Les fondements philosophiques de l’« agronomie naturelle » selon Fukuoka / Augustin Berque

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Les relations homme-nature dans la transition agroécologique Les Journeé es scientifiques de SupAgro – Montpellier, 21 novembre 2017 –

Les fondements philosophiques de l’« agronomie naturelle » selon Fukuoka par Augustin Berque berque@ehess.fr

Résumé : Fukuoka Masanobu (1913-2008) promouvait une « agronomie naturelle » (shizen noô hoô ) fondée sur la négation des principes de l’agronomie moderne : pas de machines, pas de labour, pas d’engrais chimiques, pas de pesticides, pas de désherbage, pas d’élagage. On montre les racines taoïstes et bouddhiques de sa manière de penser, pour terminer sur un rapprochement entre Fukuoka, Hésiode et Virgile, et un éloge de l’inartifice. Plan : § 1 L’agronomie naturelle ; § 2. La nature ; § 3. La négation ; § 4. La relation ; § 5. La recouvrance de l’Âge d’or.

§ 1. L’agronomie naturelle Fukuoka Masanobu1 (1913-2008) est comme on le sait l’une des figures embleé matiques de l’agroeé cologie, dans la version qu’il nommait « agronomie naturelle ». Ce terme rend ici le japonais shizen nôhô 自 然 農 法 , ce que l’on connaîôt plus geé neé ralement en France comme « l’agriculture naturelle », aà partir de la traduction ameé ricaine natural farming. C’est en effet aà partir des ÉÉ tats-Unis, et aà partir de traductions en anglais, que Fukuoka aura eé teé connu en France ; c’est le cas notamment de son livre le plus ceé leà bre, La Révolution d'un seul brin de paille. Une introduction à l'agriculture sauvage2, traduction de The One-Straw Revolution: An Introduction to Natural Farming (1978), traduction de Shizen nôhô. Wara ippon no kakumei 自然農法. 藁 一本の革命 (1975, remanieé dans les reé eéditions de 1983 et 2004) 3. Le livre a eé teé traduit en vingt langues, et vendu aà plus d’un million d’exemplaires. Si je preé feà re traduire nôhô par « agronomie » plutoô t que par « agriculture », ce n’est pas seulement parce que le terme qui en japonais correspond aà « agriculture » est plutoô t nôgyô 農業, mais parce que le hô 法 de nôhô connote la meé thode, voire la loi, et qu’il y a bien cette perspective nomotheé tique dans ce qu’a rechercheé Fukuoka. L’inconveé nient de cette traduction est toutefois que l’agronomie, en tant que science, se dit en japonais nôgaku 農学, et que c’est cela justement que Fukuoka rejetait, comme on le verra. Il faudra donc, ici, comprendre « agronomie » dans un sens plus pratique que theé orique. Én somme, shizen nôhô, c’est la meé thode naturelle en agriculture, ce que Fukuoka opposait radicalement aà la meé thode artificielle qui reà gne aujourd’hui. La mise au point de cette meé thode naturelle aura eé teé l’œuvre d’une vie. Fukuoka Masanobu est neé en 1913 dans le village de Minami Yamazaki (aujourd’hui inclus dans la ville d’Iyo), dans la preé fecture d’Éhime, sur la coô te nord-est de l’îôle de Shikoku, qui donne sur la mer Inteé rieure, Setouchi. Son peà re eé tait un riche proprieé taire terrien. Apreà s des Dans l’ordre normal en Asie orientale, patronyme (Fukuoka 福岡 ) avant le preé nom (Masanobu 正信 ). Idem pour les autres noms japonais dans la suite de ce texte. 2 Paris, Treé daniel, 1983, 2005. Autres publications traduites en français : L'Agriculture naturelle : Théorie et pratique pour une philosophie verte, Paris, Treé daniel, 1989 ; La Voie du retour à la nature : théorie et pratique pour une philosophie verte, Paris, le Courrier du livre, 2005 ; Semer dans le désert : agriculture durable, remise en état de la terre et ultime recours pour la sécurité alimentaire, Treé daniel, 2014. 3 Tokyo, Shunjuô sha pour l’eé dition de 2004 que j’ai utiliseé e. 1


2 eé tudes d’agronomie et de microbiologie aà Gifu, il devient en 1934 inspecteur des douanes aà Yokohama, en charge des veé geé taux. Én 1937, preà s de mourir d’une pneumonie, il a une crise inteé rieure qui, dans une sorte de reé veé lation, lui fait comprendre la vaniteé de toute chose en ce monde : « Cette manieà re de penser, elle s’est formeé e brusquement dans ma teô te, alors que j’eé tais encore jeune. Ét pourtant, la conclusion que ‘le savoir humain, l’action humaine sont compleà tement inutiles’4, cette penseé e-laà , moi-meô me, je ne savais pas si elle eé tait juste ou non. J’eé tais seulement dans un eé tat d’esprit ouà bruô lait en moi une conviction ineé branlable »5.

Il deé missionne alors pour revenir aà l’agriculture dans la proprieé teé paternelle. Én 1939, il devient chercheur dans une station agronomique aà Koô chi (Shikoku). Il deé missionne en 1949 pour revenir derechef aà l’agriculture, se consacrant deé sormais exclusivement aà mettre au point, dans une suite d’essais et d’erreurs, les meé thodes de son « agronomie naturelle ». Devenu petit aà petit ceé leà bre – il passe aà la teé leé vision pour la premieà re fois en 1976, et est de nombreuses fois inviteé aà l’eé tranger aà partir de 1979 –, il meurt en 2008, aà l’aô ge de quatre-vingt-quinze ans, laissant de nombreux disciples dans le monde entier (bien plus qu’au Japon, mais nul n’est propheà te en son pays), et une abondante œuvre eé crite. Notons en passant que ce parcours, avec un premier puis un second retour aà la campagne, rappelle curieusement celui de Tao Yuanming (365-427), le poeà te chinois, dont l’œuvre est familieà re aà toute l’Asie orientale comme apologie du retour aux champs et, plus fondamentalement, du retour aà la nature 6. Toutefois, si Tao Yuanming est bien « revenu habiter aà la campagne » (gui yuantian ju 歸園田居), ce n’est pas en agronomie mais en litteé rature qu’il est resteé dans l’histoire. Fukuoka, lui, a mis au point une meé thode, ou une pratique, laquelle non seulement releà ve bien de l’agriculture, mais bouleverse les principes les plus fondamentaux de l’agronomie moderne. C’est une reé volution agricole d’un ordre que l’on peut, au moins du point de vue technique, mettre sans exageé rer sur le meô me plan que ce que Vere Gordon Childe a qualifieé jadis de « reé volution neé olithique », c’est-aà -dire ni plus ni moins que l’invention de l’agriculture 7 ; et cela justement parce que la meé thode de Fukuoka nie radicalement les principes fondateurs de ce qu’aura eé teé l’agriculture depuis le neé olithique, particulieà rement dans la forme qui s’est transmise du Proche-Orient vers l’Occident, pour y eé voluer jusqu’aà devenir cette agronomie moderne dont le modeà le tend aujourd’hui aà s’imposer aà la planeà te entieà re. Én effet, l’agriculture naturelle selon Fukuoka s’est fondeé e sur les cinq neé gations suivantes : - pas de machines (mukikai 無機械) ; - pas de labour (fukôki 不耕起) ; - pas d’engrais (muhiryô 無肥料) ; - pas de pesticides (munôyaku 無農薬) ; - pas de deé sherbage (mujosô 無除草) Jinchi, jin.i wa issai muyô de aru 人知.人為は一切無用である. Shizen nôhô. Wara ippon…, op. cit., p. 8. Traduction A.B. 6 Sur cette histoire, et sur son heé ritage – ce n’est laà rien de moins que l’une des sources majeures de ce qui a conduit nos socieé teé s aà ideé aliser puis reé aliser cet habitat ruraliforme qu’est l’urbain diffus, dont l’empreinte eé cologique participe grandement au reé chauffement climatique –, v. Augustin BÉRQUÉ, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Feé lin, 2010. 7 Vere Gordon CHILDÉ, De la préhistoire à l’histoire, Paris, Gallimard, 1964 (What happened in history, 1942). 4 5


3 Comment cela est-il possible ? La meé thode consiste, pour l’essentiel, aà cultiver sur une meô me parcelle le riz et le bleé en continu, mais deé caleé s dans le temps. Le riz n’est pas repiqueé mais semeé aà la voleé e, et combineé avec du treà fle, que l’on seà me avant la moisson du riz. Le bleé est ensuite semeé sur la meô me parcelle, toujours avant la moisson du riz. Les semis se font sous la forme de boulettes de glaise (nendo dango 粘土団子) contenant le grain. Le riz une fois reé colteé , on eé pand la paille de riz, qui proteà ge les jeunes pousses de bleé des adventices. Avant la reé colte du bleé , on reseà me le riz, eé galement sous la forme de boulettes de glaise. Apreà s la reé colte du bleé , on eé pand la paille de bleé , qui proteà ge les jeunes pousses de riz des adventices. Ét ainsi de suite. Én dehors de l’agriculture proprement dite, la meé thode des boulettes de glaise, ouà l’on peut meé langer des graines de diverses sortes, a eé teé expeé rimenteé e en reé gion aride dans plus d’une dizaine de pays (Greà ce, Éspagne, Keé nya, Somalie, Inde, Thaîïlande, Chine…), pour le reboisement en geé neé ral, et plus particulieà rement pour reconstituer des bananeraies en Asie du sud-est. Les meô mes principes sont appliqueé s en maraîôcherie et en arboriculture (pas d’eé lagage des arbres fruitiers, agroforesterie…). Dans le deé tail toutefois, Fukuoka aura admis quelques engrais, mais toujours naturels (fientes de poulet, etc.). Au Japon meô me, l’agriculture naturelle a permis aà Fukuoka d’obtenir des rendements du meô me ordre que ceux de l’agriculture moderne, soit environ soixante quintaux de rizon (genmai 玄 米 , riz non deé cortiqueé ) aà l’hectare, aà cette essentielle diffeé rence preà s que ces rendements se maintiennent indeé finiment sans intrants sur la meô me terre. Last but not least, ajoutons que ces rendements eé tant convertibles en eé nergie, car mesurables en calories (celles aà quoi eé quivaut le grain reé colteé ), ils sont au total eé normeé ment supeé rieurs, puisque cette agriculture naturelle se passe compleà tement de l’eé nergie neé cessaire pour produire les machines dans des usines et les faire fonctionner dans les champs, comme de celle neé cessaire pour produire les engrais et les pesticides dans des usines et les eé pandre meé caniquement dans les champs ; sans compter que toutes ces machines, tous ces produits chimiques tassent et tuent la terre, neé cessitant donc, en cercle vicieux, toujours plus d’eé nergie pour la labourer et pour compenser chimiquement son infertiliteé croissante. Mais mon objet n’est pas ici d’entrer dans les deé tails techniques de cette meé thode ; c’est d’examiner plutoô t les principes onto-cosmologiques et conceptuels qui l’ont guideé e. § 2. La nature Dans le syntagme shizen nôhô (agronomie naturelle), shizen 自然 est ce que l’on traduit par « naturelle ». Le mot vient directement du chinois, ouà ses deux sinogrammes sont prononceé s ziran. Le Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise 8 en donne les sept acceptions suivantes : « 1. Naturel. Nature. 2. (Taoïsme) ÉÊ tre ‘tel’ par soi-meô me (un aspect du Tao). 3. Spontaneé . Spontaneé ment. Spontaneé iteé . 4. Naturellement ; bien suô r ; bien entendu. 5. (Sciences) Sciences naturelles. 6. (Philosophie chinoise) De soi, par soimeô me. Le naturel ; l’agir naturel ; la spontaneé iteé naturelle ; la vie spontaneé e (qui eé pouse et refleà te parfaitement les eô tres et les situations, tels qu’ils se preé sentent). 7. Naturellement ; avec aisance ». Cette liste ne donne pas la traduction lexicalement la plus proche de ziran, aà savoir la locution adverbiale « de soi-meô me ainsi » (en anglais self-so), ce qui a eé teé rendu 8

Paris, Descleé e de Brouwer, 2001, 7 vol.


4 en japonais par onozukara shikari. Comme l’eé crit le Laozi9 (XXV), dans l’une des plus anciennes occurrences de ziran, « l’Homme se reà gle sur la Terre, la Terre se reà gle sur le Ciel, le Ciel se reà gle sur le Tao, le Tao se reà gle de soi-meô me ainsi » (ren fa di, di fa tian, tian fa Dao, Dao fa ziran 人法地、地法天、天法道、道法自然 ). On voit bien laà que ziran n’est pas un substantif. C’est un mode d’eô tre ouà l’agir humain n’intervient pas 10. Le concept inverse est le wen 文 , sinogramme deé riveé du pictogramme de lignes entrecroiseé es (veines du bois ou de la pierre), qui en est venu aà signifier l’eé criture, et de laà la culture (wenhua 文化, « transformation en wen), la civilisation (wenming 文明, « les lumieà res du wen »), qui s’acquieà rent par l’effort. Les confucianistes, auxquels s’opposent les taoîïstes, parlent beaucoup de wen, mais peu de ziran. Dans le Laozi, toutefois, ziran n’a pas encore le sens de nature ou d’environnement. Plus tard (dans le Zhuangzi11, etc.), le terme va aussi eé voquer tian 天, le ciel, le monde naturel, et xing 性, la nature humaine. Ziran va devenir quelque chose qui existe pour l’homme, toujours empreint d’une valeur positive, et ouà celui-ci peut se reé fugier, se sauver (c’est le cas de Tao Yuanming). Au Japon, la notion peé neà tre assez toô t, mais reste longtemps peu reé pandue chez les kangakusha 漢 学 者 (lettreé s eé tudiant la Chine), qui sont surtout confucianistes. Le bouddhisme, ouà le terme est prononceé jinen plutoô t que shizen, en parle davantage ; notamment Shinran (1176-1262), avec l’expression jinen hôni 自 然 法 爾 , « manieà re d’eô tre spontaneé e, sans calcul ni projection »12. On traduit aujourd’hui couramment ziran (jp shizen) par « la nature » ; mais pour comprendre vraiment ce dont il s’agit quand, par exemple, Fukuoka parle d’agriculture « naturelle », il faut avoir en teô te cette histoire du terme shizen. Il est composeé de deux eé leé ments, l’un qui signifie « soi-meô me, de soi-meô me » (自, cn zi, jp ji, shi, lu encore onozu et mizu ), l’autre « ainsi » (然, cn ran, jp zen ou shikari) ; donc, « de soi-meô me ainsi ». La question, c’est ici de savoir qui ou quoi repreé sente le zi. La reé ponse, c’est qu’il est ambivalent : il peut s’agir soit de l’identiteé propre du moi qui s’exprime, soit de l’identiteé propre de quelque chose d’autre, soit encore – et c’est laà , au sens propre d’une nouaison entre deux aspects, le nœud de la question – des deux aà la fois. Autrement dit, il peut s’agir aà la fois de ce que nous appelons d’une part le sujet parlant, de l’autre de l’environnement, i.e. ce que nous appelons aussi « la nature », et ouà la science moderne ne voit qu’un objet, mais qui en fait n’en est pas un dans les milieux concrets – nous verrons dans un instant pourquoi. Én attendant, constatons que cette ambivalence de zi, et par conseé quent de ziran, est patente dans ces deux vers de Tao Yuanming, aà propos de son retour aà la campagne : 久在樊籠裏 復得返自然

Jiu zai fanlong li Fu de fan ziran

Longtemps resteé en cage AÀ nouveau j’ai pu retourner aà la/ma nature13

Dans ce « retour au ziran (fan ziran 返自然 ) » se nouent en effet concreà tement la fuite loin de la ville, foyer de l’artifice du wen 文, et la recouvrance de la nature propre Ouvrage traditionnellement attribueé aà Laozi, qui aurait eé teé contemporain de Confucius (-551/-479), mais de date et d’auteur incertains. On le connaîôt eé galement sous le titre de Dao de jing, « Classique de la voie et de la vertu » (ou « de la vertu de la voie »). 10 Dans les quelques lignes qui suivent, je reé sume le propos d’IWATA Keiji et al., Shizen to ningen (La nature et l’homme), Tokyo, Nigensha, 1976, p. 61-76 : Shizen to wa nanika, « Qu’est-ce que shizen ? ». 11 Ouvrage taoîïste attribueé aà Zhuangzi (v. -370/-300) lui-meô me. 12 Freé deé ric GIRARD, Vocabulaire du bouddhisme japonais, Geneà ve, Droz, 2008, vol. I, p. 563. 13 Éxtrait de Je retourne habiter à la campagne (Gui yuantian ju 歸園田居), p. 96 dans MATSUÉDA Shigeo 松 枝茂夫 et WADA Takeshi 和田武司 (eé diteé par), Tô Enmei zenshû 陶淵明全集 (Œuvres complètes de Tao Yuanming), Tokyo, Iwanami Bunko, 1990. Traduction A.B. 9


5 (xing 性 ) du poeà te lui-meô me. La nature exteé rieure et la nature inteé rieure ne font plus qu’une. Ét c’est bien laà l’ideé al du Dao, qui peut se vivre mais pas se dire, comme l’exprime le dernier vers du plus ceé leà bre poeà me de Tao Yuanming, Boisson V ( 飲 酒 五 ), qu’il composa en l’an Ier de l’eà re Yuanxing (402) : 結廬在人境 而無車馬喧 問君何能爾 心遠地自偏 採菊東籬下 悠然見南山 山気日夕佳 飛鳥相與還 此中有真意 欲辨已忘言

Jie lu zai renjing J’ai monteé ma cabane en milieu humain Er wu che ma xuan Mais de chars et chevaux nul vacarme Wen jun he neng er Je me dis : comment est-ce possible ? Xin yuan di zi pian AÀ coeur distant, terre elle-meô me eé loigneé e… Cai ju dong li xia Cueillant un chrysantheà me sous la haie de l’est Youran jian Nanshan Je vois aà loisir le mont Sud Shan qi ri xi jia Il souffle un accord au soleil couchant14 Fei niao xiang yu huan Des vols d’oiseaux s’assemblent au retour Ci zhong you zhen yi C’est laà qu’est le sens veé ritable Yu bian yi wang yan Je voudrais le dire… deé jaà me deé faut la parole15

Cette impossibiliteé de dire le « sens veé ritable », i.e. le Dao « de soi-meô me ainsi » : le veé ritable cours de la nature, cela n’est autre que la fameuse entreé e en matieà re du Laozi lui-meô me : 道可道非常道 Dao ke dao fei chang Dao Le Dao qui peut se dire n’est pas le Dao de toujours

§ 3. La négation La premieà re publication de Fukuoka, parue aà ses propres frais aà Iyo en feé vrier 1947, fut un opuscule portant le titre de Mu『無』. Je n’ai pas eu l’occasion de le lire, mais Fukuoka l’a repris, avec des ameé nagements mineurs, dans le premier des trois gros volumes qu’il a publieé s vers la fin de sa vie sous ce meô me titre geé neé ral de Mu, et que l’on peut consideé rer sinon comme ses œuvres compleà tes, du moins comme son grand œuvre : Mu I. La révolution divine (Mu I. Kami no kakumei 無 I. 神の革命) ; Mu II. La philosophie du non (Mu II. Mu no tetsugaku 無 II. 無の哲学) ; Mu III. L’agronomie naturelle (Mu III. Shizen nôhô 無 III.自然農法). Ces trois volumes sont parus presque simultaneé ment, en juillet et aouô t 1985, aux eé ditions Shunjuô sha (Tokyo) ; simultaneé iteé qui s’explique parce qu’il s’agit en fait de la reprise, quasi non remanieé e, de nombreux eé crits ou enregistrements anteé rieurs de Fukuoka. Celui-ci a encore publieé par la suite, chez le meô me eé diteur, Vivre la nature (Shizen wo ikiru 自 然 を 生 き る , 1997), mais il s’agit laà d’entretiens avec un journaliste de la NHK 16, Kanamitsu Toshio, au cours desquels Fukuoka ne fait que revenir sur les convictions qui l’ont guideé toute sa vie (il eé tait alors aô geé de preà s de quatre-vingt-dix ans). Du deé but aà la fin, le theà me central des ideé es de Fukuoka peut effectivement eô tre embleé matiseé par le sinogramme 無 , qui se prononce wu en chinois et mu en japonais. Mot aà mot : les vapeurs de la montagne sont belles et bonnes au soleil couchant. Tao Yuanming parle ici du mont Lu, au Jiangxi. Sans le nommer, Fukuoka paraphrase ce passage ceé leà bre quand, dans Mu I. Kami no kakumei, op. cit. p. 56, il eé crit « Cueillant une fleur, regarder aà loisir les nuages blancs du mont Fuji, telle est ma position (hito eda no hana wo teotte, yûzen to Fuji no hakuun wo nagameru tachiba de aru 一枝の花を 手折って、悠然と富士の白雲を眺める立場である ) ». C’est laà un cas typique de « voir-comme (mitate 見 立 て ) », proceé deé classique dans l’estheé tique de l’Asie orientale : voir un lieu A (le mont Fuji) comme si c’eé tait un lieu non-A (le mont Lu), impliquant donc que Fukuoka (A) est Tao Yuanming (non-A), ce qui releà ve du quart lemme du teé tralemme (v. plus loin). Sur l’usage du mitate au Japon, notamment dans le paysage, v. Augustin BÉRQUÉ, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. 15 Je traduis d’apreà s l’original reproduit dans Matsueda et Wada, op. Cit., vol. I p. 208 sq. Je commente ce poeà me dans Histoire de l’habitat idéal, op. cit., p. 73 sqq. 16 Nippon Hoô soô Kyoô kai 日本放送協会, la chaîône de teé leé vision nationale. 14


6 Son sens fondamental est « ne pas y avoir, ne pas exister ». Son contraire est 有(prononceé you en chinois, yû, u ou a.ru en japonais), « avoir, y avoir, exister, eô tre ». C’est l’eé quivalent de nos suffixes privatifs a-, in-, non- (par exemple dans anomie, acosmie, inhumain, nonhumain). Dans la philosophie chinoise, plus particulieà rement dans le taoîïsme, wu est selon le Ricci « le vide meé taphysique anteé rieur aà l’un ; l’absence de fondement ou de substance propre des choses ; l’impossibiliteé de poser un fondement ». Cette notion proprement chinoise d’« il n’y a pas », wu – qu’on pourrait plus savamment rendre par « inexistence » – a par la suite rencontreé celle de kong 空, le vide bouddhique (traduction du sanskrit sunyâta), avec laquelle elle avait une affiniteé certaine, et qui s’est accuseé e par la suite. Le bouddhisme peé neà tre en Chine, par la route de la soie, vers le deé but de notre eà re, et se combine avec la penseé e chinoise sous les Six Dynasties (IIIe-VIe sieà cles). La traduction des concepts formuleé s en sanskrit ou en paô li dans les soutras bouddhiques a en effet largement fait appel au vocabulaire de la philosophie chinoise, le taoîïsme en particulier. C’est de laà notamment qu’est issu le chan 禅 – rendu phoneé tique du paô li jhâna, sanskrit dhyâna, meé ditation, absorption meé ditative – dont le sinogramme se lit zen en japonais. Or le texte fondateur du bouddhisme du Grand Veé hicule (dont releà ve le zen), le Traité du milieu de Naā gaā rjuna (IIe-IIIe sieà cle), commence par les ceé leà bres « huit neé gations »: « Sans rien qui naisse ou se produise, sans rien qui soit aneé anti ou qui soit eé ternel, sans uniteé ou diversiteé , sans arriveé e ni deé part, telle est la coproduction conditionneé e, des mots et des choses apaisement beé ni »17. Ces « huit neé gations » (cn babu, jp happu 八不) sont en fait quatre doubles neé gations, i. e. des neé gations absolues dans lesquelles la neé gation se nie elle-meô me. Cela exprime un mode de raisonnement, le teé tralemme, qui s’est construit en Inde, et qui de laà , par le bouddhisme, a gagneé toute l’Asie orientale, mais que l’Occident a forclos par le principe du tiers exclu (tertium non datur, en anglais excluded middle). Ce principe fait que vous pouvez avoir soit A (affirmation), soit non-A (neé gation), mais pas la double neé gation (ni A ni non-A), ni la double affirmation (aà la fois A et non-A). C’est laà un principe clairement dualiste, qui se reé duit aà la simple alternative de A ou non-A, to be or not to be ; ce qui, dans le teé tralemme, correspond aux deux premiers lemmes (l’affirmation ou la neé gation), mais ne va pas au-delaà : il n’y a rien qui serait entre les deux, aà savoir ni A ni non-A (dans le teé tralemme, c’est le tiers lemme, la bineé gation), ou qui comprendrait aà la fois les deux, A et non-A (c’est le quart lemme, aà la fois A et non-A)18. Comme l’argumente Yamauchi Tokuryuô , il n’est nullement anodin que le Traité du milieu commence par poser le tiers lemme, la double neé gation (ni… ni, sans… sans) : c’est bien le signe que celle-ci occupe une position nodale, celle du passage de la logique profane (les deux premiers lemmes) aà la logique supreô me, appeleé e « reé aliteé ultime, ou absolue » (sk paramârtha, rendu par les sinogrammes 勝 義 , cn shengyi, jp shôgi, i.e. « sens vainqueur »). Ce tiers lemme, la double neé gation, c’est bien le vide, l’inexistence aà partir de quoi pourront exister concreà tement et historiquement les eé tants du monde profane, dans toute la diversiteé des possibles qu’exprime le quart lemme, la double affirmation. Si Fukuoka a placeé toute son œuvre sous le signe du mu, c’est bien parce que ce mot a domineé l’histoire des ideé es en Asie orientale, cela non moins que le mot « eô tre » l’a domineé e en Occident. Correé lativement, il fait un usage abondant du tiers et du quart Traduction du sanskrit par Guy BUGAULT, Stances du milieu par excellence, Paris, Gallimard, 2002, p. 35. On place plus communeé ment la bineé gation en quatrieà me position, mais YAMAUCHI Tokuryuô 山内得立 a montreé aà juste titre, dans Rogosu to renma ロゴスとレンマ (Tokyo, Iwanami, 1974 ; traduction par A. Berque Logos et lemme, sous presse aux eé ditions du CNRS), que cela ne meà ne litteé ralement aà rien, tandis que placer en dernier la biaffirmation ouvre aà tous les possibles. 17 18


7 lemme du teé tralemme, par exemple dans la dernieà re phrase de sa « theà se de la nonvaleur » (mukachiron 無価値論)19 : « Ce n’est que dans l’inscience et l’inartifice que, pour l’homme, tout prend valeur, et qu’il peut tout connaîôtre (ningen wa muchi, mui ni shite, hajimete issai wo kachi arashime, issai wo shiru koto ga dekiru no da 人間は無知、無為に して、初めて一切を価値あらしめ、一切を知ることができるのだ ) ». Voilaà qui, du point de vue d’une logique du tiers exclu, est eé videmment absurde : l’inscience, ou nonsavoir (muchi 無 知 , non-A) ne peut pas eô tre savoir (shiru 知 る , A). Derrieà re cet aphorisme obscur se cache la theà se bouddhique selon laquelle, dans le monde profane, accorder aux choses une valeur quelconque est, par distinction (jp funbetsu 分 別 , sk viśeṣa), en forclore une infiniteé d’autres valeurs possibles, et que ce n’est donc qu’en leur niant toute valeur que l’on peut, par indistinction (jp mufunbetsu 無分別, sk nirvikalpa), en connaîôtre la valeur veé ritable, celle du sens vainqueur, qui n’est accessible qu’aà la connaissance indistinctive (jp mufunbetsuchi 無分別知, sk nirvikalpajñāna). Traduit dans une penseé e de l’eô tre, cela signifie que, dans le monde profane, on ne peut connaîôtre les choses qu’en tant que quelque chose (als etwas, dirait Heidegger), et non dans leur en-soi (an sich, dirait Kant), lequel ne serait accessible que par un bond mystique, celui de la religion qu’est le bouddhisme, mais dont on ne peut justement rien dire en langage humain, ni rien connaîôtre par savoir humain (et surtout pas scientifiquement, la science eé tant par essence analytique, i.e. distinctive). Fukuoka va reé peé tant qu’il n’est adepte d’aucune religion en particulier, mais son propos est explicitement religieux – teé moin le titre du livre, La révolution divine, qui prend tout son sens quand on sait que pour lui, « nature (shizen) » n’est qu’un autre mot pour Dieu (kami 神) – Deus, sive natura, dirait Spinoza... § 4. La relation Ce que nie le mu, c’est que les choses aient une substance, une nature propres ; elles n’existent comme telles qu’en relation. Traduire ce terme par « neé ant », comme on le fait habituellement, est insatisfaisant, parce que le neé ant s’oppose aà l’eô tre, tandis que le mu, c’est l’absence d’eé tants, l’absence de ce qui existe concreà tement. Ce n’est pas la neé gation de l’eô tre, c’est au contraire l’absolue ouverture aà l’eô tre qu’est le vide bouddhique ; c’est pourquoi il vaut mieux le traduire par « inexistence » ; mais la traduction par « neé ant » est devenue quasi normative, par exemple aà propos de l’eé cole philosophique dite de Kyoô to, centreé e sur Nishida Kitaroô 西田幾多郎 (1870-1945), lequel, dans un bond mystique20, professait meô me que le « neé ant absolu (zettai mu 絶対無) », ouà le mu se nie lui-meô me, est justement de ce fait la source de l’eô tre (u 有). Sur des bases plus logiques (ronriteki 論理的) sinon logosiques (rogosuteki ロゴス的), c’est eé galement ce que dit Yamauchi lorsqu’il montre que le quart lemme est rendu possible par le tiers lemme, raison pour laquelle il convient de les placer dans cet ordre et non l’inverse. Inutile de preé ciser que de telles conceptions sont fort eé trangeà res aà l’ontologie et aà la logique que nous avons heé riteé e de Platon et d’Aristote. Dans cet heé ritage, le couple sujet/preé dicat en logique (le sujet, c’est ce dont il est question, et le preé dicat, c’est ce Mu I. Kami no kakumei, op. cit. p. 107. Qui consiste en ce que, pour Nishida, la neé gation progressive de l’eô tre par le neé ant relatif (sôtai mu 相対 無, i.e. la neé gation de l’eô tre) aboutit – on ne sait comment – aà la neé gation du neé ant par lui-meô me, i.e. le neé ant absolu. Sur ce probleà me, v. mes articles « La logique du lieu deé passe-t-elle la moderniteé ? », p. 41-52, et « Du preé dicat sans base : entre mundus et baburu, la moderniteé », p. 53-62 dans Livia MONNÉT (dir.) Approches critiques de la pensée japonaise au XX e siècle, Montreé al, Presses de l'Universiteé de Montreé al, 2002; et plus geé neé ralement mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, § 12. 19

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8 qu’on en dit) correspond au couple substance/accident en meé taphysique. Autrement dit, le sujet=substance existe en soi, tandis que le preé dicat=accident, qui a besoin du sujet=substance pour en eô tre preé diqueé ou pour lui arriver (accidere : tomber dessus), n’existe pas en soi ; il a non seulement besoin du sujet pour en eô tre preé diqueé , mais il est insubstantiel. AÀ ce seul eé gard, du reste, la logique aristoteé licienne, qui est une logique de l’identiteé du sujet, concorde avec la logique nishidienne, qui est une logique de l’identiteé du preé dicat et appeleé e de ce fait jutsugo no ronri 述語の論理, « logique du preé dicat », ou basho no ronri 場所の論理, « logique du lieu » (il vaudrait mieux traduire par « logique du champ », mais l’habitude est prise)21. L’insubstance, en l’occurrence, n’est autre que la relation qui existe entre les choses. Celles-ci ne sont pas substantielles, elles n’ont pas de nature propre, mais leur existence est susciteé e par le tissu des relations qui les lient. C’est ce que la tradition bouddhique appelle la co-sucitation – je traduis d’apreà s ce qu’eé voquent les sinogrammes 縁 起 , cn yuanqi, jp engi, mais ceux-ci ont traduit le sanskrit pratītyasamutpāda, qu’on rend plus communeé ment par « coproduction conditionneé e ». Or cette ideé e n’est pas si mystique ou orientale qu’il semble ; elle a eé teé retrouveé e par la science moderne quand la meé sologie d’Uexkuï ll (l’eé tude des milieux concrets, Umweltlehre) a mis en lumieà re, expeé rimentalement, que selon l’espeà ce consideé reé e, un meô me objet existera selon un « ton » (Ton) diffeé rent, c’est-aà -dire en tant que des choses diffeé rentes. Par exemple, une meô me touffe d’herbe existera en tant qu’aliment (Esston) pour la vache, en tant qu’obstacle (Hinderniston) pour la fourmi, en tant qu’abri (Schutzton) pour le scarabeé e, etc. ; et pour une meô me espeà ce, la meô me chose existera diffeé remment selon les circonstances, comme le montre l’exemple suivant, ouà il est question des rapports entre le bernard-l’hermite et l’aneé mone de mer : « Selon les diffeé rentes tonaliteé s (Entsprechend die verschiedenen Stimmungen), l’aneé mone change de signification (Bedeutung) pour le crabe. Dans le premier cas, ouà l’habitacle du crabe est deé pourvu de l’enveloppe protectrice de l’aneé mone, qui lui sert de deé fense contre la seiche, l’image sensible de l’aneé mone prend un « ton d’abri (Schutzton) ». Cela s’exteé riorise dans l’action du crabe, qui la plante sur sa coquille. Le meô me crabe serait-il priveé de sa coquille, alors l’image sensible de l’aneé mone prend un « ton d’habitat (Wohnton) », ce qui s’exteé riorise en ce que le crabe, fuô t-ce en vain, cherche aà y peé neé trer en rampant. Dans le troisieà me cas, si le crabe est affameé , l’image sensible de l’aneé mone reçoit un « ton de bouffe (Freßton) », et le crabe commence aà la deé vorer » 22.

Traduit en langage bouddhique, cela signifie que ces divers en-tant-que (abri, habitat, nourriture…) selon lesquels peut exister concreà tement ce qui, dans l’abstrait, reste pourtant la meô me aneé mone, n’ont pas de substance propre (honshitsu 本質) et sont donc illusoires. Pour la meé sologie post-uexkuï llienne 23, c’est dire que la reé aliteé concreà te n’est ni le sujet logique S, ni le preé dicat P (les termes dans lesquels un interpreà te I saisit S par les sens, l’action, la penseé e ou la parole), mais la trajection de S en tant que P ; elle n’est donc ni objective, ni subjective (tiers lemme, ni A ni non-A), mais trajective, i.e. , pour un meô me S hypotheé tique, ouverte aà une infiniteé de possibles P, P’, P’’, P’’’ etc. (quart V. aà ce sujet Augustin BÉRQUÉ (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2 vol., 2000. 22 Jakob von UÉXKUÜ LL, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les mondes animaux et humains), Hambourg, Rowohlt, 1956 (1934), p. 66. Traduction A.B. 23 Sur ce theà me, v. mon La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Deé fense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014 ; et, sous presse, Marie AUGÉNDRÉ, Jean-Pierre LLORÉD et Yann NUSSAUMÉ (dir.), La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène, Paris, Hermann. Voir eé galement le site <http://mesologiques.fr>, et sur ce site mon Glossaire de mésologie. 21


9 lemme, aà la fois A et non-A). Voilaà ce que reé sume, en meé sologie, la formule r = S/P, qui se lit : la reé aliteé empirique, c’est S en tant que P, ou plus preé ciseé ment S en tant que P pour I, soit la ternariteé concreà te S-I-P au lieu des dualiteé s abstraites sujet-objet ou sujetpreé dicat24. Dans son propre langage, Uexkuï ll en concluait que « l’hypotheà se implicite qu’un animal pourrait jamais entrer en relation avec un objet (mit einem Gegenstand in Beziehung treten), elle est fausse »25. Sachant que le sujet du logicien (S : ce dont il s’agit), c’est l’objet du physicien (S), c’eé tait laà dire que l’animal, en rapport avec son eô tre meô me, n’a jamais de relation qu’avec une certaine chose ; c’est-aà -dire avec S/P, non pas S. Par le bond mystique propre aà une religion, le bouddhisme, pour sa part, absolutise ce principe : rien n’existe en soi, rien n’est substantiel, rien n’existe que dans et de par la relation. Traduisons : il n’y aurait donc que P, qui est insubstantiel (cette absolutisation de P, c’est la theà se meô me de la logique du preé dicat nishidienne). Or cette vision bouddhique, nous la retrouvons telle quelle chez Fukuoka, exprimeé e soit explicitement, soit, de manieà re geé neé rale, par l’accent qu’il met sur l’uniteé relationnelle de tout ce qui existe dans la nature, celle-ci eé tant comme un immense organisme vivant. Du meô me coup, il condamne la science (kagaku 科学) pour son reé ductionnisme analytique, lequel ne lui fait jamais saisir que des aspects fragmentaires de la nature ; et plus geé neé ralement, il pose une « neé gation l’intelligence humaine » (ningen no chie no hitei 人 間の知恵の否定)26, car celle-ci ne peut jamais connaîôtre qu’un certain aspect des choses. Cette reé cusation du savoir humain (jinchi 人 知 ) vient, encore une fois, directement de l’heé ritage bouddhique, qui est toujours vivant au Japon. Pour celui-ci, la connaissance profane ne peut jamais avoir qu’un acceà s limiteé et biaiseé aà la reé aliteé , laquelle, dans le monde profane, n’est donc jamais qu’illusoire, puisqu’elle se reé duit aà la prise (shoshû 所執) que l’on en a ; et l’ensemble de ces prises 27 nous enferme dans un certain agencement (sesetsu 施設), qui empeô che le profane d’acceé der aà la reé aliteé ultime, celle du sens vainqueur. Or cette reé aliteé ultime, inatteignable par la meé thode scientifique, chez Fukuoka, c’est la nature, shizen 自 然 , cet autre nom de Dieu. L’on aura beau faire, nous autres humains ne pourrons jamais connaîôtre la nature dans son inteé graliteé , et, a fortiori, l’action humaine ne pourra jamais l’eé galer ; c’est pourquoi Fukuoka place toute sa meé thode non pas dans le cadre de la science et de l’agir humains – en l’occurrence l’agronomie, theé orique ou appliqueé e – mais sous celui du non-savoir et du non-agir taoîïstes, 無知 (cn wuzhi, jp muchi) et 無為 (cn wuwei, jp mui), inteé greé s dans le concept de 無為自然 (cn wuwei ziran, jp mui shizen) : l’inartifice du de-soi-meô me-ainsi, le naturel de la nature. § 5. La recouvrance de l’Âge d’or 24

Sur la dynamique de cette ternarité dans l’histoire et dans l’évolution, v. mon Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. 25 Streifzüge…, op. cit. p. 105. 26 Shizen nôhô. Wara ippon…, op. cit. p. 20. 27 Le Glossaire de mésologie citeé plus haut deé finit ce terme ainsi (les asteé risques renvoient aà d’autres entreé es du glossaire) : « PRISE n. f. Syn. prise eé coumeé nale, prise existentielle. Apparenteé aà l’affordance gibsonnienne. Instance particulieà re de la meé diance*, aà la fois active (ce que l’eô tre* peut faire des choses* de son milieu*) et passive (les possibiliteé s que lui offre son milieu). Cela en tant que* quoi les choses* d’un certain milieu* existent*. Se deé cline en quatre principales cateé gories ou preé dicats : ressources, contraintes, risques et agreé ments. Selon l’eô tre concerneé et selon l’occasion, un meô me objet* (S*) peut exister* en tant que l’une ou l’autre de ces diffeé rentes prises (S/P*) ».


10 La traduction habituelle du chinois wuwei par « non-agir » a l’inconveé nient de laisser croire au profane qu’il s’agirait d’inaction, voire de farniente. Ce n’est pas le cas ; le wuwei, c’est ne pas forcer les choses aà eô tre autre chose que ce qu’elle seraient de par leur cours naturel, d’elles-meô mes ainsi comme le Dao. C’est pourquoi je preé feà re traduire wuwei par « inartifice ». L’inartifice, ce n’est pas ne rien faire, c’est agir de telle sorte que se reé alise le cours naturel des choses. Cela ne releà ve pas du principe du tiers exclu, qui est une abstraction, mais du teé tralemme qui fonde la méso-logique des milieux concrets. S’agissant ici, comme dans le fan ziran 返 自 然 (retourner aà la/ma nature) de Tao Yuanming, aà la fois (quart lemme) de « ma nature » (celle de Fukuoka) et de « la nature » (l’eé cosysteà me), autrement dit aà la fois de A et de non-A, du sujet et de l’objet, il n’y a pas d’obstacle aà ce que le travail humain s’accordant au cours de la nature, Fukuoka puisse non seulement parler d’« agriculture naturelle », mais mettre une telle chose en pratique, et en obtenir des rendements aussi eé leveé s que ceux de l’agriculture moderne. C’est effectivement aà un pareil inartifice que se rameà nent les diverses neé gations qui fondent l’agronomie naturelle selon Fukuoka. La plus parlante, aà double eé gard, est bien le non-labour : d’abord, mateé riellement, parce c’est laà nier l’action premieà re de l’agriculture, qui est de travailler la terre ; ensuite, par image, quand on sait que « labour » et « labeur » sont eé tymologiquement le meô me mot, cela tout simplement parce que, depuis le neé olithique, le travail, le labeur par excellence aura eé teé la peé nible ouverture de la terre par la houe, l’araire puis la charrue. Inversement donc, le nonlabour, c’est un non-labeur. Fukuoka insiste laà -dessus. L’une des premieà res sections de La révolution d’un seul brin de paille, forçant le trait, pose meô me que l’agronomie naturelle « vise aà ne rien faire » (nanimo shinai nôhô wo mezasu 何もしない農法を目ざ す )28, en somme quasi aà se tourner les pouces en laissant l’eé cosysteà me agroeé cologique travailler tout seul. Jouant de l’homophonie avec rakunô 酪農 (l’eé levage laitier), Fukuoka, de temps aà autre, qualifie donc l’agronomie naturelle de rakunô 楽 農 , « agriculture facile ». Au lecteur occidental, voilaà qui ne manquera pas de rappeler ce passage ceé leà bre des Géorgiques : O fortunatos nimium, sua si bona norint agricolas ! quibus ipsa, procul discordibus armis, fundit humo facilem victum justissima tellus 29.

Or ce qui est laà en jeu, c’est davantage que l’opeé ration de propagande qui consistait pour Virgile, sur la commande de Meé ceà ne, aà faire miroiter les charmes de la campagne aux yeux des veé teé rans de la bataille d’Actium (il fallait bien les recaser, car sinon, en restant inactifs aà Rome, ils auraient pu devenir dangereux) ; ce qui est en jeu, c’est l’un des plus vieux reô ves de l’humaniteé : recouvrer l’AÊge d’or, celui ouà la terre travaillait toute seule pour donner ses fruits aux humains. Comme l’eé crivit Heé siode, qui s’y connaissait car il eé tait lui-meô me paysan : χρύύ σεον μεὲ ν πρώύτιστα γεύ νος (…) (…) καρποὲ ν δ᾽ εἔ φερε ζειύδώρος αἔ ρούρα αύὐ τομαύ τη πολλού ν τε καιὲ αἔ φθονον

D’or eé tait la race premieà re (…) La terre donneuse d’eé peautre apportait ses fruits D’elle-meô me, en abondance et aà satieé teé 30

Shizen nôhô. Wara ippon…, op. cit. p. 19. Traduction A.B. « Trop heureux les cultivateurs, s’ils connaissaient leur bonheur ! Pour qui d’elle-meô me, loin des luttes fratricides, la treà s juste Terre eé pand au sol une nourriture facile ». Virgile, Géorgiques, II, vers 458-460. Traduction A.B. 30 Heé siode, Les travaux et les jours, vers 109-118. Traduction A.B. 28 29


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On remarquera qu’Heé siode nous dit ici que la terre, autrement dit la nature, aà l’AÊge d’or, donnait ses fruits « de son propre mouvement » (αύὐ τομαύ τη), alors que le mot qu’il utilise pour dire « la terre » est αἔ ρούρα ; c’est-aà -dire la terre laboureé e. Ce mot d’αἔ ρούρα est en effet de la meô me famille qu’araire, arable, aratoire, are… ; famille qui descend d’un radical europeé en signifiant « travailler la terre » : ara-. Én somme, Heé siode nous dit aà la fois que la terre est laboureé e, et qu’on ne la travaille pas ; c’est le meô me quart lemme (aà la fois A et non-A) que celui de l’inartifice de l’agronomie naturelle selon Fukuoka… Ét du reste, on le retrouve aussi dans les vers de Virgile – quoique atteé nueé puisque, meô me s’il est question d’une « nourriture facile », cela laisse entendre quand meô me un certain travail –, ouà ipsa, « d’elle-meô me », a le meô me sens qu’αύὐ τομαύ τη dans les vers d’Heé siode : « de son propre mouvement » ; sens qui n’est autre, en fin de compte, que celui du « de soi-meô me ainsi (ziran 自然) » du Dao, c’est-aà -dire le cours de la nature. * * * Quelles leçons pouvons-nous en tirer, aujourd’hui aà SupAgro Montpellier ? - D’abord, d’un point de vue ontologique, nous dire que si le non-labour=nonlabeur est un reô ve aussi tenace de l’humaniteé , qu’elle soit d’Orient ou d’Occident, de jadis comme d’aujourd’hui, ce reô ve doit exprimer une profonde veé riteé de notre eô tre ; et que, pour peu que nous ayons quelque souci d’authenticiteé , nous avons donc le devoir d’essayer de le reé aliser, en recherchant l’inartifice plutoô t que l’artifice. C’est laà un ideé al que l’on peut traduire en de multiples domaines, ne serait-ce par exemple qu’en privileé giant une nourriture saine et frugale plutoô t que la malbouffe et l’obeé siteé . - Ét ensuite, d’un point de vue logique, de nous essayer aà notre tour au quart lemme (ou syllemme, aà la fois A et non-A) ; en l’occurrence la recouvrance 31, aà la fois, de la terre et de la Terre ; c’est-aà -dire aà la fois : - en termes de peé dologie, en finir avec l’assassinat des sols par la meé canique et la chimie ; - et en termes d’empreinte eé cologique sur la planeà te, en finir avec l’insoutenabiliteé de notre agriculture et de notre alimentation. Des recherches comme celles de Fukuoka nous ont donneé l’exemple, ou du moins certains exemples ; il ne tient qu’aà nous d’en eé laborer un veé ritable paradigme, peé rimant celui de l’agriculture industrielle, qui a fait son temps et qui est devenu mortifeà re. Palaiseau, 17 novembre 2017. 31

Ce terme est défini comme suit par le Glossaire cité plus haut : « RECOUVRANCE n. f. Redécouverte, réappropriation et ménagement* des liens dont le TOM*, infatué par le principe du mont Horeb*, s’était systématiquement coupé. Concept mésologique apparenté au convivialisme d’un Ivan Illich, aux relations de proximité d’un André Gorz, à la conscience du lieu d’un Alberto Magnaghi, à l’agronomie naturelle (shizen nôhô 自然農法) d’un Masanobu Fukuoka, à la permaculture, etc. : comme les marins priaient Notre-Dame-deRecouvrance pour recouvrer (retrouver) la terre après un long voyage en mer, l’humanité aspire à recouvrer sa relation avec la Terre – l’écoumène*, la demeure humaine* ».


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Geé ographe et orientaliste, Augustin Berque (1942- ) a enseigneé la meé sologie aà l’ÉÉ cole des hautes eé tudes en sciences sociales. Membre de l’Acadeé mie europeé enne, il a eé teé en 2009 le premier Occidental aà recevoir le Grand Prix de Fukuoka 32 pour les cultures d’Asie (Fukuoka Ajia bunka taishô 福岡アジア文化大賞), et en 2017 le premier Français admis au Palais de l’Énvironnement terrestre, Kyoô to (Kyoto Éarth Hall of Fame inductee / KYOTO 地球環境の殿堂殿堂入り者), qui commeé more le Protocole de 1995 sur les eé missions de gaz aà effet de serre. Il a publieé reé cemment Là, sur les bords de l’Yvette. Dialogues mésologiques, Bastia, eé ditions ÉÉ oliennes, 2017.

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Il s’agit non pas de Fukuoka Masanobu, mais de la ville de Fukuoka, à Kyûshû, qui a été historiquement la porte du Japon sur l’Asie.


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