Pour un livre d’hommages au Professeur Nakamura Yoshio, dirigé par Cyrille Marlin.
Voir comme : de paysage en mésologie par Augustin Berque Résumé – Le mitate 見立て, ou "voir comme", est l'un des thèmes importants dont NAKAMURA Yoshio traitait dans son Introduction aux études paysagères (Fûkeigaku nyûmon, 1982). Dans la tradition esthétique japonaise, il s'agissait là de voir un certain paysage comme si c'en était un autre, célèbre en peinture ou en littérature. Tout en expliquant en quoi consistait cette tradition esthétique, et en commentant l'interprétation qu'en donne Nakamura, l'article montre la parenté du mitate avec un principe ontologique essentiel, l'en-tant-que qui, à partir du donné environnemental brut (l'Umgebung d'Uexküll), institue la réalité dans les milieux du vivant en général, et dans les milieux humains en particulier. Plan – § 1. L’Introduction aux études paysagères ; § 2. Le mitate (voir comme) ; § 3. Interpréter le mitate ; § 4. De « comme » en « en tant que » ; § 5. Exister en tant que la réalité.
§ 1. L’Introduction aux études paysagères J’ai eu la chance de pouvoir lire peu après sa parution Introduction aux études paysagères (Fûkeigaku nyûmon 風 景 学 入 門 ), de Nakamura Yoshio 1 . Ce petit ouvrage m’a non seulement fait découvrir de nombreux aspects de la question du paysage en Asie orientale ou en général, mais il m’a mis sur la piste du voir-comme (le mitate 見立て), qui m’a mené par la suite à concevoir ce que je considère aujourd’hui comme le mécanisme ontologique et logique essentiel de la réalité. C’est dire ! Fûkeigaku nyûmon est paru en 1982 dans une collection de grande diffusion, les Chûkô shinsho 中公新書2. Après un chapitre introductif, « Penser le paysage », qui distingue paysages naturels (shizen kei 自然景) et paysages de la vie quotidienne (seikatsu kei 生活 景), l’ouvrage comporte sept chapitres : I. « L’œil et le paysage : aspect visuel et aspect mental du paysage » ; II. « Genres de paysages : le paysage comme représentation collective » ; III. « Comportement et paysage : genres de choses et genres d’espaces (mono to kûkan no ‘fû’ 物と空間の「風」) » ; IV. « Physionomie du paysage : d’animisme en personnalité » (Fûkei no sôbô : animizumu kara fûkaku e 風景の相貌 : アニミズムから風 格へ) ; V. « La qualité (hinkaku 品格) du paysage : symboles et implications » ; VI. « Kyô 境 (état d’esprit, situation, limite) et kokoro 心 (cœur, sensibilité, mental) : le physique et le mental font un (busshin ichinyo 物心一如) » ; VII. « Pensée du vide et aménagement : tailler, polir et revenir au brut 3 » ; et un chapitre final, « Vers l’aménagement du territoire de demain ». Cet ouvrage se place dans un certain contexte : la redécouverte de l’importance du paysage après les années de haute croissance (1955-1973), où le productivisme le plus brutal, dans l’idéologie du PNB, avait profondément transformé – on peut même dire ravagé – le territoire japonais, sans guère se soucier de la qualité du cadre de vie4. Cette vacance du paysage se remarque dans la bibliographie en fin d’ouvrage : alors qu’avant guerre, et depuis 1
Dans cet article, les anthroponymes d’Asie orientale sont donnés dans leur ordre normal, patronyme avant le prénom. 2 NAKAMURA Yoshio, Fûkeigaku nyûmon (Introduction aux études paysagères), Tokyo, Chûô Kôron sha, 1982, 244 p. 3 Il s’agit d’une citation du Zhuangzi, VII, 5, dont l’original chinois diaozhuo fupu 彫琢復朴 signifie : éliminer les ornements et les détails inutiles, et revenir à l’essentiel. 4 J’ai décrit cette évolution dans Le Japon. Gestion de l’espace et changement social, Paris, Flammarion, 1976.
2 Meiji, de nombreux ouvrages marquants avaient paru sur le paysage – il s’y agissait essentiellement de montrer l’originalité des paysages nippons par rapport aux modèles occidentaux, et ce dans une tonalité plutôt nationaliste5 – , presque rien n’est publié sur le paysage avant la grande inflexion du milieu des années soixante-dix, où la protection de l’environnement et la préservation des paysages deviennent des questions centrales. Avec Nihon no keikan. Furusato no genkei (Les paysages du Japon. Archétypes du pays natal)6, de Higuchi Tadahiko, Fûkeigaku nyûmon est l’un des deux titres les plus marquants de ce renouveau des études paysagères. § 2. Le mitate (voir comme) C’est dans le chapitre II que se trouve le développement sur le mitate. Nakamura commence par noter que l’on a vu ailleurs des choses comparables, telles ces nombreuses imitations de Versailles que l’Europe a connues au XVIIIe siècle. Au Japon, beaucoup de jardins ont reproduit en miniature des paysages célèbres (meisho shukkei 名所縮景). Au début, ce furent surtout des imitations de paysages de la mer Intérieure et de la péninsule de Kii. Le cas le plus fameux dans le genre fut le jardin du Kawara no in, de Minamoto no Tôru (822-895), avec sa reproduction de l’île flottante (ukishima 浮島) de Shiogama en Mutsu (aujourd’hui dans la préfecture du Miyagi). Nakamura note que si ces évocations ont schématisé les paysages originaux, ces schématisations à leur tour ont conditionné la perception des paysages, ce qui conduisit à « voir à rebours de vrais paysages comme des scènes de jardin (jikkei wo teien kei ni ‘gyaku mitate’ suru 実景を庭園景に「逆見立て」する) », p. 79. Les cas les plus spectaculaires de ce « voir-comme à rebours » furent le projet de nouvelle capitale de Fukuhara et l’aménagement du sanctuaire d’Itsukushima, par Taira no Kiyomori, au XIIe siècle. Puis Nakamura s’attache au paradigme du mitate, celui des « huit paysages de la Xiao et de la Xiang » (jp Shô-Shô hakkei, cn Xiao-Xiang ba jing 瀟湘八景). Il s’agit à l’origine d’un genre de peinture de paysage, apparu sous les Song du Nord (960-1127), qui reproduisait des scènes types localisées en Chine centrale, sur les rivières Xiao et Xiang, aux environs du lac Dongting. Ces huit scènes canoniques étaient les suivantes (la liste n’est pas toujours exactement la même) : « éclaircie après l’orage sur un bourg montagnard (shan shi qing lan 山市晴嵐) » ; « voiles revenant d’une baie lointaine (yuan pu gui fan 遠浦帰帆) ; « lune d’automne sur le lac Dongting (Dongting qiu yue 洞庭秋月) » ; « pluie nocturne sur la Xiao et la Xiang (Xiao-Xiang ye yu 瀟湘夜雨) ; « cloche du soir au monastère embrumé (yan si wan zhong 煙寺晩鐘) » ; « coucher de soleil sur un village de pêcheurs (yucun xizhao 漁村夕 照) » ; « oies sauvages descendant sur un banc de sable (pingsha luo yan 平沙落雁) » ; « neige sur le fleuve au crépuscule (jiang tian mu xue 江天暮雪 ». On devine facilement que de pareils thèmes exigeaient du peintre une grande virtuosité… En mitate de ce modèle chinois, au Japon, apparaîtront en 1500 les « huit paysages d’Ômi (Ômi hakkei 近江八景) », sur le lac Biwa. Puis les « huit paysages de Kanazawa », qui étaient un mitate du Lac de l’ouest (Xihu), en Chine, puis encore d’autres « lieux renommés du type huit-paysages (hakkei-gata meisho 八景型名所) », qui deviendront la norme.
5
J’ai commenté les principaux ouvrages de ce courant dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. Le plus célèbre de ces classiques est Nihon fûkei ron (Du paysage nippon), de SHIGA Shigetaka (1894), qui eut un très grand succès. Shiga était en même temps protagoniste du « nationalpurisme », le kokusuishugi 国粋主義 . 6 Tokyo, Shunju sha, 1981. Une traduction de cet essai est parue au M.I.T. Press, Cambridge, Mass., 1983, sous le titre The Visual and spatial structure of landscapes.
3 Nakamura détaille l’évolution de ces modèles, notamment en peintures de paravents et dans les bonsaïs. Il montre comment, au fil du temps, la peinture de paysage, qui à l’origine représentait plutôt des lieux sacrés, est devenue essentiellement esthétique. § 3. Interpréter le mitate Devant ces répliques que sont les mitate, s’impose d’abord un rapprochement avec le « voircomme » dont procède toute métaphore7. Ledit voir-comme peut fonctionner dans le sens de la réduction : l’on passe alors d’un paysage grandeur nature à un paysage qui, dans le cas du bonsaï – sans parler des reproductions graphiques – peut tenir dans un pot8. La métaphore peut aussi rejouer dans le sens du déploiement, auquel cas on la nomme « voir-comme à rebours (gyaku mitate 逆見立て) ». C’est à ce redéploiement démiurgique que se livra Taira no Kiyomori (1118-1181) lorsqu’il fit aménager l’île d’Itsukushima sur le modèle d’un jardin qu’il aimait. De même que la mare de ce jardin avait métaphoriquement recréé un paysage marin, de même, à Itsukushima, le puissant Kiyomori jouait métaphoriquement de la mer comme d’une simple mare. La symbolique du mitate se rattache à un mécanisme d’appropriation du territoire impliquant une recréation de la réalité elle-même, et non pas seulement sa représentation ; c’est pourquoi je parle bien de métaphore. Celle-ci, du reste, ne s’exprime pas que dans des aménagements matériels, mais aussi en littérature ; et la peinture de paysage lui est naturellement apparentée. Toutes les époques l’ont connue. Certaines en ont raffolé, ainsi l’époque d’Edo (1603-1867), où les estampes diffusèrent massivement la connaissance des lieux célèbres (meisho 名所), que la vogue des pèlerinages permettait d’aller aussi apprécier sur place. La recréation pouvait atteindre un degré de minutie extraordinaire. L’histoire a ainsi retenu l’image du Kawara no in 河原の院, le « Palais de la grève » que Minamoto no Tôru fit aménager aux abords de la rivière Kamo, à Heian (Kyôto)9. Le jardin du Kawara no in, aménagé dans le style shinden 寝殿10, avait pris pour modèle le paysage de Shiogama, au fond de la baie de Matsushima en Michinoku, l’un des « trois paysages (sankei 三景) » de la tradition, avec ses îlots couverts de pins, dont la fameuse « île flottante », Ukishima. Non content de ce mitate, Tôru fit remplir la mare de son jardin d’eau de mer, qu’on apportait à grands frais de la côte lointaine. Le jardin pouvait ainsi mimer les sauneries et les fumées de Shiogama (ce toponyme, 塩釜, signifie « bouilloire à sel » : au Japon, où l’humidité est grande et l’évaporation insuffisante, les sauniers faisaient généralement bouillir la saumure). On lâcha même des poissons de mer dans la mare. « L’insolite jardin du Kawara no in et ses fumées excitaient l’imagination des gens de la capitale (…). Des descriptions amphigouriques nous ont conservé le souvenir des fêtes qu’on y donnait, des concerts alternant avec les parties de pêche sur l’étang… » (p. 1043). À métaphore, métaphore et demie : à en croire les poètes que Tôru réunissait autour de lui, le jardin était plus vrai que nature ; ainsi dans « l’énigmatique louange faite par Narihira (…) d’un Shiogama qui oscille entre le véritable Shiogama du Michinoku et le Shiogama du Kawara no in » (p. 1044). Que ces comparaisons relèvent de l’art, et souvent même de la rhétorique la plus formelle, s’infirme pas le principe qui les fonde : la schématisation qui structure le regard 7
Je reprends dans cette section quelques passages de mon commentaire du mitate dans Le Sauvage et l’artifice, op. cit. p. 81 sqq. L’expression « voir-comme » m’a été inspirée par Paul RICŒUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, particulièrement p. 269 sq. 8 Le mot bonsai 盆栽 signifie « plantation sur plateau ». 9 Ce développement sur le Kawara no in s’appuie sur le résumé du cours de Bernard FRANK à l’E.P.H.E., 4e section, Annuaire 1976-1977, p. 1035-1053, d’où sont extraites les deux citations qui vont suivre. 10 Ce mot désigne le corps du logis principal dans les demeures aristocratiques de l’époque Heian (VIIIe-XIIe siècles), et à partir de là un style d’architecture, le shinden zukuri 寝殿造り.
4 humain sur le monde. Cette schématisation, qui s’enracine dans les mécanismes de la perception et va de pair avec l’aménagement matériel du milieu, se réitère quelle que soit l’expression finale du mitate : littéraire, picturale ou jardinière. Il n’est pas jusqu’aux photographes d’aujourd’hui qui, par des prodiges d’angles de vue, d’objectifs et d’éclairages, ne rendent les traits essentiels des paysages de la tradition – paysages que l’histoire contemporaine a pourtant bien souvent défigurés… En matière de perception, en effet, tout est affaire de traits essentiels – ces traits qui activent l’existence de l’être. Tel Shi Tao (1630-1714)11, les théoriciens chinois de la peinture de paysage l’avaient bien senti, qui l’exposent avec une clarté d’autant plus grande que le Trait (cn hua, jp ga 畫) jaillit en ce cas concrètement du pinceau : celui-ci, courant alla prima, suit et ce faisant réactive le principe des choses (li 理, idéogramme qui représente à l’origine les veines du jade que l’on taille), unissant organiquement le peintre à l’Univers. Sur un tel fond, il importe peu que le mitate ne tienne guère de la représentation iconique. En forçant un peu, l’on pourrait en effet dire que transproprier la structure suffit à transposer l’être, sans besoin de reproduire la forme… Comment expliquer autrement que le Japon ait imité en telle quantité certains paysages de la Chine, alors que 1° les auteurs de ces représentations picturales, jardinières ou paysagères, dans la plupart des cas12, n’avaient des paysages originaux qu’une connaissance très indirecte, et que 2° l’expérience devait néanmoins les convaincre qu’il ne pouvait s’agir des mêmes paysages (cela plus encore, naturellement, quand la comparaison était matériellement possible) ? À l’évidence, il ne peut s’agir d’une représentation formelle, puisque la forme apparente était soit ignorée, soit déniée. Dans son principe, le mitate n’est pas une reproduction ; c’est bien, dans une certaine mesure, une recréation de la nature, une transposition des mécanismes qui intègrent les milieux humains en une certaine réalité. Dans son application bien sûr, comme dans toute pratique sociale, il a donné cours chez les uns à la créativité, et à l’écholalie chez les autres. Les détails de l’expression formelle ne comptant guère auprès de la structuration de ce rapport, il n’est pas étonnant que les jardins japonais puissent avoir atteint le très haut degré de dépouillement du style « paysage sec (kare sansui 枯山水) », ces compositions de pierre et de sable dont le monde entier connaît certains chefs d’œuvre comme le Ryôan-ji, à Kyôto. Non que cette même structuration ne fournisse à l’occasion le support d’une imagerie bavarde, comme certains jardins-promenades (kaiyû-shiki teien 回遊式庭園) bourrés de mitate, tel le Jôshû-en, à Kumamoto ; mais « se pénétrer des principes (taishi wo kokorou 大旨をこゝろ ふ) », comme le disait déjà au XIe siècle le Sakuteiki (le premier traité d’art des jardins en Asie orientale), permet justement de régler le degré de l’expression. Dans le sens de l’expressivité, cela peut donner la réplique de mont Fuji du Jôshû-en ; et dans le sens de l’impressivité, le jardin du Ryôan-ji… § 4. De « comme » en « en tant que » Parmi toutes les variétés du mitate, la plus remarquable est incontestablement celle des « huit paysages de la Xiao et de la Xiang » et de leur répétition dans les pays voisins de la Chine. Il s’agit bien là de ce que nous entendons par le mot « paysage », auquel correspond ici le sinogramme 景, prononcé jing en chinois mandarin, et kei en japonais. C’est effectivement l’un des nombreux termes qui, en chinois, veulent dire « paysage », mais celui-ci est principalement utilisé en composition – ici avec 八 (cn ba, jp hachi), qui veut dire « huit ». Pour exprimer le concept de paysage, celui que l’on trouve dans des textes qui expriment une 11
À ce sujet v. François CHENG, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1979. Dans certains cas, il pouvait s’agir d’exilés chinois. Ainsi le mitate du mont Lu (cn Lushan, jp Rozan 廬山) dans le jardin Kôrakuen de Tôkyô est-il l’œuvre d’un réfugié, loyaliste des Ming, qui avait fui les Qing. 12
5 réflexion sur l’idée même de paysage, le terme qui a été principalement utilisé au cours de l’histoire en Chine est shanshui 山水 (jp sansui ou senzui), littéralement « montagnes-eaux », « les monts et les eaux ». Les montagnes et les eaux (i.e. les cours d’eau, les lacs etc.), shan et shui, ce sont là respectivement des mots très anciens13. Pendant longtemps, ces deux mots ont été utilisés séparément, même s’ils ont parfois été mis en relation sémantique comme dans cette citation fameuse des Entretiens de Confucius, « Le savant se plaît aux eaux, le bienveillant aux monts »14, où le sens de shui et de shan est métaphorique. Jusqu’aux Qin (-221/-207), on relève très peu d’occurrences de ces deux mots accolés en shanshui (on trouve, plus communément et plus concrètement, shanchuan 山川, « les cours d’eau montagnards », ou « monts et vaux »). Parmi celles-ci, ce passage de Mozi (436-376 av. J.-C.) : « Il y a les démons du ciel, et il y a les démons et génies des monts et des eaux (shanshui guishen 山水鬼 神) »15. Gotô note huit occurrences de l’expression shanshui guishen dans le Mozi, et conclut à l’existence d’une unité sémantique16. Puis le mot shanshui se fait plus fréquent, mais la plupart du temps avec le sens de : « les eaux de la montagne » (torrents etc.). Ce mot n’a pas de connotation esthétique et n’est donc pas utilisé par les poètes ou les peintres, mais par des ingénieurs ; situation qui perdure jusqu'à la fin des Han et à l’époque des Trois Royaumes (220-265). La première occurrence de shanshui en poésie se trouve chez Zuo Si (c. 250 - c. 305), dans le premier de ses Douze poèmes de l’invitation faite à l’ermite17, où l’on note ces vers : 非必糸与竹 Fei bi si yu zhu Pas besoin de fil ni de bambou18 山水有清音 Shan shui you qing yin Les eaux de la montagne ont un son pur
Ici, la dimension esthétique est incontestablement présente. « Le sentiment-paysage (jôkei 情景) du monde où vit l’ermite se manifeste esthétiquement19, accompagné d’une sensation de réalité20 », écrit Gotô à ce sujet21. Ce jôkei (cn qingjing), c’est une notion centrale dans l’esthétique du paysage en Asie orientale22. S’y confondent le sentiment (qing 情) et la scène (jing 景) qu’on a sous les yeux. C’est à la fois la scène empreinte de sentiment, et le sentiment attaché à la scène. Le shanshui fonctionne sur ce mode, qui n’a rien du dualisme sujet/objet. Au temps de Zuo Si, toutefois, l’on n’en est pas encore à conceptualiser cette ontologie, comme le fera plus tard un Wang Fuzhi (1619-1692) avec l’idée de qingjing 13
Pour ce qui suit, je reprends des éléments de mon Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, p. 105 sqq. Ma source principale est GOTÔ Akimasa et MATSUMOTO Tadashi (dir.) Shigo no imêji. Tôshi wo yomu tameni 詩語のイメージ。唐詩を読むたあめに (Les Images du vocabulaire poétique. Pour lire la poésie Tang), Tokyo, Tôhô shobô, 2000. 14 Zhizhe le shui, renzhe le shan 知者楽水、 仁者樂山 (Lunyu, 6, 23). La phrase est sibylline, et a donné lieu à maintes interprétations, mais en gros, il s’agit de qualités morales, qui n’ont rien à voir avec le paysage ni avec l’écologie, comme certains le prétendent anachroniquement. 15 Cite par Gotô, p. 77. 16 Ibid. Toutefois, Gotô ne pousse pas plus loin cette inférence, qu’on pourrait interpréter comme l’existence d’une entité animée dans l’environnement, ancêtre de ce que Zong Bing appellera plus tard le côté spirituel (ling 靈) du paysage. Sur ce thème, v. Histoire de l’habitat idéal, op. cit. 17 Zhaoyin shier shou 招隠十二首, reproduit p. 79 sq dans Gotô. 18 C’est-à-dire d’instruments de musique, dont ce sont là les matériaux. 19 Biteki ni 美的に. 20 Genjitsukan 現実感. 21 Gotô, op. cit. p. 80. 22 Notons qu’en japonais, c’est ce jôkei qui a été utilisé pour traduire l’anglais mood ; ce qui n’empêche pas le japonais contemporain de parler plutôt de mûdo ムード !
6 jiaorong 情景交融23, « sentiment et paysage communiquent et se fondent (l’un en l’autre) ». Et le mot même de shanshui n’a pas encore le sens de « paysage » ; ce sont toujours « les eaux (shui) de la montagne (shan) »24. Mais justement, comme les Douze poèmes de l’invitation faite à l’ermite, et tout particulièrement ces deux vers, sont vite devenus célèbres, pour avoir été employé dans ce poème, shanshui, du sens qu’il avait eu jusqu’alors – les monts et les rivières habités des esprits25, les vigoureux torrents montagnards26, ou simplement les eaux de la montagne27 – en est venu peu à peu à signifier esthétiquement la scène-sentiment de la nature28 que composent montagnes et rivières, en connotant une impression de pureté29.
Ce processus n’est autre que l’avènement du paysage comme tel, c’est-à-dire comme shanshui, au cours des premières décennies du quatrième siècle. Au milieu du siècle, la cause est entendue. Dans plusieurs des poèmes composés lors de la fameuse réunion du Pavillon des orchidées (Lanting), le 3e jour du 3e mois de l’an Yonghe IX des Jin de l’est (353)30, shanshui a déjà bien le sens de « paysage », tout en gardant les vertus lustrales des eaux de la montagne, qui délivrent des poussières du monde. Ainsi, de Wang Huizhi : 散懐山水 蕭然忘羈 31
San huai shanshui Xiaoran wang ji
Épandant mon cœur dans le paysage Absent à moi-même, j’en oublie mon licou32
ou encore, de Sun Tong : 地主観山水 Dizhu guan shanshui Le maître des lieux observe le paysage 仰尋幽人踪33 Yang xun youren zong Levant la tête et cherchant les traces de l’ermite
23
Sur cette question, v. Yolaine ESCANDE, La Culture du shanshui. Montagnes et eaux, Paris, Hermann, 2005, p. 163 sqq. 24 D’autres interprétations existent. Pour certains commentateurs, par exemple, le « son pur » est à la fois celui de la montagne (le vent dans les arbres) et celui des eaux (le bruit du torrent). Gotô discute ces divers points de vue p. 80 et 81, pour conclure dans le sens que j’adopte ici. 25 Kishin 鬼神. 26 Sansen 山川. 27 Yama no mizu 山の水. 28 Shizen no jôkei 自然の情景. 29 Seijô na inshô wo obiru 清浄な印象を帯びる. Gotô, op. cit. p. 81. 30 Chez Wang Xizhi (303-361), le grand calligraphe, qui en écrivit la préface (considérée comme le parangon de l’art calligraphique en Chine, mais dont il ne reste plus que des copies). Le 3e jour du 3e mois était une fête de lustration au deuxième des cinq jieju 節句 du calendrier lunaire. Le Pavillon des orchidées, Lanting 蘭亭 était dans les monts Guiji, au sud-ouest de Shaoxing, dans le Zhejiang. La réunion en question était, comme on aimait en faire à l’époque, un « banquet aux méandres » (jp kyokusuien, cn qushuiyan 曲 水 宴 ) ou « coupes dérivantes sur les méandres » (jp ryûchô kyokusui, cn liuchang qushui 流觴曲水), i.e. tenu dans un jardin ou était aménagée une rigole à méandres, sur laquelle on faisait flotter des coupes de vin (de Shaoxing, bien sûr !). On devait composer un distique avant que la coupe n’arrive devant soi. Furieusement furyû (cn fengliu 風流, i.e. d’une distinction capable de jouir esthétiquement de la nature), cette manière de boire ! 31 Cite par Gotô, op. cit. p. 81 sq. Le « licou » en question signifie à mon sens les contraintes mondaines. 32 C’est-à-dire les liens qui rattachent au monde. À condition de confondre un mandarin avec un palefrenier, on peut aussi traduire ici « j’en oublie de harnacher (mon cheval) ». C’est ce contresens d’ordre sociologique que commet ici Gotô (à mon sens). 33 Cite par Gotô, op. cit. p. 82. Le « maître des lieux » est Wang Xizhi. Il doit lever la tête pour regarder la montagne, où l’ermite s’est dissipé comme tout bon immortel, mais a peut-être laissé des traces. Sur le lien entre montagne et doctrine de l’immortalité, v. Histoire de l’habitat idéal, op. cit.
7 Il est clair, ici, que les monts et les eaux existent en tant que « paysage », et qu’en vertu de cet « en tant que », ledit « paysage » donne une impression de réalité (genjitsukan 現 実感, comme dit Gotô). Pas de n’importe quelle réalité : de la réalité tout court. § 5. Exister en tant que la réalité C’est ainsi qu’au IVe siècle en Chine du sud, pour la première fois au monde, l’environnement a commencé d’exister en tant que paysage, et en même temps tout simplement comme la réalité. Ce fait est non seulement décisif quant à l’histoire de la notion de paysage, il est révélateur de ce qui institue la réalité en général. Ici, la question dépasse l’histoire de l’art pour toucher à l’ontologie, voire à la logique, mais sans oublier, justement, le rôle que l’art joue en l’affaire34. Entre le moment où, en lisant l’Introduction aux études paysagères, j’ai découvert la notion de mitate et celui où, en poursuivant cette piste, j’en suis arrivé à une définition proprement mésologique de la réalité, il s’est écoulé une vingtaine d’années. Pour ce qui me concerne, ma participation au DEA 35 dit « JPT » (« Jardins, paysages, territoires ») fut déterminante. Bernard Lassus, qui créa ce DEA en 1991, professait que le paysage, ce n’est pas l’environnement. Sans l’exprimer aussi nettement, je pensais la même chose, mais en tant que géographe et à propos de la différence entre milieu et environnement ; cela depuis que j’avais lu Fûdo, de Watsuji Tetsurô36, où celui-ci pose que le milieu (fûdo 風土), ce n’est pas l’environnement naturel (shizen kankyô 自然環境) ; car pour moi, le paysage, c’était l’aspect visuel du milieu, non celui de l’environnement. Le milieu n’est pas un simple objet, comme l’environnement peut l’être sous le regard de nulle part de la science moderne (en l’occurrence l’écologie) ; il suppose en effet nécessairement la subjectité (shutaisei 主体性, subjecthood : le fait d’être un sujet, pas un objet) propre à l’être humain qui s’y trouve, et même, comme je l’appris en lisant Uexküll37, propre au vivant en général. Le milieu, c’est la réalité qui advient dans l’interrelation d’un certain être (individuel ou collectif, humain ou non-humain) avec l’environnement ; interrelation qui, à la fois, déterminera ce qu’est cet être et ce qu’est son milieu. Ainsi, dans un même environnement, le milieu varie suivant l’être concerné. Watsuji appelle cette interrelation fûdosei 風土性 (ce que j’ai traduit par « médiance »), et la définit comme « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契 機) », i.e. le couplage dynamique de l’être et de son milieu. Dans un sens voisin, mais à propos du vivant en général, Uexküll parle de « contre-assemblage (Gegengefüge) ». La réalité du milieu – concrètement, c’est la réalité tout court – n’est donc ni proprement objective (comme l’est en principe l’environnement sous le regard de l’écologue), ni proprement subjective (un simple fantasme) ; elle est trajective, c’est-à-dire située entre ces deux pôles théoriques. Et de même, comme je le professais dans le DEA JPT, le paysage est trajectif ; ce qui explique qu’il soit apparu comme tel à un certain moment de l’histoire, d’abord en Chine et plus tard en Europe (à la Renaissance), tandis que l’environnement, lui, a toujours et partout été là. 34
Ne rappelons ici qu’en passant ce qu’en écrit Heidegger dans L’Origine de l’œuvre d’art. Diplôme d’études approfondies, première année de la préparation d’un doctorat, système qui fut effectif de 1964 à 2005. 36 WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieu. Étude de l’entrelien humain), Tokyo, Iwanami, 1935 ; que j’ai traduit sous le titre Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011. 37 Jakob von UEXKÜLL, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux animaux et humains, 1934), Hambourg, Rowohlt. Traduit en français par Philippe Muller sous le titre Mondes animaux et monde humain (Denoël, 1965), puis par Charles Martin-Fréville Milieu animal et milieu humain (Payot & Rivages, 2010). NB : la deuxième traduction ne comprend pas la Bedeutungslehre (Théorie de la signification), qui a fait d’Uexküll le génial précurseur de la biosémiotique. 35
8 Avant cette assomption de l’environnement en tant que paysage, ou ailleurs qu’en Chine ou en Europe, l’environnement existe ou existait en tant qu’autre chose, avec les termes pour le dire en tant que cette chose-là – par exemple χώρα en grec ancien, uyway en quechua, etc. – , qui ne sont nullement des synonymes de notre « paysage », mais qui, comme le paysage, sont toujours et nécessairement des réalités trajectives, attributs d’une certaine cosmophanie (l’apparaître d’un certain monde). J’ai commencé à utiliser la catégorie ontologique de trajection (trajectif, trajectivité, trajectivement…) en 1984, au stade de l’écriture de Le sauvage et l’artifice38, à propos du Japon, et l’ai précisée d’un point de vue général dans Médiance, de milieux en paysages39. Découvrir une dizaine d’années plus tard la « logique du lieu (basho no ronri 場所の論理) », dite aussi « logique du prédicat (jutsugo no ronri 述語の論理) » chez Nishida Kitarô40, et la recombiner avec la logique aristotélicienne dans une sublation (Aufhebung) de l’une et de l’autre m’a permis d’en arriver, au début des années 2000, à définir la réalité par la formule suivante : r = S/P, ce qui se lit : la réalité, c’est le sujet logique S saisi en tant qu’un certain prédicat P. Le sujet du logicien, S, c’est l’objet du physicien, à savoir ce dont il s’agit ; et P, c’est la manière de le saisir. Cette saisie de S en tant que P, qui engendre la réalité, c’est la trajection. En l’occurrence, le sujet S, c’est le donné brut de l’environnement, et le prédicat P, ce sont les termes dans lesquels ce donné brut est interprété par les sens, par l’action, par la pensée et par la parole. J’ai précisé la question dans Histoire de l’habitat idéal41, et d’un point de vue plus général (incluant le vivant en général) dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie42. La mésologie43– l’Umweltlehre d’Uexküll, le fûdoron 風土論 de Watsuji –, c’est la science des milieux, tandis que l’écologie, c’est la science de l’environnement. À mon sens, le paysage est une question mésologique, tandis que l’environnement est une question écologique (les deux se chevauchant d’ailleurs dans ce qu’on appelle l’écologie politique). En même temps, plutôt qu’une discipline parmi les autres, la mésologie est une perspective générale, qui correspond au dépassement du dualisme sujet/objet propre au paradigme occidental moderne classique, dépassement qui a commencé de se manifester au XXe siècle aussi bien dans le domaine des sciences humaines (avec en particulier le déploiement de la phénoménologie) que dans celui des sciences de la nature (avec la physique quantique, l’éthologie, la biosémiotique, etc.)44. En effet la mésologie, au fond et ni plus ni moins, c’est la découverte que la réalité n’est pas un objet binairement opposé à un sujet – la res extensa opposée à la res cogitans – , mais une certaine chose, ternairement composée à l’existence même de ce sujet, selon la formule S-I-P, où S est le sujet logique (l’objet du physicien), I l’être qui interprète cet objet, et P les termes dans lesquels cet objet S existe pour cet être I ; par exemple en tant que paysage. 38
Op. cit. Paris, RECLUS/Belin, 1990, 2000. Du point de vue du paysage, j’ai précisé ces vues dans Les Raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995, et surtout dans La Pensée paysagère, Bastia, éditions Éoliennes, 2016 (1ère éd. 2008). 40 V. ce que j’en écris dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, et plus en détail dans A. Berque (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol. 41 Op. cit. 42 Paris, Belin, 2014. 43 Le terme a été utilisé publiquement pour la première fois le 7 juin 1848, à la séance inaugurale de la Société de biologie, par le médecin Charles Robin, disciple d’Auguste Comte, dans un sens positiviste et dualiste plus proche de l’écologie (terme plus tardif) que de la mésologie au sens actuel. J’ai fait le point là-dessus dans La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014. 44 Ces rapprochements sont argumentés dans Poétique de la Terre, op. cit. 39
9 Cette perspective, en somme, c’est l’idée que l’objet susdit existe non pas en soi mais en tant que quelque chose pour l’être en question ; et ce qui, pour moi, a amorcé cette perspective, c’est bien la lecture de l’Introduction aux études paysagères, de Nakamura Yoshio. Palaiseau, 26 juillet 2017. Augustin Berque, géographe et orientaliste né en 1942 au Maroc, est directeur d’études en retraite à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier Occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie, et en 2017 le premier Français admis au Palais de l’environnement terrestre de Kyôto (Kyôto chikyû kankyô dendô 京都地球環境殿堂), qui commémore le Protocole de Kyôto (1995) sur les émissions de gaz à effet de serre. Il vient de publier Là, sur les bords de l’Yvette. Dialogues mésologiques, Bastia, éditions Éoliennes, 2017. Courriel : berque@ehess.fr. Site : <http://mesologiques.fr> .