit une fois « le récit parce qu’il est langage, est porteur de vie, de réalisation individuelle et collective »35. Tu vois, quand je raconte des histoires, ce sont des histoires que j’ai moi-même reçues de mes pères et qui ont été transmises de générations en générations. Nous, gens de la parole, dans nos récits se cachent les constructions sociales de nos villages depuis que la terre a enfanté nos aïeuls. Quand je fais l’éloge d’un noble en racontant sa lignée, je lui rappelle l’honneur de ses ancêtres, je lui rappelle devant tout le monde qu’il est noble, un homme libre et je l’encourage ainsi à se montrer digne par ses actes de sa lignée. Tu me comprends ?
Je vois ce que tu veux dire. Tu me rappelles là, Démodoque, un barde qui a fait pleurer Ulysse en chantant ses exploits et l’a induit à retourner à Ithaque, son royaume. Pourrais-tu m’en dire davantage sur le récit ?
Je pense que le récit influence à plusieurs échelles de la société. À l’échelle macro-sociale, il permet d’installer une opinion générale et insidieusement configurer certains monopoles. Lorsqu’il est à la disposition de décisionnaires, qu’ils soient
Soundiata
politiques, religieux, culturels ou économiques, il peut être une arme puissante. Certains parlent de propagande, d’autres de soft power, la puissance douce, d’autres encore de storytelling. Regarde dans le milieu griotique, tous ceux qui surfent sur l’imaginaire du griot et de sa kora pour faire vendre leur musique.
C’est vrai que dans le marketing, j’ai remarqué l’usage de plus en plus croissant du storytelling où le produit est entouré d’une valeur narrative très forte pour encourager sa consommation. Dis donc, Djéliba, tu en sais des choses !
Rires. Oh Djelimusso, ne te méprends pas sur le vieux Djéliba que tu vois là. Un bon griot doit connaître les histoires passées mais être aussi ancré dans son époque. Regarde encore le cas tout simple du cheveu crépu. Il y a encore quelques années, porter ses cheveux au naturel pour nos femmes étaient un calvaire. Du regard dépréciatif porté sur ce cheveu au manque d’outils adaptés en passant par le manque de représentation, la majorité s’est rabattue sur les produits défrisants assez néfastes et les coiffures protectrices. Mais, à force que des voix s’élèvent sur le sujet, promeuvent de meilleurs rituels capillaires et encouragent la visibilité de ce cheveu dans toutes les sphères d’influence, de plus en plus de femmes noires aujourd’hui assument leur cheveu au naturel. Tu vois là, prendre une chose, la mettre en avant, la raconter ou la célébrer, la légitime et influence la pensée globale qu’on a de cette chose. Je t’ai parlé de l’échelle macro-sociale. La suivante concerne la construction du village.
La construction du village ?
Oui la construction du village. Tu connais ce proverbe bambara qui dit « Parler c’est bâtir, c’est construire un village » ?
Non pas du tout, que veut-il dire ?
59
35 . Cristol, Denis, « Écrire un récit collectif pour faire communauté », article publié en ligne le 23 avril 2018 sur le site « Thot Cursus ».
Il sous-entend que derrière les échanges entre plusieurs personnes, la construction physique et par conséquent sociale d’un groupe se dessine. Chez nous, dans l’Afrique traditionnelle, les échanges qui construisent le village passent souvent sous forme de récits véhiculés oralement par les conteurs, les griots comme nous et souvent même les personnes âgées. Ces discours dépassent le simple schéma locuteur-récepteur de l’échange et entrent dans un rapport social où le discours devient une affaire d’éducation et de transmission qui établit les valeurs du village mais aussi les différents acteurs inhérents à ce village. Le contenu, la forme et le cadre d’énonciation de ces récits permettent que les organisations se racontent et se saisissent de cette manière d’ellesmêmes. Mme Cassin disait encore que « les choses n’existent et ne sont réconciliables que via le récit. Les choses brutes ne sont pas réconciliables. Si on en parle, si on les dit, si on les raconte, on peut donner corps aux rapports humains »36. À l’échelle méso-sociale, les récits possèdent un pouvoir édificateur lorsqu’ils sont écrits en intelligence collective. C’est pour cela qu’il faut toujours rafraîchir ses histoires quand tu es griot.
C’est donc ça la construction du village! Tu rejoins Karen Blixen citée par Hannah Arendt qui écrivait « Tous les chagrins sont supportables si on en fait une histoire »37 Le récit aurait une sorte de vertu cathartique et thérapeutique, il serait un bon moyen d’exposer des faits dans leur justesse essentielle.
Oui, exactement ! L’expression en récit d’une communauté est un moyen d’appréhender le réel, une véritable thérapie narrative et restauratrice, préservant le passé et préparant l’avenir. Mais il n’y a pas seulement l’échelle macro et méso sociales. Il y a l’échelle micro-sociale avec les récits de vie par exemple. La mise en récit d’une vie est une pratique sociale qui ouvre à la découverte, la transformation et à l’apprentissage de soi. Aujourd’hui, regarde tous les récits de nos vies que nous écrivons : les cvs qui font le récit de nos accomplissements,
61
36 . Worms, Frédéric « Face au présent, La crise du langage et comment y répondre », op. cit.
37 . Arendt, Hannah Isak Dinesen, trad. de l’anglais par B. Cassin, dans Vies Politiques, 1955, Éditions Gallimard, Paris, 1974, p.125.
les réseaux sociaux que nous modelons à gré, l’engouement pour les livres autobiographiques etc. Pineau et Legrand écrivaient justement que l’invention des récits de vie est une « recherche et (une) construction de sens à partir de faits temporels personnels, elle engage un processus d’expression de l’expérience »38. Regarde encore tous ces jeunes dandys de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes qui défilent dans les rues au Congo ou à Paris, vêtus de vêtements de luxe, ostentatoires et colorés. Durant la colonisation, ils se sont créés leur propre mouvement d’affirmation en se fabriquant leur propres codes de représentation.
En fait, en t’écoutant, je me rends compte que narration, récit, langage, modes de reconnaissance et d’existence des individus sont étroitement liés. C’est encore plus fou que le griotisme soit au carrefour de ces notions ! Je comprends mieux pourquoi il figure au patrimoine immatériel francilien39!
Tu comprends aussi peut-être à présent pourquoi les nobles nous ont créés, nous les griots, et pourquoi certains malgré la mondialisation ne peuvent se passer de nous. Raconter des histoires, célébrer, encourager, reprendre, transmettre, ça, peu importe où tu te trouves, peu importe la portée de tes propos, ça fonctionne.
Honnêtement, tu penses qu’aujourd’hui justement avec cette mondialisation, il faut de nouvelles narrations, de nouveaux moyens de célébration ?
Nouvelles narrations ? Je ne sais pas, peut-être bien. Ici, en Afrique, avant les gens savaient qui ils étaient et quand ils ne le savaient pas, ils se référaient aux anciens ou aux griots. Aujourd’hui, comme tu le vois, les choses ont changé. Mais vu qu’aucune parole ne semble vraiment être efficace, il faudrait peut-être tenter de nouvelles approches.
Djéliba, ensemble pourrait-on y arriver ?
38 . Pineau, Gaston, et Le Grand, Jean-Louis, Les histoires de vie, Presses Universitaires de France, 2007, pp. 3-4.
39. La migration de griots maliens vers les années 80-90 a contribué à renforcer le lien social entre les membres de la communauté Mandingue Île-de-Franceenet à favoriser les occasions de rencontres entre compatriotes pendant les manifestations et célébrations organisées.
63
6
Au fond, sais-tu vraiment ce qu’est un griot ?
65
Djelimusso, toi qui veux tant être un griot, au fond, sais-tu vraiment ce qu’est un griot ?
Rires. Je sais que le griot africain est l’équivalent du barde dans les sociétés antiques européennes. De tout ce que tu m’as dit jusque-là, je dirais que c’est un communicateur et un éducateur traditionnel de l’Afrique de l’Ouest. Ce que je sais et que j’aime chez lui est qu’il utilise la narration pour faire sa médiation. Son rôle suprême est de maintenir la cohésion sociale en rappelant à travers ses éloges et ses contes, l’identité des individus, leur place dans la société et de ce fait le comportement qui devrait en découler. Je sais que de cette manière, il est le garant de la tradition et je pourrais dire qu’il en est même son porte-parole, la préservant de l’acculturation. C’est une figure très intéressante dans une culture orale où demeurent peu de manuscrits. Voilà, grosso modo, ce que je sais du griot.
C’est déjà très bien ! Je vais alors t’en révéler plus : un bon récit doit être plaisant et t’apprendre quelque chose. Il faut que le contenu et le contenant soient homogènes et séduisants. Recevoir la djeliya ne suffit pas pour être un médiateur efficace. Il faut savoir la maîtriser. Écoute-moi attentivement. Je vais te donner aussi quatre termes :
Position Information Attention Action
67
Position : Tu dois savoir qui tu es
Être griot va bien plus loin qu’être un bon musicien. D’ailleurs, tu n’es même pas obligé de maîtriser un instrument. Ta voix te suffit. Normalement, les griots femmes ne narrent pas les récits mais chantent uniquement les louanges et épopées. Elles peuvent être accompagnées des choristes et musiciens mixtes. De même, les femmes devraient être limitées à un seul instrument, la râpe en fer (karinya) mais de plus en plus apprennent d’autres instruments notamment la kora.
Quel type de griot veux-tu être ? Conteur, chasseur, politique, généalogiste, musicien ? Qu’ils t’appellent djeli, jasare, barde, nyamakalaw, quoi que tu choisisses d’être, ne t’arrête pas de parler, de parler pour construire le village. Tu es un ciment social et ta parole doit être en tout temps bonne. Elle doit créer l’unité et renforcer l’harmonie du groupe et non y jeter le trouble. Tu es une personne créée par le groupe et pour le groupe. Ton rôle est de le célébrer et d’en faire perpétuer les coutumes et valeurs en le lui rappelant. Tu es un diplomate poétique et rhétorique. Tu contribues à l’établissement de l’individu dans la communauté en confirmant sa légitimité. N’oublie pas « la parole de l’ancien est une parole de sagesse, celle du jasare est une parole de célébration ». Ici, tu n’es ni noble, ni captif et en soi, tu n’as pas vraiment grand chose à gagner si ce n’est ta propre subsistance. Ne harcèle qui ne peut donner et ne révèle pas certains aspects dépréciatifs de son histoire, sa réputation en dépend. Sois un intermédiaire indépendant, neutre et objectif. Ton rôle n’est pas de contester le pouvoir en place même si tu peux sous-entendre ta désapprobation. Cependant, si tu es réquisitionné pour sensibiliser sur des sujets qui touchent à la vie commune, n’hésite pas ! Construis le village.
69
Yéla
« Les griots ont un rôle important en tant que médiateurs officiels dans le cas de disputes entre groupes. En effet, ils arrivent à établir une précieuse communication indirecte entre familles, entre personnes, ou entre des anciens qui se disputent au village. Ici aussi, puisqu’ils n’ont pas le droit d’occuper un poste politique, ils ont l’autorisation sociale de rendre un avis impartial sans être soupçonné de le faire dans le but lucratif, même s’ils sont rémunérés pour leur peine. Cette médiation peut être indirecte dans le sens où tout au long des négociations, le griot rencontrera chaque groupe séparément, facilitant ainsi une résolution du conflit sans qu’il n’y ait de frictions inhérentes en face à face. Comme nous l’avons déjà mentionné, leur exclusion des postes publiques et claniques donne une certaine immunité aux griots, qui ne seront jamais critiqués pour leurs opinions. Elle leur permet d’émettre publiquement des critiques parfois virulentes. Dans ce rôle, à travers leurs poésies louangeuses ou critiques, les griots incitent parfois à l’action ou à la réaction sur certaines questions. »40
71
40. Johnson, John. « Griots mandingues : caractéristiques et rôles sociaux » in Africultures, vol. 61, no. 4, 2004, pp. 13-22.
Information : Tu dois maîtriser ton sujet
Naître griot ne suffit pas. Il faut être légitime et pour cela tes connaissances doivent être incommensurables. Qu’il s’agisse de contes, d’exploits d’ancêtres ou d’éloges, il te faut connaître ton sujet, te former et t’informer. Il faut que tu apprennes à écouter, à parler, à voir et si tu veux aller plus loin, que tu apprennes à jouer d’un instrument. Il te servira à charmer ton auditoire. L’histoire est riche et vaste.
Cawyan, « apprends par imitation ». Ta formation sera longue mais en tout point, sois attentif à ton instructeur qu’il soit ton père ou un maître réputé, copie et répète ce que tu le verras faire.
Salankoyize nia dirkoyize, « fils de parleurs et de voyageurs », ne te limites pas aux recoins de tes murs, sors, voyage, va écouter la sagesse ailleurs, enrichis ton répertoire. Légendes étiologiques, panégyriques, généalogies, étymologies, récits épidictiques, épopées, proverbes, contes, origines de divers noms de famille, de rivières, de villes et de villages, ne retiens aucune connaissance. Tu mettras ainsi en valeur ce et ceux dont ils parlent. Construis le village en construisant ton propos.
73
75
Attention : Tu dois connaître ton auditoire
Deede si kaanu da tuko si no, « un récit n’est agréable que s’il y a un auditoire ». N’oublie pas, tout récit est proféré en direction et en fonction d’un auditoire. Le griot est celui qui parle, l’auditoire est celui qui répond. Ton auditoire est donc très important, qu’il soit un noble, des époux ou une chefferie. Tu dois le prendre en compte dans la construction du discours, car le discours d’un griot est jugé en fonction de son efficacité sur son destinataire. Observele donc méticuleusement.
Que ce soit sous l’arbre à palabres ou à un mariage, à une intronisation ou à une veille de fête, à une réunion ou à une visite de courtoisie, ton récit doit s’inscrire dans les conventions. Il y a un consensus entre toi, ton auditoire et l’objet de ton discours. Tu te dois d’être crédible pour qu’il soit réceptif.
77
Action : Tu dois être éloquent
Ta parole doit être un cheval de Troie. Entoure-là d’artefacts spécifiques pour pénétrer les émotions et les pensées. N’oublie pas une autre chose : tu vis de tes récits donc ta performance doit aboutir sur de l’action. Tu dois séduire ton public. Ta façon de te vêtir, ta façon de parler, ta façon de te tenir, ta façon de jouer ton instrument : tout est langage. Sature ton récit de « sel », ni ma dan ciiri ni deede ra : humour, suspens, exagération, métaphore, musique, mimes, changement de voix, changement de langue, changement d’intonation. Peu importe la longue durée de tes paroles, fais attention à ton élocution et parle sans hésitation. Ta langue doit être « mielleuse, et agréable », deene kanu. Tu as le droit de changer certains éléments, du moment qu’ils ne transgressent pas le sens historique.
Comme je te l’ai dit, tu dois faire de ton auditoire ton centre d’occupation pour devenir le sien. Imposetoi physiquement : n’hésite pas à parler fort voire même crier pour attirer l’attention à la fois sur toi mais aussi sur ton destinataire. Pointe-le du doigt et tourne les regards vers lui. Ainsi, à ta parole, attends-toi à des réponses, des interjections, des rires, des tremblements ou même à des dons matériels ou financiers.
79
Performance à deux
Je vais te montrer à présent comment cela fonctionne. Je prendrai comme exemple d’auditoire la noblesse car c’est avec elle que nous avons le rapport d’ascendance le plus significatif. Pour que tu comprennes ce que je veux dire par noble, tu dois savoir que dans la société pré-coloniale mandingue, la caste des nobles, celle des hommes de pouvoir est supérieure à celle des griots, les artisans de la parole. Le rapport de force ne se déroule que durant le temps du discours. Vos statuts ne changent en aucune manière mais c’est votre rapport d’ascendance qui s’inverse. Par ton influence, tu deviendras une menace implicite qui amènera le noble à se conformer aux valeurs inhérentes à son statut que tu auras célébré. Ton pouvoir est bref mais entre dans la construction de sa réputation et de son souvenir.
Tu initieras toujours l’interaction et la dirigeras jusqu’à sa fin. À la fin, sois sûr que le rapport d’influence conventionnel se rétablisse : tu dois t’effacer pour laisser la place de l'action au noble.
Griot
Initie l’interaction
Debout
Parle
S’impose
Baisse les yeux et le ton de voix
Noble
Subit l’interaction
Assis ou debout
Reste silencieux
S’efface
Relève la tête
81
En fait, durant l’interaction, tu exerces une autorité psychologique implicite sur le noble. C’est la pression du faible sur le fort. Dans tes chants comme ta manière de te tenir, tu dois apparaître comme l’antithèse du noble pour le mettre en valeur. On attend du noble qu’il soit courageux, généreux, et pudique. Toi, en opposition, tu te montreras éhonté, fantaisiste, rusé et impénitent. Pour l’appel d’ancêtre par exemple,
Stratégie 1 : « On ne tombe pas du ciel ». Rattache celui que tu célèbres à l’ancêtre le plus loin : le rattachement aux racines renforce le sentiment d’appartenance à un lieu, un peuple et une famille.
Stratégie 2 : Révèle cette personne en la plaçant au centre des regards. Crie, désigne-la avec hargne.
Stratégie 3 : Ne fixe qu’elle et ne pense qu’à elle pour qu’elle se sente privilégiée. De cette manière son attention se portera par conséquence sur toi.
Stratégie 4 : Insère de la comparaison pour susciter une distinction. Tu peux adresser un rival ou un modèle.
Stratégie 5 : Maintiens l’attention avec une cadence rythmée par ta parole et ta musique.
Voilà comment le noble est pris au piège du discours du griot. En fin de compte, djelimusso, retiens bien et allies ces éléments selon le type de récit que tu profèreras, pour agir sur ton auditoire de la manière la plus juste en lui apprenant quelque chose tout en suscitant plaisir, rire, courage, fierté, exaltation, voire même tremblements. Tu seras ainsi un porteur de paroles admirables.
83
85
87
7
Pourquoi veux-tu être griot ?
89
Je voudrais te poser une question, tu sais bien que tu ne pourras jamais vraiment être un griot parce qu’on naît griot, on ne le devient pas. Pourquoi veux-tu vraiment être griot ?
Ça va te paraître un peu inédit d’entendre cela mais derrière tes stratagèmes, j’y vois du design.
Comment ça ?
Face à la difficulté de représenter le monde de manière unique et objective, je crois que la manière de voir ou de le donner à voir est une manière de faire ce monde. Et, en tant que designer, quand je te vois, toi, Djéliba, je nous trouve similaires car nous avons cette capacité commune de pouvoir façonner ce monde à travers notre travail. Pour moi, faire du design, c’est faire projet, c’est faire société. Sudjic Deyan, un journaliste spécialisé dans l’architecture et le design disait justement à ce propos : « Les objets nous aident à évaluer le déroulement de notre existence. Ils nous servent à définir notre personnalité, disent qui nous sommes et qui nous ne sommes pas. (Et) le design est devenu le langage qui façonne ces objets et adapte leur message. Le rôle des designers les plus sophistiqués d’aujourd’hui est celui de conteurs : leurs créations doivent transmettre des messages audibles autant qu’elles doivent résoudre des problèmes d’apparence externe et de fonctionnalité interne. Comme les autres langages, le design évolue et change rapidement de sens. Qu’on le manipule avec subtilité et ingéniosité ou avec lourdeur et maladresse, il est la clé de la compréhension du monde façonné par l’homme. »41
Ton point de vue est intriguant. Honnêtement, je n’aurais jamais pensé faire un lien entre griotisme et design ! Rires
Et pourtant Djéliba ! L’évidence de ce lien s’est produite quand j’ai lu dans un article42 que vous faisiez partie de la caste des artisans. Que vous soyez forgerons transformant le minerai en fer pour fabriquer des outils, maroquiniers transformant des peaux de
91
41 . Deyan, Sudjic, Le langage des objets, Éditions Pyramid, 2012, p.31.
bêtes en vêtements ou griots, transformant la parole en valeur, j’ai lu que le rôle spécial de votre caste était de transformer les éléments sauvages de la nature, de la « brousse », si je puis dire, en culture. C’est bien cela ?
Oui, c’est exact. La caste des nyamakalaw, les libérateurs du nyama dont je t’ai parlé.
J’ai lu encore que « tisser », « forger » et « chanter des louanges », activités libératrices de nyama, s’exprimaient par le même verbe da43 qui veut dire « créer » et qu’ainsi vous façonniez les statuts et les événements pour qu’ils puissent s’intégrer dans la vie sociale. Pas si étonnant que les portugais vous aient surnommés, criado44, les constructeurs domestiques, les créateurs au service du peuple !
Rires.
Ce que dit cet article fait écho à la Petite philosophie du design de Vilém Flusser où l’auteur explique que fabriquer signifie manipuler et détourner le donné en le changeant en artefact pour le rendre pratique45
Je trouve très intéressant ce que dit cet homme.
Oui, et quand je médite encore sur la question, design et griotisme peuvent s’allier car contrairement à d’autres formes d’expression artistiques, ils se situent globalement dans une universalité non partisane. Leur subjectivité respective s’inscrit dans un contexte général objectif et posé où l’un doit répondre primo au cahier des charges et l’autre faire perpétuer les valeurs du groupe. Cependant, en y prêtant attention, depuis ses débuts, le design a toujours été associé à une forme d’émancipation et de transformation de la société. Ces dernières décennies, avec l’essor du design de service, la tendance s’est portée à l’innovation sociale qui s’attache à la conception de procédés, de modes d’organisation, de manières de vivre ou de travailler. Avec ces chantiers trans-disciplinaires entourés d’enjeux liés à l’économie, l’éducation, le social ou la culture, je me demande si la créativité du designer devrait uniquement résider dans le dessin d’objet industriel. Ne pourrait-elle pas
d’avantage s’expérimenter au travers d’un scénario ? Quand je lis que « depuis qu’il y a du design, celui-ci est engagé dans un jeu de langage, un langage plus ou moins approbateur, plus ou moins critique et déconstructif, avec la rationalité, et plus précisément avec cette rationalité qui depuis la révolution industrielle s’est imposée comme le moteur configurant la société, dès lors que celle-ci est devenue société de masse, puis de consommation. (Et qu’il) est désormais impensable de parler du design sans envisager les effets qu’il produit sur les relations que nous entretenons avec cette rationalité-là, qu’il s’agisse de la contester, de l’aménager, de lui renvoyer une image ironique ou d’aller voir dans ce qui demeure de ses interstices si ne se cacheraient pas quelques possibles encore inaperçus que l’on pourrait traduire en propositions affectant nos modes de vie. (Et qu’il) se pourrait en effet que la dimension politique du design soit moins à rechercher dans quelque allégeance à telle idéologie déterminée que dans les enjeux (qu’)explicitement ou non, consciemment ou non, il brasse, travaille, reformule au quotidien, des enjeux qui touchent très précisément à notre expérience, à nos façons de vivre dans un monde dominé par une raison devenue totalisante »46, je ne peux que me ranger du côté de Goodman47 qui s’insurgeait de la réduction du monde à la vérité scientifique : « Comment allez-vous réduire la vision du monde de John Constable ou de James Joyce à la physique ? »48
Qui sont Constable et Joyce ?
Constable est un peintre britannique du XIXè siècle et Joyce est un romancier et poète irlandais du XXè siècle.
J’irai me renseigner sur leur travail.
Qu’as-tu lu encore Djelimusso ?
J’ai lu encore chez Flusser que les identités fonctionnent comme des masques à l’intérieur des champs sociaux. En partant de l’étymologie du mot « personne » signifiant masque en latin, il explique que ces masques sont fabriqués et appliqués sur les relations et viennent s’insérer dans le réseau social avec un « je » qui n’est
42 . Jansen, Jan. « Les griots de Kéla : des paroles qu’on devrait entendre » in Africultures, vol. 61, no. 4, 2004, p.26.
43 . La langue utilisée est le malinké, langue parlé par le peuple mandingue d’Afrique de l’Ouest.
44 . Voir définition dans la partie Prolégomènes
45 . Flusser, Vilém, La petite philosophie du design, Éditions Circé, Paris, 2002, p.71.
46 . Payot, Daniel, « Métis,mimesis: les petites ruses politiques du design », in Poïétiques du design, Conception et politique, sous la direction de Gwenaëlle Bertrand et Maxime Favard, Éditions L’Harmattan, 2015, p.25.
47 . Nelson Goodman (1906-1998) est un philosophe et une des grandes figures du renouveau de l’esthétique par la philosophie analytique.
48 . Goodman, Nelson, Manières de faire des mondes, Éditions Gallimard, 2006, p.164.
93
pas seulement un porteur de masques mais un designer de masques pour les autres. Là, Djéliba, j’ai directement pensé à tes discours épidictiques publics où tu façonnes le commun en construisant l’individuel. Par ailleurs, en parcourant l’Histoire, j’ai remarqué que la plupart des célébrations sociales d’un groupe font émerger des projections visuelles et formelles pouvant transformer l’espace public en un lieu à forte dynamique artistique. Elles agissent comme des moments positifs durant lesquels les membres s’exposent et s’expriment individuellement et collectivement, que ce soit en exaltant le fait d’être ensemble, de faire ensemble, d’anticiper ensemble, de se raconter ensemble, de célébrer les héros ou punir les vilains. Toutes ces narrations communes apportent au final des visions particulières du monde. Par conséquent, face aux désenchantements des grands projets collectifs pourtant nécessaires et un contexte contemporain où le sensible émerge dans pratiquement toutes les sphères de la société, l’espace public ne pourrait-il pas devenir le lieu d’une nouvelle mécanique hétérotopique49 portée par le design ? L’éruptif ne pourrait-il pas se mêler au rationnel ?
Face à ceux qui craindraient alors une surenchère d’informations perméables, j’adjoins l’emploi de modalités différentes. Toi, Djéliba, quand tu parles, le temps se met à ton service. En y réfléchissant, je pense au Slowmade, un mouvement artisanal pronant la réhabilitation de la valeur « temps » pour une fabrication réfléchie, minutieuse et qualitative. De ce fait, ne pourrait- on pas opposer au culte de l’efficacité, de la rentabilité et de la productivité, une temporalité autre où l’humain et ses capacités sont célébrées ?
Aussi, tu sais que les individus sont plus enclins à l’émotivité qu’à la réflexion alors tu ruses pour parler et te faire entendre. Quand je te vois utiliser tes stratagèmes linguistiques et paralinguistiques, j’y vois là le designer que décrit Flusser. À partir de la racine anglaise du mot signifiant à la fois « intention » mais aussi « conspiration », il définit le designer comme « un comploteur perfide qui tend des pièges ».50 D’après lui, le design est un noeud où l’art et la technique se recouvrent pour ouvrir la voie à une nouvelle culture consciente d’être frauduleuse, une culture consciente
95
49 . L’hétérotopie est définie par Michel Foucault comme le lieu physique où l’utopie se développe.
50 . Flusser, Vilém, La petite philosophie du design, op. cit., p.7.
Kamale Kontigue
de surpasser le naturel par l’artificiel et dont le but serait de transformer les hommes soumis aux déterminations naturelles en hommes libres s’affranchissant continuellement des contraintes.
Tu aurais un exemple pour illustrer ce que tu dis ?
Le projet qui me vient à l’esprit est le film Disaster Playground de Nelly Ben Hayoun réalisé en 2014 dans le cadre de l’exposition « Future Fictions » en Belgique. En manipulant les consensus du documentaire et de l’apocalyptique, le film mélange situations réelles et scénarios fictionnels pour créer une réalité fragmentée afin de sensibiliser sur la menace d’astéroïdes mais aussi questionner les structures de pouvoir dans les institutions. Ici, la génération d’une forme de sublimation via un inattendu stimulant déconstruit la sublimation attendue du médium filmique et aide à recevoir différemment l’information. Nelly Ben Hayoun pousse les limites du design par le moyen de la fiction où le produit se révèle non matériel mais producteur de sens et d’interrogations. Le design s’éloigne ainsi d’artefacts de consommation pour se rapprocher de débats sociaux avec un designer se plaçant comme instructeur guidant l’usager à voir audelà des projections.
Dès lors, comme le chant du griot qui engendre l’introspection, le design ne pourrait-il pas envisager d’avantage sa production comme matière à penser ? Comme le griot toujours, le designer ne pourrait-il pas se situer en pédagogue, porteur de paroles afin de passer le pouvoir de l’action à l’usager ?
Au final, pour moi, qu’il s’agisse d’une projection par le dessin ou par la narration, le design et le griot relèvent du même projet : celui de faire société. Voilà pourquoi, Djéliba, je me vois en toi.
97
99