FRANZ KAFKA
Le Chasseur Gracchus
Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
Deux gamins jouaient aux dés, assis sur le mur du quai. Un homme lisait le journal sur les marches d’un monument, à l’ombre du héros brandissant
son sabre. À la fontaine, une jeune fille remplissait son baquet. Un marchand de fruits allongé près de sa marchandise regardait au loin vers
lelac.Dans laprofondeurd’unbistroton voyait,parlesouverturesbéantes
de la porte et des fenêtres, deux hommes qui buvaient du vin. Le patron
somnolait, assisà unetablededevant.Dansle petitport, unebarqueentrait en glissant sans bruit, en suspens, comme si on la soulevait au-dessus de l’eau. Un homme en blouse bleue débarqua et fit passer la corde à travers les anneaux Deux autres, en redingote sombre à boutons d’argent, portaient derrière le barreur une civière sur laquelle, recouvert d’un grand châle de soie à franges et motifs de fleurs, reposait manifestement un homme.
Sur le quai, personne ne se soucia des arrivants, même quand ils
déposèrent le brancard pour attendre le barreur qui continuait à manipuler les amarres ; nul ne s’approcha d’eux, nul ne leur adressa la moindre question, nul ne vint les regarder de plus près.
Le pilote fut encore retenu un instant par une femme qui, un enfant au sein, la chevelure défaite, apparut à cet instant sur le pont. Puis il finit par rejoindre les autres, désigna une maison de deux étages aux murs
jaunâtres qui se dressait toute droite sur la gauche, près de l’eau ; les porteurs soulevèrent la charge et lui firent franchir le porche, un passage bas et encadré de minces piliers. Un petit garçon ouvrit une fenêtre, eut tout juste le temps de voir cette troupe disparaître rapidement dans la maison et referma la crémone à la hâte. Le portail, confectionné avec soin en chêne noir, se rabattit lui aussi Un essaim de colombes qui volait
jusqu’alors autour du clocher se posa à cet instant devant la maison et se rassembla devant le porche comme si l’on stockait sa nourriture à l’intérieur. L’une d’elles vola jusqu’au premier étage et donna du bec contre une vitre. C’étaient des bêtes pleines de vie et bien nourries, leur plumage était de couleur claire. Depuis la barque, d’un grand geste, la femme leur lança des grains, elles les ramassèrent puis s’envolèrent dans sa direction.
Un homme portant crêpe et haut-de-forme descendit l’une des
étroites ruelles qui allaient en pente raide vers le port. Il portait autour de lui un regard attentif, tout le chagrinait, la vue d’immondices dans un coin
le fit grimacer. Les marches du monument étaient jonchées d’épluchures de fruits qu’il balaya au passage avec sa canne. Il frappa à la porte de la maison tout en prenant son haut-de-forme dans sa main droite gantée de noir. On ouvrit tout de suite, une cinquantaine de gamins formaient une haie dans le long couloir d’entrée, ils s’inclinèrent.
Le barreur descendit l’escalier, salua le monsieur, le conduisit au premier étage où il fit en sa compagnie le tour de la cour entourée de loggias à la construction légère et charmante, puis tous deux, suivis à distance raisonnable par les enfants, entrèrent dans une grande salle froide située à l’arrière de la maison, face à laquelle on ne voyait plus d’habitations, mais uniquement une paroi rocheuse nue et gris foncé. Les porteurs affairés disposèrent et allumèrent quelques longs cierges aux extrémités du catafalque, mais le jour ne se fit pas pour autant, on ne fit qu’effaroucher les ombres qui, jusqu’alors au repos, coururent vaciller sur les murs. On avait ramené le suaire sur la civière. L’homme qui y reposait avait les cheveux et la barbe qui poussaient dans un furieux désordre, la peau brunie, il avait quelque chose d’un chasseur. Il était allongé, immobile, il ne respirait visiblement pas, ses yeux étaient fermés, et
pourtant seul le cadre dans lequel il se trouvait permettait de penser que c’était peut-être un mort.
Le monsieur s’approcha du brancard, posa sa main sur le front du gisant, puis s’agenouilla et pria. D’un geste, le timonier demanda aux porteurs de quitter la pièce, ils sortirent, dispersèrent les gamins qui s’étaient rassemblés à l’extérieur et fermèrent la porte. Mais ce silence ne parut pas encore suffire au monsieur, il regarda le passeur, celui-ci comprit et passa par une porte latérale dans la pièce voisine. Aussitôt l’homme allongé sur la civière ouvrit les yeux, tourna douloureusement le visage vers le monsieur et dit : « Qui es-tu ? »
Le monsieur quitta sa position agenouillée sans manifester un étonnement particulier et répondit : « Le maire de Riva »
Sur sa civière, l’homme hocha la tête, désigna un siège de son bras faiblement tendu et reprit, une fois que l’édile eut répondu à son invitation : « Je le savais bien, Monsieur le Maire, mais au premier instant j’ai toujours tout oublié, tout se mélange dans mon esprit, même quand je saistout.Vousaussi,voussavez vraisemblablementqueje suis lechasseur Gracchus. »
« Certes, dit le maire. On m’a annoncé votre arrivée dans la nuit. Nous dormions depuis longtemps, il était aux environs de minuit lorsque
mon épouse s’est écriée : “Salvatore” – c’est mon prénom –“Regarde la colombe à la fenêtre !” » C’était vraiment une colombe, mais de la taille d’un coq. Elle a volé vers mon oreille et a dit : « Demain arrive Gracchus, le chasseur mort, accueille-le au nom de la ville. »
Le chasseur hocha la tête et fit passer la pointe de la langue entre ses lèvres : « Oui, les colombes volent au-devant de moi. Mais croyez-vous,
Monsieur le Maire, que je doive rester à Riva ? »
« Cela, je ne puis encore le dire, répondit le maire. Êtes-vous mort ? »
« Oui, fit le chasseur, comme vous le voyez. Il y a bien des années, cela doit remonter extraordinairement loin, j’ai fait une chute dans la Forêt-Noire – c’est en Allemagne –, je suis tombé d’un rocher en poursuivant un chamois. Depuis, je suis mort. »
« Et pourtant vous êtes aussi en vie », dit le maire.
« Dans une certaine mesure, précisa le chasseur, dans une certaine mesure je suis aussi en vie Ma barque funéraire a raté sa traversée, une mauvaise rotation de la barre, un instant d’inattention du timonier, une distraction causée par mon admirable patrie, j’ignore à quoi cela a été dû, la seule chose que je sache, c’est que je suis resté sur terre et que depuis ma barque parcourt les eaux terrestres. Moi qui ne voulais vivre que dans
mes montagnes, je voyage ainsi depuis ma mort dans tous les pays de la Terre. »
« Et vous ne prenez aucune part à l’au-delà ? » demanda le maire en plissant le front.
« Je suis en permanence sur le grand escalier qui y monte, répondit le chasseur. J’erre sur ce perron d’une largeur infinie, tantôt en haut, tantôt en bas, parfois à droite, parfois à gauche, toujours en mouvement. Le chasseur est devenu un papillon. Ne riez pas. »
« Je ne ris pas », protesta le maire.
« Très perspicace, dit le chasseur. Je suis toujours en mouvement.
Mais quand je prends mon plus grand élan, quand je perçois déjà, d’en haut, la lueur de la porte, je m’éveille sur mon vieux canot sinistre, immobile dans de quelconques eaux terrestres. L’erreur fondamentale commise jadis, à ma mort, m’entoure et ricane dans ma cabine. Julia, la fille du timonier, frappe à la porte et dépose près de ma civière la boisson matinale du pays dont nous sommes justement en train de longer les côtes.
Je suis allongé sur une couchette en bois, je porte – et ce n’est pas un beau spectacle – un suaire sale, mes cheveux et ma barbe, gris et noir, sont
désormais indémêlables, mes jambes sont couvertes d’un grand châle de femme en soie à longues franges. À ma tête, un cierge se dresse et
m’éclaire. Au mur, face à moi, un petit tableau, représentant apparemment un Bochiman, qui me vise avec une lance et s’abrite tant bien que mal
derrière un bouclier aux peintures magnifiques. On trouve sur les bateaux bien des représentations idiotes, mais celle-ci est l’une des plus stupides. Pour le reste, ma cage en bois est entièrement vide. Par une écoutille, sur la paroi latérale, me vient l’air chaud de la nuit méridionale, et j’entends
l’eau clapoter contre la vieille barque. J’y suis allongé depuis l’époque où, chasseur Gracchus encore en vie, j’ai poursuivi un chamois dans la ForêtNoire, chez moi, et où je suis tombé dans le vide. Tout se déroulait conformément à la normale. Je poursuivais, je tombais, je me vidais de mon sang dans une ravine, j’étais mort et cette barque devait me transporter dans l’au-delà Je me rappelle encore ma joie la première fois quejeme suisallongéici,surlabanquette. Jamaislesmontagnes n’avaient entenduémettre un chanttel queceluiqu’entendirentalors cesquatre murs encore crépusculaires à l’époque. J’avais vécu volontiers, j’étais mort de bon cœur, je jetai au sol, devant moi, avant de monter à bord, le ballot formé par la boîte de poudre, la gibecière, le fusil de chasse que j’avais toujours fièrement porté, et je passai mon suaire comme une jeune fille sa robe de mariée. J’étais allongé ici et j’attendais. C’est alors que le malheur est survenu. »
« Un terrible destin, dit le maire en levant la main comme s’il voulait chasser le sort. Et vous n’avez commis aucune faute qui puisse l’expliquer ? »
« Aucune, dit le chasseur, j’étais chasseur, serait-ce une faute ?
J’étais employé comme chasseur dans la Forêt-Noire, où il existait encore des loups à cette époque. Je me mettais aux aguets, je tirais, je touchais, je dépeçais, est-ce là une faute ? On bénissait mon travail. On m’appelait le grand chasseur de la Forêt-Noire ! Est-ce une faute ? »
« Je n’ai pas vocation à en décider, répondit le maire, il ne me semble cependant pas non plus qu’il y ait une faute à cela. Mais alors, à qui la faute ? »
« Au timonier, répliqua le chasseur. Personne ne lira ce que j’écris ici, personne ne viendra m’aider ; si l’on assignait la mission de me porter secours, toutes les maisons resteraient closes, toutes les fenêtres fermées, chacun resterait dans son lit, la tête sous les couvertures, toute la terre serait un refuge nocturne. Il y a de bonnes raisons à cela, car personne ne sait rien de moi, et si quelqu’un en avait entendu parler il ne connaîtrait pas mon séjour, et s’il connaissait mon séjour il ne saurait m’y retenir ni, par conséquent, comment m’aider. L’idée de vouloir m’aider est une maladie qu’on guérit en restant au lit. Je le sais et je ne crie donc pas pour
appeler à l’aide même si, par instants – quand je perds la maîtrise de moimême, en ce moment par exemple –, j’y pense très fortement Mais pour repousser de telles pensées, il suffit sans doute que je regarde autour de moi, que je me rappelle où je suis et où j’habite, je peux sans doute
l’affirmer, depuis des siècles. »
« Extraordinaire, dit le maire, extraordinaire… Et vous songez désormais à rester à Riva ? »
« Je ne songe pas, fit le chasseur en souriant, et il posa, pour se faire
pardonner sa plaisanterie, la main sur le genou du maire. Je suis ici, je n’en saispasplus,jenepeux pasfaireplus. Moncanotn’apasdebarre,ilvogue
au vent qui souffle dans les plus basses régions de la mort. »