LES FANTÔMES DE DEMMIN
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Pour tous mes parents.
“I tell you loneliness is the thing to master.”
Martha Gellhorn
Le fleuve Peene coule chez nous. Il se glisse paresseusement à travers les rives limoneuses et sinueuses, il longe les eaux calmes, les étangs et les forêts marécageuses au cœur d’une nature presque vierge. La guifette noire, le milan et la grande aigrette y survolent les orchidées baltiques, les primevères farineuses et les parnassies des marais. La Peene atteint rapidement Demmin, puis elle la traverse et la contourne. Personne ne sait ce qu’elle évoque. Elle transporte peut-être avec elle ces jours de mai où par centaines ils descendirent dans ses eaux, les poches remplies de pierres, portant leurs enfants dans leurs bras. Peut-être la Peene parvient-elle à se purifier, peut-être conserve-t-elle bien des choses au fond de son lit. Comme tous les fleuves, elle veut atteindre la mer, mais sa pente est si douce que son cours s’inverse quand le vent s’engouffre avec force dans la lagune. La Peene remonte alors vers sa source.
Mon record, c’est 37 minutes. À rester là, suspendue au pommier, la tête à l’envers. Mais je suis encore loin d’avoir atteint mon but. David Blaine a tenu 60 heures la tête à l’envers, à Central Park. Trois jours et deux nuits, attaché à un câble d’acier. Les yeux lui sortaient de la tête, il aurait pu devenir aveugle. Le problème, c’est pas seulement que le sang afflue dans la tête ; les organes écrasent tellement les poumons qu’on suffoque. En plus, au bout d’un moment on a des fourmis dans les jambes, vu qu’elles se sont vidées de leur sang. Au total, c’est pas le truc le plus agréable qui soit. D’ailleurs, c’est une méthode de torture, aussi. Et c’est justement pour ça que je dois m’entraîner. Il est pas du tout improbable que je sois torturée un de ces jours.
Il fait gris et froid aujourd’hui, en dessous de zéro certainement. Mon t-shirt a glissé jusqu’à ma poitrine, je sens la peau nue de mon ventre et de mes bras qui se tend, et j’entends le vent aussi fort que si j’avais poussé des cotons-tiges jusqu’au fond de mes oreilles. Mais je peux résister et c’est bien de ça qu’il s’agit, résister. Quand on sait résister, on n’a rien à craindre.
Je sens presque plus mes jambes. Faut prendre quelques élans en poussant bien fort. Faire un demitour en tombant pour pas me casser le cou ni atterrir à quatre pattes comme une parfaite abrutie. Parfois je monte debout sur la branche et je m’élance dans un salto arrière. Un truc facile. D’autres vous diraient pourtant le contraire. L’autre jour, en EPS, je voulais sauter à partir de la dernière barre des espaliers et mon prof est devenu très énervé. Il avait la tête rouge comme une tomate, à peu près la même couleur que son horrible pantalon de jogging et il s’est mis à hurler : “Redescends de là, et tout de suite, petite !” Comme si je voulais nous rendre tous malheureux. Il exagère, en vrai. Je l’ai sûrement fait mille fois dans le jardin chez nous et ça rendait personne malheureux. Bon, en vrai, y avait personne d’heureux, mais qui est heureux dans cette ville ?
“Larissa !”
Ma mère. La seule qui m’appelle Larissa. J’ai habitué les autres à dire Larry. Le problème, c’est que Larissa rime avec pissa. Ma mère pouvait pas penser à ça non plus. Faut dire que penser, c’est pas normalement sa spécialité. J’ai beau lui demander pourquoi elle a choisi ce prénom, comment ça lui est venu, si elle connaissait une autre Larissa ou si elle avait songé à d’autres prénoms. Histoire de connaître le contexte. Elle dit qu’elle s’en souvient plus. C’est comme ça quand elle veut pas répondre : “J’ai oublié… Ça fait longtemps.”
“Laaariiissaaa !”
Elle se met toujours à crier quand elle veut que je rentre. Pas question d’ouvrir la porte et d’avancer dans le jardin pour le demander poliment. Elle préfère bousiller ses cordes vocales. Je prends mon
élan et je trouve un bon rythme. Ça fait sûrement pas 25 minutes. Un. Je viens de perdre un temps précieux si j’arrête maintenant. Deux. Mais surtout, j’ai pas envie d’une dispute avec ma mère. Faut choisir ses combats. Trois : je saute. Je retombe sur mes pieds et j’entends le crissement de l’herbe gelée sous mes chaussures. Pendant un instant je vois du noir, je vois des étoiles, et mes genoux vacillent. Mais je m’en remets rapidement. Une question d’habitude.
“L-A-R-I-S-S-A !!!”
J’arrête le chronomètre à 24 min 56 s.
La jeune fille est encore suspendue à son arbre, se dit-elle, et elle secoue la tête, légèrement, juste pour elle. Elle n’est pas du genre à se mêler des affaires d’autrui, même si elle peut voir le jardin des voisins par la fenêtre de sa chambre, même si la jeune fille est suspendue là-bas, le ventre exposé à un tel froid, ses cheveux touchant presque le sol crasseux. Elle se demande pourquoi la mère ne dit rien, elle semble pourtant être chez elle, la voiture se trouve dans l’allée comme d’habitude. Elle ne l’a plus stationnée dans le garage depuis le départ de son mari. Cela fait une éternité qu’il est parti, la jeune fille était encore un bébé. Elle ressent une douleur au dos et se demande combien de temps elle a passé à la fenêtre. Elle n’était montée à l’étage que pour s’étendre, se reposer un moment. Elle voulait fermer la fenêtre, tirer les rideaux, mettre cette journée à la porte. Mais elle a vu la jeune fille à nouveau pendue à son arbre. Elle a eu peur, n’a pu s’empêcher de repenser à la vieille Kastner bien qu’autrefois, celle-ci ne fût pas pendue à cet arbre-ci, mais plutôt devant la maison. Après tout, cela fait une éternité. Elle secoue à nouveau la tête, cette fois à propos d’elle-même, en réalisant qu’à quatre-vingt-dix ans, elle appelle
encore la vieille Kastner cette femme morte à un âge bien plus jeune que le sien. Parfois elle n’arrive pas à y croire, puis l’évidence lui revient. Voilà deux semaines justement, elle est tombée chez elle dans les trois dernières marches de l’escalier. Elle a perdu l’équilibre un court instant, puis les genoux ont simplement lâché et elle gisait au sol dans une mauvaise posture, une hanche meurtrie, incapable de se mouvoir. Elle ignore ce qui lui serait arrivé si Steffan ne l’avait pas trouvée. S’il n’était pas passé, justement cette journée-là, pour jeter un coup d’œil au tuyau d’écoulement de sa cuisine. Il l’a grondée pour toutes ces idioties qu’elle fait. Il peut bien parler, il en fait lui aussi des idioties mais contrairement à elle, il les fait exprès. Elle secoue à nouveau la tête. Elle ne veut pas y penser, elle l’a décidé ainsi, elle ne veut pas s’en mêler.
Le lendemain, il lui a proposé de déménager. Il est repassé chez elle spécialement pour cela et lui a apporté trois brochures, comme si elle ne connaissait pas les maisons de retraite ici. “C’est hors de question”, a-t-elle répliqué, elle ne quittera cette maison que les pieds devant. Elle avait jeté les brochures au recyclage en n’y repensant plus, jusqu’à ce que cela se reproduise quelques jours plus tard. Cette fois, elle était tombée sur une table d’appoint en verre.
La jeune fille vient de commencer à se balancer, elle va et vient de plus en plus rapidement, ses genoux ne lâchent pas, ils la retiennent jusqu’à ce qu’elle pousse enfin sur la branche et fasse un demi-tour dans les airs, avant de retomber solidement sur ses pieds. Elle tire rapidement le rideau. Elle se rend jusqu’à son lit, elle doit se reposer et soulever ses jambes un moment. Elle ferme les yeux et elles réapparaissent.
Les images. Pendant des années, ils avaient disparu et voilà qu’ils reviennent de plus en plus souvent, les cadavres qui défilent dans le fleuve.
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Larry vit à Demmin, une petite ville du Nord-Est de l’Allemagne qu’on dirait sans histoire si elle n’avait été marquée par un événement tragique : au printemps 1945, quelques heures avant l’arrivée de l’Armée rouge, des centaines de personnes s’y sont donné la mort, en faisant le théâtre du plus important suicide de masse qu’ait connu le pays. Mais pour l’adolescente, la ville est surtout synonyme d’ennui. Elle ne veut rien tant que devenir correspondante de guerre et partir courir le monde. En face de chez elle, une vieille dame va partir elle aussi, mais pour un tout autre voyage. En triant les a aires qui la suivront en maison de retraite, des souvenirs de ce sombre printemps de son enfance remontent peu à peu à la surface, et avec eux les fantômes d’un douloureux passé. Dessinant le portrait de deux générations, Verena Kessler met au jour dans ce premier roman sensible et délicat l’empreinte invisible et pourtant indélébile de l’histoire sur nos vies.
Née en 1988 à Hambourg, Verena Kessler vit à Leipzig où elle a étudié à l’Institut allemand de littérature. Très remarqué à sa sortie en Allemagne, Les fantômes de Demmin est son premier roman.
DÉP. LÉG. : AVRIL 2023
22,80 € TTC France
ISBN 978-2-330-17787-4