Herméneutique et terrain au japon

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Paru dans un recueil d’articles, Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010.

L’herméneutique et le terrain au Japon par Augustin BERQUE EHESS/CNRS berque@ehess.fr

Ce texte avait initialement été rédigé en anglais pour un colloque prévu en mai 2008, sur le rôle du terrain en géographie humaine, et auquel finalement, pour raisons de santé, je n’ai pas pu le présenter. Je le reprends ici en français, avec quelques amendements. 1. De l’héraldique au terrain Vu de la perfide Albion, le mot field (terrain) relève de ce côté-ci (this side) de l’English Channel. Il vient pourtant d’une racine continentale : pela, qui veut dire une étendue de terrain plat. La même racine a engendré des mots tels que le grec pelagos (mer), le latin planus (plan, d’où plaine), l’allemand Planke (planche), l’espagnol plata (argent), l’italien spiaggia (plage), etc. Si vous y ajoutez le fait qu’un géographe doit généralement se prévaloir d’un travail de terrain pour avoir quelque chance de trouver un emploi, cette descendance paraît un peu hétéroclite. L’idée pourtant est simple et intégratrice : une étendue plane, c’est souvent le meilleur endroit pour que les gens – qu’ils soient géographes ou paysans – travaillent pour vous, de manière à ce que vous puissiez faire sonner et trébucher votre argent sur la planche d’un comptoir, puis aller à la plage contempler la plaine marine et méditer au sujet de l’herméneutique. « Herméneutique », pour sa part, vient du grec hermeneus, un interprète capable de traduire la pensée des dieux ou d’autres êtres qui parlent moins platement que ceux qui travaillent dans la plaine. D’où l’usage de l’herméneutique dans la théologie chrétienne, pour discerner le sens véritable des Écritures sacrées. Après les travaux de philosophes comme Husserl ou Ricœur, l’herméneutique moderne a montré que le sens diffère suivant la conjoncture historique et la situation sociale de l’auteur ou du lecteur. L’on devrait par exemple être averti que le même mot rampant signifie exactement le contraire de part et d’autre de la Manche (ce canal au fond pas si anglais qu’il semble) : un lion rampant, en héraldique anglaise, se dresse comme celui du radiateur d’une Peugeot, alors qu’en français courant, il se livre à la reptation. Sur le terrain, l’effet concret n’est pas le même. Que ce thème du terrain soit aujourd’hui rampant en géographie, et quelques autres sciences sociales, n’est pas sans lien avec ces préalables philologiques. Pendant longtemps, le terrain a été un peu comme le blason ou les armoiries d’un géographe. La géographie se comprenant comme ce que les gens écrivent (graphein) sur la Terre (Gê), il fallait avoir étudié une certaine portion de celle-ci (un terrain), et avoir écrit


2 une thèse là-dessus, pour être adoubé géographe. Puis, vers les années soixante, vint le temps de « l’espace », qui n’est plus nécessairement un terrain, et qui réclame d’autres armoiries que celles de châtelain d’une certaine portion de la Terre. Pour afficher plus de scientificité, les études spatiales sont devenues plus abstraites que la géographie, où le terrain demeure nécessairement concret. Cela conduisit à de nouvelles questions, que justement nous nous posons aujourd’hui. La géographie a-telle vraiment besoin de cette concrétude qui est celle du terrain ? 2. En allant vers l’est Je suis géographe, à n’en pas douter, mais aussi orientaliste ; c’est-à-dire, contrairement à la doxa saïdienne ou postcoloniale, non pas une personne qui plaque des vues occidentales sur des réalités non occidentales, mais une personne qui essaie d’aller plus à l’est que l’Occident, pour trouver plus de lumière (mehr Licht) que les seules lumières de l’Occident. Suivant l’heure et le lieu, d’autres directions peuvent aussi bien vous donner plus de lumière, mais le fait est que, tous les matins, la lumière vient d’orient (ex Oriente lux). C’est pourquoi, tout en apprenant la géographie, j’ai aussi appris le chinois puis le japonais aux Langues O’ (l’École des langues orientales, rue de Lille à Paris). Cette institution fut créée par la Convention le 10 germinal an III (30 mars 1795), et son premier président fut Silvestre de Sacy (1758-1838), un authentique orientaliste, qui avait appris l’hébreu à douze ans pour dire ses prières dans la langue originale, et plus tard le syriaque, le samaritain, le chaldéen, l’arabe, le persan, le turc, pour finir par l’espagnol, l’italien, l’allemand et l’anglais. De son prénom, Silvestre, les étudiants des Langues O’ ont longtemps hérité le surnom de silvains ; c’est qu’ils fréquentaient la forêt des langues étranges. Pour ma part, je n’ai commencé à étudier le chinois qu’à 18 ans, en 1960, parce que j’envisageais de faire plus tard mon terrain au Xinjiang, vers lequel m’avait attiré la lecture de Sur les traces du Bouddha, de René Grousset (1928). C’est l’histoire des pérégrinations de Xuan Zang (602-664), qui, traversant les déserts de l’Ouest et le Karakoram, alla de la Chine à l’Inde pour collecter les Écritures à la source, et, vingt ans plus tard, revenu à Chang’an, passa le reste de sa vie à les traduire en chinois. Xuan Zang fut le premier occidentaliste, à une époque où les orientalistes n’existaient pas encore. Il était en outre, cela va de soi, plutôt herméneute. Soit dit en passant, ses pérégrinations dans l’Ouest sont à l’origine de la fameuse manga de Toriyama Akira (dans l’ordre normal, non occidental de ce nom), Dragon ball. Malheureusement, alors que je préparais mon départ, éclata la Révolution culturelle, et faire du terrain au Xinjiang devint impossible pour une bonne génération (a fortiori pour un géographe, autrement dit un espion). Je me mis donc, en 1967, à étudier le japonais. Au même moment, je trouvai mon premier emploi, comme assistant à l’École des Beaux-Arts, quai Malaquais, côté architecture. Jusqu’alors, les étudiants architectes n’avaient reçu aucun enseignement en géographie, ni du reste en aucune science sociale. Leur faire comprendre l’utilité de la géographie dépassait mes fraîches capacités, d’autant plus que l’enseignement de l’architecture lui-même fut bientôt désorganisé par la crise de mai 68. Dans les


3 remous qui perdurèrent plus d’un an, je finis par ressentir que je n’avais pas grand chose à faire en ces lieux. Je pris donc une valise, quittai mon emploi et partis vers l’Orient, où je percevais de la lumière. Ma destination était Tokyo, et c’était en août 1969. Bien plus tard, en 1995, j’ai vu Dead Man, de Jim Jarmusch. Rétrospectivement, je pourrais dire que ce qui m’animait en 1969 avait quelque chose en commun avec Bill Blake (Johnny Depp) allant vers l’Ouest. Ce que je trouvai en arrivant aussi. Tokyo était une ville d’un genre que je n’avais encore jamais rencontré : elle était à la fois extrêmement étrangère, et extrêmement moderne. Les villes que j’avais connues jusqu’alors, de Rabat à Paris, du Caire à Londres, Beyrouth, Hong Kong et Macao…, toutes étaient soit occidentales, soit coloniales. Elles appartenaient toutes à un même monde, avec son centre occidental et ses périphéries non occidentales. Mais à Tokyo, c’était différent. C’était un autre monde. 3. Gagner sa vie à Tokyo J’avais jusqu’alors eu quelques occasions de communiquer avec d’autres mondes, mais ces expériences avaient échoué. Les deux dernières avaient quelque chose à voir avec la géographie. Pendant mon service militaire au Service géographique de l’armée, à Joigny puis Baden-Baden, j’avais été confronté à des jeunes hommes qui étaient déjà dans la vie professionnelle, en majorité dans des domaines liés au dessin et à l’imprimerie. Ils étaient là pour faire les cartes. Moi, qui n’avais été qu’étudiant, j’étais incapable de leur expliquer l’utilité de ma géographie. À quoi sert en effet d’écrire à propos de ce que font les autres ? J’étais même incapable de faire un relevé de terrain comme le premier géomètre venu… Mon expérience aux Beaux-Arts avait rejoué la même pièce : j’étais incapable de faire comprendre aux jeunes architectes l’utilité de décrire les villes, au lieu de les construire… À Tokyo pourtant, être titulaire d’une thèse de troisième cycle en géographie me fut utile pour trouver du travail : on y voyait la preuve que je maîtrisais ma langue maternelle. J’enseignai donc le français, d’abord en leçons privées, puis dans des écoles. Cela me permit de subsister dans ce pays où j’avais l’intention de faire mon terrain, celui de ma future thèse d’État. Toutefois, l’année que je passai à Tokyo fut exclusivement dédiée à l’apprentissage des réalités japonaises, à commencer par la langue. Pour cela, je me plongeai totalement dans la société locale, mariage y compris. Je ne lisais de journaux que japonais (ce qui me prenait chaque jour plusieurs heures). La presse locale est en effet le meilleur moyen pour vous décentrer la vision du monde. Elle ne s’intéresse pas à ce qui faisait votre propre monde. En revanche, elle se passionne pour des choses dont vous n’auriez même pas imaginé l’existence. Cela vous fait ressentir à quel point l’on peut exister différemment sur cette planète, laquelle n’est décidément pas – n’est pas, et ne devrait jamais devenir, du moins s’il nous faut rester humains sur cette Terre, plutôt que Cyborgs – « un seul et même monde », comme on dit en Wall street English. 4. Déménager à Hokkaidô


4 Tout en me plongeant dans la vie japonaise, je cherchais un sujet possible pour ma future thèse. Quelques thèmes émergèrent progressivement, parmi lesquels la colonisation de Hokkaidô depuis Meiji. Ce qui me décida pour celui-ci fut que j’appris, au printemps 1970, qu’un poste de lecteur de français allait bientôt se libérer à Hokudai, l’Université de Hokkaidô. Je postulai, et fus recruté à l’automne. Je vécus les quatre années suivantes à Sapporo. C’est là que sont nés mes enfants, qui sont donc pour toujours dosanko – du nom d’une race équine locale, qu’on applique aussi pour rire aux humains nés dans l’île du Nord1. C’est dire que le choix de mon terrain fut total, et déterminé par le terrain luimême – au premier chef par mon lieu de travail, Hokudai –, non par une volonté antérieure ni par un intérêt théorique particulier. Si je l’avais pu, c’est au Xinjiang que je serais allé vivre, ce qui n’aurait certainement pas eu les mêmes suites. Toujours est-il qu’à Hokkaidô, j’évoluai dans un certain sens, et qu’en novembre 1977, lorsque je soutins ma thèse à l’Université Paris IV, elle avait pour sous-titre étude de géographie culturelle (le titre, c’était Les grandes terres de Hokkaidô)2 ; ce que je n’eusse pas imaginé au moment où je l’avais commencée. En effet, c’est en la faisant, cette thèse, que j’ai petit à petit compris quel était son sujet. Au début, je la concevais plutôt comme de la géographie économique, dans la foulée de mon troisième cycle qui avait porté sur les hiérarchies commerciales du département des Landes. Évolution, donc, sous l’influence du terrain. Pour autant, je n’ai jamais rêvé de devenir moi-même dosanko, ni même tatamisé (parmi les Français du Japon, l’on appelle ainsi les gens qui se mettent à imiter complètement les formes japonaises). Ce à quoi je visais, ce n’était pas imiter les Japonais, mais les comprendre ; et le premier mobile de ma venue à Hokkaidô, c’était bien de préparer ma thèse. J’étais là en tant que géographe, et enseigner le français n’était que le moyen de vivre sur mon terrain de thèse. Je dois néanmoins ajouter que de travailler sur le langage me conduisit naturellement à découvrir de nouvelles questions à propos du sens, et finalement à propos de l’être, qui devaient peu à peu devenir déterminantes pour ma conception de la géographie culturelle. Beaucoup plus tard, j’en suis venu à nommer contingence cette combinaison d’une intention générale avec les circonstances particulières du terrain, et à la considérer comme une caractéristique essentielle de l’écoumène, c’est-à-dire de ce résultat de l’histoire : une relation spécifiquement humaine avec la Terre3. Plus tard aussi, j’en suis venu à nommer herméneutique la méthode que je découvris progressivement en travaillant sur le terrain, mais qui au début n’était qu’une attitude générale ; à savoir d’essayer de comprendre de l’intérieur, c’est-àdire de leur propre point de vue, pourquoi les gens (les Japonais, en particulier ceux J’ai par la suite eu la chance de devenir pensionnaire de la Maison franco-japonaise, puis chargé de recherche au CNRS, ce qui me permit de terminer ma thèse comme chercheur à plein temps à l’institut de géographie de Tôhokudai (l’Université du Tôhoku, à Sendai). 2 Thèse publiée en version allégée sous le titre La Rizière et la banquise. Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, Paris, Publications orientalistes de France, 1980. 3 Sur ce thème, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000. 1


5 qui immigrèrent à Hokkaidô) se comportaient comme ils le faisaient. Fondamentalement, c’était là une question de sens, et d’être. Pour ce qui est de ma thèse, cette conception de l’herméneutique vint un peu tard, car ce n’est qu’après ma soutenance que j’en trouvai le principe, en lisant Fûdo, de Watsuji Tetsurô4. Je n’argumentai donc pas ce point de vue dans mon texte. Tout ce que je puis dire a posteriori, c’est que, comme Monsieur Jourdain avec la prose, ma thèse pratiquait l’herméneutique sans le savoir ; c’est-à-dire dans un contingent équilibre entre mes découvertes successives et ma tournure d’esprit générale. Donnons maintenant quelques exemples de ce processus. 5. La rizière et la banquise Peu après mon arrivée à Sapporo, je rendis visite au Professeur Takakura Shin.ichirô, le plus fameux spécialiste de l’histoire de Hokkaidô (dont le nom était Yezo avant Meiji). Je voulais lui demander conseil pour la recherche que j’entreprenais. Ce fut un nouvel échec communicationnel, non tant parce que mon japonais était encore assez maladroit, mais plutôt parce que je n’avais pas encore clairement idée de ce que je voulais chercher, ni de la méthode que j’allais utiliser. En fait, ce que je voulais dire – mais je ne m’en suis rendu compte que plus tard –, c’est que seule l’expérience de vivre à Hokkaidô pourrait me permettre d’identifier les véritables questions, et par conséquent les méthodes appropriées pour en traiter. Mais ce qu’attendait le Professeur Takakura, c’est que je fisse exactement l’inverse : exposer d’abord mes questions et ma méthode, afin que notre entretien eût un objet digne de ce nom. Je ne suis jamais retourné voir le Professeur Takakura par la suite, et me contentai de lire ses livres. Cette dépitante expérience fut pourtant positive, parce qu’elle a contribué à me faire pressentir ce que je conceptualisai plus tard, après ma lecture de Watsuji. Le principe directeur de ce qu’il a nommé fûdogaku (mésologie, c’est-à-dire l’étude des milieux humains) est de prendre en compte la subjectité (shutaisei) de l’être humain. Vous ne comprendrez jamais la réalité d’un certain milieu si vous n’avez pas idée de la manière dont les sujets concernés (à savoir les habitants de ce milieu) le perçoivent et le conçoivent ; et le chemin pour ce faire, c’est l’herméneutique. À cet égard, l’un de mes outils principaux fut la lecture attentive du Dôshin (Hokkaidô Shinbun, le plus grand quotidien local), dans lequel je pouvais quotidiennement saisir, noir sur blanc, quelque indice de ce qui avait du sens pour les gens de cette contrée-là. Mais quid du cadre théorique de ce cheminement ? Lorsque je préparais ma thèse, je n’avais encore lu que la traduction anglaise du livre de Watsuji 5 ; traduction fort mauvaise, qui en rate l’intention essentielle pour n’en laisser qu’un parangon de déterminisme géographique, alors que c’est ce que Watsuji écarte expressément dès les premières lignes. Comme un tel déterminisme ne m’intéressait pas, j’avais WATSUJI Tetsurô, Fûdo (Le milieu humain), Tokyo, Iwanami, 1935. Traduction française à paraître en 2010 aux éditions du CNRS, Paris. 5 Par Geoffrey Bownas, Climate. A philosophical study (1960), 2e éd. Climate and culture. A philosophical study, New York, London, Westport ‘Connecticut), Greenwood Press, 1988. 4


6 dédaigné ce livre. Ce n’est qu’après ma soutenance que je lus le texte japonais original et en découvris le concept central, fûdosei – qu’ignore tout simplement la traduction anglaise –, que j’ai rendu plus tard (en 1985) par médiance. Watsuji le définit comme « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki) ». Cela signifie que notre relation avec notre milieu est comme le moment de deux forces en mécanique. À la différence de l’environnement, le milieu n’est pas un objet externe et abstrait (par la science) ; c’est un des deux côtés de cette relation même, qui fait notre existence6. Le néologisme de médiance (du latin medietas, moitié) rend plus explicitement cette idée : c’est la relation dynamique (le moment) de deux « moitiés », l’une qui est le corps individuel, l’autre qui est le milieu éco-technosymbolique nécessaire au corps individuel, et dont le couplage forme concrètement un être humain7. Inutile de dire que je ne disposais pas de ce cadre théorique à l’époque où je préparais ma thèse ; laquelle consista finalement à montrer comment, et pour quelles raisons, la société immigrante créa en Hokkaidô un nouveau fûdo – un nouveau milieu, dans un processus contingent où elle combina, et surmonta, aussi bien les déterminations de ce nouvel environnement que celles de la tradition. La réussite la plus spectaculaire de cette création fut qu’en un demi siècle, les rizières s’étendirent jusqu’à la mer d’Okhotsk, laquelle est en hiver une banquise. Cette réalisation, personne n’aurait su la prédire ; spécialement pas les experts américains que le gouvernement de Meiji avait au début recrutés comme conseillers. Ceux-ci en effet avaient catégoriquement exclu que la riziculture fût possible dans l’île du Nord, et recommandé à la place la culture de la pomme de terre, le blé et l’élevage laitier. Scientifiquement (agronomiquement), ils avaient raison ; mais en termes de milieux humains (mésologiquement), ils avaient tort. Leur vérité, c’était une abstraction éloignée de la situation concrète des immigrants ; c’est-à-dire éloignée de la réalité. Toutefois, cela ne pouvait être révélé que par l’histoire. En termes d’environnement, la riziculture était objectivement impossible au moment où la colonisation commença ; elle n’existait alors que dans la potentialité d’un milieu encore à créer, compte tenu de la motivation des immigrants. Ce qui la rendit possible, ce fut la contingente relation qui se déroula entre cette motivation générale et la suite imprédictible des événements particuliers du processus lui-même ; par exemple la mutation naturelle qui donna naissance à une nouvelle variété de riz, le Bonze (Bôzu), ainsi nommé en raison de son épi chauve, qui résistait beaucoup mieux au froid que les précédentes. Hors de Hokkaidô, le Bonze aurait été éliminé, pour son manque La distinction établie par Watsuji entre kankyô (l’environnement) et fûdo (le milieu) est homologue, au niveau ontologique de l’humain, à celle établie par Uexküll, au niveau ontologique du vivant, entre Umgebung (le donné universel de l’environnement) et Umwelt (le monde ambiant propre à une espèce donnée). Outre Écoumène, op. cit., je reviens sur cette homologie dans La Pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008. 7 J’ai précisé cette conception dans Écoumène (op. cit.) en référence notamment au couplage reconnu par Leroi-Gourhan (Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.) entre « corps animal » et « corps social » (ce dernier formé de systèmes techniques et symboliques extériorisant certaines des fonctions initiales du premier) dans l’émergence de l’espèce humaine. 6


7 relatif de saveur ; à Hokkaidô, il devint le vecteur d’un nouveau milieu – l’expression majeure d’une médiance qui était « à naître » (natura)8, et qui, dans la contingence de l’histoire concrète, est effectivement née. « Effectivement », montrer comment la médiance émerge et s’exprime au cours de l’histoire, c’était bien le sujet de ma thèse ; mais au moment où je l’écrivis, je n’avais pas encore ce concept. 6. Le Japon comme terrain général Si j’excepte ma première année à Tokyo, et bien que la colonisation de Hokkaidô fût en soi un thème géographique parfaitement respectable, en tant qu’orientaliste (japonologue), vivre à Hokkaidô n’était pas un comportement orthodoxe. Pour un travail de japonologie, la procédure ordinaire est d’abord de vivre à Kyôto, ou au moins au sud de Shirakawa9. Hokkaidô est considéré comme différent du reste du Japon, et pour cette raison impropre aux études japonologiques. Pendant longtemps, les habitants de Hokkaidô eux-mêmes ont appelé Naichi (« territoire interne ») tout le Japon qui se trouve au sud du détroit de Tsugaru, signifiant donc que leur île, comme naguère la Corée ou Taiwan, était au dehors. Tel n’était pas mon point de vue. Au contraire, je considérais Hokkaidô comme une pierre de touche de la japonité, et le processus de la colonisation comme une expérience mettant à l’épreuve l’identité nippone. Par exemple, et par-dessus tout, cette expérience manifestait à quel point ladite japonité tenait à la riziculture. En ce sens, demeurer à Hokkaidô était une entrée de service (uraguchi) fort commode pour pénétrer la japonité, plutôt que le contraire. Et de fait, mon travail de terrain me rendit doublement attentif aux questions d’identité culturelle : au niveau local (Hokkaidô vs Naichi), et au niveau national (Japon vs monde extérieur) ; cela d’autant plus que ces années-là furent un grand cru pour les nihonjinron (« nippologies », i.e. essais sur l’unicité de la japonitude). C’était en effet l’époque où, cessant de parler d’oitsuki (« rattrapage »), on se mettait plutôt à parler d’oikoshi (« dépassement ») : le Japon avait alors rattrapé les nations occidentales, mais en les imitant ; désormais, le temps était venu de les dépasser en frayant sa propre voie. La conjoncture s’y prêtait d’autant plus qu’en Occident même, la mode était au postmoderne ; et le Japon se découvrait avec délices comme ayant été postmoderne avant même que l’Occident ne devînt moderne 10 ! Le Japon se voyant donc postmoderne dès avant Meiji, Tokyo devenait ipso facto, depuis le temps d’Edo (son ancien nom), le paradigme de la ville du XXI e siècle. Tel était le contexte où j’écrivis mes principaux essais sur la culture japonaise 11. Au On sait que le latin natura (qui traduisit le grec phusis) est le participe futur du verbe nascor (naître). Shirakawa (aujourd’hui dans la préfecture de Fukushima) fut historiquement le site d’une célèbre barrière entre les régions centrales et le Nord-Est sauvage, ou du moins arriéré. 10 J’aborde ces questions, à propos de l’architecture et de la ville, dans Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993 ; réflexion approfondie dans Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2006 (avec l’architecte Maurice Sauzet). 11 Hormis les précédents, Le Japon. Gestion de l’espace et changement social, Paris, Flammarion, 1976 ; Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982 ; Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, 8 9


8 demeurant, écrire à propos de l’unicité japonaise ou, au moins, sur les différences entre le Japon et l’Occident, c’était un genre qui conduisait inéluctablement à ses propres limites : l’approfondir, c’était découvrir des universaux insoupçonnés au départ. Aussi bien, dans les années quatre-vingt-dix, me tournai-je vers des questions plus générales, dans lesquelles le Japon devient une référence permettant de dépasser l’horizon des points de vue occidentaux, mais posant les mêmes problèmes fondamentaux. Telle est restée mon attitude. Cela veut dire qu’aujourd’hui, pour moi, faire du terrain dans n’importe quelle région particulière du Japon (comme je le fis jadis à Hokkaidô), ou même écrire un essai général sur le Japon, n’aurait plus de sens. Ce qui maintenant compte à mes yeux, c’est d’utiliser la pensée japonaise comme un outil pour mieux comprendre les problèmes de notre monde, de pair avec d’autres références. Par exemple, et par-dessus tout, la problématique watsujienne des milieux humains m’a décisivement inspiré dans mes travaux sur l’écoumène, définie comme la relation humaine à l’étendue terrestre. Ce glissement vers des problèmes plus généraux et plus conceptuels est en vérité fort banal. Il y a un âge pour le terrain, et un âge pour la réflexion. C’est ce que j’ai ressenti avec acuité lorsque, vers la soixantaine, j’ai enfin pu mettre les pieds au Xinjiang, cette région où, quarante ans plus tôt, j’avais imaginé de faire mon terrain. J’ai alors momentanément rêvé d’y entreprendre un véritable programme de recherche, tout comme, une génération plus tôt, je l’avais fait à Hokkaidô. Mais je me suis vite rendu compte que je pouvais pas répéter une telle expérience, tout simplement parce qu’on ne peut plus, à soixante ans, se plonger dans une vie nouvelle. La vie, on n’en a qu’une, du moins si l’on ambitionne de pratiquer authentiquement la mésologie, plutôt que le tourisme. Pour moi, le temps du terrain est désormais du passé. Palaiseau, 28 février 2010.

Gallimard, 1986.


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