Extrait "Les Âmes torrentielles "

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AGATHE PORTAIL

Les âmes torrentielles

roman

à mon mari et mes enfants

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20 AVRIL 2015
LUNDI
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Accroupi près d’une fente dans la roche d’où jaillit un filet d’eau, Danilo s’applique à mouiller sa pierre à aiguiser. Pour y remplir un seau, il faut s’armer d’une timbale et d’un peu de patience car l’eau ensuite se perd dans les cailloux. Patience dont il ne manque pas. C’est ici qu’il vient aiguiser son facón* , pour que la pierre soit rincée en permanence.

Quand il a besoin de plus, pour un bain, pour faire boire la mule ou remplir l’abreuvoir des chiens, il descend dans le creux où se rejoignent les sources pour former le début du río Azul. Là-bas le débit est beaucoup plus important et la difficulté majeure consiste à rapporter l’eau en quantité jusqu’au puesto, cette cabane d’estive dans laquelle il passe six à sept mois par an, seul et heureux de l’être. Ça le change de son herbage d’hiver, une bicoque en dur à soixante kilomètres de là dans la vallée, où il se sent sans cesse dérangé par le passage des touristes de plus en plus nombreux.

Pour le moment, la lumière crue d’avril lui fait plisser le nez tandis qu’il passe sa lame sans hâte

* Couteau argentin des gauchos, éleveurs indépendants de l’Argentine, du Chili et de l’Uruguay. (Toutes les notes sont de l’auteure.)

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d’un côté, puis de l’autre, caressant la pierre mouillée jusqu’à sentir dans son poignet que le fil de son couteau est arrivé au maximum de son tranchant. Il éprouve la lame sur l’extrémité de sa moustache, à l’aveugle. Ça coupe net. Il faudra qu’il égalise en s’observant dans le carreau de sa fenêtre.

La matinée est calme, les juments et leurs poulains broutent en silence sur le versant nord du mont Pewen et le soleil du matin leur fait une ombre à longues jambes. Dans son dos, les pics de la Cordillère pointent comme un collier de dents et font sembler minuscule le mont Pewen qui culmine pourtant à mille trois cent cinquante mètres. Le vent fait onduler l’herbe haute et l’ombre des nuages court d’un bout à l’autre de l’immense plateau d’altitude dont il connaît chaque trou, chaque pierre et chaque buisson piquant de calafate.

Le bruit lointain d’un caillou qui roule lui fait tourner la tête vers le sentier étroit qui monte du fond des gorges jusqu’à son plateau d’estive. Il ne voit encore personne mais un nuage de poussière blonde s’élève au ras du feuillage gris des chacays.

Une visite.

Le couteau une fois essuyé et rangé dans son étui, Danilo se concentre sur le son qui lui parvient au gré d’un vent qui souffle par à-coups. Un cheval de contremaître ou d’estanciero* produit un son clair et métallique, les fers font voler les cailloux et le pas est sûr. Celui dont le sabot traîne et bute sur la piste avec un bruit mat appartient à un gaucho obtus qui

* Propriétaire d’une estancia, vaste domaine agricole de plusieurs milliers d’hectares dédié le plus souvent à l’élevage en Patagonie : vaches Hereford ou moutons à l’extrême Sud.

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économise le foin et charge trop sa bête. Lorsque le nuage est assez proche, il a son idée. Un ouvrier agricole, un peón, dont le cheval sans fers pose le pied avec précaution pour ne pas s’entailler la fourchette. Cheval fourbu, qui marche depuis un trop long moment. Danilo n’attend personne mais se lève sans hâte. Il est temps de mettre l’eau sur le feu.

D’un large pas, il enjambe le chien qui prend ses aises devant la porte de sa cabane. Dans la pénombre de l’unique pièce, il essuie d’un revers de manche le bombé de la bouilloire pour le faire luire, la pose sur la fonte brûlante de la cuisinière et ne sort que lorsque son visiteur siffle les chiens qui accourent en jappant. En le reconnaissant, Danilo sourit, découvrant huit dents éblouissantes. Une prémolaire manque de chaque côté, on pourrait glisser un mors en travers de sa mâchoire. Le cavalier s’arrête devant l’auvent.

Cela fait tant d’années que son fils n’a pas mis les pieds au puesto… Danilo ne parvient même pas à les compter, alors il sourit plus largement encore.

J’ai soif, annonce Eliseo, gris de la poussière du chemin.

Tu as changé de cheval.

Ce n’est pas à moi. Tu as du fil et une aiguille ?

D’une étreinte maladroite, Danilo serre contre lui son fils aîné et lui arrache une grimace de douleur.

Sale mine, fils. Des soucis ?

Fais-moi entrer, j’aime autant ne pas rester au soleil.

Eliseo se passe la langue sur la croûte de poussière qui lui couvre les lèvres et crache. Il garde dans tout le corps le balancement du pas fatigué de son cheval et Danilo sait que le sol lui semble bizarrement mou. Il connaît cette sensation de la terre qui

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ondule sous la semelle d’une drôle de manière. Ça donne le vertige, parfois.

Tout à coup, comme le chargement mal arrimé sur le dos d’une mule, Eliseo s’effondre sans bruit. Il s’étale de tout son long dans la poussière et les herbes jaunes.

Après s’être assuré que son fils respire normalement ou à peu près, Danilo lui tâte le front qu’il trouve chaud, passe la main sous la polaire brune et sent contre sa paume la toile humide de la chemise, poisseuse de sang coagulé à l’endroit du flanc. Le tissu colle à la peau. Il retire sa main.

Laissant Eliseo allongé, il va chercher le seau d’eau du matin, attrape sur le dossier de sa chaise un lambeau de tissu qui sert à tout et revient humecter le front de son fils inconscient. La jument plonge aussitôt la tête dans le seau jusqu’aux yeux et boit à longs traits. La fraîcheur du tissu laisse sur le front du cavalier de larges traces pâles, trop pâles pour la peau d’un type qui passe l’été à conduire les touristes jusqu’aux refuges d’altitude et le reste du temps à décharger les pierres à sel, recreuser les canaux d’irrigation à travers la luzerne et vérifier les clôtures. Il faut quelques minutes pour qu’Eliseo revienne à lui et soulève une paupière. Il dégage une odeur de nécrose et le cerne brun qui lui enserre l’orbite ne dit rien qui vaille à Danilo.

Tu peux te lever ?

Je crois.

Une fois sur ses jambes, Eliseo trouve un équilibre vacillant et Danilo le prend aussitôt sous l’aisselle pour le conduire à l’intérieur où il l’étend sur le lit étroit

qu’il a bricolé face à la fenêtre et qui lui sert à la fois de banc pour dîner le soir et de couche pour la nuit.

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Retire ta chemise. L’eau est chaude.

Sans hâter son geste, Danilo jette au fond de la gourde une pincée d’herbe qu’il laisse s’imbiber d’eau, juste le temps nécessaire. Il aspire deux longs traits qu’il crache dehors par-dessus le chien avant de tendre le maté et la bombilla rincée à son fils.

À demi relevé sur un coude, la chemise déboutonnée jusqu’au nombril, Eliseo boit jusqu’au bout. Danilo lui trouve le regard opaque. L’endroit où le sang a durci le tissu reste plaqué contre la peau et Danilo sait qu’il faudra faire fondre la croûte à l’eau tiède jusqu’à pouvoir dégager la plaie.

Ça date de quand ?

Avant-hier, dans la nuit.

Et personne n’a pu te soigner sur place ?

Les paupières mi-closes d’Eliseo lui offrent une forme de réponse.

Pour que son aîné se fende d’une visite, il faut que le problème en vaille la peine.

Comme il faut meubler le silence, Danilo déplie l’antenne de sa petite radio de bakélite noire. Il tourne le bouton et cherche à tâtons la meilleure position pour que le son sorte clair. C’est l’heure des annonces.

Radio Bolsón 213

C’est Romeo avec vous aujourd’hui, heureux de vous retrouver pour les annonces, de 13 h 30 à 14 h 30. Je passe avec vous une heure pour faire circuler vos messages à travers le campo*, d’El Bolsón à Esquel. On transmet les messages reçus ce matin. Si vous en émettez

* La campagne au sens sud-américain, soit l’espace immense où s’incarne le mode de vie rural.

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d’autres avant 14 heures, je pourrai les lire aujourd’hui, sinon ça passera demain matin, comme d’habitude.

“Ramira et Stefano souhaitent un joyeux anniversaire à leur ami de Cholila qu’ils verront au Jour de la Patrie. Qu’il leur amène sa fiancée, ils ont hâte de la rencontrer.”

“Pour Paulo, de l’estancia Mariposa : tu peux t’arrêter demain chez el Flacucho, l’enclos est réparé et il t’attend pour dîner. Si la mule de bât est fatiguée, il peut te l’échanger.”

“À Danilo du mont Pewen : l’estancia Hued Hued t’envoie demain le convoyeur pour l’arreo*. Il sera là vers 14 heures. Le contremaître te souhaite une bonne route, essayez d’arriver avant le changement de vent, on prévoit des paquets d’eau à la fin de la semaine.”

* Transhumance et, plus largement, convoi de chevaux ou de bétail à pied.

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Le point de vue des éditeurs

Patagonie, avril 2015. Sandra et Benoît surveillent la mise en eau d’un barrage hydroélectrique construit sur les contreforts de la Cordillère. L’opération est délicate et pourtant les deux Français sont livrés à eux-mêmes, coupés du monde dans une ville fantôme que les ouvriers et le mystérieux Ingénieur ont désertée. Les relevés se succèdent, l’orage menace et le barrage montre des signes inquiétants de faiblesse…

Au même moment, deux solitaires par accident s’enfoncent dans les gorges du río qui serpente au pied des pics acérés, bravent les obstacles et composent avec un passé qui n’a de cesse de les rattraper. Danilo, éleveur rompu à la solitude, et Alma, une jeune et taciturne native tehuelche, effectuent une longue transhumance à la tête d’un troupeau de chevaux, de l’estive du gaucho à l’exploitation agricole qui les lui a achetés. Mais Alma a un autre plan en tête… Un plan patiemment élaboré et destiné, elle en est certaine, à apaiser la souffrance qui la ronge depuis l’expropriation de sa communauté.

Ramassé sur cinq jours, deux trames et des chapitres courts, tout en tension et en nerfs, Les Âmes torrentielles est un formidable roman d’aventures où les cicatrices de l’âme encore à vif se fondent dans les grands espaces acciden tés des Andes. Agathe Portail y impose un souffl e narratif d’une rare intensité.

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : AVRIL 2023 / 21,80 € TTC France

Agathe Portail, trentenaire, travaille à la coordination éditoriale d’un média dédié à la santé émotionnelle des mères, écrit pour la jeunesse et produit du contenu audio (Deezer, Lunii). Elle a publié plusieurs polars chez Calmann-Lévy : L’Année du gel (2020), Piqûres de rappel (2021) et De la même veine (2022). Les Âmes torrentielles est son premier roman chez Actes Sud. 9:HSMDNA=V\\Z^V:

ISBN 978-2-330-17759-1

Photographie de couverture : paysage de Patagonie © Mohammed Habib

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