9 782365 100021
35 €
Les Éditions de Juillet
PHOTOGRAPHIES D’ÉLODIE GUIGNARD - TEXTES DE CHRISTINE BARBEDET PRÉFACE DE MARTIN HIRSCH
Les Magnifiques
Formée à l’École nationale de la photographie d’Arles, Élodie Guignard n’a de cesse de questionner l’art du portrait. Esthétiques par l’exigence, mais non esthétisantes, les photographies de l’artiste ne sont jamais papier glacé. Elles révèlent la beauté de l’être dans sa dimension secrète, la plus humaine.
Les Éditions de Juillet
La série dédiée aux compagnons d’Emmaüs des Peupins dans le Nord Deux-Sèvres est pour Élodie Guignard une autre manière de battre les cartes des familles de portraits naturalistes qu’elle met en scène habituellement. Avec la série Les Magnifiques, en partant d’une approche picturale, la photographe a souhaité questionner l’épisode de la Bible dédié aux pèlerins d’Emmaüs. En résidence d’artiste, elle a proposé aux compagnons des temps modernes que sont Françoise, Julie, Ledka, Guy, Ludovic, Joël, Jean-Claude… de se mettre en scène dans leur environnement quotidien, un bricà-brac de costumes extraordinaires et d’objets farfelus. Une rencontre émouvante révélée ici par la plume de Christine Barbedet, journaliste, auteure et plasticienne.
Les Magnifiques PHOTOGRAPHIES D’ÉLODIE GUIGNARD - TEXTES DE CHRISTINE BARBEDET PRÉFACE DE MARTIN HIRSCH
Les Éditions de Juillet
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Les Magnifiques PHOTOGRAPHIES D’ÉLODIE GUIGNARD - TEXTES DE CHRISTINE BARBEDET PRÉFACE DE MARTIN HIRSCH
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a beauté n’est pas un privilège des riches. L’art n’est pas l’apanage des puissants. Le regard porté sur l’autre peut être défigurant ou transfigurant. En admirant le travail d’Élodie Guignard, j’ai pensé à ce défilé de mode que nous avions organisé pour un salon d’Emmaüs, il y bientôt dix ans, à partir d’une ini-
tiative de la communauté de Chambéry, accompagnée par celle de Dunkerque, défiant les codes et déjouant les usages. J’ai pensé aussi à cette exposition « Pauvres de nous » que nous avions organisée à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’appel de 1954. Nous avions choisi comme lieu le Musée de l’Homme au Trocadéro, au carrefour de multiples symboles. Un musée, parce que nous aimerions confiner la pauvreté à des musées, en l’extirpant de la rue, des villes et des campagnes. Le Musée de l’Homme, parce que c’est le trésor le plus inestimable. Le Trocadéro, là où a été bâtie la dalle des droits de l’homme. Et le Trocadéro, face à la Tour Eiffel, pour mettre au cœur du cœur ceux qui sont laissés à la périphérie. Et je me souviens de la beauté de ce dinosaure en ferrailles de récupération, véritable œuvre d’art de compagnons, trônant dans ce lieu magique. L’art et la culture sont devenus trop souvent des valeurs marchandes, alors qu’ils sont, en réalité, ce qui peut rester accessible à tous, sans barrière financière. Ils peuvent se construire à partir de ce qui reste gratuit : l’imagination, la tendresse, l’attention aux autres, l’inventivité. Au lieu d’être confisqués, ils peuvent être partagés, reconquis. Ils peuvent être l’étendard d’une dignité retrouvée et proclamée. À travers les photos d’Élodie, j’ai repensé à ma première visite aux Peupins, il y a bientôt dix ans, pour un anniversaire. Je n’oublierai jamais cette atmosphère rare de solidarité, de simplicité, d’accueil et d’enthousiasme. L’objectif d’Élodie a su rendre les regards malicieux, et restituer magistralement ce mélange de souffrances et de bonheur, sans occulter les unes, sans négliger l’autre. Ces photos sont un antidote aux clichés. Ils balayent les préjugés. Ils doivent nous conduire à nous dépasser. Il y a tant à faire. Martin Hirsch
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orsque Élodie, jeune et néanmoins
vingt ans, ils découvrent et expérimentent le
expérimentée photographe, m’a pro-
plaisir de réaliser une œuvre, de perfection-
posé de réaliser des portraits de com-
ner un style, bref, de se plonger dans l’activité
pagnes et compagnons, ce projet m’a
« créatrice ».
d’emblée enthousiasmé, tant il rejoignait bien nos propres cheminements.
Au fil des jours, tout ce travail a donné des fruits incroyables : un vrai parcours de confiance en
Cela fait plus de vingt ans que la communauté
soi, de stabilité pour certains, de revalorisa-
Emmaüs-Peupins expérimente cette belle alchi-
tion, qui a permis à la communauté de mieux
mie de la rencontre entre des artistes et des
répondre à sa « mission » d’accueil et de recons-
compagnons. Des peintres, des sculpteurs, une
truction des compagnons.
calligraphe, des musiciens, des cinéastes… ont animé ces rencontres. Plus d’une centaine de
Élodie a donc rejoint cette aventure collec-
compagnons ont pu ainsi découvrir ou redécou-
tive de La petite Moinie, et y a apporté son
vrir qu’ils pouvaient participer à un processus
talent de photographe. La magie a bien fonc-
de création, solitaire ou collectif.
tionné et de nombreux compagnons sont rentrés dans ce projet de construire, avec elle,
La petite Moinie est le lieu où s’est organisée
un portrait d’eux-mêmes, préparé, sublimé,
cette activité créatrice ; une vieille ferme dont
accompagné d’accessoires divers et au sein
les dépendances ont été aménagées en ateliers.
d’un cadre approprié.
Là, une demi-journée par semaine, les compagnons choisissent l’activité qu’ils veulent dé-
Je te remercie Élodie de cette belle pierre que
couvrir : peinture classique, sur soie, sur verre,
tu as apportée à la reconnaissance de femmes
sculpture, mosaïque, musique, photographie,
et d’hommes, souvent blessés par la vie, et tel-
vidéo… accompagnés par des professionnels
lement « magnifiques »…
de ces domaines d’expression. Depuis plus de
Bernard Arru
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orsque le geste chorégraphique est interprété avec justesse et sincérité, il impose de lui-même le respect du regard. Il en est ainsi du geste photogra-
phique d’Élodie Guignard. Chez la photographe, la rencontre avec l’autre est prétexte à raconter, sans jamais surjouer, des scènes de genre qu’elle compose souvent en pleine nature. Dans l’œil de la lumière, elle apprivoise le cadre, la posture, la pose… Elle prend le temps de déclencher, pour saisir sur pied, le sourire d’un lâcher-prise et le corps confiant d’un visage intérieur. Qu’on ne s’y trompe pas, les photographies d’Élodie Guignard demandent qu’on s’y attarde. Elles ne sont pas celles qu’on croit voir à trop vite passer. Esthétiques par l’exigence, mais jamais esthétisantes. Si les glacis sont recherchés, en hommage à la peinture de chevalet, ils ne sont jamais papier glacé, mais plutôt pa-
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pier chiffon, vibrant de petits travers et défauts
rente des précédentes, la série Les Magnifiques
de chair. Élodie sait révéler la beauté de l’être
m’amène ailleurs et m’ouvre d’autres portes.
dans sa dimension secrète, la plus humaine.
Jusqu’à présent, j’ai beaucoup photographié
Dans l’équilibre d’un format carré, ce sont autant
des jeunes femmes, de ma tranche d’âge. Je les
de petits grains de sable qu’elle dérange pour
connaissais et je leur proposais de poser pour
faire basculer un univers trop lisse en apparence,
moi. Je décidais de tout, des costumes apportés,
dans l’indicible épaisseur de l’être paradoxal.
des maquillages, des postures… »
Elle glisse son objectif dans les refuges de l’in-
Un rapport d’identification assumé que la pho-
time. Elle sublime l’art du portrait qu’elle sait
tographe remet ici en jeu, en laissant pénétrer
mener de l’autre côté du miroir optique. Elle dé-
la confrontation des utopies intimes dans sa
tourne, avec pudeur, les faux-semblants, révélant
démarche artistique. « À la communauté des
la mise en espace d’un portrait artistique qu’elle
Peupins, j’ai rencontré des personnes d’âge et
dit « ludique et décalé ». Ici, elle devient Alice au
d’origine différents. Chacune est venue avec ce
Pays des Magnifiques, suspendue au temps des
qui l’a nourrie, avec ses propres références et
lapins de garenne.
aussi ses propres envies. » Ces attendus, au fil des rencontres, croisent ou télescopent ceux de
Pour Élodie Guignard, la série dédiée à la com-
la photographe et se dédoublent dans la psyché
munauté d’Emmaüs des Peupins est une façon
des spectateurs pour engendrer d’autres ima-
nouvelle de battre les cartes des familles de por-
ginaires, d’autres regards à poser sur l’autre,
traits naturalistes qu’elle met en scène. « Diffé-
l’étrange et l’étranger.
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À LA RENCONTRE D’UNE COMMUNAUTÉ
règle. Plus d’une soixantaine de compagnons font
Rencontres, frottements, questionnements… les té-
du recyclage leur richesse. Ils collectent les vête-
lescopages, entre une réalité sociale implacable pour
ments, les livres, les meubles, les bibelots… que les
les plus pauvres de la sphère humaine et un idéal de
particuliers n’utilisent plus et les revendent au « bric-
vie tourné vers un possible partage, ont conduit Henri
à-brac », une fois nettoyés et réparés. Des chantiers
Grouès, dit l’abbé Pierre, à fonder la communauté
d’insertion viennent compléter l’intégration socio-
d’Emmaüs. Du désespoir, il a su faire naître l’espoir
professionnelle des personnes les plus fragilisées,
pour ceux qui peinent à se tenir debout et vacillent
dans la friperie ou le débroussaillage et l’entretien
sur les chemins de la vie. En 1947, à Neuilly-Plaisance,
des espaces verts.
il mettait à l’abri les plus démunis, sans angélisme ni complaisance, mais dans l’apprentissage du respect
Certains d’entre eux travaillent au sein des Ateliers du
de soi par l’engagement de chacun dans une tâche
Bocage à la réparation et la fabrication de palettes ou le
quotidienne, celle du recyclage des rebuts de notre
conditionnement des emballages plastiques et cartons
société. Quelle belle métaphore que celle des chiffon-
pour recyclage. Ils se sont adaptés aux mutations tech-
niers d’Emmaüs : donner aux objets délaissés un nouvel
nologiques, devenus spécialistes du démantèlement
usage par l’emploi des laissés-pour-compte.
et de la remise en état des téléphones portables et des équipements informatiques. C’est aujourd’hui plus de
Les petites graines de « la solidarité sans restriction »
deux cents emplois créés.
ensemencées ont essaimé. Le mouvement Emmaüs,
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qui affiche en credo une solidarité laïque, regroupe
La communauté, c’est au quotidien un compagnon-
117 communautés implantées en France, soit près
nage pour ceux que les « cabosses de la vie » ont fra-
de 4 000 compagnons et plus de 4 000 salariés. Pour
gilisés, explique Christian, « un vieux compagnon ».
lutter contre l’exclusion et la misère, le mouvement
« Il y en a qui pensent qu’Emmaüs est une secte, mais
continue de mettre le travail au centre de sa pratique
c’est un accueil inconditionnel et sans condition ».
pour accueillir « ceux qui en ont besoin ». Le cœur de
Un coup de pouce et une main tendue donnés à celui
l’activité des communautés est toujours la récupération
qui est en errance. « La première étape, c’est déjà de
des matières premières et des objets, quelque 225 000
lui demander : “Comment vas-tu ? As-tu besoin de
tonnes chaque année. Le recyclage visionnaire bien
quelque chose ?” Pour un gars qui est dans la rue,
avant l’heure du développement dit durable !
c’est du réconfort. S’il a besoin de discuter, tu es à son
La communauté Emmaüs-Peupins, à Le Pin et à
écoute. Ensuite, tu peux partager ton savoir-faire. Il
Mauléon, en Nord Deux-Sèvres, ne déroge pas à la
ne s’agit pas d’emblée de lui apprendre à conduire un
poids lourd, mais à porter un meuble ou à le réparer
« Et puis ici, par rapport à d’autres communautés, il
par exemple. »
y a un avantage. Tu es plus autonome. Ailleurs, tous les repas sont partagés, y compris le week-end. Ici,
ÉTAPE AVEC CHRISTIAN
tu fais une liste de courses le vendredi, que tu reçois
C’est de cette façon, il y a plus de vingt ans, que Chris-
le mardi suivant. Tu peux gérer ce que tu manges
tian a rencontré les compagnons. « J’étais clochard à
le soir. Tu es beaucoup plus libre ». Cette indépen-
Paris. Le grand mot est dit, j’étais dans la rue. J’ai ren-
dance se retrouve dans le mode d’hébergement. Les
contré un gars à La Péniche de l’Armée du Salut, gare
compagnons sont logés dans de petits appartements
d’Austerlitz. Il m’a demandé si je connaissais Emmaüs
et des foyers de vie de quatre ou cinq personnes.
et l’abbé Pierre. Je lui ai répondu que non. » Chris-
« Nous ne vivons pas que dans la communauté.
tian est orienté vers la communauté de Charenton.
Déjà, en traversant la rue, nous sommes en ville.
« Ils m’ont payé le café et m’ont dit : « Tu as une
C’est important pour beaucoup d’entre nous.
place à Cherbourg. On te donne le billet de train,
C’est cela l’insertion ! »
si tu veux ». Il fait étape six mois, avant de ga-
Aujourd’hui, Christian a cheminé socialement. Il est
gner Poitiers. « J’ai mis trois jours pour rejoindre
membre élu du bureau régional. Débattre des projets,
la communauté de cette ville. J’y suis resté treize
rencontrer d’autres membres, fait désormais partie de
ans ». Il s’installe ensuite à Mauléon qu’il quitte
son projet de vie. « Et puis, aux Peupins, j’ai rencontré
pendant cinq ans, « pour essayer autre chose »,
ma compagne ». Françoise était salariée à la friperie.
avant d’y revenir.
« En fin de contrat, je lui ai proposé de rester avec
« Rester en communauté, tu le fais par choix ou par
moi. Cela fait six ans que nous sommes ensemble.
besoin. Pour moi, c’est un choix. » Celui de la solida-
Une belle histoire ! »
rité et de l’entraide où se serrer les coudes a encore un sens. « C’est aussi une autre manière de calculer.
LES ARTS POUR « SOIGNER L’ÂME »
Avec un Revenu de Solidarité Active perçu à l’extérieur,
Françoise évoque, avec pudeur, combien sa rencontre
qu’est-ce qu’il te reste à la fin du mois ? Ici, à Emmaüs,
avec la communauté des Peupins l’a transformée.
on sait qu’à la fin du mois, nourri et blanchi, il te reste
« J’étais très timide. Je ne faisais jamais les maga-
346 euros net ! » Le statut de compagnon d’Emmaüs
sins par exemple. » C’est à La Petite Moinie qu’elle a
est aujourd’hui légalisé. Chaque communauté peut
trouvé son épanouissement. Une autre particularité
désormais cotiser à l’Urssaf, pour ouvrir des droits à la
des Peupins est son atelier artistique, aménagé dans
retraite des compagnons qui participent aux activités,
une ancienne ferme. Un après-midi par semaine, les
toujours dans le respect de leurs capacités.
compagnons qui le souhaitent peuvent le rejoindre.
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Un passage attendu pour se reconstruire, en libérant
compagnonnage artistique a duré deux ans. Réguliè-
l’imaginaire.
rement, in situ, elle est venue inviter les compagnons
La Petite Moinie est animée par Julie, depuis 2001.
à prendre la pose devant l’objectif de son inséparable
« J’ai une approche sociale dans l’animation de l’ate-
Hasselblad. Le moyen format, elle le découvrait, étu-
lier, avec pour médium les arts plastiques qui aident à
diante à l’école de la photographie d’Arles, en même
faire le lien. Mon travail est d’aider à aller mieux avec
temps que la trichromie : « C’était pour moi une ap-
une pratique artistique : c’est soigner l’âme ! L’idée est
proche nouvelle pour aborder la lumière et composer
de permettre à chacun de se détendre et de passer du
l’image qui me convenait parfaitement. Mon appareil
bon temps. » Françoise y a découvert la mosaïque, le
ne m’a pas lâchée depuis et je continue de voir mes
plaisir d’assembler des tesselles et des fragments de
images en couleur ».
céramique pour revisiter l’art du portrait. Une pratique qu’elle partage avec d’autres compagnons et qui donne lieu à une exposition permanente dans les locaux de la communauté. C’est une première reconnaissance intra-muros d’une expression libre devenue nécessité
« C’est enrichissant pour tous. Faire venir quelqu’un d’extérieur à la communauté dynamise les compagnons »
pour nombre d’entre eux.
LES PEUPINS, ÉVIDENCE INTIME
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Dans l’atelier de Julie, il n’est pas rare que les arti-
Choisir Les Peupins pour Élodie ne doit rien au ha-
sans d’art de la région viennent communiquer leur
sard. Une histoire de famille qui s’enracine depuis
savoir-faire. « C’est enrichissant pour tous. Faire
Mauléon, entre Vendée et Bretagne, et se compose au
venir quelqu’un d’extérieur à la communauté dyna-
gré d’un album photographique débuté dès l’âge de
mise les compagnons », commente Julie. « Ce sont
douze ans. Observer et fixer une image devient très tôt
des potiers, des vanniers… qui nous rendent visite.
un second langage pour Élodie. Dans la famille ven-
Nous sommes sur le volet artisanat, car pauvres en
déenne, en filigranes dans cette mémoire enfantine, il
matière de propositions artistiques dans la région.
y a l’ancienne tannerie transformée en caverne d’Ali-
De plus, il n’est pas toujours aisé de ne mobiliser
Baba, magique et grandiose, qui nourrit, l’air de rien,
des intervenants que pour la richesse d’une relation
les rêveries de la petite fille. Cette empreinte insou-
humaine… »
ciante et sans conscience réapparaît, à l’âge adulte,
C’est cette alchimie du vivant qu’Élodie Guignard a
à la faveur d’un reportage photographique confié, en
choisi de questionner par la transmutation argentique
2005, par Bernard Arru, directeur des Ateliers du Bocage.
de rencontres plurielles en portraits singuliers. Ce
« Bernard recherchait un photographe pour effectuer
un reportage sur le recyclage informatique, il m’a pro-
de son époque. À la table du Christ, il n’hésite pas à
posé cette mission. »
inviter des musiciens, mais surtout son propre com-
Ordinateurs, ateliers, mais aussi portraits des compa-
manditaire en famille, vêtu de riches brocarts. Cette
gnons au travail… la petite fille d’hier découvre pour
libre traduction d’une image biblique en scène de genre
la première fois le vrai visage de la communauté. Une
retient l’attention de la photographe. Rencontrer ce que
expérience unique où l’œil apprivoise la rencontre
sont « les pèlerins d’Emmaüs des temps modernes »,
humaine et révèle une envie, celle de creuser le sillon.
aux Peupins, dans leur environnement quotidien, s’im-
« En 2007, j’ai rencontré le photographe Richard Vo-
pose à elle comme un fil conducteur. « Aux costumes
lante, je lui ai évoqué cette expérience. J’étais à la
extraordinaires, s’ajoutent des décors invraisemblables
recherche de nouveaux projets. Il m’a proposé de re-
où se côtoient toutes sortes d’objets farfelus. Que ce
tourner sur place, de travailler à ma façon avec les com-
soit dans la cour du bric-à-brac de Mauléon ou dans
pagnons, pour réaliser un livre. » L’évidence s’impose,
les ateliers de recyclage du Peux, les lieux sont propices
mais elle l’avoue sans détour : « Cette idée trottait dans
à la mise en place de décors, souvent déjà naturelle-
ma tête, mais je ne suis pas certaine que j’aurais mené
ment installés, dans lesquels il ne reste plus qu’à faire
ce projet à bien sans cette sollicitation ».
intervenir des personnages aux situations diverses et variées, en détournant et réinterprétant les objets, les
Élodie choisit de remettre en jeu ce qu’elle connaît de
vêtements ou accessoires en tout genre. »
l’approche picturale et artistique de l’épisode de l’Évangile selon Luc qui inspira l’abbé Pierre. Pour mémoire,
HISTOIRE DE CONFIANCE
Emmaüs est un village, proche de Jérusalem, où le
La proposition d’Élodie interpelle. « Au départ, je ne
Christ ressuscité apparaît à deux disciples désespé-
savais pas trop où elle voulait en venir », se souvient
rés par sa mort. Ces derniers lui offrent l’hospitalité
Mano, responsable du site de Mauléon. A contrario,
sans le reconnaître. Le Christ, en prenant le pain et en
Marcel, encadrant technique, imagine que la commu-
leur donnant, leur ouvre le chemin de l’espoir et de la
nauté peut adhérer à un tel projet artistique : « Notre
foi ranimée par l’expérience unique de la rencontre.
équipe réagit bien à ces propositions participatives.
Sur le chevalet de Rembrandt, de Le Caravage, de Ve-
Il fallait seulement qu’Élodie puisse faire sa place ».
lasquez… la scène des pèlerins d’Emmaüs fut le sujet
Ce dernier est l’un des premiers à se prêter au jeu, de
de bien des compositions picturales. En 1559, le peintre
même que Julie, animatrice de La Petite Moinie. « C’est
italien Véronèse ose une construction d’une puissance
toujours complexe, explique-t-elle, de travailler autour
chromatique lumineuse, au service d’une mise en
du corps avec les compagnons, car ils ont une idée
scène savamment orchestrée qu’il veut contemporaine
peu flatteuse du leur ». Difficile dans ce contexte de
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trouver des volontaires. « Il fallait décider ceux qui ren-
PAUSE POUR UNE POSE
contraient le moins de difficultés, pour que les autres,
Patricia est arrivée depuis quelques mois à la com-
de fil en aiguille, se disent que ceux qui avaient posé
munauté. Elle est originaire du Tchad. Sans aucune
n’étaient pas ridicules. J’ai donc relevé le défi, car si
hésitation, elle a laissé son ouvrage à la friperie et s’est
je ne le faisais pas, il n’y avait pas de raison que les
portée volontaire le temps d’une pause pour prendre
compagnons le fassent. »
la pose. « J’aime essayer des vêtements et prendre des
Le miroir photographique est sans concession pour
photos pour m’amuser. » De la friperie, Élodie a déniché
ceux qui en chemin ont perdu leur image dans les dé-
une somptueuse robe de mariée qui répond au souhait
dales d’une vie chaotique. « Je n’aime pas me voir sur
de Patricia d’être photographiée en princesse.
les photos, ni me faire prendre », explique simplement
– Cette robe est super belle. Elle est très grande avec la
Françoise. Le plaisir du jeu et du rire sont de puissants
traîne. Tu peux la mettre, en la laissant ouverte der-
leviers. « J’ai accepté pour m’amuser », ajoute Françoise
rière, cela ne se verra pas sur la photo. Elle te plaît ?
qui ne cache pas sa crainte initiale : « Il ne faisait pas
Patricia acquiesce.
très chaud ce jour-là. Au début, j’avais un peu peur.
– Tu peux t’habiller derrière le camion. Je t’ai trouvé
Heureusement, je n’étais pas seule, mais avec Renée ».
deux petits chapeaux.
Guy, sur sa photo, a le sourire espiègle. Il porte cha-
Patricia choisit le plus élégant.
peau et robe et il est allongé dans l’herbe. « J’ai été
– Oui, celui-là est superbe. Ce petit collier ira bien avec.
long à accepter, je n’étais pas décidé. J’avais peur d’être
Cela te va comme décor ?
ridicule. Il a fallu trouver la pose, mais avec Élodie il
Élodie avait d’emblée repéré cette accumulation de
n’y a pas eu de problème. C’est elle qui m’a dit com-
palettes, souhaitant y conduire Patricia.
ment faire et m’a apporté les affaires. Elle sait mettre à
– Je vais sortir l’appareil et je vais t’installer au milieu
l’aise et elle explique bien. On s’est beaucoup amusé ».
des palettes. Tu peux t’asseoir ? Tu peux tenir le cha-
Sous l’épaisse carapace d’une peau endurcie par les
peau à la main pour montrer ton visage ? Je te dirai
épreuves, se recroquevillent la tendresse et la douceur
quand je prendrai la photo. Je fais mes réglages tran-
du rêve. Tout l’art d’Élodie est de les révéler, dans la
quillement et je te dirai où regarder. Je ferai plusieurs
confiance qu’elle sait établir dans l’instant avec son
photos pour avoir le choix.
modèle. « C’est un bon guide », explique Julie. « Si j’ai
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eu le choix de tout, elle savait ce qu’il fallait faire. Je
D’emblée, si le tutoiement s’installe entre Patricia et
crois que cela aide. Tu te sens en sécurité avec elle.
Élodie, ce n’est pas une question de proximité géné-
C’est pour cela que les compagnons ont posé. Ils ne
rationnelle. « À partir du moment où je propose mon
se sont pas sentis en danger. »
travail, je tutoie. » Pour autant, la distance est posée.
Élodie n’interroge jamais les compagnons sur leur
« J’observe ce que la personne dégage, lui demandant
parcours de vie. « Je les accepte tels qu’ils sont au-
de regarder dans différentes directions. Je sais que
jourd’hui, sans poser de question ». La nécessité du
je ne garderai pas les premières photos. Le fait de les
tutoiement est une histoire de proximité : « Je me posi-
prendre permet d’être plus à l’aise et surtout de mon-
tionne ainsi sur un même pied d’égalité. J’en ai besoin
trer à la personne que ce n’est pas très compliqué de
pour travailler, alors qu’au quotidien, je ne tutoie pas
poser. »
facilement les gens. En fait, je dois aller vite pour me sentir proche et pour qu’il se passe quelque chose. »
Élodie guide Patricia, en tournant autour d’elle, un œil rivé sur le cadre de son appareil.
En amont de « ce quelque chose » et pour qu’il advienne, Élodie dessine un rituel, entre elle et ses
– Tu peux relever un peu la tête et regarder en coin vers moi ? C’est parfait, tu ne bouges plus… Ok.
modèles, réunissant les conditions particulières né-
– J’aime bien avec le petit sourire. C’est bien si tu
cessaires à chaque prise de vue. « Je suis très en lien
regardes là, avec le p’tit sourire en coin et en redres-
avec l’appareil et aussi dans le mental. Je fonctionne
sant un petit peu plus la tête. Tu ne bouges plus… Tu
beaucoup au ressenti. Je commence déjà ma prise de vue au moment même où je choisis le costume, que la personne l’enfile… Je ne suis plus dans les mêmes
redresses ta tête encore… Voilà. Super ! – Encore une, en regardant peut-être de l’autre côté… si cela ne t’embête pas. Ok !
raisonnements, j’entre en photographie. Je sais instinctivement ce que je dois faire. »
Aucune agressivité dans l’approche. Avec une grande douceur doublée d’une fermeté rassurante, elle oriente
Il faut savoir observer la scène à distance, car Élodie
et éclaire la pose par des gestes simples nappés de
ne supporte aucune intrusion dans le périmètre intime
silence. « Moi-même, si je donne quelques indications,
qu’elle établit avec son modèle. Élodie chausse ses lu-
je me mets aussi en retrait. C’est un juste milieu à trou-
nettes qu’on ne lui connaît qu’aux moments précis où
ver. Je n’ai pas envie de trop m’imposer. Je laisse de
l’œil s’aiguise. Le corps cambré, elle avance à visage
l’espace pour que cela advienne. »
découvert, l’appareil sur pied, les yeux dans les yeux de son modèle. Elle connaît par cœur les réglages de son moyen format, vérifiant parfois avec sa cellule à main. Elle sait la lumière, le grain. Elle fait simplement corps avec sa prise, le regard en tension, suspendue au temps
« J’observe ce que la personne dégage (...) Je sais que je ne garderai pas les premières photos. »
de la capture d’images.
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DUENDE ET SOUFFLE JUBILATOIRE
de velours doublée d’une grande agilité de l’acuité, n’y
Les prises s’enchaînent, en apnée. Le visage de Patricia
aurait-il pas, en filigrane, la félinité d’une Diane chasse-
se transforme. Le regard devient intérieur. Derrière le
resse ou d’une Artémis, à moins que ce ne soit celle de
paraître, le lâcher-prise révèle l’être. Un très court ins-
Durga, déesse guerrière indienne pour laquelle Élodie
tant, un rayon de soleil entre en résonance avec une
avoue sa fascination ? De ce double visage, jaillit la
lueur qui fait expression. Élodie déclenche. La séance
force évocatrice des travaux de la photographe. « Mes
est terminée.
photographies ne sont jamais lisses. J’ai besoin qu’elles
« Il y a un moment où cela va se faire tout seul. Je le vois
provoquent. Révéler l’humain qui nous est commun,
vraiment dans mon appareil et je ne sais pas pourquoi.
que je sois en Inde ou aux Peupins, m’intéresse. » La
Cela est plus ou moins long, selon les personnes. Cela se
comédie humaine qu’elle livre, jamais en pâture mais
joue à peu de chose, l’inclinaison de la tête, un regard.
en regard, nous entraîne derrière le miroir sans tain
Je sens dans l’expression qu’il y a quelque chose qui
des âmes, dans la lumière de l’ombre ou l’ombre de
change, et je sens que c’est le moment ! C’est alors évi-
la lumière. Tout dépend de la distance focale propre
dent, la personne est juste belle. À cet instant, j’oublie
à chacun mais, convergence ou divergence, le regard
où je suis et avec qui. J’entre dans le personnage, dans
n’est jamais indifférent.
un espace temps modifié. » Il faut le temps de l’acclimatation pour saisir les paSi, du bout des lèvres, elle consent à évoquer « un état
radoxes des trophées photographiques qu’épingle
de grâce », c’est au duende du cante flamenco que cet
Élodie. « Cela m’intéresse que la princesse soit
état particulier s’apparente. Une concentration singu-
aussi déchue, mise de travers, que des bouts de
lière entre un temps pluriel et un espace diffus, sus-
vêtements dépassent, que la fermeture ne soit pas
pendue au souffle jubilatoire de celui qui traverse cet
fermée… La noblesse est dans le visage. Dans ce
état hypnotique. « Il peut m’arriver de faire plusieurs
vêtement, la personne voyage et finit par incarner un
séances avec une même personne, car cela peut
rêve intérieur. C’est l’attitude révélatrice de ce rêve
prendre du temps de se rencontrer, mais une fois que
que je capte. »
« cela » est arrivé, il m’est difficile de le retrouver par la suite. »
La fascination opère pour un sujet qui n’est jamais objet. Le respect de l’autre, dans le jeu du « je » pris en
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Une fois la carnation de l’âme, autant que l’incarna-
capture photographique, est la règle. Derrière l’objec-
tion de l’être, est dérobée au temps, Élodie se met en
tif, les compagnons sont libres, imprévisibles et donc
quête d’une autre rencontre. Derrière une délicatesse
maîtres du jeu. Aucune docilité chez le modèle qui se
laisse prendre, avec fierté, et est pris, avec dignité.
« Poser n’est pas ce que je préfère, mais j’adore me
Car, au final, qui est captif de l’autre ? Le photographe
mettre en scène et j’adore la fourrure qui fait tant hor-
captivé ou le modèle capturé ? Ce renversement de si-
reur », explique Julie, animatrice de la petite Moinie. La
tuation n’est pas sans déplaire à la photographe. « Au
surprise fut pour elle totale. « J’ai montré cette photo
contraire des autres séries, celle-ci me demande une
à mes amis, prise pourtant avec le renard en bandou-
grande concentration et plus d’effort. Je suis toujours
lière que tous me connaissent. Ils étaient étonnés, me
sur un fil, en permanence dans le compromis entre ce
trouvant un peu fière, du style la baronne de retour de
que les compagnons veulent révéler d’eux-mêmes et
chasse. » Un rendu à l’opposé de ce que Julie dit avoir
ce que je veux montrer. »
ressenti pendant la séance, avec au pied des crottes de poules, la chaleur torride sous la fourrure et le coq
DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR
rebelle. Une autre aura rayonne sur l’image. « Élodie
Être juste, ne jamais tomber dans le ridicule, accepter
a su faire ressortir un trait de ma personnalité que je
l’imaginaire de l’autre en lutte avec le sien… à tout
ne soupçonnais pas ». Un passage initiatique pour
moment, le propos artistique peut basculer, à l’insu
ceux qui ont accepté de se mettre à nu, en endossant
même du modèle, mais aussi du photographe. C’est
d’autres livrées, en toute discrétion.
là toute la finesse du doigté photographique d’Élodie Guignard de révéler sans trahir une rencontre, dans un
« C’est comme si nous passions de l’autre côté de
format qui affiche la sérénité d’une composition bien
l’écran et que nous devenions des personnages de
équilibrée car centrée sur son sujet. À chaque modèle
cinéma », commente Joël qui lie chaque portrait à
alors de s’approprier l’instant photographique en fonc-
une saga. « Moi, quand je porte le chapeau haut-de-
tion de sa propre histoire.
forme, on dirait Vidocq. Il était habillé comme cela. Cette photo est belle parce qu’il y a une belle position,
« Je n’étais pas déguisé, j’avais une chemise. La photo
une belle lumière. Cela donne une expression à la per-
est bien, franchement. Je ne me reconnais pas. Je n’ai
sonne. Ces photos nous ouvrent un autre monde avec
jamais mis de chapeau… une casquette, oui. Le cha-
nos objets quotidiens. Christian, par exemple, me fait
peau n’est pas mon style, j’ai accepté de poser avec.
penser à un duc anglais. » Aujourd’hui, Joël exprime
Le chapeau c’est bien sur la photo, c’est comme les
son souhait de poser pour Élodie avec la casquette de
anciens chez moi, avant, dans les années 60. » Djillali
marin qu’il vient d’acheter. Pourtant, il a mis du temps
retrouve avec cette photo une filiation imaginaire qu’il
à accepter la première invitation qu’elle lui a faite. « J’ai
n’aurait sans doute pas soupçonnée, sans cette invita-
dit tout de suite : « Négatif, cela va pas marcher avec
tion photographique au voyage.
mon visage. Pour toi cela va peut-être fonctionner, mais
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pas pour moi. Elle a eu raison d’insister : l’habit change
Un chapitre de sa vie. « En 1974, j’avais dix-sept ans
l’homme ! C’est comme si que je retournais en arrière,
et demi. Je partais à l’armée. Je portais un pantalon
en 1800 ».
pattes d’eph’ et des Kickers. On dit qu’il ne faut jamais revenir en arrière mais, évidemment, habillé de cette
FENÊTRE OPTIQUE SUR L’AILLEURS
façon, les souvenirs remontent. »
Christian, le compagnon de Françoise, a lui aussi pris
Le personnage qu’Élodie choisit de camper, entre en
son temps avant d’oser franchir le pas. Ce sont les pho-
friction et en frottement avec celui que le modèle signe
tos prises de sa compagne et des autres compagnons
de sa pose. Un duel que Christian exprime simplement :
qui l’ont décidé à participer. « Ces photos sont super
« Il y a d’un côté l’art de la création, et de l’autre côté,
belles. Le fait que les gens soient habillés d’une cer-
pour moi, l’art de la réflexion qui permet de te trans-
taine manière, cela fait ressortir une personnalité autre.
poser ailleurs. » C’est avec Christian un voyage à tra-
Quand on connaît Ludo par exemple, « hyper speed »,
vers ses passions pour l’histoire de France, la géogra-
et qu’on le voit poser avec des animaux autour de lui,
phie du monde et la chanson française. L’occasion lui
dans un grand calme, on se dit que ce n’est pas Ludo ! »
est offerte, le temps d’une pause, de faire escale sur
C’est pour Christian un album de famille à feuilleter
d’autres rivages. « J’ai été enfermé pendant pratique-
avec fierté. « C’est important pour l’image de la com-
ment cinq ans. À mes amis, je demandais de m’en-
munauté car Emmaüs ne s’arrête pas qu’à la récupé-
voyer une carte de bateau car, pour moi, voir l’horizon,
ration et à la vente. On fait beaucoup d’autres choses. »
c’était déjà partir… et derrière les barreaux, ce qui
Christian se dit « subjugué par toutes ces photos et
compte c’est partir ! Je recevais des cartes de bateaux,
le pouvoir que cela peut avoir, rien que le fait de les
Le Belem, Le Renard, et je voyageais… Je n’étais peut-
contempler ». Il ajoute : « C’est un plaisir qu’on n’a pas
être pas dans les bras de Shiva, mais il faut se méfier
tous les jours. Regarder à la télévision l’Afghanistan et
des déesses ! » Et qui sait… peut-être encore plus se
tout ça, cela va un temps. Promener les yeux ailleurs,
méfier des chimères auxquelles Pascal, même avec sa
cela fait du bien ! »
faux, n’ose pas couper la tête comme il l’aurait fait au
Sur la photo, Christian enserre les bras de manne-
« roy ». Le temps artistique n’a-t-il pas le pouvoir de
quins au rebut : « J’ai vu Shiva, déesse indienne. Avec
rendre acceptable ce que le rationnel récuse ? L’art
ma veste à col Mao, j’étais John Lennon. Ce sont des
photographique sait encore transcender.
vêtements que je ne mettrais pas. Je suis toujours en
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marcel ou en tee-shirt. Le fait de m’habiller avec une
Pascal a surgi devant l’objectif d’Élodie. Il est « un
chemise à fleurs, c’est Salut les copains. C’est Antoine
ventre à choux », à l’époque où les Chouans, pour
et sa chanson Je l’appelle Canelle, ou Hugues Aufray ».
éviter l’ennemi, se couchaient ventre à terre dans les
champs de choux. « Comme je suis de ferme, je me
férent. » Tout est dit ici, le portrait photographique est
suis dit autant m’habiller comme les Chouans, avec
bien une rencontre à trois : celle du photographe, de son
le volant, pour couper le cou aux royalistes, sauf au
modèle et enfin du public, « l’autre » regard, celui qui
curé. Ils disaient : « Tu nous lances ce que tu nous der
tue ou emballe, consacre ou déchoit.
[dois] ou on te coupe le cou… » Une occasion unique qui autorise Pascal à revivre avec emphase une his-
Dans les étapes du travail d’Élodie, incontournable
toire intime enracinée dans la Vendée paysanne aux
fut la validation faite par la communauté pour que
couleurs du patronage. « Mon père était domestique.
le projet s’enracine. « Je me souviens des premiers
Il portait des sabots, avec de la paille dedans… Il les
participants », évoque Marcel, encadrant. « C’était
a portés jusqu’à son départ à la guerre d’Algérie. Mon
mystérieux, ils ne voulaient pas divulguer en quoi ils
arrière-grand-mère portait des talonnettes, une bande
étaient déguisés et comment ils avaient posé. C’était
cuir montée sur une semelle de bois. Elle les a portées
leur domaine privé. Ils la jouaient discrets, jusqu’à ce
plus de trente ans. » Le miroir optique joue comme un
qu’on voit les premières photos ». Françoise se souvient
leurre, tout en restant un témoin impassible. « Dans
du choc de cette découverte : « Quand j’ai vu ma photo
une photo, tu peux être un autre. Il y a une position,
en grand, exposée, je me suis dit : « Ce n’est pas vrai ! »
un sourire… Tu peux aussi être naturel, cela dépend
Elle ajoute : « On m’a appelé « la duchesse »… Cela veut
si c’est une photo du samedi soir ou du lundi… » livre
dire qu’on peut changer et qu’on peut ne pas être tou-
Pascal.
jours la même. Cela permet d’être mieux dans sa peau, en se disant qu’on n’est pas plus bête que d’autres si
BIENVEILLANCE SANS ANGÉLISME
on est capable de poser ».
Yves, rencontré juste après une prise de vues, revient
L’exposition qui a marqué un tournant dans le regard
sur ses motivations. C’est lui qui s’est proposé comme
des compagnons est celle de 2009, avec les pre-
modèle : « C’est par curiosité que j’ai dit oui. Il ne faut
miers portraits exposés au salon Emmaüs, à Paris.
pas grand-chose pour changer une personne et j’avais
Un déclencheur, se souvient Julie. « Il s’est passé
envie d’essayer. Je voulais me rendre compte que j’étais
quelque chose. J’étais avec un petit groupe qui m’a
bien dans le cadre et détendu. » Il s’est surpris à se
dit : « C’est nous ! » Et en plus, un tas de gens qu’ils
sentir à l’aise. « Je me suis senti tranquille. Je pense
ne connaissaient pas les regardaient et disaient que
avoir été moi-même tout simplement. Dans ma tête, la
c’était un beau travail. »
photo est bonne. Dans la réalité, on verra. Pour dire si une photo est bonne, il y a le regard du photographe,
Joël, l’homme au haut-de-forme, évoque avec émotion
mais aussi celui des autres, car chacun a un avis dif-
la fierté de la reconnaissance : « Quand les gens ont vu
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la photo, ils m’ont dit que j’étais superbe. Il n’y a pas de
artiste qui en plus est jolie et sympa, qui s’est intéres-
honte à être exposé à Emmaüs Paris. C’est au contraire
sée à leur façon d’être, à leur corps, à ce qu’ils font, c’est
un honneur. Si nous sommes capables de faire cela,
une vraie reconnaissance humaine ! », insiste Julie.
d’autres peuvent le faire. Nous montrons l’exemple pour que d’autres s’expriment. Il y a des personnes qui ont
Passer de l’ombre aux feux de la rampe, en prenant pour
des talents qu’ils n’osent pas montrer ». Cette prise de
levier l’image dévalorisée que l’on a de soi, tout en ame-
conscience autant que de confiance, permet désormais
nant « l’autre », celui qui regarde, à la sublimer, est une
à Julie de continuer à œuvrer en atelier. Les tabous
autre habileté de l’expression photographique d’Élodie
levés, elle poursuit son chemin avec les compagnons.
Guignard. Avec les compagnons d’Emmaüs Peupins,
« Nous avons depuis préparé deux défilés de mode avec
elle signe une série qui met en exergue une réalité po-
des personnes qui n’ont pas hésité une seconde à défi-
pulaire, augmentée et décalée. Elle affirme ainsi haut
ler. Pour le premier, nous avons récupéré des tenues de
et fort, n’en déplaise à certains, une légitimité qui ne se
soirée. Pour le deuxième, nous avons créé nos propres
mesure pas aux coteries mercantiles des œuvres artis-
costumes avec de la récup’ et fabriqué des robes de
tiques, mais à la dimension humaine acquise. Par ce
carton. Il y avait une vraie mise en scène et l’envie de
coup de maître, elle fait entrer dans la cour du roi, sérail
se faire beau… » Le rapport au corps a profondément
des collectionneurs d’art, le petit peuple d’une autre
changé et l’image que les compagnons ont d’eux-
cour, celle des miracles. Cette révolution silencieuse
mêmes a positivement évolué.
consacre un autre concept à une place de choix, celui d’une figuration romantique dénuée d’angélisme et de
« Avoir travaillé avec une artiste qui en plus est jolie et sympa, qui s’est intéressée à leur façon d’être, à leur corps, à ce qu’ils font, c’est une vraie reconnaissance humaine ! » La rencontre avec l’univers artistique de la photographe Élodie Guignard a été en premier lieu pour la communauté un facteur de reconnaissance sociale. Une réhabilitation par l’artistique pour ceux qui sont considérés comme évoluant en marge. « Avoir travaillé avec une
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mièvrerie que défend Élodie Guignard. En guise de conclusion, reprenons humblement les propos de Françoise : « Ce qu’Élodie a fait, c’est de l’art. Ceux qui regardent le disent. Je pourrai dire que je suis entrée dans une œuvre d’art ! ».
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Cet ouvrage bénéficie du soutien de
Un grand merci à tous les compagnons, compagnes, salariés, bénévoles, responsables et amis d’Emmaüs. Merci aux Magnifiques : Julie (couverture), Joël (p. 23), Fran-
Merci à Julie Minault, la Petite Moinie.
çoise (p.24), Christian (p.25), Guy (p.27), Aimé (p.29), Christiane (p.30), Jean-Claude (p.31), Manuel (p.32), Karen (p.33),
Merci à Martin Hirsch.
Philippe (p.34), Christian (p.35), Christine (p.37), Alain (p.38), Michel (p.39), Annie (p.41), John (p.42), Ludo (p.43), Jean-
Merci à Christine Barbedet, Richard Volante,
Paul (p.44), Gérard (p.45), Jean-Michel (p.47), Marie-Claude
Yves et Nelly Bigot.
(p.49), Lucie et Michel (p.50), Vincent (p.51), Julie (p.53), Pas-
Merci à Sten et Marie Lena.
cal (p.54), Odile (p.55), Monica et Julie (p.56), François (p.57), Yves (p.58), Jean-Gérard (p.59), Patricia (p.60), Djillali (p.61),
Merci à tous ceux et celles dont le soutien m’est précieux,
Pascal (p.63), Karina (p.64), Jéromine (p.65), Tiana et Ange-
mes parents, Jacques et Marie-Annick Guignard, Benoît
lica (p. 66), Marie-Claude (p.67), Valérie (p.69), Julie (p.71).
Guignard, Marcel et Madeleine Guignard, Marcel Guignard
Et à tous ceux et celles, nombreux, nombreuses, qui ont posé.
et Marie Charuault, Marianne Guignard et Jean-Luc Deleforterie, Thérèse Guignard et ses enfants, Odile et Jean-Luc
Merci aux responsables des différents lieux :
Arru, Chloé Arru, Pauline Guyard, Jacques et Marie Guyard,
Bernard Arru, les Ateliers du Bocage
Isabelle Tessier, Claude Tible, François Boucart, Julien Bour-
Mano Cousseau, Emmaüs Mauléon
geois, Valérie Shum King, Bahia El Bacha, Yvon et Corinne
Jean-François Girard, Emmaüs Mauléon
Le Caro, Vincent Richeux, Alexandre Da Silva, Eva Lopez
Valérie Fradin, Les Peupins, Le Peux
Alvarez, Caroline Ibos, Mikaël Finardi, Viviane Bruneau,
Bertrand Burel, Les Peupins, Le Peux
Daroussa Albade, Fanny Allié, Jun Aizaki, Bleuenn Puill Stephan, Marco Bernier, Emilie Poussin, Antoine Rabier,
Les encadrants, Emmaüs Mauléon :
Gwenaël Alleau, Malou Texier, Florence Cochennec, Carole
Isabelle Brit
Brulard, Claire Chênebeau, Eglantine Morvant, Stephanie
Anne Meyer Zur Heyde
Cuven, Céline Bouteloup, Fosco Corlano, Marie-Samuelle
Isabelle Gabard
Verger et Jean-Pierre, Julie Landais et Denis, Marie Buard,
Marcel Guignard
Mélanie Crusson, Michèle Régnier, Alain Crespel, Véfa le
Madjid Oukali
Bris Du Rest, Matyeu Besson, Valérie Rabier, Nicolas Appéré,
Christelle Varenne
Benoît Rocuet, Nolwenn Boissel, Vincent Paillard, Pascal Jou-
Gérard Braud
nier Trémelo.
Les Éditions de Juillet 15, rue de la Buhotière - 35136 Saint-Jacques-de-la-Lande www.editionsdejuillet.com
Création & maquette : Studio Bigot - www.studiobigot.fr Photogravure : Sten Lena - www.stenlena.fr Ditribution : Pollen Diffusion - www.pollen-diffusion.com Achevé d’imprimer sur les presses de Chat Noir Impressions Editeur : 978-2-36510 - ISBN : 978-2-36510-002-1 - Deuxième trimestre 2012