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Métiers anciens d’Anniviers

patrimoine

La disparition des anciens métiers d’Anniviers

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Le meunier

Le matin, quand je me lève, je peux simplement entrer dans une boulangerie et acheter du pain frais si j’en ai envie. Ce qui semble si facile aujourd’hui était jusqu’au milieu du XXème siècle une opération complexe, délicate et harassante dans les communautés de montagne.

Le geste quotidien et banal d’acheter du pain est récent : auparavant, en Anniviers comme ailleurs, il fallait d’abord préparer la terre, semer les céréales, veiller sur elles, les arroser, les protéger des maladies et des ravageurs, les récolter, les faire sécher sur les balcons des raccards et battre le grain dans l’aire prévue à cet effet, puis l’entreposer dans des greniers à l’abri des souris et donc déjà construire ces greniers et façonner les grandes pierres plates rondes qui protègent le grain des rongeurs et de l’humidité. Mais le grain n’est pas encore le pain : il fallait ensuite le moudre pour le transformer en farine, puis fabriquer le pain et le cuire (et donc avoir construit un moulin, nommé un meunier, fabriqué un four, coupé des arbres, fendu des bûches, déplacé et rangé l’énorme quantité de bois nécessaire à la cuisson). Trois ou quatre fois par année, on allumait le four banal et chaque famille venait tour à tour cuire toute la quantité de pain dont elle avait besoin pour plusieurs mois. Autant dire qu’on coupait les derniers pains à la hache. Avant la cuisson, selon un ordre de passage précis établi à l’avance, les familles transportaient leur grain à dos de mulet du grenier jusqu’au moulin, pour le moudre avec l’aide du meunier. Le moulin et le four banal étaient ainsi indissociables. On ne fabriquait pas la farine trop longtemps à l’avance, car le grain se conservait mieux que la farine. On préférait stocker le grain et l’apporter au moulin en fonction des besoins.

Le rôle du meunier était difficile et parfois même dangereux La plupart des moulins de la vallée appartenaient aux bourgeoisies et c’est donc elles qui choisissaient le meunier, pour une période de cinq ans. Dans certains villages, le meunier ne recevait pas de salaire et cette fonction était peu convoitée, mais dans d’autres, il obtenait une rémunération annuelle et une quantité de farine proportionnelle à la quantité de grain moulue. Il devait faire fonctionner les moulins trois à quatre fois par an durant un mois, même en hiver, et au moins les quinze premiers jours du mois de juin, les quinze derniers jours du mois d’octobre et vingt jours au mois de janvier. Le meunier restait au moulin durant toute la période de mouture, aussi longtemps qu’il le fallait. Il venait une semaine avant l’ouverture du four banal pour contrôler et réparer les installations, ainsi que pour boucharder, c’est-à-dire pour entretenir les rugosités des meules en écaillant délicatement la surface rocheuse au moyen de burins. En hiver, il devait même casser l’épaisse glace qui enserrait les pales, en descendant dans le « paradis »1, un espace sombre et glacial sous le moulin. Le rôle du meunier était central dans la vie du village, donc il devait être choisi avec soin. Comme l’explique François Salamin dans son ouvrage Les Moulins de St-Luc, « il fallait une personne consciencieuse et compétente : un travail négligé aurait provoqué des désagréments au village tout entier, puisqu’il s’agissait de fabriquer du pain à conserver plusieurs mois ». Son savoir-faire était plus complexe qu’il n’y parait : on pourrait penser que le moulin travaillait pour lui et qu’il lui suffi-

Damien Zufferey (1884-1959) devant le moulin de Chandolin photo Charles-Henri Zufferey, extraite de notrehistoire.ch

La chambre du meunier avec à droite le pierre ollaire, la paillasse et l’orifice à chasse, à gauche les compartiments pour le salaire du meunier en grain - Moulins de St-Luc

Au coeur de l’hiver, le meunier devait descendre par une trappe au paradis, sous le moulin, pour aller casser la glace qui bloquait les pales - Moulins de St-Luc sait d’attendre que la farine s’entasse toute seule, mais en fait il devait réussir de subtils réglages. A l’aide d’écluses similaires à celles des bisses, il devait tout d’abord organiser le débit dans les troncs d’arbres creusés qui amenaient l’eau du torrent jusqu’au moulin, car le débit de l’eau déterminait la vitesse de rotation des meules, et chaque céréale exigeait une vitesse différente pour être moulue. Par exemple, le maïs qui est plus gros et dur demandait une rotation lente et donc un débit faible de l’eau, qu’on obtenait grâce à la déclivité modérée du canal en bois. Le meunier devait aussi ajuster l’espace entre les meules pour obtenir une farine plus ou moins fine. Il devait connaitre la qualité et le taux d’humidité du grain de chaque propriétaire. Pour savoir comment il devait régler son moulin, il cassait le grain au marteau ou examinait la consistance du son et de la farine dans l’arche. Les moulins d’Anniviers utilisaient en partie une technique ancienne et rudimentaire qui demandait peu d’entretien : la roue à palettes, qui tournait grâce à la force de l’eau, était disposée horizontalement au lieu d’être verticale, ce qui rendait l’utilisation du moulin plus difficile et exigeait beaucoup d’attention et de précision de la part du meunier.

Ce n’était donc pas un métier si facile Le meunier devait être présent de manière permanente pour surveiller la mouture : il dormait dans une maison au milieu des moulins, comme on peut le voir à St- Luc, dans un confort rudimentaire, avec une paillasse pour lit et un âtre comme cuisine. La plupart du temps, ses repas étaient préparés au village et apportés par un membre de sa famille ou par un habitant qui venait utiliser le moulin. Au-dessus de son lit austère, un trou carré dans la paroi lui permettait de tirer le renard ou le chevreuil quand le garde-champêtre fabriquait son pain. La seule décoration sur les murs de sa chambre était constituée d’images pieuses. Dans un meuble en bois à plusieurs compartiments, on déposait du grain prélevé sur le stock de chaque famille qui venait au moulin : une partie pour le meunier en guise de salaire, une partie comme taxe pour la bourgeoisie propriétaire, et une partie pour des enchères qui permettaient de sauver de la famine ceux dont la récolte avait été trop mauvaise. Le métier de meunier n’était pas

exempt de danger : toute distraction pouvait avoir des conséquences désastreuses. Ainsi à Ayer, en 1941, le meunier perdit son bras car la manche de sa chemise fut happée par la meule. L’exploitation du moulin fut définitivement arrêtée et les habitants d’Ayer durent utiliser le moulin de Mission.

Le moulin, comme la scierie, le four banal ou l’abattoir, était un élément vital de la vie communautaire de chaque village Les Anniviards ne pouvaient s’en passer, car ils vivaient en produisant ce dont ils avaient besoin : ils étaient quasiment autarciques, à part pour le sel. Les moulins furent utilisés dès le XVIème siècle, peut-être même à partir du XIVème : plusieurs furent détruits par des catastrophes naturelles et chaque fois reconstruits. Les villages disposaient de plusieurs installations : le moulin à maïs, le moulin à seigle et à froment, le foulon pour l’orge ou le chanvre, et le moulin à broyer les noix qui fournissait l’huile pour la cuisine et l’éclairage. Grâce à la diversité de ces moulins, on pouvait donc produire plusieurs sortes de farines pour cuisiner, obtenir de l’huile pour les lampes, et même assouplir les tissus de chanvre pour fabriquer des chemises, des costumes, des draps de lit ou des nappes. On pouvait manger du pain riche et complet, car contenant plusieurs céréales : du seigle et du froment cultivés sur place, ainsi que du maïs provenant de Sierre ou de Chippis. Il n’était pas possible d’utiliser un seul et unique moulin pour ces différents usages, car chaque produit exigeait une mouture différente : par exemple, les noix n’étaient pas broyées aussi finement que le seigle. Les moulins de St-Luc représentent un témoignage exceptionnel de ce que les Anniviards pouvaient produire en toute autonomie : c’est un système hydraulique en cascade, où chaque moulin utilise l’eau rejetée par celui du dessus. Le métier de meunier a été central à travers toute l’Europe et pas seulement en Anniviers : dès le XIème siècle, les moulins se multiplient partout. Le moindre cours d’eau est exploité, à la campagne comme en ville. Les meules sont parfois actionnées à la force des bras, par des chevaux ou par le vent, mais lorsque l’eau est abondante, on préfère utiliser la force du courant. On peut considérer le moulin comme le premier élément de la révolution industrielle. Et c’est pourtant cette industrialisation qui, en se renforçant, va sonner le glas des moulins, faisant disparaitre en Europe le merveilleux métier de meunier.

texte et photos Pauline Archambault

1 Nom donné à l’espace exigu sous le plancher du moulin, là où se trouvent les pales

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