Extrait "Histoire de la phrase française : des Serments de Strasbourg aux écritures numériques"

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La phrase française n’avait jusqu’à ce jour jamais été racontée. Or depuis le premier texte connu rédigé en une langue distincte du latin (Serments de Strasbourg, 842) jusqu’aux écritures numériques de nos écrans, l’objet mouvant qu’est la phrase a bel et bien une histoire. Pour dévoiler tous ses usages et ses virtualités au fil de douze siècles, cet ouvrage convoque de nombreuses pratiques culturelles où entrent en jeu l’oral et l’écrit : domaines religieux, éducatifs, politiques, juridiques, administratifs, journalistiques, commerciaux, et bien sûr la littérature. Ainsi, au-delà de la phrase elle-même, il nous fait explorer la grande « fabrique » de notre langue. Cette Histoire de la phrase française est publiée avec l’aide du Cnl, Centre national du livre.

Une histoire de la phrase française

ACTES SUD

Cette histoire

de la phrase française,

des Serments de Strasbourg aux écritures numériques, racontée par Gilles Siouffi, Christiane Marchello-Nizia, Bernard Combettes, Jacques Dürrenmatt, Marie-Albane Watine et Antoine Gautier, est publiée chez Actes Sud Imprimerie nationale Éditions sous la direction de Gilles Siouffi.



Gilles Siouffi Christiane Marchello-Nizia Bernard Combettes Jacques Dürrenmatt Marie-Albane Watine Antoine Gautier

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Une histoire de la phrase française des Serments de Strasbourg aux écritures numériques

Actes Sud Imprimerie nationale Éditions

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sous la direction de Gilles Siouffi


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13 ixe -xiiie siècle

Du latin tardif au Moyen Âge : les débuts de la phrase française Christiane Marchello-Nizia 67 xive -xvie siècle

Du moyen français à la Renaissance : phrase et développement de la prose Bernard Combettes

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Avant-propos

125 xviie siècle

Entre phrase et période Gilles Siouffi SpMillot’20

171 xviiie siècle

L’invention de la phrase moderne Gilles Siouffi 217 xixe siècle

La phrase à l’heure de l’enseignement Jacques Dürrenmatt 271 xxe et xxie siècles

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Notes

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Bibliographie sélective

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Index nominum

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Auteurs

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Table des matières 27:07:2020

Entre pratiques standardisées et innovations Antoine Gautier et Marie-Albane Watine


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Gilles Siouffi Qu’est-ce qu’une phrase ? Et a fortiori, qu’est-ce qu’une « phrase française » ? À cette question simple, tellement simple qu’elle en est désarçonnante, on aurait envie de répondre comme le faisait Augustin d’Hippone (iv e siècle) lorsqu’on lui demandait ce qu’était le temps : « Si on ne me pose pas la question, je le sais. Si on me la pose, je ne le sais plus… » Quoi de plus apparemment spontané qu’une phrase ? Ne fait-on pas des phrases tous les jours, comme Monsieur Jourdain de la prose, sans trop s’interroger sur ce qu’on fait ? Pourtant, à écouter attentivement une conversation de tous les jours, on s’aperçoit que c’est loin d’être évident. Dans ce que nous disons ou entendons, les mots nous accrochent, font signe. La phrase, à l’inverse, paraît promise à une réalisation aléatoire, sans bornes ni physionomie définies d’avance, soumise au discours et à tout ce qui l’entoure. Que vais-je dire, dans une phrase ? Par où la commencer ? Où vais-je l’arrêter ? N’est-elle pas trop courte, trop longue ? Ne suis-je pas en train de mal la construire ? Veut-elle vraiment dire quelque chose – ce que je voulais qu’elle dise ? La phrase est un risque : le risque de l’expression. À ces questions chaque époque a répondu différemment. Les linguistes, d’ailleurs, selon le point de vue qu’ils choisissent, ne s’entendent guère sur ce qu’on peut appeler « phrase » – qu’ils partent de ce qui s’y joue en termes de grammaire ou de l’unité supérieure qu’est le texte, notamment. La notion même de phrase est récente puisque, si le mot est ancien, on la date dans son sens moderne du milieu du xviiie siècle. Quand on écrit, au moins, il semble qu’on sache à peu près ce que c’est qu’une phrase, ne serait-ce que par la ponctuation. Ne nous donnait-on pas, enfants, une solution toute simple : la phrase commence par une majuscule et finit par un point ? Mais il suffit

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Avant-propos


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de voir quelles perturbations l’écriture rencontre aujourd’hui suite aux révolutions technologiques de la communication médiée (Sms, tweets, etc.) pour se rendre compte que les choses ne sont pas si simples. Et il nous vient dès lors un doute : les phrases manuscrites anciennes ont-elles connu une altération similaire avec l’invention de l’imprimerie ? Objet mouvant, difficile à cerner hors des discours, des contextes et des pratiques, la phrase n’a donc peut-être pas une définition, mais elle a une histoire. C’est cette histoire qui est ici racontée. Naturellement, elle est différente selon la langue dont on parle. Il est visible qu’en français la phrase ne se réalise pas de la même manière qu’en latin, sans parler de langues plus éloignées. L’ordre des mots peut être parfois contraint, les fonctions grammaticales plus ou moins marquées, ainsi que la place des éléments d’information… Chaque langue dessine un certain paysage dans les formes de l’expression humaine, un paysage qui a sa cohérence et peut être décrit en des termes spécifiques. Mais, surtout, la phrase dépend des conditions du discours. Explorer ces conditions ne va pas sans difficultés puisque, pour les époques anciennes, nous ne disposons plus que de témoignages écrits. Pour autant, essayer de dessiner une « histoire de la phrase française » ne peut se faire sans tenter d’évoquer ce qui a pu être l’expression orale dans l’histoire du français. Comment s’exprimait-on, dans la vie de tous les jours au Moyen Âge ? Y formait-on ses phrases de la même manière qu’aujourd’hui ? Et cette manière a-t-elle influé durablement sur le devenir de la langue ou faut-il accorder la prééminence aux usages cultivés, réglés, écrits qui ont suivi ? Cette enquête nous permet d’aborder ainsi de nombreuses questions touchant à l’histoire du langage, et au-delà, à ce qui s’y joue, en termes de culture. La phrase, c’est quelque chose qui peut


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être dit, articulé, proféré, voire chanté, et les cultures de l’oralité que sont la poésie et la chanson en ont tiré parti, travaillant son rythme, sa prosodie et son lien avec le souffle ; mais aussi écrit. Cela implique la prise en compte des techniques qui rendent possible l’écriture, comme la fonction plus générale qu’a l’écriture de mettre en forme les discours. Par le biais de la phrase, c’est la totalité du patrimoine écrit qu’une culture nous a laissé qu’on peut de fait aborder. Naturellement, dans cet ensemble, ce qu’on appelle aujourd’hui la « littérature » occupe une place de choix. C’est elle qui s’est le plus souvent préoccupée explicitement de la phrase, avec la grammaire. On a même pu parler de « la phrase de Proust », de « la phrase de Chateaubriand », comme s’il y avait dans leur manière d’agencer les mots, de les « phraser », précisément, quelque chose qui faisait entendre leur voix, ou qui résonnait auprès du lecteur de façon particulièrement sensible. Cela pose la question de la capacité de la phrase à devenir personnelle à côté des pratiques d’une époque, à dire la singularité, à communiquer un style. Mais c’est aussi tout un ensemble de pratiques culturelles – religieuses, politiques, juridiques, administratives, éducatives, journalistiques, commerciales… – dans lesquelles la phrase a façonné une certaine pensée. La phrase, ce peut être la « petite phrase », le proverbe, le slogan, l’emblème, avec sa propension tout au long de l’histoire à sortir du cadre protecteur du texte pour développer du sens de façon autonome. Plus encore que la littérature, ce sont ces pratiques, bien souvent, qui nous révèlent les ressorts les plus profonds de ce qu’ont pu être la langue et l’expression à un moment donné. Un paramètre essentiel, dans l’histoire de la phrase, est l’éducation. Comment écrit-on des phrases lorsqu’on ne nous a pas appris, ou incomplètement, les principes de la grammaire ? Cette question s’avère décisive lorsqu’on s’intéresse au registre de la


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communication ordinaire entre des individus, par l’intermédiaire de l’échange de lettres, par exemple. Ce récit de ce qui est advenu à la « phrase française » est mené de façon chronologique et nourri d’une exploitation directe des sources. Dans la mesure du possible, les nombreux textes observés seront toujours cités dans leur physionomie d’origine et parfois montrés en images (manuscrits, imprimés, cahiers d’écolier, SMS, etc.). C’est en confrontant notre regard d’aujourd’hui avec ces sources telles qu’elles sont que nous pouvons faire le pari que quelque chose de ce qui se dit par l’intermédiaire de la phrase apparaîtra. La physionomie des phrases, en effet, a pu être très diverse selon les époques et les supports. Des phrases ont pu être écrites sur des parchemins, imprimées, affichées, placardées, gravées sur des frontons, des assiettes, accompagnées d’images, abrégées, corrigées, déformées… Chaque fois, elles ont délimité un langage, ou l’ont intégré à un texte. Chaque fois, elles ont été offertes à la lecture. Comment a-t-on fait en sorte qu’elles soient comprises, qu’elles révèlent un sens ? C’est cette « fabrique » que le présent ouvrage nous fait explorer. Pour les périodes les plus anciennes, les textes originaux sont nécessairement accompagnés de leur traduction. À partir de la fin du xvie siècle, ils peuvent se lire directement sans que l’orthographe soit modernisée (celle-ci l’est seulement pour des textes très connus et accessibles dans des éditions usuelles). Ainsi ce livre, par ailleurs dépourvu de tout vocabulaire trop technique, peut-il être lu par tous. Une bibliographie rassemble enfin les travaux scientifiques sur lesquels les auteurs se sont appuyés pour conduire leurs analyses. Pour lire cette histoire, il nous faudra donc partir des premiers mots conservés dans une langue qui n’était plus du latin, et suivre patiemment ce qu’il est advenu des manières de s’exprimer dans cette langue qui va se normer jusqu’à devenir « classique »,


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se cultiver, se codifier, mais aussi se fragmenter, se diversifier, jusqu’aux confins où elle rencontrera d’autres langues. Des Serments de Strasbourg (en l’an 842) jusqu’à Twitter, c’est la longue histoire de la phrase française qui se déploie, une histoire aux mille facettes qui est aussi celle de mille réinventions successives.


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ixe -xiiie siècle Actes Sud: Histoire de la phrase franaçsie: Intérieur: 13

Du latin tardif au Moyen Âge : les débuts de la phrase française

Christiane Marchello-Nizia


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Serments de Strasbourg, 14 février 842 Bnf, dép. des Manuscrits, Ms Latin 9768, fin ixe s., f. 13r


saluament, d’ist di in auant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in adiudha

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Telle est, dans sa version originale, la première phrase écrite en français qui nous soit parvenue. On pourrait la traduire en français d’aujourd’hui de la façon suivante : « Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir d’aujourd’hui, dans la mesure où Dieu me donne savoir et pouvoir, je secourrai mon frère Charles ici présent par mon aide et en toute chose […]. » Elle se trouve au début du premier des textes que l’on nomme les Serments de Strasbourg, un document qui est considéré depuis plusieurs siècles comme le plus ancien écrit en notre langue. Il s’agit d’un serment qui a été prononcé en 842, à Strasbourg, et de la réponse des destinataires. Ces textes d’une quinzaine de lignes au total nous ont été transmis par un historien de l’époque, Nithard (né vers 800, mort vers 844 ou 858) ; on ne sait s’il en était l’auteur, mais il est en tout cas celui qui les a transmis à la postérité. L’ouvrage de Nithard est un récit historique écrit sans doute peu de temps après la rencontre de Strasbourg, et qui nous est parvenu seulement dans deux manuscrits ; on reproduit ci-contre un feuillet du plus ancien, copié quelques décennies plus tard : les deux textes composant ces Serments en français y sont présentés, avec, intercalé, le même texte en langue germanique. C’est au début de la cinquième ligne de la seconde colonne qu’on lit « Pro dō amur & nrō cōmun » (qui comporte des abréviations correspondant à deo, et, nostro et commun). Les deux textes en français (aux lignes 5 à 13, puis dans les sept dernières lignes du folio reproduit ci-contre, à partir de Silodhu-uigs sagrament) formulent une promesse d’alliance entre deux des trois petits-fils de Charlemagne, héritiers de l’empire à la mort de leur père le roi Louis le Pieux (778-840). Dans cette guerre de succession, deux des protagonistes, Louis le Germanique (roi de la Franconie orientale, future Allemagne) et Charles le Chauve (roi de la Franconie occidentale, la future France), s’allient contre le troisième, Lothaire (tenant de la Lorraine). Louis le Germanique parle le premier, et s’adresse dans ce qu’on appellera du « français » (« romana lingua », écrit Nithard) à l’armée de son frère à qui il promet aide et loyauté : « Pro Deo amur… » Puis Charles prononce la même promesse, mais en langue germanique (« teudisca lingua »). Ensuite les chefs de guerre de Charles répondent en français à Louis : « Silodhuuigs sagrament… », puis ceux de Louis répondent en germanique à Charles. Ce sont donc ces quatre textes, croisés et bilingues, que Nithard insère dans son propre texte en latin sur l’histoire des fils de Louis le Pieux, titré (en latin) Des dissensions des fils de Louis le Pieux. De la sorte, les trois longues phrases complexes en français, qui forment ces deux textes, et comportent au total cent quinze mots, sont les premières de l’histoire de notre langue qui nous aient été conservées par l’écrit.

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et in cadhuna cosa […].

ixe -xiiie siècle

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Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun

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Une histoire de famille

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Les premières phrases écrites en français


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En tant que tels, les textes en langue « romane » devaient plus ou moins refléter la façon dont cette langue se prononçait à l’oral, au moment où elle passait ainsi tout nouvellement à l’écrit. Nithard, lui aussi petit-fils de Charlemagne, mais par sa mère, était cousin de ces rois en guerre, et il parlait certainement le germanique, comme tout l’entourage impérial alors (le premier roi de langue maternelle française sera Hugues Capet, élu en 987). Sans doute connaissait-il aussi le roman (qu’on ne nommait pas encore « français ») ; en tant que familier de la Cour et des grands seigneurs du ixe siècle, il le comprenait certainement, et le parlait peut-être un peu. Mais savait-il qu’il était le premier, en tout cas l’un des premiers, à l’écrire – même s’il n’est pas certain qu’il ait été l’auteur du texte des Serments ? Il est de fait celui qui a écrit – ou transcrit – les premières phrases en « français » qui nous soient parvenues – phrases toutes neuves, teintées de latin bien sûr, mais si loin du latin déjà, et qui sont pour nous un écho lointain de ce qui devait se parler depuis près d’un siècle au nord de la Loire. Ces premiers monuments de notre langue sont cependant loin d’être une suite de brèves propositions toutes simples, composées d’un sujet, d’un verbe et d’un complément, telles qu’on les imaginerait volontiers pour un idiome naissant. Au contraire : on a, dans ces deux textes en français qui se répondent, seulement trois longues phrases au total, mais ce sont des phrases complexes, incluant en tout une douzaine de propositions, essentiellement subordonnées. La phrase française ne commence donc pas de la façon la plus simple qui soit ! Nous voici devant un texte en français, doublé de son équivalent en « allemand », inséré dans un ouvrage composé en latin du ixe siècle, et qui se donne pour une citation exacte de paroles qui engagent l’avenir de deux nations de notre moderne Europe. Le premier texte en français est ainsi un dialogue : ce n’est ni un récit ni une poésie destinés à la lecture, à la méditation, au plaisir d’écrire et de lire. Il transcrit, à la prononciation près, des paroles proférées oralement, et qui engagent ; c’est un dire qui est acte. Les deux premières de ces phrases constituent le serment à proprement parler de Louis le Germanique. La phrase initiale commence par trois compléments coordonnés (Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun saluament), mais qui ne sont pas sur le même plan, car ils sont ordonnés selon une hiérarchie stricte : ils sont destinés à placer la performance en cours sous l’égide de Dieu en premier lieu, puis du peuple chrétien, puis enfin des deux nations en présence. Et la proposition est interrompue par une subordonnée rappelant la toute-puissance divine (in quant deus sauir et podir me dunat). Ensuite seulement arrive la proposition principale, introduite par l’adverbe si dont le rôle en ancien français est de résumer ce qui précède (comme so en allemand ou en anglais actuels, et un peu comme alors en français moderne). Elle est en première personne, avec un sujet, eo (ego), postposé au verbe : « je secourrai ». Puis, contrastant avec ce sujet si bref, arrive un long complément d’objet direct circonstancié : cist meon fradre Karlo, « ce mien frère Charles ici présent ». Suivront encore deux subordonnées qui terminent cette première phrase. La seconde phrase du serment de Louis est formée d’une principale qui énonce la conséquence du serment prononcé, et où apparaît (enfin !) le nom du troisième frère contre qui se fait l’alliance. Le second serment, celui des soldats de Charles qui répondent à Louis, est constitué d’une seule longue phrase enchaînant cinq subordonnées suivies de la principale tout à la fin, et où le sujet je (io ou iu) est exprimé quatre fois.


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17 ixe -xiiie siècle

Pour qui lit ces textes si complexes dans leur structure, si circonstanciés, un fait apparaît : l’influence du latin est encore nette – dans les restes de déclinaison et dans le fait que tous les verbes sauf un se trouvent en fin de proposition. On dirait du bon latin d’école. Mais ce qui frappe bien davantage encore, ce sont les différences avec la langue mère. La forme des mots, et donc la prononciation, mais aussi la morphologie et la syntaxe sont déjà celles d’une autre langue, par exemple avec l’expression déjà fréquente du pronom sujet : onze verbes sur douze ont un sujet, alors que le latin classique se serait passé de tous les pronoms sujets ! Le plus étonnant, c’est le changement dans la forme même des mots ; ainsi, le je répété si souvent n’a plus rien de la forme ego du latin classique. Et il n’est que de comparer les graphies des serments avec celles du latin de Nithard juste avant. La plupart des voyelles finales sont tombées : amorem donne amur, christiano est devenu christian. De même pour les voyelles intérieures : Karolus donne Karlus, et populo, poblo. Quant aux consonnes à l’intérieur des mots, elles se sonorisent et s’affaiblissent : fratrem donne fradra, Ludouicus est devenu Lodhuigs, qui sera bientôt Louis. Des mots plus courts, donc. Apparaissent aussi dans ces textes des mots nouveaux, ignorés du latin classique, tels cadhuna (au lieu de quisque en latin correct, « chacun »), ou sendra pour senior. Voici donc quel est le premier texte conservé du « français ». Par la suite, d’autres textes en français vont se succéder, de moins en moins rares, de plus en plus longs, et le plus souvent en vers jusqu’au xiiie siècle. Mais des écrits en français antérieurs à 1050, très peu nous sont parvenus : cinq en tout. Au total, ils font moins de mille vers, et nettement moins de mille propositions. C’est dérisoire par rapport au patrimoine du vieux haut allemand, par exemple. Si un jour un nouveau texte de cette époque venait au jour, quelle découverte ce serait ! L’histoire du français en serait considérablement enrichie. Le texte suivant, le sixième en français qui nous soit parvenu, la Vie de saint Alexis, a été écrit au milieu du xie siècle, et il comporte presque autant de phrases que l’ensemble des cinq précédents. En effet, à cette époque, la très grande majorité des textes écrits le sont encore en latin : c’est la langue qu’apprennent les clercs, avec la lecture et l’écriture ; c’est la seule langue internationale, aussi, la seule reconnue et lue partout. Il a fallu des circonstances particulières pour que soit portée à l’écrit la langue française, celle qui est pratiquée à l’oral par la population depuis des siècles, et certainement depuis le viiie siècle au moins. Il a fallu qu’on cherche à transcrire fidèlement le texte d’un serment, comme on vient de le voir, à des fins de véridiction ; ou alors qu’on transcrive, à des fins d’évangélisation, des sermons prononcés en langue « rustique » (romane ou germanique), comme le recommandaient les assemblées des évêques depuis le début du ixe siècle ; ou encore qu’on veuille conserver les récitations et représentations de vies de saints données sur le parvis des églises. Dans tous les cas, il ne s’agit certainement pas tout à fait de la langue orale familière, mais d’une langue encore un peu latinisée, quelque peu « endimanchée » – c’est à l’église essentiellement que les fidèles l’entendaient. Les vies de saints

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Dans la propagation du français, les récits de vies de saints ont tenu une place privilégiée. Mais comme il nous en reste peu ! On date de 881 un bref texte de vingt-neuf vers narrant en français la vie et la mort édifiantes d’une sainte : c’est la Cantilène de sainte Eulalie, sans doute destinée à être lue, ou représentée aux fidèles le jour de la fête de cette sainte.


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Un peu plus tard, écrit en prose vers 950 dans un hybride de latin et de français, c’est visiblement le brouillon d’un sermon que préparait un prêtre pour un office qui par hasard nous a été conservé, et on le nomme le Sermon sur Jonas – rappelons qu’à cette époque, il était prescrit aux prêtres de prononcer leur sermon en langue vulgaire, et non en latin, afin qu’au moins cette partie de l’office soit accessible au peuple. Enfin, peu après, vers l’an mil, deux textes sont copiés dans la région de Clermont-Ferrand (la limite du français et de l’occitan à cette époque) : la Passion dite de Clermont (cinq cent seize vers octosyllabiques) et la Vie de saint Léger (deux cent quarante octosyllabes). Composés à l’origine dans le Nord de la France sans doute, ils ont été transcrits par un scribe méridional, qui usait certainement de la langue occitane, issue du latin qu’on parlait dans toute la moitié sud de la France, comme cela apparaît dès les premiers vers de la Passion. Hora vos dic vera raizun de Jesú Christi passïun.

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À présent je vous raconte la véritable histoire

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de la passion de Jésus-Christ.

Puis, vers 1050, une autre vie de saint bien plus longue, de six cent vingt-cinq vers décasyllabiques assonancés (pas vraiment « rimés », puisque seules les voyelles finales se répondent), est composée sans doute en Normandie : c’est la Vie de saint Alexis, précédemment évoquée. Elle commence par cette phrase esquissant le motif bien connu du « bon vieux temps » : Bons fu li secles al tens ancïenur, Quer feit i ert e justise ed amur. Le monde était bon aux temps anciens, on y pratiquait la justice et l’amour.

Voilà pour le patrimoine des plus anciens textes du français ! Mais les vies de saints et les épisodes de la vie du Christ continueront jusqu’à la fin du Moyen Âge à être l’un des thèmes les plus productifs d’écrits narratifs ou théâtraux. C’était sans doute, avec les chansons, ceux qui touchaient le plus large public. Par la suite, ils ne formeront plus l’essentiel de la production en français. En cette fin du xie siècle, quoi qu’il nous en reste bien peu de témoignages, le français est désormais bien implanté, puisqu’il commence à jouir d’une brève tradition écrite. Mais sa phrase ressemble-t-elle toujours autant au latin ? Une phrase encore latine ou une phrase déjà française ?

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Comparons deux textes pour le savoir. Lisons d’abord, en latin, un bref fragment d’un texte écrit au vie siècle par le célèbre pape Grégoire le Grand (vers 540-604), l’un des plus grands auteurs de la chrétienté, qui a donné son nom, sans qu’on sache bien quel rôle il y a joué, au célèbre « chant grégorien ». Il s’agit d’un extrait de ses quatre livres de Dialogues, composés en 593-594,

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Ibi itaque cum afflictus ualde et diu tacitus sederem, dilectissimus filius meus Petrus diaconus adfuit, mihi a primaeuo iuuentutis flore amicitiis familiariter obstrictus, atque ad sacri uerbi indagationem socius. Qui graui excoqui cordis languore me intuens, ait : « Num quidnam noui tibi aliquid accidit, quod plus te solito maeror tenet ? » Cui inquam : « Maeror, Petre, quem quotidie patior, et semper mihi per usum uetus est, et semper per augmentum nouus. »

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En français moderne, cela donne : Alors que, plongé dans l’affliction, je me tenais assis là sans parler depuis un long moment, se trouvait avec moi mon très cher fils Pierre le diacre, qui dès la première fleur de sa jeunesse s’est lié d’amitié avec moi, et qui est mon compagnon dans l’étude de la parole sainte. Me voyant torturé par cette profonde tristesse du cœur, il dit : « T’est-il arrivé quelque chose de nouveau, qui te cause une souffrance plus grande que d’habitude ? » Je lui réponds : « La douleur que et à chaque fois nouvelle. »

Et voici à présent comment un anonyme de la fin du xiie siècle a traduit le texte latin : Gieres cant ge mult affliz et longement tanz SEOI ilokes, dunkes fut auoc

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j’éprouve chaque jour, et sans cesse, m’est tout à la fois ancienne, ixe -xiiie siècle

moi mes tres ameiz filz Pieres li diakenes, ki des la promiere flor de iuuente a moi est astrainz en amistiez, et mes compains a enquerre la sainte parole. Li queiz moi esgardanz estre dequit de grief dolor del cuer dist : « A uint dunkes a toi alcune chose de chose nouele, ke dolors toi tient plus ke soloit ? » A cui ge dis : « Li dolors, Pierres, cui ie soffre cascun ior, et toz tens par usage est a moi uiez et toz tens par aoisement noueaz. »

Comme on le voit en comparant les deux textes en latin et en ancien français, dans le texte latin, tous les verbes sont en fin de proposition, comme c’est l’habitude dans cette langue depuis des siècles, alors que les traductions en français moderne et en ancien français ne placent plus le verbe à la fin, mais presque au début de la proposition, le plus souvent après le sujet ou un premier élément. De plus, les verbes français sont souvent accompagnés du pronom sujet ( je en l’occurrence), alors que ce n’est jamais le cas en latin. Enfin, regardons les noms : en français, la grande majorité d’entre eux sont introduits par un article – des la premiere flor, la sainte parole, li queiz, del cuer, li dolors : ce n’est jamais le cas en latin, où l’article n’existait pas. Tout cela donne au français une structure et un rythme différents : le lecteur est tenté de regrouper, dans cette langue, les ensembles « sujet-verbe » ou « article-nom ». En latin, les éléments apparaissent bien plus autonomes les uns par rapport aux autres : où que soit le sujet, le verbe qui est final en est séparé la plupart du temps ; l’adjectif et le nom qu’il qualifie peuvent être disjoints : dans « Qui gr aui excoqui 27:07:2020

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sur les « miracles des Pères d’Italie ». Voici ce que donne le texte latin (en petites capitales figurent les mots qui nous aideront à répondre à la question).


Au tens Traian l’empereor, que deables avoit grant force e grant pooir […], fu uns hom, mestres de chevaliers e de grant lignage, Placidas par non, e de grant richesce, honorez sor toz les autres ; mes […] il estoit en error e en mescreance. Il avoit feme d’autretel manière […]. Cil dui avoient deus enfanz qu’il norrissoient 20

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cordis l anguore me intuens », l’adjectif graui est largement séparé de son nom, languore, ce qui ne sera plus possible en français. Mais l’influence d’une langue sur l’autre ne joue pas seulement dans un sens. Ainsi, dans certains textes écrits plus tardivement en latin, comme une Passio sancti Eustachii écrite au xe siècle, c’est le français qui influence la forme des phrases latines. Lisons d’abord le texte en ancien français et sa traduction en français moderne.

d’un cuer e d’une volenté […]. Mes Nostre Sires, li pius, li deboneres […], n’ot mie en despit les bones oevres de cel haut home […]. Il nel vost mie lessier sanz 6

gerredon. Au temps de l’empereur Trajan, où le diable avait une grande force et un grand pouvoir […], il y avait un homme, maître de chevaliers et de noble lignée, qui se nommait Placide, très riche et honoré sur tous les autres ; mais […] il vivait dans l’erreur et les mauvaises croyances. Il avait une femme de même condition […]. Ces deux-là avaient deux enfants qu’ils élevaient d’un même cœur et d’une même volonté […]. SpMillot’20

Mais Notre Seigneur, le pieux, le miséricordieux, […] prit en considération les bonnes œuvres de ce noble personnage […]. Il ne voulut pas le laisser sans récompense.

Et à présent le latin du xe siècle. Comparons la position du verbe dans ce texte latin avec celle du texte en français médiéval. In diebus Traiani imperatoris, demonum prevalente fallacia, erat quidam magister militum, nomine Placidus […] cunctis in honore praecellens, sed et demonum captus errore. Habebat vero et conjugem eandem […]. Procreantur et filii duo quos educabant parentes propria voluntate. Sed misericors et benignus Deus […]. non despexit hujus opera, nec voluit benignam et Deo dignam mentem sine mercede deseri.

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En petites capitales figurent les passages où une influence se lit nettement. On voit que, contrairement à la syntaxe du latin classique, les verbes de ce texte ne se placent plus à la fin de la proposition, mais au milieu ou au début, comme en ancien français. Un lecteur français est bien moins dépaysé devant un tel latin que devant un texte de Cicéron ou Horace, voire devant le texte de saint Grégoire cité précédemment, même si le vocabulaire reste bien latin. Le rédacteur anonyme de cette Passio sancti Eustachii est d’abord un locuteur français avant d’être un clerc formé par le latin. L’influence du français est ici indéniable : en particulier, le verbe n’est plus final. L’ordre des mots est presque le même que dans la version française composée trois siècles plus tard. Certes, tous les textes de latin médiéval ne sont pas aussi nettement structurés selon le modèle de la phrase française. Et par ailleurs, aux xiii,e xiv,e xv e et xvie siècles encore,

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ixe -xiiie siècle

À partir de 1100, on entre dans l’époque d’éclosion de ce qu’on appelle les « chansons de geste », des textes presque tous anonymes en vers décasyllabiques. La plus célèbre est sans doute la Chanson de Roland, dont la plus ancienne version est écrite dans un français marqué de traits du dialecte anglo-normand. Suivent des séries de chansons regroupées autour de quelques personnages célèbres, tels Charlemagne ou Guillaume d’Orange. Ces textes, comme les précédents, présentent presque toujours des traits de tel ou tel dialecte, anglo-normand, picard, champenois, orléanais, etc. À l’époque, en effet, chaque région avait son dialecte propre, qui était la langue parlée quotidienne. Et, inévitablement, les textes, écrits par des clercs dont la langue maternelle était un dialecte, en portent les traces. Mais si l’influence dialectale touche la forme des mots, et leur prononciation, il ne semble pas que le type de dialecte ait touché, sauf de façon mineure, la forme des phrases de ces textes. En outre, on constate qu’entre le xiiie siècle et la fin du Moyen Âge, l’effet dialectal s’estompe dans les manuscrits. Comme les poèmes des troubadours, comme les vies de saints, les chansons de geste étaient sans doute chantées, ou tout au moins psalmodiées. On dit alors chanter de geste, soit « chanter les hauts faits » de vaillants personnages – le nom geste venant du pluriel latin gesta, « les choses accomplies, les exploits ». Même si la question de la musique des chansons de geste a été très débattue, il en reste une attestation directe, unique, mais capitale. Au xiie siècle a été composée une parodie de chanson de geste passablement ordurière, Audigier. Et c’est un vers de cette œuvre qui, accompagné de sa notation musicale, a été inséré dans une pièce de théâtre composée à la fin du xiiie siècle par Adam de la Halle, Le Jeu de Robin et Marion. Comme dans plusieurs autres épisodes de cette pièce qui comporte nombre de chansons mises dans la bouche des personnages, lors de la fête finale qui clôt la pièce, l’un des protagonistes propose de « chanter de geste » pour distraire l’assistance.

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Les chansons de geste : des textes à chanter et à dire à haute voix

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certaines tournures sont empruntées au latin, tels l’ablatif absolu (Tulles, oïe la mort du roy Albain, fut plus fiers que devant) ou le participe en position détachée (il li acorurent les braz tendus). Mais l’influence a cessé de jouer en sens unique ; et la structure de la phrase française, au xe siècle, est déjà suffisamment ancrée pour pouvoir, à son tour, influencer sa « langue mère ».

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Gautier.—Je sai trop bien canter de geste. Me volés vos oïr canter ? Robin.—Oïl. Gautier.—Fai moi dont escouter. « Audigier, dist Raimberge, bouse vous di. » Gauthier.—Je suis un très bon chanteur de geste. Voulez-vous m’entendre chanter ? Robin.—Oui ! Gauthier.—Écoute-moi donc : « Audigier, dit Raimberge, je vous dis merde. » 27:07:2020

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Il est paradoxal – et même ironique ! – que cet unique exemple d’un fragment de chanson de geste accompagné de sa notation musicale nous vienne d’un texte parodique, scatologique même, comme le montre la fin de vers abrupte. Même si aucune des chansons de geste qui nous sont parvenues, parfois dans de nombreuses copies, n’est accompagnée de sa notation musicale, il n’en reste pas moins que le rythme y est essentiel. Presque toutes les épopées commencent ainsi par une longue phrase simple au rythme régulier, s’étendant sur deux ou trois décasyllabes assonancés. Ce type de vers de dix syllabes est scindé, autour d’une pause médiane, en deux parties que l’on nomme hémistiches ; ainsi, le plus souvent, les vers se structurent en quatre + six syllabes, comme au début de la Chanson de Roland. Carles li reis / nostre emperere magnes, Set anz tuz pleins / ad estet en Espaigne.

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Charles le roi, notre grand empereur,

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Est resté sept ans tout pleins en Espagne.

Immédiatement, un rythme s’impose, les noms de héros se succèdent, leurs hauts faits sont énumérés ou rappelés, instaurant une ambiance grave et lente, comme dans cette chanson narrant la bataille des Aliscans, l’une des épopées qui ont connu le plus grand succès au Moyen Âge, puisque treize manuscrits nous en sont parvenus, ce qui est exceptionnel pour un texte aussi ancien. À icel jor / que la dolor fu grant Et la bataille / orrible en Aleschans, Li cuens Guillelmes / i soffri grant ahans. En cette journée où la douleur fut grande, et la bataille terrible en Aliscans, le comte Guillaume y souffrit de grands tourments.

Une littérature à usage plus intime, des phrases plus complexes

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Mais dès le milieu du xiie siècle apparaissent parallèlement, en grand nombre, des romans mis en rythme dans un vers plus court, de huit syllabes, d’abord assonancé puis de plus en plus souvent rimé : l’octosyllabe. Et paradoxalement, grâce à ce vers léger et rapide vont s’enchaîner des phrases plus longues, plus sinueuses, avec parfois un ordonnancement des constituants plus complexe. Chrétien de Troyes (vers 1130-1180 ou 1190) est sans doute le plus célèbre de ces auteurs de romans, notamment par les trois chefs-d’œuvre exploitant les légendes du roi Arthur que sont Lancelot ou le Chevalier de la charrette, Yvain ou le Chevalier au lion et Perceval ou le Conte du Graal. Voici l’exemple d’une longue phrase tirée d’Yvain.

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puis qu’armez fu, ne tant ne quant, einçois erra chascun jor tant, par montaignes et par valees et par forez longues et lees, par leus estranges et salvages, et passa mainz felons passages et maint peril et maint destroit tant qu’il vint au santier estroit plain de ronces et d’oscurtez ; qu’il ne pooit mes esgarer.

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et lors fu il asseürez 15

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Mes sire Yvains ne sejorna,

Messire Yvain, dès qu’il fut équipé, ne s’attarda pas un instant, mais il se mit à cheminer chaque jour, à travers montagnes et vallées, et à travers d’immenses forêts dangereuses et sauvages, et il franchit maints passages périlleux,

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C’est pour rendre compte du changement rythmique et syntaxique qu’apporte cet auteur que Mario Roques, l’un des principaux éditeurs modernes des romans de Chrétien de Troyes, renonça à respecter l’usage des copistes (et de leurs éditeurs modernes), qui plaçaient une majuscule au début de chaque vers. C’est ce que montre l’un des manuscrits du roman de Chrétien de Troyes que l’on vient d’évoquer (on retrouvera page suivante, dans la colonne de gauche, les quatre derniers vers du passage cité : « Tant qu’il… »). Ainsi, dès le xiie siècle, la langue française use des possibilités fort diverses de sa syntaxe pour spécifier des styles et investir progressivement, à travers une structuration inédite de la phrase, des genres nouveaux, donc des publics différents, préparant ainsi également un élargissement de ses thématiques. C’est cet assouplissement de la phrase qui montre aussi que désormais elle n’est plus faite pour être psalmodiée, mais dite. Cela se perçoit dès le milieu du siècle dans ce qu’on appelle les « romans antiques », qui content les origines fantasmées de la nation française, tels le Roman de Thèbes (anonyme, vers 1150), ou Énéas (anonyme, vers 1160) et le Roman de Troie (Benoît de Sainte-Maure, vers 1160), qui relatent l’origine mythique de l’Europe occidentale. Dans les romans arthuriens de Chrétien de Troyes, l’attention portée à la forme d’un récit, où les épisodes sont de plus en plus subtilement entrelacés, est au moins aussi sensible que la nouveauté d’un monde de personnages qui, bien plus qu’Énée, Œdipe, Jocaste ou Éthéocle et Pollinice, vont caractériser à jamais l’invention romanesque médiévale : le roi Arthur, la reine Guenièvre, la Table ronde et les sublimes chevaliers qui s’y illustrent vont donner matière à un nombre jusqu’alors inconnu de récits de fiction.

SpMillot’20

alors il fut assuré de ne plus pouvoir s’égarer.

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à l’étroit sentier plein de ronces et obscur ;

ixe -xiiie siècle

maint lieu dangereux et maint défilé, jusqu’à ce qu’il fût parvenu


Actes Sud: Histoire de la phrase franaçsie: Intérieur: 24 SpMillot’20 27:07:2020

Chrétien de Troyes (vers 1135 - vers 1185), Yvain ou Le Chevalier au Lion Yvain est accueilli par un gentilhomme et sa fille chez qui il va passer la nuit avant de tenter l’aventure de la fontaine merveilleuse. Bnf, dép. des Manuscrits, Ms. Fr. 1433, f. 67v



La phrase française n’avait jusqu’à ce jour jamais été racontée. Or depuis le premier texte connu rédigé en une langue distincte du latin (Serments de Strasbourg, 842) jusqu’aux écritures numériques de nos écrans, l’objet mouvant qu’est la phrase a bel et bien une histoire. Pour dévoiler tous ses usages et ses virtualités au fil de douze siècles, cet ouvrage convoque de nombreuses pratiques culturelles où entrent en jeu l’oral et l’écrit : domaines religieux, éducatifs, politiques, juridiques, administratifs, journalistiques, commerciaux, et bien sûr la littérature. Ainsi, au-delà de la phrase elle-même, il nous fait explorer la grande « fabrique » de notre langue. Cette Histoire de la phrase française est publiée avec l’aide du Cnl, Centre national du livre.

Une histoire de la phrase française

ACTES SUD

Cette histoire

de la phrase française,

des Serments de Strasbourg aux écritures numériques, racontée par Gilles Siouffi, Christiane Marchello-Nizia, Bernard Combettes, Jacques Dürrenmatt, Marie-Albane Watine et Antoine Gautier, est publiée chez Actes Sud Imprimerie nationale Éditions sous la direction de Gilles Siouffi.


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