CULTURE DU JEU . tome I

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LE COCQ ADELINE & DESCAMPS AUGUSTIN . ECOLE NATIONALE SUPERIEURE D’ARCHITECTURE & DE PAYSAGE DE BORDEAUX


SOM M A I RE


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AVANT-PR O PO S

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JOUER C’EST SE DEVELOPPER

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L’APPRENTISSAGE PAR LE JEU 18

A

L’ENFANT, SES PARENTS, LA VILLE 44

B

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«ARCHITECTU RES» DU JEU, DROLES DE PAYS A G E S

LE JEU, PARTIE INTEGRANTE D’UN PROCESSUS 80

A

ESPACES GENERIQUES, LA REPONSE ACTUELLE 128

B

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F IN D E PR O PO S

BIBL IO G R APH IE

les sens et le jeu 20 les savoir-faire, la socialisation 29 le détournement 37 l’enfant estimé à travers le temps 46 grandir aujourd’hui 54 relations actuelles entre enfant et ville 66

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nouvelle ambition des villes 82 le jeu comme élément de reconstruction 92 l’enfant au coeur du projet urbain 102

un paysage systématique 130 une création avant les normes 152


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AVANT-PROPO S

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Photographie personnelle. Baseball de rue. Jodphur. Inde. juin 2014.

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Avec 79,5% de citadins en France aujourd‘hui1, la plupart des enfants se développent en ville. C’est donc souvent un contexte urbain qui supporte leur évolution. La ville construction de l’homme pour l’homme, entrevoit-elle l’enfant et son univers comme fondement et origine possibles dans le travail de conception ? Au-delà des caractéristiques paysagères propres à chaque ville, où que l’on soit, le traitement de l’espace public se ressemble, se confond, voire s’uniformise. A qui se destine l’aménagement public des villes ? Et à quoi se conforme-t-il ? On ajuste la ville, son espace public, principalement en fonction du besoin des gens qui travaillent. Pour les adultes donc, plus précisément, pour les adultes motorisés. L’urbanisme fonctionnel persiste encore aujourd’hui. Les ‘ espaces réservés à…’’, induisent une assignation des citadins dans leur mobilité. Souvent, la circulation automobile prime sur les déplacements doux, cependant depuis peu la domination de la voiture sur les piétons a clairement été réduite. Sous l’impulsion de plusieurs politiques de mobilité, des requalifications des centres villes pour favoriser la marche à pied et limiter le trafic apparaissent. A Paris, sur les Berges de Seine2, en Espagne à Pontevedra3 en coeur de ville, à Montpellier4, etc… Les exemples sont nombreux. Si le développement de la piétonisation est plébiscité, c’est bien qu’une prise de conscience collective ébauche les bénéfices d’un tel renversement de paradigme. D’une part sanitaire, mais aussi pour réactiver une culture sociale de rue, une appropriation de l’espace de la ville, encourageant les rencontres et les échanges. Les planifications urbaines via des aménagements spécifiques, cloisonnent les relations entre citadins. Légitimement entre automobilistes et piétons, outre les flux de circulation qu’en est-il de la mixité des usages ? Les villes permettent-elles une appropriation des habitants, une modularité des pratiques de notre environnement ? Play streets in London tente de réadapter certains espaces publics permettant aux gens de jouer à partir d’une structure temporaire ou permanente en fermant des rues aux voitures. Le mouvement des “Open streets” (rues ouvertes) initié en Colombie avec “Ciclovia”5, favorise les espaces cyclistes et piétons dans les villes. Ce type d’usage s’applique aux personnes de tous âges. Ces initiatives laissent libre cours à l’improvisation de chacun. Elles permettent un autre regard et une reconquête du milieu quotidien. Mais se préoccupe-t-on plus particulièrement de l’enfant dans l’aménagement public ? De sa taille, son échelle, ses proportions, ses perceptions, ses capacités physiques dans la création des divers espaces urbains ? Si des mesures considérables ont été prises pour adapter la ville à une partie de la population telles que les personnes âgées, les personnes sujettes à un déficit quelconque, pourquoi ne pousse-t-on pas à l’extrême ces considérations jusqu’à modeler les espaces pour chaque catégorie d’habitants ? http://www.statistiques-mondiales.com/france.htm pour l’année 2015. Aubin Busalb. A Paris, la voiture bannie sur la rive gauche de la Seine. http://www.mobilicites.com/011-1848-A-Paris-la-voiture-bannie-sur-la-rivegauche-de-la-Seine.html. 23 janvier 2013. 3 Cabiron Christine. Espagne : Pontevedra, la ville où les piétons sont rois. http://www.mobilicites.com/011-3078-Espagne-Pontevedra-la-ville-ou-lespietons-sont-rois.html. 24 septembre 2014. 4 Développement de la piétonisation. http://www.montpellier.fr/3258-projet-de-plan-local-de-deplacement-urbain-montpellier.htm. 2016. 5 Ciclovias. ttp://www.cicloviasrecreativas.org/en/ 1 2

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Nick Hedges. A girl skipping in a street of back to backs. Leeds. 1970.

Les enfants (de moins de quinze ans ; 18,6% de la population française6) se contentent de marches trop hautes, dessinées à l’usage des jambes d’adultes, s’amusent de rambardes pour stationner les vélos comme de barres de suspension, se heurtent à des bornes, poteaux, dont l’unique utilité est d’interdire le stationnement. Comment dans cet espace mesuré, normé qu’est la ville, prendre en compte l’évolution de l’enfant ? Il est l’image du variable, du changement alors que l’adulte, lui, n’évolue plus que très peu. La ville propage quotidiennement certaines âpretés auxquelles l’enfant s’acclimate et sans broncher. Il fait face à la dangerosité des voitures, à des rencontres fortuites, ressent peut-être plus insidieusement les carences d’espaces dits naturels. Sa taille n’est pas établie comme étalon de mesure, soit, mais est-il considéré comme acteur de la ville, capable de porter un jugement sur ce qui l’entoure et ce qui produit son paysage quotidien ? L’enfant citoyen, est-il pris en compte dans la fabrique de la ville ou est-il perçu comme une source de contraintes, dont le comportement et l’évolution importunent ? Durant l’enfance, on ébauche ses premières perceptions de l’espace avec pour unique dessein de pouvoir en jouir selon ses besoins. Subtilement, l’activité psychomotrice, synergie entre le corps et l’esprit, s’harmonise, se perfectionne. De par la faculté de se mouvoir, la prise de conscience de soi, de son propre corps, en se rendant compte du contexte spatial, et de la possibilité de s’y adapter. 6

http://www.statistiques-mondiales.com/france.htm pour l’année 2015.

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Pas à pas, nous évoluons dans un lieu donné, clos dans un premier temps : le ventre, une chambre, ensuite plus vaste, dans une maison, un appartement. Puis se révèle notre milieu tout entier, quelques rues, l’école, des bouts de ville, des paysages inconnus jusqu’alors. Instinctivement, l’enfant orchestre une expédition. Une découverte placée sous la surveillance attentive des parents, car rappelons-le, il reste longtemps dépendant d’eux. Il va envahir ses alentours, avec comme intentions de percevoir l’étendue, les limites, les distances, la profondeur, mais aussi les couleurs, la disposition des éléments, les barrières... Sans en avoir pleinement conscience, l’enfant acquiert toutes les notions spatiales et cela notamment en jouant. Car si nous ne l’avons pas encore clairement énoncé, le jeu est essentiel à notre éducation.

Il est la condition d’accès à la conscience que construit peu à peu tout être de la relativité de son existence dans le temps et dans l’espace.”7 Cette quête spatiale se déploiera aux prémices, presque exempt de référence, sans analyse précise. L’enfant vit et s’adapte aux circonstances de son espace mis en oeuvre par les adultes. De toute notre existence, il n’y a qu’ici que l’acquisition du savoir se fait aussi intensément. Le monde qui nous entoure est expérience du corps, puis, il devient intelligible, grâce à l’apprentissage de la langue, de l’écriture et de la lecture. Pendant l’enfance, tout un faisceau de révélations forge notre future autonomie. Par la capacité de se situer, de s’orienter, de s’organiser, de se déplacer dans son environnement, l’enfant progressivement va commencer à structurer l’espace vécu. Cela lui permet de construire un monde réel et/ou imaginaire. Il se forge un regard sur ce qui l’entoure (après sept ans apparaissent les premières notions de perspective8), discerne sa gauche, sa droite, peut considérer l’espace du point de vue d’une autre personne, commence à avoir un avis personnel sur son habitat. A cet âge, inéluctablement, tout est à apprendre et le jeu en favorise la mémorisation. Nous étudierons justement cette tranche d’âge, de six ans au début de l’adolescence. Quoi de plus naturel que de jouer pour éduquer nos connaissances. A ce sujet, Jacques Simon nous fait songer que “le jeu est aussi la prise de possession de la terre, du feu, du végétal, de la lumière, des odeurs, des couleurs… de l’espace de l’enfant. C’est aussi créer, imaginer, reconstruire à sa façon le monde environnant, c’est l’apprentissage de soi-même et des autres.”9 Les enfants ne se conforment que rarement, et certainement moins que les adultes, à des usages attendus. Ils n’envisagent pas de manière inée la fonction prévue d’un élément. L’attribut pratique du garde-corps, le banc de ville fait pour s’asseoir, les bandes blanches du passage piéton, la bordure de trottoir (…), mais entrevoient plutôt ces éléments comme une marge de manoeuvre. ‘ Marge’’ qui efface temporairement la fonction pour laisser place au jeu. Parmi les multiples sens que le mot “Jouer”10 comporte, nous retiendrons celui de la mécanique ’“Avoir du jeu”: Trop grande facilité de mouvement, défaut de serrage entre deux pièces.

Brossard-Lottigier Sylvie. Chapitre quatre. Le jeu: un impératif éducationnel. dans La ville récréative, enfants joueurs et écoles buissonnières, sous la direction de Thierry Paquot. Infolio. 2015. p.62. 8 Leroy Alice. Représentation de la perspective dans les dessins d’enfants. article. 1952. p.286-307. 9 Simon Jacques, Rouard Marguerite. Espaces de jeux : de la boîte à sable au terrain d’aventure. D.Vincent. 1976. p.152. 7

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Photographie personnelle. Cui-cui. Bordeaux. mars 2016.

Faciliter le bon fonctionnement d’une pièce en lui donnant plus d’espace pour se mouvoir. Le jeu est alors la capacité à déceler un caractère inhérent à un espace et à le détourner au bénéfice de l’amusement. L’action enfantine déjoue pour le simple besoin de jouer. Il est la possibilité de s’approprier un lieu et de le soustraire à son usage prévu initialement. Comme une expérience totale, l’enfant projète son désir d’action par le jeu sur son environnement. Pourtant, se loge entre ce constat de la nature même de l’enfant et d’un urbanisme réglé, une antinomie évidente. L’aménagement urbain d’aujourd’hui laisse-t-il justement suffisamment “de jeu” entre ses mécaniques de composition pour que l’enfant y trouve les interstices en faveur du jeu ? Il a besoin nous l’avons dit, d’une liberté de gestes, de mouvements. Il engage une relation active avec son environnement, d’abord de manière intuitive puis de plus en plus consciente. Cette correspondance est-elle aujourd’hui affectée ? Se pose alors la question du jeu en ville pratiqué par les petits. Pourquoi la ville a-t-elle pris en compte ce besoin dans son agencement ? Quelles sont alors les propositions de la part des aménageurs ? Avec quelles études, professions se concrétisent ces espaces ? En définitive, qui s’occupe d’imaginer le jeu des enfants ? Quelle est la place de ceux-ci dans cette création, concertation, avis, ou simple enjeu programmatique de la ville ? Les espaces urbains actuels suggèrent l’anticipation, la mesure, les réglementations en vue d’atteindre des objectifs précis et certifiés, et plus encore afin de congédier toute possibilité d’incertitude, tant assimilable au sentiment d’insécurité. Or l’indétermination est précisément un aspect fondamental du jeu. Le besoin d’inventer, d’improviser et de créer est inhérent à cette idée. Dans la ville programmée, et sécurisée, quelles sont alors les opportunités de jeu libre ? Pourquoi réitérer le même cadre à l’activité ludique, activité pouvant recouvrir des formes multiples ? Aujourd’hui, la distraction de l’enfant dans l’espace public ne déborde que rarement de zones assignées au jeu. Comment jouer hors-champ, c’est à dire ailleurs que dans des lieux programmés ? Le terme anglophone d’“islandization”, traduit cette relégation des enfants dans un monde “fait pour eux”, assujettis au fonctionnalisme, ils naviguent “d’îles en îles”. Leur emploi du temps programmé les conduit entre la maison, l’école, les activités extra-scolaires, etc…

Définition de Jouer, site internet Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales http://www.cnrtl.fr/definition/jeu. Christensen, P., James, A. et Jenks, C. 2000. Home and movement. Children contructing ‘family time”, in Holloway, S. L. et Valentine, G. (dir.), Children’s Geography. Playing, Living, Learning, London : Routledge, p. 139-155.

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Dans la critique du présent, on doit savoir si la ville, évolutive, emplit de fantasmes et de cultures, peut prétendre elle aussi à favoriser l’imaginaire, si bien déployé lorsque l’enfant joue. Les réponses actuelles apportées par les villes au besoin de jeu se concrétisent par des “aires”, ces surfaces planes où rien ne pousse hormis des toboggans métalliques et des animaux sur ressort. Des espaces figuratifs présentant des décors “fantastiques”. La ville poussée par la crainte des responsabilités, de la sécurité, des assurances, du règlement, se prémunit du moindre écart de conduite par une surenchère de protections, signalétique, mobilier urbain préventif, au sein de ces espaces. C’est la période du “au cas où…” A travers le temps, la formalisation du ludique dans la cité ne s’est pas divertit. Pourquoi s’être contenté de cette unique vision dans la conception de ces lieux ? Le conditionnement semble répétitif, les actions limitées, et l’appropriation complexe. D’ailleurs peut-on considérer ces endroits comme des “espaces” de jeux ? Quelle spatialité, expérience corporelle a-t-on développé en ne traitant ce besoin que par la fabrication de “mobilier” ? A l’instar de quelques références étrangères, des aménagements ont été réalisés par des architectes, par la volonté des pouvoirs publics d’utiliser le jeu comme réel potentiel de composante de la ville. A Amsterdam notamment où l’architecte Aldo Van Eyck connu surtout pour ses projets de “grandes” architectures, (en comparaison à sa “micro”-architecture) a réalisé plus de sept cent “lieux” de jeu. Des enfants qui jouent, des jeunes faisant des exercices physiques, des personnes âgées se regroupant autour d’une discussion de quartier, un lieu fédérateur. Le patrimoine architectural de Aldo Van Eyck bénéficie d’une reconnaissance, cependant ses “playgrounds” sont totalement évincées de toute protection8. Plusieurs ont été détruites, d’autres ont été remaniées. Alors, l’aire de jeu est en fait estimée comme simple objet fonctionnel de la ville. Ne mérite-t-elle donc aucune préoccupation de sauvegarde, ni d’entretien ? Quel statut obtient-elle par les politiques de la ville ? Elle semble un des rares aménagements urbains à être renouvelé régulièrement, pourquoi ? Si il est possible de proposer des alternatives à ce qui est majoritairement implanté dans nos villes d’aujourd’hui, il nous parait évident que le paysagiste et l’architecte ont un rôle à jouer dans ce que pourrait devenir ces nouveaux espaces. Pourquoi nos métiers ne pourraient-ils pas s’accorder sur cette nécessité vitale qu’est le jeu ? Après tout, si il y a une fonction prescrite par Le Corbusier dont les villes pèchent, c’est bien “se récréer”9. Habiter, circuler, travailler, l’architecte, le paysagiste et l’urbaniste s’y adonnent bien volontiers. Nos métiers ne s’exposent que très rarement à ces considérations ludiques. Pourtant, au même titre qu’une construction d’un ilôt d’habitation ou d’une tour de bureaux, le lieu propice au jeu requiert un travail de l’espace, une disposition à concevoir un site, à exploiter sa singularité. Au lieu d’être des aménagements Christensen P, James A. et Jenks C. Home and movement. Children contructing family time, in Holloway. S. L. et Valentine, G. (dir.), Children’s Geography. Playing, Living, Learning, London : Routledge. 2000. p.139-155. 8 Kollarova Denisan, Van Lingen Anna. The Playspaces of Aldo van Eyck. https://www.youtube.com/watch?v=WWgPiW2mYQc. Sheffield’s Site Gallery. Septembre 2014. 9 Le Corbusier. Les quatre fonctions fondamentales à l’accomplissement desquelles l’urbanisme doit veiller. Charte d’Athènes. Essais. 1943. 7

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relégués et contraignants, il serait intéressant de les souhaiter comme générateurs de nouvelles pratiques physiques et sociales de l’espace public. Le jeu au-delà de son caractère intrinsèque à l’apprentissage de l’enfant, n’est-il pas finalement une culture propre à l’homme ? N’invite-t-il pas des connaissances physiques et intellectuelles lors de sa mise en œuvre ? Pourquoi serait-il limité à un âge, et à des attentions uniquement de l’ordre du plaisir, de l’inutile, du futile ? Notre étude nous mène à approcher l’univers de l’enfance, de là, naît une démarche empirique celle de rentrer en contact avec les concernés10. Trop longtemps éloignés de réalité concrétisante lors de nos cursus, nous avons pris l’initiative de rencontrer des enseignants de l’éducation publique et leurs proposer des ateliers avec leurs classes d’élèves. Enjoués par ces rencontres qui nous touchent par leur richesse, et leur apport, nous apprenons à vérifier, écouter, percevoir les envies, les besoins et remarques des enfants. Au travers de ce mémoire, nous désirons comprendre et re-questionner des paramètres acquis de notre société occidentale. Il n’est pas question ici d’aborder la psychologie de l’enfant, ni même son éducation, ce qui serait bon ou mauvais pour lui, nous ne sommes pas en mesure de le jauger. Nous nous intéressons à la valeur du jeu dans l’apprentissage de la communauté et de l’environnement bâti. Quel cadre supporte

l’évolution de l’enfant de nos jours ? Son environnement physique, ce qui le pousse à jouer ou non dans l’espace urbain, et public. Nous constatons différents phénomènes de jeux, les distractions éphémères comme les foires, les fêtes, les kermesses, ou encore les lieux privés faisant du jeu un commerce, les parcs d’attraction à thème. Cependant nous nous attachons au caractère impulsif et naturel du jeu quotidien. Du fait de nos études, nous sommes animés par l’envie d’assimiler les ressentis qu’ont les enfants à l’égard de ce qui les entoure. Quelles sensations, quelles émotions et quelles réactions vont entraîner sur eux tel ou tel aménagement spatial. Il s’agit de comprendre le contexte temporel, et socio-culturel dans lequel ils grandissent ; une ville, laquelle, les interactions qu’ils entretiennent avec la

Les écoliers de CE1. Atelier, Dessine moi chez toi. Ecole Flornoy. Bordeaux. 09.02.2016.

Ateliers avec la classe de CE1 de Mme Isabelle Debusschere, Ecole Flornoy, St-Augustin, Bordeaux 2016. Séance avec la classe de CE1/CE2 de Mme Delphine Noble Roland, Ecole Deyris, St-Nicolas, Bordeaux 2016.

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sphère extérieure à celle de la famille ; leurs trajets quotidiens, l’indépendance, puis leur relation au cadre bâti, végétal ; ce que cela induit sur leurs mouvements, leurs appropriations, leurs propensions à s’amuser. Nous aborderons dans un premier temps la tendance naturelle des petits pour le jeu et son importance conjointe à l’apprentissage. Comment le jeu induit-il sur la perception d’un lieu ? Comment l’enfant estime-t-il son territoire ? L’aménagement spatial, et sa qualité ont-ils des répercussions sur leurs ressentis ? Comprendre l’environnement familier de l’enfant et les potentiels attributs que constitue l’espace connu. Puis nous re-siturons notre propos dans son contexte historique plus vaste afin d’en dégager les répercussions actuelles. Quels sont les rapports qu’entretenait, et qu’entretient à présent l’enfant avec la maison, la ville, la rue ? Au fil du temps, son statut, et la notion de famille en général, ont énormément évolué. Les relations, l’attention, les préoccupations des parents envers leur descendance se sont vues modifiées. Comment ces changements ont-ils entraîné une quasi sacralisation de l’enfant ? Quels impacts sur sa vie ? Son éducation, son milieu de vie, son indépendance et/ou dépendance, sa considération auprès de la société. D’un jeu réel, en prise avec la terre, nous sommes face à de nouveaux jeux, des jeux virtuels. Offrant la possibilité d’un ailleurs tout en restant immobile chez soi. Comment cette nouvelle manière de jouer influe-t-elle sur les enfants et leur envie de jeu, leur étonnement, leur curiosité, leur apprentissage ? La mobilité de ces derniers, leur autonomie, et leurs responsabilités ne seront-elles pas entravées par cette attraction pour ces univers fictifs ? Ne risquent-ils pas d’entretenir une méconnaissance, une indifférence de l’enfant pour son quartier, sa ville ? Tant de médiums le connectant temporairement et de façon illusoire au monde extérieur. Alors, quelle place le jeu en ville a-t-il ? Les aménagements publics ne rentrent-ils pas en concurrence avec ces divertissements numériques ? Dans un second temps nous serons amenés à étudier la formalisation du jeu dans l’espace public, sa considération dans l’aménagement des villes, son caractère, son esthétique, son évolution. Le besoin de jeu est pris en compte au cours du XXe siècle, quelle stratégie, quelle ambition pour cette pratique, reconnue tardivement par les gens comme d’un élément essentiel pour les enfants ? En estimant le jeu, on a donné un cadre à leurs activités, pourquoi a-t-on voulu les extraire de l’espace de la rue ? Si on a commencé à les parquer dans des lieux spécifiques retranchés de l’ambiance de la cité, on a aussi développé un savoir-faire du jeu métaphore de la réédification de la ville par les activités manuelles de ces derniers. C’est le phénomène des Junk Playgrounds, puis des Adventure Playgrounds. Nous verrons comment l’enfant fut parfois mesure centrale dans la création de programmes.

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Puis nous chercherons à comprendre l’état actuel des choses. Pourquoi n’a-t-on que trop rarement crée une architecture spécifique au jeu ? Pourquoi le jeu est uniquement perçu comme mobilier et non comme fabrique de la ville ? On l’estime tout au plus comme une contrainte plutôt que comme un paramètre, partie intégrante de la société. En ce sens, peut-on dire que l’aire de jeu est un non-lieu ? Un espace inconsidéré ? Aussi, dans ces espaces étranges, on ne s’étonne plus de l’écartement volontaire de l’enfant du végétal (ou l’inverse). Soupçonnerait-on un peu de danger dans la ‘‘nature’’? Il existe une dimension irréelle dans ces espaces, jamais pourvus de terre, de sable, de bois mort... C’est un espace presque mensonger aux enfants, il s’évertue à vendre un monde serein où le risque est absurde. L’évolution est impossible alors que la notion de temps pourrait être tellement importante et plaisante dans le jeu. Aucune modification personnelle n’est dans les aires de jeu envisagée. Ce sont aujourd’hui des modèles presque inchangés depuis qu’ils existent. La mise en condition est similaire, répétitive... Ne peut-on imaginer une dispersion plus ample du jeu, s’affranchissant de la limite de l’enclos, inventant un parcours, une complémentarité ? Et ainsi, provoquer un autre scénario de jeu, peut-être plus excitant ? Comment réactualiser le jeu dans les aménagements publics afin qu’ils répondent aux besoins contemporains des enfants ? Car au final, le pragmatisme (en terme de norme, d’entretien par exemple) de l’aire de jeu rappelle que c’est une invention d’adultes. La pédagogie est raisonnée par eux et jamais concertée avec les premiers concernés, futurs usagers du lieu. Comment partir du paysage local, de sa spécificité et non de décrets, de règles pour aménager, susciter le jeu ? Et si l’on consent aux règles sécuritaires du jeu, comment alors contourner la norme ? Pourrait-on trouver un nouveau vocabulaire du jeu ? Enfin et tout simplement, quel ‘ travail’’, quelle place pour un architecte, un paysagiste au sein des espaces de jeux ?

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0 1 J OUER C ’ EST SE DEV ELOP P ER 16


“On joue à quoi?” Le jeu se soustrait à la réalité. Il scénarise notre réel. Il est le moment où l’on s’amuse, où l’on “s’occupe agréablement”. Jouer est une activité libre qui engage un sentiment de plaisir, elle est parfois dictée par des règles, par un système, mais elle est le temps des possibles. Parce qu’il n’existe pas une manière de s’amuser, le jeu se déploie sous des formes multiples, infinies. Le choix du jeu est bien vaste, l’enfant indécis hésitera entre plusieurs distractions, mais bien souvent, le jeu se fait spontané, il découle d’une malicieuse tendance à détourner chaque action en divertissement. Se prétendre marchand, guerrier, maîtresse, caissière, faire rouler des voitures dans un parking silo miniaturisé, construire sa maison en pièces de bois. On se plaît à reproduire des comportements de grands. Le jeu est une imitation rêvée de la vie d’adulte. Si le jeu est un faire, il est alors un faire de la créativité. “On change de jeu?” Incarner un personnage, devenir quelqu’un d’autre. Le jeu devient un monde à part, un langage corporel et mental. Parce que le jeu pousse à inventer, échafauder une histoire, des paroles, des images, des héros, des bons et des méchants, le jeu est intime. Fâché par un scénario qui n’est pas le sien, où qui ne satisfait pas son avidité de rêve, l’enfant se déplaît d’une activité qui l’ennuie. Transcendé par le récit qu’il se déroule sous le couvert de l’imagination, le soudain retour vers le réel est provoqué par un conflit d’intérêts. “Ca ne se passe pas comme ça dans l’histoire.” L’enfant défend ses vérités, ses croyances. Jouer offre d’une part la chance de se construire un ailleurs, mais aussi celle d’être maître de cet univers illusoire. Arrivés à un âge où il nous faut sans cesse mettre un nom sur chaque petite chose, chaque événement, ce moment de récréation est devenu le jeu. Naturellement il n’est pas toujours si clairement perceptible. Maintes fois, l’enfant joue car il est autre part. Il quitte l’environnement qui l’entoure et rentre dans son rôle. “On arrête de jouer.” Non pas à bulldozer, mais à coups de pied jetés maladroitement ça et là, on tente de détruire un château de sable élevé à renfort de pelle en plastique, lors d’une après-midi balnéaire. Dessinée méthodiquement à la craie, la marelle est effacée après avoir fait sauter à cloche-pied nombreux écoliers. Il en est de même pour la mini-ville Lego hissée sur son support vert gaufré. Démontée, balancée. On range toutes les pièces dans leur boîte, on fait disparaître le fruit du jeu. Les cabanes repaires sont démantelées. Souvent il n’en reste rien. Aucune preuve. Le jeu cesse. Des jouets qui traînent dans une chambre d’enfant. Sans vie, à peine eut-il fini de les brandir en l’air. Chambarder tout ce qui a fait sens lors du jeu, envoyer valser. Quelle jouissance certaine de démolir ce qui avait été minutieusement pensé, réfléchi. On oublie. Et surtout, on recommence. Il n’y a pas un temps pour jouer. Illimité temporellement, mais limité par un périmètre physique. On joue partout certes. Mais chaque lieu pour exister se construit par son contour. Alors si l’on joue au parc, ce n’est pas la cour de récréation ou le jardin du voisin. Le jeu est cadré. Il est un paramètre inestimable dans la construction que va faire l’enfant de sa relativité avec l’espace et le temps. Le lieu, lui, renvoie l’image édifiée de son imagination. C’est le support, mais aussi la source de fabrication du soi.

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La première notion spatiale de l’enfant naît de l’alternance de contact et de la séparation avec le corps de la mère, rapport topologique fondamental d’où découleront les autres : c’est essentiellement la dialectique du dedans et du dehors qui caractérisera la différenciation entre ‘‘le moi’’ et ‘‘l’objet’’ (Moi – intérieur – dedans – chaud / objet – extérieur – dehors -froid). La structure stable de l’espace restera celle d’un ‘‘intérieur’’ où loge le moi, séparé par une frontière, une ‘‘peau’’ de l’extérieur où résident le monde et ‘‘l’autre’’. Par cet ‘‘intérieur’’ le langage courant exprime clairement la maison que l’homme a construite et qui le sécurise.”1

Chombart de Lawe Marie-José, Bonin Philippe, Mayeur Marie, De la Soudiere Martin. Enfant en jeu. Les pratiques des enfants durant leur temps libre en fonction des types d’environnement et des idéologies. Editions du centre national de la recherche scientifique. 1976. p.17.

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A L’APPRENTISSAGE PAR LE JEU 19


les s ens et le jeu L’enfant évolue, se développe grâce à la confrontation de son propre corps avec son milieu. La construction d’une dualité entre la conscience de lui-même et celle de ses alentours donne à l’enfant confiance en lui. Tant que l’enfant ne se distingue pas de son environnement immédiat sa confiance en soi ne se distingue pas de celle qu’il porte à celui-ci. On peut par ailleurs rappeler l’étude psychologique de Donald Winnicott qui porte sur cette notion de l’être, du soi, “self”2 en anglais. C’est pour lui l’apprentissage qu’un jeune enfant acquiert de l’image de lui-même et sa capacité future d’adaptation à l’environnement. L’autonomie du corps dans l’espace va lui permettre de créer une pensée singulière au regard de ce qui l’entoure. La diversification des approches sensorielles de l’espace amplifie, enrichit les expériences entre intériorité et extériorité. Une multiplicité des terrains conquit par l’enfant procure des éléments possibles d’assimilation, de comparaison. Percevoir les analogies, les différences des environnements physiques côtoyés, déceler un caractère inhérent à chacun c’est appréhender ses ressentis, savoir leur donner une appréciation. Jauger pour plus tard juger. L’exploration d’un espace pour être absolue s’accomplit par des moyens empiriques dissemblables mais complémentaires. L’observation est celui qui nous confortera jusqu’à l’âge adulte et dont nous nous contenterons certainement dans nos avis. Enfant, l’observation n’est que le commencement d’une série d’expériences faite sur le réel. On ne se suffit pas de la vue. User de ces cinq sens n’a jamais été aussi efficient. L’essai, la tentative, la pratique des choses et du milieu sont révélateurs du besoin incessant de l’enfant de vérifier, constater, reconnaître, essayer, s’assurer. L’enfant en dépassant le stade de l’observation s’extasiera, ou sera, au contraire, désappointé par une image qui l’aura leurré. L’enfant du parc ne se satisfait pas de l’unique beauté de l’aménagement paysager. Quand nous adultes vanterons la vieillesse des arbres, leurs grandeurs, l’entretien impeccable des parterres de fleurs, et nous serons (si il l’est autorisé) peut-être assis sur la pelouse, l’enfant avide d’expérimentations, aura voulu s’accrocher aux branches, grimper tout en haut, se rouler dans l’herbe, et pourquoi pas en arracher quelques brins, tester leur solidité, contrôler leur résistance à l’air, goûter leur saveur. Il éprouve ce qui l’entoure par sa sensibilité, sensibilité par sa dimension physique, corporelle. Marcher, courir, escalader, tomber, sauter, rebondir, tourner, se suspendre, glisser, s’agenouiller, ramper, se balancer, autant de mouvements que le corps s’évertue à exécuter. Pouvons-nous dire que le jeu est initiateur de ces actions physiques, ou bien est-ce une manière naturelle et innée chez l’enfant de se familiariser avec un lieu ? A-t-il une pratique ludique de l’espace pour mieux le découvrir ?

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Winnicott Donald Woods . Processus de maturation chez l’enfant, Développement affectif et environnement. Payot. Science de l’homme Payot. 1989.

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Sa gestuelle du corps décomplexée le pousse à tâter toutes les surfaces, toucher les murs, s’allonger à plat ventre sur le sol, s’accroupir sous les meubles, se faufiler entre les buissons, se rouler dans le sable, sentir ses feutres, manger des bouts de gomme. Il pénètre son environnement par des paramètres totalement différents des nôtres. C’est là, probablement, un préjugé d’adulte de croire que l’enfant par ses comportements et expérimentations totales de l’espace est en train de s’amuser. Il est parfois simplement et spontanément occupé à mener une investigation complète de son milieu. L’enfant sait-il déjà qu’il joue ? N’est-ce pas une notion directement apprise par les parents ? Le moment du jeu diffère de la journée de travail à l’école, c’est en ça que l’enfant apprend qu’il y a des temps pour se récréer et d’autres voués à l’apprentissage pédagogique. Mais au-delà de cette idée, c’est une conception d’adulte de penser qu’un enfant joue de tout. Faire des pâtés de sable, par exemple, est un inconditionnel de la plage, un enfant n’exprimerait pas spécifiquement qu’il joue, mais plutôt qu’il est un bâtisseur de châteauxfort. Les filles “jouent” à la maîtresse, elles imitent des comportements observés, elles scénarisent. Il s’agit d’un jeu de rôle, pourtant tout est très sérieux, et parfois l’entente entre les joueuses n’est pas des meilleures. Jouer et ses dix-huit sens3 se jouent en réalité de nous, et nous en faisons abus de langage. Nous pourrons finalement dire que le jeu est un des paramètres dans la découverte consciente de l’espace et qu’il est certainement révélateur des tempéraments des enfants. A ce sujet, Docteur Stuart Brown fondateur de The National Institute for Play, nous rappelle que “Play is more than just fun”4, “Jouer ce n’est pas seulement s’amuser” à travers son étude et ses recherches sur les enfants et leur évolution il déduit un lien de cause à effet, entre le jeu et leur bien-être et plus largement entre l’activité ludique et la réussite. Il a notamment découvert en analysant plusieurs criminels, un point commun ; leur manque total de jeu durant l’enfance. Bien que cet exemple soit extrême, il est intéressant de voir le jeu comme un impératif dans le bon développement d’un enfant. Et de ne pas l’envisager comme une activité annexe mais comme partie intégrante d’une pédagogie5. Si le jeu est un besoin il est aussi un caractère instinctif de l’homme. “Même parmi l’horreur le désir de jeu des enfants a naturellement persisté… Un réflexe, instinctif et inné ancré dans la conscience humaine.” 6 L’énergie pour le jeu est inextinguible, il en fait la nature propre de l’homme. Malgré des conditions de vie dévastatrices, l’homme aspirera toujours à vivre “normalement”, jouer fait partie des récréations permettant un échappatoire éphémère possible. Lors du siège de Sarajevo, les habitants continuèrent de se distraire, de jouer au football7, etc... Le jeu est un élément vital ne se tarissant pas. Et l’enfance un passage déterminant dans l’épanouissement, la fabrication de tout être.

Définition du mot Jouer. Dictionnaire Petit Larousse Illustré.1978. Brown Stuart. Play is more than just fun. Ted conférence, https://www.ted.com/speakers/stuart_brown. 2008. 5 Brown Stuart. Taking Play Seriously. New York Times Magazine. http://www.nytimes.com/2008/02/17/magazine/17play.html?_r=0. 2008. 6 Eisen George. ‘ Children’s yearning for play naturally burst forth even amidst the horror… An instinctual, an almost atavistic impulse embedded in the human consciousness.’’ Children and Play in the Holocaust: Games Among the Shadows. Kindle Ed. 1990. p.35. 7 Ourdan Rémy, Chauvel Patrick. Le Siège (de 1992 à 1996). documentaire Arte http://www.arte.tv/guide/fr/049447-000-A/le-siege. 2016. 3 4

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L’enfant discerne, il est plus attentif et expressif à ses sensations et ressentis premiers que peut l’être un adulte. Le pédiatre Julien Cohen-Solal8 a réalisé une expérience avec une petite fille de deux mois, celle-ci le regardait avec intérêt et gentillesse. A l’inverse, il lui lança un regard sévère sans cette douceur qu’elle lui démontrait, en s’adressant à elle d’une voix sèche. La petite fille éclata aussitôt en sanglots. Au-delà de l’extrême émotivité de l’enfant, il est intéressant de remarquer la sensibilité considérable déployée. Car bien que le bébé ne comprenne pas encore le sens littéral des mots, il perçoit parfaitement les attitudes de son entourage et est capable d’en tirer des impressions. Il devient sélectif aux personnes à qui il sourit, à qui il s’adresse, par la perception qu’il a d’elles. Si cet exemple dévoile cette caractéristique chez le nourrisson, il est par ailleurs interprétable chez les enfants en général. Comme nous l’avons précédemment énoncé, l’enfant est dans une quête de connaissances et d’expériences, révélée par une curiosité et un désir de nouveautés. Une intense sensibilité est donc à cette période clairement affichée. Lors de la découverte d’un lieu notamment, l’adulte fera mécaniquement et instinctivement des connexions avec ce qu’il connait déjà, des endroits semblables, connus, ou vus auparavant. La comparaison à un référent est inévitable. L’enfant, lui, saura déceler un caractère immanent à ce lieu. Il se saisira d’une atmosphère, repérera des sons, des choses à toucher. La musique, par exemple, est un art auquel il semble très sensible. Il manifeste une spontanéité certaine à se déhancher, s’agiter, danser sur quelques rythmes entraînants. L’enfant exploite son milieu comme nous adultes ne le feront plus jamais. Souvent, sa capacité à apprécier un lieu va de pair avec le confort et la diversité que lui offre celui-ci. Parce qu’il est encore dénué de références et d’une culture qui lui est propre l’enfant estime ce qui l’entoure par sa qualité. Sa valeur est mesurable à l’appropriation qu’il va faire de cet espace. Maria Montessori9, médecin spécialisée en pédiatrie et psychiatrie, connue pour son intérêt pour la pédagogie enfantine vu comme un accompagnement du développement naturel de l’enfant, Dans cette oscillation entre ce que propose la réalité multipliait les espaces d’apprentissage environnementale et les impératifs biopsychiques, dans ses établissements. Ils pouvaient s’établit une réversibilité interne assurant l’équilibre prendre place dans les couloirs, par terre du symbolique et de l’objectif. La valeur attribuée aux sur de petits tapis à la disposition des végétaux ; animaux, et minéraux qui constituent le enfants ou dans les escaliers. Autant de milieu invite à les connaître mieux et la connaissance variétés spatiales sensées décupler les acquise leur accorde encore plus de valeur. interprétations des enfants, mais aussi leur L’imaginaire s’enrichit de l’expérience concrète, et la confort, et ainsi leur laisser le choix du lieu le plus adapté, et appropriable pour et par connaissance objective s’enrichit de l’évocation de eux. symbolique. Le processus est sans fin.”10

Messika Liliane. Imag’inaires de jeux, l’enfant, le jeu, la ville. Le jeu initiatique, ne pas vivre pour jouer…mais devoir jouer pour vivre. Entretien avec Cohen-Sohal Julien. Autrement. 2000. p.37. 9 Grunfeld Jean-François. La ville et l’enfant. Catalogue : Centre Georges Pompidou. CCI. Paris. 1977. p.44. 10 Pineau Gaston, Cottereau Dominique. Habiter la Terre ecoformation terrestre pour une conscience planétaire. L’Harmattan. Collection Ecologie et Formation. 2005. p.94-96. 8

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dessin de Sahra CE1. Dessine moi chez toi. Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016. code couleurs, bleu: salle de bain, wc, rouge: cuisine, jaune: chambre, gris: salon, orange: pièce joker, vert: jardin, terrasse.

L’expérience concrète est donc une manière d’éprouver, de ressentir. Mais c’est aussi la principale ressource accordant à l’enfant la faculté de se construire et de fonder son “soi”. Ses avis, ses goûts seront souvent catégoriques, certainement influençables. Plutôt pragmatique l’enfant ne fera pas de manière. Il sait ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas (en accord avec les goûts de ses parents), ce dont il a réellement besoin et ce dont il a envie sans être véritablement nécessaire. Exempt de caprice pour un jouet, il saura faire connaître ses appétences primaires. Alors, il pourra déterminer les ambiances qu’il apprécie, celles où il se sent en sécurité de celles qui l’effraie. Plus haut, nous l’avons dit, le jeu n’est pas forcément à l’origine d’une gestuelle propre à l’enfant, cependant il le pousse à constater les particularités de chaque lieu fréquenté. Nous nous sommes questionnés sur la corrélation possible entre la disposition, l’attrait d’un lieu et l’appropriation de celui-ci par l’enfant. En d’autres termes, l’aménagement de l’espace, qu’il soit intérieur ou extérieur porte-t-il atteinte à l’enfant, au point de faire naître chez lui un désir de possession de ce milieu ou au contraire, un déni, un rejet ?

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Lors de nos ateliers/rencontres avec les écoliers de CE1 de l’Ecole Flornoy de Bordeaux, nous avons voulu mieux cerner l’espace domestique dans lequel chacun d’eux vivaient tous les jours. Par la même occasion, cet exercice nous permettait de les questionner sur leur jeu favori, et la pièce de la maison propice à cet instant d’amusement. Des papiers de couleurs différentes créaient une légende visuelle des pièces (le salon en gris, la cuisine en rouge, les chambres en jaune, etc…). Via un collage, les écoliers ont pu réaliser des représentations mentales de leur espace quotidien. Des plans, qui deviennent des coupes, du mobilier dessiné en élévation, des murs dressés sur la feuille, des escaliers en volume. Les rendus ont été pluriels et hétérogènes. Parfois très sobres, presque un peu bruts, d’autres fois très riches et démonstratifs des détails qui marquent l’esprit des enfants. La forme des coussins du salon, les poignées rondes des portes, les ampoules suspendues à chaque plafond, ou encore les animaux domestiques. La première donnée qui nous a marqué est le besoin de l’enfant d’être conforté dans son choix de représentation (comment tenir la feuille, avec quel stylo dessiner…) puis la difficulté à représenter en deux dimensions ce qu’ils voient en perspective (de quelle manière signifier les étages, ou encore les balcons et jardins extérieurs), néanmoins ils savent comparer par grandeur les espaces, l’échelle étant cependant totalement faussée. La seconde chose étonnante, nous a été exprimée par le dessin du salon. Qui est en fait la pièce de la fameuse télévision. Elle ne manque sur aucune des représentations, et est évoquée par tous comme un élément faisant partie de leur jeu, de leur passe-temps. Nous ne nous risquerons pas à tirer de conclusion de ce fait, d’autant que nous n’avons pas de référent de comparaison, seulement nous avons remarqué la présence du jeu vidéo à l’âge de sept ans comme quelque chose d’extrêmement ordinaire. A travers les échanges entretenus avec la classe, nous avons pu découvrir des sentiments et avis personnels sur leur logement. Les enfants avaient des préférences évidentes pour certaines pièces de leur maison, et celles-ci étaient directement liées à ce qu’ils éprouvaient. Nathan, par exemple, dessine son logement, il choisit ce qu’il veut représenter, son salon, et sa cuisine au premier, sa chambre et celle de sa mère sont à l’étage inférieur, ces espaces du dessous il ne souhaite pas les esquisser. Lorsque nous lui demandons pourquoi, il répond simplement qu’il n’aime pas “descendre tout en bas”, “il faut prendre l’escalier pour y aller”, et que sa chambre il n’y va que pour dormir. Alors, on peut se demander si sa prédilection pour le salon comme lieu de jeu, ne vient pas du fait qu’il n’affectionne pas cette transition entre le “dessus” et le “dessous”, ce fractionnement en étage entre l’espace de jour et l’espace de nuit est alors clairement marqué. Certains, vont exprimer la petitesse ou le partage de leur chambre avec des frères et soeurs qui ne leur permet pas de place pour jouer. D’autres enfants, au contraire, vont préférer jouer dans leur chambre, mais elle se trouve sur le même plan que les pièces de vie, elle est plus grande, avec un balcon parfois. Il semble évident que l’espace et les ressentis qui s’en dégagent leur font inévitablement apprécier ou non celui-ci.

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dessin de Lilou CE1. Dessine moi chez toi. Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016. le mobilier d’extérieur en fer forgé, les coussins étoilés du canapé, les rideaux fleuris des chambres, en place centrale un long couloir.

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dessin de Pacome CE1. Dessine moi chez toi. Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016. une distinction marquée entre les étages, la télévision et le canapé sont les seuls mobiliers dessinés.

dessin de Fleur CE1. Dessine moi chez toi. Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016. plusieurs types de représentation, en plan, en coupe, la séparation des niveaux et le couloir. 26


dessin de Emma CE1. Dessine moi chez toi. Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016. la circulation entre les pièces figurée par un grand vide, des objets marquants comme la niche du chien, ou encore l’armoire aux poignées fleurs.

dessin de Mohammed CE1. Dessine moi chez toi. Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016. les ampoules pendantes, le tableau du salon, et le chat qui se cache. 27


Adulte, nos goûts penchent peut-être vers des aspects plus pratiques de la fonctionnalité des pièces de la maison. Mais nous ne sommes pas tant différents des enfants quant à nos préférences spatiales. Des pièces lumineuses, tantôt spacieuses, tantôt plus petites et intimes. La nature du sol et des murs a aussi un impact sur nos sens. Les couleurs et les textures. Les écoliers nous ont montré les tapis, les draps des lits, les cadres affichés chez eux. Nous pouvions deviner un nombre important de particularités qu’ils étaient en mesure de se souvenir et de retranscrire. Ils sont, nous le pensons, très attachés au familier, et à l’affect qui s’en dégage. D’ailleurs, nous pourrions probablement tous décrire de manière fine ce qui faisait l’ambiance, l’atmosphère, les qualités d’un lieu d’habitation côtoyé enfant. Même si la mémoire reste très subjective, nous conservons des réminiscences assez précises, peut-être justement, car enfant nous avions une emprise physique sur cet environnement qui nous faisait nous en imprégner sous de multiples aspects. Dès lors, on peut imaginer que les dispositifs spatiaux (par dispositifs spatiaux il faut comprendre ; tout ce qui est mis en œuvre dans l’espace) sont à l’origine d’une appropriation spécifique par l’enfant. De l’agencement de la maison, résultera une adaptation plus ou moins évidente, qui aura ainsi une répercussion considérable sur le rapport entre le jeu et l’enfant.

L’enfant découvre son propre milieu dans une interaction constante, en le transformant autant qu’il se laisse former, ce que l’on peut nommer l’appropriation.”11

Marie-José Chombart de Lauwe militante pour les droits de l’Enfant donne une définition assez juste de ce phénomène, elle peut d’ailleurs être mise en parallèle avec les théories du psychologue Jean Piaget sur l’assimilation et l’accommodation12. Selon lui, l'individu s'adapte à son environnement grâce à l'équilibre entre deux processus : l'assimilation et l'accommodation. L'assimilation correspond à l'incorporation d’un nouvel objet, ou nouvelle situation dans les schèmes déjà construits tandis que l'accommodation représente la modification des schèmes existants afin d’intégrer de nouveaux objets ou situations. A travers ces concepts, l’enfant apprend donc à ajuster, adapter ses désirs en fonction de son environnement. Marie-José Chombart de Lauwe continue en décrivant l’appropriation comme “une façon de s'affirmer comme sujet, de se voir reconnaître comme existant socialement aux yeux d'autrui et à ses propres yeux, et d'exprimer ses possibilités de créations”13. L’appréhension des espaces support à l’évolution se fait alors conjointement à l’apprentissage de la communauté.

Chombart de Lawe Marie-José, Bonin Philippe, Mayeur Marie, De la Soudiere Martin. Enfant en jeu. Les pratiques des enfants durant leur temps libre en fonction des types d’environnement et des idéologies. Editions du centre national de la recherche scientifique. 1976. p.337. 12 Piaget Jean. La représentation du monde chez l’enfant. PUF. Paris. 1947. 13 Chombart de Lauwe Marie-José. La relation enfant - espace construit. Rapport de synthèse. Revue Enfance. Tome 33 n°4. 1980. p.167. 11

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les savoir- fa ire, la s ocialis ation Bien avant d’être lâché dans l’univers de notre société, l’enfant grandit dans un sphère privée, celle de la famille. C’est alors le début de rencontres, celles des parents, de la fraternité, puis plus largement des grands-parents, etc… Aucun trouble ne vient perturber l’assimilation que l’enfant fera de lui-même comme un être appartenant à un groupe. Il est en quelque sorte préservé de toute confrontation extérieure au noyau familial. Néanmoins, dans l’intérêt de sa bonne évolution, l’enfant doit apprendre à se débrouiller parfois sans l’aide de son entourage. Le pédiatre Julien Cohen-Solal rappelle que “l’une des caractéristiques du bon développement de l’enfant est sa capacité à jouer seul”14. Son indépendance tire aussi parti de ce désir d’autonomie. L’imaginaire s’épanouit, agrandit cette dimension nouvelle qui transporte l’enfant dans un monde de chimères. Il comprend alors que le jeu est l’accès vers un univers qui lui est propre et dont il est le créateur. Il peut modeler, inventer, concevoir, c’est là l’une des caractéristiques de l’intelligence humaine, celle d’être en mesure de créer. Toutefois, l’enfant se divertissant seul, va de temps en temps vérifier que ses parents sont bien à ses côtés, sinon, il cherchera la compagnie des frères et soeurs. C’est une nécessité dans son aptitude à se sentir bien. “Quand l’enfant se sent seul il ne peut pas jouer” 15. Aussi, on remarque souvent, que l’enfant n’élira peut-être pas sa chambre comme lieu de jeu, tout simplement afin d’éviter l’isolement et la séparation d’avec les parents (et/ou d’avec la télévisition et les jeux virtuels). Parfois il s’amusera dans des pièces qui n’ont aucune vocation ludique (du point de vue d’un adulte), ainsi la cuisine ou salle à manger se retrouveront finalement investies par des jouets, des dessins. Les élèves de l’Ecole Flornoy ont été dix à choisir le salon comme lieu préféré pour le jeu contre sept qui ont choisi leur chambre. D’une part ils cherchent la présence rassurante des grands, d’autre part, il faut avouer que le rôle du mobilier, et des objets incitera ou non le jeu. L’agencement de la maison est un paramètre capital dans la manière dont l’enfant va s’accaparer ces lieux et les transformer en territoire conquit et connu. Il est nécessaire de trouver un bon équilibre entre la présence et la surveillance. Les enfants veulent jouer comme ils l’entendent, sans une ingérence des parents. On remarque que les enfants que nous connaissons (sept, huit ans) ont un égocentrisme assez déployé. D’ailleurs, Jean Piaget rappelle que c’est un stade normal de l’enfance, ils perçoivent le monde à partir de leurs propres points de vue16. Ils ont donc une certaine prétention et fierté à clamer ce qu’ils sont capables de faire, ce qu’ils connaissent, ce qui occupe leurs journées… Cela explique certainement le besoin de montrer, d’expliquer leurs jeux à leurs familles, et la volonté de ne pas se retrouver seul sans personne à qui dévoiler ses facultés.

Messika Liliane. Imag’inaires de jeux, l’enfant, le jeu, la ville. Le jeu initiatique, ne pas vivre pour jouer…mais devoir jouer pour vivre. Entretien avec Cohen-Sohal Julien. Autrement. 2000. p.102. 15 Messika Liliane. Imag’inaires de jeux, l’enfant, le jeu, la ville. Le jeu initiatique, ne pas vivre pour jouer…mais devoir jouer pour vivre. Entretien avec Cohen-Sohal Julien. Autrement. 2000. p.103. 16 Piaget Jean. La représentation du monde chez l’enfant. PUF. Paris. 1947. 14

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On peut se demander si la création d’espace spécifique au jeu dans la maison n’est pas uniquement une résolution d’adulte. La salle de jeu souvent reléguée à de modestes lieux ; le garage, le grenier, c’est la pièce qui reste, la pièce “joker” qui finira sûrement comme stockage ou débarras. De là, ne naît pas un triste constat. On s’aperçoit que l’on considère rarement le jeu comme pouvant faire bon ménage avec les autres activités de la maison. On tente de l’écarter, c’est une tentative vaine, tant il reprend vite place là où on l’attend le moins. Atteindre la juste mesure entre l’indépendance de chacun, le besoin de reconnaissance des enfants, leur quête d’autonomie et la protection des parents. Nous prendrons un exemple pour illustrer cette pondération nécessaire, la pratique du jeu dans l’aire de jeux. Souvent, le conditionnement du jeu est similaire ; on donne en spectacle les faits et gestes des enfants. Le toboggan, la balançoire sont entourés de bancs (à usage des parents bien sûr), le tout clôturé par des barrières. Où se trouve donc l’interstice possible laissant libre cours à l’enfant de faire ce qu’il souhaite ? C’est la surveillance qui prime, on remarque d’ailleurs qu’il a parfois un comportement de déni vis-à-vis du jeu. Une fois arrivé dans l’aire, il ne désire plus s’amuser. Oublie-t-on que le jeu est une liberté offerte aux enfants d’agir sans le consentement, ni le regard incessant des parents ? Elliott Erwitt. Dance School in New York. 1977.

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Apprendre est un terme que l’on associe spontanément à celui d’enfance. C’est à ce moment que l’être se forge intensément. La quête de la connaissance est au centre de son quotidien. Sans même qu’il s’en aperçoive, l’enfant fait l’apprentissage d’un ensemble d’usages qui régit la société dans lequel il vit. C’est une nécessité pour devenir un adulte, un adulte citoyen. Que transmettent les parents aux enfants, les grands aux plus petits ? A dire vrai, les savoirs qu’appréhendent les enfants dès leur plus jeune âge sont des savoirs transmis par leur pair. Quand on les questionne sur les connaissances qu’ils auraient sans l’instruction de leurs parents, ils commencent inévitablement par citer les jeux. L’apprentissage est intimement lié au moment du jeu. Il nécessite lui-même un savoir spécifique et est donc l’une de leurs premières acquisitions. Si l’activité ludique est si importante dans le développement c’est qu’elle est régie par des codes, des principes qui amènent l’individu à s’approprier des enjeux sociaux et culturels propres à toute vie collective.

En vérité, les loisirs sont partie intégrante de l’éducation et de la culture de l’enfant et de l’homme. Ce qui les caractérise ce n’est pas le contenu de l’activité mais les formes d’acquisition, de communication et de concrétisation.”17

17

En effet, le jeu fait partie des savoirs de la transmission. Et comme toute culture, celle du jeu, nous est héritée, donnée, et nous la perpétuons en la remaniant quelque peu. Elle oblige à se familiariser à un ensemble de règles qui ordonnent le jeu. On pourrait se demander quelle nécessité à donner des principes à une occupation pourtant libre ? Nous suggérons de classer en trois catégories les jeux. “Le défouloir”, marqué par le besoin de s’affranchir d’instincts parfois trop impétueux, voire agressifs. Ecraser des châteaux de sable, jeter des cailloux, balancer des branches, creuser frénétiquement le sol, envoyer valser ses jouets. C’est le moment de se débarrasser d’énergies refoulées, perdre un instant son comportement de façade. Aucune règle à proprement parlé si ce n’est celle d’abandonner tous complexes. Le deuxième type de jeu, est “le récit”. Il n’existe pas de règles connues et générales, mais plutôt des mesures prises par la ou les personnes voulant s’amuser. L’intention n’est pas de se contraindre mais de se fixer un cadre. Souvent, un lieu fictif ou réel, des personnages, une histoire. C’est le cas des jeux de rôles par exemple. Parfois ce sont des objectifs à atteindre, des buts à viser, alors le jeu est un dépassement de soi, une volonté de se prouver à soi-même ses facultés, comme sauter d’un plot à un autre, faire la course, se taper rapidement dans les mains.

Simon Jacques, Rouard Marguerite. Espaces de jeux : de la boîte à sable au terrain d’aventure. D.Vincent. 1976.

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Puis viennent “les invariables”, les jeux universels, populaires, communs à plusieurs cultures dont les règles restent pratiquement inchangées depuis des années. Ces pratiques se lèguent et en deviennent presque indémodables. Ils englobent de nombreux jeux eux-mêmes très distincts par leurs caractères, cadres, buts, capacités sollicitées. Jeux de corps (la marelle, bras de fer, loup), jeux physiques (football, balle aux prisonniers, pétanque), jeux d’esprit (cartes, échecs), etc… Cette division nous permet de vérifier la régularité des règles. Elles sont parties intégrante d’un phénomène ; l’homme s’estime d’abord lui-même avant de se mesurer au groupe, car malgré que le jeu soit un divertissement, il est aussi un médium de compétition, d’affrontement des aptitudes physiques et mentales. Manière de se classer, de se reconnaître meilleur qu’un autre dans telle ou telle activité. Comme tout ce qui régente notre société, le jeu nous fait se conformer à des prescriptions. Sans prescription que serait le jeu ? On ne peut s’amuser si l’enjeu du basket n’était pas de mettre la balle dans le panier. Ou pourquoi jouer à la marelle si le dessein n’était pas de monter au ciel sans toucher les limites des cases dessinées ? Les règles ne sont pas des contraintes, elles donnent tout leur sens aux jeux, les faits se discerner et créent leur identité.

DÉ FOU LOIR

RÉCIT

IN VARIABL E S

-JETER DES CAILLOUX -ARRACHER DES FEUILLES -CASSER SES JOUETS -...

-JEU DE RÔLES -SCÉNARII -...

-BILLES -MARELLE -LA BATAILLE -BALLE AUX PRISONNIERS -TENNIS -...

PONCTUEL

TEMPS COURT

UNIVERS

UN ET PLUS

fictif

CARACTÈRES DU JEU esprit

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RI IV

IV

IV

COMPORTEMENTS

tactique stratège

DÉNOUEMENTS

apaisement

réel

imaginaire

théâtral manièré

DF RI

IV

RI

dispute

TEMPS REGLÉ

UN ET PLUS

DF IV RI

RI

mental

agressif ardent

DF RI

IV

UN ET PLUS

IV

physique

amical

IV

spontané

classement vainqueur/ perdant

IV

désillusion

DF

DF IV DF RI RI IV

excitation

DF IV

excitation IV effervescence

DF RI


Fréquemment l’espace du jeu est délimité. Un terrain, une parcelle, une unité, une table, une pièce, au besoin on fixera nous-même une frontière physique, des bouteilles pour symboliser le goal, un tracé au sol, etc… Le périmètre de jeu est posé, il fait aussi partie des règles. Qu’est-ce que cela indique sur le jeu ? Tout d’abord qu’il est situé dans l’espace, il prend place sur un support, un environnement choisi, ensuite qu’il est établi dans un temps imparti. La temporalité est un élément important car il considère le jeu comme un événement et non comme une routine. Il fait partie de coutume, de tradition, certes, mais prend place dans des espaces temps déterminés. Jouer, instruit l’enfant sur la notion de règles à respecter, et de “moments”. Comme une sorte de challenge, il offre des possibilités à l’enfant de réaliser des prouesses, d’accomplir des performances, ainsi que de tracer ses propres limites, et tester sa maîtrise de l’espace. Jouer s’avère aussi être un moyen de socialisation. L’enfant pour s’intégrer et se faire accepter au sein d’un groupe se doit de maîtriser un ensemble de pratiques, de connaissances, de compétences. Les règles des jeux sont la base de ces savoirs. Prenons un exemple simple, un enfant qui ne saurait pas jouer à “éperviers sortez” va d’abord observer la manière de jouer de ses copains. Il demandera ensuite l’autorisation de se joindre à eux, en réclamant des explications supplémentaires, si il n’a pas totalement cerné les règles du jeu. En position de force car aguerris de cette pratique, ils ont la possibilité de l’accepter ou non dans leur sphère. Le jeu peut-être vu comme un savoir ésotérique, c’est d’ailleurs ce qu’explique Roger Caillois “le jeu apparait volontiers comme une occupation de petits groupes d’initiés ou d’aficionados.”18 En effet, le jeu suppose non pas à la solitude mais à la compagnie, il est l’un des premiers médiums permettant à l’enfant la découverte de l’autre et plus généralement du vivre-ensemble. Connaître les principes du jeu est un fait, mais savoir les mettre en application relève d’une autre difficulté celle de les concevoir en action, en temps réel, en envisageant des situations accidentelles, non prévues, nées du hasard et des aléas. Les savoirs enfantins n’ont guère d’utilité sans les savoirs-faire, autrement dit l’expérience. Comme pour tout aptitude, on ne devient meilleur qu’en pratiquant. Donald Winnicott, pédiatre et psychanaliste, rappelle justement que le jeu permet de faire des choses, et non simplement penser ou désirer ; et “faire des choses, cela prend du temps. Jouer, c’est faire.”19 Comment le jeu peut-il être un processus d’adaptation de l’enfant à la vie en société ? D’une part, vu que le jeu est l’une des activités principales rythmant la journée des jeunes, et que leurs centres d’intérêt sont encore au début limités, le jeu est une distraction commune et touchant tout le monde. On se trouve des goûts identiques par la préférence d’un jeu plutôt que d’un autre, il peut s’agir de divertissement comme jouer de la musique,

18 19

Caillois Roger. Les jeux et les hommes. Folio Essais. 1958. p.97. Winnicot Donald Woods. Jeu et réalité. Folio Essais. 1971. p.59.

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Coupe Gordon Bennett des cerfs-volants. Vincennes. Agence Rol. gallica.bnf.fr. 1911.

ou la pratique d’un sport. De ce fait, le jeu fédère. D’autre part, et comme nous l’avons dit plus haut, le jeu est une confrontation de performances, un défi. Même si certains loisirs semblent s’exercer seul, le jeu pousse inévitablement au regroupement, à la mise en commun d’expériences avec pour ambition de se comparer, de se mesurer à l’autre. “Les propriétaires de mêmes jouets se réunissent dans un endroit consacré par la coutume ou simplement commode : là, ils mesurent leur savoir-faire. Tel est souvent l’essentiel de leur plaisir. La tendance à la compétition ne reste pas longtemps implicite et spontanée.”20 Roger Caillois illustre son propos par l’exercice du cerf-volant. Le jeu au-delà de son coté ludique et amusant, détient des aspects d’initiation à la vie adulte ; la prise de responsabilité, l’engagement, l’honnêteté (à opposer à la tricherie), l’improvisation, l’adaptation, l’évolutivité, etc… 20

Caillois Roger. Les jeux et les hommes. Folio Essais. 1958. p.94.

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La socialisation est différente selon qu’elle se fabrique chez soi, dans un espace public ou à l’école. Effectivement, la notion de territoire et de géographie n’est pas la même. L’espace diffère de par sa nature, sa qualité et sa fonction. Les jeux avec ses camarades de classe dans la cour de récréation ne sont pas les mêmes que ceux du parc du quartier. Les individus et les relations qu’ils entretiennent, la temporalité et le lieu diffèrent.

Le seul fait de ne pas être confronté au familier, au routinier, à l’habituel induit une excitation particulière. Et la neutralité de l'espace public facilite les rencontres.”21

A l’école Deyries, nous avons été face à une disposition assez classique des vieilles écoles faisant corps autour de la cour. En regardant de plus près, nous avons remarqué des points importants. Bien qu’unitaire, la cour est partitionnée ; un premier espace ouvert et flanqué de quatre arbres, un espace “préau” au milieu, puis le troisième espace ouvert au ciel surplombant légèrement les deux premiers du fait d’une déclivité du terrain. A priori, rien n’entrave à la cohabitation, et la mixité des classes d’âges. Pourtant naturellement, les enfants ont tracé des lignes imaginaires séparants “la cour des grands”, de “la cour des petits”, “les CE1, ils peuvent aller partout”. Ce qui est surprenant, c’est que ce principe est connu de tous, et qu’aucun ne le réfute. L’apprentissage de la communauté est alors, dés la récréation réglé, et on peut l’imaginer freine des rencontres possibles. On pourrait croire que ce lieu regroupant toutes les classes, réunit, au contraire, il marque davantage encore une hiérarchie d’âges, et une division, par la même occasion, par sexe.

Messika Liliane. Imag’inaires de jeux, l’enfant, le jeu, la ville.Provoquer à jouer, ne pas vivre pour jouer…mais devoir jouer pour vivre. Entretien avec Dolto-Tolitch Catherine. Autrement. 2000. p.49.

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L’environnement semble avoir un rôle important dans les manières de se socialiser et de se lier à autrui. Etant donné ces considérations, on peut penser que retrouver des amis dans un lieu public, ou chez soi (lieu privé) aura des répercussions sur la façon de se comporter et de jouer. A la maison, il y a des choses de l’ordre de l’intime, que l’on ne souhaite pas partager, voire dévoiler. Jouer à l’extérieur libère en quelque sorte des convenances et règles de bienséance. L’enfant est dégagé du regard de ses parents, son comportement avec des amis et bien sûr différent que celui qu’il adopte avec ses parents. Mme Debusschere nous a notamment éclairé sur les conduites des enfants. L’environnement de la classe constitue un un lieu de démonstration où l’enfant est dans un premier temps susceptible d’être influencé par les attitudes des autres qu’il essaie de copier pour adhérer à un groupe. Dans un second temps, il se cherche aussi personnellement, et l’école est un moyen de se décharger, de s’affranchir du noyau familial. Ce qui explique probablement les différentes socialisations. A l’école, on connait ses camarades, on tisse des relations d’affinités, on se rallie. Lors de rencontres dans l’espace public, les échanges sont brefs, parfois altéré par la surveillance et les recommandations des parents. Autrement dit, la nature de l’environnement spatial est inhérent à la capacité de l’enfant à se façonner et se distinguer socialement. Le jeu aide à se fabriquer, il forge à l’exploration de son imaginaire, il pousse à la rencontre, et inculque un savoir-faire spécifique. Il arrive que les connaissances soient encore déficientes, de là, naît une attitude d’adaptation et d’appropriation du jeu sans préconçu, qui amène à des actions, des distractions non-anticipées.

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le d é tou rn ement Lorsque l’on s’attarde sur le sens du mot Détourner22, on peut lire : Lui donner une signification qui s’écarte du sens véritable. A partir de quel moment l’enfant reconnait-il le “sens véritable” des choses ? En plein apprentissage, il y a certainement des éléments dont la signification restera une interprétation personnelle. Ce qui entraine inéluctablement une assimilation singulière voire originale de son environnement. Si l’enfant se méprend c’est qu’en méconnaissance de cause, il invente, il comprend à sa manière ou tout simplement car son imagination lui fait transformer, fabriquer un caractère nouveau. Nous pensons que naturellement l’enfant sera amené à s’approprier et à détourner des données par trois entrées possibles ; l’imaginaire, l’inexpérience, et l’émancipation. Les enfants se saisissent d’un lieu, d’un objet, d’un mot pour les convertir au bénéfice du jeu, ils créent des règles, donnent du sens, mais confèrent aussi une dimension symbolique à ce socle. Le détournement par l’imaginaire révèle cette capacité si vivace de façonner, de se raconter des histoires, de laisser libre cours à ses fantasmes, à ses rêves. Les enfants sans s’en rendre compte sont doués de figures allégoriques dans la manière d’extrapoler, d’exprimer leurs idées par des notions incongrues parfois abstraites.

L’enfant des villes se dépense physiquement ; il s’en donne “à coeur joie” et s’approprie un espace imaginaire, ou il reconstruit celui qui est mis à sa disposition. Cette construction-reconstructionappropriation n’est pas qu’un processus mental : l’enfant se livre réellement, matériellement à l’acte de construire. Si les enfants pouvaient exercer un métier quand ils sont tout petits, plutôt que peintres ou compositeurs de musique, ils seraient architectes.” 23 La facilité à se recréer à partir de ce qui est déjà existant semble permanente. Quand un enfant transforme son lit en cabane, qu’il utilise ses couettes pour en faire de grandes tentures, il redessine une géographie nouvelle du lieu et lui attribue une fonction supplémentaire. Le lit pour y dormir, le lit pour se réfugier, s’abriter. Sorte de métaphore construite dans l’espace. Une table divise deux étendues, le dessus du dessous, plus régulièrement nous en exploitons le dessus, le dessous servant d’intervalle pour y disposer nos jambes. Au niveau inférieur pourtant, les potentialités sont énormes, on l’oublie parfois… Nouvelle maison, on y imagine le salon plus à gauche, le lit à droite, etc,… Nouvelle pièce, c’est le coin des Lego, ou un obstacle d’un parcours du combattant obligeant à ramper. Premier soumis à ces changements de fonction ; le mobilier. Ce qui appartient, en revanche au domaine de l’espace, du cadre construit ou végétalisé, l’usage n’est pas forcément altéré mais ré-interprété et modelé selon le jeu.

définition de Détourner. site web Centre National de Ressouces Textuelles et Lexicales http://www.cnrtl.fr/definition/détourner. Messika Liliane. Imag’inaires de jeux, l’enfant, le jeu, la ville. Réinventer le jeu d’enfants, ne pas vivre pour jouer…mais devoir jouer pour vivre. Entretien avec Bedin Martin, De Loisy Jean, Tasma Anargyros Sophie. Autrement. 2000. p.12.

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Henri Rousseau dit Le Douanier. La charmeuse de serpents. Huile sur toile. 169x189,5cm. Musée d’Orsay. 1907. 38


Comme un décor de théâtre, les enfants mettent en scène leurs récits, en prenant des allures de pièces, ils esquissent un nouveau milieu. Un espace dans l’espace. L’espace “vrai”, tangible, enveloppant l’espace “utopique”, fictif. Les jardins deviennent de vraies jungles, explorées pas de grands aventuriers. Les sentiments affectifs accompagnent une symbolique ajoutée au lieu. Quand un espace fait peur, il se change en univers troublant, qu’on exclut ou qu’on redoute. Sa nature qui au départ n’a peut-être rien d’effrayant a été détournée par l’image qu’elle renvoie et les ressentis qui s’en dégagent. Le détournement par l’imaginaire est également subordonné par une interprétation personnelle des règles, ou une ignorance de celles-ci, il s’agit du détournement par l’inexpérience.

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Doisneau Robert. La Fontaine Wallace.1946.

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La pétanque est un jeu qui intrigue les enfants. L’attrait pour le cochonnet, et ce mouvement élancé qui fait voler les boules d’acier en l’air. De plus, le fait de savoir que ce divertissement est (surtout) réservé aux adultes compte tenu du poids des boules, de leur possible dangerosité, et de l’effort physique à produire captive les petits. Pourtant, il est surprenant de remarquer que fréquemment, ils n’assimilent pas les règles et jouent à leur manière. Alors le but est de dégommer le cochonnet, ou encore d’envoyer sa boule le plus loin possible. La pratique est alors indispensable pour intégrer le fonctionnement sans quoi la pétanque deviendrait un jeté frénétique d’obus. Une mauvaise compréhension ou un manque d’expérimentation provoque la déformation d’un jeu “invariable”, et sûrement la naissance d’un autre divertissement. S’écarter d’un règlement pour en soumettre un inédit. Quelquefois la simplification discrédite le jeu lui-même. Des enfants qui n’assimilent pas des jeux de cartes vont rapidement s’essayer à une bataille sans fondement qui consistera à poser sa carte, la confronter à celle de son adversaire et à choisir arbitrairement qui remportera la manche. Aussi, il arrive que l’ennui pousse à l’innovation. Au-delà de la soustraction, on ajoute un paramètre au jeu. Trap-trap peut se complexifier en ajoutant un loup. On peut aussi restreindre l’espace physique du jeu, y augmenter le nombre des éléments de mise à l’épreuve afin d’enrichir, de diversifier le jeu d’origine.


En outre, la méconnaissance s’élargit à celles des convenances du savoir-vivre, et par là même on y entend une volonté d’émancipation de la part de l’enfant. Couramment, nous pouvons être spectateur d’enfants ne respectant pas les règles morales d’adultes. Escalader des statues en ville, courir dans une nef d’église, ou s’amuser dans une bibliothèque. Détourner du mobilier urbain, se distraire dans des lieux qui le défendent. Faire de la musique avec ses couverts, c’est plutôt inventif… Des bienséances que l’enfant ne cerne pas totalement. Certaines situations, circonstances inhibent et restent intolérantes à ces comportements volontaires et spontanés. Le jeu, et le détournement bien plus, sont mal vus. Directement jugés de manque de respect, d’éducation voire de désinvolture. Certes, ils adviennent quelques débordements, lorsque le jeu va trop loin, mais derrière ces considérations il faut noter l’extrême créativité des enfants face à des objets ou des environnements à l’image paraissant assez “pauvre”. Déceler un caractère ludique à des bornes de stationnements, ou à des plates bandes pour piétons, provient d’un imaginaire largement développé et d’une attitude décomplexée.

Photographie personelle. Escalade urbaine. 16h30 samedi 05.03.16.

Photographie personelle. Maucaillou, moncaillou. 19h50 dimanche 04.10.15.

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Doisneau Robert. Cour CarrĂŠe du Louvre.1969.

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Le jeu permet de se détacher d’une vision artificialisante du monde reçue de ses parents pour satisfaire tous ses besoins.”24

En effet, le jeu est aussi le moyen donnant à l’enfant une certaine liberté vis-à-vis des “grands” et de leurs préconisations. S’affranchissant de leurs recommandations l’enfant est maître de se rendre compte par lui-même des choses apprises par ses parents. Catherine Dolto-Tolitch, expose un fait important, “l’objet n’est qu’un support à la créativité”, alors quand un enfant détourne un jeu comme le toboggan en le remontant par la partie glissante, ou en utilisant les balançoires comme projectiles, c’est que l’enfant n’accepte temporairement pas les consignes. Mais après tout, qui a décidé qu’il fallait escalader le toboggan par l’escalier et non par le plan incliné ? C’est une logique d’adulte, donc une règle fixée. Pourtant l’enfant n’a pas ces présupposés. Il subvertit l’objet. Il est acteur dans sa compréhension qu’il fait de l’espace et de ce qui lui est offert de pratiquer. Les skaters ont une tendance à se regrouper et à manifester des usages subversifs de l’espace urbain. Des “spots” déterminés sur des places dont la morphologie coïncide avec les figures du sport en question. On pourrait croire à une occupation sauvage ou anomique de l’espace, pourtant cela relève davantage d’une culture propre, faite de codes, une forme de sociabilité en réalité.

Les enfants et les jeunes en tant qu’acteurs sociaux sont capables d’avoir prise sur, et de modifier, l’espace qui leur est donné à vivre. L’enfant surprend, il faut s’attendre à l’inattendu et prévoir ce qui n’était pas prévu, car l’enfant détourne. Les acquis sont remis en question. Les usages interprétés, les formes rêvées, les règles contournées. On pressent, un désir de faire ce que l’on souhaite, de créer et de ne pas être perpétuellement canalisé dans ses actions. Cela montre tout un ensemble de pratiques qui doivent pouvoir se glisser dans des interstices ou aux marges des usages fonctionnels de l’espace. S’approprier un lieu ce n’est pas uniquement en avoir l’usage reconnu, c’est établir une relation avec lui, l’intégrer dans son vécu, pouvoir y marquer son empreinte et devenir acteur de sa transformation. Laisser du jeu, c’est laisser l’écart, la liberté nécessaires et suffisants à une appropriation personnelle des enfants. Il s’agit d’un processus formateur de la personnalité par lequel l’enfant s’affirme comme sujet.

Brossard-Lottigier Sylvie. La ville récréative, enfants joueurs et écoles buissonnières (sous la direction de) Paquot Thierry. le jeu: un impératif éducationnel. Infolio. 2015. p.67. 25 Messika Liliane. Imag’inaires de jeux, l’enfant, le jeu, la ville.Provoquer à jouer, ne pas vivre pour jouer…mais devoir jouer pour vivre. Entretien avec Dolto-Tolitch Catherine. Autrement. 2000. p.48. 24

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Hine Lewis. Mrs. Lucy Libertine and family, picking nuts in the basement tenement. New York.1912.

Depardon Raymond. La ferme du Garet. 1995.

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B L’ENFANTS, SES PARENTS, LA VILLE 45


l’enfant es timé à travers le tem p s En 1924, à l’initiative de Eglantine Jebb, la Déclaration de Genève, convient pour la première fois de droits spécifiques aux enfants, toutefois il faut constater que ce sont surtout les responsabilités des parents vis-à-vis des enfants qui sont citées. La Déclaration des Droits de l’Enfant de 1959, reconnaît des droits concrets ; le droit à un nom, à une nationalité, etc… La reconnaissance de l’enfant en tant qu’individu et citoyen ne fut conclue et signée par les Etats qu’en 1989, par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant. Il aura donc fallu plus de soixante ans pour que l’enfant jouisse de droits qui lui sont propres. La Convention Internationale des Droits de l’Enfant consigne en un seul document tous les droits disséminés dans plusieurs, elle oblige, de fait, les Etats à s’engager activement pour le bien-être de l’enfant. Le jeu, et les loisirs font partie de ces prérogatives. Article 31 1. Les États parties reconnaissent à l’enfant le droit au repos et aux loisirs, de se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge, et de participer librement à la vie culturelle et artistique. 2. Les États parties (...) encouragent l’organisation à son intention de moyens appropriés de loisirs et d’activités récréatives, artistiques et culturelles, dans des conditions d’égalité.1 Ce qui est une évidence pour nous aujourd’hui (dans nos sociétés contemporaines européennes) ne l’a pas toujours été. Au XIXe siècle, l’enfant était considéré comme la propriété de ses parents. Au XXe siècle, le statut civil de l’enfant s’est vu fondé et réformé, sa place dans la société et sa reconnaissance comme “enfant” (individu nécessitant des droits et devoirs spécifiques) auprès des adultes ont profondément progressé. Les consciences, et les moeurs des gens ont transformé la notion de famille, et de filiation, l’attention portée à la progéniture en terme d’éducation, d’amour, d’instruction, d’estime. Nous pensons que la condition de l’enfant née d’une histoire et d’évolutions dans les relations entre l’enfant et sa famille, mais aussi du rapport qu’entretenaient ceux-ci avec un contexte spatial donné, le milieu urbain. La ville s’est elle-même développée, modifiée, en affectant les liens socio-culturels. L’évolution de la société a elle aussi eu un impact sur le renouvellement du paysage urbain. Plusieurs états sont aisément distinguables. Nous retiendrons les plus remarquables définis par la mobilité de l’enfant, son éducation, son indépendance. Loin de nous l’intention d’étayer l’aspect psychologique et social de l’enfance à travers les années, nous pensons davantage à des éléments notoires marquants, pouvant avoir des retentissements de nos jours. De plus, notre propos s’intègre à une géographie du monde limitée, nous traitons ici de l’Occident.

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Réseau Suisse des droits de l’enfant http://www.netzwerk-kinderrechte.ch/fileadmin/nks/krk/KRK%20amtliche%20Fassung%20fr.pdf

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Schiele Egon. Mother and Child II. Huile sur toile. Leopold Museum Vienne. 1912.

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Il était d’usage du XVIe au XIXe siècle, d’envoyer les bébés à la campagne chez des nourrices2. On pensait déjà à cette époque que l’air de la ville, et son manque d’hygiène étaient néfastes pour élever des enfants (des questions de mode et d’habitudes poussaient aussi à cette pratique). Cette grande mobilité des enfants désirée par les parents était tout à fait normal, et la petite enfance ne se faisait donc pas dans la sphère familiale. L’intimité domestique est ensuite très altérée par l’agencement du logis. Dans les familles bourgeoises, celle-ci n’est pas la plus mauvaise.Tandis que parmi les milieux populaires, les locataires d’un même immeuble traversent les appartements des autres familles pour accéder à l’escalier commun. La vie privée est difficilement distincte de celle publique. Les logements étant par ailleurs très modestes, se réduisant souvent à une unique pièce. L’enfant reste peu chez lui car l’espace ne lui permet pas de faire grand chose. On peut alors imaginer qu’il passe le plus clair de son temps au dehors et ne revenait au logis que pour y dormir. Cassatt Mary. Woman and Child. Huile sur toile. The Art Institute of Chicago. 1906.

Frères Le Nain. A Woman and Five Children. Huile sur toile. National Gallery London. 1642.

La rue demeure un lieu essentiel de socialisation et de distraction, les récréations des écoles du XVIe siècle y prenaient d’ailleurs place3. A partir du XVIIIe siècle, on voit apparaitre un renferment par l’école. Sa vocation est de catéchiser, moraliser, et soumettre aux lois de la cité,4 ce qui influence l’agencement et l’espace de l’école. La salle de classe se doit d’être le plus possible isolée de la rue, attirante et pernicieuse, les distractions extérieures ne doivent pas pénétrer comme le précise Jean-Baptiste de Lasalle dans sa conduite des écoles chrétiennes de 1720, “Si les écoles se tiennent dans une salle qui donne sur la rue ou dans une cour commune, il faut avoir égard que les fenêtres ne descendent pas plus bas que sept pieds de terre, afin que les passants ne puissent pas avoir vue dans l’école.”5

2 Grunfeld Jean-François. La ville et l’enfant. Marie-France Morel. L’enfant dans la ville (XVIe – XIXe). Catalogue : Centre Georges Pompidou. CCI. Paris. 1977. p.12. 3 Garden Maurice. Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle. Paris. Les Belles Lettres. 1970. 4 De La Salle Jean Baptiste. Conduite des écoles chrétiennes. 1704. 5 De La Salle Jean Baptiste. Conduite des écoles chrétiennes. 1704.

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Jusqu’en 1881, le système scolaire était rattaché à l’Eglise, Jules Ferry va promouvoir l’école obligatoire, gratuite, et laïque. Auparavant, l’école était en concurrence avec le labeur, les enfants étaient perçus par leurs parents comme une main d’oeuvre rapportant un profit à la famille. Pourquoi donc envoyer sa progéniture s’instruire alors qu’elle peut être utile et rentable. L’enfant des familles bourgeoises vit lui, éloigné de l’ambiance urbaine, il ne pratique jamais la rue, il est toujours dans un enclos, la maison puis à présent l’école, nouvel intermédiaire entre le foyer et la ville. Ensuite vient la mode des pensionnats. La réclusion prend une valeur morale et pédagogique par opposition à l’externat véhiculé par le désordre urbain et l’indiscipline. Dans le même temps, c’est une époque où chaque ville de France élabore une culture de rue très vivante. Comme l’a écrit Philippe Ariès c’est la société des adultes toute entière qui, au Moyen Âge, éduquait l’enfant en l’acceptant au milieu d’elle6. Au contraire les pratiques scolaires du XVIIe et XIXe siècles visent à séparer l’enfant du monde des adultes pour l’enfermer dans un monde à part afin de mieux l’éduquer. A travers ses ouvrages, il montre que “dans le passé, l’enfant appartenait tout naturellement à l’espace urbain, avec ou sans ses parents. Dans un monde de petits métiers, et de petites aventures, il était une figure familière de la rue. Pas de rue sans enfant de tous âges et de toutes conditions.”7 En effet, il explique que les enfants pouvaient vivre et circuler librement dans les rues, hors du contrôle de la famille. MarieFrance Morel8 complète les propos de Philippe Ariès en montrant que “dans la ville des XVIe – XVIIe siècles, l’enfant est partout chez lui.” Elle explique qu’à cette période, les enfants se regroupaient pour former des bandes qui “jouent à la balle et aux pirouettes, font des farces aux adultes, cassent des carreaux et participent aux querelles de voisinage.’’ Si il eût un temps où l’enfant s’exprimait librement dans la rue, il fut rapidement contraint et réprimé dans ses mouvements, jugés nuisibles et pernicieux dans le bon fonctionnement de la ville. Les enfants étaient tenus d’aider aux tâches et activités familiales. Tenir la boutique, s’occuper de l’entretien, ou garder les bêtes. La sensibilité commune considère qu’un enfant devient rentable à huit ans. Il faut rappeler que lors de l’époque moderne, les morts infantiles sont importantes, d’une part dues aux mauvaises conditions sanitaires et d’hygiène, d’autre part à cause des accidents au travail ou dans la rues. La contraception n’existant pas, les enfants en nombre sont une force de travail. Ariès Philippe. L’enfant et la rue : de la ville à l’anti-ville. revue URBI, Montréal, 1979. Ariès Philippe. L’enfant et la rue : de la ville à l’anti-ville. revue URBI, Montréal, 1979. 8 Grunfeld Jean-François. La ville et l’enfant. Marie-France Morel. L’enfant dans la ville (XVIe – XIXe). Catalogue : Centre Georges Pompidou. CCI. Paris. 1977. p.19. 6 7

Illustration ci-dessus ; Bonnard Pierre. La petite blanchiseuse. Lithographie sur papier. 28,9x19,6 cm. 1896.

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Hine Lewis. Th Little Salesmen. Pensylvania Avenue Washington. 1908.

Hine Lewis. The Factory. Hosiery Mills. Tennessee. 1908.

Avant le XIXe siècle, certains enfants sont envoyés en apprentissage à l’âge de douze ans. C’est un double déracinement : géographique car l’apprenti se déplace en France, et familial. Il quitte sa famille pour vivre chez son maître. C’est une véritable coupure avec les lieux et les affections de l’enfance. La grande nouveauté du XIXe siècle c’est la manufacture et l’usine. Ces enfants ne connaissent d’autres univers que celui de l’atelier où il dorment, mangent, jouent, et travaillent. A la fin du XIXe siècle, la ville change. La ville “intra-muros” s’ouvre, des mesures d’assainissement vont voir le jour, le courant hygiéniste est initiateur de ces changements. Un traitement des eaux, une modification des centres, de leurs rues, et une volonté de nettoyer de la maladie et des infections liées aux mauvaises conditions de vie découlent de ces théories. À Paris, entre 1853, et 1869 les transformations et l’urbanisme de Haussmann donnent un nouveau visage à la ville. De grandes percées présumées ordonner et régénérer le vieux centre sont dessinées. La rue cesse d’être un spectacle. Pourtant elle est comme un décor de théâtre. Elle cherche désormais à canaliser les passants.

Jean-Charles-Adolphe Alphand sera notamment appelé comme ingénieur au service des promenades de Paris en 1853. Le square du Temple, le parc Monceau, le Bois de Boulogne, pour n’en citer que quelques uns feront partie de ses réalisations destinées à embellir et aérer la capitale.9 En 1894, les Habitations à Bon Marché (HBM) deviennent sous cette impulsion une réponse des institutions publiques aux logements sales et malsains des classes ouvrières. Les travailleurs du vieux centre populaire se déplacent vers les faubourgs, ils vivent dans des logements moins exigus. L’intimité familiale commence à avoir sa place. La naissance des cités-jardins en Angleterre s’exportera jusqu’en France. A Suresnes le maire Henri Sellier implante un urbanisme nouveau pouvant accueillir entre

Alphand Jean-Charles-Adolphe. Les promenades de Paris : histoire, description des embellissements, dépenses de création et d’entretien des Bois de Boulogne et de Vincennes, Champs-Elysees, parcs, squares, boulevards, places plantées, études sur l’art des jardins et arboretum. 1867.

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huit mille et dix mille habitants, alliant logements collectifs et individuels, jardins et équipements publics. Les HBM se développeront durant tout l’entre-deux guerres, modifiant le paysage et la géographie de la ville. Les deux conflits mondiaux seront un tournant dans les relations entre la ville et l’enfant. La violence de la guerre et l’âpreté de la vie resteront un traumatisme. Le modèle familial est bouleversé, l’absence du père, le travail indispensable de ceux restés à l’arrière. L’enfant et l’adolescent soutiennent l’effort de la mère au champ ou à l’usine. L’école passe après, le taux d’absentéisme est élevé. L’institution scolaire va elle-même se renouveler par l’apparition de l’embauche des femmes en tant qu’enseignante.10 Lors de la Première Guerre mondiale, un sentiment de patriotisme sera déployé dans le milieu scolaire, on y apprend les chants de la patrie française, l’enfant va servir d’image de propagande par l’Etat. Afin de payer l’effort de guerre, les banques utilisent des cartes et affiches exaltant le rude quotidien des enfants. “Pour que vos enfants ne connaissent plus les horreurs de la guerre, souscrivez à l’emprunt national Société Générale.’’11 Si l’enfant est utilisé à des fins politiques, il l’est aussi pour des motifs économiques. Depuis le XVIe siècle, la disposition ludique à s’adonner à la pédagogie est connue. L’artisanat créateur de jeux éducatifs voient le jour avec des cartes à jouer pour apprendre l’alphabet, la philosophie, l’héraldique… Le jeu de l’oie se penche sur la religion ou la morale. A l’orée du XXe siècle, c’est le puzzle qui apparait, avec comme thème la géographie de la France12. Puis l’industrie se servira de ce marché florissant faisant de l’enfant un consommateur intéressant influençant les dépenses du foyer. A l’occasion des CIAM Congrès Internationaux d’Architecture Moderne en 1933, la Charte d’Athènes œuvre pour une nouvelle planification des villes établie sur le principe du fonctionnalisme. Alors, que d’antan l’enfant était familier de la rue, sa disparition progressive de l’espace urbain sera conduite par plusieurs faits. Tout d’abord la volonté des adultes d’éduquer les enfants, de ce fait, les préceptes sur la pédagogie et l’éducation prônent une séparation entre l’école et la ville, les théories hygiénistes commencent à réduire les rues comme espaces traversés et plus comme espaces vécus, ensuite c’est bien le fonctionnalisme qui va initier la création de ville spécifique et morcelée où chaque fonction sera délimitée, cadrée. L’enfant au fur et à mesure sera relégué aux lieux clos et privés, la maison, l’école, les activités extra-scolaires. Considérant la rue comme un “résidu des siècles’’ où la “menace de mort règne entre les deux margelles des trottoirs’’13, Le Corbusier s’est efforcé à créer un nouvel urbanisme basé sur le concept de la ville zonée. Habiter, travailler, se récréer, circuler, dissocier bâti et voirie, hiérarchiser les voies de circulations, etc, sont trois des principes proclamés par la Charte d’Athènes.14 Même si cette pensée peut sembler légitime et motivée par des besoins visibles de société, elle a peut-être été trop brute dans son application perdant alors tout humanisme dans sa réalisation. Les femmes et les enfants pendant la Première Guerre Mondiale. site web http://www.pennautier.fr/sites/pennautier/fichiers/mesfichiers/Les_femmes_ et_les_enfants_de_1914_a_1918.pdf. 11 L’enfance pendant les deux conflits mondiaux. site web http://www.archives18.fr/article.php?laref=483) 12 Depaulis Thierry et Manson Michel. Les jeux pédagogiques. http://expositions.bnf.fr/jeux/arret/03_4.htm. 13 Le Corbusier. extrait d’un texte pamphlétaire antérieur à Vers une Architecture (1923), cité par Jacques Marillaud. Jeu et sécurité dans l’espace public : origines et effets des politiques publiques. Revue L’enfant et la ville, Architecture & Comportement. vol.7.n°2. 1991. p140. 14 Le Corbusier. Charte d’Athènes. Essais. 1943. 10

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L’espace urbain cessait d’être un espace de vie épaisse, où le privé et le public ne se distinguait pas, pour devenir un lieu de passage réglé par les logiques transparentes de la circulation et de la sécurité.”15

Le Corbusier. La Ville Radieuse. 1930.

Le statut de la rue évolue au profit de voie ou axe de circulation, car l’intérêt premier est alors de desservir chaque occupation. Ce fonctionnalisme a des conséquences certaines sur le quotidien des enfants dépendants de la mobilité et des usages de leurs parents dans la ville. La Seconde Guerre mondiale sera elle aussi marquée par le manque d’assiduité des enfants à l’école, celle-ci n’étant obligatoire que jusqu’à quatorze ans.

Henri Dhavernas, inspecteur des finances met en place en France les Chantiers des Compagnons, mouvement mêlant le scoutisme et les activités militaires. Les compagnons répartis en congrégations effectuaient des travaux d’intérêt généraux dans leurs régions. Sur une base de volontariat, le but est aussi d’inculquer des valeurs sous Vichy ; l’obéissance, la hiérarchie, et le respect de l’autorité. C’est également en 1940, qu’apparaissent les Centres de Jeunesse, comprenant pour la première fois le genre masculin et féminin. Ces établissements offrent hébergement, formation professionnelle, apprentissage et éducation morale. A la fin de la guerre, ils seront intégrés à l’Education Nationale, et seront nommés “centres de formation professionnelle.”16 La prise en compte de l’enfant donne lieu à des réformes et des améliorations dans la diversité d’éducation, de programmes, de formations. Après les stigmates de la guerre, le développement des pays fût exponentiel, la reconstruction des villes, l’acquisition de droits sociaux, les progrès technologiques et matériels, la forte croissance démographique. De nouveaux paradigmes, le désir de vivre librement allait élaborer le concept de société contemporaine.

Ariès Philippe. L’enfant et la rue : de la ville à l’anti-ville. revue URBI, Montréal, 1979. p.6. Fishman Sarah. La Bataille de l’Enfance. Chapitre 2. Enfants et adolescents pendant la Seconde Guerre Mondiale.Presses universitaires de Rennes. 2008. p. 65-108.

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A l’enfermement progressif de l’enfant à la maison et à l’école a succédé à partir de 1960, avec la croissance des revenus des foyers français, le déplacement des familles hors de la ville, dans le périurbain. Nouvel idéal d’accomplissement social et de manière de vivre “plus proche de la nature’’ ; la pavillon, son jardin, les lotissements de constructeurs immobiliers. Supposé l’environnement le plus adapté au bon développement de la vie familiale. Aujourd’hui ce n’est plus tant la rue qui est immorale, comme le dit Philippe Ariès, que tout l’espace urbain qui est identifié à l’insécurité. La ville n’est plus pour l’enfant un espace de découverte, de jeu, ni d’autonomie, désormais l’enfant évolue dans les équipements circonscrits à son éducation. Jane Jacobs aux Etats-Unis prenait aussi, partie pour une existence de vie urbaine contre les principes d’urbanisme des surburbs et des quartiers résidentiels périphériques ambiants. “Au vrai, des rues vivantes présentent elles aussi des aspects positifs pour le jeu des petits citadins et ces jeux sont au moins aussi importants que la sécurité ou la protection. Les enfants des villes ont besoin d’une grande variété d’endroits pour jouer et apprendre. Il leur faut, pour le sport et I’exercice, des lieux spécialisés plus nombreux et accessibles que ceux dont ils disposent dans la plupart des cas. Mais ils ont également besoin d’un espace non spécialisé, hors de la maison, où jouer, trainer et construire leur image du monde. En pratique, c’est seulement par le contact avec les adultes, régulièrement rencontrés sur les trottoirs de la cité, que les enfants découvrent les principes fondamentaux de la vie urbaine.”17 Nous croyons en l’importance formatrice et d’apprentissage de l’espace urbain dans le développement de l’enfant. Mais quelles perpectives, quel accueil à présent dans l’espace extérieur, celui de la rue, du public ? Quel environnement supporte aujourd’hui l’évolution de l’enfant ? Qu’en est-il de son indépendance, de ce qui a été prévu pour lui, par ses parents, la ville ?

17

Jacobs Jane. The death and life of Great American cities. Parenthèses. 1961.

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grandir aujourd’hui Les conceptions de l’enfance ont véritablement été bouleversées à travers ces deux derniers siècles. La considération de l’enfant en tant que sujet de plein droit est relatif aux pensées des sociétés européennes actuelles. La première moitié du XXe siècle est encore marquée par une autorité parentale visant à inculquer les règles de la vie en société, et ne laissant pas à l’enfant la liberté de se démarquer de ses pairs.18 A partir des années 1960, on voit apparaître le développement d’une culture jeune, exprimant l’influence du monde de l’enfant. “Deviens ce que tu es !”19 est présenté comme nouvelle réclame. L’important n’est pas de s’aligner sur ce qui est commun à tous mais d’exposer ce qui est propre à chaque individu. Ce qui est alors légitime de la part des adultes, c’est d’ouvrir et de créer les conditions pour que l’enfant puisse découvrir par lui-même ce qu’il peut advenir de son futur. L’éducation n’est donc plus une question d’imposer, de commander une ligne de vie mais plutôt d’accompagner en faisant s’épanouir l’enfant. Le droit des individus à devenir eux-mêmes s’érige alors comme croyance centrale de cette époque. Parler de l’enfant de ce temps, c’est comprendre l’ambivalence du contexte dans lequel il évolue. D’une part l’enfant est tenu par une vie qui lui est pré-destinée, c’est-à-dire organisée, réglée, structurée, harmonisée par ses parents, et par la société en général, avant même que celui-ci ne soit venu au monde. Il est sujet à toutes les attentions, les protections cherchant à le mettre le plus à l’écart possible de menaces, de dangers risquant de nuire à sa croissance. Sa piètre indépendance vis-à-vis de ses parents, le pousse à une réclusion dans la limite du foyer ou à de brefs trajets reliant ses principaux points d’attraction quotidien ; maison, école, loisir, quelques commerces. D’une autre part, l’enfant n’a jamais mieux connu le monde dans lequel il vit. Il est baigné par une communication visuelle et virtuelle l’informant (ou non), le divertissant, le cultivant, ou l’hébétant. De chez lui, tout est à porté. Son parcours scolaire, puis son succès professionnel est gage de réussite pour les parents. Assister l’enfant tout au long de ses études et lui donner toutes les chances de réaliser ce qu’il ambitionne, est une caractéristique récente de la relation parents/ enfants. Si de nos jours, les parents sont responsables de la bonne éducation et de l’épanouissement de leur progéniture il y eut un temps où ce soin était alors totalement inconsidéré par ceux-ci. L’enfant se doit à présent d’être dans la performance et tout réussir : scolarité, activités extra-scolaires (gagner le prix de natation, le concours de piano,...), faire attention à son poids, maîtriser Internet,...et tout cela le plus tôt possible.

18 19

De Singly Françoise. Les Adonaissants. Armand Colin. 2006. Taylor Charles. Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne. Seuil. 1998.

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L’enfant est idéalisé. Il doit flatter l’égocentrisme de ses parents en concrétisant les espoirs qu’ils ont projeté sur lui et en réalisant les rêves que eux n’ont pu accomplir. Paradoxalement, on assiste à une sacralisation des valeurs de l’enfance qui invite à ne pas la quitter et à une ‘‘philosophie’’ de vie tendue vers l’épanouissement. Ces valeurs propres à l’enfance qui deviennent centrales dans nos sociétés sont l’insouciance, l’innocence, la plasticité, la spontanéité…20 L’Histoire de l’enfance a été pendant longtemps l’Histoire du regard que les adultes portent sur elle. L’enfant du latin “infans”, “celui qui ne parle pas”21 a désormais toute la liberté de parole et d’expression qu’il le souhaite. Ses désirs et ses volontés sont à l’origine des préoccupations des parents. La satisfaction immédiate de ses besoins et ses souhaits pousse à contenter chaque demande. “L’enfant d’aujourd’hui est le roi de son monde, son père et sa mère ne sont pas ses sujets. La famille tend donc à avoir moins besoin de chef au sens strict car à l’intérieur de ce groupe, chacun des membres est appelé à régner sur “son” monde. L’enfant a changé d’identité parce que tout individu, jeune ou non, est “roi” dans une société individualiste.”22

Inconnu. Space boy attack. 2011.

L’enfant est dans la convoitise, il sait maintenant qu’il peut revendiquer et réclamer outre mesure, car il est un membre entendu et constitutif de la famille. Par ailleurs, notre société consommatrice n’a pas épargné les enfants, ils sont devenus une cible de choix par les industries développant ses goûts de possession et d’acquisition d’objet.

Fournier Martine. La Révolution des poussettes. Sciences Humaines Magazine. 2011. Définition de Enfant. Encyclopédie Universalis. 22 Dorison Violaine. article sur le site Repère EJE. http://www.passerelles-eje.info/dossiers/dossier 363 evolution+statut+enfant.html 20 21

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Agence TBWA (Espagne). Occupez vos enfants. Publicité pour Playsation PSP. 2011.

L’enfant d’aujourd’hui est un interlocuteur privilégié dans le grand marché mondialisé. L’acte consommateur devient en lui-même un cadre de référence à portée identitaire étant donné qu’il y a une réelle anomie de règles, de limites. A travers l’acte de consommation le jeune exprime son appartenance aux groupes de sa génération. Cependant comme le rappelle l’article la FAPEO23, dans l’univers de production et de consommation qui s’adresse aux enfants, le choix final du produit devra respecter une certaine éthique éducative car les parents choisissent des produits qui expriment ou représentent des valeurs et modèles auxquels ils adhèrent. Nous avons pu déceler grâce à notre travail avec les écoliers de l’Ecole Flornoy, un vrai enthousiasme pour les nouvelles technologies. En réalité, cet engouement évident des jeunes pour les consoles, téléphones, jeux vidéos, tablettes, n’est pas anormal. La technique commerciale cherche de toutes les manières à rendre “ludique” et surtout intuitif leur utilisation. Quelle répercussion sur l’apprentissage d’un enfant du monde qui l’entoure ? Bien qu’ils semblent en effet passer une bonne partie de leur temps libre (plus d’une heure par jour, si on en croit les propos des enfants) les yeux rivés sur un écran, que sait-on des conséquences directes de ce phénomène ? Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement Officiel, La place de l’enfant dans la société, L’enfant existe mal ? Les analyses de la FAPEO. décembre 2008.

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Néanmoins, les suppositions sont nombreuses. Plus de temps passé sur ces nouvelles “distractions” engendrent forcément un temps moindre à s’amuser à l’extérieur, celles-ci assujettissant automatiquement à l’intérieur dans un espace fermé aux rayons du soleil. Si ces objets font maintenant partie de la panoplie des enfants de l’époque ils sont de surcroît prônés, glorifiés médiums de compétition et de dépassement de quelques compétences internes au scénario du jeu vidéo. Les écoliers de CE1 exaltaient en nous racontant fièrement de quelles consoles ils étaient les heureux propriétaires. Nos à priori, et souvenirs de jeux d’enfance ont vite paru obsolètes, voire archaïques comparés à ce que les enfants nous présentaient. Les questionnant sur leurs loisirs préférés, nous nous sommes heurtés à une vague de jeux technologiques d’une part, et à un désintérêt apparent pour les “classiques” d’autre part. L’indifférence ne naît pas d’une non-pratique des jeux de plein air plutôt d’une obnubilation par les jeux vidéos effaçant tout attachement au foot de la cour de récré, au loup, aux sorties dans le parc… Lors de l’atelier sur le thème du jeu favori dans l’espace domestique, la séparation par sexe a été inévitablement soulignée. Les garçons (à l’exception d’un, qui a dessiné des Lego) ont choisi de représenter des consoles de jeux vidéos comme jeu préféré, alors que les filles, elles, les ont parfois figurés mais comme faisant partie d’un ensemble de loisirs, les maisons de poupée, les livres, les Barbie. Elles ont voulu en quelque sorte montrer la part de chaque chose, mais n’ont pas valorisé les jeux vidéos spécifiquement. Comme si le jeu virtuel avait pris le pas à la maison sur toutes les activités manuelles et créatives. Pourquoi à présent acheter des tonnes de livres, des jouets trop vite démodés, du matériel encombrant alors que tout peut être réduit à un seul élément ; Internet ? Les parents se seraient-ils déchargés de leur rôle d’animateur et de leurs responsabilités de garde par l’apparition d’un jeu trop captivant pour que l’enfant ne vienne perturber, déranger les activités des grands ? Jimy nous raconte qu’après la journée d’école, et au lieu de rester à la garderie du soir, il attend sa mère à la médiathèque St-Augustin (située juste en face de l’école). Quelle ne fut pas notre surprise d’apprendre, que son attrait pour ce lieu tient du fait qu’une salle a été consacrée aux consoles de jeux. En réalité, il patiente plus d’une heure devant la télévision, alors qu’il se trouve dans un espace consacré aux livres.

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dessin de Romain CE1. Quel est ton jeu favori? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016.

dessin de Jonah CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016.

dessin de Paul CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016.

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dessin de Julien CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016.


Evidemment, il n’est pas le seul à connaître cette fameuse “salle de jeux”. Nous nous demandons maintenant, quels impacts sur le long terme, et sur plusieurs générations de cette ferveur ? Car si bien sûr, utilisés et pratiqués avec mesure les appareils de nouvelles technologies sont plutôt un progrès et offrent des avancées dont on ne pourrait se passer, certains cas extrêmes nous montrent déjà l’accoutumance que le high-tech expose. Une sorte de dépendance aux jeux vidéo particulièrement, révèle une espèce de perte de contrôle des repères physiques et du temps24. dessin de Yannis CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016.

dessin de Pacome CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016. 24

Nouveau terme, pour une nouvelle épidémie “les geeks” littéralement, “allumés” ou “idiots” désigne ces jeunes passionnés par un monde de codes informatisés. Si le jeu virtuel est dorénavant un inconditionnel de l’enfance, pourquoi n’est-il pas, premièrement, mieux géré et choisi par les parents en fonction de l’âge de l’enfant, dans nombreux des cas, les thèmes sont inadaptés au public (violence, perte de principes moraux, etc…), secondement, élaboré par les créateurs dans un but d’ouverture sur le monde, et non comme c’est le cas actuellement d’un hébétement visant à l’addiction. L’enfant se trouve resserré dans un étau, entre l’influence des modes d’être (l’apparence, le langage), les tendances à avoir (les objets à acquérir) et les préceptes des parents. Malheureusement, c’est souvent l’enfant qui saura influer sur le dernier mot des parents plutôt que l’inverse.

Kern Laurence, Michel Grégory, Bioulac Stéphanie, Romo Lucia. La dépendance aux jeux vidéo et à l’Internet. Ed. Dunod. 2012.

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dessin de Fleur CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016.

dessin de Maëlla CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 février 2016.

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Mme Debusschere nous a fait part de quelques rencontres avec les parents d’élèves, les comportements de ceux-ci s’attachent à la satisfaction des désirs de possession d’objets des enfants. Parce ce que c’est un fait l’enfant est un consommateur avisé, il ne lui manque que les moyens. L’enfant gâté n’est pas un stéréotype isolé, qu’importe le niveau social, le logement, le nombre de frères et soeurs, les parents achètent, offrent, donnent. En 2012 et 2013, les tablettes préscolaires étaient en tête des ventes de Noël, chaque enfant recevait en moyenne 8,4 cadeaux25. Bien que ce constat soit surtout attaché à la consommation frénétique, on peut supposer que les effets sont directs sur la manière de l’enfant d’investir sa maison et de développer un affect singulier, d’y laisser une empreinte. Si toute l’attention est focalisée par un univers virtuel qu’en est-il de l’appropriation du vrai, du domaine du tangible ? A sept ans, comment réussir à déployer son imaginaire, sa créativité quand on est déjà baigné dans un monde d’images ? Comment susciter la sensibilité de l’enfant devant du fictif clinquant, coloré, bruyant ? A ce propos, Mme Debusschere ressent l’indifférence aux premiers abords des écoliers lorsqu’elle leurs narre une histoire, un conte. “c’est une histoire de bébé”, “c’est nul”, beaucoup de préjugés, puis finalement, ils rentrent dans le récit, et c’est ensuite à l’élève le plus fantasque de clamer le décor qu’il s’est monté de toutes pièces.

Les ventes de jouets en France à Noël, statistiques 2012 http://www.planetoscope.com/noel-noel-/1343-ventes-de-jeux-et-jouets-pour-noel.html.

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dessin de Emma CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 fĂŠvrier 2016.

dessin de Emilie CE1. Quel est ton jeu favori ? Ecole Flornoy. Bordeaux. 09 fĂŠvrier 2016. 61


La découverte d’une seconde classe de CE1/CE2 nous a été permise grâce à Mme Noble-Rolland, institutrice à l’école Deyris de Bordeaux. Nous avons posé la même question aux enfants, au détail près, que cette fois-ci nous avons donné comme indication spatiale “l’extérieur” à leur jeu favori. Dans cette optique où les enfants étaient alors libres de choisir l’amusement qu’ils préfèrent en dehors de la maison, les dessins ont été plus diversifiés, et à l’exception d’un à avoir dessiné un jeu vidéo dans sa chambre, les autres ont esquissé des jeux de plein air. On découvre alors que bien évidemment, les activités ne se réduisent pas à un écran et que chacun selon sa personnalité prononcera un goût différent des autres. Il faut remarquer que pour certains le terme de jeu s’étend à celui des activités hors du cadre de l’école. La danse du mercredi après-midi, le violon, etc… sont conçus comme jeu favori. On peut imaginer que la confusion entre jeu, loisir, activité extrascolaire, vient du fait que tout ce qui n’est pas considéré comme travail à l’école est un jeu. Alors, pour Suzane, la tâche de la sortie du chien est une des occupations habituelles marquantes. Elle explique qu’elle utilise un manche à gratter le dos pour caresser le chien, ce faisant, celui-ci répond par des aboiements. Le côté comique et cocasse de la scène est un petit jeu qui s’est glissé entre eux deux naturellement. De la rencontre avec les enfants est ressorti un aspect tout à fait gratifiant et porteur, par l’engagement particulier et singulier que chacun aura voulu faire ressortir dans ses dessins. Souvent inattendus, et surprenants nous ne présumions pas le caractère imprévisible des enfants. Leur narcissisme développé est aussi un des facteurs concédant à ces ateliers une approche sur leur intimité, apportant des confidences, des jugements personnels de leurs quotidiens. Toujours par rapport à cet exercice, Valentin par exemple, a dessiné un jeu qui lui est propre, presque secret, un réadaptation des combats de Star Wars dans son jardin avec pour héro Anakin Skywalker interprété par lui-même. Comme quoi, la diffusion d’images est malgré tout une fenêtre ouverte à la réinterprétation de tous. Bien que les enfants aient de nos jours moins d’heures de classe par semaine (vingt quatre heures26 par semaine contre trente heures jusqu’en 196627) leur agenda n’en reste pas moins organisé afin de présenter le moins de “temps morts” possibles. Le mercredi comme le vendredi après-midi sont (à part si les parents sont disponibles pour récupérer l’enfant) aménagés en activités par les centres de jeunesse de quartier. La garderie avant et après l’école à disponibilité de tous. Les weekends dédiés aux activités extra-scolaires et aux moments en famille. Car il faut l’avouer, nous avons eu l’impression que les enfants avaient des emplois du temps de ministres. Il faut les occuper tout le temps, les garder, les surveiller, ou sinon, il y a la télé…

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Service Public. Horaire d’une journée à l’école primaire. Fiche pratique septembre 2015 https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F24490) Rythmes Scolaires. https://www.cfdt.fr/upload/docs/application/pdf/2013-11/fiche_5_-_6_nov_-_sans_numero.pdf

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dessin de Valentin CE1/CE2. Quel est ton jeu favori ? Ecole Deyris. Bordeaux. 11 mars 2016.

dessin de Matilda CE1/CE2. Quel est ton jeu favori ? Ecole Deyris. Bordeaux. 11 mars 2016.

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dessin de ZĂŠlie CE1/CE2. Quel est ton jeu favori ? Ecole Deyris. Bordeaux. 11 mars 2016.

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dessin de Maxime CE1/CE2. Quel est ton jeu favori ? Ecole Deyris. Bordeaux. 11 mars 2016.

dessin de Ethan CE1/CE2. Quel est ton jeu favori ? Ecole Deyris. Bordeaux. 11 mars 2016.

dessin de ZoĂŠ CE1/CE2. Quel est ton jeu favori ? Ecole Deyris. Bordeaux. 11 mars 2016.

dessin de Maud CE1/CE2. Quel est ton jeu favori ? Ecole Deyris. Bordeaux. 11 mars 2016.


dessin de Suzane CE1/CE2. Quel est ton jeu favori ? Ecole Deyris. Bordeaux. 11 mars 2016. 65


relations actuelles entre enfan t e t a d u l te

Dans les villes à l’heure actuelle, les expériences sont presque toujours réduites à voir et entendre (…) Pas besoin d’avoir des mains, étant donné la vie que nous menons dans les villes ! N’oublions pas que ce qui fait l’intelligence de l’homme, c’est pour beaucoup celle de ses mains. Il faut donc donner à tout enfant la possibilité de tout manipuler et de verbaliser ses actes. ”28 Quelle influence la ville a-t-elle sur l’enfant, et réciproquement quelle influence l’enfant a-t-il sur la ville ? Selon l’architecte Kyriaki Tsoukala la ville doit nécessairement “fonctionner comme champ d’éducation et non pas seulement comme un espace cadre matériel de la vie de l’enfant.”29 L’espace urbain n’est pas qu’un cadre spatial c’est aussi un cade social. La ville édifiée est ville habitée. Tandis que la ville semble être un lieu de stimulation, qui offre l’opportunité de socialisation et de découverte, éveil de la curiosité et développant les capacités d’adaptation. Elle est aussi environnement hostile et de dangers. Dans l’étude “Villes d’enfants, villes d’avenir”30, on peut notamment percevoir l’empreinte considérable de l’automobile comme facteur de risque potentiel pour l’enfant. Quelles sont les marges de manœuvre dans notre société surprotégeant les enfants, où règnent ces craintes d’insécurité, de terrorisme, d’enlèvement ? Ces attitudes ne sont-elles pas aussi légitimes dans ce contexte ? Quelle indépendance et autonomie peuvent développer les enfants si leurs faits et gestes sont surveillés, gouvernés par les plus grands ? N’exagérons-nous pas ce phénomène de contrôle voire de domination sur les enfants ? La manière d’éduquer est une chose, mais, il s’avère que dans nos villes l’enfant seul est introuvable. D’abord, car nous l’avons dit les faits divers ne rassurent pas, ensuite, car la confiance qui pouvait régner avant entre les gens d’un même quartier a disparu. Il faut l’avouer, si l’enfant seul dans la rue est introuvable, les adultes eux aussi vivent moins dans l’espace public. Le foyer devenu repaire, à l’abri de l’agitation de la ville, reclut les habitants. Kaj Noschis, psychologue, développe dans un article intitulé “La ville, un terrain de jeu pour l’enfant”31, le fait que la ville permet de se confronter à l’autre et donc d’avoir une réflexion sur soi-même. En se mesurant aux autres, l’enfant montre sa différence, sa spécificité et sa pluralité. Il peut ainsi définir sa propre identité vis-à-vis du groupe. L’exploration du milieu de vie, le quartier, la ville, le parc sont riches en événements et en rencontres, c’est aussi la possibilité de suivre de près l’activité quotidienne et le monde des adultes. L’enfant constitue sa propre représentation du monde. Mais est-ce encore possible aujourd’hui ? A part quelques rares moments entre l’école, la maison, les loisirs, que l’enfant connaît-t-il de son environnement ?

Dolto Françoise. L’enfant dans la ville. Paris Mercure de France. 1987. p.21. Tsoukala Kyriaki. L’image de la ville chez l’enfant. Anthropos. Paris. 2001. p.98. 30 Wallstrom Margot. Villes d’enfants, villes d’avenir. Commission Européenne. Luxembourg. 2002. 31 Noschis Kaj. La ville, un terrain de jeu pour l’enfant. Revue L’enfant et ses espaces, Enfances et Psy. n°33. 2006. 28 29

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M

ets ton manteau ! Où sont tes bottes ? Va chercher tes bottes ! Si tu ne trouves pas tes bottes, tu auras une baffe ! Et on restera à la maison ! Tu veux qu’on reste à la maison ? Tu sais, moi, je n’ai aucune envie de sortir, surtout par ce temps. Et j’ai plein de choses à faire à la maison, plein. Non, bien sûr, tu ne veux pas rester à la maison... Alors, va chercher tes bottes ! Bon, ça y est ? Tu es prêt ? Je vais mettre mon manteau et on part. N’ouvre pas la porte ! Tu vois bien que je ne suis pas prête, non ? Bon, allons-y. Où sont mes clés ? Tu ne les as pas vu, par hasard ? Elles étaient sur la table, j’en suis sûre. Ah non ! je les ai. Allons-y. Donne-moi la main. Quel temps ! Ne parle pas sinon tu vas prendre froid à la gorge et on appellera le docteur. Tu n’as pas envie qu’on appelle le docteur, n’est-ce pas ? Alors, tais-toi. Et marche plus vite ! On n’a pas beaucoup de temps. Laisse cette ficelle ! Je t’ai dit cinquante fois de ne rien ramasser par terre. C’est plein de microbes. Tu tomberas malade et on appellera le docteur. Je te donnerai un bout de ficelle à la maison, si tu es gentil, bien sûr.

s’amuse qu’avec les jouets des autres. Joue un peu avec ta pelle et ton seau. Tu as perdu ta pelle ? Elle doit être dans le sable, cherche. Une pelle ça ne disparaît pas comme ça. Mais cherche ! Comment veux-tu la trouver si tu ne cherches pas ? Tu n’as pas besoin de te coucher par terre pour chercher ! Qu’est-ce que tu as trouvé là ? Montre ! C’est dégoûtant, dégoûtant. Jette-le tout de suite ! Il n’y a rien de plus dégoûtant qu’un ver de terre.

Ne traîne pas les pieds comme ça ! Tu es fatigué ou quoi ? Quand on est fatigué, on reste à la maison. Tu n’avais qu’à ne pas me demander de sortir. J’ai plein de choses à faire à la maison, plein ! Qu’est-ce que tu veux encore ? Un pain au chocolat ? Je t’en achèterai un au retour, si tu es sage. Et ne marche pas dans les flaques d’eau ! On dirait que tu le fais exprès ma parole !

Un pain au chocolat, s’il vous plaît, madame. Merci, madame. Ne le tiens pas comme ça, tu salis ton manteau, tu auras une baffe ! Et je le dirai à ton père ! Il ne va pas être content du tout. Et tu sais comment il est, quand il se met en colère. Je t’ai déjà dit de ne pas jamais appuyer sur le bouton de l’ascenseur ! Bon, enlève tes bottes, je ne veux pas que tu mettes du sable dans toute la maison. Enlève-les immédiatement ! Pourquoi tu pleures ? Qu’est-ce que tu as ? On a été se promener, comme tu voulais, je t’ai acheté ton pain au chocolat, et au lieu d’être content tu pleures !

Allez, va jouer maintenant. Moi je reste ici. Ne va pas trop loin, hein ! Je veux te voir. Ne te roule pas comme ça dans le sable ! Tu vas te faire mal. Et puis je n’ai pas envie de passer ma vie à nettoyer tes vêtements. J’ai assez de travail comme ça. Où as-tu trouvé ce ballon ? Rends-le au petit garçon ! Rends-lui son ballon tout de suite ! Excusez-le madame, il ne

Allez, joue un peu avec ta pelle et ton seau, car on va bientôt partir. Ton père ne va pas tarder à rentrer. Et puis, j’ai plein de choses à faire à la maison. Ne mets pas tes doigts dans le nez ! Si tu veux te moucher, prends ton mouchoir. Allez, allons-y. Tu vois, le petit garçon s’en va aussi avec sa maman. Au revoir, madame. Viens je te dis ! Tu n’entends pas ? Eh bien, tu ne l’auras pas ton pain au chocolat ! Regarde dans quel état tu as mis tes vêtements ! Allez, donne-moi la main. Et tiens-toi droit ! Marche plus vite, on n’a pas de temps à perdre. Qu’est-ce que tu as à pleurnicher encore ? Bon, je te l’achèterai ton pain au chocolat.

Il va me rendre folle cet enfant.

Vassilis Alexakis. Extrait. Pourquoi tu pleures? QUIQUANDQUOI. 2001

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Doisneau Robert. Titre Inconnu.

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Toujours pendant nos rencontres à l’Ecole Flornoy, nous avons questionné les écoliers sur les lieux connus de leur quartier. La pédagogie du programme veut que les enfants de sept ans apprennent à se repérer dans l’espace, par le biais de plan, de carte géographique. Par l’utilisation d’une vue aérienne, nous avons donc localisé ensemble les endroits qu’ils avaient l’habitude de fréquenter. (Nous nous étions accordés avec Mme Debusschere sur les limites de ce document.) D’abord, c’est l’école qui est ressortie comme l’élément central à trouver et d’ailleurs le plus reconnaissable, étant donné qu’elle borde la Place de l’Eglise St-Augustin. Ensuite, chacun a voulu nous indiquer sa maison, l’exercice s’est avéré plus confus. Certains ne connaissent pas encore leur adresse, puis la lisibilité dans ce quartier d’échoppes ne laisse pas assez d’indices aux enfants une fois vu de haut. Malgré les tentatives de retracer le chemin de l’école jusqu’au lieu d’habitation, nous avons constaté que nombreux étaient perdus, désorientés, car ils l’avouent, sont toujours accompagnés et se laissent donc guider. Nous reviendrons plus tard sur cette question du trajet quotidien. Après cela, les enfants ont désigné personnellement des endroits côtoyés. Par ordre de popularité on retiendra ; “la boulangerie verte” à l’angle de l’école, l’unique commerce où certains peuvent se rendre seuls à la sortie des classes, la médiathèque, connue pour sa console de jeux, mais aussi la bibliothèque, et le goûter offert bénévolement par une association de retraités les vendredis après-midi, le JSA (Jeunes de St-Augustin, la maison de quartier), “la boulangerie rouge”, l’Epi Gaulois, plus loin, on trouve le Simply Market et Picard, beaucoup connaissent le Stade Jacques Chaban Delmas, peu ont cité l’hôpital Pellegrin, l’arrêt de tramway le plus proche est difficilement repérable. Dans les endroits pour jouer, on notera par proximité, la cour de récréation, la petite aire de jeux en face de l’école sur la Place, bien que plusieurs répètent “oh mais c’est pour les bébés ça !”, le JSA, une élève seulement nous citera le Parc Emile Combes plus au nord, et moins proche le Parc de la Béchade pratiqué par une bonne partie d’eux. Qu’est-il ressorti de cet inventaire ? Tout d’abord, il a fallu en quelque sorte soutirer ces informations, interroger de manière plus précise parce qu’à la question ; “que connaissezvous de votre quartier ?” les réponses ont été minces. En demandant, “où vous baladezvous, où achetez-vous le pain, où jouez-vous, etc..” les enfants cernaient mieux la demande. Toutefois, nous avons senti une méconnaissance ou alors une inattention vis-à-vis de leur quartier. A part des lieux soit clos, soit commerciaux, aucune voie, aucun axe n’a paru plus important qu’un autre. Comme si la rue avait totalement était évincée de leur considération. L’uniformité et le peu de réponses, révèlent un manque d’appropriation ou une appropriation assez impersonnelle du milieu. Du fait de leur âge aussi, on peut se douter que certains éléments sont laissés de côté, mais surtout que leur faible indépendance ne leur laisse en effet aucun moyen de s’approprier intimement le quartier. A sept ans, les parents nous suivent de près, ou bien est-ce l’inverse…

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Si les repères spatiaux sont moindres, que peut-on dire de la mobilité de ces écoliers ? Sachant que leur scolarité en domaine publique est toujours localisée par rapport au lieu d’habitation, ils logent tous (à l’exception d’une, habitant Talence) dans un périmètre de un kilomètre et demi autour de l’école. Pourtant combien sont dans la mesure de nous décrire le paysage qu’ils traversent le temps de ce trajet ?

Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. La bibliothèque vue de l’extérieur.

Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. La bibliothèque vue de l’intérieur, la salle de jeux vidéos à droite.

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A dire vrai, peu donnent des caractéristiques physiques de ce parcours. Quand il était question d’endroits connus les enfants n’ont jamais énoncé de rue en particulier, même pas celle de leur maison, pourtant lorsqu’il s’agit de “parcours”, ils vont se restreindre au dessin routier. Lorsqu’on les interroge sur des points remarquables de ce chemin pour venir en classe, les descriptions se limitent à des indications de circulation. Certains reconnaissent le fait de ne pas du tout savoir par où ils passent étant donné qu’ils viennent en voiture, ils le disent, “on ne voit rien par la fenêtre”. Que retiennent-ils en réalité de cet environnement ? Les passages cloutés car ils obligent à s’arrêter, le nombre de virages et d’intersection, la longueur d’une rue par rapport à une autre. Par quoi est déclenché cette absence de repères urbains, l’agencement des trottoirs et de la voirie ne serait-il pas devenu si banal que rien ne dénote, n’interrompt le regard, trouve un peu d’originalité entre la grisaille du goudron et les façades répétées


Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. L’aire de jeux en face de l’école.

Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. La cour de récréation de l’école.

des échoppes bordelaises ? Pourtant parcourus dans un but d’accessibilité, les circulations, trajets urbains sont-ils encore pensés comme des parcours d’apprentissage, des temps de socialisation, laissant la liberté à l’enfant de s’affranchir de quelques limites ? Nous avons davantage pressenti de la part des enfants le besoin de se rendre d’un point A à un point B, qu’à un véritable moment de découverte et possibles. Quoi qu’il arrive, où l’enfant trouverait-il l’espace nécessaire pour jouer dans la rue ? La ville automobile est toujours en vogue. Bien qu’on puisse voir récemment les grandes villes françaises se dégager de l’emprise de la voiture en centre urbain, cela ne va pas vers une satisfaction unanime des habitants et surtout des automobilistes32. Rendre la ville aux piétons, cela va de soi. Pourquoi faudrait-il tolérer une domination de la mécanique dans nos villes ? Les modes de transport collectifs, tels le tramway et le bus se sont vus perfectionner, les circulations douces augmenter, pourtant cela n’a pas révolutionné la mobilité de l’enfant, ils ont surtout amélioré les déplacements des adultes. Si les villes ont privilégié la voiture, c’est aux dépens d’un épuisement de vie sociable dans certains espaces publics. Bien qu’il faille, nous le concédons, une place pour l’automobile, envisagerait-on d’être plus actif et de restreindre ses trajets les plus proches à la marche ? Le délégué général de l’association 40 millions d’automobilistes, Pierre Chasseray, n’y trouve rien à redire (à propos de la piétonisation mensuelle des Champs Elysées). “On ne peut pas être contre tout, dit-il. Disons que je soutiens – mollement – cette initiative symbolique, tant qu’elle se limite à un dimanche par mois. Après tout, un automobiliste est un piéton qui ne s’est pas encore garé.” Les seules réticences qui peuvent s’exprimer proviennent de “la peur d’une dérive” Aujourd’hui, les Champs-Élysées sont piétons et le seront une fois par mois . Gréco Bertrand - Le Journal du Dimanche. 08 mai 2016.

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Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. Le stade Jacques Chaban Delmas.

Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. Un appartement.

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Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. L’Eglise St-Augustin.


Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. Un trajet abstrait de la maison à l’école.

Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. Trajets du matin.

Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. Trajet du matin.

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La mort de la rue comme lieu d’échanges, de conversations semble perceptible. Aucun des écoliers ne vient à l’école seul, ça paraît presque évident, serait-il envisageable de redonner à l’espace public un peu de son caractère humain ? La rue Kléber33 à Bordeaux est un projet intéressant dans la perspective de revalorisation de la rue. Il s’agit par un travail participatif des membres du quartier et des architectes de réduire l’emprise de la voiture, végétaliser ce passage, conserver et faire ressortir la mémoire du lieu. Car à peine remarquable, l’automobile a répandu tout un mobilier sensé interdire ou limiter ses déplacements seulement il est aussi devenu un élément contraignant le piéton. Que l’enfant ressent-il face à des bittes de trottoirs faisant sa taille, ou à des panneaux de signalisation trop hauts ne lui indiquant finalement rien ? A chaque création d’espace public, on voit apparaître une armada de barrières, poteaux, panneaux, cherchant toujours à se prévenir contre les dangers inattendus. Avouons que la peur des responsabilités pousse à un urbanisme risible de clôtures.

Carte postale du quartier. CE1 Ecole Flornoy. Bordeaux. 29 mars 2016. Le parvis de l’Eglise St-Augustin et ses poteaux.

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[re]centres: Kléber la rue autrement. http://www.bordeaux2030.fr/sites/www.bordeaux2030.fr/files/Livretrecentres2012VF.pdf avril 2012.

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Si les bittes métalliques évoluaient en éléments plus bas, plus épais, ne pourraient-elles pas acquérir une double fonctionnalité ; interdire le stationnement, et être tabourets urbains ? Heureusement que l’enfant arrive à percevoir (parfois) un vocabulaire ludique dans ces formes rigides. A-t-il son mot à dire là-dessus ? Finalement, comment la ville peut-elle s’adapter à un être qui grandit chaque jour, et dont la perception et le jugement se voient renouveler ? La ville mesurée s’adapte aux adultes, à leurs tailles qui ne changeront plus, prendre en compte la taille de l’enfant, c’est faire pénétrer la notion de variable dans cet environnement calculé, réglé. Si la disparition des enfants seuls dans l’espace public a crû avec la société de consommation et l’avènement de l’automobile, il faut tout de même concéder certaines résistances de ceux-ci, leurs capacités de réappropriations et de détournement leurs permettent de s’annoncer en tant qu’acteurs sociaux capables d’avoir prise sur, et de transformer leurs environnements quotidiens. Prenons l’exemple tant connu du Miroir d’Eau de Bordeaux. Ne serait-ce pas les enfants qui sont initiateurs de ce changement de fonction de cette place emblématique ? Une large étendue d’eau, au bord d’un fleuve, quelques agréments de verdure, voilà une immense pataugeoire. Si nous en percevons la subtilité du traitement du reflet de la Place de la Bourse grâce à cet aménagement, le côté pragmatique de l’enfant saisit les attributs premiers de ce lieu. L’eau, la brume, les jets, en plus d’être grande, c’est une œuvre en mouvement. La cinétique des flots créée instantanément une ambiance qui intrigue et stimule les enfants. Soustraire de son rôle de mise en abîme, le Miroir d’Eau et en faire l’un des lieux de jeu estival le plus populaire de la ville aurait-il vu le jour sans l’action des enfants ? Car ce détournement a invité bien d’autres usages de la part des adultes. Les enfants connaissent et aiment ce lieu, les parents les accompagnent. C’est alors l’occasion de pique-niquer, d’apporter les maillots de bain des petits et un drap de plage pour se reposer. On cherche une place libre autour du miroir, de préférence côté Garonne, on retrouve des connaissances, et les enfants peuvent rencontrer de nouveaux copains. Bref, Michel Courajoud avait-il imaginé cette destinée tant ludique de ce projet paysager ? En réalité, c’est peut-être aussi parce que c’est un travail du vide, constitué d’un seul élément naturel qui a pu en faire un lieu si facilement appropriable. La portée de ce lieu va outre la sectorisation par quartier de Bordeaux, unanimement les écoliers de Flornoy le côtoient et savent même le nommer. D’ailleurs étonnant, qu’ils n’en aient pas personnalisé sa dénomination.

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“ Photographie personnelle. Grande roue. Bordeaux. 18h10 samedi 28.05.16.

Photographie personnelle. Baignade urbaine. Bordeaux. 18h12 samedi 28.05.16.

Photographie personnelle. Le calme avant la tempête. Bordeaux. 18h18 samedi 28.05.16.

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La valeur d’une ville se mesure au nombre de lieux qu’elle réserve à l’improvisation”.34

Dans cette optique de Siegfried Kracauer, quels intervalles la ville programmée laisse-t-elle à l’exceptionnel, à l’inattendu, aux actions fortuites ? La tendance de l’urbanisme à spécifier par usages, populations, loisirs chaque morceau de ville, provoque une disparité des attentions au détriment des enfants. Que la ville s’efforce-t-elle encore à leur proposer si ce n’est des “équipements” de jeux, autrement dit des aires de jeux ? Est-ce que prendre en compte l’enfant dans la ville, c’est uniquement combler ses besoins de défoulement physique ? Et quand bien même, ces propositions cherchent-elles à s’adapter aux enfants ? Nous avons oublié la prise en compte de l’enfant en ville, tels des espaces compensatoires, nous avons perpétué la tradition des aires de jeux comme réponse idéale à leur nécessité de jeu. Réponse toute faite, n’a-t-on pas omis de reconsidérer cette “conception” dans un contexte actuel ?


Pourquoi s’être tant limité sur le point de vue architectural, paysager, formel de ces espaces sensés être imaginés pour les enfants ? A force d’uniformisation, la ville a su rendre banales, ordinaires ces modules. En plus d’être démodés, ils sont contraignants et limitent tous mouvements estimés “dangereux”. Tout ce qui est provocation à vivre des expériences sensorielles est nécéssaire dans le développement des enfants. Certaines actions sont possibles car nous avons conçu des espaces supports à celles-ci. Nous les avons formalisées et les avons rendues réalisables par la création de mobiliers. En soi, sauter pourrait prendre différentes formes, sauter sur un trampoline, sauter à cloche pied, sauter d’un muret, sauter sur des surfaces molles, dures, concaves, convexes. Mais la ville réduit trop souvent une action à un objet, une façon de faire. Afin que tout soit cadré, réglementé et surtout, sûr. Il y a des expériences impossibles, se jeter dans le sable, être propulsé, glisser sur plusieurs mètres, dévaler des pentes, escalader des sommets. Ces lieux “faits” pour les enfants prennent-ils en compte l’importance de leur socialisation ? Bien sûr, le jeu induit des échanges avec les autres et la volonté de créer ensemble. Alors, comment cette donnée est-elle exprimée ? Finalement ces endroits ne devraient-ils pas justement être propices à l’improvisation ? L’attitude investigatrice et curieuse de l’enfant ne serait-elle pas en fin de compte jugée nuisible, bruyante, et préjudiciable dans le bon fonctionnement de la ville ? Le jeu pourrait s’étendre partout. Si on a crée des lieux pour, c’est bien que cette activité importune, du moins, elle altèrerait le caractère utile et pratique de la ville au profit d’une activité “anti-utilitaire”, “légère”. L’idée que le jeu soit opposé au sérieux est plutôt réfutable. (C’est que nous avons cherché à révéler dans la première partie.) Pourrions-nous réfléchir à une pratique du jeu, en tant que composante de l’édification de la forme de la ville, en considérant l’importance du jeu comme fondement de notre société ? L’approche de la ville qu’il faut considérer dans toute sa complexité, ne pourraitelle pas se faire à travers le jeu et sa force créatrice ? L’espace public en tant que lieu privilégié de la rencontre, du débat, de la friction et de la découverte de soi et des autres. Johan Huizinga, affirme que la fonction du jeu est dans la culture. C’est une forme de vie, d’activité, pourvue de sens, et de fonction sociale. Là où le jeu semble relever de l’inutile, Huizinga nous révèle toute son importance au coeur de l’apprentissage des pratiques sociales, du vivre ensemble, comme “facteur fondamental de tout ce qui se produit au monde.” 35

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Kracauer Siegfried. Rues de Berlin et d’ailleurs. Gallimard. Collection Le Promeneur. 1995. Huizinga Johan. Homo ludens. Rowohlts Enzyklopädie. 1955.

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02 « ARC HI TEC TURES» DU J EU, DROLES DE PAYSA GES 78


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L’histoire de l’aire de jeu est marquée par une inconciliable contradiction. D’une part, la modernité a conçu le jeu comme conduite biologique du spontané, de l’agréable et de la liberté. Il valorise l’expérience subjective et développe l’autonomie, la prise de conscience de soi. D’une autre part, les sociétés modernes commencèrent à rationaliser et à formaliser le jeu des enfants dans des buts sociaux, éducationnels et politiques. Ces aires de jeux sont davantage dans la censure et la restriction de jeux jugés indésirables, elles cherchent à les éloigner d’endroits dangereux et de corruptions, comme la rue.” 1

Page précédente ; Bodys Isek Kingelez. Ville Fantôme. 1996. 1 The history of the playground is marked by an irresolvable contradiction: on the one hand, modernity has conceptualized play as a biologically inherited drive that is spontaneous, pleasurable, and free. It valorized the subjective experience of play as an attribute of the autonomous, individual self. On the other hand, modern societies began to rationalize and shape children’s play from the outside to advance social, educational, and political goals. Thus playgrounds are very much about censoring and restricting types of play deemed undesirable and displacing them from places deemed dangerous or corrupting, such as the street. Roy Kozlovsky. Adventure Playgrounds and Postwar Reconstruction Designing Modern Childhoods: History, Space, and the Material Culture of Children; An International Reader. Marta Gutman and Ning de Coninck-Smith, editors. Rutgers University Press. chapter 8. 2007.

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Photographie anonyme d’un lieu qui ne l’est pas.

A LE JEU, PARTIE INTEGRANTE D’UN PROCESSUS 81


n ouvelle ambition des v illes Aux Etats-Unis d’Amérique ce mouvement vit le jour à Boston dans le Massachusetts, comme une solution aux problèmes issus de l’expansion de l’urbanisme, de l’accroissement de l’industrie, et de l’immigration. Les villes étaient surpeuplées du fait de la Révolution Industrielle et des vagues d’immigrants cherchant à s’installer. Les politiques ont estimé les aires de jeux comme moyen d’entretenir la santé physique, de socialiser les jeunes citoyens américains et d’offrir une “respiration” dans le quotidien des enfants citadins. Déjà début XXe siècle, The Child-Saving Movement2 est en quête de progrès pour l’enfant en ville, pour des jeux sains et récréatifs. En 1821, fût créé le premier “outdoor gymnasium”, “gymnase d’extérieur”, consistant en un espace support à des modules permettant l’activité physique, à la manière d’un gymnase classique mais en plein air. Suivi en 1887, le “sand garden”, “parc à sable”, ensuite nommé “sandbox”, ‘bac à sable” sûrement inspiré par les kindergarten de Friedrich Froebel3 en Allemagne. En effet, celui-ci développa une conception de la pédagogie, basée sur l’éducation familiale. Les jardins d’enfant permettaient l’apprentissage par le jeu, notamment par de petits potagers sensés instruire sur le cycle de la vie, mais aussi des jeux gymnastiques, avec le chant et l’imitation de gestes, et l’initiation aux formes par la manipulation d’objets (cube, cylindre, etc…)4.

Broadway Playfield. Seattle. 1910.

L’officialisation de The Playground Association of America5 (PAA) en 1906, dirigée par le Président Theodore Roosevelt, permit d’assister les villes dans l’aménagement du jeu, amplifia les partenariats locaux, rénova et créa de nouveaux espaces de jeu. Ces acteurs étaient d’abord concernés par la qualité des programmes plus que par un phénomène de répétition ou de multiplication des aires de jeux.

Platt Anthony. The Rise of Child-Savign Movement: A study in social policy and correctional reform. http://www.umass.edu/legal/Benavides/ Fall2005/397G/Readings%20Legal%20397%20G/3%20Anthony%20Platt.pdf. 2005. 3 Frost Joe L. A History of Children’s Play and Play Environments. New York, NY: Routledge, 2000. p.108. 4 Gunilla-Friederike Budde. Histoire des jardins d’enfants en Allemagne. Histoire de l’éducation. L’école maternelle en Europe. volume 82. n°1. 1999. 5 Butler George D. Pioneers in Public Recreation. Minneapolis, MN: Burgess Publishing Company, 1965. p.57. 2

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Wheelbarrow Boy. North America. 1890.

“Les rues des villes sont des terrains de jeu inappropriés pour les enfants à cause du danger, parce que nombre des jeux sont interdits par la loi, parce ce qu’il fait trop chaud en été, et parce que dans des quartiers urbains surpeuplés ils sont enclin à devenir des écoles du crime. Ni de petits jardins, ni des pelouses ornementales ne pourraient satisfaire les besoins des enfants, à part peut-être des plus jeunes. Les plus âgés qui voudraient se défouler doivent pouvoir bénéficier de lieux spécifiques à proximité ; et depuis que le jeu est un besoin fondamental, il faut fournir à chaque enfant des lieux de jeux autant que d’écoles. Ce qui signifie qu’ils doivent être localisés méthodiquement afin d’être à une distance de marche accessible pour tous les garçons et toutes les filles car la plupart n’ont pas les moyens de se payer un transport. Dans cet objectif, les villes doivent immédiatement sécuriser des espaces disponibles, afin qu’elles n’aient pas à démolir des îlots de bâtiments dans le but de créer des aires de jeux.”6 Grâce à cette initiative, les municipalités avec des aires de jeux aux USA crûrent de quatrevingt-dix en 1907 à cinq cent trente et un en 19107. Ce qu’il est important de noter, c’est que certaines activités des enfants étaient déjà proscrites dans la rue, ce qui pousse aussi certainement les pouvoirs publics à palier ces interdictions par la création d’espaces où le jeu serait toléré et réglementé. Ensuite, il faut retenir que la prise en compte des besoins juvéniles dans l’aménagement de la ville commence à naître et qu’au début il ne s’agit pas d’équipements industrialisés. 6 7

Roosevelt Theodore. The White House, Washington, D.C. http://www.theodore-roosevelt.com/images/research/txtspeeches/239.txt. february 1907. Winter Thomas. Luther halsey gulick. infed. < http://www.infed.org/thinkers/gulick.htm > 19 Jan. 2012.

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La première aire de jeu du Washington Park à Chicago en 1876, est encore pourvue d’une structure en bois, et d’éléments s’apparentant singulièrement au milieu de la gymnastique, les “steel rings”, les anneaux métalliques accrochés à des cordages, les barres de suspension, et le parc à sable. Ces lieux étaient supervisés par la présence d’un adulte. En 1894, sous l’impulsion de Jane Addam et Ellen Gates Starr, la préoccupation de l’enfant ne va pas être uniquement basée sur le jeu mais aussi vers l’accompagnement familial. Lorsque qu’elles s’installent dans la Hull House dans un quartier d’immigrés allemands et italiens de Chicago, elles ouvrent d’abord leur maison à des représentations artistiques. Une fois imprégnées dans la vie sociale du quartier elles se rendent compte que les mères avaient besoin de faire garder leurs enfants. Elles décident alors de les prendre en charge et de leur offrir plusieurs programmes. Un club pour les adolescents, des cours de cuisine et de coutures pour les jeunes filles, des lectures, un accès à une culture artistique8. Elles fournissent un lieu de vie civique et social, instituant et maintenant une éducation. Cette vision philanthropique permit d’améliorer la condition des enfants dans ce quartier ouvrier de Chicago.

Swing with me. New York City. 8

Addam Jane. Playgrounds Professionals. http://www.playgroundprofessionals.com/encyclopedia/a/jane-addams.

Photographies de la page de droite ; East End Day Nursery. Toronto. Giant Stride. New York City.

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La “model playground”9 initiée par Jane Addam et Ellen Gates Starr fut un projet à part entière, équipé d’un “sand garden” et “sand pile”, des blocs de construction, des balançoires, des “giant strides” se traduisant littéralement par “foulées géantes” (un poteau réunissant des cordes armées d’anneaux métalliques permettant tout en courant de faire des bonds immenses), un gymnase intérieur et encore d’autres jeux d’extérieurs. Il anima, et amplifia le mouvement de The Playground Association of America, et introduisit un type d’exemple, de référence en terme de proposition de jeu.

Frost, Joe L. A History of Children’s Play and Play Environments. New York, NY : Routledge. 2010. p.71.

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Photographie ; Elisabeth St Playground. Toronto. august 1913.

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Parallèlement, à cela, en 1921, Charles Wicksteed fonda le “Wicksteed Park” à Kettering dans le Northamptonshire, en Grande-Bretagne. Sa vision “le jeu doit inspirer et encourager la santé et le bien-être des familles.”10 Charles Wicksteed & Co. Ltd. développait des produits industriels (pièces pour bateaux, jouets en bois…). Pour célébrer la fin de la Première Guerre mondiale, lors d’une sortie avec l’école de la ville, il déménagea des tuyaux servant dans son usine pour ériger des structures de balançoires dans un parc11. Sa ‘ générosité’’ ne s’arrêta pas là ; “heureusement, elles ne furent pas retirer le lendemain de la sortie, comme les autres choses. Elles ont finalement été si populaires qu’au lieu de les enlever j’en rajouta davantage. Mais ce ne fut pas suffisant pour les enfants. Je les retrouvèrent sous un arbre, en train d’assembler des choses les unes après les autres sur une pente pour former une glissoire.”12 L’équipement inventé par Wicksteed n’était pas uniquement la première aire de jeux créée, mais aussi le début des premiers modules de jeux manufacturés et commercialisés dans le Royaume-Uni. Après la balançoire, il imagina tout une “collection” de modules. Le toboggan, les barres à se suspendre, la bascule. Ils furent bientôt les équipements de jeu les plus populaires par leur aspect amusant, relaxant. Gratuit ce nouveau parc n’était doté d’aucune règle, ni restriction. Pas une distinction d’âge d’utilisation, ni de sexe. “Laissons pratiquer les gens de tous âges, hommes et femmes, les plus grands peuvent alors s’occuper des jeunes enfants. Ca me paraissait vraiment cruel d’interdire l’accès à certains garçons ou à certaines filles parce qu’ils étaient un peu trop âgés, j’en ai vu quelques uns partir en pleurant. Pourquoi devrait-on séparer une famille ? ”13 Les parents ne restent donc pas spectateurs, ils se prêtent au jeu, et deviennent acteurs au sein du parc. La mixité des âges couplée à la précarité des structures, permettent des prises de risques, et autorisent à repousser les limites du jeu lui-même.

Wicksteed Charles. A Plea for Children’s Recreation after School Hours and after School Age.1928. Bond Anthony. Is this the world’s first playground swing? Newly discovered photographs show how children had fun in the days before health and safety. Dailymail. may 2013. 12 Wicksteed Charles. A Plea for Children’s Recreation after School Hours and after School Age.1928. 13 Wicksteed Charles. A Plea for Children’s Recreation after School Hours and after School Age.1928. 10 11

Photographies ; Robinson Geoff. Wicksteed Park in Kettering. Northamptonshire. 1923. Fragonard Jean-Honoré. Les Hasards Heureux De L’escarpolette. Huile sur toile. 81x64,2 cm. Wallace Collection, Londres. 1767.

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C’est comme si il existait différents niveaux d’aptitude. Le jeu calme, berçant des bascules, ou le jeu vertigineux defiant l’apesanteur. L’excitation occasionnée par la grandeur des balançoires se rapproche alors des manèges à hautes sensations ; la grande roue, les montagnes russes. Wicksteed les a volontairement élancées pour renouveler l’image archaïque de l’escarpolette. Elles ne sont plus des modules de légèreté symbolisant l’insouciance, à la manière des représentations peintes (La Balançoire de Auguste Renoir 1876, huile sur toile Musée d’Orsay, etc), elles se transforment en médium de compétition de performances.

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Au début Wicksteed ne pensait pas mélanger les âges, et avait conçu des toboggans pour les garçons et d’autres pour les filles avant de réaliser que la séparation des genres n’était pas propice au jeu et qu’au contraire, elle attirait la jalousie. La grande liberté de mouvement, et la possibilité de jouer sans règle établie allaient contre l’aménagement rigide des parcs et squares publics où la promenade calme était de rigueur, et la pelouse défendue. “J’ai des témoignages des mères qui se plaignaient des pleurnicheries de leurs enfants tout pâlot ne voulant rien avaler, et qui à présent reviennent avec des visages rosis, en pleine santé, prêts à manger la maison entière après un bon moment à jouer dans l’aire de jeux.”14 Wicksteed comprend rapidement le potentiel de ses équipements. Dans un contexte d’après-guerre, les enfants ont besoin d’un endroit pour se retrouver, bouger, jouer spontanément. Le succès était immense à en voir l’appropriation, et le nombre de personnes voulant tester ces structures. Il décide de vendre son concept à travers le monde et de compiler les modules dans un catalogue en Janvier 1926. Les planches des balançoires coûtaient £16, elles sont dites “adaptées pour les enfants jusqu’à quatorze ans, mais non garanties contre la détérioration des voyous”, “on peut s’asseoir à douze dessus en même temps, elles sont robustes et ont de bonnes résistances techniques”. Dans un but commercial, il encourage l’acquisition par lot “en achetant plusieurs tailles, les plus grands ne viendront pas embêter les enfants sur les plus petites balançoires et vice versa.” D’une initiative d’abord charitable, naissent les prémices d’un business qui s’annonce lucratif. Sûrement inspiré des foires mobiles, ou des parcs d’attractions américains (Luna Park, Dreamland) il s’introduit comme promoteur de l’aire de jeux immobile, sans équipement mécanique, pouvant être achetée en kit puis construite dans n’importe quel endroit. Ses clients ne sont donc pas les enfants, mais les villes. Le jeu peut alors devenir une industrie comme les autres. Les équipements produits en série vont se rationaliser. L’aube de l’aire de jeux standardisée était lancée. La vision philanthropique du jeu aux Etats-Unis comme en Angleterre, apportent des considérations nouvelles sur les nécessités de l’enfant. La volonté fondée de soustraire les plus jeunes de lieux urbains dangereux et pernicieux pour leur apprentissage de la vie en société, les contraint à présent dans des endroits spécialisés, conçus pour eux. Le jeu prend forme dans le sens où on instaure des équipements induisant des pratiques particulières. Dans la rue, il pouvait revêtir plusieurs aspects, dans les aires de jeux, on peut s’amuser avec le sable, se balancer, glisser, tourner, se basculer, des mouvements tacitement prévus. Bien qu’on cerne légitimement, les potentiels nuisances des effets de la ville, pourquoi a-t-on cherché à imposer des règles du jeu ?

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Wicksteed Charles. A Plea for Children’s Recreation after School Hours and after School Age.1928.

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N’a-t-on pas infligé à cette activité un traitement semblable aux autres aménagements tels les parcs, la voirie, les places ? On éloigne de peu la pelouse interdite, pour retracer une seconde norme. Le caractère novateur des aires de jeux, offrant certes, plus de leste n’est-il pas au final une manière supplémentaire de créer des installations codifiées limitant les débordements, prévenant tout excès, irrégularité ou singularité ? Par cette intention des pouvoirs publics à traiter le jeu dans l’aménagement de la ville, ne commencent-ils pas à évincer l’appropriation et la prise de possession de la rue par l’enfant ?

Children playing in the street. New York City.

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le jeu comme élément de recon str u c ti o n C’est dans le paysage des villes britanniques ravagées par la Luftwaffe, l’aviation allemande, que va se créer l’une des expériences de jeu des plus radicales, des plus puissantes car essentiellement libertaires : les “adventure playgrounds” (terrains d’aventure), nom donné par la paysagiste anglaise Lady Allen of Hurtwood pour désigner de nouvelles formes de jeux dans les terrains vagues. Il faut dire qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la question du jeu des enfants dans les ruines préoccupe, fait débat, prenant même une certaine ampleur médiatique15. On se demande alors quels effets la guerre a-t-elle bien pu commettre sur les enfants, comment mesurer leurs traumatismes, quelles promesses d’avenir leur prononcer ? Avec ce contexte spécial, l’aire de jeux conventionnelle semble trop faible pour prétendre à un modèle de société. Car c’est bien l’enjeu pacificateur suscité alors, faire de “l’éducation préscolaire le meilleur moyen de créer des citoyens attachés à la paix.”16 Dans cette même continuité idéologique, Lady Allen of Hurtwood espère l’aire de jeux qui fédère et rassemble les âges, les sexes, comme une possible “communauté démocratique”, une communauté de jeu. L’aspiration est entendue, admise et progressivement, via les pouvoirs publics, des initiatives privées, des comités composés de travailleurs sociaux, de pédagogues (…), les terrains d’aventure émergent à plusieurs endroits en Angleterre. A Londres tout d’abord, en 1948 et qui en abritera une dizaine au total, puis à Leeds, Coventry, Liverpool, Leicester… Les adventure playgrounds découlent d’une stratégie de reconstruction progressive (et souvent allégorique) des villes par les habitants eux-mêmes, y compris les enfants. C’est donc logiquement, à la fin des années cinquante, dans les derniers souffles de succinctes restaurations architecturales que se conclut ce phénomène de jeu. Il est intéressant de constater que la notion de terrain d’aventure s’esquisse toutefois avant et loin des sinistres de la guerre, notamment par la pensée du paysagiste danois Carl Theodor Sørensen (avec notamment en 1931, l’ouvrage “Parkpolitik”). En 1943, à Emdrup au Danemark, il aura l’occasion de mettre en œuvre ses idées en réaménageant une friche en aire de jeu, rapidement surnommée/re-baptisée de “junk playgrounds”. Espaces d’une liberté (presque) totale, faisant écho selon le paysagiste à la nature turbulente, subversive des enfants, les junk playgrounds ne font qu’attribuer un caractère permanent et officiel aux jeux pratiqués dans les terrains vagues de la ville. Cette institutionnalisation, cette reconnaissance, permettentw pour la première fois l’approbation de jeux habituellement interdits ou discrètement pratiqués, dans le dos de la société. D’office, il faut dire que l’expérience dérange autant que le résultat. Car les junk playgrounds, littéralement “surface de jeux de camelote, de trucs” (…), plus brutalement “d’ordures”, s’apparentent à un dépotoir assumé où les enfants s’amusent de morceaux de taules, de

Kozlovsky Roy. Les terrains d’aventure et la reconstruction d’après-guerre. Anthologie des Aires de Jeux d’Artistes. Infolio. 2010. p.47. Une conférence de cinq jours en 1948, parrainée par la ‘ Cambridge House University Settlement’’ mais aussi des articles de presse. Roy Kozlovsky. Les terrains d’aventure et la reconstruction d’après-guerre. Anthologie des Aires de Jeux d’Artistes. Infolio. 2010. p.51.

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tessons de pots et de bois gâté, toute cette activité étant ‘ supervisée’’ par un adulte, sorte d’animateur du lieu (nous reviendrons plus exactement sur son rôle). Fabrications de bric et de broc, cabanes et vagues sculptures, l’assimilation des déchets comme élément de jeu supposait évidemment un état provisoire, précaire, mais cependant produit de toute pièce par le jeu sur place. R. Kozlovsky, historien en architecture, évoque cet aspect dans son essai sur les terrains d’aventure, ‘‘l’imagination en jeu devait être celle de l’enfant qui joue, et non celle de l’architecte.’’17 On refuse ici tout équipement prémâché par l’intelligence adulte afin de privilégier l’acte de construction à l’instantané.

Come to visit our adventure. Lollard Adventure Playground. London.

Loin donc de l’image harmonieuse des chérubins rieurs sur les balançoires astiquées. Les junk playgrounds ne convoitent jamais l’éventualité du beau, moins encore son ordonnance. Carl Theodor Sørensen accepte d’ailleurs sans ambages, leur côté désordonné et moche, en avouant ceci : ‘ de toutes les choses que j’ai aidées à réaliser, l’aire de jeux dans un terrain vague est la plus laide ; et pourtant ce fut pour moi la plus belle et la plus réussie de mes œuvres.’’18 On se préoccupe moins de la plastique que de l’activité, de sa qualité. Le jeu lui-même produit des formes et c’est aux enfants d’en décider le modelage. John Bertelsen, premier animateur d’Emdrup, voyait dans ‘ les créations des enfants, leurs tours, leurs cavernes et leurs huttes, comme la preuve d’un instinct humain primordial à fabriquer et à habiter des refuges, d’un instinct très proche de celui de la nidification.’’19 Ce témoignage suppose un paysage urbain ‘ ensauvagé’’ par des bribes de constructions, rappelant peut-être quelque chose de l’ordre du campement, de l’abri de fortune, notamment parce que le socle était ici le terrain vague. Mais on relate aussi des sculptures, de mystérieux monuments, de bois et de ferraille, sans doute toujours un peu chancelants. Qu’importe, il s’agissait d’un paysage, et plus particulièrement d’une fabrique du paysage par l’action d’enfants. Cas peut-être unique dans le panorama des villes modernes.

Kozlovsky Roy. Les terrains d’aventure et la reconstruction d’après-guerre. Anthologie des Aires de Jeux d’Artistes. Infolio. 2010. p.42. Sørensen Carl Theodor. Junk Playgrounds. Danish Outlook, 4.1. 1951. p.31. 19 Kozlovsky Roy. Les terrains d’aventure et la reconstruction d’après-guerre. Anthologie des Aires de Jeux d’Artistes. Infolio. 2010. p.42. 17 18

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Un enfant qui s'ennuie est une menace pour la communauté, surtout s'il est intelligent, car l'ennui et l'inactivité conduisent presque inévitablement à la délinquance.’’20

Under Construction. Emdrup Junk Playground. Copenhague. 1943.

Cette inventivité infantile, tant impulsive, qu’inutile absorbait une part de hasard. Dans le monde des adultes instruits, on n’hésiterait pas à appeler cela une performance artistique (‘‘an artistic perform’’ pour les plus mondains). Evidemment, ce parallèle a posteriori ne vaut pas grand chose, mais il manifeste au moins (pour les plus sceptiques) du potentiel ingénieux des enfants, peut-être mieux de leur besoin précoce de savoir-faire manuel, autodidacte et donc indépendant. Roy Kozlovsky toujours, perçoit d’ailleurs dans les junk playgrounds une dimension dadaïste, ‘ Emdrup peut être considéré comme une mise en œuvre de l’esthétique Dada, dans laquelle le réagencement ludique et collectif des restes d’une civilisation de la machine offre une vision alternative de l’habitat, où l’acte de construction immédiat est considéré comme l’expression directe, immédiate des valeurs et désirs de la communauté.’’21 L’exemple des junk playgrounds aurait pu rester marginal sans sa diffusion en Angleterre, comme nous l’avons précédemment évoqué, par Lady Allen of Hurtwood qui le présenta tel un modèle de reconstruction d’après-guerre. La transplantation reste fidèle à l’archétype danois, au détail près que les adventure playgrounds, s’établissent elles sur des sites bombardés. Lady Allen of Hurtwood visita le terrain d’Emdrup en 1946 et y vu de suite en lui le paradigme parfait du terrain de jeu. Cet esprit permissif, presque anarchiste, le librearbitre des enfants consenti, leurs réjouissances, etc, représentaient pour elle certainement l’expérience désirable de jeu parce qu’extrême, plus jouissive que l’excitation transgressive de la délinquance. 20 21

Burden George. The Junk Playground. p.4. Kozlovsky Roy. Les terrains d’aventure et la reconstruction d’après-guerre. Anthologie des Aires de Jeux d’Artistes. Infolio. 2010. p.42.

Photographie de la page de droite ; Brick Construction. Emdrup Junk Playground. Copenhague. 1943.

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Donne Buck. Notting Hill Adventure Playground. London. 1960.

Fire Camp. Adventure Playground. London.

The end of a perferct day. Lollard Adventure Playground. London.

Telle fut la revendication tacite des terrains d’aventure. Un espace reconnu de jeux à inventer, secrétant plus d’adrénaline que n’importe quelle errance délictuelle. En cela, Lady Allen of Hurtwood n’espérait rien de l’aire de jeux conventionnelle, suscitant selon elle, la lassitude logique des enfants préférant des plaisirs plus rebelles, moins attendus. Elle y fait allusion en 1946, dans Why not use our bomb sites like this ? , ‘ La délinquance juvénile et la mort des jeunes sur les routes sont tous deux le résultat, du moins partiel, de l’incompétence et du manque d’imagination dont les autorités locales font preuve concernant la question du jeu créatif… Au mieux, l’ingénieur de la ville fait niveler le sol, le couvre d’asphalte, et l’équipe en balançoires et toboggans mécaniques coûteux. Son paradis est d’un ennui profond pour les enfants, pas étonnant qu’ils préfèrent les décharges de bois brut et les piles de briques et de débris des sites bombardés, ou les dangers et l’agitation de la circulation.’’22 La délinquance évoquée ici semble mettre en cause l’environnement construit et son impuissance à transcender l’individu plutôt que la possible pathologie de ce dernier. Afin d’y remédier, elle suggère un jeu plus éducatif qu’il n’en paraît. En effet, même si l’évènement collectif des adventure playgounds ne projète qu’un jeu libre, il y a quelque part caché dans cette marge l’ambition d’y développer la notion de savoir-vivre. Rien d’anodin par exemple en équipant les enfants d’outils. Le geste est même pleinement assumé, ‘ le marteau aussi était une forme d’éducation.’’23 ‘ La défense des valeurs démocratiques à travers le jeu coïncidait avec la focalisation, à la fin de la guerre, sur le nouveau programme d’éducation, qui, s’efforçait de faire des enfants des citoyens démocrates, des humains capables de penser de manière indépendante, des humains responsables et capables de tolérance envers les autres et ayant le courage et l’assurance pour défendre leurs propres convictions.’’24

Lady Allen of Hurtwood. Why not use our bomb sites like this ? Picture Post. 16 novembre 1946. p.26-27. Allen Marjory. Memoirs. p.243. 24 Ning de Coninck-Smith. Children, Play, and Democracy : A Contribution to the Designing of Modern Danish Childhood 1943-1960. Tours, France. Novembre 2005. p.6. 22 23

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Les enfants construisaient tels des artisans, ils pouvaient donc éventuellement se salir, se blesser légèrement. Mais comment aujourd’hui, avec notre aversion pour le risque, pourrait-on imaginer équiper les enfants d’outils afin de jouer ? Il y a à parier que beaucoup considéreraient cela comme une preuve d’insouciance (parce que le jeu ne doit pas mettre en ‘ danger’’ l’enfant dirait-on), du paupérisme (combien de parents accepteraient l’image répugnante d’enfants jouant avec la terre) ou encore une tolérance trop large pour ne pas être maîtrisée (il faut à tous prix prévoir le jeu).

Photographie anonyme.

Ce ‘‘laisser-aller’’, ce ‘ laisser-faire’’ furent justement une des caractéristiques fondamentales des playgrounds anglaises car jugée nécessaire dans la prise de responsabilités. Roy Kozlovsky explique également: ‘ l’atmosphère permissive de l’aire de jeux offrait un espace de fiction créative et d’anarchie, où les enfants pouvaient regagner confiance en la société par leur interaction avec un animateur qui faisait figure d’avocat et de défenseur.’’25 Il est temps de s’arrêter un instant sur le fonctionnement interne de ce phénomène éphémère. Car dans cette forme de communauté ‘ libre’’ qui destinait naturellement les enfants souverains, l’adulte tenait pourtant un rôle non pas central mais essentiel en ces lieux. C’est peut-être d’ailleurs lui qui écartait quelques mésaventures de vandalisme. L’unique présence pédagogue était donc celle d’un animateur, rôle dont Sørensen ne jugeait pas forcément indispensable dans ces junk playgrounds : ‘ Il est possible qu’il faille un peu de surveillance pour empêcher les enfants de se battre trop et afin de limiter les risques de blessure, mais il est tout aussi probable que cette surveillance ne soit pas nécessaire.’’26

25 26

Kozlovsky Roy. Les terrains d’aventure et la reconstruction d’après-guerre. Anthologie des Aires de Jeux d’Artistes. Infolio. 2010. p.42. Lady Allen of Hutwood. Planning for Play. Londres, Thames and Hudson. 1968. p.9.

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L’animateur se positionnait en superviseur du bon déroulement des jeux, de la cohésion du groupe et de l’aboutissement des projets. Il ne devait en principe intervenir afin de préserver l’autonomie des enfants. Toute la subtilité de son travail consistait à être présent sans que cela soit remarqué, pour qu’aucune assimilation d’une quelconque autorité ne soit faite. Cette mise à distance de l’animateur se voulait ‘ d’encourager le responsabilisation des enfants et le savoir-vivre comme mode de résolution pacifique des conflits.’’27 Dans cette sorte de ‘ société libre en miniature’’28, l’accomplissement de cet encadrement détaché, semblait aboutir lorsque la fonction de l’éducateur devenait superflue, ce que soutient Jack Lambert, éducateur expérimenté, ‘ l’un des grands paradoxes de l’art de jouer avec les enfants, c‘est que vous savez que vous avez réussi quand vous ne faites rien. Ne rien faire est une des choses les plus difficiles… J’ai eu l’impression de réussir à Welwyn, car, à ce moment-là, j’avais compris comment intégrer des moyens de contrôle sans que les enfants ne les reconnaissent comme tels. Ils se sentaient libres.’’29 Dans les lieux de jeux actuels, la plupart du temps les parents se chargent eux-mêmes de cette vigilance rapprochée malgré peu de mauvais aléas dans le jeu des enfants ; que peut-il bien leurs arriver ? L’attitude élabore pour paradoxe le fait d’épier le prévisible. On ne sait jamais... Le rôle d’animateur a de nouveau ressurgi dans les aires de jeux contemporaines, notamment au Jardin des Halles à Paris, réalisé par l’agence Seura en 2015. Dans ce ‘ terrain d’aventure’’, puisque tel est son nom, les animateurs (des services publics de la ville) encadrent des enfants de sept à onze ans pour une durée d’une heure maximum. Les parents doivent rester à proximité du site, vers le jardin ou plus vraisemblablement dans les boutiques. Sans revenir sur les aspects positifs ou non de l’aménagement, cela montre des variantes possibles du cadre du jeu et donc des règles du lieu.

Kozlovsky Roy. Les terrains d’aventure et la reconstruction d’après-guerre. Anthologie des Aires de Jeux d’Artistes. Infolio. 2010. p.44. Ward Colin. Adventure Playground : A parabole of Anarchy. n°7. septembre 196. p.194. 29 Lambert Jack. Adventure Playgrounds : A Personal Account of a Play-leader’s Work as Told to Jenny Pearson. Londres. Jonathan Cape. 1974. p.65. 27 28

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New Adventure Playground. Notting Hill. 1960.

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William Lovelace. Adventure Playground.1966.

Mais nous sommes ici (très) loin de l’idéal de société que recherchaient les adventure playgrounds. Car outre sa dimension pédagogique, le jeu fut également considéré telle une catharsis. Les spécialistes voyaient en effet dans l’orchestration de terrains d’aventure, un moyen thérapeutique, à la fois sorte de purgatoire d’émotions traumatisantes et parfait défouloir pacifiste. Après la guerre, les villes anglaises totalement ruinées par le Blitz (mené de 1940 à 1941) présentent sans aucun doute un paysage chaotique, défiguré. En désignant des endroits détruits par les bombes comme emplacement de jeux, on pourrait donc pressentir un choix par défaut. Mais il faut souligner la vocation psychologique et symbolique dans cet enracinement. George Burden, travailleur social psychiatre présidant la commission du terrain d’aventure de Camberwell, résume parfaitement cette élection du lieu, ‘ nos aires de jeux, situées dans une région qui a beaucoup souffert pendant la guerre, peuvent détourner l’enfant de l’acceptation et de l’adhésion à cette destruction associée à la guerre. L’enfant de neuf ou dix ans fait preuve de peu de jugements moraux (…) Il nous incombe de l’aider à choisir ce qui est socialement souhaitable et moralement juste.’’30 30

Burden George. The Junk Playground : An Educational Adjunct and an Antidote to Delinquency.

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Les enfants en effet ont une propension particulière à rechercher tout les endroits où s’effectue de manière visible le travail sur les choses. Ils se sentent irrésistiblement attirés par les déchets qui proviennent de la construction, du travail ménager, ou du jardinage, la couture ou de la menuiserie. Ils reconnaissent dans les résidus le visage que l’univers des choses leur présente à eux seuls. Ils les utilisent moins pour imiter les œuvres des adultes que pour instaurer une relation nouvelle, changeante, entre des matières de natures très différentes, grâce à ce qu’ils parviennent à en faire dans leur jeu. Les enfants créent ainsi eux-mêmes leur monde de choses, petit monde dans le grand.’’31 Lollard Adventure Playground. London.

La ville se laisse reconstruire aussi par les enfants, du moins symboliquement. On équipe ces derniers d’outils, deviennent ainsi des artisans. Mais est-ce encore un jeu que de bâtir par-dessus les ruines ? Même si ce n’était qu’un simulacre de réédification, les terrains d’aventure anglais ont ainsi mis à l’épreuve l’imagination des enfants. Et s’il s’agit d’une récréation, elle est alors didactique pour leur personnalité. Peu importe finalement que l’expérience ici soit ludique ou non, elle a dessiné un temps soit peu quelques dociles paysages urbains, mais a surtout prouvé la non-nécessité permanente d’équipements dits traditionnels dans l’enfantement du jeu en ville.

31

Benjamin Walter. Sens unique. Traduction Jean Lacoste, Maurice Nadeau. 1988. p.150-151.

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l’enfant au coeur du projet urb a i n le jeu comme planification urbaine A la même époque que les adventure playgrounds anglaises et dans un contexte similaire de restauration, la ville d’Amsterdam choisit elle aussi de planifier le jeu pour enfant sur son espace urbain. Mais contrairement aux terrains d’aventure, il n’est question ici d’un état provisoire, éphémère des jeux car on les décide aussitôt comme composante de la rénovation et de l’expansion des quartiers. Développé par l’architecte néerlandais Cornelis van Eesteren, le Plan d’Elargissement d’Amsterdam (Algemeen Uitbreidingsplan) amorcé en 193432, qui concerne autant la ville existante que les districts flambants neufs à l’Ouest, prévoit des espaces de loisirs composés notamment par la verdure de parcs et jardins comme celui du Rembrandtpark. Dans la continuité de cette quête d’un confort de vie accru, la municipalité désire fournir à tous les enfants citadins des terrains publics pour s’égayer, se dépenser, ces derniers éprouvant la pénurie de lieux dédiés au jeu, tant dans le foyer qu’à l’extérieur. Les seuls espaces ludiques référencés alors privés n’appartenant qu’aux enfants bourgeois.

32

Boyer Jean-Claude. Amsterdam, la plus petite des grandes métropoles. Editions L’Harmattan. 1999. p.222.

Illustration ci-dessus ; Plan du Algemeen Uitbreidingsplan tel qu’il fut approuvé par la municipalité en 1935. Les Westelijke Tuinsteden, en orange, en constituent le principal chantier.

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La ville mandate donc l’architecte Aldo Van Eyck, en poste au département des travaux publics de la ville d’Amsterdam, pour l’installation d’aires de jeux dans les quartiers nouveaux comme historiques. Opération de grande envergure, puisqu’il en construira au total plus de sept cent et cela entre 1947 et 1978, à l’aide d’urbanistes, de décideurs et également des résidents eux-mêmes qui ont largement contribué à étendre le programme. Cela dès la première réalisation, située dans le quartier de Bertelmanplein, aire de jeux inchangée à ce jour. Suite à la popularité de celle-ci, de nombreux parents écrivent à la mairie pour en bénéficier eux-aussi aux pieds de leurs habitations. Quelles sont les ambitions d’un tel déploiement du jeu ? Dans l’ouvrage ‘ the Playground and the city’’, l’historienne d’art Ingeborg de Roode, prétend que par ce geste, Aldo Van Eyck met les besoins de l’enfant et la démocratie de proximité au centre de l’urbanisme et de la rénovation urbaine. Plus concrètement, Aldo Van Eyck par la répétition de modules, tente d’instaurer une relation nouvelle, autre que purement fonctionnelle avec l’espace public. Une rue, une place (et bien d’autres typologies d’espaces urbains) peuvent accueillir selon lui l’usage de ces jeux. Si ces derniers sont adaptés à chaque contexte urbain, par leur positionnement, leur espacement, Aldo Van Eyck imagine et utilise des éléments qu’il répète. Aucun n’est unique. Il combine sans cesse avec les mêmes éléments de base : bac à sable, plots bétonnés, barres parallèles, ‘ igloo’’. Eléments qui produisent différentes compositions polycentriques, toujours par rapport aux exigences de l’environnement local. La force de ce projet réside alors principalement en la multiplication des modules de jeu. La récente réalisation du Parque Bicentenario de la Infancia à Santiago par l’architecte Alejandro Aravena, utilise ce procédé exponentiel de l’équipement de jeu. En décuplant par plus de soixante un même objet standardisé, en l’occurence un des plus emblématique de tous, le toboggan, sur le versant d’une colline, l’aménagement prétend à une expérience sûrement davantage intense, autrement sensationnelle (parce que plus longue). Les enfants jouent véritablement avec le paysage en dévalant le coteau,

En lisière de la banlieue de Santiago, le grand paysage, se laisse conquérir par une soixantaine de toboggans, créant ainsi une grande dégringolade le long de la pente. Face au petit monticule du Cerro Blanco, le Parque Bicentenario de la Infancia fait défiler une promenade sous les auspices du jeu.

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en éprouvent sa déclivité par une multitude de toboggans. Celui-ci se détache d’un rapport ‘ anecdotique’’, épisodique avec le lieu mais créé au contraire une continuité, l’idée d’un parcours. De même, on peut supposer que Aldo Van Eyck engage lui-aussi une dynamique proche de la promenade, quand il amplifie et ponctue les occasions de jouer dans les moindres intervalles d’Amsterdam. L’architecte hollandais explique le dénouement de cette prospection urbaine, ‘ je veux tenter de resserrer encore les mailles du réseau, en arpentant de nouveau la ville cette fois à la recherche d’emplacements juste assez grands pour accueillir un seul et unique jeu…’’ avant d’ajouter, ‘ si j’arrive à en trouver cinq cents, on aura alors, entre deux jardins d’enfants, cinq ou six aires de jeux publiques et, entre ces aires de jeux, encore de petits emplacements avec un ou deux équipements de jeu.’’33 (Aldo Van Eyck différencie ici les jardins d’enfants, qui dépendent d’associations privées exigent l’adhésion comme membre de l’enfant pour qu’il y joue, espaces toujours clôturés, contrairement aux aires de jeux, ouvertes et publiques car à l’initiative de la ville d’Amsterdam). En s’insérant dans le tissu bâti présent, on accepte ici le jeu comme composante de l’espace public, indépendamment de squares ou de parcs. Initiées par une commande municipale, les aires de jeux d’Aldo Van Eyck divulguent une préoccupation nouvelle dans la gestion de l’espace citadin et collectif. On peut là-dessus se demander si elles n’augurent pas ce qui deviendra le phénomène actuel du jeu en ville, standardisé parce que budgété, quantifié et distribué dans chaque quartier. Ce grand déploiement d’aires de jeux amstellodamoises, est selon le critique d’art Sigfried Giedion, un des premiers exemples du facteur de changement qui marquera l’architecture moderne. La ville désormais perçue comme un objet de design à part entière doit ainsi évoluer sans cesse, afin de s’adapter en fonction des besoins de la population. Quelle ‘ tactique’’ permet à Aldo Van Eyck de déposer ses nouveaux équipements dans un tissu urbain ancien ? Autrement dit, comment l’aire de jeux s’intronise ici en douceur, graduellement dans la ville sans en déranger par exemple ses activités économiques, ses flux ?

Notre idée est donc de créer un réseau encore plus serré de jeux isolés, absorbables par la ville.’’34

Jusqu’où la ville peut-elle absorber les formes du jeu programmé ? Aldo Van Eyck s’est peut-être posé (en hollandais) ce genre de questions. Qu’est-ce qui différencie les aires de jeux de Aldo Van Eyck de celles présentes aujourd’hui dans les villes françaises ?

Aldo van Eyck. conférence donnée aux Marcati Hall en 1962. Texte publié dans l’ouvrage Anthologie des aires de jeux d’artistes, Sophie Auger, Keren Detton, Vincent Romagny (dir.). coédition L’Onde. Le Quartier. Infolio éditions. 2010. p.98. 34 Aldo van Eyck. conférence donnée aux Marcati Hall en 1962. Texte publié dans l’ouvrage Anthologie des aires de jeux d’artistes, Sophie Auger, Keren Detton, Vincent Romagny (dir.). coédition L’Onde. Le Quartier. Infolio éditions. 2010. p.99. 33

Page de droite ; Plan des playgrounds conçues par Aldo Van Eyck à Amsterdam. http://waterlooarchitecture.com.

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Il es

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K

aires de jeux construites entre 1947 et 1978

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A quoi ressemble les aires de jeux de Aldo Van Eyck ? Principalement, à quelque chose de l’orde de la sculpture de lignes, qui aboutissent à des formes universelles telles que le cube, l’arc, le cercle. Formes qui pour certaines préexistent, déjà établies comme équipements de jeux pour enfants, on retrouve par exemple le monkey bar du Wicksteed Park. La distorsion de tuyaux métalliques engendre un panel limité de modules constitués donc d’igloos, mais également de différentes hauteurs de barres parallèles, de ‘ voûtes’’… Tout un attirail qui se laisse escalader et fait suspendre. Cette gymnastique des corps se poursuit par d’autres installations récurrentes comme les ‘ jumping stones’’, petits plots bétonnés de tailles inégales qui font accomplir des sauts de puce aux enfants. Outre le sable justement, Aldo Van Eyck ne semble pas utiliser d’éléments naturels dans ses aménagements. Quelques arbres parfois, souvent déjà enracinés, mais jamais d’herbes folles ou tondues. Seuls des pavés, du béton et de l’acier, matériaux qui ne trahissent pas le paysage de la ville. Les couleurs se font généralement sobres et parfois moins, comme en témoigne la fresque murale de Joost van Rooijen en 1958, dans l’aire de jeux de Zeedijk. Si la nature est évincée, sa représentation l’est également. Contrairement à aujourd’hui, on ne voit jamais dans les aires de jeux d’Aldo Van Eyck d’animaux tropicaux à enfourcher, tels par exemple quelques dauphins ou hippocampes sur ressort. Il réfute en ce sens le jeu comme imitation, il veut du jeu pour vrai. ‘ Un équipement de jeu doit être vrai, comme un banc est vrai parce qu’on peut s’y asseoir. Un éléphant en aluminium n’est pas vrai, un éléphant, ça marche ; en tant qu’objet dans la rue, un éléphant est contre-nature. D’une forme simple un enfant peut tout faire.’’35 Plus généralement, l’exotisme, de l’étymologie exôtikos, ‘ étranger, extérieur’’, ‘‘vient de dehors’’36, ne se situe qu’implicitement dans ses modules de jeux, notamment via l’influence de ses nombreux voyages et l’architecture vernaculaire africaine, qui lui inspirent des formes simples, élémentaires. Alors pourquoi cette esthétique abstraite, épurée ? Pourquoi cette expression géométrique rudimentaire, pour ne pas dire un peu brute ? Tout comme les adventure playgrounds, les aires de jeux d’Aldo Van Eyck reposent sur le même socle, celui du terrain vague, abimé, abandonné. Mais on décide ici de le recouvrir pour l’aménager, preuve de la pérennisation souhaitable du jeu.

Aldo van Eyck. conférence donnée aux Marcati Hall en 1962. Texte publié dans l’ouvrage Anthologie des aires de jeux d’artistes. Sophie Auger, Keren Detton, Vincent Romagny (dir.). coédition L’Onde. Le Quartier. Infolio éditions. 2010. p.102. 36 Définition de Exotisme. https://fr.wikipedia.org/wiki/Exotisme 35

Photographie ci-dessus ; Aire de jeux située dans le quartier de Zaanhof.

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Les aires de jeux, dans leur relation avec l’environnement urbain, semblent s’immiscer en toute discrétion, notamment nous l’avons vu précédemment par le choix des matériaux. En trois-dimensions certes mais perméables au regard, elles ne voilent par exemple jamais totalement la ‘ ville de derrière’’. Se présume chez Aldo Van Eyck, la volonté de fondre ses aires de jeux dans le paysage de la ville. Elles ne vont pas jusqu’au mimétisme de leur milieu, loin de là, mais elles semblent s’en imprégner, comme ne pas ‘‘jurer’’ avec. Intention qui se rencontre aujourd’hui peu souvent dans l’espace public français où le jeu propage une ambiance distincte, parfois dissonante du lieu qui l’accueille. Pourtant, toujours par comparaison à celles contemporaines, les aires de jeux d’Aldo Van Eyck composent également avec des objets reproductibles, modulaires, standardisés. Mais cette rationalisation n’empêche selon lui aucunement toute souplesse et se conforme aux contraintes de la localité, de ses mensurations. Aldo Van Eyck calibre en effet le jeu en fonction du lieu, de son enveloppe, comme la prise en compte des façades par exemple. ‘‘Les équipements doivent être disposés de manière très précise, aussi bien les uns par rapport aux autres que par rapport à l’environnement immédiat, sans perdre de vue le sens global. Il faut bien observer l’emplacement où l’on veut aménager une aire de jeux : où sont les fenêtres, par où passent les gens, où sont les portes d’entrée (…).’’37 Alors que sur les centaines d’aménagements à Amsterdam, aucun ne fut tout à fait identique, on peut cependant se demander si à cette échelle de reproduction, les aires de jeux n’assommèrent pas de monotonie, voire d’une certaine uniformisation le paysage urbain ? Dans l’exemple hollandais, Roy Kozlovsky soutient là-dessus que, ‘ l’aire de jeux était considérée comme un paysage ou une sculpture esthétiquement intégrée dans le paysage urbain.’’38 Ces playgrounds seraient donc partie intégrante de la rue, s’y confondraient notamment grâce à leur abstraction. En parallèle, les aires de jeux actuelles de tendance figurative, pêle-mêle de navires faussement échoués, de motos et d’animaux tous illusoires, certes devenues familières, ne dénotent-elles pas pour autant dans le paysage urbain ?

Aire de jeux située dans le quartier de Zaanhof.

37, 38 Aldo van Eyck. conférence donnée aux Marcati Hall en 1962. Texte publié dans l’ouvrage Anthologie des aires de jeux d’artistes. Sophie Auger, Keren Detton, Vincent Romagny (dir.). coédition L’Onde. Le Quartier. Infolio éditions. 2010. p.100-101.

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Une autre tactique employée par l’équipe de Aldo Van Eyck pour s’accrocher au lieu procède de la création d’aires parfois réduites à l’unique module de jeux, preuve d’une influence locale, qu’elles ne s’adressent pas à toute la ville. Cette graduation minimaliste, s’infiltrant dans les moindres ‘ vides’’ : placettes, voies de passage, dents creuses entre deux maisons (…) permet cette constellation d’espaces ludiques dans le quadrillage d’Amsterdam, même dans sa densité bâtie la plus pesante. Mais, en dépit d’une bonne intégration, ces petites architectures peuvent supposer un ancrage léger, fragile dans l’espace publique, de l’ordre du kiosque ou de la cabine téléphonique. On peut facilement les retirer, les modifier. Seules quatre-vingt dix aires de jeux de Aldo Van Eyck restent conservées aujourd’hui selon leur conception originale. La plupart ont troqué leur pavage contre des tapis de caoutchouc. Que faut-il voir dans l’abandon des pouvoirs publics de ces terrains ? Est-ce là une preuve que l’expérience du jeu évolue sans cesse et que par conséquent, on pourrait exiger de l’espace public un renouvellement, une remise en question au fil des générations d’enfants ?

Plan original de l’Aire de jeux de Zeedijk. 1955-1956. https://walkonwildsideanna.files.wordpress.com

Aldo van Eyck. conférence donnée aux Marcati Hall en 1962. Texte publié dans l’ouvrage Anthologie des aires de jeux d’artistes. Sophie Auger, Keren Detton, Vincent Romagny (dir.). coédition L’Onde. Le Quartier. Infolio éditions. 2010. p.102.

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Photographies de la page de doite ; Parcelle initiale avant son ré-aménagement en aire de jeux en 1956. Aire de jeux de Zeedijk.1955. Peinture murale de Joost van Rooijen. 1958.

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Ou plus cyniquement que, sous la pression économique, les espaces décernés aux enfants sont les premières victimes. Si on peut regretter un manque ou une absence de protection de ces aires par les organismes du patrimoine, il faut surtout se demander si en réalité le jeu n’est pas considéré comme facultatif, secondaire au fonctionnement de la ville ? Justement, qu’en était-il du jeu proposé ? Elémentaires nous l’avons dit, les formes recherchent l’indétermination, de possibles détournements. Elles s’inspirent de la cinétique spontanée de l’enfant comme courir, sauter, grimper, se suspendre, tournoyer…39 On peut également creuser, le bac à sable étant chez Aldo Van Eyck une constituante récurrente. Le reste se résume à des barres de métal, plus rarement des murs d’escalade rétrécis. Les équipements, quelque part un peu primitifs, laissent aux enfants le soin de développer des gestes qui leurs sont propres. Notons tout de même que leurs instincts ou leurs imaginations s’implantent en terrains déjà conquis par l’adulte, dans un espace déjà imaginé par lui. Mais peut-être, ce dépouillement des structures ne contrarie nullement l’appropriation des enfants du lieu. Il n’y a en effet pas grand chose à chaque fois mais les formes suscitent une vision collective du jeu. Il semble résider dans ces espaces l’intérêt de socialisation. Aldo Van Eyck fait en sorte que les éléments ne se jouent pas seul, qu’ils soient utilisables par plusieurs en même temps. Il refuse ce schéma des enfants qui attendent leur tour pour jouer et puis le passent, comme on peut l’observer dans les grands parcs d’attraction ou dans certaines aires de jeux actuelles.

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Aire de jeux de Rapenburg (disparue depuis), située sur les bords du canal de l’Uilenburgergracht. 1968

Au vu des photographies des aires de jeux néerlandaises, prédomine pourrait-on dire une économie de moyen, le sentiment du paysage urbain poussé au minimum. Rien ne doit enrayer la mécanique des corps. Le mouvement libre, la dépense d’énergie s’accomplissent donc grâce à une grande ouverture spatiale. Toujours dans ce motif de rythme, l’architecte hollandais grave parfois au sol un jeu de calepinage. Dynamique de pavés colorés qui entourent les modules. En cela, les aires de jeux de Aldo Van Eyck ressemblent, du moins par la gymnastique proposée, aux premières playgrounds anglaises et américaines, mais avec cette fois-ci l’impératif spatial de ne jamais se désolidariser de l’espace public. Elles ne font que le laisser se dérouler, comme de connivence avec lui et ainsi permettre une continuité avec la ville. La plupart des aires de jeux établissent en effet des limites seulement tacites, sous-entendues, parfois aidées du contexte existant, par exemple en s’adossant au mur extérieur d’une maison. Aldo Van Eyck escamote l’idée de barrières franches, de grillage. Il argumente qu’ ‘ une grille a un fort effet repoussoir. Des plantations, un mur sont plus adaptés pour faire du jardin d’enfants un espace propre.’’40 Avant de glisser comme exemple, ‘ les barres parallèles étaient des modules de jeux, mais étaient disposées de sorte qu’elles suggéraient implicitement les frontières des terrains de jeu.’’ Aldo van Eyck. conférence donnée aux Marcati Hall en 1962. Texte publié dans l’ouvrage Anthologie des aires de jeux d’artistes. Sophie Auger, Keren Detton, Vincent Romagny (dir.). coédition L’Onde. Le Quartier. Infolio éditions. 2010. p.102.

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En tentant un cadrage de l’aire s’échafaudant aussi à partir de modules de jeux, Aldo Van Eyck fait ici l’hypothèse que le jeu règle le lieu. Qu’il ne contrecarre pas d’autres éventuelles habitudes, pratiques, activités de la ville. En ce qui concerne justement la posture des adultes, à l’inverse des adventure playgrounds où on les évince (seul un unique médiateur), ils sont là conviés comme spectateurs. Rien n’étant tout à fait opaque, les parents peuvent voir à ‘ l’autre bout’’ leurs enfants, les suivre du regard. Cela pose éventuellement la question de l’indépendance des enfants ou du jeu en cachette, cela est-il réellement possible ? Dans ce contexte de ‘ transparence’’, notons qu’aucune structure de jeux inclut des parois, l’intimité semble se soustraire aux dépens de la surveillance.

Cas Oorthuys. Des enfants jouent sur l’igloo dans le quartier d’Osdorp. 1963.

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De nos jours, l’aire de jeu pourtant publique, n’invite pas chacun. Elle se réserve précisément à certains enfants et aux parents de ces mêmes enfants. Elle est effectivement de ces espaces où l’âge prévaut. Un peu comme les boîtes de nuit, mais en système inversé. Les grands enfants sont parfois indésirables, du moins par les panneaux d’entrée, qui stipulent une tranche d’âge. Aldo Van Eyck lui, ne semble pas vouloir catégoriser les pratiques ludiques. Il réalise aussi que le seul prétexte du jeu ne suffit pas à légitimer son agencement. Puisque la ville (‘‘nécessairement chaotique’’ dit-il) engendre et sollicite ‘ naturellement’’une pluralité d’usages, Aldo Van Eyck rêve d’aires de jeux tels des espaces malléables, supports de maintes expressions des habitants. L’architecte accepte ainsi ‘ de voir quelqu’un battre son tapis sur une barre fixe non-réquisitionnée par le jeu, une bonne trentaine de filles de quinze à dix-sept ans venir manger leurs tartines, des voitures se stationner le soir venu…’’41 Il mise effectivement d’office sur l’aire de jeux comme espace multifonctionnel. Les équipements eux-mêmes soutiennent dans leurs formes, parfois proches du mobilier urbain, cette idée d’utilisation diverse. La bordure du bac à sable, dans des dimensions prévues pour, sert ainsi parfaitement d’assise. L’élément qui encercle le jeu, s’ouvre en même temps à une autre interprétation. Simple astuce de conception mais inhabituelle dans l’espace public français aujourd’hui. Les bittes de trottoirs se contentent par exemple d’empêcher le stationnement mais pourraient envisager un usage autre, moins exclusif. Serait-il inimaginable par exemple de les concevoir tels des éléments de jeux ? En soi, elles pourraient se convertir en jumping stones de Aldo Van Eyck. L’adaptation des installations de jeux à des évènements multiples impacte évidemment sur la pratique du lieu mais également sur le paysage de la ville. Lorsque les enfants ne jouent plus, ces espaces ne semblent pas dépourvus de sens, ne souffrent pas d’un déficit d’image. Ils ont encore une utilité. Aldo Van Eyck a ainsi saisi que la spécificité de ces emplacements de jeux est qu’ils ne doivent pas appartenir exclusivement à l’enfant. ‘ L’aire de jeux publique doit être un lieu de rencontre attrayant pour tous, également pour les adultes, si elle veut pouvoir justifier son existence. Même sans le mouvement de l’enfant, elle (l’aire de jeux publique) doit être acceptable d’un point de vue urbain.’’42

41, 42 Aldo van Eyck. conférence donnée aux Marcati Hall en 1962. Texte publié dans l’ouvrage Anthologie des aires de jeux d’artistes.Sophie Auger, Keren Detton, Vincent Romagny (dir.). coédition L’Onde. Le Quartier. Infolio éditions. 2010. p.100.

Photographie de la page de doite ; Aire de jeux de Mendes da Costahof, située dans le quartier de Geuzenveld. Celui-ci fut lancé en 1939 dans le cadre du Plan général d’élargissement conçu cinq ans plus tôt. Constituant l’une des Westelijke Tuinsteden d’Amsterdam (‘‘cités-jardin de l’ouest’’), cela montre l’extension du jeu à toute la ville, même celle en cours de réalisation. Cette playground, certes en partie modifiée, existe toujours aujourd’hui.

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l’enfant, figure humanisante de la ville L’exemple d’Amsterdam démontre le rôle potentiel des enfants dans l’humanisation de la ville moderne, on entend ici par humanisation ‘ l’action de modifier un environnement en vue du mieux-être des hommes’’ (Daget-Godron 1974). Le jeu fût dans ce modèle, un moyen pour les habitants (et pas seulement les plus jeunes) de (re)prendre possession de leurs rues. Plus généralement, les terrains de jeux d’Aldo Van Eyck tout comme les adventure playgrounds, démontrent tout deux une attention particulière pour l’enfant des villes, lui accordant des espaces dédiés et par la même occasion lui permettant de se réjouir, de se réunir et de s’exprimer en dehors des foyers. Peut-être pour cette génération d’architectes, de paysagistes, de pédagogues (…) de l’après-guerre, voir les enfants jouer à l’extérieur est un heureux présage, car loin de ceux qui s’enterraient apeurés, cachés de les caves, durant le bombardement des villes. Plus que de petites installations çà et là pour distraire et amuser, la fonction sociale du jeu qu’évoque Huizinga, fut alors naturellement admise. (afin d’abolir les maux d’une génération d’enfants.) Dans des circonstances décisives pour le devenir des villes, puisque partiellement détruites, on a jugé nécessaire d’associer l’enfant, parfois symboliquement, à cette reconstruction. Mais qu’en est-il alors en France ? Existe-t-il à cette même époque, dans le contexte urbain, une telle prise en compte des enfants ? Et si oui et si non, de quelles villes parle-t-on ? Dès la fin de la guerre, le pays lui-aussi affecté aux réparations d’urgence, ‘‘répare’’ ses centres historiques, pour certains considérablement endommagés, mais va également construire ex-nihilo de nouvelles cités.43 La ville ne désigne bientôt plus un unique paysage, reconnu de tous, mais apparaît sous plusieurs visages dont désormais celui de l’agglomération parsemée d’immeubles, de métropoles agrandies. Dans son formulaire pour un urbanisme nouveau en 1953, Ivan Chtcheglov poète et membre éphémère de l’Internationale lettriste, anathématise longuement le paysage qu’il voit s’élever sous ses yeux : ‘ nous nous ennuyons dans les villes, il n’y a pas plus de temple du soleil. L’architecture froide gouverne, et sa fonctionnalité brutale élimine, comme des germes toxiques porteurs de chaos, le mystère attaché aux petites choses étranges, désuètes, mal fichues. La mécanisation de la vie, que Baudelaire et Nietzsche avaient déjà dénoncé un siècle plus tôt en l’associant à l’américanisation des modes d’existence, touche à présent, après s’être fait les dents sur les objets manufacturés, au plus grand de tous les objets : le bâtiment. La ville elle-même devient une immense machine à résider, à circuler, à travailler, à consommer. Elle n’est plus le lieu historique de l’émancipation de l’esprit, mais celui de l’aliénation par le travail, les transports, la consommation. Son air ne rend plus libre, il est vicié, irrespirable.’’44

À l’époque, il fallait en effet remédier aux conséquences de la guerre, 500.000 logements avaient été détruits. Sur les 12,6 millions de logements existant en France en 1946, le tiers est surpeuplé, la moitié est sans eau courante. 42 % des parisiens vivent alors dans des logements insalubres ou exigus. 44 Chtcheglov Ivan. Formulaire pour un urbanisme nouveau. Ecrits retrouvés, établis et présentés par J.M. Apostolidès et B. Donné. Allia. Pari. 2066. p.7. 43

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Salesse Henri. Opération. Le Chaperon Vert. Arcueil-Gentilly. 1958.

D’autres critiquent plus généralement le phénomène urbain, le géographe et philosophe Henri Lefebvre parle de la réduction de la ville à ‘ l’habitat’’. Dans cette réduction disparaît ‘‘la réalité urbaine perceptible, rues, places, monuments, espaces de rencontres’’. Sur ces ruines, ou en marge, s’élève le nouvel urbanisme répondant à l’idéologie de l’espace normalisant, l’urbanisme-programme dont seul le logement est la raison d’être, et qui transforme les rues en canaux de circulation fonctionnelle. Il faut reconnaître que peu de concepteurs tentent alors le détournement des préceptes orthogonaux, rectilignes et et verticaux qui orchestrent l’agglomération de tours, modèles largement plébiscités par le MRU (Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme).

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Salesse Henri. Rue du Rempart-Martainville. Rouen. 1951.

Salesse Henri. Rue du pavillon. Rouen. Septembre 1951.

Dans le gigantisme inédit que proposent les villes nouvelles, certains semblent s’y perdre, à l’image de Monsieur Hulot dans la tativille du film Playtime. La perte de repère, mais aussi le désenchantement et biens d’autres maux que l’on incrimine alors aux grands ensembles, jusqu’à leurs affecter la cause d’une maladie. Cela sera la ‘ sarcellite’’45, néologisme décrivant (dès 1962) la prévisible névrose de la population des immeubles trop hauts, trop froids du nouveau Sarcelles et plus largement des autres villes semblables. Le terme désigne plus précisément le spleen de ces habitants qui s’ennuient du manque de loisir et d’activité dans ces barres de logements. Il existe pourtant bien dans la grille corbuséenne, après ‘ habiter, travailler, se déplacer’’, l’impératif de ‘ se divertir’’. Oui, comment se divertit-on dans ces villes fraichement édifiées ? Car devant les enjeux qu’appelle la reconstruction, notamment la persistance des bidonvilles à l’orée des villes mais aussi plusieurs phénomènes simultanés tels que l’exode rural, le baby-boom, l’accueil de populations immigrées et plus tardivement de l’exode des Pieds-noirs à partir de 1961 (…), la ville a-t-elle le temps de se préoccuper d’une activité telle que le jeu, d’un individu tel que l’enfant ? Les deux sont improductifs alors que la modernité, sous l’égide du fonctionnalisme, semble conçue de prime abord pour les ‘ actifs’’, les gens qui travaillent. L’enfant lui ‘ consomme et ne produit rien’’46 nous dit le paysagiste Jacques Simon, postulat qui ne pardonne pas. 45 46

Définition de Sarcellite. http://www.savoirs.essonne.fr/. Rouard Marguerite & Simon Jacques. Espaces de jeux : de la boite a sable au terrain d’aventure.. D.Vincent. 01 Janvier 1976.

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Si avec le fonctionnalisme, la forme suit la fonction47, le jeu a-t-il une place dans ce schéma de ville, lui qui ne sert à rien ? Plus généralement et devant la nécessité de construire en masse les logements, prend-on encore le temps de dédier des espaces à l’enfance ? Pourtant, Le Corbusier, à travers son architecture modulée à l’échelle humaine, n’a-t-il pas à diverses reprises et à plusieurs échelles manifesté sa considération pour l’enfant au sein d’une unité d’habitation ? Quand il couronne par exemple l’immeuble de la Cité Radieuse à Marseille d’une école maternelle, Le Corbusier n’élève t-il pas l’enfant comme citoyen intouchable, ne veut-il pas le mettre à l’abri du bas-monde, de son tumulte, de son traffic ? Dans le même temps, n’est-il pas aussi reclus ? Plus que symbolique, la toiture-aménagée est pensée tel un espace collectif, un lieu de rassemblement facile, quotidien entre parents et enfants. Le Corbusier y rêve d’une architecture certes rude mais fantasmagorique. Il conçoit une dynamique et une esthétique de l’espace régies par le rythme. Le béton coulé se fige en une cheminée monumentale, en stalles, en rampes, en une vaste esplanade. Le Corbusier n’envisage pas un instant une école esseulée. Il l’accompagne d’un gymnase avec une piscine, un petit théâtre et une scène, une piste de course à pied ainsi qu’une aire de jeux. En soit, celle-ci se restreint à un unique faux rocher en ciment, mais c’est bien sur tout l’étage que s’épand la récréation ; les enfants gambadent, bruissent, pataugent, dansent et songent ‘‘quelque part là-haut dans ce grand navire.’’48

Sciarli Louis. Jeux d’enfants sur le toit terrasse de la Cité Radieuse. Marseille.1960.

47 48

Sullivan Louis. Form follows function. Le Corbusier dans une lettre à Lilette Ripert, ancienne institutrice à l’école maternelle Le Corbusier. 21 février 1955.

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Au pied de l’immeuble, le vaste parc propose une autre relation au paysage et au jeu. Lieu de divertissements et de loisirs sportifs, l’écrin de verdure qui entoure l’habitat sur pilotis laisse les enfants s’ébrouer sainement, à distance des automobiles, à proximité de leurs parents. En imaginant comme enveloppe du bâtiment, une ‘ surface verte nécessaire à l’aménagement rationnel des jeux et sports des enfants, des adolescents, des adultes.’’49 Le Corbusier perçoit ce grand jardin comme inhérent au divertissement et véritable espace de sociabilité. Dans l’ouvrage ‘ Habiter Le Corbusier’’, Nicole Roux résume comment a vécu l’esprit du jeu à Rezé, à Nantes : ‘ L’idée que les espaces naturels sont d’emblée adaptés aux jeux et aux loisirs est ainsi à de multiples reprises présentée comme appartenant à une époque révolue. Si, à l’époque de la construction de l’immeuble, la simple mise à disposition d’un espace libre pouvait apparaître comme le plus formidable des terrains de jeux, entraînant une appropriation de cet espace extérieur par de nombreux enfants, les loisirs contemporains réclament au contraire de plus en plus d’installations techniques. Il n’est donc pas étonnant de constater que les enfants d’aujourd’hui n’investissent plus autant le parc qu’auparavant.’’50 Le Corbusier propose donc à l’enfant des commodités, des endroits de détente déterminés. Mais avec cette volonté de méthodiquement découper la ville en partition, l’architecte ne relie l’enfant à rien. Ce dernier trouve-t-il son compte dans la surface lui étant allouée ? N’a-t-il pas besoin d’aller voir ailleurs ? Il a certes, via l’emplacement de l’école des Cités Radieuses, le privilège de la vue, remarquable, panoramique. Mais celle-ci provient, d’un isolat qui fait vivre l’enfant au-dessus ou à côté de la ville, jamais avec. 49 50

Le Corbusier. art. 38. Charte d’Athènes. Essais. 1943. Roux Nicole. Habiter Le Corbusier: Pratiques sociales et théorie architecturale. PU Rennes. 2006.

Photographies ci-dessus ; Sciarli Louis. Modules de jeux d’enfants sur le toit terrasse de la Cité Radieuse. Marseille.1960.

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Contemporain à Le Corbusien, l’architecte américain Louis Isadore Kahn, propose à l’enfant un autre rapport à l’espace urbain, l’intégrant aux méandres de la ville. Devant l’exclusivité que semble accorder progressivement l’espace public à la voiture, Louis Kahn et sa principale collaboratrice Ann Tyng (1920-2011), veulent raffermir la place du piéton au détriment de l’automobiliste. Ce dernier, sans être totalement éclipsé du centre-ville, s’en éloigne par la création d’une périphérie de parkings monumentaux. Sa principale proposition ambitionne la restitution de la rue aux piétons et notamment en favorisant une vie urbaine incluant nécessairement les enfants : ‘ dans la plupart des espaces urbains, les enfants jouent dans la rue… Il y a de toutes manières trop de rues. Donc pourquoi ne pas transformer des rues inutiles en aires de jeu ? ’ 51 Pour s’y prendre, Louis Kahn assume une confusion des usages dans les mêmes espaces afin d’encourager un partage, une relation entre usagers, qu’il s’agisse de celle entre enfants et adultes, automobilistes et piétons… Loin de la théorie des sept voies mise en oeuvre à Chandigarh52, il propose le partage de la rue, vécue comme lieu de vie communautaire. C’est la vision que partage également le groupe d’architectes de la Team 10, qui se rebiffe contre les conceptions rationalistes.53 Alison et Peter Smithson, couple d’architectes britanniques, tous deux membres de la Team 10, vont proposer une grille de réidentification urbaine, avec une perspective assez anthropologique de la perception de la ville : l’enfant habite une maison, qui se situe dans la rue, qui se trouve dans un quartier, lui-même faisant partie d’une ville. Cet emboîtement d’échelle recouvre ainsi différents niveaux de ‘ rassemblement humain’’, tente un réglage de l’espace urbain basé sur l’échange et la vie collective. L’architecte Frédéric Pousin, examine finement la grille d’Alison et Peter Smithson. ‘ La partie gauche inclut des photos de Nigel Henderson, un artiste de l’Independant Group. Ce sont des images d’enfants jouant dans les rues de Bethnal Green, alors l’un des endroits les plus pauvres de l’East End de Londres : enfants faisant de la bicyclette, du patin à roulettes, sautant à la corde, jouant à la marelle… Ces jeux d’enfant condensent et illustrent un ensemble de valeurs qui inspirèrent le mouvement des jeunes architectes des derniers CIAM, Team 10 et qui nous ramènent à la quotidienneté. Ce sont l’improvisation, l’invention, la chorégraphie urbaine, une sociabilité impromptue, la flexibilité territoriale, etc.’’54

Smithson. Grille de réidentification urbaine, pour le CIAM IX (Congrès international d’architecture moderne). 1953.

Kahn, L. I. et Stonorov, O. Why City Planning is Your Responsibility. New York : Revere Copper and Brass. 1943. Ces théories sont exposées dès la publication de la Charte d’Athènes, puis reprises dans plusieurs publications (voir notamment Le Corbusier 1953, p. 92). 53 En 1953, au 9e congrès international d’architecture moderne à Aix-en-Provence se forme le groupe de jeunes architectes qui va bouleverser l’orthodoxie moderniste. Aldo van Eyck, Georges Candilis, Alison et Peter Smithson. 54 Pousin Frédéric. Les concepteurs de la ville en quête de l’espace familier (1945-1975). Strates [En ligne]. 13 mars 2013. p.191-211. 51 52

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Beaucoup donc souhaitent renégocier certains aspects du fonctionnalisme, comme les architectes de la Team 10 ou encore les Situationnistes. Ils jugent ce paysage urbain austère, monotone, ne prenant pas en compte le besoin d’imaginaire, intrinsèque à l’homme. Cet urbanisme génère pour ses détracteurs des milieux pathogènes, où la vie ne prend pas. Ni fêtes, ni jeux, que le philosophe Huizinga considère pourtant comme ‘‘sources majeures de création et permettant de se replonger dans l’enfance.’’55 Mais de toutes ces critiques, n’est-ce pas là aussi des jugements inhérents à l’adulte, lui qui peut comparer, qui a fait l’expérience probable de plusieurs environnements de vie. Peutêtre que l’enfant dans ces nouveaux habitats de peu plus âgés que lui, s’adapte tout simplement. L’architecte Emile Aillaud propose une démarche inversée : la ville qui s’adapterait à l’enfant, à ses besoins. Figure centrale mais marginale56 de l’urbanisme de l’après-guerre en France, il est de ceux qui interroge la démesure de cette architecture par rapport à l’homme. Il tente donc une autre réponse à la conception des grands ensembles en faisant la tentative ‘ d’humaniser la ville’’, la formule ici n’est pas loin du pléonasme. Car la ville n’est-elle pas justement une construction de l’homme pour l’homme ? Mais dans les grands ensembles, les habitants sont peut-être appréhendés ‘‘comme un groupe uniforme assigné à un lieu, plutôt que comme une somme d’individus autour desquels la cité est pensée dès sa conception.’’57 De cette collectivité humaine, l’enfance n’est-elle pas trop passagère pour qu’on en traduise spécialement des formes urbaines ? Et devant l’urgence de construire, les grands ensembles ont-ils le temps de s’intéresser à chaque occupant des lieux, surtout les plus petits ? Emile Aillaud évoque très explicitement le caractère insensible de ce type d’habitat, leurs formes éloignant des besoins affectifs de chacun, ‘ l’horreur de l’urbanisme actuel, c’est de rendre tous semblables les gens dans ces bâtiments unanimes et qui supposent une vie unanime, inexistante. Ce système crée de fausses collectivités, là il faudrait qu’on crée des singularités, des possibilités d’isolation, des possibilités d’individualisation. La seule dignité que l’on puisse offrir à des gens démunis par ailleurs, c’est aussi d’être des individus.’’58 Emile Aillaud se détournera des canons architecturaux de l’époque et le manifeste dans la réalisation de ses grands ensembles, plus particulièrement peutêtre celle de la Grande Borne, qu’il revendique comme une ville pour enfants. Le projet souhaite en tout cas incarner un genre nouveau d’habitat social. Cette cité HLM de quatre-vingt-dix hectares se situe à vingt-cinq kilomètres de l’ouest parisien. Le chantier débute en 1967, s’achève quatre ans plus tard, y érigera plus de 3685 logements afin d’y accueillir plus de 13 000 habitants. Dans cet idéal de vie familiale, il a évidemment pensé établir quelques écoles (mais pas de crèches), des gymnases, a réalisé des logements spacieux pour l’époque (60 % des logements de la Grande Borne comportent quatre Huizinga Johan. Homo ludens. Gallimard. 1988. ‘ Centrale par l’ampleur de son oeuvre, qui va des décors éphémères aux grands ensembles en passant par l’architecture industrielle. Marginale parce que Aillaud s’est toujours écarté de l’urbanisme rationnel dominant.’’ Lefrançois Dominique, Landauer Paul. Carnets d’architectes n° 8 - Emile Aillaud. Coédition Infolio / Éd. du Patrimoine. 2011. 57 Niang Mame-Fatou. La cité des enfants (perdus) : la Grande Borne ou les dérives d’une utopie urbaine. Urbanités Chroniques. Octobre 2015. 58 Aillaud Emile. Tribune Libre : Qu’est-ce qu’une ville ? Paris. Cahiers de l’IAURP. 1968. p.11. 55 56

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pièces ou ou plus), puisque les premiers résidents, jeunes couples souvent modestes, ont pour la plupart déjà des enfants quand ils viennent s’installer. Emile Aillaud y réclame des gabarits inhabituels à l’époque, en se détournant des hauts immeubles rectilignes (il les fait pour la plupart courbes, de deux à quatre étages maximum), de la grisaille bétonnée des immeubles (il colore les façades) et éloigne la voiture du piéton (les parkings restent circonscris en lisière du quartier).

Carte postale du quartier de la Grande Borne à Grigny.

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Ainsi, Emile Aillaud préfère s’inspirer des villes historiques. Il esquisse la Grande Borne comme si cette cité s’était progressivement dessinée, presque indécise, avec de nombreux bâtiments qui serpentent, qui ‘ gesticulent’’. Les plus sceptiques la comparent à une ventrée de nouilles59, d’autres y voient l’image d’un diploria labyrinthiformis, espèce de corail dur, qui comme la taxinomie l’indique, évoque le labyrinthe. Au sein de la cité, les références au dédale proviennent en effet d’un choix assumé, le nom des lieux en porte la trace : ‘ rue du Minotaure’’, un peu plus explicitement ‘ rue du Labyrinthe’’. D’office, on interroge la volonté de méandres comme matrice d’un quartier neuf. Dans cette création de toutes pièces, que vaut cette ré-interprétation du tissu ancien, lui si longuement décidé ? Aussi, avouons qu’il est tout à fait probable que la référence ne soit effectivement décelable de personne. Ce qu’en revanche les habitants perçoivent vraisemblablement est l’ondulation de certains immeubles. Elle permet en outre de dissimuler la réelle étendue des bâtiments, le regard ne pouvant jamais couvrir en intégralité leur perspective, mais surtout d’incruster dans les creux des jardins repliées sur eux-mêmes. Le rapport à l’espace se voudrait soi-disant opportun à l’isolation ou à l’introspection, états qui paraissent cependant bien incompatibles avec la proximité des façades, qui ne quitte jamais des yeux le décor extérieur. Justement que se passe-t-il dehors, à travers les espaces collectifs ? A la Grande Borne, l’architecture des vides semble autant compter que celle des volumes élevés.

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Bériot Louis et Péricard Michel. La France défigurée. Première chaîne de l’ORTF TF1. 12min 49s. 10 déc. 1972.

Illustration ci-dessus ; Le Madréporique, symbolisant la ville tentaculaire.

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Point névralgique puisque au centre de la cité, une vaste plaine se fait entrecoupée de plusieurs chemins rectilignes, partageant ainsi plusieurs triangles enherbés, qui ‘ sont des terrains pour que les gens puissent vivre dessus et non pas simplement devant.’’60 Peu d’arbres ici, seuls quelques blocs de rochers dispersés par l’architecte. Il dispose également de nombreux terrains de jeux. A la Grande Borne, Emile Aillaud conçoit l’espace public par le jeu. Contrairement à Aldo Van Eyck à Amsterdam, il ne créé pas des lieux spécifiques, mais ‘ contamine’’ tout l’espace collectif par le jeu en diversifiant l’offre ludique : du monumentale à l’intime, de l’abstraction des formes au figuratif. La dimension esthétique que souhaite injecter l’architecte ne prétend pas qu’au contemplatif, qu’à l’inutile. Emile Aillaud, par cet effort du beau (le sien), désire peut-être aider l’enfant à s’orienter, celuici se repérera facilement grâce aux différents motifs colorés des façades, aux portraits mosaïstes de Kafka, Rimbaud ou de l’okapi placardés sur plusieurs pignons, également grâce à la toponymie des rues qui ne répètent pas ceux d’illustres héros de la nation, mais plutôt ceux des astres, de la nature (rue de la Demi-Lune, place de l’Œuf…). Ces étranges élucubrations artistiques affichent aussi leur volonté d’occuper le temps des habitants en les faisant jouer. Ainsi, les sculptures de la Grande Borne, appropriables par l’enfant, sont conçues comme des modules de jeux. Eparpillées dans la cité, on les remarque, formant tout un bestiaire d’animaux à la taille exagérée et à la représentation épurée par le lissage du béton. Rhinocéros, hippopotame ou moins dépaysant, deux pigeons géants disposés en vis-à-vis camouflent dans leurs plumage un toboggan. Ailleurs, un grand serpent de mer ondule. La gueule ouverte, les enfants l’escaladent, glissent le long de son corps voûté, qui disparaît tantôt dans le sable, puis resurgit plus loin. On peut passer par en-dessous ou ne pas du tout s’occuper de lui, en restant jouer ‘‘à ses pieds’’ dans le bac à sable. Il y a plusieurs jeux dans le jeu. Sur la place de l’Œuf, même procédé, une sculpture qui baigne dans une vaste surface ensablée. Un immense personnage mystérieux, Gulliver paraît-il, plonge les enfants au royaume lilliputien. Le géant tend la paume de sa main sur laquelle on peut se hisser, sa jambe pliée sert de toboggan, sa tête d’observatoire. La dynamique du jeu se propage également au niveau zéro, corroborée par quelques artifices de revêtement du sol, ‘ traité comme une façade’’ nous dit Emile Aillaud. Aussi, le relief dans la cité est souvent manipulé afin d’apporter du mouvement. Sur la place de la Balance, le pavé se gondole, se dilate comme si le sol poussait à quelques endroits. Formant des monticules, cette sorte de taupinière amuse de pentes sinueuses les courses des vélos. Mouvements de pavage qui rappellent ceux de Jacques Sgard au dans le Parc Floral de Vincennes. Sur un autre emplacement, des ronds concentriques de briques blanches et rouges se font échos, autre part un pavage au motif maure. 60

Bériot Louis et Péricard Michel. La France défigurée. Première chaîne de l’ORTF TF1. 12min 49s. 10 déc. 1972.

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Et qu’on ne vienne pas nous dire que les “transplantés des bidonvilles” et les “déportés du XIIIe arrondissement” n’ont “rien à foutre” de Rimbaud et de Kafka en effigie sur les pignons, ni de l’okapi qui glisse une tête curieuse le long d’un mur, ni des fruits géants posés çà et là sur les places et les espaces verts. Pour la raison bien simple que ni Rimbaud, ni Kafka, ni l’okapi n’ont rien - mais absolument rien - à voir avec l’absence du téléphone, la pénurie des crèches et l’éloignement du chemin de fer. Ils ne sont pas l’effet de quelques mécénats bienveillants, ni le produit d’un “un pour cent” miraculeusement étendu au secteur privé pour satisfaire les rêves d’enfance de M. Aillaud. ‘‘61

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Gassiot-Talabot Gérald. La Grande Borne à Grigny [Introduction pour une ville en devenir]. Éditions Hachette.

Photographies personnelles de la page de droite ; Détails de l’aménagement de l’espace public de la Grande Borne. juin 2016.

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Emile Aillaud en grand démiurge, pense édifier la ville que les enfants pourraient eux-mêmes imaginer. A-t-il cependant pris le temps de leurs demander leurs rêves ou plus prosaïquement, leurs besoins. La cité regorge il est vrai, de jeux, aussi bien de groupes que solitaires. Mais l’architecte prévient, ‘ ce n’est pas Disneyland ici’’. Pourtant, le jeu à la Grande Borne se laisse lui non plus, rarement improvisé. Il est même prophétisé, quand l’architecte confesse froidement dans une interview : ‘‘ils (les enfants) jouent exactement comme j’avais imaginé qu’ils feraient, ils jouent à l’endroit comme j’avais pensé que ce serait.’’62 Cette vision, fondée ou non, très prévoyante de l’appropriation des gens de chaque lieu, ne dévoile-t-elle pas un manque de marge pour l’imprévisible ? Est-ce que dans ce schéma, les enfants peuvent encore détourner l’espace ? Surtout, devant la monumentalité et le symbolisme figuratif des modules de jeux. Il faut sans doute connaître plus exactement ce qu’ambitionne Emile Aillaud du jeu, qu’il conçoit comme parcours initiatique. Car selon lui, ce qui se joue pour chaque enfant dans les jardins de la cité est bien son propre avenir.

derniers ‘ puissent être autre qu’ils auraient été s’ils avaient été ailleurs, qu’ils puissent devenir des individus.’’63 Dans cette fiction, pleine de gravité, on peut peut-être se demander si l’essence du jeu n’est pas touchée, dévoyée ? David Cohen, psychologue américain, affirme que le jeu doit être encouragé, parce qu’il est agréable, et non parce qu’il est utile.64 Effectivement, comme les adventure playgrounds, le jeu proposé à la Grande Borne tend à infléchir sur la personnalité des enfants, sur leur devenir. Seulement, Emile Aillaud ne délivre lui ni éventualités, ni confusions, mais se fait arbitre d’un espace de jeu immuable, incorrigible.

Ce que je voudrais donner aux enfants - car sans doute pour les adultes c’est trop tard - c’est la possibilité d’accéder à l’individualité en goûtant la solitude… et d’avoir vécu là, de devenir peut-être des adultes différents.’’ 65

Dans une logique freudienne, il entrevoit l’enfant comme le père de l’homme ; en agissant sur la jeunesse de ces habitants, l’architecte fait l’hypothèse que ces

Bériot Louis et Péricard Michel. La France défigurée. Première chaîne de l’ORTF TF1. 12min 49s. 10 déc. 1972. Cohen David. The Development of Play. New York University Press. 1987. p.32-33. 65 Paquot Thierry. ‘ Les enfants sont aussi des citadins…’’ La ville récréative, enfants joueurs et écoles buissonnières. Infolio. 2015. p.14. 62,63 64

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Sans doute comme Le Corbusier, il inscrit son projet comme oeuvre unique, mais qu’en est-il du lien avec la ville ? Certes, il y a des écoles, quelques commodités à proximité, cependant est-ce suffisant pour les gens ? Ne souhaitent-ils pas être mobiles, indépendants ? Emile Aillaud prend en compte l’enfant, mais peut-être moins son évolution. Marie-José Chombart de Lauwe ne s’y dupera pas quand elle visitera la Grande Borne, ‘‘L’espace de la ville et celui des enfants devaient se confondre, mais cet espace figé n’est pas susceptible d’aménagement : l’enfance a été pensée mythiquement, ségréguée par rapport aux adultes, et les institutions qui lui sont spécifiques (écoles et centres de loisir) restent antagonistes et isolées dans l’espace général.’’66 En effet, il existe peut-être comme faille à la Grande Borne, l’idée que le jeu ne s’investisse seulement par quelques résurgences dans la cité afin de divertir les enfants, les occuper, à l’abri de la ville (dans tous ses états) et surtout à l’écart de la société. Car qui d’autres que les enfants peuvent être concernés par ce genre de modules ? En comparaison, Aldo Van Eyck convoitait à tout prix divers usages dans ses aires de jeux, venant de citadins de tout âges. Il créait des interactions possibles, montrait par là à l’enfant des appropriations nouvelles.

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Paquot Thierry. ‘ Les enfants sont aussi des citadins…’’ La ville récréative, enfants joueurs et écoles buissonnières. Infolio. 2015. p.14.

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En décryptant le mot AIRE 1 : lat. area, surface unie 1. Lieu où l’on bat le grain. L’AIRE D’UNE GRANGE. 2. Nid des oiseaux de proie. L’AIRE DE L’AIGLE. 3. Etendue géographique au sein de laquelle on rencontre une espèce ou un groupe animal ou végétal déterminé. 4. Domaine où s’étend l’action d’une personne, d’un groupe. ETENDRE SON AIRE D’INFLUENCE. 5. Math. Mesure d’une surface limitée par des lignes. AIRE D’UN TRIANGLE. 6. Math. Surface d’un terrain. aire d’atterrissage. AIRE DE LANCEMENT.

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Définition de Aire. Le petit Larousse Illustré. 1978.

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Long Richard. Dusty Boots Line. The Sahara. 1988.

B ESPACES GENERIQUES, LA REPONSE ACTUELLE 129


u n pay s age s y s tématique les normes A en croire le dictionnaire, l’aire présente manifestement des liens avec la nature. Nature au sens agricole, nature par la faune et la flore, ou nature sociologique. Sinon l’aire est une donnée géométrique, relative à des théories mathématiques vérifiées. Lorsque l’on s’attarde plus précisément sur le sens d’Aire de Jeux, on trouve deux variantes, l’une se rapprochant finalement de la définition géométrique de la répartition, et l’autre officielle comportant des données géographiques et sociales. 1. Espace dans lequel différents jeux pour enfants sont installés. On y trouve généralement des toboggans, des tourniquets, etc. Des aires de jeux sont souvent installées au milieu des villes.2 2. On entend par aire collective de jeux toute zone, y compris celle implantée dans un parc aquatique ou parc d’attraction, spécialement aménagée et équipée pour être utilisée, de façon collective, par des enfants à des fins de jeux. Sont également soumises au décret précité les aires collectives de jeux situées dans l’enceinte des établissements accueillant des enfants et dont les équipements sont susceptibles d’être utilisés par ceux-ci à des fins de jeux. Sont exclus du champ d’application du décret les fêtes foraines ainsi que les salles et terrains de sport. Une note n° 97-242 de la DGCCRF relative à l’application de la réglementation sur les aires collectives de jeux indique que la définition des aires collectives de jeux précitée vise les aires de jeu situées dans des endroits divers : jardins publics, parcs de loisirs, aires de repos d’autoroutes, terrains de camping, établissements scolaires, haltesgarderies, crèches, espace vert d’une collectivité,...3 On en retient, que l’aire de jeux a une valeur urbaine, ou privée et qu’elle est aussi administrée, prévue par des entreprises ou des services publics. Comment l’aire de jeux s’est-elle établie comme réponse automatique dans la conception et l’aménagement du jeu en ville ? Plutôt dans la lignée de la dispersion de l’offre ludique de Aldo Van Eyck que comme source à faire projet de Emile Aillaud, le jeu est à présent rentré dans la grille fonctionnelle urbaine. Il faut concevoir des lieux de jeu car c’est un besoin vital d’une importante partie de la population, alors pourquoi l’aire de jeux s’est imposée comme modèle à suivre ? Dès le début de la prise en compte du jeu des enfants, les propositions ont toujours été dans le sens du lieu plus ou moins limité, offrant des structures divertissantes, (cependant on a aussi vu des exemples orientés vers une autonomie et une création manuelle et didactique avec les adventure et junk playgrounds) et cherchant naturellement à leur offrir un cadre plus sûr et sain que celui de les rues. En fait ces considérations sont encore d’actualité, et se trouvent confortées par nos modes de vie et de pensées. La ville ne tolère plus les débordements à savoir les appropriations sauvages ou encore la confusion des usages dans l’espace public. “Au fil des décennies, la rue a perdu son utilisation ludique au profit de la circulation piétonne et automobile. Certaines Définition de Aire de Jeux. http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/aire-de-jeu/. Décret no 96-1136 du 18 décembre 1996. Prescriptions de sécurité relatives aux aires collectives de jeux. http://www.marche-public.fr/Terminologie/ Entrees/aire-jeux-collective.htm.

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pratiques, dont le skate, réinterpellent cette dimension et reconquièrent, pourraiton dire, la rue confisquée.”4 Pourtant, on continue de remarquer cette volonté fonctionnelle de contenir chaque action et de spécifier les lieux par usage et usagers. Aujourd’hui la ville rentabilise, aménage chaque étendue, plus une parcelle disponible laissant libre cours à l’inattendu. En plus de cela, elle interdit, placarde de proscription ce qu’il faut faire, et surtout ne pas faire. “Ainsi, le skate n’est pas seulement usage de l’espace, il est transformation de l’espace. Il est une manière de prendre possession de la ville, ou plutôt de certains coins de la ville qui se trouvent de ce fait marqués. L’une des particularités du skate est le regard sans cesse en éveil porté aux formes et symbolismes urbains, le besoin de découvertes et de sensations nouvelles ainsi qu’un sens des émotions et des goûts partagés avec d’autres.”5 Le skate est une discipline qui de par son aspiration pour l’indépendance et la liberté de mouvements, s’unit aux jeux instinctifs de l’enfant. On l’a néanmoins lui aussi parqué dans des lieux réservés. Alors qu’il est un moyen de transport égal au vélo, on l’a jugé préjudiciable aux mouvements de la cité. Au rang de la première nuisance on trouvera le bruit6, puis arrive ce qui dérange certainement le plus, l’occupation choisie d’un spot jugé approprié, en somme le détournement par le loisir d’un lieu de la ville ; une place, des marches, un coin de rue avec des bancs, etc.

Interdit au skateboard. Place Pey Berland. 2010.

Au même titre, envisagé comme potentiellement perturbant, le jeu des petits a trouvé sa place dans un lieu “adapté”, ne pouvant pas nuire aux activités environnantes. Cette détermination à affecter un “espace réservé à…” n’est pas qu’une exigence des pouvoirs publics. En réalité il provient aussi des pratiques des gens. Combien de jardins de pavillons accueillent dans un coin une cabane en plastique, une balançoire, ou un petit toboggan ? Comme si on avouait explicitement que le jardin resterait toujours aussi ennuyant, qu’on n’y planterait rien, et qu’il faudrait réussir à amuser les gosses tout de même. Finalement à plus petite échelle, et individuellement, on apprécie contenir chaque action dans un périmètre et qu’elle n’en bouge pas.

Touché Marc, Calogirou Claire. Le skateboard : Une pratique urbaine sportive, ludique et de liberté. article. Hommes et Migrations. n°1226. juillet-août 2000. 5 Touché Marc, Calogirou Claire. Le skateboard : Une pratique urbaine sportive, ludique et de liberté. article. Hommes et Migrations. n°1226. juillet-août 2000. 6 Faure Odile. Condamné pour avoir skaté place Clemenceau. Sud Ouest. http://www.sudouest.fr/2011/10/01/condamne-pour-avoir-skate-place-clemenceau-514439-4344.php. 01.10.2011. 4

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Grâce à la rencontre7 avec Gaëtan Wicart, directeur des parcs, des jardins et des rives de la Métropole Bordelaise, nous avons pu réaliser que les citadins y étaient pour beaucoup dans la forme finale des aires de jeux. D’une part par les recommandations et les requêtes qu’ils font, d’autre part car les gens sont devenus procéduriers et se retournent contre la ville pour tout incident. On a d’un côté des habitants aux attendus précis, et aux exigences certaines, et d’un autre la responsabilité de la ville en jeu dans chacun des aménagements publics. Entre une paranoïa grandissante des parents envers leur progéniture, une dérive des mentalités retranchant parfois le bon sens à tout comportement, il faut réussir à créer des lieux pour une population protégée, préservée au centre de toutes les attentions : les enfants. Laurent Mazzucco, responsable des équipements des jardins de la ville de Bordeaux, nous explique que les barrières autour de l’aire de jeu ne sont pas obligatoires, sauf en cas de proximité avec des voies de circulation. Pourtant automatiquement ils les prévoit avec un portail fermant correctement sinon il aura des réclamations par les parents, les assistantes maternelles exigeant une sécurité supplémentaire. Il faut tout de même avouer que dans un parc ou sur une place sans voiture, on pourrait imaginer que cela recèle de la responsabilité des adultes de veiller sur leurs enfants plutôt que de contraindre ce lieu à l’enfermement. Dans la tendance actuelle des choses nous avons cru comprendre que pour un éventuel accident, chute d’un enfant dans une aire de jeux, les parents ne se sentent même plus responsables. Ils cherchent en fin de compte la faute ailleurs. Alors si on déplore l’esthétique, le conditionnement, la forme du jeu, ne serait-ce pas pour se protéger de tout risque d’inculpation ? L’aire de jeu est la réponse, elle est certifiée, normée, prévoit et surtout garantit. Depuis plus de vingt ans maintenant, les aires de jeux se sont répandues dans le paysage urbain français. La prééminence de modules de jeux séculaires provient d’une normalisation effective à partir de 1992. On a conservé le tourniquet, la balançoire, le toboggan car ils ont été les premiers certifiés “d’équipements d’aires collectives de jeu”8. Les décrets évoluant manifestement très vite, déprécient la créativité et l’innovation au bénéfice d’une perpétuation des inconditionnels du mobilier. En 1994, le décret n° 94699 du 10 août fixant les exigences relatives aux équipements d’aires collectives de jeu, exprime théoriquement qu’une aire collective de jeu est forcément dotée d’équipement de jeu, à savoir; “sont “typiquement” des équipements d’aires collectives de jeux, par exemple, les toboggans, tourniquets, balançoires, et, d’une manière générale, tous les équipements de jeux implantés, écartant l’usage familial au profit d’un usage collectif, donc intensif. Ces équipements sont destinés aux enfants. Ils ont pour finalité le jeu. Ils sont destinés à être “implantés” c’est-à-dire fixés, immobilisés, le plus souvent au sol.” L’aire de jeu a un but précis, faire jouer, cependant, elle consigne plusieurs éléments, l’éloignement du concept de famille par conséquent du multi-générationnel, limitant ces Rencontre avec M. Wicart Gaëtan et M. Mazzucco Laurent. Service Technique de la Métropole. Bordeaux. mardi 17 mai 2016. Décret n° 94-699 du 10 août 1994. Exigences relatives aux équipements d’aires collectives de jeu. Définition de équipement d’aire collective de jeu. Journal Officiel du 18/08/1994 p. 12 077.

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Page de droite ; Photographies personnelles d’aires de jeux de Bordeaux. 2016.

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TRAITER LA LIMITE.

Cadenas verrouillé. Pl. Francis de Pressensé. Vers une limite végétale? Aire des quais des Chartrons.

Une clôture, ou un banc? Aire de Maucaillou.

Un peu de danger dans la nature? L’île aux enfants, Jardin Public.

S’extraire de la rue. Square Vinet.

Enfermer à l’extérieur. Parc Liotard.

Paysage d’aire. Pl. Francis de Pressensé. 133


espaces à l’usage de l’enfant, et par enfant “il s’entend des tranches d’âge habituellement retenues dans le secteur des jouets et de l’enfance, c’est-à dire, jusqu’à 14 ans.”9 En plus d’estimer le jeu arbitrairement, comme un besoin s’arrêtant à l’adolescence, on exclut par la même occasion, la mixité et la communion des âges. Ne sont donc pas compris dans ce décret toutes sortes d’installations mobiles ou aisément modulables, les structures gonflables, les bacs à sable, pataugeoires, les trampolines, tables de pingpong, ou tout ce qui a une vocation sportive, les rampes de skate, les poutres, structures en mousse destinées à des activités de culture physique et de psychomotricité, les minigolfs n’ont plus ne sont pas jugés comme équipements, car ce sont des aménagements réalisés sur place, tenant compte de la configuration de la zone qui les reçoit. Ce qui laisse entendre que le module d’aire collective de jeu est forcément préfabriqué, transporté puis monté sur le lieu, avec une attention moindre portée à celui-ci. Le décret n° 96-1136 du 18 décembre 1996 fixe les prescriptions de sécurité relatives aux aires collectives de jeux. Il expose notamment les obligations en terme de prévention des risques pour la sécurité et la santé des usagers mais aussi les règles de maintenance, d’entretien de ces lieux. Si l’installation, la conception sont déjà soumises à des normes drastiques, le contrôle après la pose suit également cette logique. Laurent Mazzucco nous précise les mesures prises par la ville en terme de vérification des aires de jeux. Un contrôle hebdomadaire mené en même temps que l’entretien permet d’examiner les possibles défaillances, l’inspection trimestrielle préventive et curative répare les défauts, et enfin, une vérification annuelle menée par un laboratoire indépendant analyse l’état du sol souple et des fondations de l’aire. Chaque anomalie est notée, puis corrigée le plus rapidement possible. “La sécurité domine” nous rappelle-t-il, puisque les équipements sont assujettis à des règles importantes, des entreprises privées se sont spécialisées dans le marché de l’offre ludique.

Tableau des contrôles hebdomadaires des aires de jeux effectués par l’entreprise Kaso. 2015.

Décret n° 94-699 du 10 août 1994. Exigences relatives aux équipements d’aires collectives de jeu. Définition de enfant. Journal Officiel du 18/08/1994 p. 12 077.

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Elles sont compétentes dans leurs égards pour la certification, et proposent des accompagnements au niveau du projet qui facilitent à la ville le travail de conception. La normalisation contient le renouvellement des formes. Il est plus aisé de répéter un mobilier déjà sécurisé, sécurisant plutôt que d’en créer un nouveau, à raison de changer quelques détails, des dimensions, des matériaux. Comme les aires de jeux se plient à la modification, la correction, l’évolution des lois, elles deviennent rapidement hors-normes. Face aux contrôles, on peut les réhabiliter, moyennant finances, ou les détruire pour en reconstruire. Ce fut le cas pour les équipements de la Place des Droits de l’Enfant, et du Square Vinet à Bordeaux, ils ont été démontés car trop vieux et ont été remplacés par des nouveaux. C’est d’ailleurs l’architecte Bernard Ropa, en charge de l’aménagement de la Zac Coeur de Bastide, qui en a dessiné l’aire de jeux. On peut remarquer que c’est un des rares aménagements publics à être modifié régulièrement. Son espérance de vie que l’on pourrait croire conditionnée par l’utilisation frénétique des enfants, l’est en fait aussi par le renouvellement normatif. L’aire de jeu ne serait-elle pas faite pour durer ? En plus d’être contraints par les règles, ces lieux ne seraient-ils pas l’obsession d’adultes effrayés par les “menaces qui règnent” sur les petits ? Lors de notre entretien, Gaëtan Wicart souhaite nous parler de l’exemple de la Place du 11 Novembre dans le quartier de Mériadeck, où se situe également un groupe scolaire important de la ville ; l’Ecole Saint-Bruno. A la sortie des classes, les enfants ont l’habitude de jouer sur cet espace dominé par un Monument aux Morts se reflétant dans un large bassin. En raison d’un mouvement des parents d’élèves, des instituteurs considérant le bassin comme éventuel facteur de noyade, la ville a dû prendre des mesures pour vérifier l’état sécuritaire du lieu. Après le passage d’un bureau de contrôle, il s’est avéré que le bassin n’était évidemment pas aux normes en cas de chute. La première réaction est donc d’encercler pas des barrières ledit, de vider l’eau, puis parce que c’est un monument de réexaminer la valorisation de ce patrimoine tout en prenant compte des exigences actuelles. Afin de garder l’intention architecturale, le projet prévoit finalement de rehausser le fond du bassin pour qu’il ne reste qu’un mince filet d’eau et qu’aucun enfant ne puisse tomber. Coût de l’opération 290 000 euros, des parents heureux, jusqu’à la prochaine dégringolade sur ce nouveau miroir d’eau… Prendre en compte l’enfant, c’est alors penser aux circonstances les plus graves auxquelles il s’expose. “L’objectif de la présente Norme est en premier lieu et surtout de prévenir les accidents qui peuvent avoir pour conséquence un handicap ou une issue fatale et en second lieu réduire les conséquences dues à d’éventuels accidents, inévitables lorsque des enfants cherchent à étendre leur niveau de compétences, qu’elles soient sociales, intellectuelles ou physiques.”10

Introduction de la norme NF EN 1176-1. Équipements et sols d’aires de jeux – Partie 1 : exigences de sécurité et méthodes d’essai générales. octobre 2008.

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La norme c’est ce qui permet de se prévenir soi-disant de tout. Même de l’imprévu ; “Les parties d’équipements élevées doivent être correctement protégées pour éviter le risque de chute accidentelle.”11 Comment mesurer alors le potentiel risque de chute “accidentelle” ? En fait, en lisant les décrets des aires de jeux, on a l’impression que le jeu est secondaire face aux préconisations de sécurité. On envisage clairement que tout équipements pourraient porter atteinte aux enfants, alors chaque situation est évaluée selon son degré de danger. D’abord ce sont les surfaces, puis les angles, les ouvertures, les parties mobiles, les matériaux qui sont estimés. Ensuite spécifiquement chaque équipement a le droit à des prescriptions. Le toboggan dont la glissière ne doit pas présenter trop de variations dans sa courbure pour ne pas provoquer d’accident, celle-ci devant aussi être d’accès facile, car on sait malgré tout qu’un enfant souhaitera forcément remonter par ce côtéci. La première norme NF EN 1176-1 (octobre 2008) Équipements et sols d’aires de jeux – Partie 1 : exigences de sécurité et méthodes d’essai générales, entraînera à sa suite une série de normes complémentaires introduisant le jeu dans le processus de standardisation. Force est de constater que la norme est visible, elle ne cherche pas à faire dans la discrétion. Carrément explicite, on expose à l’entrée de l’aire de jeux toutes les recommandations, de l’âge, aux nombres de participants sur chaque module, au rappel des accompagnateurs de surveiller les enfants. On sait en venant jouer que l’espace a été dessiné à des fins sécuritaires et préventifs presque en oubliant que son but était d’amuser. Partout en ville, les normes de sécurité, d’accessibilité, etc, influent sur le traitement de l’espace public, pourtant, elles restent implicites, ne cherchent pas à dénoter. Les rampes d’accès PMR (Personne à Mobilité Réduite) font partie intégrante de l’agencement des trottoirs, la matérialité reste la même, ou elles s’intègrent sobrement, les panneaux ne scandent pas d’être vigilant en traversant, ou de tenir la main des enfants. Le danger, malheureusement en tout lieu existe, pourquoi cependant a-t-il à ce point inquiété et affecté la formalisation de ces espaces ?

Décret n° 94-699 du 10 août 1994. Exigences relatives aux équipements d’aires collectives de jeu. Annexe Exigences de sécurité. I - Dispositions de sécurité. Journal Officiel du 18/08/1994 p. 12 077.

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architecture de standard Comment par l’écriture dépeindre l’aire de jeux ? Afin d’éviter l’imbroglio descriptif, avouons qu’on se focalise uniquement ici sur le phénomène, car s’en est un, de l’espace standardisé. Terme quelque peu éculé quand on l’associe à l’architecture, que signifie exactement la standardisation ? La définition du mot décrit en premier lieu ‘‘l’action de rendre une production conforme à certaines normes de référence ; production en série de modèles standard,’’ le ‘ fait de rendre (quelque chose) conforme à un même type, à un modèle unique.’’12 Une autre définition s’attache à la résumer par une ‘ réduction de la diversité des conduites à des comportements conformes aux normes sociales.’’13 Dans le dictionnaire Larousse, l’adjectif standard se dit ‘ d’un outillage, d’une pièce disponibles sur catalogue et utilisables immédiatement sans modification’’, mais correspond également ‘ à un type courant, habituel, dépourvu d’originalité’’ : nous donnant l’exemple ‘‘d’un bureau impersonnel, au mobilier standard.’’14 A la croisée de ces deux dernières définitions, les équipements de jeux ressassent des matériaux partout analogues (du stratifié, du plastique, de l’acier et du caoutchouc), fréquemment utilisés pour un symbolisme infantile (dauphins ou joyeuses pâquerettes sur ressort). Ces matériaux ne permettent jamais il est vrai, de transformations, des métamorphoses de la part de l’usager et n’envisagent non plus aucune dégradation naturelle (chaque pièce aussitôt abîmée est de suite remplacée). En résumé, on téléporte des objets presque immuables (seules les fluctuations de lois peuvent les remanier) dans diverses situations urbaines. Comment alors la standardisation des équipements de jeux combine avec le lieu d’implantation ? On pourrait dans un premier temps penser qu’au motif de produits de série, les aires de jeux s’enracinent dans un lieu sans se soucier de ses propriétés, mais ils doivent pourtant s’adapter à sa réalité spatiale, son envergure, aux voies de circulation… Aussi, pourquoi, sous couleurs de respect des normes sécuritaires, solliciter principalement les équipementiers du ludique ? Les agences d’architecture ne pourraient-elles pas par des créations quelles qu’elles soient, répondre elles aussi conformément à ces mêmes règles ? Pourquoi la standardisation du jeu, banale puisque jamais singulière, prédomine dans l’espace public français ?

Des matériaux résistants à base d’acier galvanisé, de magnélis, d’inox, de lames en plastique recyclé 100 % recyclable et de bois traité classe 4 ou de robinier. Une esthétique qui se maintient dans le temps, et appréciée par le mariage de plusieurs matériaux chaleureux, une robustesse incontestable, des garanties de 20 à 30 ans (…).’’15

Définition de Standardisation. http://www.cnrtl.fr/definition/standardisation. Définition de Standardisation. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/standardisation. 14 Définition de Standard. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/standard. 15 Plaquette de Présentation. Entreprise Kaso, filiale Urban Park. http://www.urbanpark-multisports.com/plaquette_UrbanPark_Multisports.pdf. 12 13

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Aire de jeu du Parc Belleville. Paris. Agence Base. Réalisée en 2008.

Les aires de jeux sont rarement couvertes d’anonymat et l’on voit souvent cacheté à l’entrée de l’aire, le nom de l’entreprise conceptrice du divertissement (Kompan, Proludic…). Rappelons qu’il s’agit le plus fréquemment d’installations sans architecte. Les exemples aujourd’hui ‘ signés’’ par paysagistes et/ou architectes se comptent. On pourrait citer Base16 (équipe de trente-cinq paysagistes, designers, architectes et ingénieurs), à qui presque chaque grande ville française consent une aire de jeux, aire volontiers fantasque, toujours inventive. Un de leur projet des plus médiatisés, est celui situé dans le parc de Belleville. L’aire de jeu perchée sur une forte pente offre un parcours d’escalade sous différentes inclinaisons (correspondant à différents niveaux de difficulté selon les âges). S’inspirant de la cabane, l’aire de jeux suppose des évocations propres à chacun : certains y voient un bateau, d’autres un refuge de montagne. Cet exemple excelle dans l’art de détourner. Les règles d’une part car si l’infrastructure est certes certifiée, elle semble se jouer des normes conventionnelles. Sur une pente à trente degrés, l’installation a été imaginée non pas comme une ribambelle de modules mais comme une structure globale offrant de multiples situations, des vues, des cachettes. La conception s’est elle aussi déroulée inhabituellement, car en concertation via des ateliers avec les riverains et les enfants, ainsi que le Codej (Comité pour le développement de l’espace pour le jeu, aujourd’hui disparu). Ce ‘ pas de côté’’ montre une autre manière de faire le jeu en ville. 16

Agence Base. http://www.baseland.fr/en/sports-playgrounds/paris-playground.

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La plupart du temps, le travail de conception n’envisagerait pas un instant l’expérimentation in-situ de propositions inédites (avec des tunnels, des tranchées, un belvédère par exemple), mais plutôt l’ajustement le plus parfait des modules de jeux aux normes que l’on a précédemment évoquées. Dans cette optique, la standardisation de l’équipement semble également convoiter une immédiate acceptation au près des décideurs de l’aménagement de l’espace public. Pourquoi dessiner un toboggan d’une autre manière que celles habituelles, la maîtrise d’ouvrage pourrait suspecter dans cette nouvelle figure, des glissades hors-normes, une incompatibilité probable avec les impératifs de sécurité. Mieux vaut proposer ce qui existe déjà. L‘illustration d’aires de jeux nonstandardisées en Allemagne, comme celle réalisée par les paysagistes de Topotek 1 dans le quartier de Theresienhöhe à Munich, en 2010, paraissent inenvisageables dans le contexte urbain français. Cette aire emploie pourtant des éléments reconnus licites en France, tels que le caoutchouc, du cordage, du sable. Seulement, elle réinterprète sur 16 800 m2 les ‘‘codes’’ d’utilisation de ces matières, dans une esthétique assez simple : douze chevaux d’arçons broutent une pelouse synthétique déployée sur de longues pentes, plus loin, des dunes de granulats caoutchoutées camouflent des trampolines, du sable et deux tunnels de cordage. 17

Urban Park Railway Cover Theresienhöhe. Munich. Agence Topotek 1. Réalisé en 2010.

Le tour est joué. Voilà, une des manières de détourner les composantes conventionnelles des aires de jeux contemporaines.

Agence Topotek 1. http://www.topotek1.de/#/en/projects/chronological/69.

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commandes de jeux Comment en France se passe l’appel d’offre ?18 Il peut se réaliser publiquement et s’ouvre donc à différents concepteurs dans l’attribution de marchés effectifs, ou alors via un accord-cadre, définissant un contrat conclu avec une ou plusieurs entreprises durant une durée déterminée. En conséquence, ce dispositif permet une exclusivité unique ou partagée entre seulement quelques prestataires dans les décisions d’aménagements. Aussi, cela présente l’avantage d’une seule procédure pour effectuer des commandes à caractère répétitif. Cette simplicité procédurière pousse sans doute les pouvoirs publics à privilégier cette solution, qui se révèle instrument à la fois de planification et d’optimisation de l’achat. Mais on comprend aussi par ce choix, le probable risque de voir la création d’espaces ludiques en ville se faire par quelques artisans seulement. A Bordeaux par exemple, trois uniques sociétés s’occupent de fournir les équipements de jeux à l’échelle de la métropole. En réponse au programme lancé (qui stipule notamment la capacité d’accueil), les sociétés choisissent le mobilier en fonction de leur catalogue de vente et aussi du lieu. Quand l’aire de jeux est située dans un secteur classé, l’aménagement doit être approuvé par un architecte des bâtiments de France. Autrement, dans ce processus de création et d’installation, n’est pas nécessaire l’intervention d’un architecte ou d’un paysagiste (professions absentes chez Kaso, constructeur basé dans le Sud-Ouest). La pose d’aires de jeux n’exige effectivement pas un permis de construire, la juridiction de ces espaces restent floue, apparemment une simple Déclaration d’Intention de Commencement de Travaux (DICT) serait demandée (une Déclaration Préalable auprès de la mairie pour les quartiers au patrimoine sauvegardé est nécessaire). Cette procédure, généralement requise pour la réalisation d’aménagement de faible importance, vérifie simplement que le projet de construction respecte bien les règles d’urbanisme en vigueur19. Drôle de statut pour espace public que l’on accepte donc sans trop d’égard. Cette indulgence tient peut-être aussi de la facilité à monter les installations ludiques. A titre d’exemple, un jeu à ressort, est fixé sur place par un ouvrier en deux heures, tandis qu’une surface d’à peine soixante mètres carré sera réalisée entre deux et trois jours. De cette préfabrication, tel un jeu de Lego, il n’y a plus qu’à assembler les pièces, à l’exception de la dalle béton et du tapis caoutchouté qui eux sont coulés sur site. Que faut-il voir dans cette façon de faire ? Avouerait-on certaines préférences pour la facilité, la rapidité de mise en oeuvre, notamment de la part des édiles, de la part des concepteurs ? Ce qui est sûr, c’est que les deux parties se contentent l’une comme l’autre de ce type d’aménagement. Par ce système, les élus se protègent derrière des produits

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Rencontre avec M. Wicart Gaëtan et M. Mazzucco Laurent. Service Technique de la Métropole. Bordeaux. mardi 17 mai 2016. https://www.service-public.fr.

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certifiés, dont la maintenance est assurée par les entreprises installant les jeux. Celles-ci s’occupent ainsi de nettoyer (l’agencement des modules de jeux doit permette leur accessibilité) et de réparer (avec des pièces interchangeables), services que par exemple peu d’architectes consentent. jeux génériques, quelle expression ? Comment les aires de jeux impactent-elles dans le paysage urbain ? Pourquoi les aires de jeux standardisées paraissent adopter une expression qui ne se renouvelle que rarement ? Pourquoi avoir configuré un paysage de jeu si connoté, les lieux ruissellent de couleurs vives et s’attachent à représenter ce qui existe çà et là (sorte de pioche assez arbitraire, d’éléments éparses à la fois dans l’univers marin, animalier, industriel…) ? Comment ce panel étriqué d’univers infantiles, s’ajoute en toute ‘ sériosité’’ dans un contexte urbain, parfois à dimension patrimoniale ? L’aménagement d’aires de jeux ne s’échafaude que dans un choix limité d’équipements. Dans l’extraction d’objets catalogués, prenons l’exemple de Kompan, plus gros fournisseur de jeux où l’on énumère seulement vingt-et-un toboggans, ou encore dix-huit maisonnettes d’enfant. Tel le ‘ coq farceur’’ (alias ‘ M101’’), jeu-phare des modules sur ressort, conçu par l’artiste danois Tom Lindhardt Wils en 1971 et commercialisé depuis jusqu’à maintenant (toujours par l’équipementier Kompan) dans presque chaque grande ville française, l’offre ludique contraint l’espace public à des cas de récidive.

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Le Coq Farceur, aujourd'hui un véritable classique créé il y a plus de 30 ans, est l'ancêtre des jeux sur ressorts KOMPAN. Les enfants du monde entier l’adorent.’’20

Photographie personnelle. Zaggy M134. La Grande Borne. Juin 2016.

Plaquette de Présentation du Coq Farceur. Entreprise Kompan. http://www.kompan.fr/produits/jeux-sur-ressort/Le-coq-farceur-M101.

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On constate en effet souvent dans la même ville cette production de paysages répétés jamais tout à fait à l’identique. Les aires de jeux, imparfaits duplicatas, et notamment par l’environnement dans lequel ils s’inscrivent, qui vient rectifier ce sentiment de déjà-vu. De cette rémanence visuelle, on pourrait comparer le phénomène à celui des ronds-points, petits bijoux circulaires que les mairies ne peuvent se retenir de décorer fougueusement. Sauf que l’ornementation des giratoires, même si parfois prévisible, s’influence néanmoins de particularités locales. Malgré une récente tendance de modules qui justement retranscrivent quelques traits originaux de la localité où l’aire de jeux s’installe (petite cabane au style basque à Anglet), les villes doivent composer généralement avec des canons standardisés déjà dessinés. La plastique préfabriquée restreint les variantes, seul le changement de couleur peut éventuellement être négocié. Alors, que la situation soit en banlieue, en centre-ville ne régénère évidemment en rien les propositions. Telle une plante épiphyte, qui pousse en se servant d’autres végétaux comme support sans se nourrir à leurs dépens, ces bulles d’aventures, au prétexte de leur standardisation, s’intronisent sans véritablement se soucier des caractéristiques esthétiques du lieu qui se fait hôte. L’aire de jeux se nourrit vaguement de son ambiance, de son esprit, L’île aux enfants dans le Jardin Public à Bordeaux se sert de son caractère insulaire pour justifier l’installation d’un faux navire échoué. Un alignement de platanes a suffit pour choisir des équipements d’ambiance tropical place Simiot. La ritournelle de formes standardisées qui symbolisent aujourd’hui l’aire de jeux semblerait de prime abord, éloigner cet espace d’une certaine considération artistique, car évidemment avant tout conçue par pragmatisme (celui des normes, difficilement discutables) que par esthétisme (donc relatif au goût, facilement discutable). Doit-on pour autant discréditer ces objets ludiques de toute ‘ rigueur de composition, d’équilibre des volumes, de rythme des lignes de force, d’harmonie(…)’’21? Photographie personnelle. Envie de lever l’ancre? 12h30 mercredi 02.03.16.

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Définition de Architectural. http://www.cnrtl.fr/definition/architectural.

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Dans quelques situations urbaines fréquentes en France, l’aire de jeux s’inscrit dans un contexte architectural marqué. Le centre historique de Bordeaux par exemple, se matérialise essentiellement dans les pierres calcaires, notamment sur les façades et de pavés de grès au sol. L’architecture ancienne des immeubles semble construire un ensemble cohérent, une certaine homogénéité. Peu d’éléments dans ce milieu minéral sont peints. Les couleurs contrastantes avec ce paysage pétrifié jaillissent principalement des devantures de boutiques, des véhicules, de la menuiserie des portes, des lumières la nuit tombée… Egalement d’éléments naturels fluctuant, comme le houppier des arbres, la Garonne, le ciel, les habits des gens. Toute cette gamme de tons, pour la plupart, mouchettent au bas de la ville. Les aires de jeux elles aussi, souffrent rarement d’un déficit de couleurs. Cette frénésie de peintures est rigoureusement ‘ ce qui plaît aux enfants’’ précise Laurent Mazzucco (responsable des équipements des jardins à Bordeaux), prétexte analogue à celui d’Emile Aillaud (encore lui) quand il se justifie de ses façades pigmentées à la Grande Borne : ‘ L’enfant qui y est né a découvert la couleur avant les mots.’’22 Dans cette ville de monochromes, tachetée seulement par des pointes de quelques tonalités, les aires de jeux multicolores détonnent. Imprégnées de teintes rutilantes, un peu bigarrées, bariolées, elles assument un décor tape-à-l’œil. On ne peut les louper. Ainsi, on découvre moins une aire de jeux qu’on la reconnaît, car de surcroît marquée du sceau de la standardisation identifiable, repérable. L’appel du regard est peut-être d’ailleurs ce que convoitent ces espaces. Les enfants discernent rapidement cet éclat chromatique. L’ornementation de ces espaces vise également à charmer, amadouer l’enfant. Mais on ne perd jamais l’idée en les voyant que c’est bien l’adulte qui dessine ces formes infantiles, qui décrète que cette interprétation simplifiée se prête à l’imagination des enfants. Est-ce que cela leur plaît, c’est une autre histoire. Pour ce qui est de leur influence dans le paysage, on accepte volontiers en pleine ville un florilège de scènes qui nous plongerait dans l’univers de Oui-Oui. Il y existe des girafes, un éléphant, une locomotive et un nuage content, d’immenses trèfles (…). Ce symbolisme joyeux accompagne des formes plus conventionnelles comme les indéboulonnables toboggans et balançoires, souvent de petits cabanes en stratifié, des filets de cordages. N’est-ce pas une traduction graphique naïve que les concepteurs se font de l’enfance ? Pourquoi toujours associer au quotidien des joueurs ce paysage fantaisiste ? Pourquoi ne pas montrer les choses en vrai ? S’il faut simuler des mises en situation, l’affaire ne serait-elle pas autrement stimulante pour les enfants s’ils jouaient sur du réel, de l’authentique ?

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Paquot Thierry. Introduction. La ville récréative, enfants joueurs et écoles buissonnières. Infolio. 2015. p.14.

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MOTIFS URBAINS.

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Légèrement close et extérieure, l’aire de jeu se soumet tôt ou tard aux aléas du comportement des gens. Les services techniques de la ville, tout comme les parents, ne voient pas forcément d’un bon œil l’occupation de ces lieux par d’autres individus que les enfants. En imitant quelques primitives formes architecturales, des sans-abris de temps à autre y font par exemple leurs propriétés. Cette appropriation nocturne dérange évidemment, autant que de rares occasions répertoriées de vandalisme, qui peuvent fragiliser les infrastructures. D’un seul coup, l’aire de jeux n’est alors plus ce cocon sécurisant pour les enfants. Afin de parer en partie à ce type de ‘ failles’’, on tente de blinder la composition de cet espace. Les matières qui le constituent se font à base de mélamine pour la cache des boulons, de polyamide dans les attaches, de stratifié pour les panneaux, d’acier pour les rampes, les tubes et chaînes. Le béton lui est ensevelit sous le moelleux tapis de granulats de caoutchouc. Toujours par correspondance à ‘ l’éventualité permanente’’ d’accidents, on a progressivement éloigné de la préfabrication des aires de jeux les éléments naturels bruts, tel que le bois pour les échardes, également les matériaux au sol, le sable pour les chiens dégoûtants, les graviers parce que de la taille d’un bonbon et donc potentiellement désirables. à part du bleu, rouge, violet, où est le vert ?

Sauter, grimper, se cacher, se balancer, tourner autour, se poursuivre, se bousculer sont des jeux recensés et connus. Termes limitatifs, car le jeu c’est aussi la prise de possession de la terre, du feu, du végétal, de la lumière, des odeurs, des couleurs… de l’espace de l’enfant. C’est aussi créer, imaginer, reconstruire à sa façon le monde environnant, c’est l’apprentissage de soi même et des autres.’’23 La finitude du vivant dessine des risques ne devant coexister avec les enfants. Une branche, même robuste, peut toujours éventuellement ployer puis casser sous le poids d’un garçon grimpeur d’arbres. Ce type d’individu est d’ailleurs interdit dans chaque aire de jeux bordelaise par l’article 1424. Ce dernier bien détaillé, stipule également la prohibition ‘‘de ramasser le bois mort (on ne sait jamais, s’il se réveille), de graver des inscriptions sur les troncs ou sur le mobilier, de prélever la terre, des plantes ou des arbustes, de cueillir des fleurs et de ramasser des fruits et des champignons, ni de planter, semer, repiquer et implanter toute espèce de plantes, arbres et arbustes.’’ On tente ici d’impressionner par la règle afin d’éviter la prise de contact de l’enfant avec la nature. Quelque part comme si le végétal ne pouvant être totalement maîtrisé, l’enfant non plus, il fallait des deux en exclure un de la zone de jeu.

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Simon Jacques, Rouard Marguerite. Espaces de jeux : de la boîte à sable au terrain d’aventure. D.Vincent. 1976. p.152. Règlement des parcs et jardins de la ville de Bordeaux. Localisé à chaque entrée de parcs.

Page de droite ; Photographies personnelles de différents équipements de jeux. Bordeaux. 2016.

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Photographie personnelle. Jouer pour de vrai. Square du Pr Jacques Lasserre.15h30 mercredi 16.03.16.

L’introduction de la nature dans l’aire de jeux participerait également à du jeu pour vrai (comme se suspendre à un arbre), à laisser des imprévus qui font créer des relations éphémères avec les enfants ; comme par exemple, Square Maucaillou, mercredi 23 septembre 2015, 22h19, une fille monopolise le sommet du toboggan chromé pour préparer aux oiseaux une marmelade ou rouleaux de printemps à base de feuilles de tilleul. Témoignage isolé, ne suggère-t-il pas pour autant une interaction commune entre l’enfant (même citadin) et la nature ? Ne participe-t-on par la même occasion à stéréotyper la ville, comme milieu asséché, stérile de toute affinité avec peu de nature ? La patente envie d’aseptiser ces espaces manque heureusement d’efficacité. La planification même bienveillante ne peut tout planifier. On verra toujours sur le sol caoutchouc, des ‘ éléments parasites’’ qui se répandent épisodiquement. Des graines et des grains, certains de poussière, des feuilles mortes, matières soit infiniment trop petites, soit suffisamment imprévisibles pour être précisément dégommées, repoussées de l’aire de jeux.

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L'environnement naturel (...) fournit aux enfants des opportunités uniques d'apprentissage que ce soit en matière d'engagement, de prise de risques, de découverte, de créativité, de maîtrise des situations, d'estime de soi. Il inspire une variété d'états émotifs - comme l'émerveillement - et améliore les aptitudes psychologiques censées avoir une influence positive sur les différents aspects du développement cognitif.’’25 Le mieux ne serait-il pas cependant de repenser l’intégration de l’organique en ces lieux ? Les éléments naturels eux-mêmes se sont -historiquement- soumis, transposés à des formes ludiques, tels les labyrinthes de buis. Le terrain d’aventure du Jardin des Halles de Paris a pour parti pris de justement incorporer au milieu des équipements standardisés des bosquets, des buissons touffus, des houppes de bambous dans lesquels les enfants se cachent, un tunnel de plantes grimpantes, de l’eau. De manière plus générale, outre cet aspect du végétal, cette aire de jeux montre comment l’on peut combiner des équipements normalisés avec des sculptures d’artistes, qui font également jouer. Même si tout beauté reste subjective, est-ce que l’aire de jeux peut plaire par son apparence, ses expressions ? N’entrevoit-on pas dans certains de ces modules de jeux un désir d’architecture, ne serait-ce simulé ? Appuyons-nous ici via l’exemple d’exubérants châteaux nanifiés, des petites passerelles qui ne font pas franchir grand chose, un tapis de caoutchouc bicolore tout au plus. A l’instar de décors de théâtres praticables, les aires de jeux mettent en scène les répétitions cinétiques que surveille un public de parents désabusés de ce spectacle. Le jeu qui se joue sous leur yeux a déjà été joué. Mais tout de même, sans épiloguer sur la définition, la nature de l’aire de jeux, on ne peut ne pas s’amuser du drôle de paysage qui en découle. Sans chercher à ‘ élever’’ ce lieu ni le dénigrer, on pourrait dire que finalement l’aire de jeux standardisée arrive à ses fins. Qu’elle assume sans détour sa banalité, accepte son côté ordinaire, sa vulgarisation, car de toute manière qu’importe ses couleurs, ses parades, ses animaux, l’aire de jeux est désormais un espace reconnu, identifié comme faisant jouer n’importe quel jeune enfant. Ce qui est sûr, c’est que l’aire de jeux, dans la conscience collective, est devenue un espace figuré, se dessine d’une apparence attendue des gens. L’exemple vaut ce qu’il vaut, mais en tapant ‘ aire de jeux’’ sur Google Image, pas une seule suggestion nonstandardisée n’apparaît. Dans ce recueil de photos, on voit et revoit des modèles que l’on peut ensuite acheter. L’aire de jeux n’est-elle pas plutôt une aire de jouets ? Oui, pourquoi pas, imaginer simplement le toboggan & compagnie tels de gros jouets, qui se définissent par un ‘‘objet que les enfants utilisent pour jouer’’. Cette hypothèse pose des interrogations précieuses : le toboggan, le tourniquet et autres ‘ instruments’’ historiques du jeu, ont-ils encore vocation architecturale ? Autrement dit, l’édification du jeu en ville est-elle réellement du ressort de l’architecte et du paysagiste ? Après tout, existe-t-il un designer derrière chaque jouet en série ?

Payam Davdand. Le contact avec la nature rend les enfants plus intelligents. article. Madame Le Figaro. http://madame.lefigaro.fr/bien-etre/les-espacesverts-augmentent-la-memoire-et-lattention-des-enfants-170615-97030. juin 2015.

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quelle appropriation des enfants ?

Aires de jeux vues par les enfants. CE1. Ecole Flornoy. Bordeaux. mars 2016.

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Alors qu’on voit apparaître une uniformisation des espaces consacrés au jeu, et un traitement en faveur des prescriptions normatives, qu’attend-on en réalité de la prise de possession de ces lieux par l’enfant ? Tout a été déjà minutieusement pensé, lui laissant le soin de réaliser quelques acrobaties contrôlées, prévues par les concepteurs. La balançoire faite pour se balancer, le toboggan pour glisser, les bascules pour basculer, etc, finalement l’enfant n’a plus qu’à orchestrer la chorégraphie qu’on lui a préalablement dessinée. L’usage est clairement explicite, ne donnant qu’à l’enfant la figure archétypale de l’objet. Sûrement dans un souci d’écarter toutes possibles ré-interprétations, on s’est attaché à se prémunir contre l’ambiguïté. Le détournement de fonctions entraînerait forcément des usages inappropriés et donc non-conformes aux attendus initiaux. L’éloignement de l’ambivalence des formes entraîne dans le même temps un automatisme de la part des petits dans leur appropriation des aires de jeux. Pourtant équivalent à du mobilier, l’équipement de jeu ne se voit pas renouveler. On offre jamais, une autre manière de réaliser ces actions, une autre esthétique, de nouvelles expressions. Une chaise malgré qu’elle soit uniquement faite pour s’asseoir va présenter des apparences multiples et variées. Sa facture, son style, son confort vont influencer, la façon de s’y installer. D’office on devinera que le corps sera plutôt avachi, ou que le dossier sera trop raide pour qu’on s’y sente à l’aise, l’état du corps, ses positions seront conditionnées par l’objet. Dans les modules de jeux, la déclinaison est moindre face à la standardisation de ceux-ci. Alors inconsciemment on a crée des modèles. Un modèle type pour le créateur, un modèle reconnaissable par l’enfant. L’air de rien, comme pour un produit de consommation, on a établit une sorte d’accoutumance à l’objet, à tel point de rendre anormal la créativité, l’innovation dans son dessin. L’enfant identifie le jeu à ces lieux, et à son mobilier. C’est-à-dire que maintenant la forme subordonne l’action, on veut faire du toboggan, on ne veut plus glisser. En plus de réduire le vocabulaire formel, les équipements ne se sont pas diversifiés, alors chaque aire est devenue la redite d’une autre. L’enfant non plus ne s’y trompera pas, instinctivement il saura manipuler, user ces mobiliers. Les variations d’agencement, de grandeur et de thème (bateau, château, cabane, …) garderont cependant les mêmes composantes de jeu (toboggan, balançoire, structure à jeux multiples…). Lorsqu’un espace présente un attrait différent, il sera rapidement repérable par les enfants, et seront en faculté de déceler, en comparant à d’autres référents de jeux similaires, ce qui en fait sa spécificité ; le toboggan est gigantesque, il n’y a pas assez de balançoires, on ne peut pas escalader… Qu’advient-il lorsque l’espace proposé ne fait plus jouer, pense-t-on lors de la conception aux scénarios que pourront en faire les enfants ? Comment d’ailleurs mesurer la nature ennuyante ou amusante du jeu ?

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avoir lieu ? Le risque d’incident écarté, quelle place reste-il pour le hasard des rencontres, l’imprévu, nature essentielle du jeu ?

Photographie personnelle. Allez-y jouez! 14h15 samedi 05.03.16.

Questionne-t-on suffisamment les enfants sur leurs avis, leurs désirs? A part programmer des actions, y-a-t-il une marge de manœuvre pour l’enfant de devenir maître des lieux ? Au delà de se conformer, ou de s’accommoder, les enfants peuvent-ils s’approprier ces espaces ? S’attribuer un lieu, lui conférer une dimension de l’intime, pouvoir avoir une influence dessus, le façonner, est-ce permis actuellement aux usagers? On pourrait supposer que par cette normalisation, les comportements revêtiront un caractère machinal, habituel. Comme des réflexes de sport, on connaît le principe, les règles, sauf que dans le sport, le terme de la partie est lié à un concours de compétences, à une confrontation des aptitudes. Mais dans les aires de jeux, quels challenges atteint-on ? Quels événements, aventures, peuvent

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Comme un conditionnement dans la mise en jeu, l’enfant n’a quasiment pas à réfléchir. La mécanique du jeu en ville est simple ; l’apparence de l’aire distinguable par l’enfant, à son arrivée, il sait déjà ce qu’il va y trouver (quels équipements), s’en suit à ça une répétition dans le déroulé des déplacements. Au final, le jeu semble lui-même programmé, tramé dans ses possibles tournures. Entrevoit-on dans cet aménagement un quelconque apprentissage pour l’enfant ? De ses mains, il ne crée rien, le support du jeu est déjà là (et ce n’est pas un tort), avec son corps, il l’arpentera. Cependant, si régulièrement l’esthétique figurative renvoie des images stylisées d’un univers artificiel aux enfants, ne peut-on pas craindre, d’une part à une infantilisation dans la capacité d’interprétation de ceux-ci, d’autre part, d’ouvrir rapidement vers une obsolescence de l’objet en tant que tel car trop connoté et pouvant en plus déplaire à certaines tranches d’âges? Pourquoi s’obstiner à soi-disant donner ‘ un caractère ludique” à ces espaces. Ce n’est pas parce que c’est coloré que c’est ludique, et encore moins parce qu’on imite par le décor des royaumes lointains que c’est exotique ou original. Il faut se l’avouer, l’enfant citadin joue avec du faux. Des matériaux (car conformes) qui ne respirent rien d’authentique, une distinction nette


d’avec la ville faisant rappeler qu’ici c’est un endroit à part, une végétation absente. Au final, oui, on peut se demander ce qu’il reste de vrai ? (Les enfants, bien heureusement.) Mais si on leur offre un lieu qui ne s’apparente à rien de la réalité, que leur apprend-t-on lors du jeu ? On ne peut plus jouer avec la terre, c’est sale et puis ça n’existe plus dans l’aire de jeu, on ne crée plus avec les feuilles, ni avec les branches, c’est interdit, un enfant des villes ne se voit donc offrir aucun aperçu vraisemblable sur le monde ? Si on l’écarte de toute substance dans ce moment libre qu’est le jeu, quelles connaissances développe-t-il ? Comme nous l’avons vu, le jeu regroupe un ensemble de savoir-faire, des pratiques acquises entrainées par l’expérience. Comment l’aire de jeu actuelle envisage-t-elle cette considération du jeu comme une activité physique mais aussi comme une habilité manuelle et intellectuelle de l’enfant ? Comment l’enfant s’y prend-il pour aménager son propre espace de jeu dans l’aire qui lui a été réservée à cet effet ? Si l’aire de jeu fait se dépenser les enfants, les fait bouger, estime-t-elle le potentiel social de ces lieux ? Trop souvent les modules sont prévus pour jouer seul, l’un après l’autre, dans une effervescence certes collective, où les rencontres se font-elles si le jeu solitaire prime sur la mise en commun ? Ne serait-ce pas là un aveu désolant de nos sociétés, en reproduisant à l’échelle des enfants les comportements individualistes des adultes ? On s’amuse côte à côte, on va plus difficilement vers l’autre, et les occasions en plus d’être brèves sont rares, alors que dans le cadre de l’école on est face au familier, au routinier. L’aire de jeu aseptisée refroidit-elle la découverte de l’étranger ? Ne serait-ce pourtant pas pour l’enfant la possibilité de se confronter à des personnes nouvelles, ne faisant parfois pas parties du même milieu, ne venant pas du même quartier ? Quelle initiation à la vie en société l’aire de jeu suppose-t-elle ? La disposition même de cet espace induit des pratiques particulières, n’invitant ni les parents, ni les plus grands à participer. On peut jouer, ou regarder, tantôt pousser qui le souhaite à la balançoire. En fait, la question de la sociabilité s’étend plus largement à celle du partage. Nous le savons, le temps libre s’est réduit pour les petits comme pour les adultes, pourquoi alors, ne profiterions nous pas de la circonstance du jeu pour enfin faire des choses ensemble. Seulement, les espaces de jeux semblent plutôt diviser les générations, dissocier la famille en pratiquants et spectateurs. En plus, de contraindre dans l’expression corporelle, ne freine-t-on pas une mutualisation des savoirs, des capacités ? Il faudrait aussi se demander pourquoi en fin de compte l’adulte ne pourrait plus jouer ? N’est-ce pas inhérent à la nature de l’homme? Nous avons pu remarquer de nombreuses aires de jeux limitant l’accès aux moins de dix ans. Cela signifie-t-il que passé cet âge, la ville ne considère plus nécessaire aux adolescents, aux grands de jouer ? Alors l’aire de jeux, espace hétérotope ou bulle d’aventure programmée ?

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les créations qui s e jouent des n o r m e s Les besoins de jeu de l’enfant sont multiples et naissent d’aspirations différentes mais complémentaires. Les réponses de la ville en matière de propositions ludiques, nous l’avons dit, restent précaires, elles se confortent dans un style établi, réglé, agréé par les autorités suprêmes de la certification. Le jeu est un champ d’apprentissage, l’enfant citadin pourrait par sa découverte de la ville absorber un ensemble d’informations, de pratiques, tout simplement cerner le milieu qui le verra grandir. Comment concevoir cette possibilité lorsque les espaces “adaptés” aux petits, dessinés pour eux, se trouvent en marge de toute réalité palpable ? Quels épanouissement, diversité, surprise les aires de jeux standardes offrent-elles ? La recherche de connaissances et la nécessité d’apprendre sont intrinsèques à l’évolution de chacun. Certes les pouvoirs publics sont au fait de l’importance du jeu mais lors de la conception à part des impératifs programmatiques (capacité d’accueil, types de motricités sollicitées), supposent-ils la disposition de l’enfant à rechercher des sentiments, des impressions simultanés, convergents et opposés ? Le Codej (Comité de Développement de l’Espace pour le Jeu) qui a développé de 1975 à 2006 son expérience et ses compétences dans les domaines ; de la place du jeu dans le quotidien de l’enfant, l’amélioration du cadre de vie, et le développement de la place des jeunes dans l’espace public avait justement comme texte fondateur26 la prise en compte des besoins complexes des enfants. Le mouvement suivit de temps de repos, la notion de sécurité recherchée de l’enfant, mais aussi le désir de se mesurer au risque, la socialisation comme la recherche d’autonomie, l’imagination et le fictif qui n’empêchent pas la volonté de faire ses propres expériences et d’éprouver le réel, et l’excitation à ressentir des sensations complétées par le besoin d’agir sur les choses et son milieu. L’enfant en premier concerné nous révélera parfois des lieux de jeux inattendus, non-programmés à une vocation ludique. Peut-être par inspiration, par ennui, ou par détermination à s’emparer l’environnement ; il l’écartera de son utilité de base pour le faire devenir support d’amusement. Pas de norme de jeu dans ces espaces, finalement uniquement soumis à celles de l’espace public (et c’est déjà beaucoup). Quand le paysage de la ville fait jouer, il convoque l’imagination, et stimule implicitement l’action. Ces appropriations spontanées devraient être regardées avec plus d’attention. Ne peuvent-elles pas donner des pistes dans les goûts et l’appréciation des enfants à s’amuser avec du “vrai urbain”, plutôt que des faux décors ? Du point de vue de l’enfant, tout espace est un espace de jeu potentiel. L’enfant explicite son rapport au monde par le jeu. Chaque objet est susceptible de quitter son rôle utilitaire. L’enfant rend floue l’opposition jeu/sérieux que nous instituons ordinairement. Définition de La place du jeu et de l’enfant dans le cadre du réamenagement du Jardin Des Halles à Paris 1e Arondissement Notice Methodologique. Atelier de Launay. http://www.accomplir.asso.fr/dossiers/renovation/20%20notice%20de%20launay.pdf. 2006.

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Page de droite; Photographie personnelle. Boulet de canon. Sculpture de Rui Chafes. Horas de Chumbo. Lisbonne. mars 2016. Photographie personnelle. Le petit poucet. Sculpture de Emmanuelle Lesgourgues. Fontaine. Bordeaux. février 2016.

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Jeux denfants Le Sous-marin, et Nautilus. Les Mathes La Palmyre, Village de vacances des Pins de Cordouan. Groupe Ludic. 1969.

Ces micro-espaces que nous avons énoncés au début de notre recherche sont de types variables, des éléments de trottoirs, des marches ou des poteaux, souvent des objets qui portent à confusion dans leur présence et leur usage ; les cailloux argentés de la Place du Palais à Bordeaux, ou encore de grandes longues vues sur la baie de Lisbonne. Parfois il suffit de peu pour susciter le jeu, cependant, nous sommes conscients que si ces ponctuations détournées fonctionnent, elles ne peuvent pas prétendre être un espace consacré à l’apprentissage et au jeu de l’enfant. Mais elles ouvrent un champ des possibles du

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point de vue formel et géographique. D’une part la dispersion dans la ville de micro-espaces, donnant à l’enfant une opportunité de se distraire à proximité de chez lui, ou à plusieurs reprises sur un même parcours, d’autre part, l’esthétique non-avouée s’intégrant (mieux) dans la cité pourrait occasionner un effet d’étonnement, ne cantonnant pas l’enfant à une image répétée et à des mouvements similaires. “Les pas de côté” dans la réalisation de lieux de jeux se rencontrent mais sont en marge de la tendance actuelle.


Le Design. Groupe Ludic. Halles de Baltard. Paris. 1969.

Il y a les initiatives d’artistes et de plasticiens, puis celles de designers, et d’architectes. Elles s’installent parfois de manière éphémère, dans des lieux d’expositions ou s’ancrent entièrement dans un site. En matière d’aménagement ludique il y a d’abord les avant-garde, après les propositions de Aldo Van Eyck à Amsterdam tout un courant de paysagistes et architectes fabriqueront le jeu comme une composition abstraite. Prenant place dans les nouveaux quartiers de logements sociaux entre 1960 et 1970, elles sont l’oeuvre des architectes qui construisent les unités d’habitations ou bien de commandes indépendantes par les autorités d’aménagement communales ou régionales. Jacques Simon (1929-2015), Candilis Josic Woods ou encore le Groupe Ludic (fondé en 1968) composé de Simon Koszel, David Roditi, Xavier De La Salle dessineront plusieurs espaces dédiés aux enfants. Leurs intentions esthétiques sans figurer quoi que ce soit de méconnaissable puisent leurs inspirations dans le vocabulaire des formes géométriques. Entre l’aspect sculptural, et une sorte de parallèle avec le Land Art (selon la localisation), ces structures de jeux tentent spécifiquement d’assimiler le territoire qui les accueille et la population concernée. Peut-être parce qu’il s’agit des prémices de l’aire de jeux, chacune

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Parc de jeux de la Patte d’oie. Cité de la Croix-Rouge. Reims. Simon Jaques, Viollet, Brichet. 1971.

semble tirer une particularité singulière, ne répétant pas d’emblée ce qui a déjà été crée. La création et la production furent riches et multiples.

Espace de jeux sur une dalle de garage. Cité de la Croix-Rouge. Reims. Simon Jaques, Bednar Ludovic. 1971.

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Dans le contexte des différentes politiques d’aménagement urbain, on peut penser que les espaces de jeux étaient peut-être un élément essentiel pour donner un visage plus humain aux projets architecturaux souvent démesurés, hors d’échelle.


Les Simonnet, couple de sculpteurs, proposent en 1971 pour la ZUP d’Almont à Melun des équipements de jeux tout en rondeur (surnommé L’œuf), comme si ils avaient prévu les décrets de 1994 et 1996 interdisant toutes arrêtes pointues, saillantes. De plus la prise en compte du risque est visible par les hauteurs, les liaisons entre les modules qui ne mettent pas en péril les petits usagers. Même sans norme, les conceptions de cette époque jugeaient avec bon sens et logique de ce qui été adapté, ou dangereux pour les enfants. Les Simmonet continuent encore par leur démarche à élaborer des structures/ sculptures de jeux. L’expression conférée à ces objets est de l’ordre de l’ambivalence. Souvent les comportements ne sont pas tacites. Ces structures laissent des perspectives d’assimilations différentes et donc sûrement de réactions variées. Dans l’espace public, on ne devine pas clairement à quelles utilités elles s’adonnent. Pierre Székely (1923–2001) sculpteur d’origine hongroise a lui aussi mis son art au service de la conception du jeu. En utilisant son langage teinté de mysticisme, d’espace revêtant l’aspect de grottes troglodytes, il invente un univers. Pourquoi justement dans les propositions d’aujourd’hui ne conçoit-on pas l’espace temps, et l’espace construit du jeu comme un environnement entier, indissociable de son territoire, ne se limitant pas à une juxtaposition d’éléments ?

Parc de jeux. L’Haÿ-les-Roses. Székely Pierret. 1959.

Jardin Vaudoyer. Esplanade de la Major. Marseille. Les Simonnet Sculpteurs. 2014.

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Avant les années 90, des architectes, paysagistes ou artistes se préoccupaient de l’espace de l’enfant en ville, ils y apportaient un imaginaire, des spatialités, des atmosphères. Pourquoi avoir retranché ces professions hors d’atteinte de l’échelle de l’enfant ? Peut-être du fait qu’aucune institution, ou entreprise spécialisée, n’en avaient encore fait leur secteur d’activité ? Les commandes publiques s’adressaient alors aux concepteurs de l’espace, à leur vision avisée et exercée de l’architecture, de la construction pour l’homme. Paul Friedberg paysagiste et Richard Dattner architecte ont été les pionniers aux Etats-Unis et plus précisément à New York à dessiner des places de jeux27.

Jacob Riis Plaza. Paul Friedberg Architect. New York City. 1965.

En effet, il n’était pas question “d’aire” de jeux, mais de lieux consacrés à l’enfant et à son développement. A “The Ancient Playground East 72th Street. 1953” Richard Dattner présente un symbolisme fort, mais n’est pas non plus totalement perceptible, il s’aperçoit par un mimétisme des formes. Un obélisque, une pyramide support à des toboggans, des jets d’eaux qui s’écoulent dans une rigole s’apparentant au Nil. Même si il s’agit d’un travail d’architecture, n’augure-t-il pas finalement, la figuration que l’on retrouve dans nos aires de jeux actuelles ? La “Adventure Playground West 67th Street Central Park 1966” reprend quant à elle, les principes d’autonomie, la disposition est faite de façon à éloigner les parents des actions des petits. James Trainor. Reimagining Recreation. http://www.cabinetmagazine.org/issues/45/trainor.php. Spring 2012.

27

Ancient Playground. Richard Dattner Architect. New York City. 1953. 158


Ils sont en contact avec des éléments naturels, et peuvent expérimenter par eux-mêmes. Paul Friedberg qui a également conçu un lieu de jeux à Central Park “The Billy Johnson Playground”, montrera une attention spéciale au travail de la matière. “Friedberg’s Jacob Riis Plaza” par exemple est une place qui ne s’adresse pas uniquement à l’enfant, il s’agit d’un creusement du socle pour aboutir à une sorte de petite agora, en complément on trouve une pergola, des arbres, et puis plus loin un ensemble qui lui cherche à faire jouer. Ce paysagiste et cet architecte ont sûrement dû être inspirés par Isamu Noguchi (1904–1988) artiste sculpteur, et designer américain qui conceptualisa de nombreux espaces de jeux, n’en réalisant finalement que très peu. Il avait un regard très personnel et une faculté de représenter des choses abstraites par le traitement du plein et du vide notamment par la maquette. La première Play Mountain (1933) se rapproche davantage de l’œuvre d’art que d’un espace dédié aux enfants. Il a par ailleurs été en collaboration avec l’architecte Louis Isadore Kahn. Ses réalisations sculpturales présentent un aspect monolithique, elles deviennent des évènements dans la ville “The black slide Mantara” (1988) dans le Oo-Dori Park ou encore le toboggan dans le Moerenuma Park Higashi-ku (1988) à Sapporo au Japon.

A children’s play environment. Piedmont Park. ‘ Art in the Park’’ Project of the city of Atlanta and the High Museum of Art. Isamu Noguchi Sculptor. 1976.

Piedmont Park. Isamu Noguchi. Atlanta.

Ses propositions qui n’étaient restées qu’au stade de la maquette se concrétisent enfin par son aménagement en 1976 au Piedmont Park à Atlanta.

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Playground for United Nations. Maquette. Isamu Noguchi. New York. 1952.

Le concept de Noguchi était de ne pas considérer les aires de jeux comme des équipements d’exercices militaires ou comme un camp d’entraînement à moindre coût. Il pensait que les enfants devaient faire l’expérience de leur environnement à la manière d’un homme qui découvrirait pour la première fois la terre, comme un endroit complexe et spectaculaire.”28

Hart Dakin Conservateur en Chef du Noguchi Museum de New York. “[Noguchi] had a really good concept that playgrounds should not be designed like military exercise equipment for a cheaply executed boot camp... He thought kids should experience the environment the way man first experienced the earth, as a spectacular and complex place.”

28

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Dans un autre style, né d’un désir d’abondance, de foisonnement de couleurs, de formes, de références, Niki de Saint Phalle ouvrent la voie du jeu vers un monde chimérique, sorti des contes et des fables. Elle s’attache à créer un univers isolé, à l’écart de toute réalité. Peut-être afin de le concevoir dans toute son authenticité comme n’appartement à aucun autre champ de la vie ? Sa première œuvre, certainement la plus emblématique de cette période est Hon (réalisée en collaboration avec Jean Tinguely), conçue en 1966 pour le Moderna Museet de Stockholm (dirigé par Pontus Hulten, futur directeur du Centre Pompidou), femme-habitacle couchée sur le dos, cuisses ouvertes, à l’intérieur de laquelle s’engouffre la foule, elle inclut un cinéma, un milkbar, une galerie, un toboggan, une terrasse…29 Entre l’installation artistique et la proposition ludique, Niki de Saint Phalle perpétuera cette expérience à plusieurs reprises. Le Golem30 en 1972 à Jérusalem, voulu par le maire de l’époque Teddy Kollek dont la figure fantastique entamera le thème du monstre dans son parcours. On notera le Dragon de Knokke en 1975 en Belgique, l’Arche de Noé en 1994 à Jérusalem pour le zoo biblique, puis le Jardin des Tarots en 1998 en Toscane, apothéose de son intention à faire jouer. Ce sont des projets entiers, des aménagements en trois dimensions, en sortant de l’échelle de la sculpture, elle fabrique des espaces, des cachettes, des dessus et dessous, ils sont de véritables expériences pour le corps, invitant aux mouvements, à l’action et très certainement à l’imagination. Cependant, si ses œuvres sont remarquables et se distinguent par leur typicité, nous pensons qu’elles ne pourraient pas, à une échelle urbaine devenir un modèle à répéter. Leur valeur s’établit justement par cette singularité et cette dimension extraordinaire, hors du commun. Sinon, quel apprentissage de la ville, quelle prise avec le réel, et comment confronter l’enfant à son environnement quotidien si on lui offre un décor factice, un semblant de milieu où tout est rose (bleu, vert et argenté) ? Avec l’intention de donner une nouvelle image de l’aire de jeux, le projet monté par Martine Bedin31 à Blois ; Un jeu d’enfants. Magie des plastiques, fait intervenir des designers, des écrivains, architectes, peintres. Réinventer un nouveau mobilier, des équipements qui pourraient plus facilement s’adapter à l’urbain par leur caractère mais aussi leur matérialité. Ces modules font ressentir chez l’enfant des sentiments, des perceptions nouvelles. Employer le son, les textures, la modularité permettent à l’enfant de devenir acteur et de ne plus rester passif lors du jeu. Les concepteurs cèdent à leurs œuvres une assez grande flexibilité pour qu’elles soient transformables au gré des envies. La vie du mobilier n’est pas finalisée par sa fabrication, mais par l’appropriation des enfants par le jeu.

De Saint Phalle Niki. Le projet Hon. Archive vidéo du Grand Palais. https://www.youtube.com/watch?v=jNfQt2FsUD4. 2014. De Saint Phalle Niki. Le Golem. Magazine Le Grand Palais. 31 Messika Liliane. Imagin’aires de jeux, l’enfant, le jeu, la ville. Autrement. 2000. 29 30

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Siano. Sierakowsk Piotr. Un jeu d’enfants. Magie des plastiques. Blois. 2000.

Hon. Croquis. De Saint Phalle Niki. 1966.

Golem. De Saint Phalle Niki. 1972.

Jardin des Tarots. De Saint Phalle Niki. 1998.

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Peng-Pang Wall. Wnuk Daniel. Un jeu d’enfants. Magie des plastiques. Blois. 2000.


Si les projets cités plus haut s’assoient sur une géographie, dans un cadre bâti celui de la cité, d’autres projets attirent notre interêt par le processus, la démarche empiriques. Palle Nielsen diplômé de l’Académie royale des Beaux-Arts du Danemark en 1967 prit rapidement des distances avec le monde de l’art afin de s’engager dans l’activisme qui entourait la création des aires de jeux dans les quartiers populaires de Copenhague. Les aires de jeux édifiées étaient alors une alternative aux formes traditionnelles de protestation. Les militants invoquaient la nécessité d’une planification urbaine bénéfique pour la vie en collectivité. ‘ L’aire de jeux est constituée d’une série de structures à plusieurs niveaux, reliées entre elles par des échelles de bois ou de corde et des toboggans en aluminium, et élevées au-dessus d’un bac à sable permettant d’amortir les chutes. Ses différentes parties sont fabriquées sur une période de plusieurs jours, puis assemblées en une journée de trois heures du matin à midi, et surveillées par les résidents afin que les autorités ne les détruisent pas - le sort qui attendait toute aire de jeux construite dans les quartiers pauvres durant la semaine de Copenhague. La popularité de l’aire de jeux obligea finalement l’administration bureaucratique de Gladsaxe à en accepter la construction.’’32 Model for a Qualitative Society (1968)33 son œuvre la plus emblématique, transforma l’intégralité du Moderna Museet de Stockholm en une aire de jeu monumentale. Celle-ci attira pendant trois semaines près de vingt mille enfants et dix mille adultes qui purent exprimer pleinement leur vision de la ville et de la société. Devenue légendaire, cette installation devint un espace de collaboration, de discussion et de redécouverte de la ville et du collectif, rapprochant l’art et la vie de manière à repenser les fondements de la société et les méthodes de transmission aux jeunes générations. Nielsen visait à introduire une vision anti-élitiste de l’art et à promouvoir un nouvel être humain sur la base des relations humaines. De son point de vue cela relevait davantage de l’utopie artistique militante et politique que de l’aire de jeux. L’œuvre prenait vie par les actions des usagers, ils en constituaient son esthétique, sa spatialité, sa sonorité. Elle envisage aussi la temporalité et le savoir-faire de chacun comme contribuant à faire valoir cet espace comme espace artistique.

Model for a Qualitative Society. Palle Nielsen. 1968. 32 33

Gurin David. Bursting the gates of a welfare utopia. The Village Voice. novembre 1967. Romagny Vincent. Anthologie, aires de jeux d’artistes. Infolio. 2010. p.170-173.

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Justement, le mouvement London Play Street s’est donné comme mission de redonner un peu de place à l’enfant dans l’espace, cette fois-ci, public. L’état des lieux est le suivant “l’espace pour jouer est menacé par l’empiétement du développement et la domination du traffic. La liberté de jouer est bridée par des perceptions déformées sur le risque et la peur. Le temps pour jouer est réduit par la surcharge de devoirs à la maison, des agendas programmés et des divertissements numériques. Les budgets pour les espaces de jeux diminuent.”34 Leur but est de promouvoir le jeu dans l’espace de la cité, plus particulièrement celui de la rue. En collaboration avec les politiques, les décideurs de l’aménagements, les parents, les écoles, mais aussi avec des organismes locaux et communautaires ils exploitent par quartier les terrains opportuns et disponibles pour réactiver une culture urbaine du jeux. Ce projet “ludique” n’est-il pas en fin de compte un projet de société, prévaloir un nouveau dessein à la rue, et estimer d’une autre manière le jeu de l’enfant ? Au lieu de penser le jeu comme la réalisation de mouvements finalisés dans un espace conçu pour (l’aire de jeux), pourquoi ne pas appréhender le jeu comme moyen ? Un méthode, une ressource pour établir des pédagogies, des manières de penser et de se développer. Le bureau d’étude urbain Bruit du Frigo nous semble être justement dans la recherche d’actions participatives incluant régulièrement la voix et la présence des enfants. Il crée par la concertation et par le jeu des propositions d’aménagements, d’amélioration du cadre de vie. “Géographie Subjective” est également une action s’intéressant à la perception des enfants sur leur géographie, leur territoire. Catherine Jourdan psychologue clinicienne et artiste documentaire parvient par un processus d’échanges et de collectes à se saisir de l’intimité, du regard des petits. Alors que ce travail de l’espace est rendu de manière écrite, dessinée, Bruit du Frigo va dans le sens de la concrétisation des actions. A Bordeaux, en association avec Alise Meurise, paysagisite Céline Pétreau, architecte (maîtres d’œuvre) et Archi Made Folies (maître d’ouvrage) le Jardin de ta Sœur positionné sur une friche du quartier des Chatrons, ils proposent avec les habitants volontaires et le Centre Social et Culturel Bordeaux-nord de réaliser un jardin permanent sur ce terrain et une aire de jeux. Le module en béton brut loge des alcôves, des passages surélevés et un toboggan. Tout a été conçu comme une entité, le jeu ne se déploie par sur plusieurs équipements, et rien ne le sépare du grand jardin lui aussi support de jeux. Il faut imaginer que si l’on donne à voir systématiquement aux enfants citadins un espace fait pour eux, à leur juste mesure, ne leur révélant aucun risque, aucune perspective, cela ne dessert-il pas leur futur disposition à jauger de leur capacité, responsabilité ?

34

Why London Play? Our purpose. http://www.londonplay.org.uk/content/30385/about_us/our_purpose/why_london_play.

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Ici, la proposition s’attache à construire une micro-architecture appropriable de diverses manières, et n’incitant pas d’action particulière. Les initiatives que nous retenons tentent d’élaborer un apprentissage par le jeu à des connaissances spécifiques, à une prise d’indépendance de l’enfant. Arc-en-rêve, La Maison de l’Architecture ou encore le collectif Maushaus de San Sebastian interrogent l’enfant sur sa place dans la société, lui font parcourir par thématiques des interrogations sur l’art, l’architecture. Le contenu didactique est établi sur une participation manuelle et ludique. Leurs méthodes de transmissions des savoirs s’exercent par des jeux, des activités, des réalisations concrètes afin d’éveiller la créativité de chacun. Ils sont des lieux de socialisation, de stimulation, et de jeux pour découvrir le vocabulaire de la cité, de ses éléments constitutifs. Par cette démarche, ne pourrait-on pas décloisonner le jeu de son intérêt divertissant et le considérer telle une pratique intellectuelle, morale dans l’initiation des valeurs d’une société ? Se servir du jeu comme d’un médium dans la création, l’instruction, et l’expérience du monde. Re-faire valoir le jeu, comme culture propre à l’homme voit le jour par la détermination de certains collectifs, associations, architectes, paysagistes et artistes.

Photographie personnelle. Intimité. 17h20. dimanche 17.04.2016.

Photographie personnelle. Rdv au Jardin de ta Sœur. 17h20. dimanche 17.04.2016.

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03 FI N DE P ROP OS 166


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Pourquoi s’être intéressés à ces lieux dans la ville qui à priori ne suscitent aucun émoi, aucune revendication particulière de la part des usagers ? Souvent on parle de requalification de rue, de place, jamais l’espace de jeu n’est perçu comme un projet social, collectif. Il s’adresse en réalité à une population bien spécifique : les enfants et leurs parents. Passé ces étapes de vie, pourquoi côtoyer les aires de jeux ? Cette assignation relève certainement du fait que la vocation d’usage est clairement explicite et n’offre à l’évidence, aucune autre issue dans sa fréquentation. Cet espace qui n’est pas (ou plus) regardé attire finalement notre attention. Sauf en cas d’accident, ou de décret interdisant de fumer35, le regard porté par les habitants sur ces aménagements s’avère neutre, ou sans jugements pré-établis. Certes, on avoue que “ça pourrait être mieux”, mais en fait on ne se préoccupe aucunement de “comment”. Espace entièrement dédié à l’enfance, il est indéniablement un temps, support à notre évolution, à notre entreprise de dépasser nos propres limites. Si il participe de l’apprentissage physique, social de l’enfant, qu’il se transforme en espace familier et reconnu, son importance ou du moins son influence ne pèsent-elles pas sur son devenir ? Comment se fait-il qu’il soit si peu au centre des attentions ? Nos sociétés plébiscitent de nouvelles manières de vivre, plus saines, plus “vertes”, la pédagogie des enfants est méticuleusement établie par les institutions, l’éducation et la ligne de conduite sont déterminées et supervisées par les recommandations des parents. Alors finalement si on inflige un cadre strict dans la manière d’élever un enfant, pourquoi ne pas s’attarder davantage sur les espaces pratiqués par celui-ci ? Dans notre cas, les aires de jeux. Pour tous citadins c’est un des premiers espaces publics vécus. Comment aux travers de celui-ci pourrait-on présenter la ville aux enfants ? Au lieu d’y montrer tous les interdits, ne pourrait-on pas y dévoiler tous les possibles ? Durant et après la Seconde Guerre mondiale, les propositions de jeux présentaient dans toute son intégralité, même la plus terrible, la réalité du contexte urbain. Sûrement grâce à cette volonté et force de vie, le jeu s’est manifesté comme catharsis. Après la guerre, les démonstrations en matière d’aménagements ludiques ont été foisonnantes d’idées, de formes, de philosophies autour de l’enfant. Où sont à présent passées ces utopies, cette diversité ? A force de banaliser le jeu dans le paysage, quel place trouve-t-il dans la reconnaissance des gens ? Au final, que garde-t-on en mémoire de nos expériences de jeu ? Dans sa mise en condition, l’enfant reste passif, quels souvenirs conserve-t-il de ces espaces supports à ses mouvements ? Quelle place aussi pour l’adulte, si il est un moment de partage, pourquoi le parent ne participerait-il pas davantage à cette activité plutôt que d’en rester spectateur ?

Page précédente ; Nigel Henderson. 35

Décret n° 2015-768 du 29 juin 2015 relatif à l’interdiction de fumer dans les aires collectives de jeux. juin 2015.

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Les enfants de six, sept ans sont entièrement capables de porter un jugement (même influencé) ou de donner leurs avis. Pourquoi, ne pas se servir du médium de la concertation pour cibler les envies, et les besoins des enfants ? Nous avons pris conscience de la nécessité et de la richesse de questionner (par le jeu) les petits sur leur intimité, leur quotidien, qui, il faut l’avouer nous était totalement inconnu. Travailler avec eux c’est percevoir leur identité, leur caractère, leur attitude et surtout comprendre qu’ils sont en pleine croissance. L’enfant est un être qui évolue et c’est certainement en cela que son statut dans la ville est compliqué à définir. D’abord son échelle, sa taille, puis de générations en générations, les tendances, les goûts et les modes changent. Faire avec les enfants c’est s’ouvrir un champ des possibles considérables mais aussi passager, fugace du fait de leur évolution. Nous pensons que si nous en sommes à ce stade dans la conception du jeu en ville, ce n’est pas uniquement à cause des normes et des certifications qui se renouvellent sans cesse, mais surtout à cause d’un état d’esprit commun à notre société. L’accoutumance, et le consumérisme s’appliquent finalement également à ces lieux. Quand le quartier manque d’aires de jeux, on les revendique, quand elles dérangent (dangers, mauvaises fréquentations, dégradations) on se plaint de leur présence. Les mentalités sur-protectrices et inquiétées par l’insécurité des espaces conçus pour leur progéniture cloisonnent finalement les initiatives de transformation de l’image de ceux-ci. On a habitué les gens à une réponse formelle, à des pratiques de jeu, comment rompre, se dégager de cet invariable pour imaginer une nouvelle culture du jeu en ville ? Quelle vocation alors pour nos deux métiers, peuvent-ils apporter une contribution dans la requalification des pratiques ludiques urbaines ? Ces espaces de jeux qui n’ont aux premiers abords aucune valeur patrimoniale, historique, architecturale, nous interpelle par leur portée humain et collective. Nous recherchions le rapport au quotidien, au populaire. Ce mémoire n’est pas une finalité en soi, il est l’amorce d’un projet. Il débute une réflexion. Le travail commun entre étudiants, et plus particulièrement entre architecte et paysagiste permet de rassembler les savoirs, les compétences. Il étend plus largement nos regards, oblige l’écoute et la confrontation des opinions.

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BIBLIOGRA P HIE

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