Extrait "Pour une insurrection des sens"

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SOMMAIRE

Préface de Laëtitia Dosch. – p. 12

Avant-propos. – p. 16

CHAPITRE 1. – P. 34

PRÉLUDE : AUX ARTS, (ÉCO)CITOYENS !

CHAPITRE 2. – P. 50

CUISINER, JARDINER, PAYSAGER

CHAPITRE 3. – P. 76

INTERLUDE : JOUER POUR S’ÉCOLOGISER

CHAPITRE 4. – P. 86

DANSER

CHAPITRE 5. – P. 108

INTERLUDE : LE DÉSIR DE CABANE OU LA JOIE DE CABANER

CHAPITRE 6. – P. 120

MUSIQUE

CHAPITRE 7. – P. 160

INTERLUDE : ÉCOUTER ENSEMBLE

CHAPITRE 8. – P. 170

ÉCRIRE OU LES LITTÉRATURES

CHAPITRE 9. – P. 194

FINALE : LE GESTE DE L’ARTISTE. DU PALÉOLITHIQUE À L’ANTHROPOCÈNE

Notes. – p. 204

Remerciements. – p. 220

Pour Simon, qui m’a appris à trouver la danse dans la marche.

Pour Lise, qui sait l’art des lieux et le goût d’habiter.

Et pour Christelle, tisseuse de liens.

Sans oublier mes chats, notre verger et la brise légère.

AVANT-PROPOS

Je me souviens de voyages en voiture à la tombée de la nuit. Nous arrivions à destination, le parebrise portant la trace sanglante d’une hécatombe de moustiques. Ce n’est plus guère le cas, ceux-ci semblent avoir disparu.

Je me souviens qu’on n’aimait pas trop les moineaux domestiques (Passer domesticus) qu’on trouvait un peu pouilleux, leur préférant la grâce de passereaux plus élégants, moins vulgaires et plus colorés. Les moineaux, espèce non protégée, se sont depuis raréfiés.

Je me souviens d’un animal pas très ragoûtant mais dont j’aimais le nom presque oxymorique – car quel peut être le mode de vie d’un gastéropode en zone méditerranéenne (?) – qui, lui aussi disparaît : la limace du Luberon.

Je me souviens que je racontais à mes enfants des histoires de loups et d’ours mais que des loups et des ours il n’y en avait presque plus sauf dans les livres de littérature jeunesse.

Je me souviens qu’autrefois dans les parcs et jardins il était écrit : “Respectez les pelouses” et que je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. Il ne fallait pas les fouler. Aujourd’hui, pour les respecter, on les écopâture.

Je me souviens d’une carte des lieux-dits de la ville de Lyon. Cette carte sensible en chantait les arrondissements administratifs, en autant d’ententes propres avec les vivants. Ils devenaient Valvert, Point-du-Jour, Ménival, Gorge-de-Loup, Champvert, Bel-Air, PierreBénite ou Mont-d’Or.

Je me souviens aussi d’un proviseur de lycée qui avait fait sien le combat pour la réintroduction de l’écrevisse du Morvan, inquiet de sa concurrente, l’écrevisse américaine.

Je me souviens d’avoir dit à mes enfants que ce que j’aimais chez les animaux et les végétaux, c’était le temps qu’ils avaient mis pour venir jusqu’à moi, et le temps qu’il m’avait fallu pour que nous nous reconnaissions : quelques millions d’années, parfois beaucoup plus, pour le moindre morceau de mouche ou de vermisseau. Et

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j’aimais ce vertige. Je le retrouvais dans le minuscule puceron ou dans le Ginkgo biloba qui existait 40 millions d’années avant l’apparition des dinosaures et qui avait eu l’élégance de se relever et de résister à nos bombes atomiques à Hiroshima. J’y trouvais la gloire de l’infini du temps et de la prolifération du vivant.

Je me souviens que, depuis un certain temps, en ville, on donne un numéro aux arbres pour les identifier, assurer leur suivi sanitaire et vérifier leur durée de vie bien plus courte que celle qu’ils ont en forêt.

Je me souviens du chat de mon arrière-grand-mère qui vécut vingt ans et qu’on appelait Misette. Je me souviens des chats de ma grand-mère qui ne furent jamais les siens mais toujours de passage, car peut-on dire d’un chat qu’on en est le propriétaire ? Je me souviens de la chatte tachetée de mes parents, Michka, qui nous accompagna longtemps de sa douceur généreuse. Je me souviens aussi de notre chatte Doucette, présente à la maison, accompagnant la vie de nos enfants de ces familiarités déroutantes propres aux communautés hybrides. Je me souviens d’un souvenir d’avant mes souvenirs, de tous les chats et de tous ceux qui rendirent le chat possible, apprenant qu’en Égypte ancienne (2800 avant J.-C.), le chat, cousin du chat ganté et du lynx des marais, dont le “miaou” est l’onomatopée vibrante, était appelé myeou ou miou par les Égyptiens. Et je me souviens aussi de Donna Haraway, la philosophe et biologiste, caressant sa chienne Cayenne1. “Qui et qu’est-ce que je caresse quand je caresse mon chat ?” Est-ce un animal résistant à mes instincts de propriétaire ; un petit félin domestique qui a choisi de cohabiter avec les humains ; un frère de la libre lignée des chats sauvages, si proche du lynx et de l’ocelot ; un résultat des milliers de générations qui ont, par sélection, profilé son style d’être ; ou cette trace vertigineuse et profonde faisant lointainement signe au tigre à dents de sabre ?

Mais je me souviens aussi de ce qu’on a pu m’objecter. Qu’on m’avait dit que ces souvenirs de disparitions

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étaient de l’ordre d’une impression personnelle, subjective et relative ; qu’une extinction ne se mesure pas à l’échelle des individus ou des spécimens mais à l’échelle de l’espèce. Alors je me suis dit qu’il fallait que je sache.

Je sais ainsi qu’on élabora le concept d’extinction d’espèce. Conçu par la biologie de la conservation, il désigne la disparition totale d’une entité biologique. Il a une ambition d’objectivité et d’élaboration descriptive, argumentée par des enquêtes, des méthodes de décompte. Je sais, depuis, qu’une extinction d’espèce d’origine anthropique concerne d’une part des espèces éteintes à partir de 1500 après J.-C. et d’autre part des espèces dont on ne peut douter raisonnablement que le dernier spécimen soit mort – formulation remplaçant “ne connaît pas d’observation depuis cinquante ans”. Ce concept n’ignore d’ailleurs pas que l’extinction de la biodiversité ne prend en compte que les vivants, animaux ou végétaux, dont nous avons une bonne connaissance, alors qu’un bon nombre d’êtres s’éteignent dans l’ignorance même qu’ils aient pu un jour exister.

Je sais, jusqu’à l’incroyable et l’effroyable hécatombe, que l’on a pu décrire cinq extinctions massives, la sixième incriminant les humains annonçant la perte du tiers ou de la moitié des espèces2. Je le sais d’une mémoire plus vaste que la seule mémoire individuelle, car la mémoire qu’entretient la biologie de la conservation est une mémoire pour l’avenir. Sorte d’antimonument, elle lutte non pas en érigeant des espèces embaumées en emblèmes, telles le dronte de l’île Maurice, espèce d’oiseau disparue depuis le xvie siècle plus connu sous le nom de dodo, mais en maintenant vive notre attention à ce qui, fragile, s’éteint.

Je sais que l’on présente les extinctions massives en disant que depuis 500 millions d’années, les formes du vivant sur Terre ont disparu à cinq reprises quasi intégralement, en raison de changements climatiques, d’une intense période glaciaire, du réveil de volcans, d’une

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météorite qui s’est écrasée dans le golfe du Mexique il y a 65 millions d’années, occasionnant la disparition de la mégafaune comme les dinosaures.

Je sais, et c’est maintenant, qu’au regard de ces extinctions massives, tout semble indiquer qu’une sixième s’installe, impactant le devenir de ce que serait une vie sur cette Terre. La responsabilité en est imputable à l’activité humaine. Elle autorise les juristes à parler de délit d’écocide. Elle interroge éthiquement : qu’y a-t-il d’immoral à ce qu’une espèce s’éteigne par la faute de l’agir humain ? Sur quelles bases éthiques justifier un devoir de conservation des espèces menacées ? Que signifie en soi et pour la nature la disparition d’une espèce3 ?

Pourtant, je sais aussi que ce concept d’extinction d’espèce, bien que rigoureusement établi, peine à convaincre pour inciter à des changements de comportements plus soucieux des autres formes de vie que la vie humaine.

Je sais que les catastrophistes éclairés ne cessent de dire : “nous ne parvenons pas à croire ce que nous savons” ; qu’il ne suffit pas de savoir qu’une sixième extinction est en marche pour changer mécaniquement ce savoir en devoirs et en nouvelles manières de vivre et d’être.

Je sais ainsi que la rationalité scientifique, dans la radicalité de sa précision, de ses informations et de sa fonction de lanceuse d’alerte, joue un rôle décisif dans l’analyse de la crise climatique et écologique, mais que ce rôle n’est que partiel ; qu’il est, à côté du discours argumentatif de l’exactitude scientifique, d’autres discours plus narratifs et argumentatifs et pas moins mobilisateurs : ceux des arts.

Je sais que les mots que nous utilisons (“développement durable”, “Anthropocène”, “environnement”, “nature”, “climatosceptique”) peuvent être porteurs d’une vision problématique de la relation à la Terre et aux vivants et qu’il importe, avec les arts et la littérature, de prendre soin des mots.

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Je sais qu’on ne questionne pas assez ce que cela fait à notre sensibilité de voir toutes ces espèces disparaître ; qu’il faut donc chercher, dans nos raisons d’agir, d’autres raisons que les seuls arguments. En plus de savoir, il importe de sentir. Il faut donc embrayer ; travailler à faire en sorte que des informations biologiques deviennent des événements biographiques, des écobiographies.

Il m’est alors apparu urgent de raisonner en termes de sensibilité. Pourquoi sommes-nous devenus sensibles ou insensibles à ces extinctions massives et pourquoi les rattacher à notre sensibilité ? Les affects envers la nature engendrent un sentiment d’identité environnementale, une impression d’appartenance qui mènerait à une responsabilité morale vis-à-vis de l’environnement4 .

La destruction de ces liens affectifs, voire leur attaque en règle par une culture de la production et de l’extraction, qui pense la nature moins comme une source que comme une ressource, conduit à une relation d’insensibilité à la nature, et réciproquement !

L’exaltation néolibérale de la toute maîtrise s’accompagne d’une anesthésie générale de notre expérience de la nature. Pour y survivre, chacun, et collectivement, développe des stratégies psychiques de défense. Elles interdisent, l’écopsychologie l’a bien montré, de se laisser affecter par la destruction des milieux et encouragent l’écart entre ce que nous savons des violences et nos difficultés à changer. Elles attaquent en règle le retentissement sensible et les manières charnelles de vivre ce rapport à la nature. Il s’ensuit que le constat scientifique d’un effondrement des espèces ne nous affecte guère. Il ne parvient pas à encourager une réforme de soi et de nos manières de faire monde en vue de les conserver, de les maintenir alors qu’elles nous font tenir. Mais il faut aller plus avant, discutant les connivences de certaines conceptions de l’art avec cette culture anesthésiante. On doit le reconnaître. Il est aussi des manières

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de penser la sensibilité, de la cultiver et de la valoriser qui encouragent l’esthétisme contre les relations à la nature jugées grossières, vulgaires, voire trop corporelles. Dans cette perspective, les vivants, animaux, plantes ou fleurs sont dévisagés. Ce sont de belles formes à apprécier esthétiquement ou des symboles nous parlant d’autres choses qu’eux. Cette crise de la “sensibilité au vivant”, Estelle Zhong Mengual, sur la piste de Baptiste Morizot recherchant un “art des égards5”, la met au jour par exemple dans la réception de la peinture de fleurs de Georgia O’Keeffe6. Cette peinture est préjugée n’être “que” de la projection de ses désirs sexuels ; “que” de la peinture typiquement féminine ; “que” un symbole d’autre chose. Toutes ces formes du mépris, discrètes ou affichées, limitent, contrôlent et imposent une forme jugée acceptable à nos affects, nos percepts et nos rêveries, rétrécissant nos variations imaginatives et mutilant l’exploration de toutes nos relations aux vivants. L’anesthésie qu’accroît une culture productiviste se trouve aussi renforcée par une conception des arts et de l’éducation de la sensibilité qui s’est coupée des relations à la nature. L’opposition art et nature qu’elle cultive peut en être la caution. Les débats, qui opposent le paysage comme extrait de monde à contempler du dehors dans un prestige visuel de l’horizon et le paysage comme entrelacs de relations par lequel un lieu se mue en liens et la connaissance en connivences, l’attestent7 . Car on peut, de plus, tout à fait penser les arts comme une sublimation de l’exception humaine et la culture d’une différence anthropologique arrachant l’humain à la nature, sans jamais s’interroger sur les conditions sociales, économiques ou écologiques qui rendent une production artistique possible. Les producteurs de spectacles n’ont pas toujours été leaders quant à la prise en compte de la dimension de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) de leurs activités.

Je sens qu’une multitude de gestes d’attention à la nature s’éteignent sans bruit. Le son lent de la chute de

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la feuille de tilleul un soir d’automne disparaît quand s’imposent les aspirateurs à feuilles mortes. La reconnaissance singularisante du pis de chaque vache que sait la main de l’éleveur dans la salle de traite fait place aux robots trayeurs. L’observation de la salamandre ou de la moule d’eau douce comme indicateurs sensibles de non-pollution semble de peu de poids devant les tests chimiques. Tant de plaisirs fugaces s’en vont sans faire de vagues, prémices d’un autre silent spring*, moins spectaculaire mais pas moins délétère. Ils s’en viennent aussi, sous d’autres formes, à inventer et à initier. Les arts et les métiers en sont le territoire privilégié.

L’hypothèse directrice de ce livre, nourri de “je me souviens” et de “je sais”, est qu’il importe de cultiver un “je sens”. Il s’agit d’en préciser la portée. Ce “je sens” est plus profond, préverbal, préscientifique et prééthique. L’extinction de la sensibilité encourage l’insensibilité à l’extinction d’espèces. “C’est à un second « vortex d’extinction » (référence au premier vortex d’extinction bien connu de la biologie de la conservation et qui est un cercle vicieux démographique et génétique issu de la diminution des tailles des populations) que semblent faire face les sciences de la conservation : en plus de détruire massivement la nature par nos moyens d’approvisionnement et de loisirs, par les changements de nos modes de vie, nous détruirions également les attachements qui nous lient et nous meuvent pour la conserver8.” Parler d’une extinction de notre sensibilité comme d’un vortex d’extinction attire l’attention sur la force des liens faibles grâce auxquels pourtant, nous tenons affectivement et éthiquement à ce qui nous fait physiquement et existentiellement.

* Printemps silencieux (Silent Spring) est un livre écrit par la biologiste Rachel Carson, publié aux États-Unis en 1962. Elle y dénonce l’impact de l’usage massif de pesticides sur les insectes pollinisateurs, leur disparition engendrant un silence de mort.

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Ce “je sens” tient à ce qui en nous reconnaît la vie, part sauvage en soi disponible à la part sauvage du monde en dehors de soi. Cette dimension sensible, ce “sentir plus profond que le percevoir” comme aime à dire Henri Maldiney9, est la partie la plus profonde de notre être. Elle est disponibilité à l’événement. Il est entendu non pas comme ce qui fait partie d’un projet, porteur d’anticipations – aller voir en touriste les baleines dans la baie du Saint-Laurent, décider d’aller écouter le brame du cerf un soir d’automne en forêt de Chambord, etc. Il est capacité d’accueil à l’inanticipable – ce qu’on n’attendait pas et qui “sur-vient” et nous donne la mesure de ce qui nous rend sujet capable d’une vie. Ce sera la surprise de ce cerf si singulier ; le vol fugace du martin-pêcheur bleu électrique. Pourquoi Bruno Brandt, le patient mélancolique de Binswanger, qui avait l’intention de se pendre en forêt avec ses bretelles, suspend-il ses préparatifs lorsqu’il aperçoit une belette en train de flairer à travers les feuilles mortes, se disant “Tu n’as encore jamais vu de belette, donnetoi le temps” avant de retourner à la clinique où il était soigné10 ? Pourquoi l’expérience sensible d’un milieu nous fait-elle du bien au point de nous assurer en notre être sinon en raison de ce que cet être est relationnel* ?

* Une telle question ouvre un chantier immense exploré aujourd’hui d’un côté par les approches d’écopsychologie et de l’autre par la physiologie et les neurosciences cognitives. Ainsi, les bienfaits physiologiques de la marche en forêt versus en milieu urbain ont-ils été étudiés par des prélèvements biologiques (tests sanguins mesurant des dosages hormonaux, examens cytologiques ciblant certaines cellules) dans des tests comparatifs menés pré- et post-intervention. Ils ont révélé que la déhydroépiandrostérone, hormone connue pour ses effets cardioprotecteurs, antiobésité, antidiabétiques, croît après une marche en forêt (cf. Q. Li et al., “Acute effects of walking in forest environments on cardiovascular and metabolic parameters”, European Journal of Applied Physiology, no 111, 2011, p. 2845-2853). Ils ont également montré que le taux de cytokines – libérées par le système immunitaire en réponse à une agression – diminue de moitié lors des marches dans la nature, par rapport à

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Pourquoi, lorsque je regarde, profitant de la lumière du soir qui rentre dans le couloir de la maison comme une caresse, l’embossage d’une gourmande et royale pivoine rendue à la plénitude de ses pétales gonflés, ronds et épais comme des lèvres par un graveur de fleurs, suis-je grandi ? Sentir est éprouver un fait nouveau : celui d’une communauté de présence dans un portage de notre être supporté à la fois par soi et l’écoumène ; expérience d’une mutualité que ce portage éprouvé avant toute réciprocité. C’est là qu’avec la nature nous venons nous trouver, nous révélant à nous, par cette capacité de captiver l’attention, comme capables d’accueillir des possibles dont on ne sait rien mais qui disent notre aspiration profonde à continuer d’être. Je sens aussi qu’un tel sentir est très fragile. Il est si vite recouvert. Il y a une dissonance mortifère à connaître et identifier plus de trois ou quatre cents logos de marques commerciales différentes et être dans l’incapacité de nommer quelques-unes des formes concrètes de vivants, herbes ou insectes, qui sont à mes pieds. L’exode rural massif, la fin des paysans au profit de l’agro-industrie et la métropolisation, contrecarrés par le souci d’une

celles effectuées en milieu urbain (Y. Ohtsuka, N. Yabunaka et S. Takayama, “Shinrin-yoku (forest-air bathing and walking) effectively decreases blood glucose levels in diabetic patients”, International Journal of Biometeorology, no 41, 1998, p. 125127). Nous n’entrerons pas dans une discussion fine des liens entre approche phénoménologique d’une expérience sensible de la nature et démonstrations expérimentales cognitivistes de l’existence et de la consistance de ces expériences sensibles. Si elles ne se situent pas sur le même plan discursif, nous croyons féconde leur articulation. L’expérience existentielle du sentir engagé dans une expérience de nature enveloppe, ce que l’analyse scientifique et la démonstration expérimentale développe. Elles ne s’opposent pas mais n’abordent pas la situation de la même façon. La première déploie une intelligence qui déchiffre (comprend) le mystère de la présence au monde du point de vue vécu. La seconde déploie une intelligence qui décode (explique) des signaux objectifs qui en rendent comptent du point de vue du connu.

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biodiversité urbaine, la promotion d’une agriculture paysanne, les rurbains se préoccupant de nature, et l’entrée dans le Code de l’environnement d’une loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des territoires ruraux*, dans leurs oppositions, sont contemporains. J’y sens la perte d’une culture des gestes de soin minuscules, qu’agriculture et élevage déployaient dans leur souci de la Terre. Cette culture concerne le soin des vergers, des paysages, des relations d’élevage et tous les accordages entre les travaux et les jours.

Je sens que “l’ordre numérique provoque une désincarnation croissante du monde. Aujourd’hui, la communication des corps ne cesse de se réduire. Elle abolit aussi les anticorps en ôtant aux choses leur pesanteur matérielle, leur masse, leur poids propre, leur vie propre, leur temps propre, et en les rendant disponibles à tout instant […]. Aucune résistance n’en émane11.” À l’expérience abrasive du monde et des vivants, non immédiatement disponibles pour nos projets, requérant l’attention et nous livrant à la surprise, la communication numérique oppose son immédiateté. À l’altérité de la nature, inassimilable en sa part sauvage qui se met en travers de nos intentions mais par là nous suscite, elle préfère le renforcement du “même” dans le like. Elle se fait, parfois, le bras armé de la marchandisation du monde vécu, jusque dans l’intimité des vies, qui exalte le consommable et la production (y compris de soi). De la sorte, tous ces liens d’attention, ces esquisses de relation, ces gestes menus de soin, ces complicités vulnérables qui dessinent les contours de notre épreuve sensible de la nature, sans lesquels pourtant nous ne saurions être ce que nous sommes, s’en trouvent évacués ou éteints.

* Le 21 janvier 2021, le Sénat a ratifié sans modification un projet de loi visant à protéger comme patrimoniales des expériences sensibles : odeurs ou bruits/sons immémoriaux (chant du coq, clarines, cloches, effluves animaux), attention portée à la dimension sensible de nos milieux.

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Je sens que l’invasion des écrans fait écran à notre expérience polysensorielle et corporelle d’attention profonde. Lorsque l’écran s’allume, l’exposition à l’autre, humain ou non-humain, s’éteint. C’est aussi une extinction, celle de notre sensibilité par une anesthésie de nos relations au monde. La médiation numérique du monde par les écrans uniformise nos expériences. Elle survalorise le cognitif et une certaine expérience visuelle. Elle privilégie le regard-flèche de l’hypervigilance qui prélève des informations plutôt que le regard-coupe d’une attention qui accueille. Ceci, alors même que les vidéos les plus vues sur internet sont des vidéos de chatons. “L’écran devient un filtre étroit à travers lequel passent toute notre expérience et notre appropriation du monde, ce qui conduit à une uniformisation tendancielle de notre rapport au monde ; le monde nous répond – et nous l’atteignons – toujours de la même manière, par le même canal, les mêmes mouvements de nos yeux et de nos pouces. Il s’ensuit une réduction extrême de l’expérience physique du monde, et ce malgré toutes les innovations techniques : ce monde avec lequel nous interagissons, communiquons, auquel nous travaillons et dans lequel nous jouons n’a pas d’odeur, il ne produit ni effet gravitationnel, ni sensation tactile, ni perception gustative. […] S’il n’y a rien là de pathologique en soi, il est cependant difficile de ne pas y voir un risque d’appauvrissement12.” Il ne s’agit pas de faire le procès des écrans. Mais doit toutefois être questionné, de façon critique, le devenir de la sensibilité à la nature et de l’éducation à celle-ci, à l’heure du numérique13. Doit aussi être interrogée la façon dont notre expérience du monde, médiatisée par son traitement informationnel et cognitif, à la place de réactions sensibles et corporelles, éteint nos relations à la nature pour n’en faire que des informations interchangeables. À cette perturbation de l’attention ne doit-on pas répondre par une esthétique et une éthique de l’attention ?

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Je sens que ce diagnostic en appelle à une insurrection des gestes minuscules. Je sens que ces derniers frémissent, trépignent, ruminent en attente d’être reconnus, accueillis en leur promesse par la multiplicité des exercices d’attention que proposent les arts dans leur diversité. Y compris ceux, tellement nourris d’ingénierie, que sont les arts non seulement de l’aménagement mais aussi du ménagement du territoire et de l’urbanisme. Ainsi, à titre d’exemple, dans les approches sensibles des villes par les balades urbaines, s’explorent aujourd’hui, via les “trames noires”, les ambiances d’ombres ou de lumières dans la ville. Il y a là une petite manière de lutter contre la lente, tellement insensible qu’elle nous abîme l’air de rien, érosion de l’obscurité urbaine. La trame noire, faite pour les animaux nocturnes et pour lutter contre la pollution lumineuse, révèle le drame de la nuit. C’est beau une ville la nuit dans la douceur de sa lumière nocturne. La nuit noire n’est pas totalement noire, et partir en reconnaissance pour regarder travailler la nuit, c’est, en se laissant envelopper par elle jusqu’à se simplifier, y découvrir trente-cinq nuances de noir. Il y a l’entre-chien-et-loup ; les jaunes orangés des lumières artificielles ; l’éloge de l’ombre et des ombres que la revégétalisation urbaine fait naître en leur mouvance ; l’heure bleue où s’ébrouent une dernière fois, pour se laver de la lumière du jour, les oiseaux ; il y a le drapé noir argenté des nuits de lune, etc.14. Quand on y songe, car il s’agit de songe, la nuit noire n’est pas si noire, malgré les terreurs de la nuit. À une culture de la production – on produit aussi de la ville ! – qui nous dispose à un rapport réifié à tout ce qui se présente doit répliquer une culture des expériences de l’attention et de la sensibilité, nous aidant à sentir davantage nos appartenances au monde des vivants. “La résonance esthétique devient ainsi un champ d’expérimentation où se pratique l’assimilation [et non l’appropriation] de différents modèles de relation au monde15.”

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Cultiver la sensibilité, nous “sensibiliser” à la crise environnementale, ne signifie pas mobiliser un dressage comportemental écogestuel. Il ne s’agit pas davantage de soutenir une nouvelle moraline vaguement nourrie de sensiblerie. L’enjeu est bien plutôt de déployer une culture de soi et des collectifs, dans leur aspiration éthique à une vie bonne, ceci en encourageant une esthétique de l’attention. Une telle entreprise travaillera donc également à contester ce qui l’empêche. L’expérience planétaire d’un confinement forcé pour cause de pandémie de coronavirus, inaugurant une solidarité de fait préparant, nous l’espérions, une solidarité de projet, ouvre la voie à l’identification de ces lieux de la contestation. En effet, elle nous a permis d’éprouver ce qu’il se passe lorsqu’on suspend le bruit productiviste des machines16. Avec cette pandémie, nous avons fait, collectivement et durablement, l’épreuve d’une attaque portée non seulement à notre physiologie, mais à notre sensibilité, engendrant des vies empêchées, rétrécies. Nous y avons également vécu une répétition grandeur nature des effets possibles qui nous attendent à l’avenir si nous poursuivons nos relations prédatrices sur les milieux des autres vivants. En découvrant ce que sont les zoonoses, dues à l’attaque des espaces habités par ces espèces hôtes des virus que sont les pangolins et les chauves-souris, en nous instruisant de leur vie, nous nous en sommes sentis proches, jusque dans une communauté de destin multispécifique, d’une façon inédite. Nous avons entrevu qu’y étaient en question nos manières insensibles de faire monde. Certes, le rêve d’un monde d’après la pandémie semble s’être estompé lorsque, sitôt les contraintes sanitaires levées, on a vu refluer la logique prédatrice du “monde d’avant”. Mais que s’est-il passé dans les sensibilités, durant ce confinement, qui continue de travailler intérieurement chacun d’entre nous ? Comment l’expérience du télétravail et la méditation sur les métiers dits “essentiels” ont pointé comme possibilités d’autres manières de faire monde ?

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Que reste-t-il de l’importance reconnue au spectacle vivant qui nous rend si vivants, après qu’un préfet de la République, c’était en octobre 2020, la balaya au nom de la responsabilité sanitaire – et d’un certain préjugé d’inconséquences concernant le milieu artistique et d’un mépris sur le rôle des artistes du spectacle vivant prenant soin des sensibilités –, déclarant que “la bamboche, c’est terminé17” ? Nous avons vu ce qu’une pandémie abîme de nos sensibilités ; mais aussi ce qu’elle surligne a contrario. Nous avons été, personnellement et collectivement, contraints et forcés à des exercices d’attention. La gestion sociopolitique de cette pandémie, figure tragique du cosmopolitisme en Anthropocène, nous a demandé quelles étaient nos ressources sensibles pour résister, enjeu de santé mentale mais aussi d’existence, et également pour continuer d’être. Cultiver sa sensibilité n’est pas une opération décorative, ni un vague supplément d’âme. Elle est l’âme de notre présence au monde.

Ce silence forcé et cette assignation à résidence qu’engage une vie confinée suscitent, par des contraintes pas toujours habitables, des exercices de soi. Ils ont pu nous reconduire à notre créativité et à nos expériences de sensations pures, tous autant que nous sommes. Ils ont permis, plus ou moins volontairement, de prendre conscience et de creuser la part vitale de la rêverie et de l’attention, capables d’inaugurer des allures de vie sensibles et sensées. Lorsque dans nos sociétés où la mobilité se fait sur des coûts de transport quasiment nuls, mais que, contraints, le périmètre de nos vies se rétrécit au kilomètre légal, le cercle de nos vies s’intensifie. Comme jamais, nous nous sommes exposés à découvrir nos quartiers comme des mondes. De façon impromptue, nous avons appris à reconnaître nos rues et nos ruelles comme des entrelacs labyrinthiques où de multiples types de vivants s’obstinent ensemble à faire un monde. Très improbablement, nous avons pu éprouver le délice de s’étonner de la présence de telle plante

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capable de repousser quand cesse le trafic routier ; de vibrer à l’apparition surprise de tel animal, dans le temps lent mais bon des promenades calibrées le temps d’une heure ; et nous avons goûté la joie suspendue d’attendre de fêter des retrouvailles attendues. Enfin, très opportunément pour les industriels du secteur, mais très sensiblement toutefois, le visionnage des séries télévisées tout comme l’audition de concerts improvisés sur les balcons ou les réseaux sociaux attestent combien les arts populaires chantent la nécessité de se sentir vivants sachant l’effroi de la maladie qui rôde et de la mort qui rampe. Le confinement du temps de pandémie n’a-t-il pas été l’occasion de mesurer combien il nous faut prendre soin d’une écologie de l’attention et surtout qu’une telle entreprise, à l’échelle collective, est possible ? À cet endroit, une place singulière est revenue aux arts – des pratiques de cuisine domestique réinventées par le confinement forcé aux pratiques musicales improvisées jusqu’aux visionnages de films ou séries –, envisagés comme soin porté à une expérience habitée, singulière et insubstituable, de la nature. Les arts portent un vortex d’attention comme un cercle vertueux. Notre créativité psychique, relationnelle, doit en appeler aux arts, qui affûtent et pluralisent cette attention. Ceci, non pas pour les instrumentaliser à des fins idéologiques, ni pour en faire des moyens de nous moraliser par d’autres voies. Les arts, dans chaque rencontre qu’ils initient, à chaque fois insubstituable, suspendent les intérêts, appellent notre disponibilité, cultivent des connivences élémentaires et originaires. “La science manipule les choses et renonce à les habiter. […] Il faut que la pensée de science – pensée de survol, pensée de l’objet en général – se replace dans un « il y a » préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps […]. Il faut qu’avec mon corps se réveillent les corps associés, les « autres », qui ne sont pas mes congénères… mais qui me hantent…

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avec qui je hante un seul Être actuel18…” Pour discuter les modélisations scientifiques prises pour la réalité qu’elles modélisent – et parmi ces sciences l’économisme ambiant qui cautionne une culture de la manipulation et de l’extraction –, Merleau-Ponty trouvait dans les arts des alliés. Plus exactement, c’est à la peinture de Cézanne qu’il en appelait. Il l’entendait comme notre répétitrice, comme notre éducatrice pour initier une manière d’entrée en nature qui soit une manière d’habiter. Les arts, dont la peinture, les arts plastiques ou la bande dessinée dont nous ne parlerons que trop peu faute de place et parce que nous avons voulu ralentir le primat du visuel, sont des initiateurs à ces relations sensibles qui nous font tant défaut. Ils prennent soin de notre regard. L’œil que la peinture de Cézanne suscite n’est pas celui qui exerce un droit de regard. Il n’est pas celui du regard intentionnel qui met à distance, objective, cultivant la mise en perspective pour préparer l’exploitation. Au regard intentionnel, il en appelle à un autre regard qui soit accueil d’une coprésence. La peinture n’est pas représentation d’un monde devant soi mais entrée en matière, “co-naissance” avec le monde. Merleau-Ponty retrouve alors ce mot majeur d’un autre peintre. “L’art ne rend pas le visible, il rend visible”, aimait à dire Paul Klee. La culture de l’attention par les arts n’est-elle pas renforcée par l’attention portée à la culture, laquelle invente, à chaque fois une manière de se comprendre comme un humain sur la Terre ? Si tel est le cas, n’est-ce pas à la diversité des arts, sans hiérarchies, qu’il appartient d’être en première ligne pour prendre soin de cette sensibilité à ces liens qui nous font être ? Ne viennent-ils pas nous susciter, réveillant l’expérience sensible et polysensorielle de nos appartenances à la nature, et de la portance de celle-ci ? Chacun d’eux, dans la diversité de ses modes d’expression, n’initie-t-il pas une voie unique, cultivant des connivences avec ce qui apparaît, non comme apparence mais comme apparition, nouant d’un même

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mouvement l’apparition du Cervin pour le montagnard et la Sainte-Victoire pour Cézanne ; la délicatesse du cueilleur herboriste et le geste subtil du danseur ; la marche du pisteur et celle, longue, de l’artiste de land art ; la réouverture d’une oliveraie endormie après le passage des moutons et l’ouverture d’un espace onirique par la scène théâtrale ?

Il ne sera donc pas question ici d’un livre de souvenirs, ni d’un album nostalgique racontant un monde qui n’est plus. Il est question d’évoquer une septième extinction massive, invisible mais majeure : celle de nos épreuves sensibles de la nature. Il est aussi suggéré que l’attention à l’attention, via les arts dont l’art d’être soi, peut être une chance, voire une réplique, donnée à d’autres commencements. Nos égards pour les arts préparent “un art des égards”. Nous avons urgemment besoin de cette inutilité-là.

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