15 minute read

Des roues et des ailes

Next Article
Essai Mazda MX-30

Essai Mazda MX-30

Implacable, la marche du temps transforme en souvenirs toutes les histoires, petites et grandes. Jean-Pierre Lebet, grand animateur de la formule 3 suisse des années 80 a fait un transfert de sa passion des machines à quatre roues vers l’aviation. Par Gérard Vallat

Advertisement

Jean-Pierre Lebet a commencé le sport automobile vers la fin des années 70, au volant d’une Honda S800, avant de piloter un prototype Griffon 1000 cm3 .

«LE TEMPS DE L’INSOUCIANCE»

Mais la «vraie» carrière de notre homme s’est déroulée dans le baquet de monoplaces de F3. Tout d’abord une March 733, avant la Lola T570 qui lui a permis de se distinguer dans le cadre des championnats suisses, français et parfois européens. De cette époque, il se souvient d’un rallye avec sa Honda S800. «Vraiment pas la voiture pour ce genre d’exercice, j’ai fini contre un arbre. Mais il me reste aussi le souvenir des félicitations d’Herbert Muller, après une course à Hockenheim avec cette même auto.» Et surtout de cette victoire au slalom du Moléson. «J’étais heureux d’avoir gagné, mais un peu em… avec le premier prix, qui était un cochon.» Passant de sa vieille March à une Lola plus fringante, notre homme se souvient surtout d’une course de championnat d’Europe à Jarama. «Ces années-là, nous étions quasiment tous fauchés. Il fallait toujours se débrouiller pour trouver un peu d’argent. À Jarama, j’aurais été capable de faire un beau résultat dans les trois premiers mais, pour économiser un train de pneus, j’ai roulé avec des croûtes. Résultat, avec ces pneus à la corde, j’ai crevé. Adieu les espoirs de podium européen. Parmi mes souvenirs, il reste cette anecdote des repas, que mes copains ne manquent jamais de me rappeler. Sur les courses, je me nourrissais souvent de raviolis que je mangeais froids, à même la boîte. Et puis, il y a cette réalité de notre inconscience qu’on ne voulait pas voir. On s’engageait sur des courses aux quatre coins de l’Europe, en débarquant la fleur au fusil le jour des essais officiels, sans avoir jamais fait un seul tour sur ces pistes. En qualifs, je ne savais pas ce qu’il y avait derrière chaque virage. De la douce inconscience guidée par la passion, mais ces années restent les plus belles de ma vie. Comme la majorité d’entre nous, j’étais tout le temps fauché, mais quel pied !»

DE L’AUTRE CÔTÉ DU DÉCOR

Le temps passant, la raison l’emporta «un peu» sur la passion. La nuance «un peu» est d’importance, puisque cette reconversion passait par la reprise de Cermec Motor, un atelier de préparation de moteurs dirigé par Marc Frischknecht. «Mécanicien auto de formation, je m’intéressais évidemment aux moteurs. C’est en lui confiant la révision de mon moteur que j’ai fait la connaissance de Marc Frischknecht. Un jour il m’a confié qu’il en avait assez de son métier, et qu’il voulait quitter la Suisse, pour passer un brevet de pilote d’avion aux États-Unis. De mon côté, je songeais à changer quelque chose dans ma vie. Nous nous sommes alors entendus pour la reprise de son atelier. Je suis resté avec Marc durant quelques mois, pour apprendre le métier de préparateur, et l’affaire s’est faite.» Passant de l’autre côté de la barrière, en mettant les mains dans les moteurs de

«CET IRRÉPRESSIBLE BESOIN DE CHANGER D’HORIZON AMENA JEAN-PIERRE LEBET À TOUT QUITTER POUR PARTIR À LA

DÉCOUVERTE DU MONDE

SAC À DOS.»

L’époque Cermec Motor

ses anciens adversaires, notre homme se concentra sur cette activité durant quelques années. Déménagée de Borex à Chexbres, sous le garage familial agent Opel, l’enseigne Cermec Motor exerça ses compétences sur tous types de moteurs, V8 Cosworth, V6, 4 cylindres BMW, Ford et Toyota F3. Pourtant, le rythme et le volume de travail finirent par décourager Jean-Pierre Lebet. «C’est un métier spécial, par période il y a peu travail, et soudain tout le monde se réveille. J’étais seul, je bossais jour et nuit, je n’avais plus d’horaires, j’étais blanc comme un linge. Cela devenait beaucoup trop exigeant pour un homme seul, et il était presque impossible de trouver un bon mécanicien pour me seconder. À un moment j’ai pensé que j’allais y laisser ma peau, j’ai décidé d’arrêter du jour au lendemain. Trois anciens de chez «Mader» ont repris l’affaire, mes clients étaient en de bonnes mains.»

GLOBE-TROTTER, PUIS PILOTE D’AVION

Cet irrépressible besoin de changer d’horizon, pour ne plus entendre parler de voitures de course, amena Jean-Pierre Lebet à faire son baluchon, pour partir sac au dos à la découverte du monde. Direction l’Amérique du Sud, le Pérou, le Chili, le Paraguay, l’Urugay, etc. avant l’Argentine, où il posa son sac chez un ami. Après quelques mois passés dans cette partie du monde, notre homme mit le cap sur la Californie, à Los Angeles, chez sa sœur expatriée dans la Cité des Anges depuis quelques années déjà. À cette époque, il décida de compléter sa formation de pilote d’avion, avec la licence « vol aux instruments», l’aviation s’étant déjà invitée dans la vie de JeanPierre Lebet trois ans auparavant. «Marc Frischknecht me parlait avec passion de son objectif de devenir pilote aux ÉtatsUnis, ce qui m’a amené à le rejoindre chez lui à Miami, pour passer ma licence de vol à vue. C’était complètement fou, je ne parlais quasiment pas Anglais, j’avais juste appris quelques heures à l’école Migros avant de me lancer dans cette aventure, en baragouinant quelques mots. Lors de mon premier vol en solo, je ne comprenais pas le gars de la tour de contrôle qui me donnait le droit d’atterrir. Du coup, il a demandé silence radio absolu pour répéter les consignes très lentement. Un vrai sketch, mais finalement j’ai obtenu la licence en deux mois.» C’est donc fort de ce premier pas dans l’aviation que le Vaudois s’est attelé à obtenir la licence de pilote professionnel et de vol aux instruments en cette fin des années 80. Une licence obtenue en trois mois seulement, qui donnait des ailes à notre ami. «Sitôt que j’ai eu ma licence en poche, je me suis rendu à Sacramento pour acheter un avion d’occasion que j’ai emmené au Brésil, chez mon cousin Gérard Moos, un autre fêlé qui avait couru en formule Ford en Suisse. Ce vol Sacramento/Brasilia m’a laissé quelques bons souvenirs dans les Caraïbes, dont celui d’une escale à Kourou, en Guyane, où j’ai eu la chance d’assister au lancement de la fusée Ariane. Je me souviens également que, ce jour-là, mon avion était parqué à côté du Concorde de la délégation française. Ensuite, il y a eu cet épisode de la «presque» panne d’essence. À l’époque, je n’avais pas de GPS dans l’avion, et je m’étais posé sur une île pour faire le plein. Au moment du départ, on m’a indiqué un cap pour la prochaine île où trouver de l’essence. Je l’ai suivi, mais j’ai manqué la fameuse île, parce que les ombres de l’avion sur la mer m’ont fait Suite page suivante

u

v «ON EST FINALEMENT PARTIS, DIRECTION NOUMÉA PUIS TAHITI, OÙ ON A VÉCU NOTRE DEUXIÈME PANNE. LA DYNAMO A LÂCHÉ, PANNE DE COURANT GÉNÉRALE.»

croire à une île. Ce qui fait que j’ai continué jusqu’à ce que je voie enfin une île. J’étais à court de carburant, il fallait absolument que je me pose, mais je ne savais pas exactement où j’étais. Au sol, un comité de réception plutôt patibulaire armé de fusils-mitrailleurs m’attendait, croyant que j’étais un trafiquant de drogue.

Heureusement, tout s’est finalement bien passé, ces gens m’ont vendu du carburant pour reprendre mon vol jusque chez mon cousin. Avec lui, on a restauré cet avion pour l’amener en Suisse. Je voulais faire le vol de retour en traversant la gouille, mais comme c’est un turbopropulseur, je craignais que l’autonomie me pose des problèmes, alors on l’a démonté pour le mettre sur un bateau jusqu’à Livourne. Ensuite, après que je fus arrivé à Sion, il a fallu l’homologuer, puis j’ai volé avec pendant près de 30 ans, jusqu’en 2016. C’était une sacrée belle époque, celle durant laquelle les compagnies low cost ne couvraient pas les destinations courtes, ce qui donnait cette autonomie de se rendre en Corse, en Sardaigne ou ailleurs avec des amis.

Page de gauche u Magnifique Bora Bora. v Coucher de soleil sur l’Île de Pâques. w Aéroport de l’Île de Pâques, financé par la

Nasa, en cas de difficulté avec la navette spaciale.

x

REPRISE D’UNE CERTAINE MONOTONIE

Ce premier périple digéré, Jean-Pierre Lebet est revenu à Chexbres pour reprendre le garage familial. «Quand j’étais au Brésil, mon père avait fait quelques pressions pour que je rentre. Il m’avait annoncé qu’il allait vendre le garage si je ne revenais pas. Dont acte, je suis rentré au bercail, dans une vie un peu plus monotone.» Une monotonie toute relative pour notre pilote-garagiste, qui se souvient de quelques aventures, notamment celle d’un vol Genève/Montréal avec le Piper Twin Comanche d’un Britannique, célèbre journaliste de F1. Un beau vol, mais pas toujours une partie de plaisir, notamment en passant par le Groenland. Une aventure qui ne resterait pas sans lendemain, puisqu’en 2019 un autre vol mémorable allait redonner des ailes à Jean-Pierre Lebet.

TAURANGA-GENÈVE EN MONOMOTEUR

L’histoire de ce vol Nouvelle-ZélandeSuisse a débuté après le dénouement tragique d’un tour du monde engageant trois appareils. Hélas, l’expédition s’est terminée après un crash qui a coûté la vie au pilote et au passager de l’un des avions. Les autres participants rapatriés, il restait un avion stationné en Nouvelle-Zélande qu’il fallait ramener en Suisse. C’est de là que démarre une autre histoire de JeanPierre Lebet et de son cousin Gérard Moos. «Gérard connaît tellement de monde qu’il a rapidement été informé de cet accident, et de la difficulté que représentait le rapatriement du Comanche servant au transport de matériel. Il m’a proposé cette mission que je n’ai pas hésité à accepter.» Ainsi, au cœur de l’été 2019, notre homme s’est envolé pour Tauranga, accompagné de son ami Daniel Ramseier, un coéquipier prêt à tout lâcher pour partir au bout du monde. «À la base, le Piper Comanche n’étant pas prévu pour les longs vols au-dessus du Pacifique Sud. Nous avons donc commencé par l’équiper de réservoirs supplémentaires. Nous avons passé deux semaines à préparer l’avion et le prendre en main avant le départ, en espérant que tout fonctionne… ce qui n’a pas toujours été le cas : on a cultivé les pannes.»

QUELQUES SOUCIS

Effectivement, dès le premier vol à destination des bureaux douaniers pour quitter le pays, un premier problème est survenu. «Impossible de sortir le train d’atterrissage. En automatique comme en manuel, la manœuvre était impossible. Du coup, j’ai tenté de comprendre les processus de la check-list d’urgence. Trop compliqué. Suite page suivante

«LE CONTRÔLE AÉRIEN NOUS CONSEILLAIT DE PASSER PAR USHUAIA, MAIS JE ME SUIS SENTI MOTIVÉ POUR SUIVRE LA ROUTE DE L’AÉROPOSTALE. JE N’OUBLIERAI JAMAIS CE VOL.»

u

Heureusement, j’avais sorti et remis le fusible du train d’atterrissage en place, et on a pu se poser sur les roues. Le vol commençait bien… On est finalement partis, direction Nouméa puis Tahiti, où on a vécu notre deuxième panne. La dynamo a lâché, panne de courant générale. Heureusement, nous avions les téléphones satellites et un iPad pour nous diriger, mais rebelote avec le train d’atterrissage, puisque nous n’avions plus de courant. Par prudence, j’avais mis l’avion sur les plots à Nouméa pour comprendre le mécanisme manuel de sortie des roues, ce qui m’a servi pour poser à Tahiti. J’avais averti la tour de contrôle de cette avarie, du coup les contrôleurs ont bloqué l’aéroport et nous ont fait escorter par un avion de l’armée française. Ce qui était exagéré, mais l’événement à fait la une des journaux. Comme souvent, les journalistes ont écrit des âneries, disant que nous étions perdus, en «emergency». Totalement faux. Ce qui était certain, c’est que nous sommes restés trois semaines à Tahiti à attendre une dynamo, alors que nous aurions dû nous poser aux Marquises.

LES ÎLES MAGIQUES DU PACIFIQUE SUD

Le Comanche pouvait reprendre l’air pour traverser le Pacifique Sud, jusqu’aux Gambiers, dernières îles de Polynésie française. Après une courte escale au cœur de ce paradis sur terre, il était temps de préparer le long vol vers l’île de Pâques, dernière escale avant l’Amérique du Sud. «Nous avions une «fenêtre de tir» précise pour ce vol. Nous devions arriver à Pâques à une heure donnée, faute de quoi nous risquions une taxe. Nous nous sommes alors empressés de prendre l’air dans la bonne fourchette. Pour être sûrs d’arriver à l’heure pile, après 11h45 de vol, on a tourné en rond un bon moment. Ce que l’on ne savait pas, c’est que cette pénalité était infligée au point FIR (Espace aérien d’un pays). Bilan, 3000 dollars d’amende, de l’arnaque pure. Cerise sur le gâteau, dynamo à nouveau out, ce vol s’est opéré dans l’obscurité totale. Heureusement on avait la lune.» Après cinq jours de pause, notamment pour recharger la batterie du Piper à l’hôtel, Jean-Pierre Lebet mettait le cap sur le Chili. «On avait à peine le courant pour décoller. C’était parti pour quinze heures de vol de nuit, au-dessus du Pacifique, sans horizon, avec une lampe frontale, sans pilote automatique.» À l’arrivée à Valparaiso, le duo était accueilli comme des héros par le chef de l’Aéronavale. Selon les statistiques, le vol de Tahiti jusqu’au Chili réalisé par les deux Suisses était le 25e avec un monomoteur. «On apprenait que nous serions certainement les derniers à prendre cette route avec ce type d’avion.»

UN AIR D’AÉROPOSTALE

Quittant le Chili pour Mendoza en Argentine, le duo Lebet/Ramseier faisait le choix de franchir la cordillère des Andes, malgré le peu d’enthousiasme du contrôle aérien chilien. «Il nous conseillait de passer par Ushuaia, mais je me suis senti motivé pour suivre la route de l’Aéropostale. Je

n’oublierai jamais ce vol. Grand soleil à 4000 mètres, pour contempler «d’en bas» l’Aconcagua, et ses 7000 mètres. À l’arrivée, avec des copains argentins, nous avons repris la recherche, et trouvé enfin la panne de courant. C’est donc confiant que je me suis envolé pour rallier Brasilia, distant de 3400 kilomètres. Arrivé sur place, de nuit bien sûr, j’ai constaté que la piste n’était pas éclairée. Une fois encore mon cousin intervient, en nous guidant avec les phares de sa voiture. Je l’avais peut-être déjà dit, mais il vit au Brésil et connaît beaucoup de monde. Parmi ses amis, il compte Nelson Piquet, triple champion du monde de F1. J’ai rencontré un gars extraordinaire, passionné d’aviation, de bateaux et de voitures. Il a une énorme collection dans sa propriété que j’ai eu la chance de visiter. Encore un souvenir inoubliable.»

TRAVERSÉE DE L’OCÉAN ATLANTIQUE

Après quelques jours de pause au Brésil, et un vol interne pour Recife, l’équipage se Suite page suivante x

Page de gauche u Survol de Morea, en face de Tahiti. v Inoubliable passage de la Cordilière des

Andes, avec vue sur l’Aconcagua. w Belle rencontre au Brésil avec l’ancien champion du monde de F1 Nelson Piquet.

Page de droite x Jean-Pierre Lebet a les yeux qui pétillent au récit de son périple. y Un souvenir écrit des quelques pannes vécues dont celle qui a provoqué l’escorte de l’armée de l’air française. y

u

u

«LE PIPER COMANCHE N’ÉTANT PAS PRÉVU POUR LES LONGS VOLS AU-DESSUS DU PACIFIQUE SUD. NOUS AVONS DONC COMMENCÉ PAR L’ÉQUIPER DE RÉSERVOIRS SUPPLÉMENTAIRES.»

u L’autonomie du carburant, un élément vital pour un aussi long périple. v Superbe vue sur Aitutaki, Cook Island. u

préparait à 15 nouvelles heures de cockpit pour rejoindre Dakar. «Encore quelques anecdotes, avec notamment le fait que pour être autorisés à effectuer un vol transatlantique, nous devions avoir une radio HF à bord. J’avais répondu OK à la question correspondante en déposant le plan de vol, mais je n’avais que la radio satellite. Du coup, après deux heures et plusieurs appels de Recife, que je laissais sans réponse, les contrôleurs m’ont demandé de revenir. J’ai fait mine de ne pas entendre, et j’ai continué, mais durant le vol on recevait des communications depuis des avions de lignes, dont un qui disait que nous n’étions pas autorisés à nous poser à Dakar. Daniel et moi, on s’est regardés en riant. Ils veulent qu’on se pose dans la flotte après 15 heures de vol ou quoi ? À l’approche, on a été pris sur la VHF et on a eu l’autorisation d’atterrissage. Du coup, je ne faisais pas trop le malin, je craignais de me faire engueuler, mais plus personne ne nous a rien dit. Le plus dur était fait.» L’épisode et le vol digérés, le voyage se poursuivait deux jours plus tard, en mettant le cap sur Marrakech (9 heures de vol). «Pas la période la plus facile, avec le survol notamment de la Mauritanie, où il y a parfois des tirs sur des avions depuis le sol.» Arrivé à bon port, le vaillant Comanche reprenait ensuite l’air pour se rendre à Tanger, avant de traverser la Méditerranée jusqu’à Séville.

Le reste du voyage n’était plus que formalité, mais il fallait tout de même passer encore 6 heures 50 aux commandes pour un dernier atterrissage à Genève et écrire le mot Fin sur deux mois d’un fantastique périple.

This article is from: