Francis Hallé Les vies heureuses du botaniste
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Le texte est ponctué par des haïkus que Francis Hallé a écrits lors de ses expéditions.
MAI 1971, ZAÏRE
Avant de braver sur ses rives l’effervescence de Kinshasa et de Brazzaville, le fleuve Congo s’élargit pour former un vaste lac : le Pool Malebo, naguère appelé Stanley Pool. Des jacinthes d’eau flottent autour de l’île M’Bamou, au centre du lac. Des pêcheurs sur leur barque lancent au loin leurs filets pour attraper quelques poissons-chats.
Francis Hallé a trente-deux ans. Il est arrivé il y a quelques mois à Kinshasa. Debout sur la berge, il observe les îlots couverts de forêts qui émergent du lac. C’est l’après-midi. Ce doit être un dimanche car sinon, il serait au labo. Il est seul.
Tout d’un coup, tout bascule. La forêt prend une couleur dorée, elle semble se rapprocher du promeneur, l’envelopper, l’absorber. “Ce n’est pas l’endroit le plus beau du monde, mais à ce moment-là il n’y avait rien de plus beau pour moi ! se souvient Francis. C’est un souvenir très précis : il n’y a plus de différence entre moi et ce qui m’entoure, il n’y a plus de limites. Je comprends tout, j’admire tout. Je suis tout. Cela disparaît tout aussi soudainement que c’était arrivé, mais il en reste un inoubliable bonheur.”
La force et la lumière de cette expérience ont marqué la vie du botaniste et l’habitent encore, cinquante ans plus tard. Il s’interroge sur le mystère de ce que l’on désigne sous le terme de “sentiment océanique” : “J’ai la nostalgie de ce moment, mais dès que j’y pense, je retrouve ce sentiment de bonheur.”
Qui est cet homme ? Un scientifique qui a suivi à travers le monde les traces de Darwin. Un enseignant soucieux de transmettre. Un humaniste curieux que le vivant émerveille. Un homme de combats que les ravages faits à la nature exaspèrent. Il ne s’agit pas ici d’une biographie exhaustive, car la vie de Francis Hallé s’invente, se crée, se nourrit sans cesse de nouvelles expériences. Pendant dix-huit mois, nous avons eu de nombreux entretiens chez lui à Montpellier. Je l’ai suivi en Bretagne, à Paris, à La Rochelle. Cet homme est une force de la nature. Il a l’endurance d’un durian d’Indonésie – son arbre préféré. À quatre-vingts ans passés, il continue de parcourir le monde pour plaider la cause des arbres. De conférence en débat, de radio en vidéo, c’est la vie qu’il défend avec la même fougue : le génie des plantes et des arbres qui nous nourrissent et nous permettent de respirer, mais que les humains empoisonnent, abattent, brûlent sans états d’âme.
Francis Hallé n’est pas homme à renoncer, ni à se reposer. Il se bat pour les générations futures. Quand notre société laisse à ses descendants des déchets nucléaires toxiques pour l’éternité et un continent de plastique dans l’océan, le botaniste veut léguer à l’humanité une forêt intacte où végétaux et animaux sauvages vivraient en toute tranquillité, pour le bonheur des humains qui pourraient y observer la beauté de la nature : une forêt primaire en Europe
de l’Ouest. Voilà l’ambitieuse utopie du botaniste. Voilà qu’il ouvre une brèche d’espoir dans un monde qui ne croit plus en l’avenir.
D’où vient l’énergie du scientifique ? Quel est le secret de son inextinguible amour de la vie ? J’ai tenté de le comprendre au cours de conversations dans lesquelles il livre, pudiquement, les souvenirs, les rencontres, les livres qui ont marqué son existence. Une vie passionnée à la recherche de la beauté.
MAI 2022, PLOUMILLIAU, CÔTES-D’ARMOR
Est-ce que les plantes peuvent se défendre ? Est-ce qu’il y a des arbres qui ne se supportent pas ? Est-ce que les plantes peuvent tomber malades ? Est-ce qu’un arbre peut encore vivre s’il n’a plus de sève ? Les humains peuventils attraper les maladies des plantes ? Comment font les cactus pour pousser puisqu’ils n’ont pas de feuilles ? Les animaux, ils mangent les orties qui piquent ? Est-ce que je verrai une forêt primaire en Europe quand je serai grand ?
Les petites mains se lèvent. Debout au milieu des élèves de CM2 de l’école de Ploumilliau, Francis Hallé écoute et répond avec soin aux nombreuses questions des enfants. Il dessine au tableau des arbres, des plantes, des fleurs, explique avec des mots simples l’étonnante vie des plantes : elles ne s’arrêtent jamais de grandir, elles ont besoin des autres – oiseaux, animaux, insectes, champignons –pour vivre, se reproduire, disperser leurs graines car elles ne peuvent se déplacer. Elles sont fixes, mais contrairement aux animaux, elles sont difficiles à tuer. Une petite fille remarque : les plantes n’ont pas d’yeux, elles ne voient rien. “Moi je sais qu’elles voient ! répond le botaniste. Elles voient d’où vient la lumière et elles s’orientent vers sa source puisque
la lumière est leur nourriture. Elles perçoivent les formes, les couleurs…”
Francis Hallé se livre ce matin à son exercice préféré : transmettre la connaissance du monde végétal, partager les découvertes d’une science longtemps méprisée. À la fin de la séance, Émilie s’avance devant le tableau pour lire un poème de Robert Desnos :
[…] Il était un arbre au bout de la branche
Un arbre digne de vie
Digne de chance
Digne de cœur
Cœur gravé, percé, transpercé,
Un arbre que nul jamais ne vit
Il était des racines au bout de l’arbre
Racines vignes de vie
Vignes de chance
Vignes de cœur
Au bout des racines il était la terre
La terre tout court
La terre toute ronde
La terre toute seule au travers du ciel
La terre1 .
Théo présente des portraits d’arbres que les enfants ont dessinés. Visiblement ému, Francis Hallé glisse à la maîtresse : “ Vous n’imaginez pas le plaisir que j’ai à rencontrer les enfants !”
L’école primaire de Ploumilliau, une petite commune des Côtes-d’Armor, a décidé en 2015 de se
baptiser “Groupe scolaire Francis-Hallé”, bel hommage pour celui qui considère comme essentiel d’éduquer les jeunes générations pour qu’elles ne sombrent pas dans les mêmes erreurs que leurs aînés. À la fin de chaque année scolaire, Francis renoue pour quelques jours avec son métier de professeur et se rend à Ploumilliau pour semer les graines de la botanique chez les enfants qui partiront ensuite au collège. C’est pour eux que Francis se bat sans relâche contre la destruction du monde vivant.
C’est aussi pour lui l’occasion de revoir la Bretagne qui lui est chère depuis l’enfance. Même s’il a choisi de s’établir à Montpellier il y a près de cinquante ans, la Bretagne est le pays de sa jeunesse : son grand-père maternel, André Dauchez, était un peintre de l’école de Pont-Aven. Il avait fait construire une maison à la Palue du Cosquer, entre Loctudy et Lesconil, sur la côte atlantique du Finistère. Par temps clair, on voyait l’archipel des Glénan1. C’est à la Palue que Francis, le plus jeune de la famille, passait ses vacances, entouré de ses cinq frères et de sa sœur. C’est là qu’il a appris à naviguer sur des petits voiliers entre Concarneau, la pointe de Trévignon, la baie d’Audierne, le raz de Sein, jusqu’à devenir moniteur de voile dans la célèbre école des Glénans. La passion de la voile ne le quittera jamais.
La mer, la voile, la Bretagne ont une très grande place dans la vie de Francis Hallé qui a possédé une maison sur l’île de Groix pendant vingt-deux
1. Glénan s’écrit sans s quand on évoque l’archipel ou les îles. Le nom prend un s uniquement lorsqu’il s’agit de l’école de voile des Glénans, qui est une marque déposée.
ans. La mer, la voile, la Bretagne, l’île de Groix, où j’ai vécu aussi, m’ont amenée vers lui tout autant que mon intérêt pour les plantes et les arbres. Plus étonnant, c’est notre passion commune pour les îles Marquises, en Polynésie française. Nous avons l’un et l’autre aimé la beauté austère de ces îles perdues au milieu du Pacifique, l’archipel habité le plus isolé du monde, l’un des plus préservés aussi. Le botaniste y a vu une végétation prolifique, j’y ai trouvé, quelques années après lui, une culture en pleine renaissance : tatouage, sculpture, danse, pratiqués par tout un peuple, toutes générations confondues. Il évoque le banyan, le burao, le santal, le mapé, le mayoré, et bien entendu le tiaré ; je pense aux tiki1, au tohua2, à l’hakamanu3. C’est par les Marquises que nous nous sommes liés d’amitié et que ce dialogue a commencé.
1.Sculpture représentant les dieux ou les ancêtres.
2. Traditionnellement, lieu de rassemblement du village.
3.La danse de l’oiseau.