Extrait "Peindre à Palerme"

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Yves Chaudouët Peindre à Palerme

roman

Au contre-jour du ciel cobalt, ta silhouette sans bagage débarque du ferry. Tu te diriges directement vers le Palazzo Abatellis, légende lue in extremis au verso de la carte postale avant de la jeter au feu. Qu’est-ce qui te guide ? Es-tu déjà venu à Palerme ? Car, bras le long du corps, démarche et regard immuables, tu ne consultes ni carte ni panneau.

Tu traverses la cour silencieuse du musée, toujours de cet allant de remorqueur qui ne tracte rien d’autre que lui-même, puis c’est le large escalier de pierre et les couloirs encaustiqués. Sur les bords du chemin, les signes familiers des forêts et des vagues ont laissé place à des tableaux, des sculptures, des tapisseries, rien qui puisse te ralentir. Tu arrives bientôt devant le tableau. Un authentique rendez-vous. Elle le sait mais personne d’autre ne pourrait le savoir. Nous n’aurions pas pu le deviner, même quand tu as réveillé le four des verriers en y jetant la carte postale. Est-ce toi que son regard fixe, hors champ, depuis toujours ? Ses lèvres jointes ne l’empêchent pas de te parler. Elle te parle sans te connaître. Alors elle s’intéresse et comme toujours, depuis le fond des temps, c’est la même question, Tu es venu de loin, comme ça ?

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Tu n’as pas besoin de répondre à haute voix et passer pour un fou devant la gardienne qui s’est approchée du duo que vous formez déjà et auquel elle ne comprend déjà rien. Annunciata t’entend distinctement, même si tu ne produis aucun son. Antonello l’a peinte il y a cinq cent quarante-sept ans et des poussières et vous voici en tête à tête, face à face, si proches que vos haleines s’embrassent. Tu te rappelles confusément avoir un jour passé un seuil, puis un porche, une clôture peut-être, avoir quitté une certaine zone géographique, des personnes chères. Tu te rappelles avoir marché, avoir beaucoup marché, tout droit ou presque, toujours gravitant vers le sud. Nous t’avions laissé sur le port de Naples, on t’y voyait embarquer sur le ferry, du même pas résolu. Tu ne connais pas d’autre pas. Mais ne fais-tu pas que rôder sur les traces d’une autre vie, d’un autre être, dans une autre dimension ?

La gardienne interrompt, elle regrette, le musée va bientôt fermer. Tu ne lui en veux pas, tu l’aimes déjà aussi. Tu la reverras, puisque tu reviendras voir l’autre, elle, la peinture qui t’a guidé jusqu’ici on ne sait comment et qui dorénavant t’accompagne. Vous reparlerez bientôt.

Tu es dehors, le tableau est dedans et pourtant vous ne pouvez pas être plus insieme. Séparés, on est ensemble. Pendant longtemps, rien n’était plus vrai, mais un jour cela avait assez duré, tout ce suspense, toutes ces distances, tous ces atermoiements. Avais-tu voulu la rejoindre ? Détruire la reproduction pour aller à la rencontre de l’original ? De ton original ? Serment déterminé d’un enfant hors d’âge ? Pendant que tu marches, à la fois lourd et aérien, toujours au même rythme – pas de grands bouleversements, au fond, il

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s’agit juste d’une confirmation, d’une vérification pas à pas –, tu te dis, Je me trouve.

Tu es rassuré en constatant que dans l’enveloppe gardée à l’abri de ta poche intérieure boutonnée, il reste encore de nombreux billets. Dans un hôtel assez joli, ni trop cher, ni minable, tu réserves une chambre, paies d’avance pour trois nuits.

On ne passerait pas trop de temps là-dessus. On pourrait peut-être le filmer, plus tard. Ce serait l’occasion de détailler un peu plus l’homme de l’accueil qui te remet la clé de la chambre et te présente un registre, Pour l’Immigrazione, justifie-t-il.

Tu signes d’un pictogramme dont on pourrait soupçonner que tu l’improvises, deux poissons têtebêche, tracés d’une seule ligne ininterrompue, sans lever la pointe du stylo. La signature est achevée en percutant deux fois la feuille pour figurer les yeux des deux poissons, tac-tac, tréma, Umlaut – comme on dit dans les vallées d’où tu viens – du regard. Puis tu inscris un nom, Fisch, dont nous pourrions douter aussi.

Pas si mal pour un animal, se dit Fisch l’autonommé au rythme des marches grinçantes qui le mènent à sa chambre. C’est ici. Je reste ? Au moins un moment. Repartir pour aller où ? Alors pour l’instant je resterai. Regarder. J’ai pu prendre la route, je devrais être capable de prendre le temps. Toutes les mues sont tombées. Je retournerai voir le tableau. Je regarderai la mer et les parcs, les gens et les rues.

Tu as joué à presque tous les métiers, chaque fois sans trop de difficultés. Plus facile d’être présent

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quand on sait qu’on ne reste pas. Tu as appris à manier des outils, râteau, bêche, parole, marteau, visseuse et burin, balai, etc. et chaque fois, tu t’en es plutôt bien tiré, tu as donné satisfaction à ceux qui attendaient quelque chose de toi. Tu as été d’un bon rapport. Ce temps est révolu. Le tableau et toi le savez. Tes dernières armes ont été déposées aux pieds d’Annunciata et à cette heure, elles ont dû être balayées. Te voici debout vidant toutes tes poches sur le guéridon. Le stylo à bille, le carnet. Le dictionnaire français-italien. L’enveloppe qui contient les billets. L’argent t’avait été versé en liquide. Des semaines sur les chemins n’ont presque pas entamé le précieux pécule. N’ayant jamais eu autant à mettre en face d’aussi peu de besoins, l’enveloppe froissée demeure pour toi miraculeuse corne d’abondance. Tu t’allonges sur le lit impeccable, ton regard s’attarde sur le plafond puis sur les souliers croisés au bout de tes jambes. Alors le pas te reprend.

La rue de l’hôtel débouche sur la promenade de bord de mer. Tu ralentis, étourdi, intimidé par ces sentiers civilisés. Tu ressens la faim pour la première fois depuis des semaines, comme si tu libérais une sorte d’extase. Tu déniches en bordure du Foro Italico une échoppe où l’on vend des arancini. Tu en prends deux avec toi, puis tu marches jusqu’à la mer et t’assieds sur un de ces faux rochers cubiques tagués de couleurs oisives.

Les cargos qui regagnent l’abri du port te font repenser à ce matin, ce premier matin.

Il devait être dans les quatre heures, avant le lever du soleil. Le ferry avait fait escale à quelques encablures de la côte ouest de Stromboli pour déposer et relever

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du courrier, échanger des colis. Des passagers étaient descendus, d’autres montés à bord grâce aux allersretours d’une brave chaloupe, minuscule insecte s’agrippant à l’imposant navire, lui-même à peine perceptible à côté du formidable cône couleur de nuit. Au sommet du volcan, discret éclat orangé des fulminations intermittentes. Vers le bas, mer mercure réfléchissant l’aube noire, tintements immémoriaux des métiers de la mer, multiples voix étrangères rebondissant contre l’à-pic des parois de basalte. Partout prodige de la menace sereine, inquiétude ventrale de l’écho. Puis le bateau était reparti de son allure noble, longeant les reliefs inhospitaliers d’îles dont tu as oublié les noms.

Tu es arrivé à Palerme, tu as rencontré Annunciata, tu t’abandonnes à l’épuisement extrême, à ton insu ton estomac repu et ton pas te ramènent à l’hôtel.

Le lendemain dès sept heures on te retrouverait, nez en l’air, subjugué par un Ficus macrophylla qui déborde du parc de la piazza Marina. L’arbre multicentenaire a depuis longtemps étranglé et crevé la grille d’acier, soulevé le goudron du trottoir et de la chaussée alentour.

Tu te diriges vers le port, toujours de ton même pas de fugitif lent.

Jamais marcheur n’a été aussi disponible que toi, ce premier matin de ta vie de Fisch. Alors quand soudain un puissant fumet de café chaud éclipse l’odeur de la mer – mélange rance de fuel et d’iode des ports de la Méditerranée –, tu le pistes comme automatiquement et bientôt tu pousses en somnambule la porte du Café du Port.

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Caffè ?

Une main en attente sur le manche du percolateur rutilant, le garçon réitère sa question, sans impatience, de son lent accent grave, Caffè ?

L’index et le pouce mimant d’être sur le point de se rejoindre, tu réponds, Ristretto, per favore.

Le serveur ne quitte pas la tasse des yeux. Il en loucherait presque, absorbé complètement par l’opération de confectionner cet unique café. L’antique machine à vapeur exige que la pression sur le manche soit continue et régulière.

Au bout d’un temps inversement proportionnel à la quantité de café extrait, le serveur réunit – sans les faire tinter – la tasse et la sous-tasse et les dépose devant Fisch, qui doit se pencher légèrement pour apercevoir les quelques gouttes de nectar tapies au fond de la tasse, masquées par les parois épaisses de porcelaine. Sitôt le café bu, Fisch, ébranlé, repose maladroitement la tasse sur le flanc et passe la porte. Le jeune garçon le salue, s’inquiétant, Buono ?

Mais l’étranger qui titube est déjà loin, possédé par la fusion dans son sang du goût du café et des parfums de la ville, les feulements de la mer et les cinglements des drisses d’acier, la présence des espadons qu’il sent croiser au large et celle, massive, du Grand Hôtel et des Palmes dont il sait qu’il est tout près.

Fisch erre dorénavant sur place, flâne de son pas d’homme de métier.

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Il arrive ainsi à l’Orto Botanico. Le vaste parc qui s’étale devant lui, splendide et sommaire à la fois, semble lui aussi l’attendre pour palabrer.

Que va faire Fisch dans ce parc ? Rien ? Ne rien faire, justement ? C’est le projet qu’il ne se formule pas. Peut-être que plus tard d’autres personnes arriveraient, marcheraient comme lui dans ces allées, s’assiéraient comme il vient de le faire sur un banc en face d’une humble fontaine de pierre dans laquelle quelques plantes aquatiques arborent leurs fleurs charnues. Tout est nimbé d’un souffle sans âge. Troublant jusqu’à la cohérence des sens, le goût du café sonorise la découverte enchanteresse d’arbres inconnus, de cactées, de fleurs et de senteurs qui se matérialisent dans l’air en un voluptueux capharnaüm. Fisch se laisse lécher par les languettes de soleil qui se faufilent entre les feuilles des grands bambous. Ses yeux sont fermés mais ses paupières ouvertes. Aveuglé, le temps ne passe plus. Il a déjà connu des états proches, à plusieurs reprises au cours de sa longue marche depuis les Vosges. Il a parcouru à pied plusieurs centaines de kilomètres, unité de démesure. Nous l’aurions vu s’assécher, se tanner au fil du chemin. Il aurait perdu du poids, pas tant que ça, juste les kilos en trop, à marcher ainsi sans même un baluchon, sans lest aucun. Les seuls événements avaient été les cailloux, les variations de revêtement, les lichens fluos qui pendent des branches et quelques hallucinations dues aux accords de la fatigue et de l’hypnotique ondulation des graminées. La solitude, la fatigue, l’irrégularité des repas – quand il pensait à se nourrir – l’avaient plongé dans des absences qui lui rappelaient un peu celles de l’époque où, étudiant, l’insouciance mêlée à la

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fatigue accomplissait de merveilleuses modifications. Une dimension supplémentaire s’interposait alors, il suffisait de ne rien bousculer, de continuer à travailler au-delà de ses forces pour pénétrer un délire accessible de plain-pied. Ce songe profond a fui. Le voile ne s’ouvre plus, malgré l’extrême lassitude. Le passage magique a-t-il disparu avec les indétrônables fatigues de la jeunesse ? L’adulte qu’il est devenu serait-il trop crispé pour accueillir ces transformations ? Il sait qu’il serait aussi vain de rechercher volontairement cet état que de faire semblant d’y être indifférent. C’est toujours le rêve qui te trouve.

Les bras et les jambes en alerte, Fisch s’avance vers le bassin les yeux fermés. À peine le temps de deviner dans l’eau fraîche les formes vagues de quelques carpes et têtards qu’il y plonge la tête d’un coup. Le souvenir de la première immersion dans la mer Méditerranée l’envahit… les bruits du monde qui s’éloignent… les sons intimes du corps couverts par les cliquetis aigus des profondeurs bleues… premières amours, impétuosité taciturne, fulgurances de la santé, corps svelte et caressant. Épiphanies, réminiscences et autres empreintes revenantes qui depuis son départ ne cessent de le bouleverser à l’improviste, ne contredisent en rien le fait qu’il est devenu un être du présent. Au contraire elles confirment que le passé des sens vient réclamer sa part des tombereaux de plaisir à disposition, dont il ne restait jusqu’alors à distance que par manque d’audace.

Le goût du café infuse les chants d’oiseaux et inversement. Toute paroi est devenue poreuse. Jubilant, alerte, Fisch embrasse dorénavant le cosmos et ses créatures élémentaires, qui circulent partout et

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traversent tout, faisant fi des conventionnelles lignes de contour.

Une fois Fisch réinstallé sur le banc au milieu du jardin botanique de Palerme, un sourire circule sur son visage, comme un insecte qu’il ne chasserait pas. Ce n’est peut-être pas le rêve merveilleux, mais cette confusion inédite s’en rapproche drôlement, se dit-il, tout à la joie de sentir sur sa peau la ferme caresse de la chaleur et d’écouter les sons superposés en couches précises. Tout en haut de la pyramide et partout à la fois, le soleil lui aussi semble chuchoter à son oreille des paroles de puissance et de flamme. Abandonné à la fugue des sens, Fisch s’imagine disposer de l’instrument pour décoder la poussière d’or.

C’est ici même qu’il serait parti. Dans la page ? – A piedi ? – Si. A piedi. Après leur avoir de plus en plus ressemblé, se serait-il mis à incarner les petits personnages des images ? Était-il à force devenu le type solitaire qui dans les monotypes marche sur le chemin ou dans les bois, surgit d’un col ou nage dans un lac ? Fisch le personnage n’a pas encore vécu. Il n’a encore rien enregistré. Jusqu’à présent il servait de repère, montrait l’échelle du paysage qui sans sa présence en forme d’indice serait demeuré étendue abstraite.

Il aurait quitté sa fonction. Nous aurions changé de focale. En se rapprochant, on pourrait maintenant l’entendre respirer, penser.

Les découragements d’un monde trop vaste pour lui semblent loin, aussi lointains que sur une carte le point qu’il a quitté. Il se trouve à des centaines de kilomètres de ce qu’on aurait pu un temps nommer son “chez-lui”, un appartement laissé porte et

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serrure ouvertes, ailleurs, dans un autre livre, un autre film. Non seulement il ne s’en soucie pas, mais il a complètement oublié les détails de cet “avant”. Pas moins que les plaisirs nouveaux, les difficultés qu’il fuit, ses épouvantes secrètes se présenteraient maintenant à lui directement, dans sa vraie vie de personnage et nous y aurions accès.

Légèrement renversé en arrière, tout son être succombe aux largesses de la lumière. Il se livre tout entier à l’écoute. Il baigne dans les chants d’oiseaux et tous les autres sons qu’il laisse le surprendre. L’identification est parfois difficile mais le plaisir de définir fait partie du jeu. Il cherche à distinguer, pour mieux les sentir, les vibrations qui composent la constellation dont son crâne, sa nouvelle tête de Fisch, creuse et vide, serait une des plus insignifiantes planètes. Il explore mentalement les sédiments mélodiques : les nuages, le ciel déchiré par les réacteurs, le débat des oiseaux, le souffle des frondaisons et tout le spectre des bruissements d’insectes, puis, au fond, les ronrons, crissements, explosions, avertisseurs des machines et des véhicules terrestres.

Soudain, il entend s’immiscer des pas légers, plus aigus, dans la partition en clé de fa des allées. Les voix lointaines, l’une rapide et volubile, manifestement en proie à de l’excitation, l’autre plus pondérée, intervenant juste pour relancer ou calmer l’ardent débit de la première, accompagnent le glissement séquentiel de quatre sandalettes sur la terre battue. Même si Fisch avait les yeux ouverts, il ne pourrait voir personne. Il imagine le duo masqué par quelque épais rideau de végétation, assez loin derrière les plans de la fontaine, des chants d’oiseaux, du volettement

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des feuilles, des ailes et des élytres. La conversation, doublement étrangère, par la langue et l’impression de secret qu’elle donne, s’est fixée à un point précis de l’espace. Bien qu’à peine audible, elle occupe maintenant dans la constellation sonore une place privilégiée, presque centrale, encadrée par l’essaim des autres bruits. Le débit de la première voix s’est encore accéléré, ne laissant plus aucun interstice à la seconde. C’est une sorte de, Solo, laisse échapper Fisch, à haute voix mais sans soulever les paupières afin de ne pas rompre les fils fragiles qui le relient à sa construction mentale.

Puis les pas reprennent, en approche, tout près, bientôt à portée. Fisch se sent sommé de se redresser et d’ouvrir les yeux pour ne pas être surpris dans l’avachissement impudique de sa délectation.

Le surgissement des deux femmes à l’angle de la bambouseraie coïncide exactement avec son ressaisissement brusque, ce qui provoque un sourire général. Elles passent silencieusement, inclinent légèrement la tête en signe de salut. Fisch les entend s’éloigner derrière lui. Fermant de nouveau les yeux, il se concentre un moment sur le diminuendo de leurs pas qui se fond progressivement dans la rumeur de la ville, à présent complètement réveillée.

Le musée doit être ouvert.

En sortant à son tour du jardin botanique, il aperçoit sur le trottoir d’en face les deux femmes pénétrer dans l’immeuble du Giornale di Sicilia.

Le tableau l’attendait.

Qu’est-ce que tu fais ici ?

Je suis venu te voir.

C’est tout ? Tu n’as rien d’autre à faire ?

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C’est tout. Je n’ai rien d’autre à faire que de te regarder, te parler.

Tu sais qu’on prend les gens qui parlent aux tableaux pour des illuminés ?

Alors je vais dessiner, cela paraîtra moins étrange.

J’ai déjà fait ça dans les musées, ça passe plus inaperçu que dans la rue ou dans le train.

Il sort le carnet et le stylo-bille, trouve une page libre et se met à griffonner, Une fois dans un musée, je me suis mis devant un grand tableau. C’était au musée de Chantilly, en France.

Le musée Condé, je connais, on m’en a parlé.

C’était le Paysage aux deux nymphes, de Nicolas Poussin, tu connais aussi ? J’avais beaucoup appris sur les tons chauds et froids, sur les plans qui avancent et qui reculent.

Ne me dis pas que tu es venu me voir pour apprendre !?

Certainement pas. Mais le voyage que j’ai fait pour venir ici n’est pas si éloigné des trajets entrepris dans ma jeunesse, des heures passées dans les transports en commun. Déjà en fuite et à la recherche de quelque chose.

Tu as trouvé ?

En quelque sorte. Un jour je me suis dit qu’il fallait remplacer ton image par l’expérience de toi. J’ai fait un premier pas, les autres ont suivi.

Ah. Cela t’intéressera peut-être alors d’apprendre que je n’existe pas, que je n’ai jamais existé.

Comment ça ?

Eh bien. Comment dire ? Il n’existait pas de modèle pour faire mon portrait. Antonello s’est inspiré d’un peu toutes les personnes qu’il a peintes.

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Et encore, pas vraiment. Je ne suis pas née d’une addition d’informations. Je serais plutôt une sorte de synthèse, complètement inventée. Mon peintre me reconnaissait au gré de son intuition.

Comme un trésor dégagé par le pinceau de l’archéologue.

Oui. Un peu. Mais ça n’est pas plus juste qu’une autre métaphore. Antonello m’inventait alors que je n’existais pas, tu comprends ?

Ah oui. Pardon.

Peut-être est-ce parce que je n’existe pas, que je n’ai jamais existé, que tu m’aimes tant. Qui te dit que je t’aime ?

C’est l’évidence.

On ne peut rien te cacher. Et le bleu me rappelle ma première amoureuse. Sa tenue turquoise le soir où je l’ai vue pour la première fois. Le ciel du jour en pleine nuit.

Ah, s’il te plaît, ni comparaisons ni détails ennuyeux. Ici, nous sommes dans le présent de l’éternité. Essaie de t’y tenir.

Ça m’a échappé. Pardon.

Tu devrais aller déjeuner. Je ne connais pas bien Palerme, hélas, serais bien en peine de t’indiquer une bonne auberge. Mais tu trouveras sans difficultés.

Le tableau s’est tu. Fisch dessine encore un peu, dévasté plus encore par le silence que par l’échange maladroit qui l’a précédé.

Dans la rue, égaré en profondeur, tout au regret d’avoir froissé Annunciata, il ne sait dans quelle direction aller. Il se remet en marche, mais cette fois c’est pour se défendre.

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Le point de vue des éditeurs

Silhouette surgie du paysage, Fisch débarque à Palerme pour rendre visite à l’Annunciazione d’Antonello da Messina dont il sait qu’elle est exposée au Palazzo Abatellis. Avec ce portrait peint sans modèle au xve siècle s’ouvre une authentique conversation. Toutes amarres larguées, vite détroussé par des petits voyous locaux, voilà Fisch, intégralement disponible à la vie, aux rencontres. Dès lors, se réinventer est une pente logique, naturelle, une manière de système D, d’instinct de survie – notre homme épouse des habitudes nouvelles, des loyautés et des silences choisis. Autour de lui, par petites touches, se crée une sorte d’écosystème expérimental et doux, une économie spontanée où la peinture serait monnaie d’échange. Mais la réalité du monde et ses résonances siciliennes imposent bientôt leurs ombres au tableau idyllique. Et Fisch devient l’aimant central d’un drame qui le dépasse.

Habité par le soleil, la mer et l’odeur du café très fort, Peindre à Palerme tient autant du polar romantique que de l’anti-programme politique. Doué d’un sens tendu de l’inadvertance, Yves Chaudouët raconte une chute comme une plaisanterie, une promenade, une danse. Et signe une épopée modeste qui accélère les battements du cœur et ralentit le regard.

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : AVRIL 2023 / 21,80 € TTC France

Yves Chaudouët écrit, peint, réalise des films et des installations. Peindre à Palerme est son premier roman. 9:HSMDNA=V\\[]X:

ISBN 978-2-330-17768-3

Photographie de couverture : Île de Ventotene , Italie, 2010. © Bernard Plossu/Signatures

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