ÉCOUTER FABRICE MELQUIOT
LES SIRÈNES
ÉCOUTER LES SIRÈNES
“Domaine français”
© ACTES SUD, 2024
ISBN 978-2-330-19547-2
FABRICE MELQUIOT
Écouter les sirènes
roman
Se chercher une raison d’être, c’est ridicule.
Leonard Cohen
Écrire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui en passe par son absence.
Marguerite Duras
À mon avis, c’est ça qui déglingue les gens, de ne pas changer de vie assez souvent.
Charles Bukowski
Je m’appelle Jodie Casterman. J’ai trente-six ans. Je fais mon âge, merci, je sais. Je suis dog-sitter et serveuse occasionnelle dans un resto péruvien sur Glisan Street. J’ai été barmaid de nuit, travailleuse sociale et vendeuse d’équipements de camping. Je donne des cours de biologie à des adolescents qui s’en foutent. Pas de gosse. Pas de mec en ce moment. Le dernier, c’était Tim Douglas. Un gentil, Timmy, discret, courtois, sportif, grand fan de vélos électriques, Timmy savait tout sur les vélos électriques, les modèles, les marques, les performances, tout, mais j’avoue que ça me laissait froide, moi, le mode d’assistance au pédalage, la puissance du moteur et la capacité en wattheures de la batterie. J’écoutais, j’écoutais. Et je le trouvais beau dans sa passion, Timmy. Je sentais qu’il m’aimait bien – il me trouvait souvent bizarre, j’en souriais, j’ai l’habitude – et il projetait sur moi de jolies choses, de belles images à la Timmy, mais lâche-moi avec ton entretien régulier des freins. J’avais trop souvent envie de son silence, alors j’ai rompu au bout d’un mois et demi.
J’ai voulu être espionne pour mon pays. Je me suis intéressée aux thérapies alternatives, aux produits de relaxation. J’aurais aimé bosser dans l’herboristerie, parce que je comprends très bien les plantes. Vers
dix-sept, dix-huit ans, j’ai essayé d’être sainte, sans succès. J’ai étudié la biologie pendant deux ans à l’université d’Oregon, pour finir actrice. Pourtant, le système nerveux me fascinait. Les connexions neuronales. On faisait des expériences sur les larves de mouches des fruits. Les larves de mouches des fruits livrent toutes sortes d’informations sur le développement et la réparation du système nerveux humain. Mais le théâtre a produit sur moi ce qu’il produit sur la plupart des gens qui prennent le risque de monter sur une scène pour se laisser regarder, avec ce corps qu’on leur a donné, ce visage, cette voix, ces bras un peu longs, ces mains moites, ces pieds à dix heures dix. D’abord, la scène te terrorise ; c’est un fou avec une grenade à la main qui pénètre ton cœur en hurlant. Il court et saute à l’intérieur, dérange des étagères, gerbe sur les murs. Tu ne te possèdes plus. Tu as laissé entrer le fou à la grenade. Puis, le fou se calme, peu à peu. Tu as calmé le fou. Le fou se sent chez lui ; en s’installant, il s’adoucit et toi, tu aimes de plus en plus sentir ce fou dans ton cœur. Quand tu t’auto-examines, tu ne reconnais plus l’expression d’une terreur. C’est une pression douce, un peu effrayante, mais supportable. Au début, j’avoue, qu’est-ce que j’ai pu pleurer. C’est ça, la scène. Il n’est pas question de dépassement, on ne se dépasse pas, non : la scène permet de t’atteindre. Et les textes, quand tu y descends pour les habiter, une lampe torche à la main, comme au fond d’une cave, les textes te débarrassent d’une bonne part d’ego, ils te soulagent du regard tyrannique que tu poses sur tes propres pensées, tes manières d’être ou de faire. Quand l’aventure littéraire est devenue une aventure charnelle, quand j’ai commencé à incorporer les mots, les phrases, des pages entières, je me suis sentie
comblée. J’étais tout entière en moi. Je me suis dit : Je veux faire ça, je veux faire ça plus que le reste.
Parfois, j’articule : Je suis actrice, actrice, je suis actrice. C’est un exercice de diction assez commode, c’est vrai.
Je suis une aphasique en rééducation, qui démarrerait petit. Actrice, actrice. D’autres visages se superposent au mien, le remplissent. Des dizaines, une foule. Jessica Chastain, Anne Hathaway, Kristen Stewart. Candice Sharp. Candice revient toujours. Candice a fait trois ans chez Brooke, comme moi. C’était la plus douée, la plus audacieuse et la plus juste. Candice était pulpeuse, insolente, tatouée. Sur son épaule, elle arborait une balle de 9 mm en noir, rouge et bleu. Elle n’avait pas la lan gue dans sa po che, Candice. Elle avait le doigt d’honneur facile et provoquait son monde, par jeu, pour voir.
Quand je voyais Candice briller sur la scène de huit mètres carrés du cours de Brooke, j’étais jalouse. Jamais je ne serais l’actrice que je rêvais de devenir. Candice avait joué Qui a peur de Virginia Woolf ? C’était au Milagro ; la presse l’avait distinguée. Puis elle était partie pour New York, suivre les cours de Meisner à la Neiborghood Playhouse. Elle y est restée quatre ans, quatre ans à traquer les agents, à rester super belle pour espérer à son tour être traquée, quatre ans à écumer les théâtres pour se faire un pseudo-réseau, qua tre ans à courir les auditions louches avec son tatouage parabellum comme totem. Ça n’a pas suffi. Candice Sharp a acheté son billet retour pour l’Oregon, chou blanc. Elle a pris du service quelques mois chez Starbucks, puis elle a quitté l’Oregon pour l’Idaho. Elle s’est installée à Cœur d’Alène, au bord du lac, avec sa meuf. La vue est d’enfer, il paraît. Elles ont ouvert un resto chinois, le China Inn. Un chinois. Pourquoi ?
Elle n’était pas fan de la Chine, que je me souvienne. Et sa meuf pas plus chinoise que moi. Qu’est-ce qui te pousse à ouvrir un restaurant chinois en Idaho ? On a été proches, elle et moi ; nos différences, on les a chéries au point d’y bâtir notre espace de confidences. Sur des trucs personnels. Le théâtre, la séduction, le rock’n’roll, le plaisir féminin, la variété des godemichés, l’esprit de Portland ; ce qu’on devinait de l’esprit de cette ville, qu’on avait du mal à cerner, mais qu’on adorait, parce qu’on avait du mal à le cerner. Et maintenant, Candice fait frire des crevettes dans des woks pour des mecs aux jambes arquées. Le théâtre, il ne faut plus lui en parler. Moi, je n’ai pas tiré un trait dessus, je ne le ferai jamais, j’ai un site et un book, un compte Insta, je me coltine encore des auditions, j’attends le grand rôle, le prochain, celui qui me verra déjouer mes propres pronostics.
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Un mensonge et quelque deux mille kilomètres séparent
Jodie Casterman d’un inconnu dont elle est la lle : voilà ce que lui révèle John, son père adoptif, au moment de mourir.
Jodie (trente-six ans, barmaid, dog-sitter, actrice occasionnelle, slasheuse ordinaire d’une Amérique bientôt trumpienne) ne connaissait jusqu’alors qu’une part de son histoire. Les yeux dessillés, en deuil et en colère, Jodie Casterman reprend les commandes de son existence, quitte Portland, fonce à rebours de la légende : d’abord direction Los Angeles, où sa mère, Suzanne, vit au ralenti dans son mobile home ; puis Albuquerque, et le Colorado où réside son père biologique. Librement inspiré d’un témoignage de Suzanne Verdal, à qui Leonard Cohen dédia l’une de ses plus célèbres chansons, Écouter les sirènes est un road trip existentiel, débordant de musique, de èvre et de tendresse. Une quête d’altérité qui se déploie des années 1960 à nos jours et redonne du muscle à la nostalgie, en grattant la rouille d’une mythologie américaine à l’abandon.
Fabrice Melquiot est écrivain, metteur en scène, parolier et performeur. Il a publié une soixantaine de pièces pour le théâtre, des romans graphiques et des recueils de poésie. Écouter les sirènes est son premier roman.
Photographie de couverture : © éo Gosselin
www.actes-sud.fr
DÉP. LÉG. : AOÛT 2024 / 21,80 € TTC France