Éric Lamaze Gagner pour survivre
Arts équestres ACTES SUD
PRÉAMBULE
Concours de saut international officiel de Rome, mai 2021
“Mais qu’est-ce qu’il fout bon sang ?”
Au concours international de Rome, sur la si romantique place de Sienne, la reconnaissance de l’épreuve de ce vendredi 28 mai 2021, 10 h 15, a déjà débuté. La sonnerie indiquant l’ouverture de la piste a libéré le flux des cavaliers, déboulant sur la pelouse mythique à grandes enjambées. À deux mois pile des JO de Tokyo, tous les grands noms du saut d’obstacles sont là, soucieux de peaufiner la préparation de leurs chevaux et d’asseoir leur place en équipe nationale. Ils découvrent le parcours et ses options techniques. Où couper court, où gagner du temps pour s’imposer au chronomètre ? Un panel rare de champions olympiques est prêt à en découdre : l’Allemand Marcus
Ehning, l’Américaine Laura Kraut, les Français Kevin Staut et Pénélope Leprévost, le Britannique Scott Brash, le Suisse Steve Guerdat, le Brésilien Rodrigo
Pessoa… tous se croisent et comptent leurs foulées sur le gazon vert tendre. Mais Éric Lamaze, la plus populaire de ces stars peut-être, manque à l’appel.
Le cavalier et marchand de chevaux Gilbert de Roock est venu spécialement de Belgique pour
lui apporter un soutien technique, et il commence à s’agacer : “Il me fait venir et il n’est pas fichu de se lever ?”
Contrairement à lui, le Français Benjamin Gimer, manager de l’écurie de compétition d’Éric Lamaze, n’est pas en colère mais terriblement inquiet. Le portable du Canadien sonne dans le vide quand il tente de l’appeler. Or, la veille au soir, Lamaze s’est couché sans dîner tant il était épuisé. La semaine précédente, le concours de Madrid a été un chemin de croix pour lui. Celui de Rome ne s’annonce guère mieux apparemment. Mais quels que soient sa fatigue et ses soucis physiques, le champion olympique n’a pas pour habitude de louper le départ d’une épreuve. Benjamin Gimer saute dans un taxi, direction l’hôtel de son patron. L’angoisse lui tord l’estomac et il aimerait pouvoir pousser les voitures qui s’agglutinent devant lui sur le Viale del Muro Torto.
La place de Sienne est l’un des terrains en herbe le plus majestueux d’Europe. Certaines des plus belles pages de l’histoire du saut d’obstacles se sont écrites ici, à l’ombre des pins parasols et des cyprès centenaires, au cœur de la villa Borghèse. Le “ding ding” de la cloche sonnant la fin de la reconnaissance trouble à peine l’indolence tout italienne de l’endroit. Chacco Kid, la monture d’Éric Lamaze, attend toujours son binôme. L’alezan est un peu dérouté par cette situation inhabituelle, il regarde autour de lui sans comprendre cette entorse à sa routine de préparation. Clémence Resseguier, sa groom, lui tapote l’encolure pour le rassurer. Autour d’eux, les cavaliers se mettent en selle et échauffent
leurs chevaux. Ils crient “vertical” ou “oxer” pour prévenir leurs collègues qu’ils vont franchir les obstacles. Au micro, un officiel indique leur ordre de passage : “Marcus Ehning, trois chevaux devant vous…” À l’écart de cette agitation, Chacco Kid marche de long en large depuis bientôt trois quarts d’heure, sa selle sur le dos.
Benjamin Gimer arrive enfin à l’Hôtel de Russie, où Éric Lamaze a ses habitudes. Ce n’est pas l’hôtel officiel du concours, celui où tous les concurrents sont invités. Lamaze préfère ce palace connu pour ses jardins luxuriants, dont les chambres ne se louent pas moins de huit cents euros la nuit. Depuis toujours, enfin, depuis que très jeune il a fait fortune, il mène un train de vie de rock star. Benjamin bataille avec la réception qui refuse de le laisser accéder aux étages. Le concierge tente, en vain, de joindre Lamaze par téléphone et accepte finalement d’aller ouvrir sa chambre, suivi par Benjamin. Quand ils tambourinent à la porte, le Canadien finit par l’entrebâiller. Brutalement tiré d’un sommeil comateux, il a le visage chiffonné et très pâle. Quelques minutes plus tard, son manager et lui s’engouffrent dans le taxi qui les ramène place de Sienne. Sur l’écran de son téléphone, Benjamin Gimer détaille le plan de l’épreuve à Lamaze, qui a encore du mal à se concentrer. Il lui répète le tracé du parcours : “Un, oxer à main droite, deux, un vertical de 1,55 m très délicat, très léger… Le triple arrive en numéro quatre, vertical – une foulée-oxerdeux foulées-oxer…”
Au paddock, on appelle Éric Lamaze au micro depuis plus d’un quart d’heure. Il a loupé son
numéro de passage. Le taxi se gare le plus près possible du terrain, le champion olympique en descend et, avant même de rejoindre son cheval, observe attentivement un concurrent sur le parcours. Il doit encore mettre sa veste et enfiler ses bottes. Clémence Resseguier approche Chacco Kid de son cavalier, dont Benjamin Gimer prend la jambe pour le mettre à cheval. Éric est si léger, combien de kilos a-t-il perdus depuis l’apparition de sa maladie, en 2017 ? D’amaigrissements soudains en reprise de poids, son corps fait le yoyo.
Mais à l’instant même où Éric Lamaze se pose sur le dos de son cheval, l’expression de son visage change, soudain fermée, très concentrée. Les détails du monde s’effacent autour de lui. Il prend le galop et saute quelques obstacles au paddock pendant que Benjamin tente d’obtenir pour Chacco et son cavalier le droit de s’intercaler entre deux autres couples. Feu vert. Lamaze et son alezan entrent en scène. Où est passé le type hagard descendu du taxi ? Sur la piste somptueuse de Rome, Éric Lamaze retrouve en un claquement de doigts ses pouvoirs de champion. Lui, qui souffre d’une tumeur au cerveau, qui n’a pas reconnu la piste, qui était encore dans son lit trente minutes plus tôt, s’impose avec 0,46 seconde d’avance sur son plus proche poursuivant. “Tu vois, ça fonctionne toujours !” glisse-t-il à Benjamin en quittant l’arène, l’air goguenard et insolent.
La panne de réveil, ce n’était pas dans ses plans. Mais pour le reste, Lamaze a décidé depuis quelque temps déjà de ne plus marcher les pistes, sauf lors des épreuves les plus motivantes bien sûr. Les Championnats. Quand certains cavaliers restent plus d’un 10
quart d’heure sur le terrain, mesurant les distances à pas calibrés, tâtant les barres les plus hautes des obstacles pour savoir s’ils auront à cheval le droit de les frôler, Éric Lamaze fait l’impasse. Outre trois médailles olympiques, il a à son palmarès tous les plus beaux Grands Prix du monde, les plus emblématiques : Aix-la-Chapelle, Calgary, Genève… aucun ne lui a échappé. Reconnaître les épreuves lambda est une perte de temps à ses yeux. Benjamin Gimer le fait pour lui, puis Lamaze écoute ses remarques en observant le passage de quelques cavaliers. Son talent et son sens inné des distances ont toujours suffi pour qu’il aligne les sans-fautes. Jusqu’à présent.
Mais à Madrid, une semaine avant l’escale romaine, les choses ne se déroulent pas selon le plan.
Le jeudi 20 mai, Éric Lamaze demande trois ou quatre fois à Benjamin de lui répéter l’ordre du parcours. Au moment d’entrer en piste, il l’interroge à nouveau : il a oublié l’emplacement du premier obstacle. Mais il boucle sans faute cette épreuve d’ouverture, assez facile. La suite du concours est beaucoup plus compliquée : trous noirs lors des parcours, choix de foulées catastrophiques… son équitation est si approximative qu’il se met physiquement en danger. Le samedi, son tour avec Fine Lady dans le Grand Prix est pénalisé de dix-huit points : un naufrage et une bien mauvaise expérience pour l’infortunée jument. Éric Lamaze a le sentiment d’être dans le brouillard. Il ne sait pas vraiment où il va et par conséquent ralentit son allure, face à des obstacles énormes nécessitant bien au contraire un train soutenu et de la cadence. A posteriori, le Canadien reconnaît qu’il
n’aurait jamais dû monter cette épreuve, mais plutôt rejoindre sa base européenne de Bruxelles “en avion privé”.
Les organisateurs lui auraient d’ailleurs très probablement interdit de participer s’ils avaient été informés de son état. Deux semaines à peine avant cette étape madrilène du Global Champions Tour, Éric Lamaze a été placé plusieurs jours dans le coma, dans un hôpital de Bruxelles. Il fallait l’immobiliser totalement afin de stopper des saignements intracrâniens, consécutifs à une opération du cerveau. Les chocs et vibrations que provoque le saut d’obstacles ne sont guère indiqués dans ce type de convalescence, et que dire d’une chute éventuelle ? Mais Éric Lamaze n’est pas programmé pour être raisonnable. Sa vie est une rivière en crue dont on observe, en spectateur éberlué, le déboulé furieux.
Dès son retour en Belgique, au lendemain de ce concours catastrophique, le Canadien consulte son médecin. Aucun de ses proches n’a jamais rencontré ce praticien, autour duquel Éric laisse planer le mystère. On ne connaît que son prénom, Mathieu. Le Canadien prétend qu’il l’a fait bénéficier d’un traitement totalement expérimental. Lamaze dit avoir une puce électronique implantée dans le cerveau, au prix d’une opération de douze heures réalisée pour la toute première fois. Cette puce est un espion minuscule capable de détecter, et de dénoncer, tout assaut soudain de la tumeur.
Ce petit objet serait, selon son médecin, à l’origine des contre-performances du champion olympique. Il aurait légèrement bougé dans le cerveau d’Éric, lésant sa mémoire immédiate. Il faut dire 12
ÉRIC LAMAZE. GAGNER POUR SURVIVRE
Éric Lamaze, c’est une enfance compliquée, écourtée, un gamin qui grandit comme une herbe folle à Montréal. Il a deux cartes maîtresses dans son jeu : un esprit agile et un talent inouï pour l’équitation. Ainsi, dès la préadolescence, Lamaze gagne tous les concours auxquels il participe, au Canada comme aux États-Unis.
En 2004, le Canadien rencontre Hickstead, le cheval de sa vie. L’étalon est petit, bouillant, compliqué mais génial, et, avec Éric, ils forment un couple fusionnel. Outre le titre olympique de 2008, ils décrochent un à un tous les plus beaux Grands Prix du monde, tels des tireurs de ball-trap : Calgary à deux reprises, Genève, Aix-laChapelle, La Baule… Lamaze et Hickstead sont imbattables et règnent en maîtres sur le classement mondial.
Malgré les coups du sort, la mort d’Hickstead, la découverte de sa tumeur, Lamaze se bat comme un lion pour continuer non pas simplement à vivre, mais aussi à gagner.
Car ni la souffrance ni les chimiothérapies n’émoussent son courage incroyable, son esprit de conquête.
Ce livre est une plongée dans l’histoire du premier champion olympique canadien de saut d’obstacles, riche des témoignages inédits de ses proches. Le roman vrai d’une existence extraordinaire qui, entre le magnifique et le tragique, n’a jamais choisi son camp.
Ayant couvert pour les principales chaînes de télévision spécialisées la plupart des grandes compétitions, Kamel Boudra est le journaliste le plus connu – et le plus apprécié – du monde équestre.
Céline Gualde, journaliste, a collaboré à cet ouvrage.
Arts équestres
ACTES SUD
DÉP. LÉG. : MAI 2023 / 19 € TTC France
ISBN 978-2-330-17547-4