Extrait "Naviguer à l'oreille" de Rosie Pinhas-Delpuech

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Naviguer à l’oreille ROSIE PINHASDELPUECH

NAVIGUER À L’OREILLE

“Domaine français”

DU MÊME AUTEUR

INSOMNIA. UNE TRADUCTION NOCTURNE , Actes Sud, 1998 ; réédité chez Bleu autour, 2012.

SUITE BYZANTINE , Bleu autour, 2003 ; réédition sous le titre

SUITES BYZANTINES, augmentée de neuf nouvelles, Bleu autour, 2009.

ANNA. UNE HISTOIRE FRANÇAISE , Bleu autour, 2007.

L’ANGOISSE D’ABRAHAM , Actes Sud, 2016.

LE TYPOGRAPHE DE WHITECHAPEL , Actes Sud, 2021.

LA FAILLE DU BOSPHORE , entretiens avec Rosie Pinhas-Delpuech par Maxime Maillard sur le métier d’écrire et de traduire, La Baconnière, 2023.

© ACTES SUD, 2024

ISBN 978-2-330-19875-6

ROSIE PINHAS-DELPUECH

Naviguer à l’oreille

Voix, face auxquelles ton cœur / au cœur de ta mère se retire.

Paul Celan, Stimmen.

Madame, je peux dire une chose à votre crédit : vous n’essayez pas de séduire Dieu… Vous avez raison. Je n’essaie pas de séduire Dieu. J’essaie seulement d’apaiser le diable.

Orly Castel-Bloom, Dolly City.

À

Kindergarten

Elle s’appellera Greta et je ne la connais pas encore. Plus tard elle sera ma mère, mais ce temps qui me sépare d’elle m’importe de manière vitale. Il s’y est passé tant de choses que j’ai souvent l’impression d’être assise sur une poudrière prête à exploser à tout instant. C’est peut-être le cas de chaque portion de vie humaine quand on la considère d’un peu plus près. Guerres, pauvreté, déplacements, chaud, froid, chagrins et joies, naissances et morts, et ça recommence pour chacun de nous, comme si nous étions les premiers. Dans quel milieu ai-je baigné quand j’ai habité son corps, dans quel brouhaha de langues et d’événements m’a-t-elle portée, qui était-elle déjà, que pensait-elle déjà, comment tout cela a commencé pour elle ? Je ne m’attends à aucune réponse précise mais à un tâtonnement obscur, comme ces chatons aux yeux encore fermés qui grimpent sur le corps de la mère et le malaxent, essaient de se faire une place dans le monde, se poussent entre eux, retombent et recommencent.

Elle naît probablement en 1919, sans doute au printemps, quand les marguerites dévalent les pentes de la Maritsa et que les Tsiganes avec leurs jupes fleuries et leur hotte sur le dos passent dans la rue en criant “Mar-ga-rita”, Marga-reta, Greta, qui rime avec Berta, la fillette morte avant elle. Flora, sa mère, leur fait signe, achète un bouquet à trois sous et le pose sur le rebord profond de la fenêtre, un éclat de lumière en plein soleil de printemps, pour égayer son cœur chagrin. Mais elle la déclare née en juillet, les papiers sont approximatifs à l’époque, nous sommes encore dans l’Empire ottoman.

Environ deux ans plus tôt, vers 1917, Flora avait fui sa ville natale d’Edirne en Thrace, où la guerre et le choléra faisaient rage. Grecs, Bulgares et Turcs se battaient dans un mouchoir de poche, les canons tonnaient, le choléra décimait. Dans cet arrachement à une ville ancestrale où les Juifs d’Espagne s’étaient réfugiés dès 1396, elle avait perdu en chemin un mari, puis Berta, une fillette de dix ans, blonde comme le cœur des marguerites dont Flora faisait des décoctions pour éclaircir nos cheveux. Greta naît ainsi au lendemain de la Grande Guerre, dans un empire moribond, auprès d’une mère doublement endeuillée, déplacée, sans ressources, mais dotée d’une mémoire synchronique qui portait en elle toute l’histoire juive et celle du monde, comme une ouverture orchestrale.

La veuve avec ses petits – elle a aussi un fils – s’installe dans le très ancien quartier juif de Galata, au pied de la belle tour génoise qui surplombe l’entrée du Bosphore et le dédale de la vieille ville où souvent les maisons de bois prennent feu et où des quartiers entiers brûlent avant que les pompiers aient le temps d’arriver. Cette première adresse de la petite Greta déterminera sa vie, et la mienne aussi en partie, mais n’anticipons pas, l’histoire est toujours si touffue que mieux vaut avancer avec une pince à épiler plutôt qu’à coups de machette.

En 1919, le glorieux et immense Empire ottoman, qui avait poussé jusqu’aux portes de Vienne et fait trembler l’Europe, est vaincu, dépecé, le dernier sultan prend la fuite, un homme providentiel se lève sur les vastes terres anatoliennes et déclare le 29 octobre 1923 la naissance de l’actuelle république démocratique turque. Il s’appelle Mustafa Kemal Atatürk. Il est né en 1881 à Salonique, tout près d’Edirne où est née à la même date Flora, la mère de la petite Greta. Un grand jour se lève sur ce vaste pays tendu entre Occident et Orient, un État moderne vient de naître, avec un régime parlementaire, le droit de vote pour les femmes et tous les attributs d’une démocratie moderne. Bien qu’éclopée, battue et couverte de bleus, elle dure encore jusqu’à ce jour.

À l’époque, Greta a quatre ans, Flora en a quarante-deux, un si bel âge pour une femme. Et pour un homme aussi. Atatürk a la prunelle bleu d’azur, le cheveu blond et la prestance d’un

élégant cavalier qui fait danser les femmes aux bals officiels. Est-ce l’âge, l’esseulement, des origines géographiques voisines avec le grand homme, ou l’espoir de jours meilleurs après tant d’années de guerres et de tourmentes, Flora s’éprend de ce nouveau père de la nation et de ses projets éclairés. Atatürk veut que tous les enfants de cet immense pays sachent lire et écrire, il envoie dans les provinces lointaines des couples d’instituteurs formés à Paris, jusqu’aux frontières de la Perse à l’est, jusqu’au Caucase au nord, jusqu’en Mésopotamie au sud. En 1923, lorsqu’il réunit sa première Assemblée nationale, il dédie ce grand jour aux enfants, aux très nombreux orphelins de la Première Guerre – il en est un, lui aussi – et le déclare “fête mondiale des enfants”.

Lui-même n’a pas d’enfants. Sa vie privée est entourée d’une aura de mystère et sans doute aucun historien au monde n’oserait s’aventurer dans ces ténèbres qui n’éclaireraient en rien sa place sur l’échiquier politique mondial de l’époque. Il se marie une fois et divorce sans avoir eu de descendance. Puis il adopte plusieurs fillettes dont il assure l’éducation. Parmi elles, Sabiha et Ülkü. Sabiha Gökçen deviendra aviatrice, le grand aéroport d’Istanbul porte son nom. Ülkü l’accompagne dans ses voyages officiels et pose sur ses genoux pour les photos. Elle est l’Enfant, l’Avenir, la petite fille moderne, avec une courte frange et une coupe au carré comme

celles de Greta et de Louise Brooks. Greta admire la toute petite Ülkü sur les genoux du grand homme, elle aimerait bien être à sa place. Atatürk n’adopte pas de garçon, peut-être pour qu’il ne lui porte pas de coup fatal comme le fit Brutus, le fils ingrat. Il y a des rumeurs étouffées, on lui attribue des maîtresses, tour à tour juives, grecques, arméniennes, chaque minorité y va de sa légende, il suffit d’une photo où on le voit valser avec une de ces dames à une soirée officielle. D’autres chuchotent que peut-être les hommes ont sa préférence. Nul ne le sait, jusqu’à ce jour, son mausolée de dieu laïque aux mille colonnes le protège. Et il y a une certaine mélancolie, le rakı qui finit par le tuer et qu’il boit seul le soir face au Bosphore, dans son palais de Dolmabahçe. Comment ne pas boire du rakı le soir face au Bosphore quand on porte la Turquie tout entière sur ses épaules et que tout autour se lèvent d’autres hommes et d’autres rapports de force qui ont pour noms Mussolini, Staline ou Hitler, lequel n’est pas encore dans le décor mais admirera Atatürk dès 1926. Très vite, il acquiert une stature de divinité olympienne. Il siège sur la montagne d’Ankara, au centre du pays et de l’Anatolie, stratégiquement plus sûre que les courants d’air du Bosphore. Il se déplace sans cesse, communique beaucoup, ses photos sont nombreuses, propices à créer et à entretenir le mythe de PèreAncêtre des Turcs, c’est ce que signifie le nom

qu’il se donne, Atatürk. La trouvaille est géniale, elle est fabriquée dans la novlangue qu’il inaugure, aidé de linguistes attelés à son projet, un turc moderne qu’il souhaite épuré de ses influences arabo-persanes et tourné vers ses origines altaïques. Son nom et sa personne deviennent presque un totem planté devant les yourtes des steppes d’Asie centrale dont les photos nourrissaient mon imaginaire d’enfant dans les livres de géographie. Et yurt devient aussi le mot qui remplace désormais le mot arabe watan, pour désigner le pays, la patrie. Nouvel espace, nouvelle histoire, nouvelle langue.

Au lendemain de la Grande Guerre qui décime plus de vingt millions d’hommes et laisse des cohortes d’orphelins, Atatürk devient ainsi “le Père”, bon, éclairé, moderne, ouvert, déterminé à amarrer la Turquie à l’Europe. C’est cet esprit d’ouverture qui le distingue fondamentalement de deux de ses contemporains, Staline et Hitler qui, pourtant, eux aussi se sont positionnés en pères de la nation, eux aussi piqués d’une réflexion linguistique sur l’être et le devenir de la langue nationale.

La langue, parce qu’elle a une vie qui lui est propre, qu’elle est un organisme vivant avec ses lois propres, est toujours la cible et la convoitise des projets totalitaires. Dominer le monde non seulement par la force, mais aussi par les mots. Imposer et contrôler une langue, amener un peuple à la parler, façonner une pensée unique

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Au fil de ce qu’elle appelle sa traque des traces nazies infiltrées jusque dans notre espace domestique, Rosie Pinhas-Delpuech se lance à la rencontre de Greta, la jeune femme qui deviendra sa mère, et de la langue qui les sépare : l’allemand, dans lequel Greta baigne dès son plus jeune âge, à l’école, et qu’adulte dans la Turquie d’Atatürk, elle choisit à nouveau, si attachée à son innocence d’avant-guerre qu’elle en ignore les résonances traumatiques.

Ce livre tente d’apprivoiser la distance – temporelle, linguistique, intellectuelle – entre une mère et sa fille. Et raconte comment politique et lecture précoce du monde s’immiscent dans l’esprit d’une enfant à travers la langue “maternelle” qu’elle refuse d’adopter.

Entreprise de forage et d’ouverture vers l’autre, Naviguer à l’oreille se déroule – dense, véloce, musical –comme la bande originale d’un voyage dans le temps où mémoire et traduction se télescopent pour tenter de renouer une conversation interrompue.

Écrivaine, éditrice, traductrice de l’hébreu, Rosie PinhasDelpuech est née à Istanbul et a grandi entre le turc environnant, le français de son père et l’allemand de sa mère. Elle est notamment l’auteure de Insomnia, une traduction nocturne (1998), L’Angoisse d’Abraham (2016) et Le Typographe de Whitechapel (2021), tous trois parus chez Actes Sud.

Illustration de couverture : © Pierre Mornet

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : OCT. 2024 / 19,50 € TTC France

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