MOULOUD AKKOUCHE
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Elle est arrivée sans son histoire. Avec un sac à main pour bagage. D’où vient-elle ? Quel est son nom ? Personne ne le sait. Son passé est comme enfermé dans une doublure.
Inaccessible.
À l’intérieur du sac ? Rien pour l’identifier, retracer sa trajectoire, ou la localiser. Elle a fini ici, sans le savoir. Détachée de tous les ailleurs.
Une silhouette dans le jour naissant.
Un homme la fouille des yeux. Depuis qu’il l’a repérée, plus qu’elle dans son viseur, de la tête aux pieds. Le régisseur est le seul témoin de l’arrivée. Son chantier du jour sera perturbé ; le temps de se mettre à l’œuvre, avec des gestes rodés. Le corps de cette inconnue est devenu sa priorité.
Il s’arrête sur le labyrinthe de figures géométriques. Le front plissé, il examine les rectangles, les ronds, les triangles, les chiffres, les lettres d’une langue qu’il ne connaît pas, comme s’ils pouvaient lui donner plus que les contours de la silhouette, dévoiler une part de la trajectoire d’une femme. Le tatouage sur la nuque ne révèle rien de plus.
Les goélands. Toujours les premiers, grommelle-t-il en repliant les jumelles longue distance. Pressé de boucler la tâche qui vient de se rajouter, retrouver le cours de sa journée. En sortant de la cuisine, un coup d’œil à l’horloge murale.
06 h 15.
La vitre est couverte de buée. Il l’efface du revers de la main. Les masses sombres des falaises se dessinent. Dehors emballé de papier brume.
Sa chambre, contrairement aux autres pièces, n’a pas changé. Excepté quelques objets, le premier habitant de la maison aurait pu retrouver ses marques, reprendre le déroulé du quotidien où il l’avait laissé. En suspens depuis deux siècles.
Plus de temps à perdre, se secoue le régisseur. La course contre les coups de becs a débuté. Les charognards sont déjà sur place.
Il ôte les vêtements de chantier.
Le colosse en slip semble avoir rétréci d’un coup. Debout, les épaules basses, la face penaude d’un gosse, devant l’armoire qu’il vient d’ouvrir.
La bonne tenue ?
Il baisse la tête. Les regards de ses parents, d’autres membres de la famille, de voisins, pèsent sur lui. Un poids de retour à des moments précis, lors d’événements hors de l’ordinaire, comme celui du jour. Des regards fermés à jamais.
Une chemise et un pantalon. Ses gros doigts peinent sur les boutons. Il lisse l’étoffe. Les plis résistent à la pression de ses mains. Il abandonne le combat et rajuste le col. Engoncé devant le miroir.
Dans ses habits de cérémonie.
Sud se lève d’un bond à l’ouverture de la porte. Les yeux en attente. Sa queue cogne contre la pierre de seuil. Il se met à sautiller.
Nord se lève lentement.
Le régisseur ferme derrière lui, se penche, soulève une pierre, et glisse dessous la clef. Un vieux réflexe. Après un énième époussetage de sa veste, il fait un pas et s’arrête. Le menton dans une main, la tête levée.
Quelle température au cul du ciel ?
Une question que son père, son grand-père, ses oncles, s’étaient posée, à cette même place. Lui aussi une quinzaine d’années, avant de…
Les marins pêcheurs reniflaient l’air, les jours de sortie en haute mer. Tous assujettis à l’humeur du ciel. Il continue de l’interroger.
Parfois, une ombre apparaît sur le fil de l’horizon. Il interrompt alors toute activité. Souffle retenu. Elle passe sans s’arrêter.
Il la suit des yeux. Elle s’efface. Dissoute au loin.
Il sait qu’elle reviendra. Traversant le regard d’un homme impuissant.
Une ombre à la main tendue.
Les chiens s’impatientent. Surtout Sud qui tourne sur lui-même.
On y va ! ordonne le régisseur en claquant des doigts.
Les deux frères dévalent la sente pierreuse.
Sud disparaît en aboyant. Il s’est enfoncé dans les bosquets sur les bas-côtés. La truffe fébrile. Il descend vers la voiturette garée au pied du chemin.
Son frère ralentit le pas. Ses pattes arrière tremblotent. Il continue lentement. Son arrière-train plombé depuis des semaines.
Sud bondit sur la banquette.
Des branches, des pierres, toutes sortes de détritus, jonchent le sol. Sa principale inquiétude : la chute d’un arbre sur la chaussée qui le contraindrait à un long détour. Quelques-uns sont déracinés, leur tronc étalé ou penché, aucun ne fait obstacle sur la route. Le moteur de sa tronçonneuse résonnera bientôt dans l’île.
Un vent violent secoue La Vaurély depuis une semaine. Habituel en cette saison où air chaud et froid se télescopent et génèrent de violentes rafales. Deux jours durant, il est resté barricadé chez lui. Depuis la veille, des trouées bleues percent les nuages sombres. Le retour à la normale ne devrait pas tarder.
Pas partout.
Jamais de normale à une quarantaine de milles marins. La même violence y règne toute l’année. Une colère permanente, à l’affût dans les entrailles de la mer, prête à aspirer tout ce qui se trouve à la surface. Une ligne de courants et de contre-courants, très
puissants, qui rend ingouvernables les bateaux. Rien à faire, si ce n’est espérer ne pas être englouti dans l’anneau constant de remous et tourbillons. Comme une mâchoire mortelle, ouverte jour et nuit autour de La Vaurély.
Très vite, les agences de voyages ont fini par rayer l’île de leurs destinations. Entrer et sortir de l’île équivalait à une roulette russe. Très peu se frottaient à la Mâchoire par voie maritime. Les pilotes d’avions et d’hélicoptères se méfiaient aussi de ce passage. Mais c’était beaucoup moins dangereux que sur l’eau. Désormais, même le ciel est vide.
Cette frontière traversée, la mer redevient calme. Pour arriver sur un chenal qui dessert le petit port de l’île. Tout autour, des plages de sable fin, quelquesunes de galets, de nombreuses criques, sans réel danger. Quasiment un décor de carte postale.
Bienvenue à La Vaurély le répit, ironisaient les ma rins pêcheurs. Les rares qui, pour élargir leur champ de pêche, mais aussi par bravade, décidaient de franchir la frontière. Malgré leur posture d’immortel – moi, même pas peur –, tous repartaient la trouille au ventre. Et une interrogation identique dans chaque regard.
Ressortir ou non de la Mâchoire ?
Arrêt place des Trois Villas. Par habitude, il se gare sur un emplacement réservé aux voiturettes électriques. Nul autre moyen de déplacement, hormis la marche et le vélo. Il y a environ douze kilomètres de la pointe nord à la pointe sud. Le tour complet de La Vaurély peut s’effectuer à pied en quatre ou cinq heures. L’île dispose d’une surface totale de trois cents hectares, dont un quart autrefois dédié au maraîchage. Son point le plus élevé se trouve à soixante-deux mètres sur la falaise des Roches grises. L’important dénivelé crée une alternance de montées et de descentes. Son enfance à la parcourir dans tous les sens à pied et à vélo, seul ou à plusieurs.
Désormais derrière un volant.
Des cris dans le ciel. Une dizaine de goélands volent en cercles concentriques.
Le régisseur se décolle de son siège en grimaçant. Il appuie la main sur la portière pour s’aider à sortir.
Les chiens s’agitent sur la banquette arrière. Sud gratte la vitre de ses pattes. Il leur ouvre.
Sud se précipite sur la plage en aboyant. Les charognards s’envolent au fur et à mesure qu’il se rapproche. Plus aucun quand le chien s’assoit près de la noyée. Le ballet avide continue quelques mètres au-dessus. Le chien suit des yeux son maître.
Le régisseur s’approche à pas lents. Il tient un drap roulé en boule.
Dans quel état sera le corps ?
Son front est légèrement enfoncé dans le sable. Une position qui a protégé sa face de l’attaque des goélands. Ses orbites bouffées par des crabes ? Chaque fois, la même appréhension.
Un visage sans regard ?
Excepté les coups de becs sur les parties dénudées, des traînées de sang sur les cuisses, le corps est peu abîmé. La peau à peine gonflée et bleuie à quelques endroits. Et pas la moindre odeur ; deux fois, il dut porter un masque sur le nez pour manipuler un corps. La noyée n’a pas séjourné trop longtemps dans l’eau.
C’est une femme d’une trentaine d’années, les cheveux blonds mi-longs, de taille moyenne, musclée, une musculature tout en longueur. Ses lèvres portentelles des traces de morsures ? Comme la majorité des noyés. Vouloir se bouffer pour en finir au plus vite ? La seule façon de se tenir éveillé ?
Une tension sans doute accentuée par la nuit. L’ancien marin a connu ce moment, quand l’horizon se transforme en un mur noir ; plus rien à quoi accrocher le regard. Nuit dehors, nuit dedans. Elle n’était plus qu’un corps dans un étau liquide. Sa solitude décuplée sous un ciel sans issue.
Elle porte un blouson en toile, une robe mi-cuisse, et des bottines. Sa main gauche est posée sur un sac à main en bandoulière. Les doigts recroquevillés.
Un réflexe pour conserver ses derniers effets personnels ? S’agripper aux preuves matérielles de son existence ?
Du vernis écaillé aux ongles.
Des aboiements.
Sud, le poil trempé, court en donnant des coups de crocs. Très excité. Il essaye de mordre les vagues.
Assis, Nord le regarde. Envieux. Il a aimé courir et nager dans l’eau. Avant d’être privé de mer.
Comme son maître.
Le trou pour l’inhumer est déjà prêt. Pour ne pas perdre de temps, il en creuse toujours un d’avance. Au bord des dunes, la mer à quelques pas en contrebas.
Dans le Jardin des oubliés entouré d’une clôture métallique épousant les reliefs du terrain. Les sépultures pas toutes à la même hauteur.
Comment enterrer un corps inconnu ? Quel genre d’inhumation aurait souhaité le mort ou la morte ?
Et la famille ?
La première fois, la question s’était posée. Mais la chair en décomposition et l’odeur avaient vite balayé ses interrogations. Fallait être efficace : déposer sans perdre de temps la dépouille dans le trou, la couvrir entièrement de terre, puis finir en plaçant sur la tombe de grosses pierres contre les autres charognards à pattes.
Sa tâche terminée, il restait un long moment immobile. Son regard posé sur la nouvelle sépulture. Satisfait
et fier du devoir accompli. Parfois, une poussée de culpabilité. Comme s’il avait volé un instant très intime, unique, aux “vrais” proches. Ça ne durait jamais longtemps. Il avait gagné encore une fois son combat du jour, offert sa dernière demeure à un corps humain, sans nom.
Extraire une histoire de l’oubli.
Le lendemain ou les jours suivants, il revenait. À la main, une plaque métallique, sur laquelle étaient gravés la date d’arrivée et le lieu d’échouage.
Plus un ou plusieurs mots : tel ou tel détail physique, un objet, une impression.
Une identité à chaque corps.
Quelle sera la sienne ?
Fidèle à son poste chaque matin, un vieil homme entretient l’île dont il est le dernier habitant. Voilà près de dix ans qu’il n’a plus de nouvelles de ceux qui vivaient là autrefois ni du reste de l’humanité. Les corps qui viennent parfois s’échouer sur les plages ne laissent rien présager de bon, mais l’homme poursuit sa tâche — colmatant, repeignant, rafistolant. Jusqu’au jour où il repère une silhouette naufragée sur le rivage. C’est une femme, elle est encore en vie. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Impossible de le savoir. Elle a perdu la mémoire et l’usage de la parole. C’est le début d’une étrange cohabitation, d’un monde à deux à inventer. L’histoire d’un gardien solitaire qui ne sait plus communiquer avec les vivants et d’une femme sans souvenirs.
Mouloud Akkouche signe un texte elliptique et envoûtant, intriguant le lecteur sans dévoiler tous ses mystères. À rebours des récits apocalyptiques, il confère à la fin du monde la douceur d’un songe, distille sa poésie et son imaginaire. L’histoire qu’il dessine ne se laisse pas facilement oublier.
Né “cette année-là” (une chanson populaire), Mouloud Akkouche est auteur de nouvelles, romans, poésie, scénarios, pièces radiophoniques, et a même écrit un faux guide touristique. Après avoir exercé divers métiers, il passe désormais le plus clair de son temps à noircir des pages blanches. Jardin des oubliés est son premier livre publié chez Gaïa.
DÉP. LÉG. : AOÛT 2023
19,90 € TTC FRANCE
9:HSMDNA=V]WV]W: éditeurs associés
ISBN 978-2-330-18218-2