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Les routes de la passion
Il y a ces routes qui sont une invitation à nous isoler du monde. On les trouve à l’écart des grands axes routiers de chaque pays, elles sont presque cachées. Ce sont des routes sans bande médiane, avec un minimum de signalisations et sans feux. Par Michael Bahnerth
Ce sont les plus belles routes du monde, elles relient le Tout au Rien, et ceux qui les empruntent s’éloignent et s’approchent simultanément d’eux-mêmes.
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À chaque fois que je suis bloqué dans un embouteillage ou dans ma vie, je pense à ces routes qui m’ont marqué pour toujours. Je visualise leurs virages et leurs lignes droites, je pense pouvoir les sentir dans ma chair, me fonds en elles et dans le paysage sur lequel elles sont posées comme sur un tableau. Peu importe si l’on les parcourt à cinquante kilomètres à l’heure ou à plus de cent, car le temps semble s’être arrêté de toute façon – comme toujours, quand on avance dans l’extase d’une passion.
Seul existe le bruit croissant ou décroissant du moteur, la mélodie du vent à travers les vitres ouvertes. Il n’y a pas de silence, juste de la tranquillité. On se fond dans tout, dans soi-même et dans l’univers, et avant chaque virage apparaît la certitude que la route se poursuit sur ces «chemins du ciel».
On finit par arriver : au sommet d’un col, au bord d’une mer, dans un village. On s’arrête, on coupe le moteur – le monde devient silencieux et bourdonne à l’intérieur de soi. On sort de la voiture et on a ce sentiment étrange d’être debout sur ses pieds, mais de continuer à rouler. On regarde en arrière, aperçoit les méandres de la route se transformant en un souvenir qui ne sera jamais à court de carburant. Et en même temps, apparaît le désir ardent de rouler sur une autre des plus belles routes du monde – et l’envie de connaître à nouveau le sentiment d’accélération et, parallèlement, de ralentissement de son propre être sur ces routes.
PREMIERS RÊVES
Ma première voiture était une Ferrari 308 GTS Quattrovalvole, 240 CV, cette déesse parmi les automobiles, avec laquelle Magnum, plus tard, empruntait les routes d’Hawaï dans la série du même nom. Nous étions des amis inséparables, nous découvrions le monde ensemble, nous le parcourions à toute vitesse. J’avais quatre ans, cinq peut-être, la 380 était un jouet – qui pourtant a lancé pour toujours mon moteur, de cette sincérité ludique pour l’automobile.
Il est probable que la raison en soit ma certitude qu’une voiture est et sera toujours un moyen de locomotion pour une exploration aventureuse du monde. Un précieux ami donc. Aujourd’hui encore, comme il y a cinquante ans, quand, petit garçon, je m’échappais des quatre murs du salon parental avec ma Ferrari, je conduis toujours de la même façon, découvre parfois ou toujours les bons côtés du monde et de la vie. Rouler, tout simplement, partir et arriver, et jouir de cette vie sur roues dans l’entre-deux, accélérer et freiner en même temps.
Michael Bahnerth
Né en 1964 à Bâle. Pilote et copilote de l’équipe Oris Classic Rall Team, il est aussi auteur, a écrit et travaillé en qualité de rédacteur en chef pour la Basler Zeitung, entre autres. Pour Die Zeit, il a fait le tour du monde et il écrit actuellement pour la Weltwoche sur L’art, le déséquilibre omniprésent du périple cosmique et les difficultés de l’homme à ne pas perdre pied dans ce contexte. Bahnerth est l’auteur des livres Marieli Colomb – eine biografische Reise (2015) und Männer-Maladien (2017).
Je ne prends pratiquement plus l’avion, car un parcours en voiture est bien davantage capable de prodiguer le sentiment de voler. Il ne faut même pas rouler vite pour atteindre l’univers de c(s)es émotions. Il faut juste tenir le volant et lâcher tout le reste, se laisser entraîner par la route. Tout ce qui suit arrive tout seul : ce sentiment de liberté, de pouvoir bifurquer d’une route à l’autre à tout moment, de choisir soit un col, soit un tunnel, par exemple, l’autoroute ou une route de campagne – et d’arriver néanmoins au but, à moins de céder à l’envie irrépressible de rouler encore.
Si l’on fait les choses correctement, à savoir si l’on reste toujours cool – peu importe qui nous précède, roule à côté de nous ou nous suit –, on atteint inévitablement un état de mobilité innée qui correspondra aux besoins fondamentaux et à l’ADN originel de l’être humain. Dans notre société sédentaire, conduire une voiture représente le dernier élément restant du nomadisme. Nous préparons nos bagages, les rangeons, partons et allons plus loin. La voiture devient notre maison, l’itinérance notre patrie. Il est probable qu’en considérant que la voiture a toujours été plus qu’un véhicule nous conduisant uniquement de A à B, l’automobile a perpétuellement été associée à la liberté. Une voiture est une capsule qui miraculeusement nous libère des contraintes du monde. Celui qui est assis derrière le pare-brise pense que tout est possible, pour autant qu’il y ait une route et du carburant. Chaque fois que le moteur démarre, on aurait la possibilité de ne pas s’engager dans le parking de l’entreprise et de continuer, d’aller plus loin tout simplement, au moins à proximité des lieux de nostalgie éloignés de sa vie.
Je ne suis pas tout à fait certain que les voitures possèdent une âme, mais c’est fort probable. Ce sera probablement une âme hybride, composée de parts féminines et masculines. Le moteur me paraît être masculin, le châssis plutôt féminin. Ce qui explique pourquoi aussi bien l’homme que la femme peuvent aimer une voiture, car elle est en mesure de donner une impulsion à la qualité la plus faible de chacun, c’est-à-dire à l’autre en soi. De nos jours, cependant, on s’engage dans une impasse éthique si l’on prétend que les femmes, bien plus que les hommes, ont une relation pragmatique à la voiture, alors que les hommes ont un amour plus profond – ce qui pourrait signifier que les hommes, du temps où le partage des rôles était différent, étaient des cow-boys et que cette nostalgie d’un moyen de transport sous les fesses est toujours présente. Cela expliquerait pourquoi les hommes s’occupent presque avec dévouement de leurs voitures, passent l’aspirateur dans l’habitacle et astiquent leurs carrosseries.
Certes, il y a des exceptions : les amazones de la voiture, des femmes ne craignant pas la conduite automobile engagée. On s’entend avec elles à merveille, car on a toujours un thème de discussion inépuisable en commun, et parce que dans leurs veines coule de l’essence. Elles présentent un seul inconvénient, et pas des moindres : elles veulent toujours prendre le volant. Pour un homme passionné de voitures, être cantonné sur le siège passager est une petite punition à chaque fois. Il se sent enfermé et se fait du souci. Et l’on ne vit pas l’extase de l’accélération de la même manière si on ne l’a pas déclenchée soi-même.
Il est fort probable que les âmes des voitures ressemblent à celles des êtres humains : il y en a des grandes et des petites, celles que l’on remarque immédiatement et celles qui ne nous atteignent pas, parce qu’elles sont trop petites ou parce qu’elles se cachent. Certes, les petites voitures peuvent avoir de grandes âmes, et les grandes voitures de petites âmes. Ce sont les routes qu’elles ont maîtrisées qui font la différence. C’est comme avec les êtres humains : on lit le parcours de vie de quelqu’un dans ses yeux et dans les rides de son visage.
Une voiture avec de l’âme a quelques égratignures par-ci, par-là, et des bosses générées par les aspérités de l’existence, des traces d’utilisation à l’intérieur comme à l’extérieur. Son âme a une odeur unique, liée de manière indissociable à celle de son propriétaire. C’est pour cette raison que les voitures neuves, bien que belles et luisantes, n’ont pas encore d’âme. Il faut quelques routes, les premières égratignures et quelques blessures pour aboutir à une personnalité.
Autrefois, il m’est arrivé de conduire – juste sur un petit tronçon du paddock jusqu’au départ de la Classic-Rallye Mallorca – la Porsche 911 ST 2.3, appelée « Porsche Chiquita » à cause de sa couleur et des autocollants couleur banane qui, quand elle n’était pas encore catégorisée « classique », dominait les courses d’endurance au début des années 1970. Plus tard, la voiture a disparu, mais elle n’est jamais morte, car – et ça peut paraître un peu bizarre – elle portait quelque chose d’immortel en elle. Un garage l’a réparée, lui a insufflé une nouvelle vie, et c’était à nouveau comme avant, à l’apogée de son existence.
J’ai passé peut-être trois minutes au volant de cette voiture, je n’ai jamais passé plus que la deuxième vitesse, mais aujourd’hui encore, j’ai sa sonorité dans l’oreille, la mélodie de son moteur, sa force, son âme et son regard qui ne lâchait pas les gens qui la regardaient dans les yeux. Il est bien entendu parfaitement possible de vivre sans voiture. Mais la question est : est-ce souhaitable ? Le renoncement à la voiture ne nous priverait-il pas de quelque chose de foncièrement essentiel, de la possibilité, disponible en tout temps, de se transporter soi-même dans d’autres sphères ? C’est pourquoi je ne pense pas qu’un monde sans voitures sera meilleur. Tout au contraire, il serait infiniment petit, sans possibilités de s’en échapper aussi, et dépourvu de motivation. Et avant tout sans passion.
Vous pouvez découvrir ce texte dans sa version originale en allemand sur acs.ch/ themes-interessants.
Notre mission : Passion Automobile
Au XXIe siècle aussi, conduire une voiture doit et peut procurer du plaisir – que ce soit au volant d’une classic car, d’une voiture de sport ou d’un véhicule électrique. Pour cette raison, l’ACS vit pleinement la passion pour l’automobile et s’engage de manière déterminée et proactive pour défendre les intérêts de ses membres. Aussi, nous avons demandé à Michael Bahnerth, auteur « auto-affine », de partager son regard sur la passion automobile avec nous.