Extrait "Malart" d'Aro Sáinz de La Maza

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Malart ARO SÁINZ DE LA MAZA

actes noirs

ACTES SUD

roman traduit de l’espagnol par Serge Mestre

MALART “Actes noirs”

DU MÊME AUTEUR

LE BOURREAU DE GAUDÍ, Actes Sud, 2014, Babel noir no 191. LES MUSELÉS, Actes Sud, 2016, Babel noir no 212. DOCILE, Actes Sud, 2021, Babel noir no 297.

Ouvrage traduit avec le soutien de l’Acción Cultural Española, AC/E.

Titre original : Malart

Éditeur original : Ediciones Destino, Barcelone

© Aro Sáinz de la Maza, 2023

© ACTES SUD, 2024 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-18873-3

ARO SÁINZ DE LA MAZA

Malart

roman traduit de l’espagnol par Serge Mestre

Pour Beatriz, j’insiste.

Et bref, Vladimir Vladimirovich, vous aimez l’abîme ?

Barcelone, samedi 17 août. Quatre heures vingt-quatre

Elle aimait courir à travers la ville de bon matin. Les rues étaient désertes, il n’y avait presque pas de circulation, et l’absence de bruit, associée au rythme constant des foulées, l’aidait à trouver quelque chose de plus ou moins semblable à une paix intérieure. Cela diminuait sa colère, éloignait les images récurrentes de son cerveau puis, une fois au lit, lui permettait de trouver plus facilement un sommeil toujours fuyant. Elle avait découvert la chose à douze ans, lorsqu’un soir sa mère lui avait raconté la vérité. Une révélation odieuse. Un effet dévastateur. Des mots qui l’avaient poussée au bord du précipice. Un précipice sans fond. Le vertige.

Et rien n’avait plus été comme avant.

Elle avait laissé sa mère plantée dans le canapé avec ses confessions d’alcoolique et était partie courir dans les rues de la ville, en pyjama et en chaussons. Elle ne s’était arrêtée que deux heures plus tard, essoufflée, pieds nus, les glandes lacrymales complètement sèches et les jambes coupées. Avec cependant un rare sentiment de bien-être.

Depuis lors, courir était devenu une vraie passion, qui allait bien au-delà de la simple idée de faire de l’exercice. À la façon d’une addiction, courir kilomètre après kilomètre, heure après heure, sans s’occuper du reste du monde, en appliquant toute sa détermination et sa force mentale, la calmait. Mettre ses limites à l’épreuve, moyennant son abnégation et sa grande aptitude au dépassement de soi. Elle ne poursuivait aucun but

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PROLOGUE

en particulier. Il lui suffisait de se dire que, après avoir pratiqué une bonne moitié de sa vie, n’importe quelle distance était désormais à sa portée ; peu importait que ce soient vingt ou quarante kilomètres, pendant deux, cinq ou dix heures. Tout cela lui était parfaitement égal, et c’est pour cette raison qu’elle courait sans brassard de sport, sans montre et sans portable. Seul comptait le fait de courir, de se sentir libre. De déconnecter. De fuir.

Chaque soir, sans tenir compte du temps qu’il faisait, elle enfilait ses collants, son tee-shirt, son sweat-shirt et ses baskets, enchaînait quelques légers étirements dans la pièce, s’attachait les clés de l’appartement autour du poignet avec un ruban élastique et descendait l’escalier de l’immeuble en trottinant pour regagner la rue.

La rue.

Elle avait l’habitude de choisir n’importe laquelle, sans vérifier si elle était étroite ou mal éclairée, ni se renseigner sur la dangerosité du quartier. Jusqu’à ces deux fois où elle avait été victime d’une tentative d’agression ; la première, lorsqu’une bande de voyous avaient été sur le point de faire exploser en mille morceaux son fragile équilibre mental et la dernière qui s’était soldée par un coup de couteau dans le bras. Elle ne s’était pas rendue au poste de police. À quoi bon ? Après ce qui était arrivé à sa mère, ç’aurait été une perte de temps. Les policiers étaient uniquement au service des puissants et elle n’avait plus confiance en eux. En fait elle n’avait confiance en personne. Elle s’était contentée de se rendre aux urgences de l’hôpital le plus proche. Et lorsque, après lui avoir demandé sa carte d’identité, on avait commencé à lui poser les questions de rigueur, elle avait débité une série d’étranges excuses, attendu patiemment qu’on suture sa plaie, puis avait profité d’un moment de confusion pour s’enfuir en courant avant l’arrivée de la police venue prendre sa déposition. Ces événements avaient provoqué plusieurs modifications dans ses habitudes. La première : courir avec un cutter plié dans la main gauche et un taser de poche dans la droite. Un taser de six mille cinq cents kilovolts et un poids de deux cent vingt grammes, qu’elle avait acheté sur internet. La deuxième : choisir des avenues,

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des boulevards et de larges rues pour réaliser ses parcours, des lieux bien éclairés où elle aurait la possibilité de prévoir les pièges et de s’en échapper plus facilement.

Comme ce soir-là.

Depuis l’immeuble de la rue Parlament, elle avait tourné vers la rue d’Urgell, pris l’avenue de Sarrià et continué ensuite sur Diagonal. Elle était déjà au-delà de la zone universitaire et elle descendait à présent côté mer en direction du paseo Sant Joan. Elle trouvait cette avenue plutôt anodine, un peu trop uniforme à son goût, une réplique de celles qu’on pouvait découvrir dans n’importe quelle autre capitale du monde, sans traits distinctifs ni personnalité propre. Elle préférait de loin les ruelles des quartiers moins favorisés, bien plus caractéristiques et singulières, avec mille recoins et détails particuliers qui les rendaient uniques et irremplaçables. Courir à travers Ciutat Vella, El Raval, la Barceloneta ou El Born réservait toujours quelques découvertes. Le faire sur l’avenue Diagonal était ennuyeux et monotone, sans solennité, comme manger une paella dans un restaurant des Ramblas, du plastique à l’état pur. Un trajet de carte postale.

Ce soir-là donc, quelque chose lui fit interrompre le fil de ses pensées et lever la tête.

Sans freiner le rythme de sa course, elle regarda autour d’elle. Un crissement assez proche venait d’attirer son attention. De pneus. Elle tourna la tête vers la gauche. Un Range Rover Evoque blanc descendait à pleine vitesse la rue Balmes, en faisant des embardées inconsidérées en direction du carrefour dont le feu était au rouge. À cause du bruit de son moteur, elle comprit qu’un autobus de nuit s’approchait en même temps dans son dos, sur la voie centrale de l’avenue. En une fraction de seconde, elle devina qu’il allait se produire une collision et dut rapidement repérer quel était le lieu le plus sûr où se placer, si elle devait allonger ses foulées et traverser ou bien s’arrêter et croiser les doigts pour que les arbres lui servent de parapet contre l’autobus à la suite du choc.

Elle freina brusquement.

Comme au ralenti, elle vit l’Evoque brûler le feu rouge sans ralentir. Au volant, un homme aux cheveux blancs et aux

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lunettes en écaille ; sur le siège passager, une femme élégante. Tous les deux bien bronzés, leur bouche grande ouverte sous l’effet des éclats de rire. Le bruit strident des freins de l’autobus lui griffa les tympans. Trop tard. Le luxueux 4 × 4 se jeta violemment contre le flanc du véhicule de transport, le traîna sur plusieurs mètres, et le fit pivoter de quatre-vingt-dix degrés, jusqu’à ce qu’il s’immobilise après avoir tapé contre un des arbres qui jalonnaient l’avenue, ballotté à cause de l’impact, les passagers projetés d’un côté à l’autre de la cabine. Le Range Rover Evoque, lui, rebondit tel un ballon au milieu d’un bruit tonitruant, toutes les vitres explosant en mille morceaux tandis que, après plusieurs tonneaux, il retombait d’abord sur deux roues, sur le point de se coucher sur l’asphalte, puis finissait à l’horizontale grâce à un dernier coup sec donné contre un lampadaire du trottoir d’en face, airbags gonflés et avant tout défoncé.

Par contraste, le silence qui suivit fut très surprenant, jusqu’à ce qu’il soit rompu par les cris et les voix des quelques passagers demandant de l’aide, la plupart avec un accent sudaméricain. Certains, s’accrochant aux barres et aux sièges, tentèrent de se relever à grand- peine, les yeux hagards et les visages ensanglantés. Le conducteur demeurait immobile, soutenu par la ceinture de sécurité, poitrine reposant sur le volant. Plusieurs lumières s’allumèrent aux balcons des immeubles et elle vit des gens en chemise de nuit ou en pyjama se pencher au-dessus des rambardes, en pointant un doigt sur les véhicules et en portant leurs mains à leur tête et certains également un objet à leur oreille. Elle tourna son regard vers l’Evoque. Il avait fini sa course juste à l’endroit où elle avait envisagé la possibilité de se placer tout à l’heure. L’homme et la femme sortirent du véhicule en trébuchant, puis continuèrent à marcher en bringuebalant, avec quelque difficulté pour se tenir debout. L’homme remit ses lunettes, se palpa un instant la poitrine et demanda à son épouse d’une voix pâteuse si elle s’était débarrassée de la dose. Elle entendit parfaitement la réponse de la femme, quelques mots traînants avec un soupçon d’ébriété qui vint se graver au fer rouge dans sa mémoire.

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Sois pas stupide et appelle l’avocat, qu’est- ce que tu attends ?

Elle avait déjà vu ce visage. Et celui du mari également. Mais elle ne savait pas où ni comment. Elle remarqua leur comportement d’individus puissants, leur désintérêt pour le sort des autres, la morgue avec laquelle ils se contentaient d’observer les dégâts de leur véhicule, leurs visages congestionnés dans un rictus de contrariété. Inconsciemment, elle commença à trottiner légèrement sur place.

Connards ! hurla une passagère depuis l’autobus.

Elle tourna la tête dans sa direction. Du sang coulait abondamment de la blessure de son front et dégoulinait sur sa joue. Tout près d’elle, une autre femme regardait haineusement le couple en tremblant de tous ses membres.

Fils de pute, gémit-elle.

Une intense vague d’angoisse parcourut sa colonne vertébrale. Incapable de la contrôler, son esprit commença à lui décocher des images d’événements intrusifs, répétitifs, traumatiques. Elle rabattit mécaniquement le capuchon de son sweat-shirt sur sa tête, puis l’ajusta autour de son cou.

Tandis que des bruits de sirènes commençaient à approcher, et après un laps de temps qui lui sembla inhabituellement long, elle entendit à nouveau l’homme aux cheveux blancs s’adresser à la femme bronzée.

Tu vas bien ?

Elle sentit son malaise psychologique croître au fond d’elle, ses symptômes, et se dit qu’il lui fallait le décharger d’une façon ou d’une autre, le plus vite possible, si elle voulait éviter sa coutumière réaction dissociative. Il ne s’est rien passé, cours. Elle devait cesser de regarder les victimes, le sang. Cours. Elle n’avait rien à faire là. Cours !

Elle réussit enfin à s’abstraire de la réalité, à faire demitour et à s’éloigner dans une course posée. Au début, les jambes protestèrent ; les muscles s’étaient refroidis. Sans en tenir compte, elle continua avec détermination. De plus en plus vite. Deux pâtés de maisons plus loin, ils se mirent à répondre à nouveau, comme une machine. La berline de luxe, le couple venant d’une fête dans cette partie haute de la ville,

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leur avocat. Les occupants du Ranger Rover Evoque n’étaient pas des citoyens lambda. Elle augmenta la cadence de ses foulées. Ceux de l’autobus, oui. Elle eut une intuition. L’information de l’accident n’apparaîtra certainement pas dans les médias. Au mieux, et avec un peu de chance, on en parlera sur les réseaux sociaux.

Comme d’habitude.

Elle serra fortement son taser dans une main. En fit autant avec le cutter dans l’autre, et se mit brusquement à sprinter, tout en se promettant de le vérifier dans la presse.

Tu vas perdre ton temps, se dit-elle. Tu sais parfaitement ce qui va se passer. Rien.

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

À quelques milles des côtes barcelonaises, un somptueux yacht dérive sans équipage. Il traîne à sa poupe deux lins auxquels sont xés les cadavres de ses propriétaires. À la ville, un couple d’entrepreneurs membres de la jetset locale ; en privé, deux psychopathes à la perversité sans borne qui hantent les nuits de l’inspecteur Malart. Inculpés puis relaxés à la faveur de preuves falsi ées, ils le plongent, lui qui les traque depuis des années à l’insu de sa hiérarchie, dans une véritable névrose obsessionnelle. Or, le bateau est saturé de l’ ADN de l’inspecteur, qui (opportunément ?) reste introuvable. En soixante heures d’une course e rénée, ses coéquipiers adoptent, par un troublant mimétisme, les méthodes peu orthodoxes du policier le plus indigné d’Espagne pour retrouver celui que tout accuse du meurtre infâme, et rétablir une vérité que certains voudraient taire.

Aro Sáinz de la Maza est né à Barcelone en 1959. Il est éditeur et traducteur. Son œuvre est parue chez Actes Sud. Le Bourreau de Gaudí (2014) a obtenu le prix international RBA du roman noir en 2012, Les Muselés (2016) et Docile (2021) le prix Valencia Negra, respectivement en 2016 et 2020.

DE
DÉP. LÉG. : AVRIL 2024 / 23,50 € TTC France ISBN 978-2-330-18873-3 9:HSMDNA=V]]\XX: www.actes-sud.fr Photographie de couverture : © Den Reader / Arcangel images

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