CULTURE DU JEU . tome II

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Descamps Augustin et Le Cocq Adeline. Ecole Nationale SupÊrieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux. novembre 2016.


Merci à Guillaume Laizé, à Arnaud et Sophie Théval, à Isabelle Debusschere, merci à Alise, à Alice et tout spécialement Jorge, à Lamine, Aymara, Rita, Malone, Sarah, Anaïs, Nathanaël et aux autres enfants… Merci à Alix et Tam, pour leur énergie d’une après-midi, à Elsa et Johanna, dans les derniers moments. Merci à mes parents, qui m’ont soutenu durant ces trop longues études. Enfin merci à Toi, et je crois ici n’oublier personne sans qui ces remerciements manqueraient de mérite.


0. INTRODUCTION

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1. ABORDER BORDEAUX à double allures La matière de la ville Un tissu de dépenses Espaces non-rentables, espaces variables ? Lieux des possibles

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2. JEUX, RÉVÉLATEUR DE LIEUX intuitions de projet L’aire de jeu, folie contemporaine Jeu et vide L’art et le jeu Mise au vert

jeux d’observations Les préceptes de jeux Quatre espaces déclarés Outils d’exploration

vers une évolution du jeu, flagrant délire Aires conditionnées Relecture de ces lieux

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MM M M


3. ENQUÊTES DE PLACES le grand vague chemin de ronde cour buissonnière mur(murs)

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RR

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II 5. ÉPILOGUE

4. LE GRAND DÉBALLAGE mise en jeu

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Ateliers in-situ

remise en forme

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Il faudrait commencer cette introduction par une conclusion. Ou plutôt une auto-critique. Celle de notre travail dans Culture du Jeu I. Il y aurait avec le recul, des remarques à formuler. Par exemple, notre volonté de concertation avec les élèves de l’École primaire de Flornoy a montré des limites que nous avons très vite perçues. Les enfants, comme tout le monde à vrai dire, ne disent pas tout, encore moins entre les murs scolaires. Quelques décryptages ont dû s’imposer. En bien des points, ces ateliers ont pourtant été satisfaisants, enrichissants. Ils nous ont éclairé sur la manière, le plaisir et les désagréments d’être un enfant bordelais aujourd’hui, sur leur rapport au quotidien avec cette ville. À côté, ils ont aussi révélé la difficulté parfois à savoir, comprendre le besoin réel, juste, d’une population, d’un quartier, d’une ville. La concertation, mot tendance dans les milieux paysagistes et architectes, ne s’opère pas par magie. Nous pensons cependant que cette expérience, réussite ou même partiellement, reste nécessaire pour se prononcer, agir en connaissance de cause. Ce n’est pas tout. Rétrospectivement, toujours en bons juges de notre propre travail, évoquons un instant ce qu’on pourrait appeler l’épreuve du lieu. Nous avons en effet dans ce travail de recherche, révéler des lieux sur lesquels nous avons porté une critique. La critique est critiquable. Anecdote de rien du tout, lorsque nous nous sommes rendus à la Grande Borne, à Grigny, un adolescent à souhaité nous racketter. Nous avons poliment refusé en s’échappant à toutes jambes. Nous aurions pu revenir amers de ce périple banlieusard. Mais en vérité, se rendre sur place ne contente pas de se forger un jugement tangible. Il en faut plus pour découvrir un lieu, pour le discerner, lui mais aussi ses rites, les gens qui l’habitent… Alors, comment faire cette découverte ? Cette interpellation s’est présentée d’emblée dans ce « second volet » où il était question de situer notre posture, de l’aiguiller.


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Avec de brèves incertitudes aux prémices, nous avons finalement choisi comme « secteur d’étude » le centre historique de Bordeaux. Principalement parce que c’est quelque part, un territoire intouchable. Sphère et paysage ultra contrôlés, évidemment jusqu’à son image. Elle, si soignée, léchée, nous répète par des outils de communication, la beauté architecturale de la ville, qui devient sans verser dans la caricature, objet de contemplation / objet de consommation. Les deux actions se complètent à merveille. Mais justement, en terme d’action, quelles sont encore les possibilités pour l’habitant bordelais d’infléchir sur son milieu de vie, dans l’espace public ? Question légitime si l’on considère, en exagérant un peu, cette superficie urbaine tel un territoire sclérosé, incapable de se « laisser-faire » par le ressort de sa population. Cela suppose ici la notion du bien commun. Après la constitution du premier travail, champ limité d’un savoir sur la question du jeu de l’enfant en ville dans nos sociétés, en concepteurs que nous sommes, des intuitions se sont esquissées. Faut-il aménager le jeu, le programmer ? Existe-t-il encore aujourd’hui, en ville, des espaces libres ? Transposer ces interrogations dans l’épicentre bordelais, territoire familier, connu, nous obligeait inéluctablement à le redécouvrir. En cela, s’exigeait effectivement l’axiome visant à dire : « voilà, on connait cette ville mais ce que l’on connait ne nous intéresse pas ». Il fallait dorénavant regarder d’autres faces du kaléidoscope, s’infiltrer par des chemins différents que ceux quotidiens. Cette redécouverte annoncée nous a personnellement excité. Comment la mettre en œuvre ? Qui interrogé ici ? De quels outils se saisir afin de se façonner un regard neuf, approprié, pour reprendre conscience de cette ville. Ces questionnements ont échelonné notre travail tout au long de son déroulé, et nous ont forcément influencé au moment d’exprimer notre vision désirable du jeu dans Bordeaux.

INTRODUCTION


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ABORDER


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BORDEAUX


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LA MATIÈRE DE LA VILLE On pourrait sommairement décrire cette ville comme on récite les ingrédients d’une recette de cuisine : - 44° 50’ 16’’ Nord 0° 34’ 46’’ Ouest - min. 1m – max. 42m - 243 626 hab. (2013) - 4 936 hab/km2… Outre ses réalités géographiques, démographiques… on viendrait saupoudrer ces quelques combinaisons de chiffres et d’unités, en y parlant de la pluie (944,1 mm d’eau humidifient 12 mois de 124 jours pluvieux) et du beau temps (moyenne de 2 035 heures d’ensoleillement chaque année), hivers frais, rarement de neige… Voilà, voilà. Mais derrière ces données froides se cache et se révèle une ville, une ville entière, construite de récits méconnus, en train de se faire et que l’on racontera plus tard. Bordeaux, vaste étendue aplatie, immensité, que l’on peut tenir un instant dans ses mains par le truchement d’une carte. Le cadre qui nous intéressera se concentre sur une portion couverte aujourd’hui d’estime et d’attention, son cœur historique. L’accumulation ici du temps dans les murs de la ville, est devenue gage de splendeur, jusqu’à interpréter les traits de cette vieillesse comme représentatifs d’un patrimoine culturel. Ainsi, cette ville pour le plaisir universel des yeux, aurait comme gagné un concours de beauté, une beauté considérée tel un héritage à conserver, à soigner et dans lequel vivent des habitants.


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Peut-être que l’idée anthropomorphique pourra décontenancer, mais si l’on devait désigner un sexe à Bordeaux, cette ville serait nous pensons, féminine. Venant empoigner la courbe d’un coude du fleuve, ce coude trop mou pour être un, s’apparenterait plutôt à un sein rebondi, presque saillant. Mais cette vision cartographique, ne construit pas seule cette hypothèse. L’architecture en ces lieux, élégance fine, lâche une douceur à celui qui la contemple, enveloppe tendrement le marcheur. Les rues pour beaucoup, ondoient, bouclent, et de celles prétendant à la rectitude d’une ligne, peu finalement le sont jusqu’au bout. Seul Mériadeck, viril, gros déballage de muscles de béton armé, vision d’un homme, viendrait à la limite troubler son genre. Et peut-être désormais le pont baba, peut-être. En marchant à pas abandonnés, on se demande quelles sont les sources de cette empreinte urbaine, réseau d’un dédale de rues, qui souvent se rabibochent par des places, plus ou moins grandes. Parfois, elles semblent sorties de nulle part ces places, boursouflant le milieu d’une seule rue qui après l’avoir croisée, repart aussi menue qu’à son orée. Venelles, ruelles inégalement pavées, étriquées par une contiguïté d’immeubles, qui se regardent dans un face à face gênant pour des voisins gênés de se voir vivre si près. Cette promiscuité urbaine au plus fort de la contraction de son tissu, à y regarder de plus haut, enchevêtrement de toitures où les tonalités rose pâle des tuiles finissent par l’emporter, nimbe vaguement les lieux d’une ambiance villageoise. La pierre en cette ville, semble égrener toutes les façons d’habiter et de fabriquer la ville, se laissant tantôt dompter pour les commodités bourgeoises, façades lisses et ordonnées, bien rigoureuses, et plus au sud, s’improvisant en diverses formes composites. Dissemblances d’urbanisme et d’architecture, faisant écho à celles relevant de l’ambiance, de l’atmosphère d’un quartier ; populaire, arabe et désormais bobo dit-on de SaintMichel. En partie, parce qu’à coup sûr en un dimanche ensoleillé, il n’y a qu’à Saint-Michel que l’on entendra résonner Djobi Djoba à la sortie du marché des Capucins.

Ces longues franges de pierres plus ou moins blondes, certaines lumineuses à certains instants, que l’on a fait serpenter, s’étendre, se dresser, prodiguent ici une sensation d’harmonie, certes enfermée parfois dans un classicisme. Mais qu’importe ce caractère, cette ville provoque aussi un charme mystérieux, une aura latente, imprégnés notamment par le chevauchement de plusieurs couches des passés, qui ont abandonné quelques restes ça et là ; un bout de rempart, rue Peyronnet, l’amphithéâtre mutilé du Palais Gallien (…) et tout ce qu’on ne devine guère ; enfouissement de vestiges du Château Trompette sous les racines des platanes…Passé parfois en suspens, qui fera pendre dans le vide -on dirait éternellementquelques pierres de taille, qui crénellent le côté d’une façade en attendant désespérément une autre pour s’emboîter.


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Certains disent que toutes ces pierres ne s’élèvent que timidement comparé à d’autres mégalopoles, atteignant rarement un cinquième étage, si bien que le ciel en cette ville tombe bien bas. Justement, l’azur des cieux, quand il se munit d’un soleil exemplaire, réchauffe les pierres qui en captent ou en réverbèrent -on ne le sait exactement- toute la lumière reçue. Certaines prennent des accents or fauve, d’autres éblouissent, frappent les yeux, quelques unes dévoilent plus exactement leur épiderme sédimentaire et quelques coquillages incrustés… Encore faut-il pour escompter un des ces effets, avoir récemment brossé, lustré, chassé les nuances noires et grisâtres qui s’agglutinent lentement mais sûrement sur la superficie minérale, bref avoir pratiqué un ravalement de façade. Opération qui telle la réussite lambda d’une peroxydation de cheveux, permet d’éclaircir la face A de ces pierres. Ainsi, on les reconduit à leur blondeur originelle, leur bouille couleur crème diront certains, un gris jaunissant pour les plus barbants. On scalpe cette peau bistrée, brunie par l’effet conjugué des millilitres de pluies, de vapeurs d’humidité, de gaz carbonique qui de concert forment donc une couche de carbonate de calcium, cette peau bistrée ai-je dit plus haut, que l’on nomme aussi calcin. On remarque comment la noirceur déchue a sans doute marqué quelques esprits des générations mûres, car évoquée bien (trop) souvent quand il s’agit de se remémorer (tout en déplorant) ce que fût Bordeaux

« avant », en ajustant parfois le souvenir que ce Bordeaux là était celui de « Chaban », puis précisant dans la foulée que Juppé a fait du bon boulot… Pourtant le noir, ces pierres l’ont longuement côtoyé, s’y habituant au gré des années, ensevelies sous quelques mètres de profondeur, formant alors un bloc, une masse, un socle. Les carriers à la force du poignée, plus tard viendraient déterrer puis dociliser ce corps. Ces pierres ubiquistes, ayant tout construit, tout recouvert et si parfaitement, que l’on pourrait imaginer cette ville creusée sur place.


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Toujours est-il que cette pierre, facile à tailler parait-il, légère, « naturelle » car livrée dans son jus, l’équarrissage étant l’unique transformation infligée, se dresse effectivement partout. L’érection de cette matière la plus ostensible, la plus remarquée, remarquable est celle déployée plus de trois siècles auparavant par les intendants Tourny et Boucher, et qui plagie sur plus d’un kilomètre le galbe du méandre garonnais. Cette frange, composée de façades qui se copient entre elles, architecture qui par sa récidive en devient majestueuse, s’exhibe au fleuve pour que ceux autrefois le naviguant, s’émerveillent de cette surprise. Hormis des paquebots emplis de riches et vieux touristes, peu de voyageurs parviennent aujourd’hui à Bordeaux par les flots. Mais cette vue, intemporelle, « fonctionne » toujours autant et sous tous les angles. Plus d’un kilomètre donc, de façades ordonnées, dans une règle de composition simple débutant au rez-dechaussée de hautes arcades qui englobent l’entresol, puis deux généreux étages, un attique, un entablement et des combles brisés recouverts d’ardoises. Règle qui se dérègle nette au sud avec le croisement de la rue des Allamandiers, plus sournoisement en remontant vers le quai des Chartrons, s’estompant peu avant la Bourse Maritime. Derrière ce paravent magistral, se dessine un second plan que l’on devine brièvement, par interstices, par indices. Au dessus l’horizon de ce long mur de façades, l’hallucination d’une flèche, surgit telle l’excitation soudaine d’un électrocardiogramme. Si l’on évoque tant le minéral calcaire dans la description de cette ville, c’est que les pierres donnent le ton à Bordeaux. Dans ce paysage pétrifié, les arbres deviennent des points remarquables, courant rarement librement les rues, mais pesés dans des postures souvent prévisibles. Il existe certes les nuances de verts ensauvagés le long de bouts du rivage, et puis les minuscules herbes folles qui cirent les pieds des immeubles, mais peu d’arbres oui. Même les deux tilleuls encadrant l’entrée principale de l’imposant hôtel Fenwick, et que l’on observe sur le tableau trop longuement intitulé « Vue d’une partie du port et des quais de Bordeaux dits des Chartrons et de Bacalan » , tableau de Pierre Lacour achevé en 1806, même ces deux tilleuls ont été enlevés.

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UN TISSU DE DÉPENSES Bordeaux étudiée sous toutes ses coutures, estimée à travers de multiples spectres de recherches ; c’est une ville familière, presque trop, elle en devient difficile à reconsidérer, à juger pour ce qu’elle est véritablement. Certes, nous connaissons chacun un peu de son patrimoine architectural si richement préservé, son histoire mémorable, sa morphologie, ce qui lui donne sa consistance, sa population, ses évolutions, son urbanisme galopant, son dynamisme, pourtant il nous fallait aborder cette cité par une donnée nouvelle. Le jeu sans cesse appelle à la liberté permise de faire ce que l’on désire, parfois sans cadre pré-établi, souvent avec un besoin de mouvement, il est de ces activités de la « non-production ». L’antinomie certaine qu’existe entre le fonctionnement cadencé d’une ville active, productive d’économie locale d’échanges, et d’usages qui ne participent en rien au rendement de celle-ci, nous permet de se questionner sur la rentabilité de chaque territoire. Chaque parcelle devient aux yeux d’un marché globalisé possiblement profitable à quelques uns. Plusieurs exemples soulignent l’apparente progression spatiale de la privatisation de l’espace public mais révèlent également le caractère multiforme du phénomène.

À Bordeaux, quelques espaces majeurs offrent des distractions annuelles, toujours à caractère économique. Ces quelques évènements se tournent respectivement vers le tourisme, le vin, la gastronomie, les antiquités, les plaisirs fugaces d’une fête foraine, d’un cirque ou d’une patinoire hivernale. Retrouvez-les sur l’Esplanade des Quinconces, les Quais rive gauche, les Allées de Tourny, la Place Pey-Berland.

Ce qui nous intéresse à l’échelle de Bordeaux, c’est l’étendue perceptible et aisément remarquable dont la société de consommation s’accapare pour y faire commerce. Qu’il s’agisse de panneaux publicitaires, jusqu’à l’empiétement de lieux lucratifs, nous nous sommes finalement aperçus que notre ville recelait d’espaces économiquement actifs participant plus ou moins à une limitation ou une régulation d’appropriations populaires et communes dans des sites néanmoins « publics ».

La valeur d’échange ou marchande de l’espace public semble ainsi se substituer ou s’adjoindre à sa valeur d’usage.

ESPACES PUBLICS SUPPORTS À DES ÉVÈNEMENTS PRIVÉS



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Place des Quinconces

un vide vite comblé 120 000 m2 rentabilisés par

trois évènements dans l’année ; la Fête Foraine, la Foire à la Brocante, et l’installation de cirques. Le reste du temps il s’agit d’un vide urbain. Les côtés latéraux présentent chacun un mail de platanes, l’un protégeant les voies de tramway, l’autre ombrageant un vaste parking.

Cours de l’Intendance

shopping de luxe Boutique après boutique sur 435 m s’étalent les vitrines les plus huppées. En accord avec la richesse de l’architecture, le commerce accompagne clairement cette démarcation à la fois de pouvoir d’achat et de classe sociale.

Rue Ste-Catherine

des hauts et des bas Du sud vers le nord, du bas vers le haut de la rue, comme si la topographie accompagnait une gradation économique. Les 1,2 km de boutiques passent du bouiboui chinois, aux restaurants rapides, supermarchés, magasins d’articles de pacotilles, vêtements, ameublements, déco, bien-être. Amoncellement de vitrines, et marchandises en tout genre. Il en découle un paysage de rue monotone par sa répétition, mais extra colorée, bariolée, expositions de vitrines toutes dissemblables sans l’être réellement. L’œil se retrouve capté par un rez-dechaussée aguicheur, vue horizontale de cet espace donc, il n’y a que les enseignes qui se détachent de cet alignement. On en oublierait presque les étages supérieurs.

Promenade Ste-Catherine

« mall à ciel ouvert » Dernier aménagement en date. À part imaginer un parcours clientèle parfait, la promenade se réduit à une déambulation hébétante entre les magasins. Par touche on y retrouve un mimétisme avec les rues anciennes tout en conservant les escalators et les plans d’organisation des boutiques propres aux galeries commerciales. Ré-interprétation des passages du XIXe siècle, sans son faste ni son artisanat, mais en modifiant le parcours du consommateur en lui offrant une place publique.

Appropriation par des artistes de rue, parfois il s’agit de ventes de créations artisanales (bijoux, etc..), automates costumés, ou musiciens. Certains commerces n’hésitent pas à déballer la marchandise sur la chaussée. Les enseignes prenant le dessus sur les plaques des noms des rues. Elles débordent de la façade pour se signaler le plus loin possible

QU EL S PAYSAGE S


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Place de la Comédie

quelques marches ... Et c’est déjà beaucoup, rares assises publiques bordelaises, souvent bondées car prisées d’un public d’ados, et autres. Scène de démonstration de danse, lieu de rendez-vous, ou simple moment de pause à l’extrémité nord de la Rue Ste-Catherine.

Quartiers St-Pierre, St-Éloi

un peu de flânerie Ici, les boutiques s’effacent pour laisser la place aux commerces de bouche. Bars, restaurants, cafés, ils sont certainement ceux qui empiètent le plus sur l’espace public. Le réseau est articulé par de nombreuses places publiques se convertissant bien volontiers en terrasses. Exposition de parasols, mobiliers, chauffages d’extérieur, cartes et menus sur tableaux noirs.

Allées de Tourny

un petit tour Seule animation annuelle, le vieux manège divertit encore. Sur ces allées pas grand chose à faire, de très rares bancs, on attend avec impatience le marché de Noël.

Axes Est-Ouest Rue de la Porte Dijeaux

Annexe de la Rue Ste-Catherine la reliant à la Place Gambetta.

Rue St-Rémi

Rue « cantine » du centre ville, menant à la Place de la Bourse.

Rue des Trois-Conils

En direction de l’Hôtel de Ville et la Place Pey-Berland.

Rue de la Merci/ Rue St-Siméon/ Rue Maucoudinat

Convergent vers la Place Camille Julian.

Cours d’Alsace-etLorraine

De la Place Pey-Berland, en traversant la Rue Ste-Catherine, il mène vers le Quai Richelieu. Marqué par la présence du tramway.

Cours Victor Hugo

DA NS C ES ESPACES

Plus modeste que le précédent, depuis le Cours Pasteur il conduit au Pont de Pierre par la Place Bir Hakeim.

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L’exemple bordelais le plus récent mixant usage public mais propriété et investissement privés prend forme sous le nom de Promenade Ste-Catherine. Visant un usage évidemment commercial, le groupe Redevco en rénovant le site des anciennes imprimeries Sud-Ouest, imite dans cet aménagement les attributs d’un espace public, n’ouvrant qu’en journée ses portes à la foule. Un tissu urbain dense, irrégulier, dessiné par un réseau viaire marqué par son histoire. Le centre historique tracé de rues étroites et sinueuses, ponctué par quelques places et placettes. Des axes majeurs ordonnent le maillage de la cité. La colonne vertébrale rejoignant nord et sud, l’inéluctable rue Ste-Catherine, est incontestablement la voie « shopping » de la ville. Des boutiques populaires et bigarrées du sud de l’artère à celles franchisées après le cours Victor Hugo, le paysage commercial durant les 1250 mètres de cette rue prend le pas sur d’autres cadrages éventuels. On ne regarde plus vraiment au loin (combien de badauds profitent de la perspective visant la porte d’Aquitaine ? ), ni guère plus haut que le champ de vision consumériste. Car ce travelling de devantures « chopent » littéralement le regard, happe le marcheur. Ici, de la flânerie jusqu’aux moindres emplettes, la flopée de gens concourent approximativement aux mêmes divertissements. Ce rez-de-chaussée de vitrines en continu déteint évidemment sur la pratique du piéton dans la ville, inflige par exemple au promeneur pressé un rythme paresseux, foulées (ou gyropode) languissantes.

L’aire d’influence des boutiques se dégageant largement de leurs limites parcellaires, éventaire de mannequins, d’odeurs de frites et de viandes méconnues, de déballages sonores (…), on se demande la réelle épaisseur de ce mince filet d’espace public, lui qui ne s’écarquille qu’après la fermeture des commerces. À ces moments seulement, la rue restitue une liberté d’actions, de rythmes dans les façons de la traverser. Parallèlement à cette allure régulière, les quartiers à l’est, ceux de Saint-Pierre et Saint-Eloi retenus entre la rue « shopping » et les quais accordent un temps, un rythme encore différents. Du fait de la nature des rues notamment, l’atmosphère y est plus sereine. Déjà, ici la privatisation juridique1 de l’espace public, contrebalance ceux de la rue Ste-Catherine, car existe moins de boutiques mais plus de restaurants, plus de terrasses de café, ce qui incite à la pause, à s’asseoir, discuter, se retrouver. Toutes ces actions ont néanmoins une valeur marchande, il faut consommer pour utiliser.

1 « La privatisation juridique consiste le plus souvent en un simple transfert du droit d’exploitation ou d’usage d’un espace public, généralement à des fins commerciales. Les principaux bénéficiaires sont les exploitants de terrasses de café ou les occupants d’un emplacement d’étal sur une place publique ou dans une halle de marché. Cette occupation privative du domaine public est réglée de manière générale sous forme d’un contrat (licence 2, concession 3) entre le propriétaire public et l’occupant. L’administration peut à tout moment mettre fin à l’occupation pour des motifs d’intérêt général, cette occupation étant par nature précaire et révocable. L’occupant verse, en contrepartie de l’autorisation d’occupation, une redevance et s’engage à respecter les règles d’usage qui lui sont octroyées par les pouvoirs publics. »

Christian Dessouroux, « La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes », Belgeo1 | 2003 http://belgeo.revues.org/15293 ; DOI : 10.4000/belgeo.15293

T EM P O R A LIT É S D E L I E UX quais

place du parlement

place st-pierre

rue ste-catherine

Lorsque que l’on découvre les quais rive gauche de bonne heure, on réalise peut-être plus facilement leur retrait du centre actif de la ville. Ils ne sont pas, étant donné leur localisation au cœur des trafics de transports en commun, ni conçus comme une articulation urbaine incontournable. Par contre, plus tard dans la journée, ils sont un endroit clef d’une visite touristique, d’un parcours de course, d’une promenade détente, d’un pique-nique (ensoleillé).

En attendant les clients, la place s’achalande en matière première. Celle-ci vit réellement au rythme des deux repas journaliers. Du déjeuner au dîner, l’activité s’allonge sur l’après-midi. En matinée, la place publique devient parking, les automobiles y sont autorisées à stationner. Aucun temps mort n’est donné, les voitures seront remplacées par les terrasses.

Place St-Pierre, un parvis d’Église à neuf heures du matin presque à l’état originel... Aucun passant, aucun bruit non plus, on redécouvre ce lieu. On se surprend de sa superficie réelle, de son pavé, et de son exposition. Aussitôt les tables installées, l’usage en sera fixé jusqu’à deux heures du matin. On ne pourra plus la traverser en diagonale, s’asseoir au calme sur l’un des rares bancs (deux au total).

Le centre ville de Bordeaux n’est pas bien matinal, il se réveille au rythme de l’ouverture de ses boutiques. Passé onze heure, l’affluence dans la Rue Ste-Catherine ne cessera avant vingt et une heure. Avant ou après ces horaires, on se sent presque seul dans ce boulevard aux vitrines éteintes (et trop allumées pour certaines). L’activité commerciale crée réellement l’ambiance urbaine de cette artère principale du cœur bordelais.


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09h30

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Chacun active en lui une carte mentale de la ville. Ellemême se construit logiquement depuis sa proposition et disposition de lieux mercantiles que l’on fréquente quotidiennement. À l’échelle du centre historique bordelais, l’attirance que déploie les rues et places commerçantes engendre des promenades plus ou moins formulées. Ainsi, moins explicitement que la rue Ste-Catherine, d’autres tracés se déploient comme celui partant de la Grosse Cloche jusqu’à la place du Parlement, passant par des points nommés, respectivement place Fernand Lafargue, rue du Pas-Saint-Georges puis place Camille Julian. Dans cette séquence, les places se constituent en un point stratégique, puisque identifiable, mémorisable, elles deviennent lieux de rendez-vous, de pauses, de baisers publics. Aucune des places répertoriées ici ne fait pas recette. Toutes supportent à leur manière des terrasses de cafés, quelques magasins, frise de commerces qui encadre l’espace central. Matière de pierre recouverte par l’épaisseur des commerces, même la façade des quais rive gauche se vend (plus sobrement) à eux. Tourisme oblige, le patrimoine fait finalement parti de cette manne financière, levier culturel, œuvrant pour l’économie de la ville. On pourrait plus longuement détailler le caractère incitatif de la ville propagé dans l’espace public, à dépenser son argent, évoquer l’extension de cette sollicitation jusqu’aux enfants eux-mêmes, bons clients que l’on tente le plus tôt possible. Cet état, de fait nous renvoie à cette question : que propose le

territoire urbain à ce qui ne rapporte aucun profit, à ce qui se rattache à l’improductivité et aux improductifs ? Quelle place est-il alloué pour ne rien faire ? L’ambition d’une sieste, d’une journée sans frais, de musarder à l’abri des publicités…?

Bordeaux n’a d’yeux que pour la pierre. L’aménagement du végétal quand il existe, suit cette ordonnance rythmée et rigoureuse de l’architecture, celui-ci s’attachant d’ailleurs à ne pas faire tâche sur la façade majestueuse de la rive gauche, il s’écrase à ses pieds. Il en résulte un espace impeccablement beau, désagréable en été par son manque cuisant d’arbres, le miroir d’eau magistral parvis public par sa capacité à recevoir ce qu’il n’imaginait pas,

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peu d’espaces appropriables (quelques bandes enherbées Place de la Bourse), un espace approprié mais peu pensé en face des Quinconces (manque de bancs, et pas suffisamment de poubelles publiques obligeant la ville à déposer d’énormes containers…) Le vert c’est par touche, un ornement de quelques rues mais jamais conçu comme source d’un espace public. Même sur la rive droite, le parc des Angéliques recopie progressivement cette trame rationnelle. Si nous mettons en relation le caractère mercantile de la ville et ces espaces végétalisés, arborés, c’est parce qu’il nous semble plus que jamais déséquilibrés, l’un rapportant, l’autre faisant dépenser. À Bordeaux, les parcs et jardins ont été rejetés en périphérie du centre au bénéfice des commerces. Beaucoup diront que le Jardin Public n’est pas bien loin, mais il s’adresse par sa localisation à un secteur précis de la cité, et à une faible mixité de population. Les édifices urbains classés ou non ne laissent pas un vide, peu de place pour un paysage urbain fertile. Il n’existe aucun jardin fédérateur en cœur de ville. Ceci s’explique peut-être par ce besoin indispensable et constant de rentabiliser le territoire. Les projets de grande échelle de la ville témoignent par ailleurs de cet intérêt. Comme nous l’avons dit la Promenade Ste-Catherine s’efforce par un faux-semblant d’imiter des rues publiques par l’utilisation de la pierre notamment. En immergeant le client (car il ne s’agit plus ici d’usager) dans une ambiance qui fait l’illusion d’une continuité d’avec la ville, les concepteurs utilisent le vocabulaire de l’espace public comme technique commerciale. En son sein, la végétation a été pensé comme un futile décor de plastique. Imitation de lierre grimpant ou de plantes exotiques décoratives, deux vrais mûriers platanes entourent la fausse place publique. Le projet [Re]centres axé sur Sainte Croix Dormoy intitulé « faire émerger une nouvelle traversée Bordelaise» vise à « favoriser la bonne articulation des différents projets d’aménagement dans le centre ancien. L’axe Ste Croix/Dormoy en est une illustration : il ne s’agit pas de créer ici et là de nouvelles places indépendantes les unes des autres mais de construire une séquence successive d’espaces publics de qualité. Entre la place Dormoy et les quais, les projets forment une « diagonale » qui rattache les quartiers du Sud de Bordeaux au fleuve. Une nouvelle séquence urbaine est en train de naître : un axe reliant la place Dormoy aux quais, en passant par l’ancienne école de Santé navale, la place André-Meunier et la place Renaudel. »2


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Alors nous pourrions penser que cette liaison entre les différentes entités régira ou ordonnera la globalité, pourtant là encore, l’espace public et l’espace public « parc » se retrouvent relégués au second plan dans la phase projet, comme dans la phase de réalisation. « Le parc André Meunier, une respiration verte pour le quartier »3 attend son aménagement depuis plusieurs années. Finalement l’îlot de la Santé Navale sera prêt avant même que le chantier de la place ne débute. À chacun sa priorité. À ce jour, le paysage offert par Bordeaux n’est pas réglé par la présence du végétal mais par celui du minéral, les espaces publics n’envisagent qu’insuffisamment cette cohabitation mais autorisent volontiers le débordement d’espaces lucratifs. Nous pensons que ce qui participe de la dynamique d’une ville relève de la place qu’elle laisse à l’appropriation et à la liberté de champs d’usages, d’improvisation dans les lieux publics. Prenons plusieurs cas à titre d’exemple qui limitent ou contraignent les pratiques bordelaises. L’Esplanade des Quinconces offre des événements spécifiques tout au long de l’année, cette immense superficie n’est, en dehors de ces moments jamais investie par les habitants à des fins non pré-établies, pourquoi ? D’une part, la nature du sol incommode, on ne peut s’y asseoir, difficilement circuler à pied, à vélo ou autre, l’absence de mobilier urbain semble signifier une sorte de « vide » urbain, et d’autre part les arbres se bornent sur les côtés n’offrant aucune ombre à ce « désert ». À contrario, au nord de l’Allée d’Orléans, sous le mail de platanes, il n’est pas rare de voir s’y dérouler des parties de pétanque. L’aménagement au niveau des Quais Louis XVIII en face des Quinconces dont nous avons fait état plus haut, est largement pratiqué à tous moments de la journée, car ombragé, enherbé, agrémenté d’un deck en bois surélevé et faisant office d’assise. Les Quais des Sports eux, profitent d’une heure d’affluence plus tardive coïncidant avec la débauche mais aussi à cause du manque d’ombre et de fraîcheur en pleine journée. Place Pey-Berland mise tout sur l’organisation des flux de transports, le reste est un large parvis entourant la Cathédrale, seule la Place Jean Moulin permet un temps de pause. La Place Gambetta, résidu d’une giratoire automobile, unique micro-« jardin » du centre ville. Le parti-pris de nombreux des espaces publics bordelais est la platitude. Aucun des aménagements ne vient entraver l’esthétique de façade. Ville basse, aucune

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verticalité nuisible sur cette image parfaite. Ce qui expliquerai l’abandon de l’arbre. Aménagement réduit au minimum donc, on ne cherche pas à retenir les gens, à les asseoir, leur trouver un point d’ombre, un mur auquel s’adosser.

Les places se sont vidées de leurs bancs, point de rencontres certes, mais il faudra de suite trouver quelque chose à faire, un endroit où aller, une terrasse pour discuter, car elles semblent d’emblée pousser à la traversée sans réellement inciter à y rester. Que peut bien y faire un enfant

alors ? Où peut-il s’amuser en plein cœur de Bordeaux ? Quelles rues, quelles places déploient suffisamment de possibilités d’usages ? Si l’on extrait à nos réponses les aires de jeux, nous répondrions sûrement les Quais, assez vastes, suffisamment « libres ». Certains parcs publics se livrent ouvertement aux financements privés. Barrière de Toulouse le Jardin d’Ars accueille sans gêne le module de jeu siglé Mcdonald’s. On entre dans ce jardin comme on commande son burger, au niveau du mcdrive de ce fastfood. Qu’espère-t-on alors de la ville pour faire jouer et grandir les enfants ? Pour qui l’espace public se met-il au service ? N’est-il pas en quelque sorte et à demi-mot, de connivence avec l’espace privé et lucratif ? Quels usages sont alors induits, voire provoqués et ceux totalement écartés ? L’aménagement des parvis, des places ne contredit en tout cas pas cette hypothèse. La ville ancienne se présente comme cet ensemble hétérogène, conglomérat d’espaces publics à visée consumériste. Cependant, ils existent encore des lieux dont la définition n’est pas tout à fait réglée. Leur nature même est ambiguë, au présent ils sont dénués d’une quelconque privatisation, au futur on peut les considérer comme des articulations nouvelles au sein de ce tissu. Quel équilibre la cité historique offre-t-elle entre ses lieux de spéculation indispensable au bon fonctionnement et au rayonnement de celle-ci, et ses lieux latents, occultes, où il serait laissé libre cours de choisir ce que l’on veut ou ne veut pas faire, en somme de jouir de son droit à la ville ?

2 Bordeaux 2030 la ville action, tout savoir, découvrir, s’informer, participer. http://www. bordeaux2030.fr/bordeaux-demain/recentres/sainte-croix-dormoy 3

http://www.bordeaux.fr/p75194&src=sp


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Le jardin d’Ars a été réalisé sur une parcelle du restaurant McDonald’s située à côté. Il est le fruit d'une convention passée en 2007 entre la mairie de Bordeaux et la société McDonald's France. Avec l'objectif d'ouvrir ce lieu au public, l'accord porte sur l’aménagement et la gestion du jardin. En contrepartie de l’ouverture du lieu au public, la mairie de Bordeaux participe à son entretien. La société McDonald's France a réalisé l’aménagement en l’adaptant à ce souhait d’ouverture. Ouverture visuelle sur le quartier ( suppression du mur et remplacement par une grille ). Expertise des boisements et mise en sécurité des arbres. Création d’allées de promenade en sous-bois. Mise en place de mobilier ( bancs et corbeilles ).4 4

Jardin du Moulin d’Ars, descriptif, http://www.bordeaux.fr/l31258


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Variable adj. et subst. f. ( latin variabilis ) 1. Qui est sujet à variations, qui peut changer souvent au cours d’une durée, selon les circonstances.


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ESPACES NON-RENTABLES, ESPACES VARIABLES ? À côté des points névralgiques que maillent les places ultra-fréquentées, on peut démasquer quelques lieux relâchés, appesantis par leur manque « d’attractivité » (au sens vénal), au caractère éteint face à des sites phares. On pourrait là aussi à partir de ces espaces à part, esquisser une grille de lecture de la ville. Lieux qui s’offrent véritablement au promeneur car ne lui vendant rien, ils relèvent d’une urbanité de plus en plus rare, car dénouée d’une quelconque rentabilité. Ces endroits omis, laissés libres ou tranquilles et qui n’ont pas inévitablement un statut, des usages prédéfinis sont donc à l’écart du marché. Cet écart fait tout. Il édifie comme valeur première du lieu, de pouvoir se laisser faire par les habitants et leurs habitudes. Ici plus qu’ailleurs. Ils se présentent comme des « ruptures », sortes de fragments méconnus et/ou mésestimés. D’un point vue urbanistique, on dirait joliment de ces lieux qu’ils sont des « dents creuses », que d’autres ont subi une opération de « curetage ». Nous préférerons les renommer « de lieux variables ». Car déjà, ils diffèrent entre eux. Morphologie petite, lisible ou biscornue, parfois vaste (…), bref assez variée et l’atmosphère tout autant. Aussi, on les découvre aujourd’hui soit en chantier, soit en sursis, ou encore déjà aménagés. Qu’importe, on peut imaginer en eux un potentiel devenir, désirable évidemment même si inconnu, car maniables, pouvant « prendre plusieurs valeurs distinctes selon les circonstances ». C’est l’adaptabilité de ces lieux qui nous intéresse, car supportant des suppositions, des propositions. Les lieux variables nous semblent également « capables de ». Capables dans le sens « qui peut contenir » mais aussi qui « en a la capacité, les compétences », autant dire susceptibles à recevoir et accueillir. Cette maniabilité ou flexibilité paraît désormais impossible à deux pas de là, au sein des places commerciales, qui elles sont réglées, régulées. Usages prévus et prévisibles, l’unique changement auquel on consent en ces lieux pourrait être celui du décor, traduit par un lifting de l’espace public, un ravalement de façade, une nouvelle vitrine… Discrets, secrets et familiers, vagues, indéterminés (…),

sans lever tout le voile qui enrobe ces « lieux variables », disons qu’on les reconnait dans le centre historique de Bordeaux, pour la plupart comme des places ou placettes. Dans ce périmètre, il n’existe plus de friches, de résiduels. L’ultime interstice, dans le tissu épais, labyrinthique du cœur de cette ville se présente en effet sous forme de places de quartier, ponctuant régulièrement son plan. C’est un élément qui marque particulièrement l’empreinte de cette ville, et s’affiche tel un répit dans la densité de la pierre qui étreint les rues. Souvent, c’est en marchant à pas abandonnés qu’on les rencontre. Ces « incidents de parcours » deviennent alors intéressants en nous dévoilant la ville de derrière, celle du second plan qui semble à priori inaccessible. En ces lieux, prédomine souvent un sentiment d’intimité, on y aperçoit le dos des immeubles, la façade publique n’a pas été remodelée, redessinée, on l’a laissé comme telle. L’architecture a moins fière allure, belles boutiques hors-champs… D’autres de « ces lieux variables » s’étalent ostensiblement, sans pudeur, car d’une échelle plus étendue, d’une situation moins inattendue, et pourtant on les regarde peu. On passe notre chemin. Peut-être parce que l’intimité du lieu nous intimide un peu. Nous aurions pu nous attarder sur la rue, cet espace traversé, vécu quotidiennement, parfois peu investi sur le long terme du fait de son rôle canalisateur de flux. Lui aussi s’expose en une surface très variable, entraînant la notion de distance et de parcours, les rues structurent, constituent la membrane de la ville, tissent le lacis de connexion. Cependant nous avons été capté par la morphologie de la place, cette réunion des axes donnant naissance à une articulation nouvelle dans le tissu urbain, ce point de convergence.


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QU EL S PAYSAGE S


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de haut en bas, de gauche à droite :

DA N S C ES ESPACES

Place Georges de Porto Riche, place pavée, six tilleuls, une fontaine Wallace et une belle marquise. Place de la République, sensation ambiguë à l’échelle du piéton, entre l’impression de parvis dominé par le tribunal, traversé par deux rues, séquencé en trois espaces disparates. Place Ste-Eulalie, que l’on contourne essentiellement et qui existe grâce à la présence de l’Église du même nom. Place Francis de Pressensé, place de quartier entre le square et le parking. Début de la rue du Mirail, la rue s’élance par cette articulation entre trois rues donnant naissance à une spatialité singulière. Place Puy Paulin, allongée, étriquée entre un cours et une rue commerçante. Place Mabit, triste sort attribué que le stationnement automobile. Place du Maucaillou, convertie en aire de jeux ouverte. Croisement rue du Hamel, rue Traversanne, fer à cheval créant un microespace de quartier Croisement rue du Hamel, rue Saumenude, similaire au lieu précédent plus petit encore, ces angles de rues créent une réelle ponctuation et ouverture dans la morphologie longiligne de la rue. Jardin des Remparts, stigmate d’un temps Square Vinet, jardin mural clôturé et caché Place Dormoy, place de quartier en retrait proposant une aire de jeux. Place Raymond Colom, dent creuse. Square Bureau, aire de jeux retranchée dans un recoin de la rue Neuve. Croisement rue Maubec et rue de la Fusterie, un autre fer à cheval investi lui par une terrasse de café. Croissement rue de l’Observance et rue Hugla, encore un parking. Place André Meunier, une place classique devenue un chantier perpétuel.

La ponctuation que dessine le réseau des places à l’échelle de la ville est moins intelligible, pourtant elle est significative d’un relâchement dans la densité bâtie, elle est marquante par le négatif du vide qu’elle oppose au plein des îlots de pierres. La place est un petit néant, elle insuffle une ouverture, un dégagement. De plus, sa forme et ses accès pluriels lui confèrent volontiers une disposition pour le rassemblement, ou du moins la rencontre. À Bordeaux par exemple, elle est fédératrice de la typicité d’un quartier parfois de sa dénomination. La Place des Capucins ou les Capucins désignent également les environs autour de la place, comprenant un périmètre de plusieurs rues. En n’omettant pas de préciser que régulièrement les places empruntent elles-mêmes leurs noms à des édifices emblématiques, la Place Saint-Michel, la Place de la Comédie, la Place Saint-Pierre. Elles sont d’autant plus symboliques qu’elles sont des repères dans l’orientation, et l’organisation de la cité. Finalement ces lieux que nous évoquons sont peut-être en attente d’investissement, non pas pécuniaire mais social. Ils accordent une pondération, une mesure dans la hiérarchie des espaces publics de la ville. Leur force tient aussi du fait de leur disposition à se faire discret dans cet entrelacs de lieux à intérêts. La ville connue, mercantile, offre donc une autre lecture, par la diffusion de lieux « secondaires ». Laissant le rôle majeur à des places remarquables, ces coulisses dessinent un parcours hasardeux, un tissage non-prévu d’espaces en devenir d’être.

Aussi, les « lieux variables » ont à notre sens, comme dénominateur commun, de porter en eux un intérêt pour la notion « d’événement », de surprise pour le marcheur au gré d’une balade, par un effet de percée, de respiration dans l’épaisseur construite de la ville. La règle du lieu pourrait éventuellement ici se remodeler, parce que régnant sous divers aspects un sentiment -même infime- de liberté, celle d’imaginer la ville autrement.


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Place Simiot recto/verso. Ambiance de place de quartier avec ses platances alignÊs, son terrain de pÊtanque, et dernièrement sa toute pimpante aire de jeux.


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MO R P H O LO G IE et AT M O S PH È RE Square Bureau et Place Raymond Colom

Place Georges de Porto Riche

Le square Bureau se localise dans un repli de la rue Neuve, une absence dans l’alignement de façade conduit dans ce recoin sans issue. Ici, les bouleaux entourent ce lieu qu’on a voulu aire de jeux. Un sol rouge entache cet espace inattendu. En profiter ? pas question ! L’espace jeu clôturé accueille les six uniques assisses possibles, les bittes de trottoirs viennent concurrencer, l’alignement des troncs. L’harmonie entre les Betula, leur hauteur, leur feuillage et la morphologie intime du lieu est totalement ignorée au profit d’un aménagement « ludique ». Moins connue la Place Raymond Colom dispose de quelques bancs placés en face d’un cadran solaire mural, dent creuse logeant des stationnements , et un majestueux érable coincé entre deux façades.

La place Georges de Porto Riche séduit de suite par son pavé irrégulier, ses tilleuls bas, son ambiance en retrait de l’activité toute proche de la rue Ste-Catherine et l’accès dérobé qu’elle offre à l’Église St-Rémi. Elle semble encore dans son jus, charme par des détails architecturaux, une marquise, des couleurs de portes, la fontaine.


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LIEUX DES POSSIBLES Pourquoi redessiner le dessein de ces espaces, pourquoi pas proposer plutôt ne rien y faire, laisser leur nature ou leur urbanité tels quels ? Nous pensons justement que préserver ces lieux en l’état actuel les jetterait au même sort que chaque parcelle publique, convertie tôt ou tard à la nécessité de rentabiliser la ville, de lui en désigner « l’usage idéal ». Il faudrait donc veiller à ne pas laisser les pouvoirs publics « travestir » l’esprit du lieu… Faisant écho au caractère quelque peu inactif (économiquement) de ces sites, le jeu lui-même antiutilitariste, spontané, ne pourrait-il pas y prendre place et nous dans le même temps, prendre goût à voir d’autres formes de jeu apparaître çà et là dans l’espace public. Car la situation des lieux variables, soit à l’écart ( géographie décentrée ), soit en devenir ( chantier en cours ), imprécise parfois les règles du lieu. Nous pressentons alors la possibilité de les redéfinir afin que les règles du jeu (s’il faut en donner) permettent d’imaginer une autre façon de pratiquer la ville. Insuffler l’idée de jeu(x) dans ces sites, pourrait permettre une libre disposition de l’habitant de s’y réjouir, de jubiler. Car l’improvisation inhérente au jeu y préserverait une liberté de manœuvre, d’action. Le jeu ici peut en valoir la chandelle, se présenterait sous diverses propositions, expressions. Il pourrait par exemple se dessiner comme évolutif dans un lieu. Nous souhaitons faire découvrir les lieux variables aux enfants car ils donnent une autre réalité du centre-ville bordelais, du paysage urbain en général. À l’instar d’un enfant s’amusant dans un bois ou dans une prairie, ne pourrait-on pas s’amuser de ce qui fait la ville. Aussi, nous l’avons vu avec les élèves de l’École Flornoy, les enfants ne connaissent qu’un périmètre restreint toujours en présence des parents. Le jeu serait alors envisagé comme mode de compréhension et d’appréhension de la ville. Ces sites prétendraient à devenir repères de l’enfance du citadin. Par leur proximité, on les retrouverait de manière récurrente. Peut-être, les enfants tisseraient une intimité d’usage avec leur milieu.

Surtout, le jeu permettrait à l’enfant mais également à tout usager du lieu d’en devenir acteur. En ce sens, cela contrecarrerait la manière d’être quelque part dictée par la consommation, mais avancerait plutôt le postulat d’un rôle à jouer dans l’existence du lieu. Le jeu afin de préserver l’essence de ces lieux, et même en révéler le potentiel, c’est une hypothèse, un pari. Un désir aussi. Celui de voir la ville encore capable par quelques « vides » bienheureux, se laisser apprivoiser par des moments improvisés un temps soit peu. Des moments spontanés, fugaces, de temps morts, des chutes, l’escalade sur les toits, la partie d’un sport qui n’existe pas encore, partie confrontant une équipe senior face à des enfants d’à peine dix ans… Bref, tout ce qui constitue l’antithèse de la ville programmée d’événements attendus. Rappelonsnous de cette phrase que l’on chante dans ce mémoire telle une antienne : « La valeur d’une ville se mesure au nombre de lieux qu’elle réserve à l’improvisation. » Est-ce une lapalissade que l’évocation de la ville comme florilège d’individus, et donc de comportements. Oui évidemment, la ville est une compacité cosmopolite. Dès lors, comment ensuite l’espace public manifeste cette diversité, comment se met-il au service de l’habitant dans tous ces états ? Remarquons par exemple à Bordeaux le peu de bancs, geste politique ( subliminal ? ) contre l’homme fatigué, celui qui veut s’assoupir ou simplement s’asseoir. Mais cela dépasse une affaire de mobilier. Très prosaïquement, on pourrait se demander où trouver une fontaine d’eau potable ? Où s’asseoir sur des marches à l’ombre d’un arbre ? Quelle rue permet de s’allonger dans l’herbe ? Ou encore, dans quel quartier peut-on construire une cabane ? Où peut-on dormir à l’abri des regards ? Où peut-on faire un trou dans de la bonne terre ? Où est-il possible par une journée pluvieuse, de déjeuner dehors, en paix et au sec, son taboulé ? La question est longue, la liste de ces questions davantage. Le constat est que peu de ces réponses pourraient être localisées dans l’espace public bordelais, moins en tout cas qu’au sein des commerces de la ville qui proposent ces usages tels des services.


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Vers une évolution du jeu, flagrant délire

AIRES CONDITIONNÉES On constate un intérêt de la part de la mairie pour créer des aires de jeux, mais cela témoigne-t-il d’un intérêt pour les enfants et leur besoin de jouer ? L’aire de jeux est « une », enfin est plutôt « la » réponse apportée pour combler des envies de jeux, mais elle n’insuffle aucun changement de paradigme dans la manière d’aborder cet usage. À Bordeaux, on recherche à améliorer la qualité de vie, à lisser les espaces publics. La protection du patrimoine a son importance dans cet aspect figé et propre. Cependant, on observe une revitalisation d’anciens quartiers historiques afin de les adapter à des besoins plus actuels. Les enfants, il est vrai sont toujours inclus dans cette démarche… On leur implante encore une aire de jeux. Comment redonner vie à ces espaces ? Transformer cette tendance paralysée par les réglementations et dans le même temps immobilisant la création. Il est essentiel de penser à l’évolutivité des espaces publics de la ville et plus précisément de ceux concernant le public jeune lui-même en pleine quête de nouveauté, d’indépendance, et de connaissance. Car l’aire de jeu actuelle dans sa conception, puis sa formalisation n’entrevoit jamais un apprentissage, une source de questionnement ou de découverte, son seul objectif reste la motricité. Motricité est un bien grand mot quand il s’agit de se basculer sur des éléments sur ressort bien trop rigides. Les marges de manœuvre laissées aujourd’hui par les politiques d’aménagements pour des opérations visant le ludique restent

limitées. La place de la création architecturale et paysagère dans le dessin de ces lieux est inexistante à l’exception d’un projet en centre ; le Jardin de ta Sœur par Alise Meurise paysagiste et Céline Pétreau architecte (maîtres d’œuvres) et Archi Made Folies (maître d’ouvrage) réalisé sur une ancienne friche du quartier des Chartrons. La ville ne nous étonne pas dans ces choix. Par quels espaces et par quels moyens peut-on alors intervenir dans ce domaine ? Se pose ainsi la question de la capacité de Bordeaux à être innovante dans un environnement juridique et réglementaire aussi contraint, puis la capacité des lieux de jeux à s’affranchir de normes draconiennes. On s’aperçoit d’ailleurs aujourd’hui que certains décrets présentent quelques aberrations et l’on peut se demander si la rigueur appliquée aux aires de jeux ne devrait-elle pas être avant tout de l’ordre du bon sens. Mais il s’agit de savoir si de tels principes, établis à la base pour protéger les enfants ne cherchent pas aussi à préserver la responsabilité de la ville. Ne peuvent-ils pas être remis en cause, ou du moins assouplis, peut-être détournés afin de faire projet ? L’aire de jeu en tant que telle veille sur une image parfaite d’environnement réglé, où l’amusement sera comblé par des instruments soigneusement scellés au sol, rapidement changés lorsqu’ils auront fait leur temps.

Venons-en justement au temps de vie, d’une durée limitée, les matériaux sont conçus, comme du mobilier en kit, vite assemblé, vite usé, vite remplacé. Ces aménagements ont un coût, pourquoi ne pas les vouloir pérennes, en évinçant peut-être ce culte pour les structures en contre-plaqué et cache-boulons en plastique ? S’affranchir enfin de cette conception « périssable » de l’aire de jeux.


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Pourquoi ne pas reconfigurer la nature des lieux de jeu ? Comment leur attribuer un autre statut, trouver des subterfuges spatiaux pour éviter de rentrer dans ce moule de l’aire de jeu ? En clair, réinventer le modèle de la fabrique du jeu en ville.

On ne peut nier qu’à toutes époques les lieux de jeux ont évolué, se sont adaptés à des modes de vie, leurs formes ont été modifiées, parfois en cherchant un certain mimétisme avec le paysage, d’autres fois représentant un courant de pensée, un mouvement architectural. Les mesures de sûreté et protection ont été croissantes avec la propagation de ces aires. Leurs capacités à s’industrialiser et donc à répondre à des attentes urbaines plus nombreuses les a placées au

rang de solution unique et adéquate. L’aire de jeux est tout simplement rassurante ! À Bordeaux, l’aire de jeux porte en elle une privatisation de l’espace public flagrant. Des règles régentent son usage, dictent l’accessibilité sélective du lieu. Elle se referme physiquement sur elle-même par l’apparition de barrières, et portails. Nous le savons, chacune de ces atteintes à l’essence même de l’espace public sont justifiées par des prétextes d’hygiène, des

raisons sécuritaires et protectrices, aucun jugement, aucune complainte des usagers parents (à six ans c’est parfois compliqué d’émettre un avis…) ni même des gens nonpratiquants des lieux. En excluant une partie importante de la population, on sectorise et monofonctionnalise le site, cependant tout le monde y trouve son compte, car il faut bien « une place » pour les enfants.


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ENT R E T IE N AV EC M . AS I S C L O S É BAST I E N ,

conducteur de travaux chez Kaso, fabricants d’aires de jeux comme ils se définissent, société existant depuis vingt cinq ans à Andernos et ayant réalisé grand nombre de ce type d’espace dans la ville de Bordeaux

Nous : Qui compose l’agence d’Andernos et quel est votre rôle dans celle-ci ? S. Asisclo : Il y a six techniciens monteurs, au bureau technique nous sommes quatre personnes, et ensuite entre commerciaux et secrétaires, ils sont une dizaine. Moi, je suis conducteur de travaux. Je suis les chantiers depuis la commande à la réception. Une fois que le projet a été vendu à une commune par exemple, je prends rendezvous avec les clients et les prestataires, et je prépare le chantier. Je m’occupe également du service après vente, des pièces détachées, et de la maintenance. Le rôle du commercial, est formé initialement à la vente, mais il reçoit aussi une formation sur les aires de jeux, sur les aménagements, comment proposer, comment les disposer. C’est une formation transmise par une pédopsychiatre qui nous guide sur ce sujet. Avant d’être une commande de commune, ce sont quand même des jeux destinés à des enfants. C’est une demande d’adulte, pour des enfants, c’est ce qui est le plus compliqué à faire comprendre aux élus. Car la plupart du temps ils veulent se faire plaisir ou ils ont vu d’autres jeux à d’autres endroits alors ils se disent, nous on veut ça. Sauf que parfois ce n’est pas du tout adapté à la tranche d’âge qu’ils ciblent. À nous de les diriger dans la bonne direction.

Comment se passe la conception de A à Z d’une aire de jeu ? Nous partons d’une demande, que nous avons pu démarcher en amont. C’est le commercial qui a ce rôle. Nous travaillons beaucoup avec les communes. C’est la plus grande part du marché. Les communes réclamant une nouvelle aire de jeux, nous consultent, et nous nous rendons sur site. À partir de là, le commercial cherche à savoir ce qu’elles recherchent, ce dont elles ont besoin par rapport aux enfants. Ce qui se confond le mieux dans le paysage. Chercher à voir si c’est plutôt naturel, contemporain… Puis de retour à l’agence, nous trouvons les jeux adaptés aux exigences du client et à la situation géographique aussi, en se référant à des catalogues de jeu. L’avantage est que nous sommes multi-marques, donc nous pouvons puiser des idées un peu partout, dans plusieurs revues. Ensuite, nous établissons quels modules de jeux sont à mettre en place, et via des photos du site, nous réalisons des intégrations sur celles-ci en 3d, de manière à visualiser le rendu possible. Enfin, découle

un plan avec les cotations. La personne s’en occupant s’est formée sur le tas, puis a demandé une formation supplémentaire qu’elle a eu par le biais de l’entreprise sur Archicad.

Quand vous dites que vous prenez en compte les caractéristiques du site, de quelles caractéristiques parlez-vous ? Ce n’est pas compliqué, il s’agit de savoir si on est en centre ville, ou si c’est à la campagne. Déjà ne serait-ce que pour les clôtures, le barrierage (sic), voir si cela est nécessaire ou non. L’aspect un peu plus nature des couleurs, soit criardes soit quelque chose de plus sobre, si on est en pleine nature et qu’on a pas envie d’avoir un gros truc en plein milieu d’un espace vert avec des arbres, donc peut-être quelque chose qui reste dans le bois (sic). Ou même si c’est du métal ou de l’aluminium avec des couleurs marron, vert, assez pâle, qui soit harmonieux en fait. Le but n’est pas simplement de poser des jeux sans tenir compte de ce qui se passe autour.

Chez Kaso, choisissez-vous uniquement les modules dans les catalogues des partenaires ? Depuis que nous nous sommes séparés de Kompan, nous développons aussi nos propres jeux, en cherchant à réaliser des jeux identitaires. À Anglet par exemple, nous avons réalisé une cabane basque. À Vic-en-Bigorre, c’est un endroit où il y a pas mal de chasseurs, donc la mairie voulait une palombière pour l’aire de jeux. Pour rappeler la forêt nous avons fait des poteaux marrons, des panneaux de bois qui symbolisent de la fougère et des arbres. Il y a des toboggans. Cela fait cabane cachée. Derrière nous avons posé un jeu sur ressort qui est en forme de palombe.

Et tout cela, c’est votre entreprise qui l’a dessiné ? Oui c’est un dessinateur indépendant qui l’a conçu, afin de faire du jeu unique. Il est dessinateur d’art, non pas architecte. Nous lui soumettons une idée, qu’il essaie de retranscrire, puis nous élaborons le plan. Autre exemple, à côté de Laruns, il y a une falaise aux vautours, et là nous avons fait une aire de jeux, avec un grand mur d’escalade et un jeu à ressort en forme de vautour.


Comment choisissez vous les matériaux des aires de jeux ? Cela se fait à la demande du client. Certains refusent d’avoir du bois par exemple, pour des problèmes notamment de maintenance et d’entretien, moyens dont ne disposent pas les petites mairies en général. Le HPL ( High Pressure Laminate, du stratifié ) c’est ce que l’on monte le plus fréquemment de nos jours. Cela est très facile à maintenir, ne se dégrade pas et se casse très rarement. On a également du polyéthylene pour le plastique, et le cordage allié avec de la ferraille, pour la rigidité car la norme exige qu’on ne puisse faire une boucle avec. D’autres privilégient l’esthétique. Ils voudront au contraire des matières boisées car cela fait un peu plus « nature ». Il existe par exemple une société Sik-Holz réalisant des jeux en robinier. Le problème intervient à la pose, n’étant pas préfabriqué, cela exige une grue. De surcroît, on s’aperçoit que le bois en vieillissant se fend, qu’il peut y avoir des coincements de doigts, etc… Alors l’idée est bonne à la base. Mais c’est vrai qu’on aseptise un peu tout. Et pas uniquement l’aire de jeux.

D’où vient d’ailleurs la matière première des jeux ? Alors là c’est assez compliqué de vous répondre. Cela dépend des marques. Il y en a qui font encore fabriquer en France, très peu ( Ludoparc ). Les aires de jeu de Kompan, très représentées à Bordeaux, proviennent de République Tchèque.

Par rapport à l’aspect technique comment cela fonctionne-t-il ? Il existe deux manières de monter des aires de jeux. Soit nous faisons en amont une dalle béton, et ensuite nous venons « spitter » les jeux dessus. Spitter, c’est à dire que tout est sur sabot en ferraille. Il y a une platine sur laquelle nous posons le jeu, nous perçons, puis avec des goujons d’ancrage nous venons sceller le module dans le béton. La deuxième solution lorsqu’il s’agit de copeaux de bois ou du sable, est de creuser puis enterrer les poteaux d’ancrage des jeux, même technique pour la dalle en pneus recyclés ou avec du gazon synthétique sur le dessus. Le sol caoutchouc est toujours coulé après avoir positionné les jeux. Dans une bétonnière, les granulés sont mélangés à une résine, puis à la brouette, les ouvriers l’étalent à la taloche. C’est un peu archaïque encore…

Combien de temps prend un chantier ? Une petite aire de jeux ne peut prendre que deux jours de

35 réalisation, les plus grandes jusqu’à une semaine. À titre d’exemple, nous avons réalisé en deux mois les Quais des Sports de Bordeaux. Le chantier est donc généralement assez rapide, contrairement, au temps de concertation avec les mairies, dépendantes notamment des subventions. Parfois du premier rendez-vous avec elles à la réalisation, cela peut durer un an. Aussi, il n’y a aucune formalité administratives que nous devons fournir auprès de la commune pour réaliser des aires de jeux. Seul la présence des réseaux exige impérativement une DT ( Déclaration de projet de Travaux ) ainsi qu’une DICT ( Déclaration d’Intention de Commencement de Travaux ).

Travaillez-vous avec des architectes ? Oui de plus en plus, car régulièrement les mairies passent par des architectes pour un projet d’aménagement. Ils dessinent donc globalement le lieu du jeu, puis on nous contacte. Mais franchement c’est très compliqué, car les architectes avec leurs idées saugrenues, voient plus le côté esthétique de la chose que l’aspect pratique. Parfois nous nous retrouvons à réaliser des aménagements que nous ne cautionnons pas, parfois nous ne les faisons pas… Ce n’est pas adapté, dangereux, ou ça ne servira pas. À Lormont, à Génicart, il y a une aire de jeux dont nous avons refusé le projet. C’était à l’entrée d’un bâtiment d’habitation, sur une pente et par ailleurs inaccessible aux enfants handicapés. Il existait bien une clôture, mais la sortie de toboggan était en face de la route. C’était incongru. Nous ne voulons pas faire n’importe quoi.

Sur l’Île aux enfants au Jardin Public, vous avez été confrontés aux Architectes des Bâtiments de France, pourquoi ? Le site est classé. Avec la mairie de Bordeaux nous avions validé le projet et acheté par conséquent les jeux. Par la suite, l’Architecte des Bâtiments de France a refusé le projet. Nous nous sommes donc retrouvés avec tous les jeux sur les bras. C’était une structure assez différente du bateau mais ça restait tout de même très harmonieux. Bref, ça ne leur a pas plu. Il a fallu recommencer tout le projet et l’idée finale fut celle du bateau, validée par les Architectes des Bâtiments de France. La seconde aire de jeux du Jardin Public, située à côté du Musée, va aussi être modifiée. Ici, les architectes veulent un thème sur les animaux préhistoriques. C’est une aire de jeux essentiellement utilisée par des RAM ( Réseaux Assistantes Maternelles ), donc majoritairement pour des très petits enfants.


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Par rapport à la forme des aires de jeux, pourquoi souvent la figuration ? ( temps de réflexion ) Nous, ce que nous recherchons c’est le ludique, c’est notre première intention. Après, nous essayons de trouver le thème adapté au client. Parfois, celui-ci a vu quelque part une tour avec un toboggan, mais sans se soucier de savoir si cela est ludique pour les enfants. Notre travail est axé sur la motricité pour une tranche d’âge, comme par exemple se débrouiller tout seul pour grimper un mur d’escalade. Notre objectif principal est que les enfants grandissent et arrivent à s’épanouir en jouant. La pédopsychiatre qui travaille avec nous et qui nous forme, nous conseille sur les formes, si ça ne fait pas trop peur par exemple, si le jeu est effectivement ludique. Tout est fait en concertation avec elle. Ce n’est donc pas tant l’image qui nous intéresse. Après, il n’empêche que les jeux sont faits sur mesure par rapport à des thèmes.

Comment savez-vous si une aire de jeux plaît et convient ? En l’occurrence à Bordeaux nous n’avons pas trop de retour, c’est surtout la mairie qui a des avis des riverains. Par contre dans les petites communes nous avons davantage d’échanges.

Dans la création des équipements, pensez-vous à l’aspect social, les rencontres éventuelles entre enfants ? Il y a des jeux sur ressort où l’on peut se mettre à plusieurs face à face par exemple. Ce qui est important selon nous c’est la motricité de l’enfant. Il découvre, a besoin de grimper un peu mais pas trop. C’est davantage la recherche de sensation que de sociabilité. Après il va jouer autour, se cacher dans une petite cabane, se raconter des histoires. Il nous arrive de mixer les âges mais généralement les mairies préfèrent une aire pour les tous petits afin qu’ils soient tranquilles, et que les plus grands aillent jouer au city stade à côté.

Vous occupez-vous de l’aménagement du végétal ? Dès qu’un client souhaite du végétal dans l’aire de jeux, nous sous-traitons avec des boîtes d’espaces verts, car nous ne sommes absolument pas compétents là-dedans. Si des arbres sont déjà présents sur le site, nous essayons d’aménager l’aire de jeux afin de ne pas toucher aux

arbres. La plupart du temps c’est la grande question des clients, mêler l’aire de jeux avec la végétation existante. Cependant envisager que la végétation fasse partie du jeu ne pourrait pas nous permettre de maîtriser l’aire. Celle-ci se soumet à des normes draconiennes et beaucoup de règles de hauteurs de chute, de coincement, etc… Lorsque l’arbre se situe dans l’aire de jeux, il y a des distances à respecter pour placer les jeux. Qu’il reste à l’extérieur c’est très bien, parfois on l’inclut dans l’aire mais nous monterons le jeu bien assez loin de manière à ce qu’il n’y ait pas de souci. Effectivement si on a un risque de chute, qu’un enfant monte dedans et qu’il tombe, l’arbre n’est pas soumis aux normes de l’aire de jeux, mais de là, partir du végétal afin de créer un jeu c’est trop compliqué.

Qui contrôle votre équipement ? Vu que nous sommes une société de création d’aires de jeux, nous certifions nous-même nos jeux. Nous pouvons faire passer un bureau de contrôle pour le certifier, mais le but est de certifier nous-même car nous connaissons bien les normes.

Comment fonctionnent les accords cadres avec la mairie, est-ce un contrat intéressant pour vous ? Il y a deux appels d’offres, soit sur le montage neuf, soit sur de la maintenance. En jeux neufs, il y a trois prestataires (Kompan, Quali-Cité et Kaso). Pour la Place Simiot par exemple, la mairie passe une appel d’offre, nous répondons en proposant un projet et des jeux, puis eux choisissent entre les trois prestataires. L’accord cadre dure trois ans. Cela peut être des nouvelles aires de jeux, comme des transformations ou du réassort. Pour le réassort, les prestataires ne sont pas mis en concurrence, la Métropole est divisée par secteur correspondant à une entreprise. Le critère principal de l’appel d’offre est le prix. Ensuite, il y a une note technique, une note de délai. Mais c’est le prix qui prime. Les accords cadres étaient intéressants mais depuis que Bordeaux Métropole est lancé, c’est compliqué. L’organisation n’est pas très clair, donc nous avons du mal à savoir là où commencent et s’arrêtent nos prestations. Par exemple, nous avons beaucoup de mal à contacter le service espace vert de la ville maintenant. Mais ça reste tout de même un contrat intéressant, car travailler pour une grande ville nous donne beaucoup de visibilité sur le marché.


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En moyenne, combien coûte une aire de jeux et quelle est sa durée de vie ?

Qu’est-ce que vous pourriez espérer en terme d’innovation ou de changement dans la conception des aires de jeux ?

Ce que je peux dire c’est que souvent, c’est le sol caoutchouc qui coûte le plus cher, cela va de 78 euros le mètre carré pour une faible épaisseur c’est-à-dire 10 mm, jusqu’à 170 euros le mètre carré. L’épaisseur du sol est liée au risque de chute du jeu. Ça peut tenir une quinzaine d’année. Ce sont les matériaux qui font défaut mais en entretenant et en changeant les pièces ça peut tenir longtemps.

Je ne sais pas trop… C’est sûr que des idées neuves ça serait sympa, oui. On reste toujours sur du basique malgré tout. Même si on dit qu’on fait du jeu identitaire, finalement on change juste la forme, l’aspect du jeu. Mais le ludique en lui-même, l’extraordinaire il y en a plus réellement pour l’instant, ça c’est sûr. On a du neuf, on a d’autres matériaux, mais ça ne change pas la manière de jouer. Il y aura toujours une barre de pompier, un mur d’escalade, un toboggan… C’est ce qu’aiment les enfants, et ce qu’ils recherchent. Mais il n’y a jamais eu cette petite idée de changement. La seule innovation qu’on ait eu, c’est la création de jeux d’eau. Mais que nous ne proposons que dans les campings car en ville c’est ingérable. Il y a besoin de surveillance.

Quelles sont les honoraires de Kaso sur un projet d’aire de jeux ? En général nous prenons une marge de 20 %. Par contre sur les équipements, nous vendons à la mairie au prix public, cela signifie que nous nous arrangeons avec le fournisseur pour avoir une rétribution, mais nous ne prenons pas de marge sur le prix de vente des jeux.

Pour ce qui est de la maintenance, vous occupez-vous aussi du nettoyage de l’aire de jeux ? Oui on s’en occupe. Avant, nous venions deux fois par an pour le nettoyage du sol au Karscher afin de retirer toutes les mousses, effectuer des remises en l’état, peinture, ponçage, etc… Maintenant avec Bordeaux Métropole, nous nous contentons seulement de deux visites de visuels, juste pour vérifier que les boulons, les cordages ne soient pas défaillants. Nous intervenons uniquement par nécessité, simplement pour faire en sorte que l’aire de jeux reste aux normes.

Quel regard critique dressez-vous sur ce type d’aménagement ? L’idée c’est qu’il faut que tout soit aseptisé. On ne peut pas mettre trop d’arbres ou d’arbustes dans l’aire de jeux car ce n’est pas possible avec les distances de sécurité. Vous savez pourquoi c’est clôturé la plupart du temps ? À cause des animaux. Malgré la surveillance des parents, les enfants sont cloîtrés, enfermés. On pourrait limite laisser les enfants là une heure et revenir les chercher. Ce n’est pas très vivant, mais je pense que la mairie veut se dédouaner de tout ça, qu’elle soit embêtée le moins possible. Les riverains veulent des aires de jeux. Car les gens ont pris l’habitude de ces lieux. Dans le même temps, je reste convaincu que cela reste un endroit de rencontre. Les familles se retrouvent, il y a un peu de socialisation.

Quand vous étiez enfant, jouiez-vous dans les aires de jeux ? À vrai dire, on n’avait pas grand chose en aire de jeux, quelques toboggans, mais très peu. On jouait à l’extérieur avec ce qu’il y avait. Même à l’école on avait pas tous ces jeux là. On avait des vieilles cabanes en bois qui ne devaient sûrement pas être aux normes, fabriquaient par des gens du coin. Mais ça faisait jouer quand même. Différemment. On s’inventait plus de choses, on jouait à cache-cache, mais ça voudrait dire quoi, qu’il faudrait aujourd’hui créer des cachettes pour les enfants ?


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ENT R E V U E AV E C M M E M E U R I S E A L I S E ,

paysagiste DPLG échange au sujet de la naissance et de l’évolution du Jardin de ta Sœur et son espace de jeux, seul exemple bordelais réalisé par une paysagiste et une architecte.

A. Meurise : J’ai une expérience singulière du jeu en ville, car en fait je n’ai eu que celle du Jardin de ta Sœur. C’est un de mes premiers projets. C’était un moment très particulier de la création du jeu dans l’espace urbain à l’époque. C’est une réalisation que j’ai faite en tant que paysagiste en collaboration avec une architecte mandataire Céline Pétreau. C’est une personne avec qui c’est possible de faire des choses un peu folles en terme de projet, donc c’était un contexte favorable d’expression du paysagiste. Nous avons répondu à un appel d’offre de la ville de Bordeaux qui était issu d’un gros travail de concertation du Bruit du Frigo, nous sommes arrivées après ce stade. Cet îlot a une situation très intéressante, entre les rues Dupaty et Chantecrit, à côté du Quai de Bacalan et de l’immeuble Le Concorde notamment, une réalisation de Buhler à côté, et surtout le centre social de Bordeaux Nord. C’est un centre inédit parce qu’il a été crée par les populations, il est conventionné CAF, mais c’est quelque chose qui est parti de la volonté des habitants. Il a une approche, une philosophie très humaine. Le jardin s’installe dans un quartier d’immigrés où il y a une capacité forte de gestion du projet, d’auto-détermination. C’est une ancienne friche, la friche Dupaty pratiquée par les riverains. Sa reconversion est due à la montée des habitants contre des projets privés d’aménagement de parking. Les habitants désiraient créer un jardin coconstruit avec la population. Céline Pétreau et moi-même n’étions pas encore mobilisées à ce stade du projet mais c’est ce bras de fer là, entre les riverains, les privés et la ville de Bordeaux qui est déterminant à mon sens pour la vie du projet. La parcelle avant d’être un espace public était privée, c’est la ville qui en a fait l’achat dans le but d’écarter de possibles constructions. Après la concertation du Bruit du Frigo, des installations, et des actions de l’association Jardins d’Aujourd’hui qui prône la réinsertion par le jardinage, nous arrivons Céline et moi au sein du projet de reconversion. La commande est un mur jeux. Il y avait des conflits d’usage entre le jardin et les habitations due notamment à la proximité, selon ce qui est ressorti de la concertation. C’est sûrement de là qu’est né le terme de mur jeux. On a beaucoup réfléchi au devenir de cet espace. Il y avait de nombreux passages et circulations « sauvages » qu’on a voulu intégrer au projet

de mur jeux, plus un jardin partagé, et également une demande de la mairie d’un espace pour pouvoir accueillir un chapiteau éphémère. On a voulu refaire de la concertation à notre arrivée pour pouvoir avoir des réponses ajustées à notre réflexion mais on s’est rendu compte que les gens en avaient marre d’être sollicités. Il y avait déjà des esquisses de projet pour le jardin mais on a désiré repartir sur des bases un peu différentes tout en intégrant ce qui s’était déroulé en lien avec les riverains. On a quand même fait des débats, des rencontres puis on a proposé autre chose. Par rapport à la configuration actuelle on prévoyait tout l’aménagement dans l’autre sens. On avait plein de petites idées qui sont restées tout au long du projet, comme la piscine vide, les miroirs, la grotte, l’espace ombragé, le moucharabieh… La commande demandait des jeux pour enfants. Il faut être honnête lorsque l’on conçoit ce genre d’espaces on a plein d’emmerdes, c’est soumis à tellement d’homologations, de législations spécifiques, il fallait vraiment qu’on prenne un grand élan pour se lancer là dedans. Bruit du Frigo nous a conseillé de nous adresser à un laboratoire de contrôle pour homologuer nos créations. Nous avons sélectionné le Laboratoire Pourquery basé à Lyon, ils ont une mission de certification, bien sûr, mais aussi de conseil tout au long du projet. Au début, il faut l’avouer on était un peu démunies, de débarquer face à ces réglementations, et on a pu bénéficier de leur expérience. Ils nous ont aiguillé sur la manière de faire jouer par actions par exemple, sauter, grimper, etc… C’est avec eux qu’on s’est présenté à la commande publique. Les politiques, habitants, techniciens sont au début très enthousiastes de voir de l’innovation dans le jeu, de s’éloigner du petit cheval à bascule... Mais au fil de l’avancé du projet tout le monde commence à avoir peur pour la sécurité des enfants, ce qui fait souvent changer l’éthique du projet et c’est pour cela qu’on termine toujours avec des modules sur catalogue. C’était très important pour nous de s’être associées préalablement avec le bureau de contrôle, car on était sûr de pouvoir avancer et faire ce que l’on souhaitait. Le secret il est là, dans ce partenariat. C’est un peu le graal à la réception lorsque l’on peut poser la plaque d’homologation du jeu.


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Le service d’espace vert était un peu réfractaire à la genèse de la conception, il était organisé en plusieurs services à l’époque, ce qui limitait les échanges entre la création et la réalisation technique. J’ai beaucoup appris avec ce projet. On ne savait pas encore comment faire, ni comment communiquer nos idées, nos plans aux riverains. La représentation est très importante, savoir préciser chaque composant du projet. La récupération est au cœur du processus de réalisation. C’est de là que provient la structure principale du jeu. Les alcôves sont des anciennes canalisations qui présentaient un défaut de fabrication, on a pu les récupérer au tiers de leur prix initial. Ensuite on a voulu thématiser les alcôves, ombre, miroir, escalade. On voulait faire des sols souples avec des dessins mais on avait pas assez de budget pour ça. C’est un projet qui ne coûte rien pour la ville, à peine 150 000 euros. On voulait planter des arbres, on a même pas pu car c’était de l’argent qu’on a utilisé pour faire autre chose. J’ai également voulu proposé des gestions particulières à la ville pour que les gens puisent planter des choses, mais ça ne s’est pas fait non plus. On a fait beaucoup de bénévolat sur ce projet. On voulait aussi que les riverains participent à la création de l’espace de jeux, mais on nous a interdit de le faire. Ce n’est pas non plus un quartier très facile, la nuit il y avait des squats, ou des vols de plantes. On est passé par plusieurs faces, des moments où les gens étaient très motivés, d’autres où le moral redescendait. Ce n’était pas simple. Pour la structure de jeux, nous avons aussi travaillé avec Thierry Gourio de Archi Made Folies, pour tout ce qui était béton, et béton projeté. C’est une super entreprise qui ne fait pas du jeu standardisé. C’est de l’artisanat de jeu. Les formes qu’ils créent sont des structures en grillage qu’ils amènent sur site et qu’ils projettent de béton. Il a fait énormément sur les alcôves récupérées, percer des trous, construire le mur d’escalade, la peinture, les parois, la soudure, il peut tout faire. En terme d’entreprise on avait un lot VRD pour l’étude de structure qui est très lourde, (on a dû creuser pour faire des fondations, on a découvert une cuve bétonnée et des pavés, ce qui était vraiment une mauvaise surprise) un lot paysage pour faire les modelés de sol, et un lot jeux

et folies de jardin en hommage aux folies des jeux du XIXème. Le banc en Séquoia aussi c’est de la récupération, la mairie en possédait un stock depuis la tempête de 1999 et elle nous en a donné un. On a fait appel à une scierie mobile qui est venue directement sur place, au jardin pour la découpe. On a aussi trouvé des anciens sièges de la RATP. En faisant de la récupération on pense qu’on va garder de l’argent pour faire autre chose, sauf que ça demande aussi beaucoup de temps et de logistique, et au final nous nos honoraires ne suivent pas. L’inconvénient c’est l’absence de facture pour tous ces éléments récupérés surtout dans le cadre d’un marché public. Mais on s’est vraiment éclaté sur ce projet qui a duré deux ans. On a fait assez vite quand même !


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Jardin Public

2880 m2 175 m2

Square Vinet

530 m2

Esplanade Mériadeck

260 m2

tourner

basculer à plusieurs

grimper

se balançer

basculer

glisser

se cacher

inventer ?

RELECTURE DE CES LIEUX Il est important de procéder à une relecture de la ville historique et des lieux offerts pour jouer afin d’explorer puis d’exploiter le potentiel d’évolution et de transformation de ceux-ci. Comment la ville aujourd’hui peut-elle évoluer en tirant parti de ces espaces « éteints » précédemment abordés ? Il convient alors de relier ces sites au plaisir qu’est le jeu, en reconnaissant que cet usage est multiple, ne se représente pas sous une forme en particulier mais au contraire fait entrer la variable de l’imprévisible. En complément, les aires de jeux pourraient aussi être reconnues comme des espaces du possible. Leur surface si précieuse au sein d’un tissu urbain soumis à des pressions foncières doit être valorisée, utilisée jusqu’à ses derniers

retranchements. Actuellement utilisées par un public restreint, limitant la liberté de mouvements, de scénarios d’appropriations les aires de jeux peuvent être considérées sous un nouveau regard. Imaginons que jouer en ville ne soit plus consenti aux enfants uniquement, que les parents, les gens seuls, les jeunes, les grands-parents, n’importe qui pourraient participer à ce loisir récréatif. Décidons la réponse au besoin de s’amuser comme d’un acte gratuit, permission admise de se livrer à la découverte de soi et des autres, se divertir, faire une pause, folâtrer, prendre du bon temps…


Aborder Bordeaux

Vers une évolution du jeu, flagrant délire

Quais des Chartrons

450 m2 470 m2

Place Francis de Pressensé

660 m2

Square Bureau

218 m2

Place du Maucaillou

120 m2

Quais des Sports Place Pierre Jacques Dormoy

600 m2

460 m2

On peut pour cela penser à la transformation progressive des aires de jeux actuelles, en effectuant un travail sur la petite échelle d’intervention spatiale, des microinterventions qui s’étendraient également sur les espaces « capables » du centre historique permettant de créer des événements urbains de façon répétée dans le tissu. De nos jours, les aires de jeux présentent déjà cette dispersion, cependant aucun lien, aucune résonance n’est conçu à une échelle globale. Par un travail de mise en réseau fonctionnant sur des complémentarités d’usages, les nouveaux lieux de jeu prendraient part à la composition de la ville. À la manière de fabriques de jardin, par leurs extravagances d’utilité, les lieux de jeux se rencontreraient au hasard de la marche, ils ponctueraient un parcours en y apportant une temporalité différente. Ces aventures, situations, nouveaux paysages inattendus

dans la ville ancienne permettraient de donner une perception inhabituelle de l’environnement urbain quotidien, en lui conférant des forces et qualités inédites dans un cadre pour le moment sans surprise. Peut-on par ce médium du jeu envisager une reconversion, une réappropriation de lieux très spécifiques, et ainsi accroître l’attractivité de lieux oubliés ?

Il s’agirait par le biais de scénarios prospectifs de révéler une dynamique urbaine encore latente.

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Aborder Bordeaux


EN T R E T IE N AV EC M . W I CA RT GA Ë TA N , directeur des parcs, des jardins et des rives de la Métropole Bordelaise & M . M A Z Z U CCO LAU R E N T, responsable des équipements des jardins de la ville de Bordeaux. Nous : Depuis quand et pourquoi existe-t-il un service jeu d’enfant dans la ville de Bordeaux ? G. Wicart : Ce service a été créé il y a cinq ans. Cela correspond à l’augmentation drastique des normes en terme de sécurité sur les jeux d’enfants et à la jurisprudence. Il commence à exister des cas de gens qui portent plainte parce que l’enfant s’est bloqué un doigt dans un toboggan, les gens sont devenus extrêmement procéduriers à un point qui dépasse l’imagination et nous sommes par conséquent obligés de se blinder pour protéger l’administration, le maire, les élus, pour pas que la ville soit obligée de payer des indemnités parce qu’un parent n’a pas surveillé son enfant. Et comme vous avez aujourd’hui une nouvelle clientèle dans les aires de jeux qui sont les assistantes maternelles. Elles arrivent avec cinq ou six enfants et évidemment la surveillance n’est pas la même que des parents qui ont un unique enfant ou un bébé. Il existe un plan d’aménagement à l’échelle de la ville, disons que l’on essaie de combler les vides. Cela fait environ vingt-ans que les aires de jeux ont commencé à se développer, là où n’existait que deux ou trois aires de jeux, aujourd’hui soixante-dix. A Bordeaux, les aménagements sont réalisés à la demande des maires de quartier qui nous sollicitent. Nous faisons également des concertations sur le terrain avec les gens des écoles, avec le réseau des assistantes maternelles, les « ram», donc il y a concertation.

Quelles réglementations régissent ces espaces ? Les gens oublient toute notion de sécurité, de prudence (…) et a contrario dès qu’il y a le moindre pépin on déclenche la justice, les réparations. Oui, entre l’évolution de la réglementation et une dérive des mentalité, on est obligé de se blinder, de mettre en place un suivi approfondi, suivi réalisé par les équipes de jardiniers de manière hebdomadaire. Toutes les semaines les jardiniers passent voir les jeux, les contrôlent un par un. Outre ces inspections, nous faisons réaliser par une société privée des examens préventifs et curatifs trimestriels, qui examinent les boulons, et enfin le contrôle annuel principal qui est fait par un laboratoire indépendant qui va jusqu’à vérifier les fondations. Rien n’est obligatoire mais tout est fortement conseillé.

Place du 11 novembre, à côté du cimetière de la Chartreuse, où les commémorations de Bordeaux se

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déroulent chaque année. Un monument, mur concave avec des milliers de noms, victimes des deux dernières Guerres mondiales, gravés en lettre dorée. Ces noms se reflètent dans l’eau d’un bassin placé devant, d’environ 45 centimètres de profondeur. Juste à côté, se situe l’immense groupe scolaire de Saint-Bruno. Nous avons eu une pression phénoménale des parents d’élèves, des instituteurs craignant que les enfants en jouant au bord, puissent tomber dans l’eau et s’y noyer. En réponse à ces réclamations, nous avons réalisé une analyse par un bureau de contrôle qui a constaté une hauteur de chute et une profondeur d’eau effectivement trop importantes. Comme c’est une œuvre réalisée par un architecte connu, il était hors de question de la dénaturer par une rambarde autour. Le choix s’est donc porté sur un rehaussement du fond du bassin pour une lame de 15 centimètres d’eau. Ce résultat valant tout de même 290 000 euros. Voilà ce que peut générer le principe de précautions. À Ginko, dans l’aire de jeux centrale, a été conçu une grosse butte et une tyrolienne. Cela a attiré quelques petits malandrins qui venaient y faire n’importe quoi, notamment du feu sur le sol souple, rentraient en scooters dans l’aire de jeux d’enfant. C’était devenu invivable pour tous les immeubles autour parce que fréquenté jusqu’à minuit, une heure du matin. Il y a eu des bras cassés, nous avons donc démonté la tyrolienne. Et là maintenant, nous continuons à démonter parce que les jeux ne sont pas totalement conformes, la butte elle-même n’est pas conforme, ce qui nous amène à cloisonner progressivement ce lieu. Dans les espaces verts, les jardiniers ont l’habitude de ramasser tout ce qui traîne, ils voient vraiment ce qu’il se passe et ce n’est pas toujours ragoûtant. Quand vous commencez à ramasser des seringues dans un coin… Si l’on met un endroit fermé, cela peut devenir un repère le soir. Sur l’espace public malheureusement c’est beaucoup de risques pour nous qui sommes responsables de l’aménagement. Après cela n’empêche pas d’avoir de l’imagination pour créer des jeux. Au contraire nous sommes demandeurs de quelque chose de très varié, qui sorte de l’ordinaire. Au Jardin de ta Sœur, existent des jeux d’enfants totalement atypiques tout en étant homologués. Le seul problème que l’on rencontre là-bas, c’est l’usage nocturne, usages liés à la sociologie du quartier, parce que des gens viennent faire des feux, des vidanges d’huile. Le matin en général on reçoit des coups de fil incendiaires de la part de parents qui ne peuvent pas laisser leurs enfants dedans


44 parce qu’il y a eu des SDF qui sont venus dormir dedans, parce qu’il y a des gens qui ont fait leur besoin, parce que d’autres ont laissé leur seringue, parce que la nuit il s’y passe des tas de choses…

Quelles caractéristiques du lieu d’implantation prenez-vous en compte ? Il y a un souci d’intégration, nous faisons toujours en sorte que ça rentre bien dans l’espace, que ça soit en raccord avec le paysage. Et après il y a la demande des gens, elle porte souvent sur des couleurs vives pour que les enfants soient attirés par ces jeux. Par exemple une anecdote square Vinet ; lors de l’inauguration, Juppé lui-même était venu et avait rappelé que les enfants aiment les couleurs et que si les archis eux ne les aimaient pas et bien c’était leur problème. Oui, les enfants aiment les couleurs, les enfants n’aiment pas les jeux conceptuels. Quand on a fait l’aire de jeux du Jardin Public, l’architecte des Bâtiments de France a eu son mot à dire puisque le site était dans un périmètre protégé. Il ne nous a pas embêté sur les formes, mais a voulu affadir les couleurs, pour ne pas que cela soit trop violent. Nous avions choisi en effet des couleurs vives, finalement elles sont pastels. Pour nous, ce qui est très important, c’est la capacité d’accueil ; d’après la norme, vous avez un potentiel d’enfants par jour et aussi par rapport à la répartition de jeux dans votre aire. Un jeu, d’après sa fiche technique stipule combien d’enfants peuvent l’utiliser en même temps, pour un toboggan de taille standard, ils comptent (les concepteurs de modules) depuis un pied sur la marche, un enfant en train de monter, un autre en haut, jusqu’au quatrième qui descend. Toujours à propos d’un toboggan, c’est 1 mètre 50 devant, 2 mètres sur les côtés et 1mètre derrière. Chaque équipement réclame donc sa zone, son périmètre. Avant on pouvait à la limite chevaucher deux modules si ces derniers n’étaient pas des jeux en mouvement, plus aujourd‘hui.

Pouvez-vous nous expliquer le processus de réalisation d’une aire de jeux ? Désormais, nous travaillons par des accords-cadre. Cela s’effectue par un premier appel d’offre permettant de sélectionner le nombre d’entreprises, à la fois de conception et de maintenance, avec lesquelles on contractera cet accord-cadre. Ce contrat souple présente l’avantage d’offrir un panel de possibilités presque infinies entre trois entreprises présentant trois catalogues différents. Le défaut est le temps de la procédure ; vous

passez au conseil municipal une première fois avant de notifier votre appel d’offre puis à chaque fois que vous allez faire quelque chose il va falloir repasser par un conseil. Pour notre part, nous sommes engagés actuellement avec trois entreprises ( Kaso, Quali-Cité et Lafitte Paysage ), par conséquent consultées à chaque fois pour un projet d’aménagement, et qui répondent par des propositions via des images de synthèse tout en respectant le cahier des charges. Nous travaillons donc beaucoup avec le privé, à hauteur de 80 %. Cela ne nous empêche pas de lancer des appels d’offre hors accord-cadre, comme le projet du Jardin de Ta Sœur où le choix s’est finalement porté sur deux conceptrices, une architecte et une paysagiste, respectivement Céline Pétreau et Alise Meurice qui ont eu la maîtrise d’œuvre pour l’installation des équipements dans le jardin, sachant que c’est un jardin participatif, un des premiers jardins en France entièrement réalisés sur la base de la concertation avec les riverains. Celui du jardin public, c’est l’entreprise avec qui nous avions le marché, qui a fait des propositions. Déjà on était au milieu de l’eau et du coup on nous a demandé de mettre quelque chose qui ressemblait au bateau. Laurent a donc eu l’idée de ce truc, ce navire de pirates et cela marche bien avec les enfants, il y a un monde fou dessus. Nous avons par la suite quelques modifications nécessaires sur cette structure, notamment le retrait de tout un cordage partant des mâts, car on nous a prévenu qu’un petit pouvait se pendre… Nous avons donc finalement supprimé cette fonction mal appropriée et dangereuse pour les enfants.

Sur le choix des matériaux… Nous utilisons plus de bois on utilise du HPL (panneaux de papier kraft), si jamais vous avez un choc vous poncez il n’y a plus de problème, de l’inox, matériaux increvables. Il y a une question de coût d’entretien. Le problème du bois par exemple ce sont les risque d’échardes. Au bout d’un moment ce matériau n’étant plus réparable, nous l’abandonnons par conséquent, surtout avec les injonctions de la part des préfectures, c’est la répression des fraudes qui passe en réalisant des contrôles inopinés. Les jeux ont une durée de vie extrêmement limitée. On a eu à une époque des élus qui voulaient des jeux tout en bois, non traités, sans couleur (…) sauf que cela ne plaisait pas aux gamins. Les parents nous le disaient : « c’est quoi ces jeux, ça ressemble à rien, ce n’est pas gai. » Après, c’est une question de mode.


La journée, vous avez les enfants accompagnés de leurs parents, pas de problème, c’est un usage normal. Quand vous venez le soir, entre 19h et 23h c’est plutôt des postados en bande et qui font un peu les andouilles, mais bon ce n’est pas trop méchant. Mais la nuit, vous avez des gens qui sont, soit complètement ivres, soit défoncés, et là c’est là que nous avons de gros problèmes. Ils montent à dix sur la balançoire, la poutre casse, ou les cordes s’effilochent faisant sortir les câbles. Sans compter les gravures par des coups de couteau qui entraîne toujours cette menace d’échardes ; un gamin qui glisse sur un truc en bois qui s’en plante une, ça peut être très grave, ça peut perforer une artère comme un rien. Vous qui allez faire des aires de jeux, il faut penser au coût de l’entretien de l’aire de jeux, c’est très important. Ceux qui la gèrent vous remercieront, vous mettez du sable à la place du sol souple ou du gazon synthétique, ça veut dire que toutes les semaines, il faut le ratisser, une fois par mois il faut le bêcher sur 30 centimètres de profondeur, une fois par an il faut le changer. Là aujourd’hui, vous mettez votre sol souple, un coup de souffleuse et on n’en parle plus. Les sols fluents, que ça soit du sable ou des cailloux, nous refusons volontairement ce type de matériaux car ils usent les jeux. Aussi, ils génèrent des problèmes sanitaires, par les chiens, les chats et là les assistantes maternelles pour la moindre crotte font un scandale.

Quel est le motif de la clôture ? La clôture n’est pas obligatoire sauf si vous avez un danger immédiat entre autre une route, un plan d’eau. Nous, on les clôture pratiquement toutes parce qu’on veut aussi que les chiens ne puissent venir sur les aires de jeux. Les assistantes maternelles sont extrêmement demandeuses non seulement de clôtures mais de portails qui ferment afin d’éviter les gosses se soustraire à leur surveillance et s’en aller balader ailleurs. Cela est une demande unanime, je n’ai pas d’exemple où l’on nous a pas demandé de clôtures. Deux fois par semaine, on nous appelle, « le portail ne ferme plus les enfants s’échappent ! »

Pourquoi le végétal est souvent hors-jeu ? Parce que cela serait très joli au départ, mais après vous n’aurez plus d’herbe, seulement de la boue, c’est ingérable. Ou alors la terre se compacte progressivement et vous faites passer un contrôle, ce n’est plus bon du tout. Je parle des contrôles vérifiant une éventuelle chute. Le test consiste par une boule qui représente la tête de l’enfant qui tombe d’une certaine hauteur et par rapport à cela on regarde le pouvoir amortissant du sol…

45 On pourrait mettre d’autres types de sols que celui caoutchouté, il y a des pays qui mettent des copeaux de bois mais nous s’il y en a un qui s’étouffe… Cette notion de sécurité dans l’espace de jeux des enfants est vraiment ce qui prédomine. Tandis que la proximité des arbres peut poser problème, il ne faut pas les enfants puissent y grimper, c’est de toute manière interdit par le règlement, comme dans la plupart des villes. Si vous leurs donnez cette liberté sans sécurité en face, cela ne marche pas.

Et sur la question financière… La maintenance des aires de jeux coute en moyenne 150 000 euros par an, Avec une bonne maintenance, une aire de jeux peut durer jusqu’à trente ans, surtout avec les matériaux actuels. Une aire de jeux coûte entre 40 000 euros, pour la petite aire de jeux, c’est la béaba, cela consiste en un petit enclos, avec une petite clôture sympa, un petit sol souple d’une nature quelconque et quelques jeux pour les tout-petits, et jusqu’à 160 000 euros, voire plus. A titre d’exemple, de mémoire, la réalisation de l’aire de jeux de Jardin de ta Sœur a coûté 200 000 euros. Près du Parc Bordelais, un petit jardin d’enfants L’aménagement global a coûté 600 000 euros, afin d’en faire un jardin d’enfant, les chiens y sont interdits, on a mis des sas à l’entrée, avec derrière de grandes prairies pour que les enfants puissent courir, jouer au ballon, faire ce qu’ils veulent, tous les âges sont représentés, les toutpetits ici, les grands là et des structures accessibles aux enfants handicapés de tout type. L’aire de jeux devient une de nos actions les plus importantes, si nous avons un euro à investir, nous irons plus facilement l’investir pour ce genre d’espace que sur des plantations ou autre chose.

Imaginez-vous le jeu autrement dans cette ville ? Moi j’aurai bien aimé que l’on puisse essayer des aires de jeux alternatives par rapport à tout cela parce que les sols souples pour prendre cet exemple, ça reste synthétique mais malheureusement on se heurte à chaque fois à des problématiques de gens obsédés par la sécurité, au point que ces gens n’assument pas vraiment leurs enfants. Par exemple, dans les cours d’école, où l’on essaie d’enlever les plantes toxiques, les épineux, pour éviter qu’un gamin se crève un œil. On en est à mettre des cadres en bois autour des arbres. On est en train de tout stériliser, c’est une dérive, et à l’heure où les gens sont de plus en plus citadins, ces citadins sont de plus en plus coupés de la réalité. Parce que tout ce que je vous dis, bien sûr, on le respecte parce que c’est la loi, mais on le déplore.


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JEUX, RÉVÉLAT


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L’AIRE DE JEUX, FOLIES CONTEMPORAINES ?

L’incongru au milieu de la rue

Incongru dans le sens de « déplacé » (géographiquement et esthétiquement) mais dont le déplacement, l’importation a dénaturé les traits originels de l’objet devenu exotique, dépaysant. Nous en avons déjà parlé lors du mémoire, sans déceler exactement l’étrange correspondance qu’entretiennent les figures de jeux actuelles avec des mondes lointains dont elles pensent en copier certains traits. Ainsi, les équipements ludiques se parent d’attributs notamment floristiques et faunistiques, animaux muets issus des plus beaux safaris, éléphants-toboggans ou bascules pachydermiques, bestiaire parfois moins inédit car truffé des bêtes de nos campagnes, florilège de coqs, abeilles ou coccinelles sur ressort. Enfin, d’autres installations piochent dans des

références médiévales, corsaires, faisant par suite sourdre des donjons et barques naufragées. Tout ce pêle-mêle à chaque fois joyeusement coloré. Peut-être faut-il voir dans l’expression de ces paysages, quelque chose s’affiliant à la tradition des folies paysagères. Oui, supposons un instant les modules de l’aire de jeux standardisée comme le prolongement de ces architectures ornementales, architectures de petites échelles jusqu’à en devenir eux-mêmes folies contemporaines ?


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On observe il est vrai quelques similitudes entre les espaces ludiques présents et les fabriques de jardin, déjà par leur tendance à copier puis réinterpréter à leur guise des éléments qui viennent d’ailleurs, singulièrement étrangers à ceux de leur contexte. Revenons brièvement sur ce que fut le phénomène des folies et fabriques paysagères, cette mode teintée de romantisme qui orna les jardins nommément à l’orée du XVIIIe siècle ; il faudrait d’office avouer, comme le fait l’auteur Johann Kräftner, que dans une perspective fonctionnaliste, ces édifices dénoués d’utilité précise, n’avaient que très peu de sens5. Pourtant, ils étoffaient l’ambiance du lieu, en étaient l’esprit, en exprimaient le message. Convoitant ni plus ni moins la contemplation, l’introspection du flâneur, le guidant par ces points d’appels, on attribua parfois le sobriquet de « bâtiments incompris » à ces extravagances faites de ruines factices, liées à la culture antique et autres ouvrages voluptuaires, nostalgiques des délices de l’Orient, parfois d’inspirations gothiques. Le terme de folies tire du reste son origine de cette démesure entre l’édifice construit a priori vainement et son coût devenant forcément déraisonnable. Folies que commettraient aujourd’hui les villes, capables et coupables de dépenser des mille et des cents, des sommes pharaoniques à l’achat de ces gros jouets, balances, tourniquets (…) puis celles répétées de leur entretien. Au-delà de l’aspect pécuniaire, ces objets reprennent également quelques propriétés décoratives de la folie ou fabrique paysagère dont on reconnait couramment quatre typologies pittoresques principales : les fabriques classiques, celles exotiques, naturelles et champêtres. Substantifs que l’on retrouve aisément, nous l’avons précédemment dit et observé, dans la litanie d’aires de jeux. Seulement, le pittoresque désormais convoqué n’est plus celui qui, comme autrefois, « est digne d’être peint », mais plutôt celui fixant « un aspect original, un caractère coloré, exotique bien marqué ». Celui-là même qui représente un « haut-lieu »2, repérable par l’enfant, car créant l’événement dans l’espace public. Là encore, dans un répertoire et d’un ressort certes bien différents, l’espace ludique s’ingénie telles les folies des parcs paysagers anglais, à capter l’intérêt du visiteur. Là où la comparaison se distend réside notamment dans l’emplacement de chaque objet. Le positionnement de ces anciennes folies semble calibré au lieu, le structuré,

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ces petits édicules permettant de cadrer le paysage inscrit. Pour exemple, appréhender l’espace à échelle restreinte des folies afin de mieux apprécier, par contraste, l’ampleur de l’espace ouvert des parcs et jardins. C’est là une différence notable entre ces folies, dont les formes jouaient avec les caractéristiques du site, tandis que les aires de jeux, folies qui elles se jouent d’un contexte indifférent à leurs yeux. Il découle de ces minuscules fabriques du jeu comme un petit coup de théâtre en décalage dans l’inscription au lieu. On peut ici se demander pourquoi l’incongruité du paysage figuré des aires de jeux ne nous surprend plus ? En effet, nous acceptons désormais d’office imagerie naïve et peinture rutilante instaurées ordinairement dans l’espace ludique et cela au milieu de la « sériosité » de l’environnement urbain. Peut-être parce que le mystère, la surprise et la beauté ne sont tous trois pas convoqués en ces lieux. Tandis que les folies du XVIIIe, illustrations de pagodes chinoises, mosquées, temples grecs, obélisques et ponts palladiens, tombes et pyramides égyptiennes, cabanes, fausses grottes, étonnèrent et étonnent encore le regard. Afin de conclure cette analogie, tissons un parallèle entre deux objets transportés. Parlons un instant du Puglia, navire de guerre déchu, atterrissant sur une des collines du Vittoriale, jardin italien de l’écrivain Gabriele D’Annunzio6. Au milieu des cyprès et des oliviers, le vaisseau regarde désespérément le lac de Garde au bout des terrasses. On l’eut arrimé là au prix de plusieurs absurdités, celles déjà d’un transport de plus de 300 kilomètres par 20 wagons ferroviaires, 88 mètres de sa moitié avant à hisser au sommet d’un monticule, l’autre partie prolongée par du marbre et des pierres de taille reprenant les proportions exactes du Puglia original. Pourquoi ici dans ce jardin lacustre un bateau, un véritable bateau de guerre, son mât esseulé entre les faisceaux des cupressacées ? Sinon de montrer un faste, le délire d’un homme capricieux, de faire la surprise, oui pourquoi pas, au promeneur tombant nez-à-nez avec une proue mystérieuse, de sublimer un paysage l’étant déjà, par une bizarrerie pittoresque, kitsch dirons certains…

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Kräftner Johann. Souvenirs du paradis. Actes Sud. 2012. p.260 Cabanis José, Herscher Georges. Jardins d’écrivains. Actes Sud. 2002. p.105


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Dans une opération moins laborieuse que celle-ci mais au résultat comparable (et non similaire), évoquons le navire sur l’île aux enfants dans le Jardin Public de Bordeaux, embarcation entourée par un cours d’eau qui par sa seule présence justifie aux yeux de la mairie, l’échouement ici de cet objet. Couleurs sobres, pavillon rouge et blanc, le bateau fait jouer, c’est là son but premier. Dans les deux cas, aux parages du lac italien comme dans le Jardin Public, il y a mise en scène, le dessein d’apporter une certaine narration au site. Mais l’un se doit d’être utile, d’être rentabilisé, cela par le jeu. Ce navire là est factice, c’est une reproduction qui n’envisage pas un instant le pastiche accompli au point de se présenter comme réaliste. L’autre, le Puglia, fait sensation, espère un ou plusieurs points de vue remarquables, mais n’espère au fond pas grand chose de pratique ou d’indispensable, puisqu’il ne répond à aucun programme spécifique. Evidemment le Puglia n’entre pas parfaitement dans la nomenclature des folies traditionnelles. Loin de ces répliques miniatures que sont les folies, le cuirassé en ce jardin est presque entièrement vrai. Cependant, tout comme les fabriques paysagères, la promenade subit ici une fiction, présage un scénario au visiteur qui devient à la fois acteur et spectateur d’un rêve, d’un monde d’illusion. Cette posture est semble-t-il aussi recherchée auprès des enfants par les concepteurs de terrains de jeux, où leurs distractions s’orchestrent dans un décor de fantaisie. Mais l’apparat de cet espace se met au service d’une utilité, d’une futilité, glisser, se balancer, aucun des éléments ne s’improvisent au départ dans un usage évasif. Ce sont des répétitions de gestes, dans des modules de jeux inchangés.

dispositifs scéniques effaçant tout soupçon de centralité. À rebours de l’intention déclarée, une certaine égalité de sentiment se dégage de la perpétuelle variation d’aspect de son paysage conçu, certes, pour distraire le promeneur, mais aussi pour rassembler et combiner toutes les singularités territoriales connues. (…) Par quelque côté, le Désert de Retz s’apparente à un jeu de hasard aux fortunes innombrables. » Ce récit ne pourrait-il concerner et exister dans l’espace de jeu en ville ? Oui, ne pourrait-on penser l’idée de jeu abritée dans l’idée de folies ? Elles convoquent tout deux l’imagination de celui qui s’y aventure, pourrait fabriquer le désir d’un parcours, d’une découverte de la ville à travers les jeux, eux-mêmes points d’accroche complémentaires. Finalement, que vaut l’hypothèse des aires de jeux comme folies de notre temps, sinon de mesurer l’audace des villes. Car l’aire de jeux conventionnelle, on l’aura compris traduit une ritournelle, une habitude de conception. Qu’en est-il en effet des formes d’utopies urbaines ? Plus prosaïquement, doit-on faire de l’espace public un espace nécessairement utile ?

Les architectures de jardin que représentent les folies, furent au contraire un champ d’expérimentation pour l’art du bâtiment, en y explorant le plaisir varié de la matière et de la forme. Rappelons également, que ces tentatives qui prirent d’abord racine en terre aristocratique, citons parmi tant d’autres le Désert de Retz, rejoindront progressivement les jardins publics, un des plus récents exemples serait les folies de Bernard Tschumi au parc de La Villette. Preuve peut-être que ce mouvement ne fut pas seulement qu’une vogue passagère, fruit de certains esprits excentriques. Quand il décrit le Désert du Retz7, Michel Vernes, historien et co-fondateur de l’École d’architecture Paris-La Villette, dit de cet endroit qu’il « est pourvu de

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Cendres Julien, Radiguet Chloé. Le Désert de Retz, paysage choisi. Stock. 1997. p.58


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JEUX ET VIDE Sans artifice, le jeu se résume à une conquête, une conquête d’indépendance, de performances, de fantaisie. Si l’aire de jeux est actuellement l’unique concept pour faire jouer les enfants en ville, nous pensons que se restreindre à cette solution habitue les parents à un type d’équipements, les rendant donc méfiants à l’initiative d’autres manières de pouvoir jouer, et d’autre part installe au moment de l’enfance une monotonie dans les espaces qui sont dédiés aux petits. « Avant on avait pas besoin de ça (en parlant des aires de jeux) pour jouer ! » c’est régulièrement ce qui est ressorti de la bouche des adultes fréquentant les aires de jeux ( parents ou concepteurs d’aire de jeux ), alors pourquoi et comment ce sont-elles élevées au rang d’espaces publics pour les enfants ? Avoir reconnu que l’enfant méritait comme l’adulte de lieux publics appropriés est un progrès dans l’aménagement de l’espace urbain, cependant, seraitil envisageable de les réinterpréter, porter un nouveau regard sur le jeu, et le formaliser autrement ? L’aire de jeu est un modèle louable sur plusieurs aspects ; sa présence quasi obligatoire dans la création de nouveaux quartiers, sa rapidité d’installation, sa mise en œuvre facile (due au caractère normé), son entretien par les services de la ville, la sécurité, la socialisation permise aux enfants dans un lieu fait pour eux, l’écart de la circulation, etc… Toutefois, elle reste critiquable sur de nombreux points, son intégration dans le paysage local, sa place dans le quartier, souvent marginale et peu fédératrice, sa manière de faire jouer, mécanique et répétitive, son caractère prévisible en somme, et son détournement peu évident, l’infantilisation des enfants par des figurations absurdes, le manque de prise de possession. Et si on changeait de paradigme, si les règles du jeu évoluaient, donnant naissance à d’autres modèles ? Les enfants des villes ont besoin de s’affranchir, aiment être surpris, essayer de nouvelles choses, investir des lieux, se découvrir des aptitudes. Que pouvons-nous leur apporter ? Qu’est-ce qui fait sens à notre égard dans la conception d’espace de jeux ? Quelles ambitions nous poussent à croire que nous pouvons jouer différemment en ville ? Le jeu intervient si souvent dans la manière de s’approprier un lieu et de lui attribuer finalement une identité singulière. Penser à la temporalité du lieu, et à sa capacité à supporter des usages

fortuits. Envisager ce qui pourrait devenir l’imaginaire collectif d’espaces publics. Le jeu peut révéler le lieu, dans son usage, dans sa typicité, son esthétique, il le fait parler, lui confère une nouvelle tournure, marque son originalité. Parfois, il ne suffit que de peu. Souvent l’environnement du jeu est réduit à son strict minimum, un support, un terrain presque nu. Les terrains d’aventure d’après guerre en sont un bon exemple, un sol en vague, accidenté, bosselé, dépourvu au départ d’intérêt, mais prêt à recevoir tous les usages. Ils ont fait jouer, surtout grandir, expérimenter, s’émanciper bon nombre d’enfants. Pourtant le lieu en lui-même n’était pas forcément disposé à ce genre de pratiques. Il était vide, mais rempli de sens, porteur de transformation. Transformations proposées par des adultes mais produites et construites par les enfants. Ces friches urbaines ont été manifeste du potentiel à faire revivre par le jeu et par l’action des enfants des espaces à priori abandonnés, détruits, en attente. Dans un autre contexte, à une autre époque, mais avec une finalité à peu près similaire, nous trouvons des lieux dans Bordeaux qui s’apparentent aux terrains vagues, des endroits déchus, latents, en mal de fréquentation, pas tout à fait exploiter à leur juste valeur. Une parcelle derrière l’Avenue Thiers, un bout des Quais Deschamps, la Place André Meunier, en font partie. À l’inverse, on trouve des environnements totalement maîtrisés, dessinés, programmés à …, puis un renversement de situation, l’envers de l’attendu se produit, on s’amuse là où tout le faste d’une ville était symbolisé en un lieu, sorte de carte de visite, le Miroir d’eau est une pataugeoire publique. Le vide aménagé se donne en spectacle par les courses effrénées, les éclaboussures collectives, les quelques brasses pas suffisamment immergées. En fait la poésie du lieu tient à la présence de l’eau, le jeu aussi. Et surtout, il n’y a aucun règlement, contre-indication, pas de barrière, pas d’interdiction de se mouiller ou de s’asseoir sur les marches. L’appropriation était de toutes les manières trop forte pour être proscrite.


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À Bordeaux, car il s’agit d’un lieu emblématique, incontournable lors d’une visite, le Miroir d’eau regroupe des gens de tous les horizons, enfants et adultes, bordelais et étrangers, jeunes et moins jeunes. Certains s’y amusent, d’autres tentent de saisir quelques clichés souvenirs, balade romantique les pieds dans l’eau, bizutage de rentrée. Pourtant à première vue il ne s’agit que d’un mince filet d’eau. Mais tout l’intérêt réside dans cet élément ; l’eau. Espace public devenu équipement urbain, les miroirs d’eau sont en vogue en France. Nantes, Nice, Paris, Montpellier, avec à chaque fois une histoire différente, symbole d’un passé perdu, figures d’embellissement, ils mettent en valeur le patrimoine des villes, et créer par la même occasion des pratiques nouvelles. La Promenade Ste-Catherine, privée mais se prétendant publique y a elle aussi installé un petit rectangle d’eau entre les parasols McDonald’s et Starbuck… À l’instar de ces plans aquatiques, les esplanades enherbées amènent aussi des investissement sous le cachet du jeu dans la ville. En plus de jouer dans les terrains délimités Quais des Sports, les bordelais investissent les terrains adjacents pour s’amuser plus librement. Jeux de balles, cordes entre deux arbres, pétanques, jeux de cartes, ils deviennent des lieux de regroupement, où l’on peut s’asseoir par terre, s’allonger, bouquiner, pique-niquer, boire une verre, etc… Là aussi la nature du sol, et bien sûr l’environnement végétal y sont pour beaucoup dans ces usages. Ce qui nous intéresse c’est cette manière de jouer non-conventionnée, inattendue, dans un espace qui s’affranchit des limites de l’enclos. Nous ne sommes plus dans la configuration enfant/acteur et parent/spectateur, les interactions s’enrichissent car le scénario du jeu n’est pas dicté à l’avance. Trop souvent nous avons observé des situations conditionnées similaires dans les aires de jeux. La maman seule, patiente sur un banc, parfois elle tapote sur le clavier de son portable, l’enfant, monte sur le premier élément à ressort, deux trois va-et-vient, puis tente la bascule, pas très amusant quand on est tout seul et qu’on a pas la force de la faire chanceler, puis vient le tour du toboggan, deux glissades sans sensation. L’enfant ennuyé finit par monter sur les bancs, courir après les pigeons, faire des tas de graviers, au bout de quinze minutes la sortie à l’aire de jeux est pliée, on rentre. Un jeune papa nous dit même « qu’il se fait chier quand il amène son gosse jouer. » Avec ce modèle de jeu, il faudrait alors se demandait comment occuper les parents ?


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Ou comment concevoir un partage entre parent et enfant, pour qu’aucun ne soit en reste. À plusieurs, c’est plus s’amusant, on peut commencer à esquisser des histoires et des petites compétitions. On a remarqué que l’adjonction de jouets personnels provoquait plus d’entrain et d’échanges. Des petites voitures, un sceau, une pelle, ou un ballon, finalement les enfants ne se servent plus que des équipements comme décor de leurs jeux de rôles, l’aire de jeux devient propice par sa capacité à offrir une liberté de mouvements dans un espace protégé et protecteur pour l’enfant. Un troisième environnement « vide » qui prend sens sous les jeux des enfants, et qui comme l’aire de jeu participe à un sentiment familier et rassurant est la cour d’école. Nous en connaissons peu, celles de nos souvenirs, et celles visitées récemment parce que nous y avions été autorisés au préalable. Il est rare de pouvoir observer une cour pendant les heures de classe et davantage encore pendant leur temps d’effervescence journalière. Pourtant la cour d’école ou cour de récréation porte bien son nom. Elle est un cadre d’observation privilégiée où les enfants à l’aise dans un endroit coutumier et avec un entourage connu, apprécié ou non, se défoulent à corps perdu, créent des habitudes, composent des alliances de groupes, échafaudent des histoires. La cour de récréation est support d’un bouillonnement, d’une agitation intense peut-être parce ce qu’ils sont prévus dans un temps imparti et qu’ils résultent d’un besoin de se libérer l’esprit, de s’animer, de s’éprouver physiquement après des heures de concentration. Aussi la cour est un espace en vase clos, où les parents sont absents, certes il y a une surveillance d’adultes, mais aucun sermon parental, pas de réprimande. Rassemblement d’enfant comme nulle part ailleurs, c’est là que l’on fait l’expérience d’une vie en société entre personnes d’une tranche d’âge assez large pour pouvoir évoluer en compagnie des plus grands, connaitre des rivalités, etc… C’est un espace intéressant par sa nature qui varie selon l’architecture de l’école et qui à l’inverse des aires de jeux font jouer de multiples manières. Parfois il existe un équipement ludique dans la cour, parfois pas, des caisses de football ou des paniers de basket, des marelles au sol, des arbres, un préau, un grand vide central, des tricycles ou des trottinettes… La cour est fédératrice, elle réunit, et elle est dans le quartier un espace indissociable au jeu. Lors de nos ateliers à l’École Flornoy, nous avions proposé aux enfants de dessiner l’endroit qu’ils préféraient le

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plus dans leur quartier pour jouer, forcément la cour de récréation a été de nombreuses fois esquissée. Elle tient une réelle place dans l’estime des enfants. L’aire de jeux, elle, est souvent reléguée à un espace secondaire, s’agit-il en fait d’un lieu ? Etant donné le décor factice, la mise en condition réglée (clôture, règlement, etc…), les rencontres parfois difficiles, quel statut l’aire de jeux détient-elle ? Souvent elle n’est même pas nommée, c’est « l’aire de jeux », qu’elle soit dans le Jardin Public, en face du Jardin Botanique, sur les Quais des Marques, Boulevard Albert Ier, on nomme davantage le point repère attenant, le nom de la place, ou du parc.


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de haut en bas, de droite à gauche : Le miroir d’eau de Nantes lors de l’ouverture du Voyage à Nantes 2016 Jeux libres au Musée Dobrée à Nantes Glissade au Musée Dobrée à Nantes Jeux de balles, Place des Capucins à Bordeaux Assaut du puit, Musée Dobrée à Nantes Cour du Palais Royale à Paris Boire la tasse à la Fontaine des Girondins


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L’ART ET LE JEU Déjà évoqué dans Culture du Jeu I, le travail d’artiste a aussi un rôle important dans la création d’événement ludique, parfois désiré, d’autre fois non prévu. Alors c’est l’œuvre elle-même qui se trouve détourner au bénéfice du jeu. Il doit exister une connivence entre l’art et les enfants. Déjà petit l’apprentissage par les images, la notion du beau et du laid est perceptible, peut-être que dans cette quête de soi, la recherche de l’esthétique, d’éprouver par les sentiments ce que l’on nous présente conduisent les enfants à aviver leur sensibilité, à préciser leurs goûts. La Cour du Palais Royale à Paris, malgré son histoire tant polémique fait jouer quiconque si rend. Les Colonnes de Buren on peut aimer ou détester, mais personne ne contestera sa capacité à divertir les gens, à les faire escalader, se cacher, grimper, s’asseoir, skater, jouer au foot. À côté on y danse le dimanche après-midi sur un air de valse. L’architecture de la place, austère et sérieuse, l’esthétique antique de l’œuvre n’empêchent pas, bien au contraire, une occupation ludique du lieu par les passants. On aurait pu croire que l’aspect refroidisse, n’entraîne en rien une utilisation des citadins encore moins une prise de possession. Pourtant, il n’y a pas que les enfants qui s’amusent de ces riches colonnes de marbre, tout le monde y va de sa performance, tenir en équilibre sur un pied au sommet, grimper la plus haute, s’allonger dessus. En fait, ce qu’on peut déceler dans ce lieu, c’est sa faculté à surprendre et à proposer un espace public inédit, sortant de l’ordinaire. Sa force tient dans la répétition d’un même module, et par une configuration régulière et réglée. La référence historique réactualisée étonne, puis séduit. Cet ensemble de sculptures n’est pas le seul à être détourné, en de nombreux endroits, les sculptures urbaines se laissent saisir, chevaucher, gravir. Nous avions fait référence aux cailloux de la Place du Palais à Bordeaux, ou aux longues vues à Lisbonne, mais certaines plus symboliques ne sont pas épargnées. La Fontaine des Girondins se découvre en plein été une nouvelle fonction autre que touristique et historique. Preuve que Bordeaux manque certainement de lieux de fraîcheur, à la fontaine on y barbote, on s’y baigne, on hésite pas à franchir les grilles pour le plaisir de se faire éclabousser. Les enfants jouent, les parents discutent entre eux, à croire que cette œuvre ait été faite pour cela. Soustraite de son rôle de représentation elle se transforme par les conditions climatiques, son caractère incontournable en visite, et

sûrement par le charme qu’elle dégage, en un décor prenant vie sous les jaillissements de l’eau. Pourquoi cet attrait vers les pièces d’art à la base sans vocation ludique en ville ? En quoi cette appropriation est-elle aussi significative ? D’abord, elle permet d’établir une corrélation entre un art élitiste, qu’on ne regarde qu’avec les yeux et une volonté d’art plus accessible, appréhender par prisme intelligible par tous, celui du jeu. D’autre part, elle fait ressortir le manque d’espaces à étonnement, d’objets urbains propice à la découverte, d’embûches de parcours. Lorsque tout est lisse, et uniforme, l’art invoque une dimension subjective dans l’espace public, des œuvres dont on ne reste insensible, on les assimile, elles nous font rêver, ou nous déplaisent. Contextualisées ou non, comme Sanna de Jaume Plensa, Place de la Comédie, elles font figure de ponctuation parfois de repères urbains. À Tours, la Place du GrandMarché s’est faite rebaptisée Place du Monstre grâce (ou à cause) de la statue de Xavier Veilhan. Les sculptures des villes ont donc un statut mais aussi un rôle dans l’histoire et l’évolution du paysage. Leur appropriation se fait au dépend de leur caractère hiératique ou sacré. Sur le parvis St-Michel, des enfants se font des passes de football, l’un est gardien, il est tenu d’empêcher les balles de toucher le porche de l’Église converti pour l’occasion en but. Profanation ou simple pragmatisme, les enfants ont subverti de l’usage premier cette porte massive. Pourquoi n’y a-t-il qu’un unique panier de basket sur la place ? Comme si s’en était déjà trop…


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MISE AU VERT « En milieu rural, l’enfant peut escalader une colline, grimper à un arbre, enjamber un bosquet. En milieu urbain, il doit pouvoir exercer, mesurer ses forces physiques dans des lieux aménagés pour lui. Il ne s’agit pas de poser des objets, mais d’exploiter les possibilités du terrain à aménager : modelés de sols, accidents de reliefs, végétation, autant d’éléments qui, combinés avec des produits préfabriqués ( toboggans, perchoirs, mâts, escaliers, filets ) donnent à l’enfant la possibilité de sauter, grimper, escalader, de découvrir et jauger ses capacités d’équilibre. » 8 Plus que le végétal, c’est la nature toute entière, même celle paumée par bribe au milieu de la ville, qui peut-être source d’un jeu d’observation, d’imagination ou encore d’action. L’enfant se lance à son exploration, parfois non sans retenue, car celle-ci peut aussi bien fasciner qu’effrayer. Scène banale déjà mainte fois observée d’un enfant s’amusant d’épouvanter des pigeons qu’il redoute tout autant, ou encore de s’aventurer avec hésitation dans les bois dont les fantasmes sont faits… Des mythes au jeu, le labyrinthe végétal tire ce trait d’union. Mais scénarisé, il maîtrise le promeneur parfois jusqu’à le perdre. Ce qui nous intéressera ici serait plutôt l’inverse, c’est-àdire le jeu comme prise de possession de la terre, des écorces, des limbes, de la lumière… La perquisition par l’enfant d’éléments naturels ne laisse cependant rarement ces derniers indemnes. Arbres dépiautés de leurs feuilles, elles-mêmes réduites à leur simple nervure, herbe arrachée, même sort pour les branches mais plus violemment encore ( la plupart du temps par une technique consistant à tournoyer les filaments boisés pour les faire ployer ), pire encore le supplice infligé quelquefois aux gendarmes et autres insectes pacifiques. La relation n’est pas forcément tendre, écologique dirait-on aujourd’hui. Mais elle mérite de mettre en lumière une certaine complicité, tacite, entre l’enfant qui grandit en même temps que la pousse du végétal. À quand pourra-t-il enfin non plus toucher du bout des doigts cette branche, mais la saisir à pleines mains ? Et monter d’un peu plus haut. Il faut attendre les différentes croissances. Il y aurait donc un rapport dans l’échelle et dans le temps. Grimper à un arbre, geste commun que viennent accomplir filles et garçons. Sans évoquer l’allégorie du refuge pour l’enfant, cet acte lui permet par ce court

périple vers les cimes, de se mesurer, non pas uniquement à l’arbre, mais à lui-même, et savoir s’il est capable de défier le vertige et l’apesanteur. « J’ai déjà dit que nous passions des heures et des heures dans les arbres, et ce non pas pour y chercher des fruits ou des nids, comme la plupart des garçons, mais pour le plaisir de triompher des reliefs difficiles et des fourches, d’arriver le plus haut possible, de trouver de bonnes places pour nous installer et regarder le monde au-dessous de nous en faisant des farces et en poussant des cris à l’intention de ceux qui passaient à terre. » 9 Le paysagiste Jacques Simon plaidait trente années auparavant : « Il est primordial pour l’enfant de pouvoir se projeter deux ou trois fois par semaine dans des terrains où il reprend contact avec la terre, l’eau, l’herbe et la roche pour renouveler son potentiel créatif. » 10 Où à Bordeaux, l’enfant peut-il trouver cette ressource ? Dans cette ville tapissée de grès ou de granit par des milliers de pavés, les adventices poussent en solitaire, ça et là entre quelques joints mal faits. Soyons un brin plus prosaïques, et mesurons ici les étendues de pelouses ; rive gauche, des 250 hectares du centre historique, de la Gare St-Jean aux Quinconces, seuls seize sont enherbés. Tandis que l’arbre est lui mis au service de l’ornementation, souvent classique, par alignement ou art topiaire. Toujours à titre de piètre exemple numérique, dans la charte des paysages de la ville de Bordeaux11, le florilège d’arbres ne se résume qu’à une vingtaine d’essences, toutes tronc droit, port érigé. Jamais de cépée, de sujets tortueux. Ne pourrait-on pas déployer le végétal sous d’autres auspices, moins rigides, mais au contraire de connivence avec l’instinct atemporel semble-t-il, de l’enfant qui le pousse au jeu dans et avec toute cette matière organique ; en fin de compte, de pourvoir créer des espaces répondant au sens inné de la curiosité des enfants et à leur capacité d’être stimulés par un environnement du vivant. 8 Jacques Simon, Marguerite Rouard. Espaces de jeux : de la boîte à sable au terrain d’aventure. D.Vincent. 1976. p. 39. 9 Italo Calvino. Le baron perché. Éditions du Seuil. 1960. p. 34 10 Jacques Simon, Marguerite Rouard. Espaces de jeux : de la boîte à sable au terrain d’aventure. D.Vincent. 1976. p. 3 11 http://www.bordeaux.fr/p8351/charte-des-paysages


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PRÉCEPTES DE JEU

ou ce qui fait sens à nos yeux au moment du jeu

L’É VO LU T I V I T É

L’ I NTERPRÉTATIO N

S CÉNARII

L’ I M AG I N A I RE

L’ INAT T E N D U

JOUER DÉCOUVERTE

LA SU RPR I SE

L’A P P RE N T I S SAG E CONNAISSANCE

L A L I BERT É

LE S RÈGLES

INDÉPENDANCE CA D R E R L E J E U

L’ACT I O N ES PACES NO N-CO NTRAINTS

MOUVEMENT

C O L L E CT I F O U S O L ITAIRE

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QUATRE ESPACES DÉCLARÉS Pourquoi ne pas penser à des jeux qui ne se prévoient pas, à laisser un interstice dans des espaces publics souvent trop réglés. Voir ces règles non plus comme une contrainte, mais comme une marge de manœuvre pouvant donner aux riverains la possibilité de faire des règles du lieu, les règles du jeu. Nous aussi, nous sommes contraints à quelques règles, celle de faire des choix dans l’éventail de lieux variables. Un désir d’action spontané s’est imposé sur certains territoires. Il nous a fallu sélectionner parfois de manière arbitraire et personnel ces lieux. Cependant, ils ont pour nous à la fois le statut de site « exemple », et site « test ». Cette élection est donc non-exhaustive, pouvant se répandre à d’autres et à de plus nombreuses places. Quatre espaces déclarés, ils regroupent une diversité dans leur morphologie, leur taille, leur contexte, leur fréquentation, leur image, leur statut. Leur composition et leur état dans Bordeaux sont dissemblables, marqués par des aménagements liés à leur histoire, aux mouvements, aux transformations urbaines. Volontairement, nous décidons de ne pas dévoiler noir sur blanc leurs noms. Car cela fait partie du jeu. Découvrir par bribes, par indices ces petites îles. Elles nous livrent par leur présence une intimité du quotidien des riverains. Elles ne sont pas tout à fait secrètes, ni vraiment connues. Elles restent à l’échelle du quartier un point repère, mais ne rayonnent pas à l’échelle de la métropole. C’est aussi pour cela que nous aspirions à les faire deviner, reconnaître par des spécificités qui leurs sont propres. D’abord, il y a la place qui a été pensée, structurée pour devenir espace public et qui subit aujourd’hui une reconversion, puis vient le lieu foulé par l’histoire, cicatrice d’un temps, ensuite nous trouvons une seconde place régie par un aménagement spécifique, et enfin, une opération de curetage dans un tissu dense laissant place à une nouvelle projection d’usage.

« André Corboz évoque la description comme une opération active ; la description ne consiste pas seulement à observer les choses pour essayer ensuite de les restituer dans le langage aussi clairement que possible, de façon presque mimétique, mais elle doit intervenir sur les choses, les transformer ; la description est toujours sous-entendue par une hypothèse. C’est un instrument de projet, et quand nous décrivons par des mots quelque chose se joue de l’ordre de la découverte. » 12 12

Gilles Antoine Tiberghien, Dans la vallée, p.27


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OUTILS D’EXPLORATION Dans cette optique de montrer sans désigner, nous décidons de mettre en place une méthode. Avant d’appliquer une stratégie d’étude purement « scolaire » de recherches, telles l’analyse du cadastre, de la superficie de la parcelle, de ses données chiffrées sûrement porteuse mais ne révélant finalement pas la matière, la consistance physique des lieux nous choisissons d’appréhender, de cerner leur quotidienneté, la vie qui se forme, les rencontres qui se font. Nous nous sommes rendus compte que pour connaître un lieu, en devenir une figure familière, l’observation était primordiale. Elle ouvre des champs de connaissance liés à l’humain, à son rapport personnel avec l’espace côtoyé, nous donne des clefs de compréhension sur sa fréquentation, son usage, sa temporalité. Nous sommes rentrés dans la peau de spectateurs actifs. Spectateur, celui, celle qui regarde, qui contemple un événement, un incident, le déroulement d’une action dont il est le témoin oculaire. Cette contemplation révélatrice d’habitudes, s’est néanmoins accompagnée d’exercices de mise en relief de celle-ci, notamment par la collection. Travaux pratiques n°1 : Garde à vue ( Georges Perec, Espèces d’espaces, p.100 ) Observer la rue, de temps en temps, avec un souci un peu systématique. S’appliquer, prendre son temps. Noter le lieu, l’heure, la date, le temps. Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir. Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. n°2 : Carte postale Durant les grandes vacances, aux malheureux aoûtiens oubliés rencontrés sur place, nous avons tendu une carte postale du lieu. Leurs demandant d’écrire pourquoi ils étaient là, ce qu’ils y faisaient, une anecdote, un souvenir, n’importe quoi résumant la raison, le motif de leur présence ici. L’exercice nous a donné des indices sur l’image (et donc éventuellement la mémoire) que les habitants ont/entretiennent de ces lieux. Autant être honnête, l’outil de la carte postale fut un prétexte.

Ce qui fut écrit au dos importe sans doute moins que les conversations qu’elle provoqua parfois avec les habitants. Les gens, en général, préfèrent peut-être l’usage de la parole, plus facile, plus directe et la carte postale, dans bien des occasions, a permis cette élocution, ce langage libre que l’on nomme franc-parler. On comprend dès lors que tout le monde ambitionne une vision personnelle de sa ville. n°3 : Collection de flore Répertorier, collecter, transfigurer l’herbier lui faire refléter une image rêvée, fantasmée du lieu. Il permet d’élaborer une atmosphère suggérée, et de tisser un récit propre à chaque environnement. n°4 : Motifs Éléments mémorables, exotiques, remarquables, matières, textures, particularités, et typicités du lieu. n°5 : Histoire en image Dévoiler par des représentations personnelles l’univers des quatre espaces déclarés. Mettre en mouvement par nos intuitions, ces quatre lieux nous est apparu comme la suite logique de cette démarche empirique. Cette fois comme entraîneurs d’action, quoi de mieux que jouer pour de vrai, in-situ. Avec l’aide précieuse de Jorge et Alice, animateurs au Centre d’Animation de Bastique Queyris nous avons voulu à notre tour révéler le lieu par le jeu des enfants. Établir ainsi une nouvelle relation avec celui-ci, découvrir l’appropriation des enfants, leurs jugements. Pour cela nous avons imaginé non pas un jeu pré-établi, mais un jeu où les enfants deviendraient metteurs en scène de leurs actions. Ils seraient en effet amenés à prendre possession du lieu, à le modifier quelque peu, lui ajouter, le transformer. Avec Jorge et un groupe d’une quinzaine d’enfants de sept à onze, un atelier par site a été pensé afin d’éprouver, de questionner, de tester les observations soulevées et mettre en œuvre nos propositions. Enfin, notre dernière posture liée à nos précédentes expérimentations, sera celle de concepteurs d’idées. Avec pour ambition d’exprimer notre regard, notre vision localisés et spécifiques à chacun des territoires choisis.


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LE GRAND VAGUE

44°49’44.9’’N 0°33’44.2’’W 18 870 m2 deux mails de platanes un cours passant deux rues longeant en chantier perpétuel

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17h45, 19°, tempête imminente, mardi une foule épaisse des chauffeurs de bus qui se croisent trois hommes louches deux copines, un dogue allemand, leur frisbee un mec tranquille une sœur et son frère des chiens en pagaille

Deux femmes se réjouissent de lancers d’un disque-

volant (frisbee pour les anglophones) qu’un dogue s’en va bouffer pour chaque mauvaise transmission. Un bel ouvrier, pantalon beige de velours tâché, frôle cette zone de jeu sans y prêter attention, et abandonne un crachat en passant devant. Ambiance hyperactive, tout se culbute, s’accélère, vents ténébreux, débauche du chantier, derniers mouvements de grues, voitures à la queuleuleu, cri prodigieux d’un passant parmi tant d’autres…Beaucoup coursent les bus de la ligne 1 et 11, chiffres pareillement bordés de bleu. Dans ces transports en commun, emplissage volumineux de sacs embarrassant les dos d’étudiants. Un frère, sa sœur, quatre et six ans à vue d’œil, curieux mais l’air triste, viennent assister d’un pas indolent, saccadé, à l’échange du discoplane. Mais trop tard, le chien chie, geste qui paralyse pour aujourd’hui la partie de frisbee, car ramassage de l’excrément, et puis les deux femmes quittent la scène, suivi du dogue à peine désolé. Sans interruption, elles se font remplacer par une bande d’ados qui se pose en ronde dans l’herbe paillée. Ils sont neufs, tous excités. Un couple de filles les retrouvent. La plus grosse est la plus drôle. Une énième adolescente rejoint le cercle sans l’agrandir puisqu’elle enchevêtre de suite son mec déjà debout pour l’accueillir. On l’a dirait échappé des années sixties. Lui non. Les deux tourtereaux s’éclipsent et viennent près d’une des sorties du parking souterrain, s’étreindre et se dire des secrets. Loin de ce spectacle, trois hommes, la peau bistrée, entourent un banc sans s’y asseoir. Ils observent au loin quelque chose, quelque chose que je n’identifie pas. L’un du trio expose sa maigreur, torse apparent, le T-shirt noir déchu tenu en sa main gauche. Il est en train de le remettre, car l’azur du ciel se tire à grandes enjambées… Et puis grosses gouttes éparses. À côté de cette trinité d’hommes angoissants, un autre banc sur lequel siège un type imperturbable. Il téléphone et poursuit son appel, tout en accomplissant par une élégante gestuelle et sous l’averse naissante, le

déploiement de son parapluie. Plus proche, par l’ouverture improvisée de ganivelles avachies, un enfant et sa mère entrent sur la pelouse : « maman, c’est un potager ? » Réponse lapidaire, navrée de la mère : « mais non chéri, il n’y a pas de tomates, il n’y a que des crottes… » Elle n’a pas tort, d’ailleurs le pétrichor atteste son propos, car s’entrelace d’effluves fécales canines. Les chiens ambulent autour de moi. Je reconnais deux promeneuses, copines « doglovers » du quartier qui en rencontrent une troisième (femme électrique, dreadlocks rouges, haut rose pétant) s’écriant à la vue d’un de leur toutou : « Ah revoilà le loup-garou ! » Il est vrai que l’animal abâtardi, museau effilé, longs poils bruns, iris fauves inquiétants et oreilles pointues au sommet d’une carrure musclée, pourrait faire partie de la famille des lycanthropes. Sous la tempête, disons que la métamorphose a déjà dû avoir lieu à quelques rues d’ici à l’abri des rumeurs de la ville. Le ciel est désormais plus sombre encore, les nuages noirs défilent à vive allure dans cette nuit sans lune. L’astre manquant, selon les croyances modernes, ne permettrait pourtant pas la transformation du monstre… Mystère donc. Mystère et boule de gomme… Que dire de plus. Au sol, la frénésie se poursuit par des brassées de piétons qui s’agitent en tous sens. D’aucun semble constater les rassurantes informations programmées dans l’encadré vert d’une croix. Les diodes font indéfiniment défiler : « 18h11 » « 13.09.2016 » « 31° » « pharmacie gaste », suivis de la coupe d’Hygie qui clignote trois fois avant de disparaître. « 18h12 » « 13.09.2016 » « 31° » la coupe d’Hygie… 18h12


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13h18, 21°, ensoleillé, mercredi des enfants, des ados ouvriers en pleine exercice un homme seul et assis

À l’heure du déjeuner, les plots massifs servant d’aplomb

aux pylônes électriques servent aussi à la fois d’assises et de tables de pique-nique. Tous ont été pris d’assaut. Côteà-côte et sans se regarder, assis eux sur un banc, un clan d’ados mâchent du bacon enfoui dans de la mie. Le repas se trouble quand l’un décide prestement d’une bataille d’eau. Provocation valant quelques protestations et puis le bruit navrant du plastique de la bouteille qui gémit en même temps que le récipient se vide. La flotte n’a pas tout à fait réussi à éloigner la compagnie de pigeons menaçant les miettes invisibles. Derrière les oiseaux, aux dos des ados, un homme solitaire s’assied délicatement aux côtés d’un lagerstroemia. L’arbuste par son tronc oblique et tortueux semble comme s’extirper in extremis de la masse bétonnée d’un immeuble sans goût. Année soixantedix, six étages, vingt-quatre balcons supposant autant de logements, dont un vacant ou bientôt, puisque une pancarte au rez-de-chaussée exprime sobrement « T3 à louer », quelque part en haut. Au premier, des maçons traficotent je ne sais quelle bricole sur la fenêtre d’un appartement, sans doute celui à visiter… Supposition de la vingtaine de logements aussitôt fausse car je découvre les boîtes aux lettres à chaque entrée. Elles se décomptent par 5x3 au numéro 34 et 5x4 au numéro 32. Entre ces deux chiffres, une vaste vitre et son simple reflet déformant arbres et passants embellit finalement la façade, miroir d’une spectacle toujours plus excitant que lui-même. Les balcons auraient pu sauver la mise mais non, presque personne ici n’a décidé d’y introniser des plantes en pot, une table de ping-pong, une boule disco, le magnifique drapeau des Kiribati… Seule une énième touche de gris, serpillière bien raide, pend au deuxième. Heureusement encore, les platanes devant, alignés comme des soldats au garde-à-vous, ornent ou cachent c’est selon, en partie le mur terne. Les fenêtres tirent au moins bénéfice de cette vue qui, à peu y réfléchir, doit être agréable, forcément, car plongeant dans les feuilles, lobes aigus, des arbres dressés d’une trentaine de mètres.

Port libre, on a laissé les branches tranquilles achever cette silhouette me rappelant les torches de jardin, celles en bambou bien sûr. Lueur vespérale, en pleine gueule des habitants de l’immeuble, colore le brun rosé de leur bois, que certains assimilent à une peau de serpents, oui pourquoi pas, probablement parce que comme eux, l’écorce mue tout au long de leur existence… Mais revenons à notre homme solitaire, toujours là près de ce lilas d’été. Le sait-il cet homme tranquille mais l’arbrisseau qu’il côtoie fut grimpé la semaine dernière par une fillette plein d’entrain. Son père avait eu un mal fou à la refaire descendre sur l’asphalte, lui accrochait d’une main ferme la cheville qui sans se débattre, ne s’affaissait pas de sa hauteur. Peut-être que la solitude de l’homme assis se fait désormais moins pénible, peutêtre, car le monde ne bonde plus les environs. Tout part. Même l’ombre. Celle-ci fond comme neige et la lumière récupère chaque recoin, chaque interstice. Les enfants sont enfin rentrés au sein du gymnase que le plan vigipirate referme aussitôt. Quatre retardataires restent devant les portes closes. Un cinquantenaire, petit moustachu, enfourche son vélo électrique avec une torpeur qui me convainc de penser qu’il n’est pas pressé de poursuivre sa journée, dernière lichée d’une bière sans doute chaude et repose la canette 50cl dans le portebidon. La place se vide de sa plèbe et du tohu-bohu. Viens le temps de la digestion et elle se fera ailleurs, les individus s’en vont ventre repu par diverses sillages, poursuivre ailleurs un nouvel après-midi. 13h43


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17h07, 25°, nuageux, mercredi trois licenciés dans un club sportif deux voyageurs égarés un couple franco-espagnol et leur chien un couple qui a chaud des joueurs de balle quelques hommes ensemble

Bruit sec d’un camion blanc qui vient de s’arrêter, déclenchant l’envol de nombreux pigeons sur l’herbe cramée. Quelques joueurs : un couple amusé d’un chien amusant (« banzi » ou « petit chien »), plus loin, deux gamins s’époumonent après une balle. L’aspect défraîchie de la place ne rebute pas, il y a du monde, un peu, un seul banc n’assied personne. Le houppier tombant bien bas, celui d’un mûrier platane je crois, obombre un homme et une femme, arborant -l’ontils fait exprès ?- un T-shirt pareillement orange. Le camion reprend son tintamarre. Sur une autre assise public, trois adolescents reviennent ou iront faire du sport, trahis par la morphologie des sacs à leur pieds. Sportifs également plus à gauche, avec ce couple cycliste bien équipé. Dans leurs mains, une carte semble-t-il, leur interprète les environs. On dirait qu’ils cherchent un point de chute, un point d’intérêt, d’arrivée, enfin quelque chose situé dans les parages. Leurs vélos semblent les faire voyager, vu l’empaquetage qu’ils traînent sur leur porte-bagage qu’on ne voit plus d’ailleurs. Vers le Sud-Ouest, bien au fond, décors de grues ( trois dont une jaune et deux rouges et blanches ), toute tamponnées du nom de la société de location « Sofral ». Juste devant ces appareils de levage longilignes, un vieux bâtiment dont l’abandon paraît provisoire. En se rapprochant vers nous, des pylônes électriques bringuebalants, enfoncés non pas dans la terre ferme mais dans des blocs de béton, des cailloux plus nombreux que des germes d’herbe. Bordant chaque côté de ce champ de vision, des platanes d’âge mûr sont plantés, formant d’épais mails qui déguisent et camouflent les façades des immeubles. Platanes également, plus jeunes et en alignement cette fois, le long du Cours, qui eux ne cachent en rien, le passage litanique des voitures. Banzi, tel un petit roi canin, s’en va à l’instant, charrié dans le panier à l’avant du vélo de son maître. 17h27

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07h16, 06°, nuit en déclin, vendredi un chat matinal des étudiants, des élèves sur le chemin de l’école un père et son nouveau-né un petit motard

Des ombres passent, furtives, elles tracent leur route

déterminée qu’on imagine quotidienne. Une femme marche comme tétanisée, elle a froid et le clame à la personne au bout de son téléphone portable ( mais qui peut-on appeler à cette heure-ci pour discuter ? ). Les crépuscules se parent de lumières chaudes, éclairage public dont le jaune exhume le souvenir des feux de voitures anciennes. Binôme de passants ou sinon âmes solitaires, la plupart accoutrés de sac-à-dos. Un chat lui aussi fait son chemin, pelage roux ( mais est-ce les lampadaires de la ville qui le tamisent ? ), en reniflant la rosée de l’orée du jour qui d’ailleurs se lève de plus en plus franchement. Le chat se fait trimbaler par sa curiosité qui l’amène à des endroits que nous humains jugerions peutêtre sans estime. Ainsi, la bête s’arrête devant un bloc de béton mal tagué d’inscriptions toujours mystérieuses (« Jerry » en caractères blancs et gras, « BLACK LIST »), bloc bétonné supportant deux cadavres, des canettes de binouze, une Heineken oblongue et sa petite sœur, Lager blonde, 33cl, les 4,7 % d’alcool évaporés. Le chat renifle ce tout, avant de poursuivre un itinéraire hasardeux, il ne daignera pas regarder la fille qui l’appelle comme on appelle un chat en général. De plus en plus de passants, tandis que les voitures assiègent la place, l’entourent, feux de position au bout de la carrosserie. Un enfant désespère des cailloux qui entravent les roues plastifiées de sa moto rouge de la marque Néo. Il décide du coup de se lever de la selle, puis traîne et abîme l’engin. La nuit recule et à 7h47 pétante les projecteurs s’éteignent de concert, la lumière dorée disparaît. Dès lors, les trois tilleuls ne projettent plus leur silhouette au sol, et révèlent mieux encore leur parfaite anatomie, canons de beauté qui pourraient ressembler aux premiers arbres que l’on dessine enfant. Derrière eux, trois autres sujets qui se penchent vers le Sud-Est, comme attirés par la gare. Au milieu des entrecroisement d’écoliers pressés mais bavards, brumeuses conversations, un ouvrier, clope au bec, bleu de travail, se dirige vers le chantier droit devant. Bruit sourd, énigmatique et répété,

on dirait un pic-vert, mais l’oiseau ne viendrait pas se perdre jusqu’ici tâter quelques troncs. Le chat a resurgi de l’autre côté, près du gymnase. Moins cool que tout à l’heure, il s’affole entre les jambes des gens. La mère du petit motard fait route inverse. La moto de son fils à la main, elle porte une djellaba joyeuse, couleurs abondantes, inspirations végétales exotiques. Femme au sang chaud sûrement, car des tongs suffisent à ses pieds pour affronter la température. Sept filles sonnent à la porte de l’école déjà refermée, enveloppé comme dans un linceul, un bébé dort contre le torse d’un homme qui marche. 07h58


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« La place André Meunier, c’est notre place. Pas question de la clôturer ! On y jouait au foot quand on était gamin Souhait : qu’elle reste une place publique, pour tous publics. » Jacques « Place où l’on peut trouver de très beaux sapins lors des fêtes de fin d’année... Et toujours en travaux ! » Ouassini « La place André Meunier avec son charme pas explicite pour le moment. J’espère que la « cabane à gratter » y trouvera une belle place. » Mauricette « Juppé il ne vient pas salir ses godasses ici ! Ici c’est pas le Jardin Public ! Et pourtant il y a la gare, ça fait pas bien quand on arrive à Bordeaux ! Ah oui, Bordeaux, c’est sale. » Jacqueline

place ANDRE MEUNIER


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CHEMIN DE RONDE

44°49’51.3’’N 0°33’57.5’’W 3222,47 m2 deux accès 18 marches 200 m de long, un alignement de platanes


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09h30, 22°, chaleur d’un ciel voilé, lundi une femme et ses deux chiens une autre femme et ses deux autres chiens des gens au loin un homme assis et son dobermann

Lointain tintement d’une cloche qui nous prévient du

passage de la demi-heure. La seule présence humaine visible se dessine pour l’instant en un homme assis en contre-bas de mon assise. Une grille nous sépare. Vêtu de blanc de la tête au pied, excepté le sombre chapeau qui le coiffe. Posé sur le plot d’un parking, il fume. Sa silhouette me fait penser à Marc Veyrat, le cuisinier. Étrange rapprochement qui me vient à l’esprit. Je suis installé sur l’élément phare du lieu, l’oratoire, qui a l’aspect de petite fabrique paysagère, situé à mi-chemin dans le jardin. J’ai grimpé pour la première fois l’édicule, habituellement squatté par des adolescents. En face, hors du jardin, je remarque une cour rectangulaire bordée d’un parking (celui de l’homme blanc à chapeau), avec au beau milieu un saugrenu carré d’herbe. Sorte de microsquare où l’on a placé deux bancs métalliques, peut-être trop proches l’un de l’autre et quelques arbres. Planté et poussant au point médian du morceau de verdure, un lagerstroemia fulgure d’un rose vif qui fait du bien aux yeux. À ses côtés, d’une teinte plus carnée, deux lauriersroses ( un ne le prouvant que par la fraicheur d’une dernière fleur, les autres en cette fin d’été sont à terre ), et deux conifères. Cour où les voix résonnent car scindée d’un bâtiment banal ne devant sa beauté qu’à l’état de ses murs, crépi blanc dégarni, comme déchiré, éraflé, dévoilant un gris régulier. Bâtiment à trois étages dont les fenêtres du premier sont toutes entrebâillées, ce qui donne un air gai, joyeux à ses ouvertures car les gens y communiquent d’un étage à l’autre, dehors ou dedans, qu’importe. Ce matin, celles du troisième n’ont pas connu le même sort. Restées closes, elles exposent cinq carreaux de hauteur sur quatre de largeur, ce qui en fait dix par châssis. Au-dessus du houppier du lagerstroemia, un fil électrique tendu le long du mur du bâtiment blanc poursuit sa course jusqu’à la toiture et s’achève en une longue antenne. Je remarque ainsi à gauche, un joli dôme crème que l’on pourrait croire échappé du Sacré-cœur. Pareille frimousse romane-byzantine, le clocheton en moins.

L’Est l’enlumine des rayons matutinaux. Mais revenons à notre jardin, où le soleil œuvre également. La lueur interceptée par les arbres, projette au sol de longues ombres ondulées qui s’épanchent à faire mentir la hauteur réelle des sujets. Percées solaires morcelées au sol. Un chien se fout de ce lumineux spectacle et gambade sans raison. Curieux un instant de ma compagnie, il vient au pied de mon perchoir. Sa maîtresse le rappelle, lui accourt. Sans l’avoir remarqué, un homme s’est installé en bas des escaliers de pierre. Il ne bouge pas d’un poil, son dobermann, oreilles impeccablement tendues, non plus. Tous deux comme paralysés donneraient l’impression d’attendre un train inventé. Derrière moi, il y a de l’intimité à observer, disons la face B de la ville, plus prosaïquement, l’arrière des maisons de la rue des Douves. Quelques cours intérieures ici se tassent. Une des parcelles a été divisée un jour, délivrant ainsi deux parties égales de son jardin, séparé aujourd’hui par un mur bétonné plus haut qu’un homme moyen. De ma position éminente, il est facile et tentant de faire l’inventaire de chacun des patios. L’un se remplit d’un chat siamois que je viens de réveiller, d’un ballon de foot bien gonflé, de quatre pots en terre cuite évidés, tout comme deux bouteilles en verre, un miroir dans un des angles, un tancarville standard, une griffe de jardin, des cailloux, une lavande et une passiflore. L’autre présente une plante morte dans un pot, un parasol, la statut d’un petit Bouddha, un ballon ovale de rugby, un arrosoir, des chaise en acier dont deux font sécher les keikogi blancs et bleus. Un abri de jardin, des cailloux et une terrasse en bois. Bruit d’une sonnerie depuis le bâtiment blanc, qui rappelle celle d’une école. 09h58


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16h23, 27°, nuageux, mercredi un promeneur solitaire une femme et ses deux chiens deux adolescents bavards une famille abondante un groupe de jeunes

19h34, 29°, ciel dégagé, soleil déclinant, jeudi trois copines et tous leurs chiens trois jeunes amis un policier pressé

Un homme, promeneur du dimanche comme on dirait,

Chaleur en voie d’extinction pour aujourd’hui. Je

exécute un simple aller-retour, l’accès sud des remparts étant fermé (temporairement paraît-il). Justement, près de ce cul-de-sac, une femme blonde assise, deux chiens qui courent autour, un petit à la race indéfinie, l’autre ressemble à un lévrier, joli poil zébré. La femme se lève, les animaux -obéissance immédiate- retournent en laisse. Voix résonnantes d’adolescents invisibles, sans doute pas tant éloignés que cela. Parfois ils rient, souvent ils parlent, tout cela en continu. Passe une famille africaine possédant dans une poche de nombreux sandwichs dont un au saumon. Ils veulent les manger ailleurs, mais ne renseignent pas où exactement. Famille nombreuse si s’en est une, car de sept ou huit membres. Les enfants courent un ballon de basket à la main, les parents suivent d’un pas plus lent. La mère et le père, tous deux coiffés de longs dreadlocks semblent cool. La famille, comme le promeneur du dimanche, homme que je n’ai pas décrit (mais je pourrai très bien le faire : crâne légèrement dénudé, doigts de pied également, grâce à ses sandales), la famille donc, elle aussi se déçoit de découvrir porte close au bout de la balade. La voix des adolescents invisibles résonnent toujours, le vent brouille leurs paroles fuyantes, mais je parierai une langue étrangère, une langue du sud, peut-être de l’espagnol. Pas plus visibles, des jeunes de la vingtaine, occupent l’unique vestige du lieu (si ce n’est le lieu lui-même) en y fumant un schit qui parfume leurs environs, « évènement » qui expliquerait éventuellement des ricanements soutenus (raisonnement de vieux). Toujours pas d’oiseaux, quelques bourdonnements d’insectes. Cet inspection du ciel me fait découvrir à quelques pâtés de maisons une mystérieuse et belle église, que des arbres entourent. 16h48

remarque pour la première fois à l’entrée la silhouette d’un Lucky Luke argenté, tagué à l’échelle 1 semble-t-il ( même si à vrai dire personne ne sait combien mesure véritablement le cow-boy solitaire ). À droite du chemin, cadavres de bières de mauvaise facture, canette de 75 cL, jetées à terre, la poubelle ne paraissait pas tellement éloignée, mais tout de même, les contenants métalliques ont été regroupés, ce n’est pas si mal. Une bande de garçons s’emparent de l’oratoire. Trop petits pour l’escalader avec aisance, certains luttent pour se hisser au sommet de l’édicule. Un autre vêtu de criards oripeaux se plaint vainement d’avoir râpé la surface de son coude. Blessure illusoire, ses potes se fichent de ses jérémiades... Aboiements d’un chien au caractère désagréable, son physique tout autant, le plus petit de la bande, aboiements m’étant à coup sûr destiné, mais « il est gentil faut pas s’en faire » réplique la propriétaire aux jappements de son animal de compagnie. La discussion s’engage, le chien s’est presque tu, discussion avec trois dames qui parlent avec amour de cet endroit, parce qu’il est caché et que les chiens peuvent librement gambader. Mais stop, la causerie s’achève par la venue pressée mais non pressante d’un homme uniformé, d’un flic comme qui dirait, casque à la main, objet qui suppose assez facilement une bécane, moteur encore fumant aux pieds des remparts. Les trois gamins déguerpissent de leur perchoir en rugissant de cris. Ils passent devant l’agent sans oser le regarder qui lui les dévisage un par un. La brève mission de ce policier s’accomplit en y faisant le tour du parc, mais un tour à bien y regarder, quasi parfait, effectué rapidement en frôlant chaque limite du lieu, puis en le refermant derrière nous, c’est à dire trois femmes, cinq chiens et moi-même. 19h42


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« Ce jardin est surtout un lieu de balade avec le chien. » Monique « On vient ici pour le calme du lieu, à l’ombre des arbres. La terre poussiéreuse au sol est dérangeante. » Fred « Lieu de détente, au calme, propice à la lecture. » Sarah « On s’amuse bien avec nos chiens. » C

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COUR BUISSONNIÈRE

44°49’56.3’’N 0°34’31.2’’W 3222,47 m2 trois rues d’accès un parking entre six façades et un rempart


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10h37, 21°, ciel doux, samedi famille anglaise, famille chinoise famille au pas de course un père, son fils des lecteurs

L’une en face de l’autre, deux mères ne se connaissent pas

et plus encore s’ignorent. Elles semblent pourtant éprouver pareille indélicatesse en cette matinée, comme parachutées en ce square, sûrement après une soirée profonde, intoxiquée d’excitation, sans doute d’alcool. Trop longue soirée aux fatidiques conséquences pour leurs âges avancées, elles dorment désormais ici d’un demi sommeil, sur la rudesse des bancs dans des postures affalées, toutes deux parées de lunettes de soleil en guise de masque de nuit. Bref, évidemment, elles s’indiffèrent du sort de leurs enfants respectifs là devant elles, sort pas non plus des plus inquiétants puisque échu aux règles du lieu, règles bien ternes que les gamins ignorent peut-être mais qui se manifestent sous diverses formes, grilles, pancartes et plus insidieusement sur les modules de jeux… Autre point commun entre ces femmes, cependant impossible à cet instant à deviner, toutes deux sont étrangères. Celle à droite se réveille subitement et nous révèle ses origines, chinoises, en marmonnant mollement dans cette langue une réprimande à son aîné de fils, damnable d’un bruit sec commis par un jet de pierre terriblement précis. Le plus jeune frère à côté ressemble à un paisible archéologue amateur, en remuant des cailloux sous ses doigts potelés et poussiéreux. Pauvre cadet qui subitement par l’inventivité cruelle du premier-né se transforme en cible, canardé gentiment certes, mais canardé tout de même. Pour lutter contre la caillasse, le petit dernier riposte par un florilège de cris. À côté d’eux, le gamin anglais puisqu’il l’est, fait figure d’enfant de chœur. Il manipule avec plein d’onction et un peu d’embêtement un bout de bois mort. Tout seul, comme un enfant fou, il éveille un léger rire, déclenché d’une observation, rire qui ramène à la semi-conscience sa mère, demandant, mais que se passe-t-il ( what’s going on ? ), explication du fiston, explication qui la fait glousser aussitôt en retour. Réveil prolongé, la mère songe, toujours un peu barbouillée, et puis demande un prochain départ. Sans un mot, les deux quittent la scène, devant les frères chinois réconciliés, qui remuent de concert le sol graveleux. Tandis qu’un homme lit un bouquin bleu, pendant qu’un autre le regarde fixement, à quoi pense-t-il, je ne serai le dire.

Les marronniers, en ce même lieu, en cette même saison, ne prétendent pas à pareille chevelure. Certains déjà dégarnis ne présentent plus que des feuilles cramées qu’ils suspendent du bout des rameaux. Eux reflètent l’automne, envisagent déjà l’hiver. Les autres résistent à ces vicissitudes annoncées. Bien verts, touffus à souhait, ils préservent un peu de l’ambiance estivale. Un peu. On les verrait presque nostalgiques des éclosions printanières, thyrses de fleurs ici roses. Animaux curieux qui me tournent autour, me scrutent, l’œil rougi d’un pigeon, les trois ocelles occultes d’une belle guêpe. Hormis les bêtes de la ville, peu de vie environne ici. Les maisons, pour beaucoup volets fermés, se claquemurent d’un soleil comme on les aime. L’école, le resto, le chantier pareillement éteints. Quelques passages de gens qui marchent, un autre qui fait furieusement rouler sa camionnette blanche. Départ des enfants chinois, départ fracassant. On épuise les derniers munitions de cailloux en mitraillant l’acier des équipements de jeux, lancers toujours aussi impeccables. Tapage matinal. Lecture brisée du lecteur froissé. Son livre bleu se referme un instant. En les perdant de vue, on les entend encore, de nouveau la mère fait sévir sa langue de paroles mystérieuses. Mais nouveaux venus : un garçon ( Gonzague ), sa sœur ( Colette ), leur père (« papa »), le chien ( Fix ). Le chef de famille se contentera des rambardes telle une balustrade afin d’admirer sa progéniture qui s’exerce en gymnastes sur des modules trop petits pour eux. La séance d’agrès tourne court car le canidé se taille à la poursuite d’un autre et fait courir toute la famille, exigeant -en vain- le retour de Fix. Mais Fix s’en fiche. Échos d’un clabaudage de plus en plus lointain, on ne les reverra plus pour ce matin. En toute discrétion, le nombre de lecteurs a décuplé. Un adolescent, le portable greffé à la main droite, joue sans s’y tromper à pokemon go. Devinette facile, l’écran dévoilant cette géographie reconnaissable, qui réduit chaque lieu à cette duplicité d’aplats gris et verts, traduisant les routes et le reste. Soudain, le fils demande : « 170 mètres, c’est où ? ». Réponse muette et laconique du père, qui par un hochement mal assuré du visage, désigne ( forcément avec une approximation béante ) la direction d’une rue. Puis il rajoute : « oui c’est par là-bas et ce n’est pas très loin… » 10h59


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16h27, 25°, nuageux, courts rayons de soleil, jeudi beaucoup d’enfants, beaucoup de mamans un père débordé, son fils des ouvriers deux copines en terrasse un baron perché

Des enfants à la pelle, goûters en bouche, cartables

délaissés, des machines de chantier tout juste à l’arrêt. Le petit Aron, juste à côté, n’a pas les airs d’un enfant terrible mais son père a un mal fou à le mettre debout et le ramener à la maison. Malgré les promesses mélangées de cadeaux ou de menaces imaginaires, maman qui se fâchera s’il n’obéit pas et si oui, une glace quelque part, Aron flâne au sol. Fil à retordre que le père traduit expressément sur son front par quelques perles de sueur. C’est d’ailleurs le seul homme du square, les autres parents s’agissant de mamans assises sur les bancs. Toutes surveillent du coin de l’œil les enfants de toute manière déjà cloisonnés dans l’enceinte de l’aire de jeux. Plus loin, des ouvriers assis à l’ombre d’une façade, devant la porte rouge du 28 rue de Saincric. Devant eux, leurs gilets, criard orange ou jaune, posés sur des grilles provisoires. Juste à côté, une terrasse, celle d’un restaurant, celui du P., n’abreuve que deux femmes, même table mais sans discussion, qu’on dirait sur une île indésirable, car entourées des trous du chantier et de tout ce qui va avec, toilettes transportables, guérite aveugle de ses cloisons, camions, machines en tout genre… Dans cette confusion, émergent tout de même trois numéros de téléphone épelés en caractère gras. Celui du resto, illisible parce qu’en italique, « 05 56 91 85 25 » et puis deux autres qui bientôt disparaîtront d’ici, notamment un sur la guérite, blanc sur bleu, le « 05 56 21 02 30 » promet « le savoir-faire à votre service, Pavage, Maçonnerie, Clôture», ça sera le « 05 56 77 85 00 » si l’on souhaite louer prochainement des WC chimiques. Dans l’aire de jeux ça s’active toujours autant ; deux fillettes, copie conforme, du visage aux vêtements, parlent de nous en chuchotant. Messe basse indicible, dommage. Le principal module ( sorte de perchoir toboggan ) est pris d’assaut par des enfants qui grimpent sans relâche. Aron s’y met en tentant l’escalade sur la rampe mais échoue à plusieurs reprises, alors on l’aide du bout des bras et Aron mollement se laisse hisser. Les marronniers veillent sur ce spectacle, en tempérant les

températures estivales. Cela n’empêche plus la sudation du papa d’Aron qui s’épand sur la chemise, tel le dessin d’une carte d’un pays qui n’existe pas. Cet homme en costume, portant le minuscule sac Spiderman de son fils a oublié depuis les tentatives pénibles d’exfiltration de son fils au foyer, car désormais il parle, discute avec des connaissances. Personne ne prête attention à l’adolescent nippé d’un short et pull vermillon. Son visage caché dans le feuillage d’un marronnier, sereinement, en équilibre sur la clôture, il triture une élégante frondaison arrachée. Seules ses mains remuent, tandis que ses jambes nues, impassibles, éternisent son immersion arborescente... La façade de l’école, avec en plein dans le mille, le drapeau tricolore entortillé autour de son mât, se révèle bien pâle. Au contraire, en vis-à-vis, la maison du restaurant rutile sous la superbe solaire, surtout le béton blanc des fenêtres emmurées du premier. Belle et drôle de gueule que cette maison d’ailleurs, qu’on dirait comme coupée en deux. Éclairée également, la clématite et les herbes folles sur le trottoir de la rue Tombe l’Oly, peu après le numéro 35. 17h06


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18h29, 25°, nuageux, courts rayons de soleil, mercredi une mère et ses enfants deux liseurs attentifs un homme et son sac plastique

Ambiance calme, sereine, à peu de choses près, troublée

par le créneau poussif d’une camionnette. Mais ça y est, fin de la manœuvre, moteur diesel coupé, l’apaisement d’emblée reconquiert les lieux. Deux jeunes amis lisent côte à côte. À coup sûr, ils tiennent entre les doigts un de ces bouquins disposés dans des abris publics, eux-mêmes placés dans certains parcs ou squares de la ville. Silencieusement, absorbés par les mots des pages, ils lisent, mais l’un deux vient de briser cette quiétude monastique par un éclat de rire concis, méticuleux. Son voisin ne bronche pas, le rieur résorbe les dernières contractions de son rictus, et la mise en sourdine du lieu, encore une fois, se restaure d’elle-même. On entend à peine au fond de l’aire de jeux, les enfants qui imaginent entre eux une aventure dont l’histoire repose sur un bâton. Mais le scénario se corse apparemment, l’épilogue éprouve les enfants qui commencent à crier, se chamailler. L’embrouille dégénère jusqu’à valoir au plus terrible des deux, une punition attribuée par sa mère qui contraint l’enfant à cinq minutes d’immobilisme à ses côtés. Le châtiment déshonore l’enfant au point de le faire pleurer, mais les larmes perfides n’abusent pas sa mère. Et puis finalement, la sentence s’écourte et l’aventure reprend sans rancune, sans lacune. L’aire de jeux est là, comme une île, puisqu’autour un chaos l’encercle. C’est celui d’un chantier qui a retiré le sol de la ville, chantier en cours, qui consiste à creuser, à explorer en profondeur la face cachée des rues, toujours en retombant tôt ou tard sur ce qui fut jadis enfoui, réseaux en tout genre. Alors, il y a des pelleteuses jaunes, une brouette esseulée, rangée méthodiquement contre le mur de l’école fermée, des trous de toutes tailles, des pavés en tas qui patientent de la partition future que les ouvriers leurs feront jouer. Peut-être et sans doute, la traditionnelle pose en queue de paon que l’on voit régulièrement sur les voies bordelaises, peut-être. On sent le chantier estival, celui qui profite de la fuite des vacanciers, et qui va surprendre les écoliers à la rentrée. Parvis flambant neuf, ils ne regretteront pas l’ancien déjà oublié. En revanche, il retrouveront indemne les

deux rangées de six marronniers qui encadrent le square rectangulaire, lui-même inscrit dans la place. Drôle de forme que cette place d’ailleurs, forme qui n’a pas de nom, décousue par un bout de rempart, une école donc et quelques échoppes échappées de récentes déconstructions, là juste à côté, celles-là même qui ont fait sourdre des immeubles déjà démodés ( dont un avec un lierre factice au bord de chaque fenêtre ). Un rayon de soleil passe, puis un homme et qui embarque une poignée de livres issus de la « bibliothèque de rue ». Les enfants viennent de partir, l’ancien puni en re-pleurant, les sages lecteurs suivent peu après. 18h55


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« Très sympa pour les mamans aussi. Cet endroit est un plaisir après l’école pour retrouver les amis. » Kim « Square très agréable pour lire, malgré les bancs inconfortables. » Michel « Ici, je retrouve mes copains, il y a pleins de jeux. » Léo

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44°50’22.’’N 0°34’17.2’’W 647 m2 Deux rues d’accès Entre quatre façades Soixante-quinze fenêtres


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11h09, temps clair, dimanche sept enfants dont un en bas âge des parents heureux une dame japonaise trois curieux

Au milieu, un camion en plastique nanifié, à la fois

objet de désir de deux enfants qui viennent de se rencontrer et motif par conséquent d’une conversation improvisée, une pointe conviviale il le faut, entre leurs parents respectifs. Mais chez l’un des pères, entre deux rictus de circonstance, on décèle comme image subliminale une mine renfrognée, des pensées lointaines. L’homme peut-être doit pester intérieurement de l’affabilité de son fils, déjà trop curieux, toujours trop avenant avec ses semblables. Mais tout cela ne s’éternise pas, séparation forcée des néo-amis jouvenceaux qui se disent en revoir du bout des doigts, sans prononcer les prénoms qu’ils ignorent de toute façon. Des touristes, carte en main, observent bouche bée le mur végétal depuis la rue. Pas très loin de ces visiteurs du dimanche, un homme s’enquiquine à lire les règles d’entrée et d’utilisation des équipements de jeux. Rien ne déconcentre son envie de lire, pas même le garçon juste à côté, qui avec une increvable envie de shooter, éreinte les grilles en tapant à brûle-pourpoint sa balle. Vacarme régulier, ce petit mec a le rythme dans la peau. À cet instant, nous sommes dix. Neuf quand le footeux expédie le cuir dans une rue voisine. Les autres gosses se concentrent à souffler de joyeuses brassées de bulles de savon qu’ils chassent aussitôt réussies. Gaietés de mamans conquises. Images connues, qui sans déplaire, n’iront pas inquiéter la morosité ambiante. Soudain, quelque chose de neuf, un parfum. On ne saurait en connaître l’origine mais une cuisine délivre quelques arcanes par des effluves exotiques. À ne pas en douter des oignons sont mêlés à cette cuisson. Promesses d’un déjeuner désirable, l’appétit vient en sentant. Nez gâté mais yeux malheureux, car tout cloisonne ici le regard, celui-ci butte et rebondit contre diverses parois. Cela agace, même la vue du ciel nous est barrée car ciselée par les silhouettes dentelées des sept platanes. Tous ont fière allure, prennent de haut les immeubles alentours en s’arrachant du faîte de la ville. À leurs pieds, le sol se tapisse d’une kyrielle de feuilles inertes qui sous le supplice des foulées lâchent de longs

craquètements. Les enfants s’amusent d’ailleurs de cela, envoyant balader sur leur passage la feuillée déchue. Derrière la vivacité végétale du mur, avec ses plantes en pagaille, presque funambules, des immeubles nous tournent le dos. Façades irrégulières présentant des décalages. Pierres grisâtres, peu ou pas décorées, enduites ça et là d’un enduit beige. Aucun signe de vie humaine derrière les fenêtres. Seulement quelques rideaux tirés, pouvant à la limite signifier une journée entamée dare-dare par des habitants matinaux. À l’Ouest, un bâtiment fait bande à part avec son allure médiévale, notamment par une ancienne arcade. Une habile femme japonaise avec, calé entre ses bras, bébé et sac à main, poursuit l’aîné qui jappe en courant. Elle joue à l’effrayer et lui en redemande. L’enfant passe sans se soucier devant un français qui en anglais exprime son amour pour le judo et le taekwondo. Rude accent mais déclaration sincère pour les arts martiaux. Décidément, une ascendance orientale tranquillement s’empare du square, car le fumet du repas futur expose plus clairement des inspirations asiatiques. Il existe un minuscule restaurant 6 rue du Cancera, plats hongkongais, qui se pourrait bien être l’épicentre de ces senteurs. Un cuisinier quelque part pimente les parages. 11h29


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11h30, 26°, fraicheur, ciel exclusivement bleu, jeudi neufs femmes en pleine réflexion une assistante maternelle, se mère, deux jeunes enfants qu’elles gardent un couple affamé un travailleur pressé

Des personnes silencieuses m’encerclent et tournent

autour de moi. Ce sont neuf femmes dont cinq en robe, quatre en pantalon, qui se talonnent sans dire un mot, se meuvent nonchalamment entre les jeux et les gens du square. Mystérieuse déambulation qui me fait penser éventuellement à une séance de réflexologie même si je ne sais exactement ce que peut-être la réflexologie. Ces neufs femmes -le sentent-elles ?- échafaudent à cet instant par leurs présences l’ambiance du lieu, lui donnent le paradoxe d’une tonalité à la fois grave et légère. Leur calme contagieux impose de fait une économie de paroles, la réduction de nos voix, des gestes résumés. Tacitement, on se met comme elles, à prendre le temps d’être lent, secret. Même les piétons qui longent au loin les grilles du square X, à la vue de cette scène, semblent alors peser leurs mouvements, marcher à pas feutrés. Au milieu de ces flâneuses, une assistante maternelle peu circonspecte à ce spectacle, s’occupe d’enfants sages. En guise d’accompagnatrice, la mère de l’assistante fait du point de croix sur tissu, l’âme en paix. Pourtant, un homme lui n’en a que foutre de la tranquillité des éléments, de la maille tricotée, de la béatitude des femmes muettes, non vraiment il se fout de tout cela et passe en fracassant le silence par le battement sourd des roues du diable qu’il traîne, et qui mitraille le sol pavé. Il marque sans le savoir, la fin de cette danse languissante du groupe de réflexologie. Les femmes se rassemblent -toujours avec lenteur- en cercle afin de déguster maintenant une prune. Les yeux clos, bouche en extase, par de minuscules becquées, elles viennent à bout de ce mets devenu divin, tandis que l’assistante maternelle quitte les lieux, poussette à l’avant, deux fillettes dedans, sa mère de peu derrière en claudicant, le chandail dans le panier. Peu après, les neuf muses s’en vont délicatement. Plus personne désormais ici, la paix muette du square redevient justifiable. Seul le son d’un ventilateur ou d’une climatisation, m’étant jusqu’ici insoupçonné commet un ronflement, un souffle continu. Rien à déclarer, hormis une moto Kawasaki et un 4x4, deux vélos sagement

attachés, aucuns oiseaux, frisson d‘un vent aérien, et par conséquent, ombres flottantes des platanes. Je compte depuis mon emplacement soixante-quinze fenêtres dont huit ouvertes, estimation fausse j’imagine, personne dans leur encadrure. De nouveau, des gens pénètrent, nourriture rapide à la main, qu’ils attaquent sitôt posés en bout de banc, là-bas, dans un des coins les plus appréciés du square. 11h54


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16h11, 19°, ciel dégagé, dimanche un clochard un groupe amical des mangeuses

Un clochard dépose une plante crevée, racines à nu,

lovées, épousant la contenance de l’ancien pot, sur le gratte-pieds à côté de la porte, numéro 13 de la rue du Cancera. Avec difficulté, le clochard cherche une belle disposition mais l’appendice architectural n’envisageait pareil usage. Il finit par y arriver. Quelques pas plus loin, ce même homme déguerpi de ses guenilles une trousse verte, apparence collégienne, qu’il enfouit au fond d’une fenêtre carrée, derrière trois épais barreaux. Drôle de type qui sème des surprises. Sans regarder le vagabond, dix cyclistes pédalent avec pétulance, pénètrent dans le square en vélo. Dérapage contrôlé. 8 vélos personnels inégalement beaux + 2 vélos de la ville. Certains de cette bande d’amis assurément sont bordelais. D’autres viennent d’ailleurs, ça se voit ; tout feu tout flamme ils redoublent leur subjugation, leur ravissement et autres bons sentiments autour du mur végétal. Une femme tente de réjouir l’unique enfant du groupe, en ressassant des « olé olé » et comme une danseuse de flamenco monte sur un module de jeu, commence à taper du pied en girant dessus. Deux vieilles femmes regardent perplexes cette chorégraphie en léchant élégamment le sorbet qui gît au bout de la petite cuillère hyaline. A côté d’elles, autre état d’esprit, trois personnes digèrent leur kebab miavalé, mi-réparti au sol devant elles. Quelques oiseaux louvoient autour des reliefs du sandwich ottoman. Des pigeons qui mangent de l’agneau, du mouton. Oui, pourquoi pas… 16h16, le soleil s’abîme derrière les plus hauts immeubles, quatre étages. Sur certains apparaissent des silhouettes projetées d’horizons, découpage de toitures inapparentes depuis notre point de vue. On ressent à travers ces profils de faîtes tout l’assemblage de logements tassés, là tout autour de nous. Légère brise qui fait trembloter les balances sur ressort. Petit roucoulis de palombes qui picorent inlassablement le plancher des vaches. Rien à voir avec la volée de moineaux qui caquetaient par centaines hier. Concert de piaillements qui rendraient fou avant le finale de cette infernale symphonie. Mais aujourd’hui, le mutisme

volatile semble de mise avec le calme absolu qui règne ici et maintenant. À regarder profondément le mur végétal, on se perd dans ce parement vivant, et l’on croit voir parfois pousser dessus comme de verticales petites forêts, de micro-montagnes… Notamment par l’helxine, ce couvre-sol qui donne des allures de collines pelées irlandaises. Un voile d’ombre couvre ces paysages nanifiés, se répand lentement dans le square. 16h36


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« Verdure et chants d’oiseaux, reposant et planant. » Balthazar M « J’aime bien le parc parce que c’est calme. Les jeux sont adaptés à l’âge des enfants que j’amène. n.b : Nous venons d’à côté de l’Hôtel de Police. » Mme Uny


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ENT R E T IE N AV EC M M E R E N O U LT A L I C E , d’Animation Bastide Queyries de Bordeaux

animatrice au Centre

Nous : En quoi consiste votre métier ? A. Renoult : Je suis animatrice et référente, au centre d’animation de Bastide Queyries. Mon métier c’est de faire du lien avec les publics et avec le quartier dans lequel le centre est implanté, à travers des projets d’animation. On essaye notamment de favoriser les rencontres entre les familles. Tout cela ce fait à travers des événements socio-culturels. Notre accompagnement ce fait tout particulièrement avec le milieu scolaire surtout des enfants mais aussi avec quelques adolescents. On s’occupe des TAP ( temps accueil péri-éducatif), cela fait partie du cycle de l’école (École Nuyens et École Montaud) . Deux heures par semaine on organise des ateliers à vocation éducative sur des thèmes particuliers. Ceux-ci ne sont pas obligatoires. Nous faisons en ce moment un premier cycle d’éducation à l’image, l’année dernière nous avions réaliser des petits courts métrages avec les enfants, et cette année nous nous focalisons sur la publicité, de la création à la conception, on découvre ensemble ces étapes, puis nous réalisons notre propre affiche. Il y a beaucoup de partenaires pour ces TAP, le Conservatoire de Musique, Cap Sciences, ou encore des associations sportives Le centre de loisir, lui, est détaché du temps de l’école les activités sont aussi pédagogiques mais il y aussi le mot loisir qui est important. On retrouve souvent les mêmes enfants. L’an dernier je m’occupais de l’atelier audiovisuel, on faisait des courts métrages, un journal télévisé, du stop-motion, des petits documentaires. Les enfants se mettaient en scène, on se filmait, se prenait en photo puis montait le tout.

Quelle est la place du jeu dans ces moments passés avec les enfants ? Le jeu est central, c’est par le jeu que l’on souhaite donner une autre perspective d’apprentissage aux enfants. Par exemple, par des ateliers cuisine on apprend les mesures, les notions de dosage, quelque part de mathématique. Mais tout cela on le fait dans un moment ludique et convivial. Ces moments ne sont pas juste récréatifs on a

un point de vue éducatif à travers le jeu. Par contre les moments totalement libres sont très importants pour les enfants, et là on les laisse faire ce qu’il souhaite, on est là pour réparer les bobos, gérer les conflits, mais on intervient pas dans leur imaginaire de jeu.

Quelle place pour l’apprentissage ? Dans mon métier le jeu est complètement lié à l’apprentissage. C’est plus agréable d’apprendre par le jeu qu’en étant assis sur une chaise. C’est en faisant, en étant acteur que l’on apprend le mieux, que l’on comprend et évolue. Pas seulement l’enseignement classique scolaire, mais aussi les règles sociales.

Combien de fois voyez-vous les enfants par semaine ? Quelle moyenne d’âge ont-ils ? L’année dernière tous les jours, cette année quatre, ce qui est déjà beaucoup. En général, les enfants ont entre six et douze ans. Il n’y a pas de maternelle, mais quelques ados jusqu’à vingt cinq ans parfois.

Faites-vous davantage d’animation en extérieur, ou en intérieur, pourquoi ? Dans les TAP on est assez libre d’organiser les séances comme on le souhaite donc parfois nous sommes amenés à bouger, on reste souvent dans le quartier pour une question pratique et éviter d’avoir à prendre les transports en commun avec les enfants. Nos points repères sont le Jardin Botanique, les quais, sinon pour sortir de l’école on passe les deux heures au centre d’animation qui est juste à côté. Au centre de loisir aussi on essaie de faire des choses dehors, après tout dépend de l’animateur. Moi quand c’est les vacances j’essaie de faire au maximum de sorties à l’extérieur. Par exemple en Août, les enfants qui sont présents sont souvent des enfants qui n’ont pas l’occasion de partir en vacances avec leurs parents, je n’ai pas envie


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qu’en venant au centre ils fassent les mêmes choses qu’en période scolaire. Donc on essaie ( sans aller trop loin ) de visiter les différents parcs de Bordeaux, traverser le pont, car on se rend compte que les enfants ne sont pas mobiles, ils restent dans leur quartier. On tente de leur faire passer de bonnes vacances et des bons moments tout au long de l’année. Aux vacances de Toussaint là, on prévoit beaucoup de sorties. Certaines périodes sont dédiées à des thématiques particulières, comme le carnaval, qu’on organise puis on défile. Sinon, il y a des spectacles de proposés, au Rocher de Palmer par exemple. Le mercredi après-midi c’est plus court donc on a pas trop le temps de bouger, avant qu’il n’y ait les TAP on avait la journée, maintenant ça réduit considérablement les possibilités de sorties ou alors dans le quartier. Ça devient “ l’animation consommation” faut enchainer et jongler avec les emplois du temps “surchargés” des enfants. Beaucoup de parents pensent que le centre d’animation c’est une garderie, alors ils ne comprennent pas que parfois on rentre plus tard d’une sortie. Ils ne voient pas l’aspect pédagogique que l’on met en place toute au long de l’année. Ça leur permet de ne pas payer de nounou.

En tant qu’animatrice, quels espaces fréquentez-vous avec les enfants à Bordeaux ? Pourquoi ? J’essaie de changer régulièrement, pour ne pas voir les mêmes choses. On essaie de visiter tous les parcs, mais d’un point de vue transport c’est compliqué et trop long. Aller à Blanquefort c’est plus d’une heure de bus. Le Parc Bordelais c’est pareil. Et il faut transporter tout le matériel. J’aime bien les parcs, aller dans l’herbe, la forêt, qu’ils puissent courir, s’évader, construire des cabanes, laisser aller leur imaginaire. Cet été j’ai voulu mettre en place la découverte des quartiers de Bordeaux. J’avais amené mon groupe en tramway à St-Michel, puis faire le marché des Capucins, ce n’était pas grand chose mais en fait les enfants ne connaissaient pas. Ils avaient choisi des fruits pour en faire une salade au centre. Cela avait duré toute la journée. On avait visité le quartier le matin, le midi on était rentré déjeuner et l’après-midi on a cuisiné notre salade de fruits. J’aime bien ces ateliers d’une journée où on a vraiment le temps de partager et échanger. Les enfants découvrent un endroit, des ambiances. Ste-Croix, le TNBA, St-Michel, le marché, la Porte de Bourgogne, je leur décrit certaines

choses, leur explique l’ambiance du dimanche avec les brocantes, la vie du quartier. Cela permet de montrer la ville aux enfants, les bâtiments, les points importants, ce qui se déroule d’habitude. Le Jardin Botanique et les quais sont les deux lieux familiers où l’on se rend en tant qu’animateur. Quand il y a très peu d’enfants ça arrive une ou deux fois par an, là c’est vraiment bien, à six ou sept on peut faire des balades en ville, découvrir les lumières lors de la période de fin d’année, montrer d’autres quartiers comme St-Pierre, et rentrer en Batcub. Ce sont des choses très simples mais que les enfants ne font jamais avec leurs parents et sont donc très contents.

Les espaces publics sont appropriés à recevoir ce genre d’usage et de population ? Tout dépend. En général c’est compliqué de se déplacer avec un groupe d’enfants. Pendant les TAP, aller de l’école au centre d’animation c’est déjà une épreuve. Les trottoirs sont trop petits, et encombrés de poubelles ou voitures. On est obligé d’aller sur la route avec les enfants, d’un point de vue sécurité c’est galère. C’est le gros point noir, cela nous met en difficulté en tant qu’animateur. Gérer le tram qui passe, les feux piétons, les enfants qui se dispersent. Cela fait peur. Avec les taux d’encadrement qui augmente cela devient difficile. Un animateur pour dix huit, c’est dur en sortie. Le Jardin Botanique oui, par exemple je pense qu’il a été conçu pour recevoir des familles et des enfants mais aller au marché des Capucins, non ce n’est pas forcément pratique. On recherche davantage les lieux contenus, et des espaces verts plutôt, on ne fréquente pas de place. On côtoie des lieux plus tranquilles pour se poser. Aussi, s’il n’existe pas de clôtures dans l’espace public où l’on est, je fixe des limites virtuelles avec les enfants. C’est plus pour nous qu’on en donne que pour eux. Pour nos ateliers les places publiques ne sont pas tellement adéquats.

Les enfants vous demandent-ils parfois d’aller à tel ou tel endroit ? Pour aller au cinéma ou à la plage, sinon non. On se rend compte au bout d’un moment que certains


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sont très casaniers. Lorsqu’on propose une sortie dans un parc, faire une course d’orientation il arrive que le groupe ne soit pas complet. Je ne sais pas trop pourquoi, ils aiment rester au centre avec leurs jouets, et faire les activités qu’ils connaissent bien. Jouer au foot avec les copains, ils restent dans leur confort. J’essaie de les pousser à faire des choses qu’ils ne connaissent pas mais c’est compliqué. Il y a d’ailleurs dans l’organisation du centre un élément qui me dérange. Pendant les vacances par exemple les enfants peuvent changer de groupe tous les jours. Ils choisissent du coup toujours le même type d’activité, je trouve que ça manque de diversité. Il y en a qui vont faire que du sport pendant une semaine, cela ne les entraîne pas à s’intéresser à autre chose. Parfois il faut déclencher leur intérêt en les poussant un peu. Je pense qu’il serait préférable d’avoir une groupe d’âge assez équilibré, d’élaborer un atelier avec un projet et de le suivre sur une période plus longue, afin d’avoir une évolution, des objectifs à atteindre, des réalisations. Actuellement, on apprend pas aux enfants à se tenir à une chose, à la poursuivre, c’est un programme à la carte. Ils font ce qu’ils veulent, et il n’y a plus de mixité, les activités sont trop « genrées ».

Un midi, il y a eu un effet de groupe très drôle et non organisé. Quelques uns ont commencé à faire la queuleuleu qui s’est répandue à toute la cour de récréation en immense chenille. C’est la seule fois où j’ai vu un jeu spontané de cette ampleur. Il y a aussi les modes de jeux, la corde à sauter l’année dernière, et en ce moment c’est le rubiscub. Les filles jouent à des jeux de rôle, elles créent des décors avec des kaplas et s’inventent des histoires avec des figurines. Parfois les enfants créent des spectacles et se mettent en scène.

Sont-ils demandeurs d’animation en extérieur plus qu’à l’intérieur ?

Oui ! Les garçons sont souvent à l’extérieur, à bouger, se défouler et les filles confinées en intérieur. C’est très divisé, ils se mélangent quand même mais tout dépend des âges. Et si c’est le cas ils jouent à des jeux non genrés c’est là qu’interviennent les jeux de rôles.

Cela dépend des gamins. Quand ils demandent si on peut sortir c’est souvent les garçons pour jouer au foot, et rester à l’intérieur pour dessiner, rester tranquille, lire, jouer à des jeux de société. En hiver ou en été les garçons sortent sous tous les temps pour le foot du matin et du soir au city-stade.

S’ils jouent (les enfants), à quoi jouent-ils habituellement ? Le foot, clairement. Quand ils sont petits, c’est rigolo ils veulent chacun un ballon et jouent tout seul alors c’est la guerre des ballons, puis quand ils grandissent ils jouent collectivement. Les jeux dehors se transforment essentiellement en jeux sportifs. Sinon, ils dessinent avec des craies sur le sol, jouent à des jeux de société, faire des dessins. Ils vont rarement jouer au loup si ce n’est pas nous qui organisons le jeu.

Quels lieux, quels jeux pensez-vous qu’ils préfèrent ? Ils aiment bien les endroits cachés, se mettre sous la table de ping-pong à l’heure du goûter, dans les petits massifs, ou derrière les portails, pour se mettre à l’écart des vues des adultes peut-être ? Sinon, oui le terrain de sports bien sûr. Mais quand on cherche les enfants on sait qu’ils sont souvent réfugiés dans ces petits espaces en retrait. Ceux sont les jeux sportifs qui reviennent sans cesse, puis les dessins, les kaplas.

Remarquez-vous une différence entre garçons et filles ?

Amènes-tu souvent des accessoires, du matériels de jeux (plots, cerceaux…) sur place, pour faire jouer les enfants ? Oui, toujours un ou deux jeux de société, un ballon, un frisbee, des plots, pour construire des balises. Tout ça afin qu’ils puissent avoir le choix. Selon ce qu’ils veulent voir. Quand on est dans un parc ils ont toujours envie d’aller à l’aire de jeux, surtout au parc bordelais. Avant de prendre le pique nique, ils passent une heure dedans. Mais uniquement lorsque l’on va dans les parcs car sinon je ne vais jamais avec les enfants dans une aire de jeux spécifiquement.


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Qu’avez-vous pu observer du rapport des enfants avec le lieu fréquenté ? Souvent quand ils arrivent , ils se mettent à courir pour expulser le trajet en bus et tram, ils veulent investir tous l’espace. Si on ne sort pas les jeux ils prennent des branches, ils se défoulent. Ils dévalent la pente au jardin du Rocher de Palmer, ils escaladent, se cachent.

Quel est ton rôle, ta position durant ces moments ? Quand je sors, je ne veux rien mettre en place, je veux laisser libre cours à leurs idées, leurs envies. Je n’ai pas envie de les obliger, à faire des choses. Ce n’est pas le moment de faire ça dans les parcs, je les laisse explorer. Je suis là pour encadrer, les laisser libre et s’inventer des histoires. J’en invente aussi ils y en a qui croient et en rajoutent des tonnes, et d’autres qui ne rentrent pas dans le jeu.

Que pourriez-vous désirer comme types de lieux à Bordeaux, autrement dit que manque-t-il dans l’espace public selon vous (cela relié à votre pratique d’animatrice) ? Pour qu’on vienne plus régulièrement jusque dans le centre de Bordeaux, je pense qu’il manque des espaces verts. Pas forcément des grands parcs, mais des esplanades enherbées par exemple. J’aime que les enfants se roulent par terre, il y en a qui sont très précieux, ça fait partie du truc de se salir, de creuser. Mais c’est peut-être quelque chose de personnel. Il faudrait plus d’arbres, des lieux pour grimper, sauter courir, s’imaginer mais tout ça hors des aires de jeux. Aujourd’hui on ne laisse plus de place à imagination.


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Comment investir cette place plane, vaste vide bien sec où les arbres on été comme repoussés sur le bas côté ? Pour cette première expérience réalisée in-situ, nous avons imaginé un instant la Place André Meunier comme une plateforme de jeux, sans réellement les préciser, les définir. Ce que nous désirions néanmoins était de placer cet évènement sous les auspices de l’action, du mouvement afin de saisir l’étendue que s’approprie naturellement l’enfant dans un lieu, large envergure de surcroît. Quel sera le déplacement de l’enfant ? Va t-il courir à plein régime les quelques cent mètres de longueurs du lieu ? Quelle sera la surface de jeu ? Cela renvoie évidemment à la notion de distance, d’échelle. Entre les immenses platanes, la grandeur de cette superficie, comment les enfants se situent dans un milieu où tout les dépasse ? Nous avions donc pour ce premier rendez-vous sur place, l’idée de chemin, de parcours à tisser sans tout à fait se le figurer, laissant le soin aux enfants de le concevoir euxmêmes. Dans cette optique, la nature du jeu importait certes mais tout autant que son déploiement et donc de son ampleur, de son tracé. Les enfants pouvaient investir n’importe quel endroit sis dans le périmètre de la place. Ainsi, nous avons auguré tous ensemble ce « quartier libre » par une brève ronde des environs, afin qu’ils découvrent puis élisent un point d’intérêt (qui pourrait par la suite s’étendre). Dans ce site désigné, ils devraient par la suite monter un terrain d’aventure, notamment par ce que les enfants trouveraient sur place, ici principalement des cailloux, de la terre, des feuilles mortes, des branches et du matériel de chantier mais également « aidés » par des pièces rapportées se résumant à de la corde, de la rubalise, des plots et une bêche et des ciseaux comme outils. Nous avons bien précisé qu’ils avaient le droit de tout prendre et de tout faire, ajoutant que ces « constructions » serviraient ensuite à établir, jalonner le fameux parcours qui serait expérimenté à l’issue de l’après-midi. Voici donc pour le cadre du jeu.


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RDV#1

SUR PLACE

Place André Meunier


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Le grand déballage

IMPLANTATION Deux groupes se sont promptement formés, celui des plus grands et donc celui des plus petits, chacun se ruant vers les arbres du lieu. Plus précisément, sous les deux Mûriers Platanes, l’un en face de l’autre, quatre-vingt dix mètres les séparant, taille basse, assez pour rester camouflé, tronc suffisamment penché afin de permettre l’ascension. Ces deux arbres permettent par leur taille à la fois d’être grimpé, ou d’en saisir les branches, mais aussi par leur feuillage de donner un effet d’abri. Le territoire est donc facilement délimitable par l’emprise de l’arbre.

mise en jeu

TERRITOIRE Pour le groupe des grands, la circonférence du houppier détermine celle du jeu. Pour les plus petits, la superficie de leur territoire grandit au fur et à mesure de l’après-midi, cherchant à se relier à l’autre groupe. Au début, ils se localisent sous le Mûrier, puis tracent une diagonale sur la place. Ils découvrent à cette occasion, l’étendue d’herbe, la trace l’ancien bassin et un autre arbre (un Pin). Étant donné qu’ils regardent dans la direction de l’autre groupe, ils voient des tournoiements de feuilles mortes soulevées par le vent, jouent avec des pigeons, regardent d’autres enfants qui s’amusent. Les grands se focalisent sur leur territoire, dans cette ambition de jeu en vase clos, ils ne prêtent pas attention à l’idée de « parcours », et cherchent à se prémunir de la venue de l’autre groupe. Les petits vont très vite avoir ce besoin de se relier à eux, ce qui les oblige à traverser la place et à explorer les alentours. Ceci leur permet une observation plus fine et une appropriation plus large. Le fait que leur venue soit indésirable dans l’autre camp devient un jeu, les petits s’amusent alors à embêter les grands.

LES GRANDS

LES PETITS


Aucunes des équipes ne va dresser une frontière franche entre les deux territoires, cependant les grands relient tout de même une rubalise entre leur territoire et l’iut, ce qui insidieusement crée une barrière avec l’autre côté de la place. La notion de propriété n’est pas ce qui importe pour les petits dans ce jeu, cependant les grands ressentent le besoin de créer un endroit à eux.

RELATIONS AU SITE L’arbre est l’origine de création chez les deux groupes. Ensuite, ils vont investir les bancs à proximité, la clôture de l’iut pour les grands, et le tracé de l’ancien bassin pour les petits. Les matériaux naturels du site ne sont pas utilisés, à part les feuilles pour les grands. Avec l’influence d’un adulte, ils vont aussi s’accaparer d’un élément de chantier rouge, pour faire un tunnel. Le mobilier et la végétation du site sont les points d’articulation de leur terrain d’aventure. Sans adulte, les enfants ne vont pas oser s’approprier ce qui leur semble la propriété d’autrui. L’arbre est réellement un objet d’imaginaire, l’espace crée sous le branchage lui confère une spatialité singulière et appropriable.

Le grand déballage

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SCÉNARII ET IMAGINAIRE Les plus grands élaborent plus facilement une stratégie de groupe alors que les petits ne ressentent pas ce besoin ou n’envisagent pas celui-ci comme nécessaire. Dans les deux équipes, l’intérêt a été de créer des défis de manière autonomes, mais rien n’a été pensé de manière vraiment globale. Les grands pensent aussi au fait qu’ils pourraient se faire « envahir » par les petits. Leur investissement de la place s’en est trouvé limité, alors que celui des petits s’est élargi, ils commencent déjà à courir, à réellement pratiquer la largueur de la place. Les deux équipes décident conjointement d’où la course débutera. Lorsque le relais commence, les enfants sont très enthousiastes à l’idée de se défier.

MATÉRIAUX La corde et la rubalise ont le rôle de « lien » entre les éléments du site, soit comme une marque au sol, soit comme un chemin à longer. La rubalise chez les petits sert aussi à créer une maille entre les branches du Mûrier et le banc. Les cerceaux sont suspendus, et les plots alignés au sol. Seul le groupe des petits voit l’utilisation de la rubalise comme d’un élément à franchir, sinon elle sert de connexion. Peu d’initiatives pour détournés les matériaux de leur usage. La corde relie, les plots signalent un chemin à suivre, les cerceaux aussi ou sinon il faut les traverser. Les enfants se contentent des outils fournis sauf les grands qui s’emparent des plots et cassent des branches...


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Le départ est donné sur le territoire des petits et se termine par celui des grands avec le lancé dans la cible et le brandissement d’un plot de couleur pour déclencher la suite de la courses des coéquipiers. Ce n’est réellement qu’à la fin de l’après-midi que les enfants cherchent à comprendre le tracé global, avant cela ils étaient occupés à créer des entités côte à côte. Le défi de la course apporte un réel entrain de la part des enfants. À la fin de la course, les enfants sont « crevés » comme ils le disent, mais désirent tout de même refaire un tour. Ils se rendent compte de l’échelle de leur parcours qu’en le pratiquant, ils n’avaient pas la notion de la distance. Aussi la notion de surprise, mais aussi de difficulté est révélée au moment de l’action. C’est aussi là qu’ils réalisent que le parcours les amuse. Les grands ont conservé l’idée d’équipe tout au long de l’atelier, alors que les petits ne l’ont montré qu’au moment de la course.

On a également ressenti le besoin d’approbation de leurs actions par les adultes, ce qui les a peut-être parfois bridés dans la création. On peut penser qu’ils sont régulièrement face à des règles du jeu établies, prenant place dans un cadre réglé. Être confronté à l’idée de concevoir leur propre jeu avec ses règles, son territoire, ses difficultés et étapes les a initialement surpris. Lors de la course ils ont réalisé le potentiel de leur imagination, mais aussi du niveau d’aptitude qu’ils s’étaient eux-mêmes fixé.


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Pour ce second événement qui se déroule au Jardin des Remparts, nous souhaitions voir quel imaginaire évoque ce lieu aux enfants. Nous voulions connaître les particularités du site -nombreuses- qu’ils remarqueraient et la manière dont ils en tireraient profit pour imaginer, élaborer puis bâtir une structure dont l’usage est resté libre. Un « stock » composé de matériaux de récupération et d’outils de liens, et fixations était à leur disposition pour concevoir leur lieu. L’idée de trois groupes, et donc de trois installations permettraient de comprendre la singularité de chaque territoire révélée par les enfants. Comme une ponctuation dans la jardin, les créations pouvaient recouvrir l’usage, l’imaginaire, le dessin qu’ils leur plairaient.


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RDV#2

SUR PLACE

Jardin des Remparts


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Le grand déballage

IMPLANTATION Les équipes réalisent une brève visite, sans réellement regarder la carte. Une équipe A s’implante à l’Ouest sur la terrasse supérieure d’artillerie, la seconde B choisit l’ancien oratoire au centre, la troisième C vient se nicher entre de minces troncs resserrés de Prunus et un Palmier à l’Est du jardin.

A

Dispersion des groupes sur le site, ils désirent une indépendance vis-à-vis des autres. A, choisit la terrasse car un vestige de mur permet de symboliser une entrée, elle est capable de contrôler le passage sur leur territoire. B désirait le lieu de C, mais se rabat sur l’oratoire car personne ne pourra l’atteindre. Ces deux équipes choisissent donc leur site par rapport à l’accessibilité, et au besoin de se prévenir contre les venus des autres enfants. C, choisit son site pour le rapprochement entre les troncs, elle se projette déjà, « ça c’est l’entrée, le couloir… »

C

B

STOCK

A B

TERRITOIRE A, choisit un très large territoire, délimité par la morphologie du rempart, (les murs, les escaliers). Les enfants réalisent que celui-ci est difficilement appropriable, ils se délocalisent vers un coin de la terrasse.

A

B, se limite à la petite superficie de l’oratoire et à son pourtour pour y accéder.

B Deux équipes se sont limitées par les éléments du site, ils subissent donc la superficie de leur territoire sans l’avoir réellement choisie. La dernière décide de mettre en place ses propres limites, les enfants sont donc à l’origine de ce choix. Délimitation naturelle pour les deux premières équipes. C, a le besoin de s’enclore, de marquer l’emprise de leur territoire par une délimitation physique et opaque (les cartons), c’est aussi la seule à choisir un environnement totalement végétal.

C


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A C

RELATIONS AU SITE Les enfants de l’équipe A utilisent les murs et une plateforme en béton. B, utilise l’oratoire, et la grille de l’ancien escalier pour faire une « tyrolienne ». C fabrique à partir des troncs d’arbres, le sol en terre est recouvert au début par du journal.

C C, délimite elle-même son site entre trois arbres, une forme triangulaire.

C

Aucun des groupes n’a voulu « dévoiler » sa création pendant le temps de construction. Les étrangers à un territoire étaient donc invités à retourner avec leurs équipes respectives. Pourtant ils étaient curieux de voir ce que les autres faisaient. Les enfants se prennent vraiment au jeu d’équipe lorsqu’il s’agit de repousser ceux qui n’appartiennent pas à leur groupe. Ils ont vraiment la notion de territoire et surtout de frontière. On ressent le sentiment de propriété du lieu.

Pour A, les murs sont fondateurs de leur territoire de jeux, ils pensent même à le personnaliser (accrocher des photos, etc). Les enfants se servent du Laurier comme d’une limite. Ils n’envisagent pas les éléments du site autrement que comme une frontière. B se trouve contrainte par la hauteur de leur site, elle se focalise donc sur cet unique élément. C arrive à se créer un imaginaire dans les arbres et se projette dedans. Dans le temps imparti, les enfants sont restés sur les limites fixées au début, même si l’équipe C par exemple, s’amuse des creux dans les platanes. L’équipe B, elle, découvre l’arrière des habitations grâce à leur promontoire. Les enfants rencontrent aussi les habitués du quartier, quelques chiens qui les font partir à toutes jambes, et d’autres plus calmes supportant leurs caresses. Les propriétaires des races canines ne semblent pas tout à fait tolérer notre présence dans « leur » jardin.


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interaction entre les enfants et les chiens découverte des creux des platanes

clôture de l’escalier face à l’oratoire découverte des maisons derrière les murs

MATÉRIAUX A n’utilise aucun scotch et pas de corde (une fois seulement), leur construction est donc soumise aux changements et aux passages de chacun. B amasse les matériaux sur la façade de l’oratoire. C utilise la corde et rubalise pour relier, le carton et le journal pour enclore, les bouteilles en plastique pour la musique. Souvent les cartons présentant une face plastifiée sont assimilés à une fenêtre. L’équipe A est la seule équipe à sélectionner les matériaux et à en éliminer au fur et à mesure de la construction, les deux autres équipes ont un désir de possession sur tout le stock, ce qui les entraîne à choisir un peu n’importe quoi sans y avoir préalablement réfléchi.

B

L’oratoire se munit d’une façade à présent opaque par l’entassement de cartons plats. Chez l’équipe A, les matériaux jamais fixés permettent d’être facilement bougés

C

Les équipes B et C s’amusent de la transparence du plastique pour cadrer sur l’extérieur de leurs structures. B tapisse son sol.

A

C


127 A, réalise une construction où rien n’est fixé, tout est donc modifiable très rapidement. Ce qui ne plaît pas à certains car rien ne reste en place. Alors que B et C cherchent davantage à établir leurs structures, les ancrer dans le site. Ils restent très réalistes dans la conception, le carton s’assimile au mur, le journal à la moquette de sol. Chaque matériau de recyclage trouve sa fonction dans le vocabulaire du maison. La notion de beau n’apparaît finalement que dans l’équipe C qui va être plus attentive à la sonorité du plastique, et plus sensible au potentiel esthétique du matériau brut transformé.

Le journal a été chiffonné afin de le mettre en volume, cela pour donner l’aspect de boules faisant office de simple décors dans les arbres.

Les bouteilles d’eau à l’état originel sont suspendues et réinterprétées en instruments de musique à percutions.

C

C


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La première règle, de désigner L’équipe B accapare les le lieu d’implantation sur la matériaux de récupération sans carte n’est pas réellement pris réflexion. en compte. Dans cette équipe ce sont les petits qui s’y penchent.

L’équipe C récupère une souche dans le jardin.

Anaïs la meneuse de l’équipe A ramène du carton au stock.

SCÉNARII ET IMAGINAIRE

Le support de la carte n’attire pas l’attention des enfants, ils préfèrent l’observation du site. Pour eux construction égal maison. Les enfants se limitent aux matériaux de récupération, sans trop chercher sur le site, à par pour B et C qui découvrent du bois mort. Ils ne cassent pas les branches pour jouer et ne détériorent pas le jardin. Les enfants sont réellement concentrés sur les éléments qu’on leur a fourni. Ils font abstraction des ressources du jardin.

Pour les trois équipes, le scénario a été similaire. Ils ont voulu réalisé une petite maison.

A Pendant la construction l’équipe A scénarise déjà les actions dans la maison, les enfants font comme si ils allaient à la douche, aux toilettes, etc... B, se focalise sur la construction. C, comme A, développe déjà des moments jeu et d’imaginaire du lieu. Les enfants tapissent le sol, s’assoient, s’attablent… L’imaginaire domestique a suivi les groupes tout au long de l’après-midi. Pour eux, l’occasion de créer une structure a été l’occasion d’imaginer leur maison. Ils ont réellement le besoin de se rattacher à un univers connu.

B


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C

Moment de répit pendant l’après-midi, la structure devient cachette.

Chez l’équipe A aussi, on commence à s’approprier les différentes spatialités agencées.

Le fait de laisser les enfants très libres dans les choix des matériaux, le choix du site, et de l’usage leur ont permis de s’approprier le jeu à leur manière, ils ont eu le sentiment de marge de manœuvre suffisamment large pour imaginer collectivement et/ou solitairement l’ambiance, l’univers de la construction. De ce fait, ils n’ont pas réellement eu besoin qu’on leur donne des idées ou que l’on intervienne dans le processus de création. Ils ont pu à la fois faire la découverte du jardin, ainsi que l’apprentissage de la construction en autonomie.

B

Ils se sont confrontés aux idées des autres pour réaliser une structure de groupe. Selon les enfants, la projection dans les cabanes se fait rapidement sans que celles-ci soient abouties. Des histoires sont imaginées. Finalement, sans que les matériaux de base ne présentent une quelconque valeur, les enfants ébauchent un univers de jeu par la création. Le fait d’être acteur leur donne certainement une satisfaction et une envie d’élaborer une conception qui leur correspond et assouvit leur désir de s’amuser. D’ailleurs à la fin de l’après-midi, les enfants ne voulaient pas que l’on démantèle les cabanes car elles étaient pour eux inabouties.

C

« que se passe-t-il dehors ? » Ici le scénario de la forteresse inaccessible et en Les bouteilles d’eau des enfants trouvent tout naturellement leur place dans la cabane sur une posture de force face aux éléments du jardin. cagette devenue « table de salon ».

C


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Le grand déballage

Ce troisième rendez-vous donné Place Francis de Pressensé, lieu actuellement en plein travaux de ré-aménagement de voirie était pour nous l’opportunité de placer les enfants face à une situation de transformation de la ville. Ici, l’atelier proposait une concertation par un travail de réflexion sur le devenir de la place. Comment imaginez-vous ce lieu après le chantier ? Telle était notre question posée aux enfants. Avec pour médium deux larges maquettes, nous étions en quête de leur libre expression sur les qualités, les ambitions, les nécessités qu’un espace public se doit de recouvrir. Nous désirions à la fois les confronter à des besoins que nous avions préalablement décelés à l’échelle du quartier, mais aussi leur donner la possibilité de nous révéler des manques que eux peuvent ressentir en tant qu’enfant dans l’espace public bordelais. Nous voulions capter les notions d’échelles, de grandeur, les pré-conçus, les clichés mais aussi les fantasmes des enfants lorsqu’on leur donne le pouvoir de création et de décision sur une place. Afin que l’atelier initie des pistes de réflexion, nous avions tout d’abord élaboré des scénarios d’usages des besoins et des envies des riverains. Les enfants devaient donc les intégrer à leurs idées personnelles ; un espace pour goûter et faire les devoirs après l’école, un lieu pour jardiner, un endroit pour se reposer et lire, un espace pour s’amuser, un lieu pour se rencontrer entre habitants, et faire des ateliers manuels. Ensuite nous leur avions demandé de s’interroger sur plusieurs aspects ; la place du piéton, la place de la voiture, le rôle de la clôture, la conservation, modification, retrait de l’aire de jeux, la place de la végétation. Munis de cartons, feutres, bâtons, papiers les enfants étaient appelés à s’écouter mutuellement, définir un idée de groupe, et réaliser en volume le futur de la place. À la fin de l’après-midi une explication respective des deux projets devaient pouvoir exposer les idées fondatrices de chacun.


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RDV#3

SUR PLACE

Place Francis de PressensĂŠ


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TERRITOIRE Le groupe A ne détermine aucun marquage de territoire. La place est pour eux ce grand vide entre les façades, l’attention n’est pas portée sur les rues, pour autant, l’espace de projet n’est pas non plus influencé par une idée de périmètre. L’équipe B, elle, commence par chercher la limite de la place piétonne, car unanimement après concertation, les membres ont désiré un lieu sans voiture. La première étape pour les enfants a donc été de délimiter où s’arrêtait l’aménagement. Pour cela, la piste cyclable s’est avérée être la frontière entre le futur parc et les habitations. L’idée de périmètre n’est persistante que pour les enfants du groupe B, ils pensent par ailleurs à organiser consciencieusement les flux entre la piste cyclable indispensable pour leur projet, la sortie des habitations et leur parc, ce qui n’est pas du tout le cas dans l’autre groupe. Même si nous avions esquissé en maquette le début des rues, ils se sont tous restreints à la superficie de la place. Pour le groupe B, l’espace de projet n’est pas influencé par une idée de périmètre. La notion de territoire est conçue comme un vide à combler.

ÉTAPES DU CHANTIER

A

B

A L’équipe A fait table rase de l’aménagement de la place actuelle, en conséquence, le retrait du square et de l’aire de jeux mais aussi celui des marronniers. Au moment du premier échange commun, les enfants de l’équipe A voulaient reculer la clôture du square actuel. Concernant l’aire de jeux, ils n’ont pas émis d’avis clairs concernant sa sauvegarde. Mais pendant l’activité elle n’est jamais réapparue comme telle. La clôture disparaît dans les maquettes cependant la limite de la nouvelle place est tout de même marquée par la boucle de la piste cyclable pour le groupe A. L’aire de jeux également n’est plus désirée, on cherchera cependant à en ré-interpréter les modules.

B


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B

B

Dans les deux groupes, les enfants ont eu du mal à appréhender la maquette. Au début du rendez-vous nous avions constaté la connaissance des enfants concernant ce médium, ils ont su en définir les principes, pourtant dans l’après-midi ils ont été confrontés à des difficultés d’assimilation entre le lieu réel et le lieu miniaturisé. Cela s’est notamment ressenti dans les disproportions d’échelle des choses composées mises en forme dans la maquette. Même si l’équipe A s’attelle en premier lieu au dessin des façades comme pour se familiariser avec l’environnement, le cadre bâti reste partiellement nonassimilé, hors-contextualisé, les bâtiments sont inventés, personnalisés. Les enfants ne conçoivent pas le devenir du lieu mais avec une certaine forme d’abstraction et de

A

projection de leur propre imaginaire, développent un autre univers. L’équipe B s’attache davantage au contexte véritable. Elle définit l’emplacement du restaurant et sa future terrasse, la façade de l’école, le rempart. Dans les deux cas, le fait d’avoir volontairement laisser les façades blanches a motivé les enfants à laisser libre cours à leurs expressions personnelles. Lors de la préparation du rendez-vous, nous avions conçu des éléments de mobilier urbain et quelques arbres à l’échelle afin d’aider peutêtre les enfants, lorsque nous les leur avons montré dans l’après-midi, ils ont été surpris de la petitesse de ces objets comparés à ceux qu’ils avaient crées et n’en ont eu que faire.

A


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Le grand dĂŠballage

mise en jeu

A

B


USAGES PRIS EN COMPTE et USAGES IMAGINÉS L’équipe A a considéré cet atelier maquette comme l’opportunité permise de concevoir leurs envies individuelles sur un espace public sans prendre en compte les usages que nous avions prescrits. La seule fille du groupe a pensé à des transats afin de prendre le goûter après l’école. L’équipe B porte une réflexion plus attentive sur les usages du lieu. Pour débuter il y a réellement un travail et une cohésion de groupe, pendant que deux s’occupent de dessiner la piste cyclable, une autre dessine ce que pourrait comporter la nouvelle place. Chacun fait ensuite part de son projet et avec l’approbation du groupe se mettent à la réalisation sur la maquette. Le dessin ou plan directeur comprend tous les usages proposés. L’équipe A ne ressent pas, ou ne porte pas attention à l’atmosphère du lieu, de ce fait les usages que nous avions proposés ne font pas écho en eux, et surtout, rien en particulier ne va susciter chez eux un désir d’amplification, de valorisation d’un élément singulier du site. Leurs scénarios imaginés ne seront pas spécifiques au lieu, mais resteront très générales (terrains de sports). L’équipe B s’approprie les usages proposés pour créer un réel aménagement cohérent et organisé par une logique qu’ils mettent en place. Ils ne s’arrêtent pas au stade de placer chaque chose côte à côte mais vont utiliser ces usages comme support de création d’un « concept ». Ils envisagent la fabrication d’une globalité et non d’éléments éparses et dissociables. Le premier geste du groupe A (sans avoir réfléchi préalablement à son emplacement possible) est de représenter un terrain de football. Il s’impose perpendiculairement sur la rue Henri IV, ce qui décidera les enfants à exclure la voiture de la future place. Le problème de compréhension d’échelle est bien visible par la proportion de ce premier dessin. Tous les usages imaginés vont d’abord être à vocation sportive; football, basket, piscine (et non pas bassin). Ensuite, certains penseront à concevoir des abris, un sol en bois, puis des modules de jeux. Les matériaux naturels du site trouvent leur place dans ces réalisations. Les marrons pour représenter les usagers du lieu, de petits morceaux de bois, les bogues. La présence d’une personne extérieure (en service civique Unis-Cité) influencera aussi les enfants dans l’interprétation de certains matériaux tels que les gobelets en carton qui deviendront des tables hautes en forme de tonneaux. Le groupe A après avoir représenté la piste vélo, s’occupera d’un composant majeur de leur aménagement, une mare avec poissons entourée par des rochers. Ensuite un coin de sable sera représenté, puis puisque la place est voulue comme un parc, le sol sera couvert d’herbe. Avec l’influence d’une seconde personne extérieure (une maman d’élève) les enfants souhaiteront implanter un balançoire et un toboggan (dont ils ne seront pas les créateurs) dans le parc. Après les dessins du sol, les enfants planteront les arbres et disposeront le mobilier pour s’asseoir, s’attabler. Enfin, la première mare en

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appellera une seconde, et par extension, une rivière les reliant, une cascade pour les pourvoir en eau et un pont pour la traversée. Les enfants ont réagi de manière totalement différente à l’atelier proposé. Le groupe A ne respecte pas les consignes que nous avions données au début et est davantage dans l’interprétation personnelle et individuelle du sujet. Le placement des usages est régi d’une manière aléatoire, sans cohésion. Cela aurait pu apporter une richesse si les enfants avaient conçu un récit, ou imaginé une histoire à ce site, cependant dans leur réalisation finale on perçoit un morcellement, un aspect disparate. Nous pensons qu’ils ont été dans la fabrication de petites choses inspirées par les matériaux eux-mêmes plutôt que dans la fabrication d’un lieu. Cela peut provenir à la fois d’un manque d’inspiration dû à la nature propre du site ou tout simplement d’une absence de motivation quant au thème de l’atelier. Le groupe B a eu l’attitude opposée. Les enfants ont été tout au long de l’après-midi dans la fabrication d’un lieu singulier dont l’idée fondatrice a été améliorée, étoffée. Les scénarios d’usages ont découlé naturellement. La maquette, a éloigné les enfants d’une certaine vérité du contexte les reléguant aux rôles de concepteurs d’idées dans une réalité « fictive », ce qui d’un côté leur laissait plus de libertés car leurs réalisations pouvaient être objets de fantasmes, mais d’autre part à provoquer chez certains le manque d’action tangible, concrète, l’impression de ne pas être totalement acteur et décisionnaire des projections envisagées. La sensation de « faire pour de faux » était perceptible chez le groupe A, le groupe B s’est plus immiscé dans le principe d’évolution et de transformation de la Place Francis de Pressensé. Quant aux usages, on a remarqué pour quelques-uns une interprétation des valeurs de l’espace public en souhaitant le faire devenir une piscine publique, ou en ajoutant des manèges, mais cela relève plus de propositions farfelues que réellement souhaitées. Assez généralement, l’ambition de végétaliser la place, la transformer en parc ou jardin est considéré par les enfants, se rapprocher d’éléments naturels comme l’eau, l’herbe, le bois, les fleurs. Ensuite, la notion de jeu est songée soit comme sport ou comme nécessitant un équipement spécifique (balançoire, tourniquet). Enfin pas de démonstrations, ni d’usages extravagants, plus prosaïquement les enfants ont conçu des projets rentrant dans un cadre traditionnel concordant avec leurs références connues d’espaces publics.


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Le grand déballage

Évidemment comme à peu près tout le monde, ce vaste mur « planté » nous a tout d’abord intrigué. Que nous vaut ici cette démonstration végétale ? Pourquoi ce paradoxe créé de toutes pièces, consistant à planter en apesanteur et rien au sol, rendu d’ailleurs stérile par un tapis caoutchouté ? Nous sommes avant tout partis de ce constat, de ces questions pour amener ce quatrième et dernier atelier. Les ambitions de cet évènement se résumeraient à deux actions distinctes proposées aux enfants. D’une part, puisque l’on pourrait considérer cette paroi tel un véritable mur d’exposition, pourquoi ne pas s’amuser un temps soit peu, celui d’une après-midi, à « mettre en œuvre » cette paroi nous-même avec les enfants. L’idée était donc qu’ils imaginent des formes végétales découpées dans du papier, qu’ils viendraient ensuite disposer à côté et au milieu des plantes verticales. La dimension contemplative du mur se mériterait alors seulement après l’avoir investi. Dans le même temps, pendant cette installation, d’autres enfants par un jeu de piste, iraient planter des noms, ceux des herbacées. Ces « naturalistes » improvisés devraient donc au préalable retrouver chaque espèce à l’aide d’un trombinoscope de végétaux présents sur cette façade, étiqueter leur nom puis l’épingler. Planteurs de feuilles, planteurs de noms, l’après-midi ambitionnait donc ici deux exhibitions parallèles mais de différentes natures, toutes deux inspirées par ce mur végétal…


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RDV#4 S q u a r e

SUR PLACE

V i n e t


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Le grand déballage

Autant être honnête, il ne faudra pas épiloguer sur ce dernier RDV sur place. Car pour ce final, nous ne voulions cette fois-ci rien vérifier du rapport des enfants au site, mais plutôt intenter quelque chose de l’ordre de la performance artistique, aussi modeste soit-elle. De surcroît, cela nous importait de clôturer ce point d’orgue par un moment convivial, pour cela le goûter, ce rituel, fut cet instant choisi pour en quelque sorte remercier les enfants d’avoir joué le jeu… Il est donc vrai que nous avons mis en place pour ce quatrième rendez-vous sur place un processus dont on pouvait entrevoir ou deviner l’issue. Pour autant, tout comme les précédents ateliers, nous sommes partis de réflexions, d’intuitions personnelles propres au lieu. En l’occurrence ce mur, objet de contemplation, qui maintient sa beauté au prix d’efforts inconsidérés. Peut-on parler ici d’obsolescence programmée, tant cette réalisation engendre une sempiternelle rotation de plantes, celles-ci éprouvant la difficulté à vivre dans cet artefact. Les plantes sont donc sans cesse remplacées. Pire encore, celles osant se plaire dans ce substrat connaîtront pareille funeste fatalité, les jardiniers de la ville contraints tôt ou tard de les arracher, le développement de leurs racines finissant par boucher les systèmes d’irrigation. S’instillait donc chez nous l’envie, l’intention d’une « intervention » sur ce mur, intervention qui justifierait éventuellement avec plus de poids, le gâchis entendu de ce principe horticole. L’idée que ce mur végétal puisse s’exercer en un arboretum, que celui-ci soit géré dans une certaine mesure par les habitués de ce lieu, a progressivement émergé. Les gens pourraient en effet par un système d’étiquetage, de fiches, qualifier la taxinomie des espèces qu’ils reconnaissent. Révéler les caractéristiques botaniques par un principe de légendes, le geste relèverait un moment de la connaissance, celui du nom, puis une fois la plante déchue, du témoignage, de la trace écrite, car c’est là l’enjeu ; laisser l’inscription en place après le retrait de tel ou tel végétal. Le mur progressivement serait constellé puis bondé de fiches nominatives, manifestation de ces passages éphémères. « Ici aurait vécu une Hosta plantaginea, ses fleurs s'ouvraient le soir et se fermaient le matin… »

mise en jeu

La divulgation de l’identité de chaque plante ferait aussi découvrir dans le même temps l’identité de ce mur. Enfin, mais cela est éminemment subjectif et hypothétique, cette accumulation pourrait être belle. Oui peut-être… Nous voulions donc par cet atelier avec les enfants amorcer cette proposition, en la traduisant littéralement et symboliquement avec eux. Le jeu de piste consistant à leur faire retrouver quelques plantes, était le motif assumé pour les placer comme acteurs de ce processus envisagé, non plus dans cette unique posture de spectateurs. En parallèle, débiter dans du papier des silhouettes chimériques de tiges, de feuilles, de calices (…), émanait d’un second désir, « piste de projet » comme on dirait à l’École d’Architecture, celui de voir éclore en ce square, une exagération, une amplification du végétal dont le mur serait désormais le point de départ. Encore une fois allégorique, cette proposition faite aux enfants les laisseraient divulguer durant quelques heures, leur sensibilité, leur esprit ou encore leur savoir-faire. On aurait pu parler d’ « artialisation in-situ », même si ce concept reste sans doute l’invention d’adultes pompeux. Disons plutôt que les enfants ont ici tout bonnement pris plaisir à se voir adresser un tableau d’expression qu’ils ont aimé agencer à leur guise. Nous avons pu en effet observer pour la plupart un terrible engouement à « fabriquer » par ces feuilles de canson organiques cet autre visage à ce mur, à créer chez certains enfants des scénarios de vie en dessinant et disposant par exemple insectes et plantes carnivores, afin de reproduire un véritable biotope. D’autres ont imité la nature sur place, lobes aigus des frondaisons et akènes de platanes… Le résultat leur a plu jusqu’à s’inquiéter du dénouement de leur réalisation collective, voulant que celle-ci perdure. Il faut avouer aussi que dans la quinzaine d’enfants, quelques-uns n’ont pas véritablement témoigné d’un puissant intérêt pour ces activités. Mais ce n’est pas grave. Beaucoup aussi ne connaissaient aucun nom de plante. Mais ce n’est pas grave non plus. Il semble en tout cas possible, du moins désirable, d’envisager les enfants à la fois apprécier, percevoir et comprendre ce qui constitue leur environnement, y compris dans ses dimensions les plus anthropisées. Pour cela, il faudrait qu’ils puissent approcher, manipuler et façonner cette nature urbaine.


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Le grand déballage

mise en jeu

MISE EN JEU REMISE EN FORME R DV #1 R É GL É M A RQ U É

LIB R E

INTIME P RO JECTION DOMESTIQUES

NOM A D E S IMP L ICITÉ

T ERRI TO I RE

P O NCTUÉE S

P RAG MATIQ UES

SÉQ UE N CÉ

INSTAL L ATIONS

SURPRISE D’ÉCHELLE & D I V E RS I T É S

DOMINATRICE

AP P RO P R IAT IO N

CO MP L ÉMENTAI RE

R DV #2

MO DUL ABL E

MIMÉTIS ME


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RDV # 4 RDV #3

CINÉTIQ UE RE M A RQ UA BL E

ARTISTIQ UE DIDACTI QU E

O R D IN A IR E

EX P OS ITIO N JAR D INÉ E

À IN V EN T E R

P L AC E

MUR

CONTEMP L ATIF CONTEMP L ATE U R C O M PO S ÉES

OUVER T E S

INTIMITÉ IMAG INAIRE

D É TA I L PL U R I E L


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Le grand dĂŠballage

remise en forme


LE GRAND VAGUE remise en forme

Le grand déballage

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PLACE ANDRÉ MEUNIER


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Le grand déballage

remise en forme

IUT Bordeaux Montaigne Lycée des Menuts

É TAT ACT UE L

Gymnase et Collège Aliénor d’Aquitaine

Multi-accueil des Douves École maternelle Noviciat et École élémentaire André Meunier

Mail de Platanus orientalis ( Platanes communs )

Cedrus libani Pinus pinaster ( Cèdres du Liban ) ( Pin des Landes ) Morus Australis ( Mûrier Platane )

Éclairages publics précaires Trémie du parking sous-terrain

Peu d’assises Larges surfaces enherbées

Escaliers du parking sous-terrain Lycée Gustave Eiffel

Projet [Re]centres site de la Santé Navale

Tilia vulgaris ( Tilleuls )

Sol de cailloux et graviers Cours de la Marne de la Gare St-Jean à la Victoire


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La place en l’état, en constante évolution mais jamais « terminée »

Après les cours

LOCALISATION

Un bout du clocher Le mail

De l’ombre

CO NCEP T traversé

Place St-Michel

maillé

Place Ste-Croix

évolutif

Place des Capucins Place André Meunier Cours de la Marne

utiliser le mail de platanes existant comme règle du lieu

partition par ambiances

filtré

relâché

Allers-retours


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Le grand déballage

LE G R A N D VAG UE N ’ EST PLUS

remise en forme


Le grand déballage

remise en forme

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Que peut-on espérer ici plus qu'ailleurs ?

Parvis minéral

« Cabane à gratter » et local technique Palmeraie et carrés végétalisés Mise en scène de portiques

Escaliers « solarium » Esplanade enherbée Seuil de la place La piste

On entre dans cette place par un alignement séculaire de platanes. De toute évidence, ces sujets ne semblent jamais avoir été maltraités, comme tant de leurs confrères que l’on émonde si souvent en têtard. Ces arbres ici emplis d’élégance, dépassant l’horizon bâtie des immeubles voisins, élancés par un tronc droit, donnent le ton du lieu. C’est de ce mail d’arbres que l’on tire l’inspiration de ce projet. Le mail est un terme désignant à l’origine un instrument de jeu, le maillet, puis un jeu, le mail, que l’on pratique volontiers sous le couvert des alignements qui bordent chemins et allées. Il devient ensuite le lieu du jeu en même temps qu’il définit une forme paysagère correspondant à ses règles. Le mail aujourd’hui est un espace géométrique planté de lignes régulières dont la surface, hormis les troncs, est entièrement dégagée. Les mails sont peut-être les premiers projets végétaux conçus et réalisés pour le divertissement des villes. Derrière ce rideau de Platanus orientalis, le mail se poursuit par un autre arbre venu d’Orient, le Trachycarpus fortunei, plus connu sous le nom du palmier de Chusan. On pourrait voir par ce choix de sujets, un effet de style, une tentative d’exotisme botanique. Ce n’est pas tout à fait cela, l’exotisme après bientôt deux siècles des premières importations, n’est plus nouveau. Ce vigoureux palmier s’est entre-temps parfaitement acoquiner au climat français et plus spécifiquement encore, intégré dans la conscience collective au paysage bordelais. Nous choisissons cet arbre plutôt pour ce qu’il dégage par le regard et l’esprit. Bouquet de palmes finement découpées, formant des éventails qui se chevauchent, culminant à une douzaine de mètres et restant bien en haut d’un stipe gracile, tendu, le mail de palmiers laissera paraître une transparence malgré la répétition des troncs. On aperçoit les séquences des arrières-plans, on les devine, elles nous appellent. Le mail devient une invitation à la promenade qui emmène vers l’intérieur de cette place. De surcroît, il fallait donner à ce lieu une identité forte, et celle-ci peut être conférée par un arbre identifiable et nommé par tout le monde, notamment des enfants. Ainsi, on pourrait parier que tôt ou tard cette place serait rebaptisée « la place aux palmiers ».


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Le grand dĂŠballage

remise en forme

LA PA LM ER A IE


remise en forme

Centaurea cyanus ( Bleuet des champs ) Zoysia tenuifolia ( Gazon des Mascareignes )

Equisetum hyemale ( Prêle du Japon ) Ophiopogon japonicus ( Ophiopogon du Japon )

Le grand déballage

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Encadrant ce mail d’Arecaceae, de nombreuses sentes s’entrecroisent à intervalles réguliers, consentant aux actuels mouvements piétons qui cheminent et passent ici en tous sens. Entre ces étroites allées en bois, sourdent de parfaits carrés de 8 x 8 m. Carrés de différentes natures, parfois simplement tapissés de graviers beiges, souvent laissés enherbés (touffes de sozya faisant naturellement gondoler le sol). On peut ici imaginer s’éparpiller différentes appropriations de ces carrés qui enveloppent, contiennent sans par exemple le volume d’une haie, une certaine intimité à chaque individu. Effectivement, dans ce damier, à chaque pied de palmier, un carré qui telle une alvéole, par ce tracé redonne une échelle plus humaine à cet immense plan, la Place André Meunier. On peut y jouer à la pétanque, venir pique-niquer, pratiquer de la slackline entre deux palmiers, batifoler, discuter… Par journée radieuse, le profil hirsute des feuilles palmées intercepte la lumière solaire en jetant au sol une sombre tâche compacte. Là encore, sous le couvert du végétal longiligne, l’ombre profite notamment à des petits groupes ou des gens seuls. En déambulant tête baissée dans le mail, on découvre alors d’autres silhouettes ombragées. Ce sont celles d’arbres mûrs, déjà là, et que l’on préserve, agissant désormais telles de petites surprises au sein du mail. Il n’y en que deux, un Pinus pinaster et un Morus bombycis, lui aussi originaire de contrées orientales. Son tronc mérite une brève description car il se couche lentement, comme épuisé de ce houppier amplement étalé. Cet arbre, faisant office à la fois de parasol et de paravent, nous l’avons vu durant le premier RDV sur place, distrait sans relâche les enfants qui le grimpent et s’y suspendent.

Deck de bois de 1.20 m de large, sur dalle béton


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Le grand déballage

remise en forme

MISE EN SCÈNE D E P O R TIQ U ES


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2.00 m

les tuiles bambous à poser scoubidou cordes à suspendre

filet mignon cordage à grimper

2.30 m

tapis volant hamac à suspendre

1.15 m

airball panier

scoubidou cordes à suspendre escarpolette balançoire

airball panier

une, deux anneaux à suspendre

En se dirigeant vers le cœur de la place, le battement des palmiers qui rythme la vue, s’efface et s’éclaircit jusqu’à s’ouvrir sur une large esplanade lumineuse. Il n’y a plus d’arbres ou presque. Ils se sont substitués à une série de portiques triangulaires coulissants. Leur aspect pointu pourrait rappeler celle des balançoires, ou plus proche encore, par images interposées, la flèche de Saint-Michel qui apparait derrière l’université. Déplaçables sur des rails enfouis, ces éléments se laissent à disposition des gens afin qu’ils puissent mettre en scène un besoin, une envie du moment. À leur guise, ils peuvent en effet « s’appuyer » sur ces portiques, supports à diverses installations, comme suspendre un hamac, tirer un cordage, accrocher une balançoire, déposer un auvent, agrafer un filet de football, un panier de basket… Ici se joue donc un droit d’action des usagers. Le mot choisi « d’installation » plutôt que de « mobilier » s’instaure dans ce rapport différent, peut-être inhabituel, avec des choses ordinaires, tels que s’asseoir ou chercher de l’ombre.

la cage filet pour football

Deux compas et une poutre, la simplicité de ces structures laissent envisager d’éventuelles contributions pour des événements ponctuels, on pourrait citer ceux auxquels on pense, possibilité d’enserrer un écran pour une petite projection entre amis cinéphiles, chevalets pour exposition temporaire, barres de traction (…) mais il est à prévoir des usages imprévus. Visuellement, cela créé un paysage urbain cinétique, jamais tout à fait pareil. Disposition courbe, rectiligne, désordonnée (…), même quand les portiques ne sont pas habillés, comme dénudés, dépourvus de leurs attributs et autres accessoires, leurs positions répétées séquencent l’esplanade. Ils accentuent cette effet de perspective par cette figure de l’arche. Peut-être, symbolisent-ils une porte d’entrée vers les quartiers bigarrés de Sainte-Croix et de Saint-Michel quand on arrive depuis la gare. Plus sûrement, ces structures marquent, jalonnent en tout cas ce passage Nord-Sud.


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Le grand déballage

Des portiques capables de supporter maintes équipements. Ce scénario ébauché ici n’est rendu possible que grâce à un acteur non fictif, déjà présent sur la place : « la cabane à gratter ». Aujourd’hui relégué au second plan, rue du Fort Louis pour être précis, cet endroit est selon nous un parangon de gestion (si c’est le mot) officieuse de l’espace public. Initialement et principalement vouée à aider des personnes démunies, venues d’ailleurs, cette association dépasse largement cette seule mission. Quotidiennement, grâce à l’énergie de quelques bénévoles, on sert des cafés et quelques gourmandises dans cette « cabane » qui abrite aussi partie d’échecs et autres jeux de stratégie, lecture de canards… Elle établit une épaisseur conviviale qui montre tout le potentiel q’une association peut jouer en la tenue d’un lieu. C’est un soutien moral, un point de repère pour beaucoup qui viennent s’y retrouver. On pourrait concevoir que la cabane devienne maisonnette, pavillon ou qu’elle reste cabane, peu importe finalement, mais que celle-ci recueille une considération singulière, qu’elle fasse partie intégrante du lieu, afin qu’elle soit disposée à accueillir et s’adresser à la pluralité d’individus de ce quartier et non plus seulement à une catégorie défavorisée de la population. « Chercher à faire du lien entre les gens », leitmotiv de cette association, serait mis en valeur en intronisant la cabane à gratter à côté du local stockant les équipements pour les portiques. Ce n’est donc pas uniquement par pragmatisme mais aussi par goût des réunions de personnes qui se connaissent ou pas encore, que l’on réunit ce tout en un lieu, unique espace abrité de la place. « Confier » à une association un pêle-mêle de matériel, chaises, hamacs, filet de buts (…), mais plus encore lui concéder une influence sur ce lieu est selon nous un compromis intéressant, plus enviable dans ce qui fait l’aménité de « l’espace public », que ce dernier géré par des acteurs privés. Hormis sans doute la mairie, qui verrait d’un mauvais œil ce type de gérance dans nos villes ? Il reste à savoir si la distribution de ce rôle convient à l’association elle-même. Enfin c’est un détail mais il compte, les équipements pour les portiques, mais aussi les chaises et autres assises seraient à disposition de tous, moyennant une caution pécuniaire ou non, mais resteraient gratuits. Sur cette grande esplanade centrale, l’éparpillement des portiques ne gêne jamais la promenade qui se déroule sans ambages, fluide. Au mieux le marcheur se distrait des micro-événements qui se déroulent sous les compas. Depuis le sud, l’horizon se dégage vers l’ancienne abbatiale, les clochers en ligne de mire. Enième flagrant

remise en forme

délit montrant que la Place André Meunier n’est depuis quelques temps seulement considérée comme un vide à prendre, on trouve actuellement au beau milieu de celle-ci, une incongrue sortie de parking, déboulée de nulle part. Au lieu de ne pas y prêter attention, nous avons plutôt tenté d’intégrer ce hiatus, de le convertir en circonstances opportunes. Nous avons donc imaginé que cette sortie souterraine, telle une taupinière, occasionne un mouvement du sol. On fera sur cette rampe ce que bon nous semble, solarium à ciel ouvert, « bosse » pour trottinette… Grâce à ce procédé, cet accès est absorbé visuellement, intégré à l’esplanade. A l’Est de la place, réemploi de ce qui existe déjà à cet endroit, une vaste pelouse se déploie sur toute la longueur. Elle reprend par quelques lignes la trame des platanes, notamment avec quatre allées qui s’insèrent discrètement dans cette étendue enherbée et qui la partitionnent. D’une superficie de cent mètres sur trente, ces prairies comme la plupart des grands espaces de vacuité en ville, accueillent une pluralité d’usages, des jeux en mouvements, de balles notamment, des parties de frisbee, de mölkky, d’envolées de cerf-volant. Ici, on voit filer les nuages car seulement cinq arbres viennent obstruer la vision du ciel, houppiers d’un Cedrus libani, d’un Pinus pinaster et d’un second Mûrier platane, résonance symétrique avec celui situé dans le mail de palmier. 5270 m2 de tapis vert, c’est l’endroit le plus longuement exposé au soleil. Si les platanes établissent une promenade circulaire, malheureusement coupée par la sortie automobile du parking souterrain, l’avantage que l’on tire de leur présence, réside aussi par l’écrin arboré qu’ils forment autour de la place. Ce pourtour met de suite en condition le promeneur, le prévenant d’une mise à l’écart avec l’ardeur de la ville . Oui, idoine filtre végétal pour nous abstraire des vrombissements et va-et-vient automobiles. L’histoire du mail montre comment un divertissement peut créer une forme végétale urbaine. Nous souhaitons faire évoluer cette forme, la voir capable d’enrober d’autres loisirs, d’autres délectations. Qu’il s’agisse de jeux ou non, de détentes, de conversations, de repas, ces moments pourraient si tel est le désir de l’usage, s’augurer par un droit d’action. Certains n’y verront qu’une affaire de noms, et c’est peut-être d’ailleurs ainsi qu’il faut conclure ce que l’on espère ici, mais cette place serait alors considérer tel un grand jardin, un parc, une palmeraie…


remise en forme

ESP LA NA D E ENH ER B ÉE

Le grand déballage

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Le grand dĂŠballage

remise en forme


Le grand déballage

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CHEMIN DE RONDE remise en forme

JARDIN DES REMPARTS


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Le grand déballage

remise en forme

LO CA L I SAT I O N

Place St-Michel

Jardin des Remparts Place des Capucins Place André Meunier

Que peut-on espérer ici plus qu’ailleurs ? Du Mystère - vérité que l’on ne peut comprendre - est l’une des formes de la séduction qu’exerce ce jardin. Il existe ici des choses difficiles à nommer et des noms difficiles à comprendre jusqu’à celui de ce lieu lui-même, « jardin des remparts », que l’on dirait tiré d’une figure de style proche de l’oxymore. Un jardin, locus amoemus, terrain planté de verdures et de délices, qu’a-t-il à voir avec un rempart, cette forte muraille de maçonnerie, amas de pierres empilées où l’on flippe de voir un assaillant sortir de nulle part ? Oui, il existerait apparemment comme un micmac topique, un mariage de mots raté. Pourtant, à bien y réfléchir, un jardin, comme un rempart, reste un lieu en sursis. « Jardin des remparts », le premier mot édulcore le second. Finalement, oui, ce nom ne va pas si mal à ce lieu, car il est bien à protéger, à défendre et comme tel ce jardin. Nous disions plus haut, que d’énigmatiques images y surgissaient. Pour ne pas éteindre le mystère, il faudrait donc de prime abord laisser tranquille les « petites choses » éparses, les velléités maraîchères d’autrefois que l’on retrouve aujourd’hui sous la forme de quelques fruitiers, à l’Est du jardin.

Dans ces mêmes environs l’alignement serré de baliveaux, l’exotisme combiné par deux palmiers chinois, des yuccas cespiteux (Yucca filamentosa), originaires des Amériques, les bleuets qui s’azurent à parti de mai... Laisser tranquille les sarmenteuses et les grimpantes qui envahissent les murs, s’enroulent autour, s’y incrustent. Ce sont des plantes douées pour l’improvisation, capables de coup d’éclat, comme celui que rabâche en octobre la vigne vierge, se parant d’une teinte purpurine. La semaine dernière, des jardiniers de la ville sont passés, ont failli à cette règle du « laisser tranquille », et ont cru faire leur job en taillant à ras, pour ne pas dire décimer, la résurgence d’un tilleul poussant au bout d’un tronc, anciennement le sien, couché car coupé. Cet arbre comme allongé dans l’herbe avec ce houppier téméraire qui réitérait malgré les sévices infligés, donnait une composition singulière, insolite, presque rigolote, oui osons le mot. L’expression comique de ce rejet vertical aurait peut-être perduré, amplifié au gré du temps, donnant une géométrie végétale d’un même arbre, abscisse du tronc mort, ordonnée de celui qui pousse encore. Le travail de la nature fait parfois des œuvres étranges. C’est un pari mais nous proposons afin de garantir ce « laisser tranquille » non pas une charte paysagère mais quelques gestes qui toucheraient au lieu sans troubler à tout ce qui fait l’esprit de ce jardin. La première intervention est d’ôter les « éléments parasites », clôtures standardisées posées à la va-vite, qui compromettent tant la vue que l’usage de bancs, d’escaliers… La seconde se situe à l’extérieur du jardin, précisément sur les deux uniques entrées. Il s’agirait de remplacer les actuels escaliers de chantier par des rampes pérennes, manifestant volontairement une certaine importance, relevant de l’ostentation par leur attitude à vouloir se montrer et cela malgré la sobriété de leurs lignes. On les verrait ces rampes. Elles donneraient du poids à ce lieu, introduiraient par une pente le promeneur, lui susurrant au creux de l’oreille durant cette courte ascension qu’il ne rentre pas n’importe où.


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Le grand déballage

remise en forme

JAR D I N E T FO L I E S

cc’

bb’

aa’

L’observatoire Prunus Cerasus ( Cerisiers aigre )

Magnolia grandiflora ( Magnolia de Chusan )

Hedera helix ( Lierre grimpant )

Tilia vulgaris ( Tilleuls )

Laurus nobilis ( Laurier sauce )


remise en forme

Rue des Douves

Taxus baccata ( L’If Commun )

Sentier haut Sentier bas Le bosquet de jonchets Trachycarpus fortunei ( Palmiers de Chusan ) L’oratoire Escaliers vestiges Yucca gloriosa ( Yukka ) Place des Capucins Halles des Douves Rue Marbotin Platanus orientalis ( Platanes communs ) Les ricochets Les strates entre les deux terrasses Accès au Jardin par deux rampes Est/Ouest

Le grand déballage

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Le grand dĂŠballage

remise en forme

STR ATES ET R ICO CH ETS


Le grand déballage

remise en forme

0.30 m

2.00 m

161

2.50 m

8.70 m Seconde terrasse

Seuil d’entrée aa’

Mur à projection

Strates

Justement, une fois franchi la porte d’entrée du jardin depuis la discrète rue Marbotin, on tombe sur un drôle d’espace, sorte d’antichambre, de vestibule que l’on traverse sans s’y arrêter. La morphologie de ce volume tient par la présence auparavant d’un bâtiment qui se dressait ici. On en devine encore sa hauteur par le dessin de sa toiture, palimpseste plaqué sur le mur de pierre, sa superficie par la dalle béton au sol. Nous proposons que le seuil du jardin devienne une scène, lui en attribuer la valeur, et que celle-ci survienne seulement par l’aménagement, la transformation du mur de soutènement en larges emmarchements. Ceux-ci imitent la topographie de la partie Est du jardin. Cette métamorphose mérite en premier lieu d’ouvrir le regard vers le palier supérieur, l’ancienne terrasse d’artillerie, elle sollicite le promeneur à poursuivre une ascension libre. Ce que nous nommons emmarchements s’installe à côté de l’escalier existant qui n’offrait qu’une entrée dérobée. Ainsi, un dégagement visuel s’ouvre vers le second niveau. L’ouvrage, par son ampleur, par les

Ricochets

Plateforme existante

1

5

variantes de la largeur de ses marches, renonce à imposer une foulée précise. Sept strates que l’on cavale, que l’on gravit méthodiquement ou pas d’ailleurs, car l’on peut aussi désigner un de ces degrés comme allonge. Outre ces usages de commodité et d’agrément, ce perron peut solliciter, endosser des évènements occasionnels ; vaudevilles, séance de cinéma nocturne, débats publics…

Seuil d’entrée actuel, escalier dérobé

Seconde terrasse et plateforme béton


162

Le grand déballage

remise en forme

BO SQ U ET D E JO NCH ETS

Enfin, comme évoqué auparavant, le jardin est nimbé ça et là d’objets précieux, vivants et morts. Nous avons remarqué durant l’atelier avec les enfants, la capacité de ce clos à fournir des micro-territoires qui se dessinent grâce à ces éléments remarqués et remarquables. Pourtant, l’exemple des jardiniers ratisseurs donné un peu plus haut, démontre la subjectivité de ce discernement et par conséquent, la fragilité continuelle de ces éléments. Peut-être qu’un jour cet impératif n’en sera plus un, mais il paraît aujourd’hui regrettable de ne pas les conserver. Telles les folies paysagères, ils accompagnent l’histoire de ce lieu. Le terme de folies n’est d’ailleurs ici pas anodin car qu’il s’agisse de l’oratoire, de l’autel, des creux dans les platanes, de l’arbre allongé... ce chapelet étoffe le charme, non la beauté, du jardin mais surtout s’emploie tels des pas de côté, des propositions attirantes qui détournent de la boucle ou de la traversée habituelle. Pour résumer, le jardin des remparts serait bien peu de chose sans eux.

Nous proposons une intervention tant symbolique que physique, certains y verront une démarche artistique, qui s’évertue à deux finalités. Celle de l’estimation de ses biens, et de leur amplification. Copies non conformes des éléments insolites qui mettent en exergue les spécificités du lieu, nous jouons ici sur la notion de duplicata afin de préserver l’original. Ainsi à l’épicentre du jardin, des jalons pastichent l’alignement très rapproché des cerisiers et autres baliveaux. L’imitation se démultiplie, s’approfondit jusqu’à concrétiser un bosquet, un bosquet de jonchets. Trois mètres de hauteur que peu de mâts tiennent dignement, la plupart s’affaissant, se couchant parfois les uns contre les autres. Aubaine pour une déambulation poreuse entre cet enchevêtrement de troncs factices, dont l’étroitesse de l’espacement, nous oblige à frôler, même enfant.


Le grand déballage

remise en forme

3.00 m

1.80 m

3.30 m

bb’ 1

Bosquet de jonchets en bois Sentier bas

Sentier haut

Arbre couché

1

5

5

163


164

Le grand déballage

Un peu plus loin, un nouvel évènement, dans le coin du jardin des plus fermés, obstrués et des plus frustrants aussi. Car tout ici nous cache la vue : pierres domptées en un éminent mur, et puis ce touffu et toxique Taxus baccata. Mais l’installation d’une petite tour de garde évidée de ses parois, nous lève ce voile en rehaussant suffisamment. Elle donne à voir l’horizon le plus lointain ; coteaux de la rive droite vers Floirac, découpés par les cheminées du mystérieux château Descas et puis en se rapprochant le Couvent des Capucins, et là devant deux immenses cèdres. Observatoire, mirador, tour de garde, parapet, quel sobriquet les gens donneront à cet édifice qui s’inspire de l’autel en ruine à ses pieds. Enfin, en écho à un élément visuellement banal et même assez moche reconnaissons-le, mais pourtant apparemment très utile parce que très utilisé, une plateforme bétonnée qui gît à l’autre bout du jardin. On imagine ici la répercuter de quatre blocs, cailloux, là juste à côté, comme de mauvais ricochets. Il faut voir ce que les usagers feront de ces saillies. À l’image des folies paysagères, il faut considérer ces trois installations tel un champ d’expérimentation inattendu dans ce jardin. Il ne s’agit pas de créer une appendice médiocre, une greffe loupée, mais d’amener une spatialité avec un langage très simple, léger, ne venant pas surcharger le lieu. Le bosquet de jonchets, le parapet, les ricochets, ce sont des événements, des éventualités à saisir selon l’envie et l’humeur des gens. Peut-être comme les ruines et vestiges environnants, ces nouvelles folies ne font que passer. Par leur irruption combiné aux nouveaux seuils d’entrée et d’ascension, on peut espérer la venue de d’autres riverains que les promeneurs de chiens. Pas seulement des enfants, mais de fréquentations diverses, rééquilibrant le partage de ce clos suspendu. La difficulté dans le jardin des Remparts est de jauger ce dont ce lieu a réellement besoin. Cela pose clairement la question d’une part du bien commun, mais aussi du beau commun. Que faut-il changer, garder dans un espace public ? Quelle évolution mérite-t-il ? La place Léon Aucoc à Bordeaux illustre entièrement ce propos. En 1996, les architectes Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal sont mandatés par la ville pour réaménager le site dans le cadre d’un projet d’embellissement. Au grand dam des édiles qui attendaient un lifting intégral, le couple proposera finalement de ne rien faire. Voici leurs explications :

remise en forme

« À la première visite, nous ressentons que cette place est déjà très belle parce qu’elle est authentique, sans sophistication. Elle a la beauté de ce qui est évident, nécessaire, suffisant. Son sens apparaît clairement. Les gens semblent y être chez eux, dans une atmosphère d’harmonie et de tranquillité, façonnée depuis de nombreuses années. Nous y avons passé de longs moments à regarder ce qui s’y passait. Nous avons dialogué avec quelques uns de ses habitants. Puis nous nous sommes posés la question d’un projet d’aménagement sur cette place à des fins d’embellissement. À quoi renvoie la notion d’»embellissement» ? S’agit-il de remplacer un matériau de sol par un autre, un banc en bois par un banc en pierre, au design plus actuel, ou un lampadaire par un autre plus à la mode ? Rien n’impose des changements trop importants. Ici, l’embellissement n’a pas lieu d’être. La qualité, le charme, la vie existent. La place est déjà belle. Comme projet, nous avons proposé de ne rien faire d’autre que des travaux d’entretien, simples et immédiats : refaire la grave du sol, nettoyer plus souvent, traiter les tilleuls, modifier légèrement la circulation, …, de nature à améliorer l’usage de la place et à satisfaire les habitants. » 13 Notre démarche au jardin des Remparts se différencie de la position de Lacaton & Vassal. Nous proposons non pas ne rien faire mais faire par touches nécessaires. Celles-ci convoitent le minimum pour exalter les vertus du lieu.

13

http://lacatonvassal.com/index.php?idp=37


Le grand déballage

remise en forme

L’ O B SER VATO IR E

L’observatoire accessible par une échelle palier à 3 m de 2 m x 2 m Accès Est Ancien autel

1

Palier en l’état actuel

Vue depuis l’observatoire

5

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Le grand dĂŠballage

remise en forme


remise en forme

Le grand déballage

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COUR BUISSO NNIÈRE PLACE FRANCIS DE PRESSENSÉ


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Le grand déballage

remise en forme

LOCA L I SAT I O N

RÈGLES ET RITUELS . la place est interdite à la circulation automobile . bibliothèque sous le kiosque . lieu d’attente pour les parents . goûters et devoirs à la sortie des classes . lieu de pédagogie pour les enfants . seconde cour de jeux . remise des ceintures du Dojo . cours de danse publics

Place Francis de Pressensé Cours Aristide Briand Place de la Victoire

DISPERSION 3

C ON ST E L L AT I O N 4

7

4 5 5

7 5

1

1

5 6

2 3

la place plantée

5 ACT E U RS

6

1

2

3

Le collectif d’habitants Fondé en concertation avec le projet d’aménagement. Il est responsable du devenir de la place plantée. Il crée l’ambiance du jardin souhaité, plante, entretient et ouvre ses actions vers les riverains du quartier.

La place plantée Fédératrice d’une nouvelle idée du bien commun. Elle envisage l’action des habitants comme genèse de la création d’espace public. Elle déploie les savoirfaire, tisse des connexions et ouvre la voie vers une urbanité plus proche des gens.

Les plantes Pas de jardin sans plante. La métropole soutient cette initiative sans en être la gérante, elle contribue cependant à l’achalandage végétal et matériel comme elle le ferait pour n’importe quel espace public à la différence qu’elle ne le maintient pas. On imagine aussi des dons, collectes, échanges de plantes entre riverains.


Le grand déballage

remise en forme

169

O R G A N I SAT I O N

initiateurs de la création d’un collectif d’habitants, définition d’un aménagement

collectif du jardin

les concepteurs adhésion et/ou participation à la vie du collectif

recherches des potentiels et des besoins du quartier

les riverains spectateurs, futurs jardiniers habitués,

responsable, acteur, initiateur

achalandage en plantes, outils, terreau et eau

organisation d’ateliers de participation au jardinage et d’événements de découvertes et rencontres

la place plantée participants, acteurs

participants

la pépinière de la métropole

les écoles la maison des seniors les clubs de sports

4

5

6

7

Les riverains, futurs jardiniers Passants, habitués des lieux, les riverains profitent d’une place qui change et vit au rythme des interventions du collectif. Ils sont volontiers appelés à soutenir ce projet soit en mettant les mains à la terre, et par l’idée de pépinière de quartier ou simplement en étant usagers de la place.

Les ateliers participatifs Établis en entente avec l’École Henri IV, l’École Francis de Pressensé, la Résidence des seniors Magendie, les clubs de danse Adage et Dojo, et le collectif ils permettent à ces institutions de participer activement et de manière récurrente à la vie de la place. À la fois pédagogiques, manuels ils insufflent un rythme et des échanges mixtes entre les populations du quartier.

Les initiatives de rue plantée Des plantations spontanées s’étalent sur la rue Moulinié.

Les concepteurs Initiateurs de nouveaux paradigmes pour l’espace public, les concepteurs relèvent les constellations du quartier et ébauchent un aménagement révélant des potentiels existants. L’aboutissement de la place est confiée au collectif. Les marges de manœuvre sont assez larges pour que la place soit appropriée, détournée, vécue et éprouvée.


170 Club Dojo

École maternelle Francis de Pressensé et École élémentaire Henri IV

Fosses de plantation

Celtis australis ( Micocouliers de Provence)

Bacs de plantation Bancs

Kiosque

Aesculus Hippocastanum ( Marroniers )

Résidence Magendie aa’

PL AC E E N AT T E NT E DE PL A N TATION Terrasse

Rue Tombe l’Oly détournée vers Rue Moulinié

Rue Henri IV Rue de Saincric sans issue

Jardin suspendu

Restaurant Le Pressensé

Club de danse Adage

Chemin d’école surélevé

Rempart de la Drac Chemin d’école piéton Rue de la Miséricorde

Fosse de plantation Installation

aa’

bb’

cc’


171

Jardin suspendu

Entrée de l’École Henri IV

CH EM IN D ’É C O L E

bb’

Accès au chemin d’école surélevé

Chemin d’école bas

Fosse de plantation Sur le long chemin d’école surélevé, en ligne de mire de la « grande bosse », ce champ de piquets intervient comme une récompense. Il se place quasiment en face de l’entrée principale de l’établissement scolaire, créant une excitation, un appel d’air direct après la sortie de l’école. Ou à l’inverse, une dernière tentation d’un gai passe-temps avant d’aller étudier. Les enfants se ruent dessus, font ramper et riper leurs corps en empoignant ces petits cylindres rupestres.

Chemin d’école surélevé

cc’ 1

5

La bosse

Rue de la Miséricorde de la Place Ste-Eulalie vers la Rue de la Miséricorde de la Place Francis de Place Francis de Pressensé Pressensé vers la Place Ste-Eulalie 1

5


172 Celtis australis ( Micocouliers de Provence), espace « parvis », comme seuil de la place

Kiosque abritant une bibliothèque partagée, structure de portiques acier, couverture en acier

Tilia vulgaris ( Tilleuls ) conservés par une découpe du toit du kiosque

SC É N AR I O DE PL AC E P L A N T ÉE Bancs, assisses en bois

Assises en bois intégrées aux bacs

Bacs de plantation d’une hauteur de 0.55 m, jardinage plus aisé pour personnes âgées

Allonge de cordage 2.5 m x 2.5 m Fosses de plantation d’une Divisions des bacs par des profondeur de 0.5 m digues de 0.40 m permettant la traversée La bosse, ondulation et aboutissement du chemin surélevé Espace de 35 m2 pouvant servir de terrasse pour le restaurant


173

Rue Moulinié plantée

Abandon de l’aire de jeux et clôture

Passage des écoliers, et boîte à livres

Que peut-on espérer ici plus qu’ailleurs ? La Place Francis de Pressensé se situe précisément là où la densité habitée se crispe, devient pesante, dans un triangle composé par la rue Paul Louis Lande et le cours Pasteur, et dont la base repose sur le Cours Aristide Briand. Par le truchement d’une vue satellite, on voit comment ce cours agit telle une frontière. Au Sud, vers les quartiers de Saint-Nicolas et de Saint-Genès, les cœurs d’îlot, pour la plupart, verdoient de jardins en lanière, tandis qu’en remontant vers le centre historique, brusquement, on remarque comme une contraction bâtie, qui abolit tout possibilité de parcelles arborées. Les rues se resserrent sur les logements qui s’amassent entre-eux. Pourtant, l’espace public ne libère pas davantage d’espace libre ou végétal. On ne surprendra par exemple aucun alignement d’arbres dans les rues adjacentes. Peut-être, est-ce cet état de compacité vécu par les habitants qui en a poussé certains à installer au pied de leur domicile quelques plantes en pot. On remarque en effet quelques balbutiements d’investissement des trottoirs par cette culture jardinière, notamment rue Moulinié, à deux pas de la place. Comme nous l’avons vu précédemment, de plus en plus d’acteurs privés, sociétés, entretiennent l’espace public. C’est donc un travail que de s’occuper de la propreté des rues, et cela dans une logique d’entretien consistant à nettoyer, balayer, souffler les feuilles mortes, élaguer (…) opérations qui finalement assurent le « bon

Lecture ombragée

Terrasse ou parking ?

fonctionnement » de l’espace public. Nous nous sommes demandés s’il était possible de voir des alternatives plus simples, moins coûteuses, et surtout désirables pour gérer l’espace public. En ce sens, nonobstant son infime échelle, la dynamique actuelle observée rue Mouliné se révèle réellement intéressante car s’évertuant à faire de l’espace public un espace commun partagé. Initiatives habitantes, ces micros jardins informels façonnent un paysage urbain de manière plus personnelle. Ils créent un entre-deux entre la façade et la chaussée qui relève à la fois de la sphère publique et de la sphère privée. Cette tentative nous a sans doute influencé sur le devenir souhaitable de la Place Francis de Pressensé, actuellement en chantier. Quelle vocation destiner à ce lieu de rassemblement ? Est-il seulement question d’une énième rénovation, intervention d’embellissement ? N’existe t-il pas là par la situation, la morphologie de cet espace, l’occasion de réfléchir à l’organisation d’une vie de quartier ? Oui, selon nous nous pourrions projeter ici d’autres visions que celles résumées à un tapis de pavés en queue de paon, certes toujours alléchant. Nous pourrions imaginer que cette place de quartier ne se dessine pas pour les habitants mais par les habitants.


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Le grand déballage

remise en forme

SUD D E LA P LACE P LA NTÉE


remise en forme

Ainsi, en concepteurs de ce lieu, nous avisons pour la Place Francis de Pressensé amorcer un projet que nous arrêtons volontairement en cours. Nous esquissons des fosses de plantation mises à disposition des riverains. Morceaux de terre attribués à chaque personne motivée, le geste de jardiner éperonne l’éclosion, l’éveil de cette place. Il retisse le dialogue entre le lieu et son contexte. Entouré d’une école, d’habitations, la stratégie est de s’appuyer sur ce groupe d’usagers, de leur intérêt pour le jardinage afin de perpétuer la culture de cet espace qui devient par conséquent lieu d’échanges et de sociabilité. En mettant en place un collectif d’habitants à la fois autonome mais aussi ouvert aux autres et en variant les usages, nous avons souhaité parvenir à une gestion équilibrée entre la ville de Bordeaux, ce collectif d’habitants et les autres usagers potentiels du quartier. Il y aura donc plusieurs phases pour que le projet puisse prendre forme. La création d’un collectif d’habitants en est la première étape, qui marque à la fois notre retrait en tant que concepteurs. Quels paysages urbains pousseraient ici ? Il y a beaucoup à espérer dans l’épanouissement de ces terrains, peut-être seulement d’apparat ou alors, comme on dit, cultivés en vrais petits jardins de curé, rationnels, vivriers. Pourquoi pas une pépinière publique en devenir. La métropole bordelaise est en train de fermer la dernière (la pépinière du Haillan), préférant désormais se tourner vers des arboricultures privées. Dans des ados de terre (bien ensoleillés sur la partie orientale de la place), des herbacées et autres délicates plantes s’enracineraient. Elles fourniraient éventuellement des plate-bandes d’espèces ornementales pour d’autres quartiers. Autrement, on y verrait des plantes en jachère, d’autres se destinant à des jardinières, à des pots dans les rues voisines, les transformant en allées de jardins… Dans les manières « d’utiliser » ce lieu, initier un mouvement de pédagogie à la nature végétale en pleine ville. Même si l’école attenante est publique, que cela impose des règles, il serait enrichissant de pratiquer ce lieu pour y livrer un enseignement horticole. Les jardins formeraient le pendant fertile de la cour de récréation actuelle, grise et asphaltée. Même en ces temps sécuritaires, peut-on encore un peu rêver ? Les ateliers participatifs pourraient inciter à cela. Avec plus de pragmatisme, ils interviendraient ponctuellement pour fabriquer des

Le grand déballage

175

besoins : réservoir d’eau, petite serre, cabane à outils, échalas (…), florilège d’exemples montrant qu’il y aurait évidemment par la suite sans cesse des idées neuves nécessaires à apporter. Tout le monde ne cultive pas des plantes. L’action du jardinier ne doit donc pas être esseulée et la Place Francis de Pressensé compte ainsi sur d’autres usages/usagers, les convoite. Telle l’actuelle boîte à livres qui amène en ce lieu de nombreux lecteurs, il s‘agit de captiver un corps d’habitants du quartier par des éléments à l’appropriation libre. Au préalable du legs de la gestion du lieu aux habitants, nous concevons donc par rapport aux « rites » observés, des aménagements essentiels, pérennes qui permettront « d’activer » cette place, en cohabitant avec l’impermanence et le caractère transitoire du jardin. Le kiosque que l’on implante en-dessous des marronniers, est un de ces éléments intégrés dès le départ dans le processus de conception. Il servira comme abri notamment pour le goûter des enfants, mais peut également devenir dojo le temps d’une séance de judo, ou encore piste de danse. Ces deux activités citées existent entre les murs adjacents de la place, mais restent claquemurées à leur adresse respective, rue Tombe l’Oly pour l’école de danse, rue Henri IV pour celle d’arts martiaux. Pourquoi ne pas les faire « sortir », comme on étend quotidiennement un bistrot, un estaminet par une terrasse de café ? Aux beaux jours, au bon vouloir des valseurs et judokas, ils pourraient venir se mettre en action, interpréter leurs chorégraphies. Actuellement, la remise des ceintures et médailles se déroule déjà sur la place. C’est aussi ici que se réfugient les livres de la librairie publique. Au Sud-Est de la place, à dix mètres de distance, deux Celtis australis ( Micocouliers de Provence ) se font face, plantés dans l’axe de la rue de La Lande. Avec leurs feuilles rêches, mimétiques de celles des orties, leurs courts troncs droits, ils constituent un léger rideau. Sous leur houppier, quelques bancs s’installent et intronisent de suite un autre rythme au promeneur pressé. Quand il débarque sur la place, tombe nez-à-nez avec ces assises, il y a comme la tentation d’une pause. S’il ne succombe à celle-ci, il désirera peut-être vagabonder, marcher doucement, lentement dans les venelles entre les parcelles, admirer l’œuvre des habitants.


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Le grand déballage

Aussi la place s’étend, s’étire. Elle sort de ses limites historiques. Par sa position, hasard des choses qui a voulu qu’elle se situe à côté d’un établissement scolaire, elle devient un prétexte pour repenser les abords d’une école en ville. Cinq rues sont aujourd’hui reliées à la Place Francis Pressensé. Toutes carrossables. Loin d’un effet de mode, nous décidons de rendre entièrement piétonne la rue de la Miséricorde. Hébergeant l’entrée principale de l’école primaire Henri IV, c’est par elle que quotidiennement, convergent écoliers, parents ou accompagnateurs. Elle ne desserre presque rien puisque se poursuit en la quasi-totalité de sa longueur, un bout de rempart et l’école de l’autre côté. Seules six habitations se localisent en son commencement. De surcroît, dans la pratique et par observation, presque tous les adultes emmènent à pied leurs enfants à l’école. Plus rien ne justifie donc ici son partage avec les voitures dont les voies de circulation amenuisent considérablement l’étroitesse praticable et perceptible de la rue. L’apparition de cet espace redéfinit ce que peut être un chemin d’école. Point d’orgue de ce changement de statut, la pratique de la marche se dédouble par l’expérience de deux passages. Ces derniers, si l’on reprenait le langage d’architecture militaire qu’inspire l’imperturbable rempart présent dans la rue, se déclineraient en une berne et l’autre en une escarpe. L’un, trois mètres de largeur, remplace simplement la chaussée actuelle, le second, menu, est créé de toutes pièces. Il se pourrait bien que ce dernier soit préféré des enfants. Ce chemin, adossé au rempart, le longeant sans jamais le lâcher, impulse des mouvements de relief, hauteurs variables qui n’excellent jamais un mètre. Il entraîne des courses tendues mais aussi une interruption, matérialisée par une série de simples pieux en bois qui s’extraient de la verticalité du mur. Points d’accroche pour se glisser, se hisser avec goût pour l’effort, entre les pièces cylindriques, seule animation de cette traversée longue d’une centaine de mètres. Cette levée suit donc sagement le rempart, respecte la typologie, la morphologie de la rue avant de s’évaser, telle une distension, au moment de rejoindre la place. Point de départ ou point final de cette promenade, ce qui s’apparente à une monticule artificiel se présente face au kiosque, communique forcément avec lui. Les enfants courent dessus, l’escaladent, s’affalent, tombent sans doute quelque fois et narguent leurs parents.

remise en forme

À moins que eux-aussi galopent dessus. Une place, capable d’une part d’absorber à son échelle quelques activités du quartier, de s’accepter comme extension temporaire de celles-ci, prouve sa disposition, son potentiel à capter, à rassembler ce qui gravite autour. Plus encore, une place se faisant, se défaisant par l’action habitante innoverait dans le rapport actuel que l’on entretient avec notre environnement, de surcroît urbain, lui qui nous (in)dispose en une position passive. La Place Francis de Pressensé deviendrait le miroir d’un champ de possibilités avouées, assumées d’une partie de la population citadine. Sorte d’urbanisme participatif par une gestion et un entretien communautaire, ces pratiques existent dans d’autres sociétés, d’autres territoires mais sont très limitées dans les villes françaises, plus encore dans leur centre historique. Pourtant, et sans rentrer dans des considérations économiques, il serait socialement, culturellement intéressant que la municipalité soutienne l’investissement de l’espace public par la volonté des gens. Il ne s’agit pas d’être naïf, ce processus reste impensable aujourd’hui, parce qu’au résultat risqué, incertain. C’est justement cette part d’aléa, ce droit à la ville que nous réclamons à travers le projet de la place plantée.


remise en forme

N ORD D E LA P LACE P LA NTÉE

Le grand déballage

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Le grand dĂŠballage

remise en forme


remise en forme

Le grand dĂŠballage

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MUR (MURS) SQUARE VINET


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Le grand déballage

remise en forme

LO CA L I SAT I O N

Place du Parlement Square Vinet Place Camille Julian Rue Ste-Catherine Cours Alsace Lorraine

Rue Vinet vers le square

Rue du Cancera Ouest vers Est

Rue du Cancera Est vers Ouest

CO NCEP T Envahissement du lieu par la végétation Évidements par séquences

L’indécelable Square Vinet Rue du Cancera

Rue Vinet

Mise en abîme de lieux secrets dans un lieu caché

Mur végétal conçu par Patrick Blanc

Rue Maucoudinat

Circulation piétonne qui contourne le square, on y passe sans jamais le traverser

La Rue Vinet disparaît au profit d’un chemin longeant le mur végétal Le contournement devient la traversée


remise en forme

Le grand dĂŠballage

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Le grand déballage

remise en forme

Bassin d’eau en béton

JAR D I N D E S S E C R E TS

Platanus orientalis ( Platanes communs )

Phyllostachys aurea ( Bambous ) Conservation du mur végétal

Blocs de rocaille d’ardoise Rochers en basalte noir

aa’

La bibliothèque végétale et ses chaises hautes de 1.80 m Bancs creux en marbre reconstitué et lames de bois

Treille en acier supportant des Wisteria floribunda ( Glycines du Japon ) Betula utilis ( Bouleaux en cépee de l’Himalaya)

Betula utilis ( Bouleaux de l’Himalaya)

Ophiopogon japonicus ( Ophiopogon du Japon )


Le grand déballage

remise en forme

pavage en chevron des sentiers

bassin de 0.80 m de pavage des placettes hauteur

Matteuccia struthiopteris Onoclea sensibilis

Dryopteris wallichiana

Hosta ‘hadspen blue’

aa’ 1

5

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Le grand dĂŠballage

remise en forme

CACH E-CACH E


remise en forme

Le grand déballage

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Que peut-on espérer ici plus qu'ailleurs ?

En regardant attentivement la dimension du square Vinet, son caractère et l’expression des logements autour, on devine alors que cet espace existe par ce qui fut détruit un jour, et plus encore que cette suppression fut celle d’un immeuble. L’édifice en se retirant a engendré une cour dont l’intimité paraît évidente, comme désormais innée. L’une des définitions du mot « secret » se résumant par « ce qui peut être connu à force de recherches, par chance, par intuition ou à la suite d'une initiation », sied à merveille la description qu’invoque le square Vinet. Pourtant, le secret ici est mal gardé. Dès lors notre arrivée, le lieu se révèle trop facilement, se déshabille trop vite. Surprise gâchée. Malgré la haute clôture, on compte aisément les sept platanes, les deux longs bancs, les pauvres modules de jeux. Transparence incongrue, soudaine, qui jure avec son enfouissement au cœur de la vieille ville. Oui, même après en avoir fait la découverte, on ne saurait de temps à autre quelles rues élire pour le rejoindre, lui si difficile à trouver dans le maillage enchevêtré du quartier. Le mur végétal, c’est peut-être lui aussi le responsable de ce « trop vite vu ». Il semble réclamer un vide devant lui. Comme pour mieux le contempler. On en a fait à la fois un tableau et un lieu d’exposition. Ainsi se brise et s’émiette le secret de cette cache, plus loin que le square lui-même, car le bruit court désormais jusque dans quelques guides touristiques de la présence de ce mur. Il est vrai qu’il mérite pourtant notre regard. Papilloté de motifs, de tâches, expression d’une nature changeante, chacun interprétera selon sa sensibilité cette estampe vivante. Elle aurait en effet quelque chose d’une œuvre impressionniste, on n’irait pas jusqu’à la comparer aux Nymphéas de Monet, loin de là, mais inspirant des sentiments parallèles.

Preuve de son influence sur nous, concepteurs, il démange aussitôt l’esprit de répondre à ce mur, en amenant désormais sur la terre ferme une profusion d’essences ornementales. L’envahissement du végétal. Cette envie douce constitue le premier acte d’intention de projet. Nous décidons effectivement d’amplifier le végétal jusqu’à saturation. Il s’intercale partout, dans les moindres interstices. Vient ensuite le temps de l’évidement qui s’engage par la percée de petits vides que l’on pourrait considérer, par leur proportion, leur confinement, comme des pièces domestiques. Celles qui étaient là, en-haut, qui emplissaient autrefois l’immeuble déchu. Elles reconstruiraient une intimité nouvelle, laisseraient les riverains s’approprier des fragments d’espaces, des recoins, la percée momentanée du soleil… Chaque pièce aurait son ambiance, influencée par ce qui la borde, l’enveloppe. Précisément par un couvert végétal, densément planté de baliveaux et de jeunes arbres. Dans la partie haute du jardin, des cépées de bouleaux, Betula utilis, ça et là, tamisent, criblent la lumière australe. Ces cépées, ramifications qui se divisent à ras du sol, donnant ainsi plusieurs troncs au même sujet, se répandent en une formation aux allures de bosquets. À leurs pieds, un florilège de fougères, Polystichum en tout genre, Hosta et autres plantations d’ombre qui font écho à celles du mur végétal. En descendant le jardin, d’autres bouleaux échelonnent la pente douce. Mais leur silhouette change, les arbres s’esseulent, les cépées devenant troncs solitaires. Ils imprègnent à ce moment le lieu de leur fût dressé, diverses verticalités dont certaines imparfaites, chancelantes. Il faut un instant décrire cet arbre particulier que ce bouleau de l’Himalaya et quelle élégance il apportera ici. Par leur blancheur nacrée, leurs écorces chamarrées de touches rosées, crèmes, apporteront de la lumière dans ce square où le soleil s’écourte. Aux riverains qui tout au long de l’année fréquenteront cette cour, ces arbres donneront la conscience du temps des saisons. Variations des couleurs, l’automne lui jaunira d’un soupçon doré ses feuilles ovales, effilées, avant de le mettre à nu. En ce lieu obombré où plane toujours un air frais, ces bouleaux se plairont.


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Au contrebas du jardin, une tribu de bambous contrebalance par la persistance de leur feuillage, la physionomie changeante du boqueteau de bouleaux. Épais voile tiré par les chaumes lisses des bambous qui laissent peu deviner de l’intérieur du jardin aux passants. Une fois entré au sein de ce peuplement de tiges, elles nous étreignent sans insistance, fomentent les quidams qui s’y aventurent, se lovent autour de nous. La lisière de bambous épouse la courbe de la rue du Cancera, poursuivant l’alignement des façades. Elle ne dépasse pas cette limite invisible. De sorte à ne surtout pas être vu depuis les rues perpendiculaires, impératif de préserver ce lieu des regards lointains, afin qu’il puisse manœuvrer ce petit coup de théâtre quand on arrive sur place. En longeant le grand mur végétal, des échappées visuelles s’élancent vers la pièce principale, point de convergence. En cet espace central qui s’appuie sur l’une des façades, deux des sept platanes surgissent de part et d’autre d’un bassin oblongue. Béton gris, jaspé de mosaïques sombres bleu nuit qui reposent sous l’eau, on peut s’asseoir sur le bord, y manger en plein air son déjeuner, regarder le reflet des hautes frondaisons au-dessus de nous… À côté, la mise en scène de trois rochers rappelle l’artifice que représente un jardin. Ces masses de pierre dure, escarpée, paraissent enracinées au sol. Ce dernier, lui, se décline par des briquettes en chevron pour les chemins, des pavés rectangulaires, pan visible irrégulier, pour les « placettes » du square. Ce socle minéral souligne distinctement le limbe des fougères et autres herbes folles, car sa teinte cendrée, gris sombre, s’écarte des nuances vertes des végétaux. Enfin, ultime repli de ce jardin, l’alcôve actuelle, énième mise en abîme de ce lieu secret. Elle s’assume dorénavant comme une bibliothèque, salle paisible, avec des chaises hautes. Juché à deux mètres de hauteur, on y engage une lecture distraite par la plongée du champ de vision. Une des assises tourne le dos au jardin, plante le nez du lecteur dans le mur végétal, les deux autres s’observent… Le naturaliste Carl von Linné déclarait avec un léger accent suédois : « Nomina si nescis, perit cognitio rerum » (« la connaissance des choses périt par l’ignorance du nom »). C’est un détail, mais un détail auquel nous tenons dans ce jardin, comme esquissé durant le RDV #4, nous imaginons une fonction à ce mur. Elle serait savante. Chaque plante serait légendée de son nom par un petit

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écriteau piqué dans la paroi. Il faudrait évidemment gager sur la sobre élégance de ces épigraphes botaniques pour que même multipliés, ils n’entravent pas la composition du mur végétal. Pour relier ces pièces, des couloirs, des corridors. L’un se distingue, jalonné par une treille qui soutient une glycine pourpre, Wisteria floribunda ‘Violacea Plena’. À partir de mai, le contraste s’intensifie entre l’écorce des bouleaux et les premières inflorescences de cette glycine du Japon, grappes parfumées, plus effilées que celles de Chine. À travers la consistance des bosquets, on imagine comme un ersatz de vestiges, une résurgence des anciennes pierres qui fondaient l’immeuble détruit, réapparaissant par atavisme. Frêle passage qui cherche à dérober ceux l’empruntant, ces fragments de pierres en pointillé, proposent par de fluettes enjambées, de louvoyer discrètement autour des gens. Les autres cheminements s’emploient avec succès à détourner, à alambiquer le parcours du promeneur. Lui, pouvant aujourd’hui se contenter de raser le square, de passer seulement à côté, devra ici le traverser. Il rentre obligatoirement dans ce « système ». On ne pourra s’y perdre, l’échelle du square éteignant cette possibilité, mais le lieu en revanche ne se dévoilera jamais dans son ensemble. Il y a dans la disposition des éléments, l’initiative d’une illusion d’espace. Chacun, selon sa disponibilité, son rythme et son humeur, laisse libre cours aux multiples sollicitations de flânerie, corroborées par la présence répétée de bancs.


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BIBLIOTH ÈQ U E V ÉG ÉTA LE

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Durant l’enfance de ce jardin, on découvrira encore avec probablement trop d’aisance l’étendue de ce clos. Mais les bouleaux, arbre forestier de croissance rapide, dévoreront bientôt des centimètres de ciel, assureront en grandissant cet aspect de sous-bois. La vicissitude des saisons les fera un jour atteindre, à côté des sept platanes, une quinzaine de mètres ou plus. Après plusieurs années, le rendu espéré par les massifs et des bambous et des bouleaux sera la production d’une épaisseur filtrant chaque vue, qu’elle provienne de l’extérieur ou qu’elle émane du cœur du jardin. Entre les différents espacements des troncs des arbres, les perspectives se prolongeront et d’autres s’écourteront, consistant à révéler, puis faire disparaître la vue, selon les déplacements de l’observateur. Nous imaginions développer ici un jardin dont les formes feraient par ailleurs jouer. Il n’y aurait plus de figuration du jeu comme c’est le cas actuellement, avec des modules sur ressort. Non, le jeu serait là, invisible, à l’intérieur de cette nature, avec les rochers, à travers le bosquet de bouleaux, par l’ossature des cépées, qui invitent à grimper, dans les fougères hautes, qui poussent à se faufiler, à la cachette. On mésestime peut-être parfois comment la nature fait naturellement jouer, préférant souvent l’introniser en ville sous couleurs environnementales, en compensatoire écologique. Dimension évidemment nécessaire certes. Mais ce que nous proposons Square Vinet est tout simplement l’expression d’une nature en plein cœur urbain, propice à l’intimité, à la dérobade, aux rêveries, à l’envie de ne rien faire ou bien se perdre… Un espace densément planté, vivant, qui laisse donc une marge d’évolution, de croissance, et que l’on voit grandir, changer en le fréquentant.

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PL ACE AUX CA ILLO UX

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Autant le dire de suite, le jeu, l’enfant, ont été tous deux prétextes ici à renouveler les codes de la ville. Il n’était pas question pour nous de réinterpréter les phénomènes actuels de jeux, telles les aires ludiques standardisées et autres spécieux espaces d’intégration de l’enfant à la ville. Pendant l’élaboration de ce travail, nous avons perçu peu à peu l’éthique de jeu des municipalités. Eux, n’envisagent pour l’enfant que de jouer dans un clos caoutchouté. Cette traduction spatiale du jeu éloigne et réfute le jeu comme comportement humain, qui se déclenche de manière spontanée. Comme on le perçoit dans les catalogues de vente, le jeu est prévu. Mais alors que proposer ? Nous avons plutôt miser sur la notion de convivialité qui peut être selon nous bien plus propice à des formes de jeux, et notamment celles initiées par les habitants. Cela induit une part de risque, d’incertitude quant à la formalisation de ce souhait. Comment se persuader d’une convivialité future ? On ne peut, on ne veut prédire la manière dont les riverains aimeraient ces espaces, pour y jouer, pour se détendre, s’y rencontrer. Mais l’exemple du mail planté support d’un jeu, laisse entrevoir la possibilité semble-t-il, qu’une masse, une forme végétale, peut accueillir des divertissements pluriels. Plus encore, le végétal lui-même, peut, et c’est un rôle, disons plutôt une tendance rarement évoquée, déclencher chez l’individu des humeurs joyeuses et réjouissantes. Nous n’en avons pas encore parlé sous cet angle, mais nous pensons sincèrement que ces espaces instilleraient par quelques points de vue, l’effet d’un engageant mirage verdoyant en plein Bordeaux. Cette ville, empire de pierres, a déjà montré par de trop rares expériences le bienfait de surprendre dans un pourpris d’habitations, un simple jardin. Ce sont souvent des surprises. Le Jardin des Remparts en est une, mais on pourrait citer le Parc Rivière et même avec bien moins de talent, le Jardin d’Ars. Il y aurait dans le paysage de cette ville, une propension latente a accueillir plus de folies, de fantaisie qui sauraient dénouer les regards tendus. Les quatre jardins que nous imaginons, de taille et d’esprit différents, ajouteraient à la ville une dimension à la fois rêveuse et fervente. Avec une once d’imagination, ces micro-lieux transfigurés pourraient en se multipliant, transformer l’aspect mais aussi l’atmosphère du centre ville bordelais.


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Pour le promeneur du dimanche, pour l’habitant, le touriste, ces variations de jardins contrebalanceraient la faveur de cette époque à faire de la rue et de la place, des espaces nécessairement mercantiles. Cela dessinerait naturellement de nouvelles promenades sans avoir à connecter les jardins entre eux. Finalement, ces propositions permettent de jauger l’audace des villes. La conception du Parc des Buttes-Chaumont, réalisé sur d’anciennes carrières utilisées en décharge, manifestait par exemple d’une très grande audace. En ces temps qui courent, une ville comme Bordeaux assumerait-elle au sein de son tissu urbain, ce genre d’initiatives sur l’espace public ? En y acquiesçant, les édiles montreraient une étonnante disposition à la création d’espaces qui ne servent à rien. La convivialité ou le jeu se mesurent mal statistiquement, le gain d’une nature urbaine tout autant. Un jardin n’a pas de valeur marchande. Le jardinier n’est pas un artiste comme les autres et son labeur ne représente aucune spéculation possible. Comme l’écrit le paysagiste Pascal Cribier, « sa tâche consiste à essayer de tirer parti au mieux des contraintes pour les convertir en opportunités ». À travers un jardin des possibles, sous des palmiers, dans des herbes hautes et des bosquets ou dans un promenoir fantasmagorique, nous nous sommes évertués à cela. Placer ces jardins dans les espaces variables, eux ne suscitant jusqu’alors que très peu la convoitise des commerces, devient un geste, sans exagération, de rébellion. Réponse comblant quelques déficits de la vie citadine, ces jardins seraient d’une certaine manière, dans une certaine durée, garants d’une vision érigeant l’espace public en bien commun. En ville, nous héritons de paysages qui ont été façonnés par des décisions qui nous échappent. Cela semble comme irrémédiable. Il est de ceux comme l’écrivain américain Thoreau qui pense que construire son lieu de vie de ses propres mains, développe probablement un rapport poétique au monde, ce qui nous fait le plus souvent défaut. On pourrait croire s’être définitivement éloigné de la thématique du jeu dans la ville. Mais il n’en est rien. Précisons pour cela une dernière fois que le fait de « jouer » signifie aussi un défaut de serrage entre deux pièces permettant une trop grande facilité de mouvement. « Avoir du jeu. » C’est cet interstice de la ville que nous avons cherché à révéler, c’est dans celui-ci que nous avons laissé libre court à une improvisation désirable.


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