Autoconstruction partives en communauté rurale #1: Mémoire Recherche Master

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CONSTRUCTION

en

PARTICIPATIVE

COMMUNAUTÉ

#1

Les nouvelles frontières

du métier d’architecte

L’exemple colombien de la Casa del Pueblo des Guanacas & de l’architecte Simon Hosie.

ÉTUD. MEJIA RIOS Adrien UNIT UE101A - PROJET 10 PFE - MEM (My Ethique Maïeutique)

PROJ

DE.PFE DE.MEM

VASSAL William MORLE Estelle

MARCH ARCH

S10 DEM ALT 17-18 Promo

© ENSAL

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Autoconstruction participative en communauté rurale: Les nouvelles frontières du métier d’architecte. L’exemple colombien de la ‘’Casa del Pueblo’’ des Guanacas & de l’architecte Simon Hosie. Mémoire Mention Recherche écrit par: Adrien MEJIA RIOS, ou plutôt Adriæn MEJÍA MEJÍA RIOS NARANJO*. Soutenance le vendredi 26 Juin 2018 À l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon.

*nom complet colombien

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CRÉATION ÉMANCIPATRICE

CHANTIERS PARTICIPATIFS

AUTOCONSTRUCTION

COMMUNAUTÉ RURALE

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REMERCIEMENTS

En premier lieu, à ma tribu et ses totems: la tortue, le chien, le dragon, la colombe et le petit lion. C’est à dire la famille MEJÍA MEJÍA, qui m’a toujours appuyé dans mes décisions, même les plus irrationnelles et compliquées. Merci d’être là, de continuer de me faire rire, sourire, m’énerver, m’indigner, toujours. À ma directrice d’étude pour ce mémoire, Estelle MORLE, qui a su m’expliquer la recherche scientifique et comment l’organiser, tout en mettant un garde-fou à mes réflexions, avec patience, pédagogie et efficacité. À Claude Hourcade, ancien directeur d’étude de TPFE de mon père à l’ENSAL et mentor de son fils aujourd’hui, merci pour sa bienveillance, ses conseils et ce charisme qui lui sont si particulier. À Daniel pour ses relectures actives entre deux maintenances de systèmes informatiques, et Fanny, bibliothécaire passionnée, à qui je dois une bière par faute de syntaxe et d’orthographe (j’ai commencé à planter sur plusieurs hectares, Orge et Houblon). À Julie et Pauline, mes colocataires et compagnones de galères à la Galerie, m’ayant apporté joies et rires au quotidien lors de ces 20 derniers mois. À Corentin Favreau pour avoir été mon compagnon de voyage sur cette belle cordillère des Andes, merci pour ses précieuses photos prises avec soins. À Chloé, pour pour la motivation, joie et volonté de lutte transmises. À Jana Revedin pour m’avoir transmis généreusement ses références et écrits, certains avant même leurs publications. Aux architectes que j’ai étudié pour ce mémoire, j’espère faire une architecture digne de la vôtre un jour. J’aimerai finalement remercier tout particulièrement, les paysannes et paysans du hameau de Guanacas, pour avoir pris le temps de répondre à toutes mes questions avec chaleur, sourire et franchise. Merci et bravo pour cette magnifique œuvre architecturale, elle est vôtre et méritée.

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Para mis luces. Mi luz del cielo, y mi luz del mar.

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SOMMAIRE REMERCIEMENTS

PRÉFACE Avis au lecteur : de l’initiation à la mention

I NT R O D U CT I ON Problématique Origines de la réflexion Délimitation du sujet & Méthodologie I- L’AUTOCONSTRUCTION, UN PROCESSUS ARCHITECTURAL A) Autoconstruction, de quoi parle-t-on ?

a.1) Définition & étymologie du terme a.2) Les raisons de l’autoconstruction

B) Autoconstruction & ruralité

b.1) Un territoire stratégique en perpétuelle évolution b.2) La ruralité comme potentiel de création architecturale

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II- LA MUTATION DU MÉTIER D’ARCHITECTE A) Les précurseurs de la mutation

a.1) François Cointereaux, l’architecte paysan-autoconstructeur a.2) Hassan Fathy, l’homme qui construisait avec le peuple a.3) Yona Friedman, le théoricien architecte conseillé

B) Ces architect·e·s contemporain·ne·s qui redéfinissent le métier b.1) Jana Revedin, pour une architecture “radicante” b.2) Francis Kéré, et le «microcosme architectural” de Gando b.3) Anna Heringer, l’architecte «experte en développement»

III- Étude de cas : L’AUTOCONSTRUCTION DE “LA CASA DEL PUEBLO” MÉTHODOLOGIE : Un voyage à la source du projet A) Le projet, son territoire, ses acteurs, son histoire a.1) Simon Hosie Samper, une architecture “d’intersubjectivité” a.2) La transformation d’un terrain de foot en bibliothèque B) Le rôle de l’architecte dans le projet communautaire b.1) Un architecte-anthropologue «capteur d’environnement» b.2) L’architecte vue par des membres clés de la communauté b.3) L’architecte comme “catalyseur du projet”

CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE

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PRÉFACE

Avis au lecteur : de l’initiation à la mention

Ce mémoire a été écrit puis soutenu une première fois le 2 Février 2018 lors des mastériales d’automne de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon. Dans le cadre d’une mention recherche, il a été remodelé, avec certaines parties modifiées et je continue de penser que certaines parties mériteraient d’être appronfondi... Cette frustration pourra je l’espère alimenter mon envie de poursuivre dans un ou deux ans, vers une thèse où je me spécialiserai sur ce thème. En attendant j’ai tout de même approfondi certains aspects dans une «notice mention recherche» qui vient en complément de ce mémoire, nottament sur l’aspect politique que la pratique d’autoconstruction comporte. Finalement, il me semble important de préciser que tout ce travail théorique est inhérent à celui d’une pratique architecturale dans le cadre de mon PFE (Projet de Fin d’Étude). La “Maison de l’Autoconstruction d’Armenia Mantequilla” est un projet qui sera autoconstruit avec les habitants de mon village en Colombie, et sera je l’espère, la cristallisation d’une rencontre entre mes différentes recherches théoriques et pratiques, sur l’autoconstruction, la ruralité et le métier d’architecte.

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PROBLÉMATIQUE L’exploitation de l’Homme par l’Homme, et de la nature par l’Homme ont toujours existé dans l’histoire de l’humanité, mais ce n’est que récemment, -en prenant la forme d’un capitalisme industriel et mondialisé- qu’elles risquent de faire péréclité la civilisation humaine. L’architecture, elle, nécessite pour son édification, une organisation collective humaine et une transformation de matériaux issues de la nature qui peuvent reproduire ces schémas d’exploitations ou non, en fonction des choix faits au préalable du projet. Ainsi, une démarche visant à chercher dès maintenant une autre manière la concevoir est un sujet d’actualité pour la recherche scientifique. Les crises économiques, écologiques & donc politiques que notre planète est en train de vivre depuis le début du 20ème siècle ne sont pas superficielles, elles sont systémiques. Un changement de paradigme politique est indispensable, ainsi, tous les corps de métiers seront touchés et naturellement, la manière de pratiquer architecture aussi. La dernière crise économique a laissé un grand nombre d’architecte sans emplois, alors que paradoxalement, avec l’accroissement de la population mondiale, le besoin d’une architecture de qualité pour tous n’a jamais été aussi fort. “On ne peut pas avoir une croissance infinie, dans un monde fini” est la base sur laquelle la crise écologique résonne et touche directement l’architecture pour qui souhaite bien l’entendre. “Comment construire, avec quels matériaux & quelles sources d’énergies ?” sont des questions essentielles qui transforment déjà l’architecture. La crise politique, qui découle de ces deux dernières, est basée sur le manque de confiance envers le système politique en général. On critique la corruption, basée sur l’accumulation des pouvoirs et l’abus de ces derniers par des hommes politiques qui travaillent main dans la main avec les autres responsables de la crise économique & écologique actuelle: les multinationales. De plus en plus de citoyens luttent pour une réelle démocratie et sortir de l’ère du gouvernement représentatif, pour entrer dans celle d’une démocratie participative, où la majorité décide pour elle-même. C’est avec plus d’horizontalité et d’organisations communautaires que l’on pourra arriver à une décentralisation du pouvoir en politique, et donc dans l’architecture. Les architectes de renom (souvent liés au pouvoir), sont d’ailleurs critiqués de la même manière que les politiques: ils dépassent les budgets, ne consultent pas les habitants et font jouer leurs réseaux pour avoir des faveurs. Pour finir, lorsqu’il s’agit de faire du logement ou de l’urbanisme, ils imposent à des milliers de personnes ce qu’il ne vivront pas et cette déconnection de la majorité de la population est aussi un symptôme inhérent à grand nombre de politiciens. 12


En parallèle, les zones rurales, elles, se vident de leur sang à cause du manque de travail et des faibles revenus. Malgré tout, un potentiel réside en elles: l’abondance de temps, la nature environnante et la force communautaire sont des alliés précieux permettant de créer une nouvelle manière de faire de l’architecture. Dans ces zones, l’autoconstruction, si elle est faite en autogestion, avec une conscience politique d’émancipation du système capitaliste peut arriver à être autre chose qu’une autoconstruction “subie”. L’autoconstruction participative en communauté rurale, délaissée après la première révolution industrielle, revient comme une alternative crédible aujourd’hui, mais avec une différence notoire: la participation d’architectes professionnel·le·s tout au long du processus. Ainsi, des auto-constructions de grande qualitées voient le jour un peu partout dans les territoires ruraux des pays du Sud, pratiqués par des communautés conscientes de la nécessité d’unir leurs forces pour améliorer leurs conditions de vie. Ces initiatives ont la particularité d’être réalisées pour et par les populations paysannes elles-mêmes, avec l’aide d’architectes qui ont décidé d’exercer leur profession différemment pour qu’une architecture de qualité soit accessible à toutes et à tous. La baisse du coût de la main d’oeuvre et l’utilisation de matériaux locaux non transformés industriellement ainsi que l’organisation solidaire qui en découlent répondent directement aux problématiques écologiques, économiques et politiques auxquelles l’architecture doit faire face. Ces dernier·e·s revendiquent une approche «processuelle» du projet, où la définition du programme, la phase de conception et l’organisation du chantier peuvent être faites avec la communauté qui se réapproprie l’architecture en tant que discipline populaire. Cependant, pour arriver à relever ce défi, un travail en amont est à faire par l’architecte, avec la communauté, mais surtout avec lui·elle-même sur sa manière d’exercer son métier. Quels sont les bénéfices qu’une autoconstruction, assistée ou non, peut apporter? Par quels moyens l’architecte peut aider à la démocratisation de l’acte de construire? Quelles sont les nouvelles qualités que devront acquérir les professionnels de demain pour qu’une architecture autoconstruite de qualité soient possible pour toutes et tous? Quels rôles les autoconstructeurs jouentils dans la conception architecturale, la construction et la gestion des projets étudiés? Quelles sont les impacts à long terme des projets d’autoconstruction assistées sur ces communautés? Telles sont les questions auxquelles nous tenteront d’apporter des réponses tout au long des réflexions issues de ce mémoire qui peuvent ainsi se résumer dans la formulation de la problématique suivante: 13


Dans quelle mesure les architectes pratiquant l’autoconstruction assistée en zone rurale, transforment la profession et participent à l’émancipation des communautés paysannes ?

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COMMENT & POURQUOI

DÉMOCRATISER

L’ACTE DE CONSTRUIRE

?

QUELS RÔLES POUR

LES PAYSAN·NE·S

AUTOCONSTRUC·TRICES ·TEURS

?

QUELS SONT LES NOUVEAUX OUTILS DE CE PROCESSUS

? QUELLES SONT LES

COMPÉTENCES DE CES ARCHITECTES

? 15


Origines de la réflexion Pourquoi ce sujet résonne en moi ? Depuis que je sais que l’architecture sera un de mes métiers, j’ai toujours su la vouloir la plus utile possible, c’est à dire pour le plus grand nombre et à ceux qui en ont le plus besoin. Lors d’un cours de début d’année de première scientifique, un professeur nous demanda de remplir une fiche de présentation. L’une des questions portait sur le choix de notre futur métier et ce qui le motivait. Je me souviens avoir répondu d’une manière assez simple et quelque peu naïve : “Des centaines de millions d’êtres humains vivent sans logement digne, je veux être architecte pour lutter contre ça.” C.Q.F.D donc, et j’écris encore aujourd’hui ces « origines de réflexion » pour mon mémoire avec cette même idée en tête, naïve, mais diablement efficace pour expliquer mon choix. Naïve parce que l’architecte n’est pas celui qui détient le pouvoir politique de lancer des plans de constructions de logements à grande échelle, (voilà pourquoi un architecte ne peut, selon moi, se désintéresser de la politique). Mais aussi, extrêmement efficace parce que le sentiment m’ayant amené à écrire cette phrase à l’époque, l’empathie, est un sentiment puissant capable de se transformer en lien ; la solidarité, nécessaire à cette architecture pour tous et par tous pour laquelle je veux dédier toute ma carrière. J’avais donc au moins (déjà) un objectif, et l’envie d’acquérir le plus de connaissances théoriques et pratiques possible en entrant en première année d’école d’architecture. Je cherchais donc le “quoi” et le “comment” de ma future architecture. La première fois que j’ai entendu parler de terre comme matériau de construction a été via ma mère, elle m’en parle depuis tout jeune, avec affection, car les maisons dans lesquelles elle a passé son enfance en Colombie étaient faites en pisé. J’avoue ne jamais y avoir plus prêté attention que cela pendant un long moment, je voyais que tout était de béton et d’acier, et je ne comprenais pas l’intérêt d’un tel matériau. C’est avec le temps que je me suis rendu compte de son potentiel (avec le bambou) comme ressource naturelle de l’architecture, qui pourrait aider les paysans de mon autre pays : la Colombie. La ruralité m’intéresse comme contexte propice à une nouvelle architecture vernaculaire (Pierre Frey, 2010), de par son abondance de matériaux locaux, de temps et de force de travail communautaire. C’est parce que je veux exercer en tant qu’architecte-paysan, dans mon village “adoptif” en Colombie : Armenia Mantequilla, qu’il me semble important d’en comprendre sa complexité, ses problématiques et ses enjeux. 16


Pour finir, c’est en lisant “Construire avec le peuple” de Hassan Fathy, que je me suis rendu compte du potentiel de l’autoconstruction, je le remercie donc et me met au travail : “J’ai toujours eu un profond amour pour la campagne, mais c’était l’amour d’une idée et non d’une chose que je connaissais réellement. [...] J’ai hérité de ma mère le désir, inassouvi, de retourner à la campagne qui me paraissait offrir une vie plus simple, plus heureuse, moins angoissante que la ville.” (Hassan Fathy, 1970)

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Délimitation du sujet L’autoconstruction certes, mais participative et en communauté rurale. En ce qui concerne ce mémoire, certains types d’autoconstruction, plus que d’autres, vont nous intéresser, nous allons tenter d’expliquer pourquoi point par point. La motivation économique, qui est, ne nous le cachons pas, la motivation principale de l’autoconstruction, ne nous intéressera si et seulement si elle est liée aux arguments éthiques d’écologie et d’émancipation du système marchand. Car, pour certaines personnes, elle résulte uniquement d’une envie de faire des économies sur une maison, afin de pouvoir investir l’argent économisé dans d’autres aspects du projet, comme la décoration, le mobilier, ou une pièce en plus par exemple. Même si, dans ces cas-là elle est un acte de débrouillardise qui mérite respect, elle reste pour moi réservée à une classe moyenne qui voit ce procédé constructif comme un moyen de faire des économies et non comme un moyen de s’émanciper du système capitaliste. Pour beaucoup d’entre elles, l’autoconstruction permettra d’accéder au “rêve” de la maison individuelle du citadin qui s’installe en périphérie mais continue de travailler en ville. La maison sera peut-être donc un peu plus grande, les meubles plus raffinés, la décoration plus travaillée, ou alors identique mais avec prix amorti. L’argent économisé pouvant ensuite être dépensé dans l’infinité d’offres que la société de consommation nous propose. Ce type d’autoconstruction participe donc du mythe occidental, qui veut que tout citoyen accompli possède sa maison individuelle, sa voiture et son travail en ville. Mythe auquel, de moins en moins de personnes croient, car nous entraînant vers une catastrophe écologique et sociale sans précédent. Nous arrivons donc au cœur du sujet, nous avons choisi de nous pencher, pour cette initiation à la recherche, à l’autoconstruction participative en communauté rurale. Aujourd’hui, la globalisation affecte même les endroits les plus reculés, et rendent dépendants les paysans aux prix d’une économie de marché mondiale, totalement déconnectée des besoins de ceux-ci. L’autoconstruction que je vais aborder est celle de populations paysannes, qui, avec l’aide d’architectes qui réinventent la profession, construisent des édifices pour aider à l’émancipation d’un système qui les oublie depuis toujours. C’est l’autoconstruction de populations qui vivent la ruralité au quotidien qui me passionne, et nous nous intéresserons à l’autoconstruction de bâtiment d’intérêt commun.

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Ma méthodologie pour cette initiation à la recherche, a donc été d’abord de lire différents ouvrages théoriques sur l’autoconstruction, les architectes d’hier qui ont construit et théorisé sur cette pratique. J’ai ensuite analysé des exemples concrets d’autoconstruction participative en communauté rurale, afin de me nourrir de matière intellectuelle. Avant de finalement, faire mon sac à dos pour aller connaître un de ces exemples, situé en Colombie. Voyage qui a fait sens dans mon esprit, car étant un “colombo-français” né en France de deux parents réfugiés politiques colombiens- voulant retourner vivre dans son autre pays, avec l’espoir, d’aider à améliorer les conditions de vies de mes concitoyens colombien via l’architecture.

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Méthodologie Mémoire Initiation Recherche :

RECHERCHE SUR :

ALIMENTATION L’autoconstruction

& la ruralité

La profession

Des référénces

d’architecte

contemporaines

DES AFFAIRES :

D’ABORD UN TRAVAIL DE RECHERCHE TH♫EORIQUE PERMETTANT LA CRÉATION D’UN:

« BAGAGE INTELECTUEL »

PRÉPARATION

T-shirt x12

Pantalons x5

Chausettes x15

« BAGAGE PHYSIQUE »

UN VOYAGE :

& UN TRAVAIL DE PRÉPARATION LOGISTIQUE PERMETTANT L’ORGANISATION D’UN:

12H d’avion destination Colombie région du «Cauca»

Medellin-Guanacas: 18H DE VOYAGE

ENFIN, UN VOYAGE EN COLOMBIE, POUR INTERVIEWER LES AUTOCONSTRUCTEURS:

« RENCONTRES HUMAINES »

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I- L’AUTOCONSTRUCTION: UN PROCESSUS ARCHITECTURAL

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A) UN CERTAIN REGARD SUR L’AUTOCONSTRUCTION

a.1) Définition & étymologie du terme

“L’autoconstruction” en architecture, pourrait se définir assez simplement par le fait qu’une partie (ou la totalité, mais c’est plus rare) de ceux qui construisent un édifice, soient aussi ceux qui en font l’usage lorsque celui-ci est achevé. Elle implique une certaine abnégation, de par la durée et la complexité que représente l’exercice architectural et bien qu’elle n’ait été pratiquée que par un type de population jusqu’à l’aube de la révolution industrielle, elle existe aujourd’hui sous différentes formes. Cette appropriation de l’acte de construire l’espace dont nous allons nous servir n’est donc pas pratiquée pour les mêmes raisons et nait en fonction de la classe sociale et des valeurs que possèdent les personnes adoptant cette démarche constructive. Mais avant de comprendre les motivations qui inspirent cette démarche et d’en différencier différents types, nous tenterons d’abord l’exercice littéraire consistant en la définition détaillée des deux mots qui composent ce procédé afin de mieux en comprendre les enjeux. Commençons donc par la première partie dudit mot-composé: Le préfixe “auto” est beaucoup utilisé en ce début de XXIème siècle pour se référer à des objets électroniques conçus pour se mouvoir seul et nous assister dans nos tâches quotidiennes. Il peut même aller jusqu’à devenir un mot désignant la voiture : “je vais chercher mon auto”, ce qui prouve bien de nos jours une corrélation forte dans l’imaginaire collectif du préfixe avec le processus “d’automatisation”. Cependant, le sens auquel nous allons nous intéresser dans ce mémoire est lorsqu’il est utilisé pour effectuer une action (la construction) par un être humain et qui s’applique à ce même être humain (Le Littré 1889) : “auto : Préfixe qui vient du pronom grec αὐτὸς, et qui signifie de soi-même, par soi-même.” “On n’est jamais mieux servi que par soi-même” est une phrase courante dans la culture populaire qui explique bien le potentiel humain résidant dans cet aspect dudit préfixe. Nous verrons plus loin dans ce travail en quoi cette expression peut prendre tout son sens lorsqu’elle est appliquée à la construction architecturale, dans tous les sens du terme. L’idée de construction, quant à elle, pourrait instinctivement être résumée à l’acte de créer une entité physique, c’est à dire à une succession de gestes humains (ou non, au vu de l’essor des nouvelles technologies) visant à transformer, organiser et connecter de la matière. Le but étant de modeler un objet fini visant à répondre à un besoin fonctionnel répondant à un usage bien précis 23


destiné au quotidien de l’être humain. Pourtant, le mot construction, vient du latin constructionem, qui signifie “établir ensemble”, qui vient lui-même du verbe “construire” (Le Littré, 1889) et nous nous apercevons que sa définition induit une autre notion plus profonde que le très littéraire Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré esquissait déjà à la fin du XIX siècle :

“Construire est plus général que bâtir. Construire, signifiant par son étymologie, “établir ensemble”, s’applique à toute espèce d’arrange ment ; et l’on dit construire une machine, aussi bien que construire une maison. Bâtir, impliquant, étymologiquement, l’idée de ce qui sup -porte, ne se rapporte qu’aux maisons, aux édifices, aux vaisseaux.”

Grâce à cette définition, nous voyons que la notion de construction et son verbe construire sont très souvent utilisés pour l’acte architectural, et c’est évidemment ce sens-là qui sera étudié dans ce mémoire. Nous remarquons aussi que bâtir “ce qui supporte” pourrait totalement convenir à ce que d’aucuns penseraient instinctivement de la construction architecturale. Or, cette dernière ne se résume pas simplement à cela, car elle implique bel et bien l’acte “d’établir ensemble” et lorsque l’on construit une architecture, on ne bâtit pas seulement une entité physique. On y établit toute une construction mentale avec une manière de voir le monde (consciemment ou non), mais l’on y établit aussi un mode d’organisation entre êtres humains et une façon d’intéragir avec la nature, et tant d’autres choses qui se cristallisent dans l’érection d’une architecture. Cette définition de la construction et sa différenciation de l’acte de bâtir qui est uniquement physique, est primordiale pour ensuite pouvoir définir l’autoconstruction. Car c’est bien lorsqu’elle se lie d’un trait avec le préfixe “auto” qu’elle peut révéler d’autant plus cette dimension. Que cela ait été un choix conscient ou non, au vu de la définition et de l’étymologie des mots qui composent cette démarche (l’autoconstruction), il semble alors logique que nous ne disions pas que nous allons “auto-bâtir” un édifice. De la même manière que nous n’allons pas parler dans la suite de ce mémoire d’un processus “d’auto-édification”. Sans doute parce que cela “sonne mal”, ou ne se dit pas aujourd’hui, mais nous pourrions, si nous croyions en la justesse des mots, aussi user de ces termes. Or, nous ne le ferons pas. Car lorsque l’être humain construit quelque chose qui vient de lui-même et qui s’applique à lui-même, son identité et sa manière de se voir lui-même et de voir le monde y sont établis ensemble. Non pas que cela veuille forcément être gage d’un plus grand soin ou d’une plus grande qualité spatiale, car pour certains de ceux et celles que la société dans lesquels ils vivent a toujours rejetés, auront hélas peu d’attention pour eux-mêmes. Pourtant même cela sera une représentation de l’image et de l’intérêt qu’ils portent pour eux-mêmes et donc d’une manière de voir le monde et donc son rapport à celui-ci. 24


Ainsi, de l’indigène qui construit son habitat inspiré de celui de ses ancêtres, au paysan construisant sa maison familiale, à la cabane de l’ermite entre les arbres en forêt, tout en passant par l’assemblage de cartons d’un sans-abri, tous “établissent ensemble” et font donc plus que bâtir, mais érige bel et bien une construction autant physique que mentale. L’autoconstructeur construit donc son architecture, tandis qu’un ouvrier précaire envoyé sur un chantier dont il ne connait même pas le programme, lui, bâtit, mais ne construit pas.

“Les conditions dans lesquelles se produit le bâti sont donc doublement déterminées. Premier point : l’industrie de la construction, en rationalisant et en optimisant ses processus, les uniformise et déplace massivement les centres de gravité de la décision. Au terme de ce processus, le chantier n’est plus guère que formellement le lieu de production du bâti. Il n’est plus qu’un lieu voué à l’assemblage d’éléments conçus et construit ailleurs. Il va sans dire, (et tous les observateurs le confirmeront) que ce processus a de profondes incidences sur la vie des chantiers. C’est le second point. La division sociale du travail s’y est creusée. On y rencontre d’un côté des techniciens hautement qualifiés, rodés aux méthodes de gestion, et de l’autre des manœuvres, littéralement interchangeables et précarisés à l’extrême, affectés à des tâches subalternes et répétitives.” (Pierre Frey, 2010)

L’autoconstruction possède donc un fort potentiel de création architecturale, en termes de diversité et d’originalité, car elle peut révéler le créateur résidant en chacun d’entre nous qui s’exprimera d’une manière unique, car chaque identité humaine l’est. Elle possède des paramètres invisibles et une implication mentale que l’association “Habitat Convivial”, qui promeut cette démarche en Belgique, résume bien quant à la direction qu’elle doit prendre pour être un processus positif à l’architecture :

« L’autoconstruction doit être un moyen pour le citoyen de retrouver la maîtrise de l’accès à une authentique forme d’habitat en y incluant dès le départ sa propre symbolique, sa personnalité et son esprit créatif en toute indépendance, en favorisant les actions d’entraide et de coopération et en suscitant une relation nouvelle de l’habitant avec son environnement: voisins, quartiers, cités... Elle favorise une citoyenneté participative et responsable ». 25


Mais avant que l’autoconstruction ne prenne cette direction, il faut que les architectes comprennent ses potentiels et réinventent leur profession, en acceptant de ne pas être au-dessus mais à la hauteur du rôle qu’ils auront à jouer dans l’avènement de cette nouvelle manière de construire. Nous tenterons donc dans la suite de cette première partie, de comprendre ce phénomène, présent dans de nombreuses régions du globe, qui est hélas, encore trop un choix “par défaut” lié à une précarité financière. Nous allons donc prendre le temps de prendre de la distance, afin d’analyser les différentes raisons qui amènent à mettre la main à la pâte avant de définir la ruralité et d’analyser les potentiels de ce pro-cessus architectural lorsqu’il est appliqué en communauté rurale.

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a.2) Les raisons de l’autoconstruction

Les motivations qui poussent à l’autoconstruction et le type de personnes qui s’en servent sont donc, comme nous l’avons déjà évoqué, divers et variés. Une famille de classe moyenne qui se lance dans l’autoconstruction de sa maison, avec un certain budget de base n’aura pas les mêmes problématiques qu’un paysan n’ayant pas d’autres possibilités s’il veut un endroit où vivre avec sa famille que ce soit en campagne ou de manière illégale en périphérie d’une ville. De la même manière qu’une autoconstruction produite par une communauté rurale n’aura pas les mêmes réponses que celle d’une communauté située dans un contexte urbain. Mais revenons aux principales raisons qui les font se mouvoir. Premièrement, on souhaite construire avec ses propres mains, car l’on va économiser sur le coût de la main d’œuvre, et ainsi pouvoir construire un édifice que l’on n’aurait pas pu se payer si on l’avait fait construire par des professionnels de la construction. Cet argument s’appuie sur le fait que, bien que certaines parties nécessitent le savoir-faire d’artisans spécialisés, d’autres tâches sont, elles, rapidement appréhendables par tout un chacun. Comme dit précédemment, l’autoconstruction n’est pas un choix mais encore une nécessité pour nombre de paysans des campagnes ou nouveaux citadins issus de l’exode rurale, l’autoconstruction devient alors la seule architecture possible (Maricato, 1976). Pour appuyer cet argument économique, invoquons alors un deuxième argument d’ordre temporel, car une des critiques que l’on pourrait faire à l’autoconstruction est le fait qu’elle soit une méthode chronophage. Et il est vrai qu’une entreprise professionnelle, de par son expérience et la division du travail ira sûrement plus vite qu’un groupe d’autoconstructeurs. Pourtant on pourrait se demander quel moyen est le plus gourmand : prendre du temps pour travailler afin d’économiser pour payer ensuite quelqu’un qui va prendre du temps pour construire notre édifice ? Ou prendre nous même de notre temps libre, voire de faire une pause dans notre travail pour construire son propre édifice ? L’architecte Pierre Frey en se basant sur des travaux d’Ivan Illich illustre bien cette idée :

“Ces mécanismes n’ont rien de nouveau : Ivan Illich avait en son temps proposé d’introduire le temps de travail nécessaire à financer la voiture particulière en diviseur de la vitesse moyenne de déplacement obtenue, et démontré que si tous ces coûts étaient intégrés, l’automobiliste avançait au mieux à la vitesse d’un homme au pas” (Pierre Frey, 2010) 27


Le parallèle avec la construction d’une voiture a ses limites, et tout cela dépend évidemxment de quel type de maison nous voudrions construire.. De plus, cela est sans compter la valeur ajoutée humaine en termes de connaissances (autant pour entretenir, que pour réparer par exemple) et le sentiment de satisfaction et d’épanouissement personnel qui peut en découler. Michael Murphy, dans sa conférence TED « Architecture that’s built to heal », décrit comment le travail de construction visant à rénover la vieille maison familiale a joué un rôle décisif dans la guérison du cancer de son père que les médecins annonçaient perdu : “Nous avons vidé et repeint l’intérieur. Après six mois, les vieilles fenêtres étaient repolies et après dix-huit mois, le porche pourri était enfin changé. Et mon père était là, il se tenait dehors avec moi, admirant le travail accompli ce jour-là, des cheveux sur la tête, en pleine rémission, quand il s’est tourné vers moi et m’a dit : -Tu sais Michael, cette maison m’a sauvé la vie.” L’autoconstruction apporte donc en plus de la valeur économique, une valeur affective. Construire une maison peut être un travail épanouissant, voir guérissant, et apporter du bonheur car l’individu indirectement prend soin de lui-même et de sa famille, finissant par chérir le lieu qu’il a construit d’une manière spéciale, ce qui nous amène à l’argument suivant : l’appropriation. L’appropriation de l’architecture est un des défis principaux de tout projet, et prend forme si la relation à l’humain est prise en compte dès le départ, c’est en quelque sorte l’âme du bâtiment, qui lui apportera une ambiance chaleureuse, et une pérennité. Lorsque l’on parle de logements collectifs, la question de l’appropriation est d’autant plus importante. porutant nombre de projets de réurbanisation de bidonvilles dans les pays du Sud font naître des immeubles où un problème récurrent se pose. Un certain nombre d’habitants préfèrent vendre illégalement l’appartement qui leur a pourtant été donné, pour finalement retourner dans leurs baraques autoconstruites. Comment expliquer ce phénomène, alors que bien souvent les immeubles offrent un confort que ces familles n’ont jamais eu auparavant : eau courante potable, électricité en continue, gaz via canalisation, mais aussi adresse et portail apportant une sécurité de nuit. Cette question est complexe, et pourrait mériter une recherche à elle seule, mais nous savons déjà que la gentrification (liée à la propagation de la ville dans la périphérie) et le manque d’appropriation de ces espaces sont des pistes probables. Les familles vivent souvent à plus de sept dans des appartements d’une trentaine de mètres carré à peine, car on donne un appartement par logement dans la favela, beaucoup ne s’y sentent donc pas chez eux. 28


«Partout où l’on a essayé de raser les bidonvilles, l’échec est total. L’erreur universelle, selon Gilbert (1982 :101), est de construire selon des conceptions architecturales et des normes de construction qui n’ont rien à voir avec les besoins des pauvres. Les logements offerts dans le cadre des programmes gouvernementaux sont trop coûteux, les usages sont trop strictement définis et les cités trop mal situées par rapport à l’ensemble de la région urbaine. Par conséquent, les résidants sont confrontés à des coûts prohibitifs de transport, de logement et de services connexes. Par surcroît, très souvent ces projets détruisent les réseaux sociaux indispensables à la survie des résidants. La preuve ultime de cet échec est fournie par le recyclage social dont ces cités font l’objet. Les pauvres, incapables de supporter les coûts des nouveaux logements, désertent les lieux en faveur des couches plus aisées de la population. Or, lorsqu’on sait que dans beaucoup de pays ces logements sont subventionnés, force nous est de constater que ce ne sont pas les secteurs les plus désavantagés.» (Licia VALLADARES, 1987) Une quatrième hypothèses peut être l’envie de se créer un espace “sur mesure”, adapté à ses besoins, en prenant en compte les spécificités des groupes d’individus qui construisent (taille, goûts et couleurs, traditions familiales, culturelles…). Cet argument se différencie du précédant car se cache derrière lui la notion d’autoplanification. Le fait que la réappropriation de l’acte de construire, implique une compréhension de quoi sera fait le chantier, (matériaux, coûts, penser un rétroplanning) donnera plus de possibilité aux groupes autoconstructeurs d’influencer la conception de l’objet architectural. Que celle-ci soit appuyée par un architecte ou non, car elle aura des notions qui lui permettront de comprendre le projet et d’en parler plus clairement avec le professionnel. Pour finir, liées à tout cela peuvent exister des dynamiques éthiques, d’écologie par exemple, faisant naître l’envie de diminuer ses consommations en électricité, en eau, et gaz via différentes techniques allant de l’high tech au « low tech ». Cet argument est souvent accompagné d’une envie d’émancipation, qu’elle soit sociétale, académique, technique ou écologique (entre autres), visant à se réapproprier des techniques et savoirs faire anciens, indépendants du pétrole. Cette émancipation peut prendre différentes formes, en passant par la construction d’une cabane permettant une vie d’ermite, à celle de la construction d’une bibliothèque municipale pour donner des opportunités d’avenir aux enfants de la communauté (comme la Casa del Pueblo, l’étude de cas de notre troisième partie). 29


Des glaneuses (1857), Jean-François Millet. Huile sur toile, 83,5 × 110 cm, Musée d'Orsay, Paris.

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B) AUTOCONSTRUCTION ET RURALITÉ b.1) Un territoire stratégique en perpétuelle évolution Définir ce qu’est la ruralité, avant de voir comment l’autoconstruction peut s’exprimer d’une manière nouvelle via celle-ci est primordial. Bien que cet exercice pour un concept aussi large soit compliqué, nous tenterons ici néanmoins de mettre de côté des idées reçues à la peau dure dans l’esprit de citadins. Ceci dans le but de comprendre le rural dans toute sa complexité et montrer l’importance d’une architecture rurale de qualité, que les architectes travaillant en autoconstruction participative ont le potentiel de créer. Commençons prudemment en ouvrant le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy, Lussault, 2003) qui définit la ruralité de la manière suivante : “[la ruralité] désigne globalement les campagnes dans leur complexité sans réduire celles-ci aux manifestations des activités agricoles”. Cette définition nous met déjà sur une bonne piste, la ruralité n’y est pas simplement définie comme simple “non-urbain” servant à produire les denrées nécessaires aux villes pour vivre. Il est cependant indéniable que le rapport entre l’urbain et le rural est bien réel, et que leurs évolutions sont liées, l’un influençant l’autre. Mais l’antagonisme de ces deux mondes que tout semble opposer est tentant, et pendant longtemps c’est ce qui été fait : “par opposition à l’urbanité qui désignait les traits culturels positifs (« civilité », usages policés, courtoisie, etc.) que l’on assurait être spécifiques aux citadins, la ruralité pouvait ainsi renvoyer de façon péjorative à la rusticité, au manque de savoir-vivre de ses habitants, au caractère « périphérique ».” (L.Rieutort, 2012)

Cette analyse peut-être d’ailleurs corroborée par l’expression “être bien urbain”, qui signifie dans la vie de tous les jours, être serviable, poli, aimable… Pourtant cette opposition faite instinctivement sous-estime la complexité du monde rural et sa diversité “Les équations sont souvent réductrices : l’espace rural n’est pas uniquement agricole et la campagne est loin d’être un environnement aussi naturel qu’il y paraît aux yeux des citadins.” (Laurent Rieutort, 2012) Une des pensées les plus présentes lorsque l’on parle de ruralité est l’exode humaine qu’elle a subie après les révolutions industrielles, avec l’automatisation des méthodes de productions et l’apparition d’un nouveau type de travail ouvrier à l’usine. Des milliers de personnes sont parties et partent, aujourd’hui encore dans les villes : 31


Tableau mettant en exergue l’exode rural en pourcentage dans diffÊrents continents, source: ONU

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On remarque assez clairement dans ce tableau, que l’Europe paraît subir moins violemment l’exode rurale, mais c’est tout simplement qu’elle l’a vécu bien avant les pays du Sud, qui pour beaucoup, ont commencé leur “développement” (dans le sens capitaliste du terme) avec du retard. On remarque d’ailleurs depuis des dizaines d’années que la ruralité est en pleine mutation, en particulier dans les pays industrialisés, amenant une diversité de types d’espace ruraux dans les pays “développés” : “L’occupation de l’espace rural a été une préoccupation socio-politique importante ces dernières décennies, de la fonction géopolitique d’occupation de l’espace national par les collectivités rurales. Mais pendant qu’on pensait au repeuplement et à la lutte contre l’exode rural, de nouveaux rapports à l’espace, tant rural qu’urbain, se sont mis en place.” B. Jean (2002) Plusieurs types de ruralités se différencient alors et découlent de visions idéologiques différentes, qui elles même proposent des stratégies distinctes en termes d’avenir, comme nous le montre Bruno Jean :

“Ruralité agricole: un discours rural axé sur la dimension sociale de la ruralité, sur la qualité de la vie, sur la vitalité des communautés rurales et sur l’efficience des stratégies de développement local. Un discours agri-ruraliste mettant l’accent sur la dimension sociale de la ruralité. Ruralité forestière: un discours rural axé sur une vision de la ruralité comme un réservoir de ressources primaires à exploiter pour créer de la richesse, des emplois avec l’émergence d’une faible sensibilité écologique. Un discours utilitariste mettant l’emphase sur la dimension économique. Ruralité récréo-touristique: un discours rural axé sur la dimension paysagère de la ruralité. Le paysage est vu comme une “aménité” rurale qui doit être la base de son développement. Eléments d’une vision urbaine esthétique de la campagne. Un discours hédoniste valorisant la dimension culturelle de la ruralité.” (B. Jean 2002) Nous verrons par différents exemples dans ce mémoire, que c’est la première vision qui est la plus intéressante pour l’innovation architecturale, et qui est le terrain fertile d’une auto-construction participative réussie. Nous pourrions d’ailleurs, compter une quatrième forme de ruralité, avec l’émergence de la “rurbanisation”, qui serait en quelque sorte un mélange de la ruralité forestière et la ruralité récréo-touristique : 33


Vincent Van Gogh, la vieille tour dans les champs, 1884

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“En définitive, les recompositions socio-spatiales modifient la donne «rurale». Dans les pays anciennement industrialisés, le bâti de type « urbain» se diffuse dans des campagnes « mitées » par la « urbanisation», les «ruraux» adoptent les mêmes modes de vie, les mêmes mobilités et représentations que les citadins, tandis que les catégories socioprofessionnelles se diversifient, conduisant à la marginalisation des agriculteurs ; désormais le rural n’est plus l’agricole et l’on passe d’une société d’interconnaissance à un système plus ouvert et plus éclaté (dissociation des lieux de résidence et d’emploi, résidences alternantes).” (Laurent Rieutort, 2012) Dans son livre “L’architecte, le Prince et la démocratie”, Michel Ragon cite Pierre Jakez-Helias et son livre Le Cheval d’orgueil, qui déjà à son époque, décrit ce phénomène :

“Chacun envie ce qu’il n’a pas encore ou ce qu’il n’a plus. Les paysans pauvres en sont réduits à vendre leurs biens de famille parce qu’ils ne peuvent pas rester chez eux faute de travail. Et les citadins un peu à l’aise cherchent à se constituer un refuge à la campagne parce que la vie quotidienne en ville devient intenable. Si bien qu’à la limite du mouvement, s’il n’y a pas de révolution, tous les pauvres paysans seront parqués dans les H.L.M des villes tandis que les bourgeois, les techniciens et technocrates, les chefs d’industrie, même les P.D.G de toutes sortes, les promoteurs de tours et même les hommes politiques résideront à la campagne [...] Et là, habillés de velours à côtes, ils s’occuperont à tondre, arroser, planter, écheniller des jardins sortis tout armés des revues de luxe. Car ce sont eux les nostalgiques et les rétros, non pas les paysans qui s’occuperont désormais à méditer leurs jacqueries dans les clapiers à béton.” (Jakez-Helias, 1975, d’après Michel Ragon, 1977) Si les paysans ont quitté les champs, c’est qu’il n’y avait plus de travail, mais aussi parce que les conditions dans lesquels ils vivaient étaient mauvaises, l’architecture insalubre rendait les gens malades, et nombreux ruraux du Sud vivent cette précarité aujourd’hui : “[...] quel nid de tuberculose ont-elles été jusqu’à une date très proche ! Les maisons paysannes, qui font aujourd’hui rêver les citadins, ont été certes autoconstruites, mais avec quelle fragilité. Pour quelques-unes qui subsistent, combien d’écroulées, de brûlées. Et quel entassement 35


à l’intérieur, bêtes et humains n’étant seulement séparés que par des portes à claire-voie. Plusieurs familles paysannes grouillantes d’enfants vivaient souvent dans une petite fermette qui sert aujourd’hui de confortable résidence secondaire à un couple” (Michel Ragon, 1977)

Finalement, pour les campagnes de la même manière que pour les bidonvilles, il ne faut pas idéaliser ou “romantiser”, mais garder un regard critique favorable à une recherche d’amélioration constante. Et c’est là que l’architecte peut jouer un rôle clé, en faisant en sorte d’aider au développement des communautés grâce à une méthodologie agri-ruraliste (comme définit précédemment). L’architecte, peut améliorer les conditions de vies de ses habitants, leur offrant un habitat digne et des espaces propices à leurs émancipations, s’il parvient à puiser dans les ressources matérielles et immatérielles (Jana Revedin, 2012) des territoires ruraux. C’est ce que nous allons analyser dans la prochaine sous partie, en tentant de voir comment il peut travailler pour un modèle basé sur une “nouvelle ruralité” qui permettrait un changement de paradigme. Un véritable modèle s’exprimant comme :

« contre-modèle en résistance au modèle démographique et du libéralisme écono-mique, tout en lui empruntant (et en l’affinant) l’idée que les stratégies des individus dans leur rapport aux territoires sont essentielles. Il est aussi un retour au modèle matérialiste car, même si les réalités ont changé, il redonne un poids aux propriétés “matérielles” de tous les lieux habités, qu’ils soient ruraux ou urbains Il est enfin éthique à nouveau parce qu’il met au centre l’individu, qu’il soit urbain ou rural, conscient que la transmission aux générations futures de territoires habitables passe par le respect de leurs valeurs écologiques, économiques et surtout sociales » (N. Mathieu, 1998)

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b.2) Chantier participatif et ruralité, un potentiel de création architecturale Après avoir tenté de définir ce qu’est la ruralité, tentons de la regarder via un prisme architectural : celle-ci possède des ressources qui sont propices à une création architecturale de qualité car elles sont renouvelables, voir inépuisables. Ce sera donc avec une réflexion agri-ruraliste (B. Jean 2002) que nous analyserons le potentiel de chacune d’entre elles dans l’ordre suivant: d’abord l’abondance en nature et les matériaux locaux qui en découlent; viendra ensuite l’appréhension de la dilatation du temps en zone rurale comme une richesse ; puis comment la communauté peut-être une ressource à part entière. Nous verrons finalement comment la connexion de ces trois ressources, est la base d’une autoconstruction participative en communauté rurale réussie. NATURE Elle est sans doute la ressource la plus évidente et celle qui caractérise le plus facilement la ruralité dans l’imaginaire collectif. Cependant, avec l’industrialisation à outrance des objets du quotidien, qui a provoqué la mort de nombres d’artisanats ancestraux, elle n’est plus exploitée comme ressource architecturale dans beaucoup de zone rurale. Pourtant, si une bonne gestion des réserves et des cultures est mise en place, elle représente un potentiel énorme en apportant des matériaux de construction renouvelables comme la terre, le bois, la pierre, le bambou (pour ne citer qu’eux). Et il est du devoir de l’architecte d’apprendre à se les réapproprier, sans avoir recours à une industrie lourde, qui maintiendrait les paysans dans un état de dépendance :

“De ce fait, des matières telles que la pierre ou le bois, avec leurs techniques et des savoirs constructifs traditionnels se représentent à l’architecte, non pas en tant que matériau d’œuvre ou technique immédiatement réutilisable dans l’économie contemporaine – l’élément usiné, pliable, coffrable, ductile qui permet d’exécuter le projet mais à l’état de ressources à façonner, littéralement - et il est temps de rappeler que le terme “ressource” provient de l’ancien verbe “resourdre” qui signifie ressusciter, relever, remettre sur pied. L’impératif écologique et politique de l’écoconstruction demande en fait que l’on reconstruise tout un nouveau savoir scientifique et technique, par le biais de processus à rénover ou inventer, ceci à partir de matières qui sont à l’état de ressources : matières utiles mais qu’il faut considérer, analyser, configurer avant de pouvoir les utiliser.” (Revedin, 2017)

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Chantier participatif de la “Handmade School” au Bangladesh, crédit photo : Anna Heringer

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Il est important de noter que la nature, et les matériaux qui en découlent, ne sont en rien des “matériau par défaut”, que les paysans devraient subir car n’ayant pas les moyens économiques de se payer des matériaux nobles. Ils sont au contraire, s’ils sont bien traités et correctement agencés entre eux, de bien meilleurs matériaux de constructions que ceux sortant des grandes industries, apportant confort thermique et résistance structurelle :

“Le recours à des matériaux locaux comme les briques d’adobe, la terre cuite, le bois massif, le bambou, la terre ou la paille réduit de manière considérable autant qu’indiscutable l’empreinte écologique des constructions. En termes de confort, les performances mesurables de tels matériaux sont le plus souvent satisfaisantes, et même remarquables. [...] Le gabion de bois et la pierre des vallées afghanes leur sont parfaitement adaptés, les structures en bambou en Indonésie comme en Colombie sont des dispositifs antisismiques éprouvés, tandis que la terre régule la température et l’humidité.” (Pierre Frey, 2010)

TEMPS «En premier lieu la ressource du temps, laquelle, sortie du modèle productiviste du dernier siècle, et prise dans son vrai potentiel, redevient une ressource infinie pour nos actions : “le temps est gratuit, c’est la hâte qui coûte cher”. » (J. Revedin, 2017) La deuxième grande ressource des zones rurales est donc le temps, que ses habitants possèdent en abondance, car pour beaucoup sans-emplois fixe, travaillant dans les champs de manière saisonnière. Cette ressource fluctue en fonction des saisons et du type d’agriculture, avec des mois intenses de récolte où la main d’œuvre manque dans certaines cultures où la machine ne peut remplacer l’humain (les contre coups de l’exode rural) et d’autres mois, de “maintien” des plantations où beaucoup de paysan·ne·s n’ont pas de travail stable. Mais expliquer l’abondance de temps que possède la ruralité, aux “pauses” entres récoltes, serait réducteur, car celui-là provient aussi du fait que ces zones ne soient pas encore “modernisées” et que beaucoup des “ruraux” ont “résisté” à l’exode rural l’ont fait par amour de cette vie et des richesses qu’elle leur offre, dont le temps.

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“Enfin, l’accélération du rythme de vie touche à l’expérience existentielle des individus contemporains, qui ressentent de plus en plus vivement que le temps leur manque ou leur est compté, dans la mesure où ils doivent faire plus de choses en moins de temps.” (J. Revedin, 2017) Ainsi, si les paysan·ne·s qui ne sont pas pris dans les flux incessants de la ville, arrivent à utiliser ce temps disponible pour construire des bâtiments aidant à améliorer leurs conditions de vie (maison individuelle, centre communautaire, bibliothèque, marché couvert, centre de stockage des produits locaux…) ils pourraient s’émanciper du système financier international et améliorer leurs conditions de vie.

“Cet emploi différent du temps, considéré comme ressource plutôt que nuisance, ouvre également une voie politique. Le temps est le meilleur véhicule de la démocratie, de la décision partagée, du débat, qui a besoin d’espace et de durée pour se déplier. Nous savons par expérience historique que la compression du temps est l’ennemie de ce débat et l’amie des politiques autoritaires.” (Jana Revedin, 2017)

Ainsi, le temps est l’ami de la démocratie, qui est la sœur du participatif, et donc une ressource idéale à l’autoconstruction participative, mais posséder “le temps de faire” n’est pas tout, encore faut-il “pouvoir faire”. Tout comme la démocratie se fait à plusieurs, il est quasi-impossible de pouvoir construire un édifice seul, car un chantier demande un travail d’équipe, ce qui nous amène à la troisième ressource architecturale de la ruralité que nous allons traiter : la force communautaire. COMMUNAUTÉ Les paysan·ne·s ont l’avantage de ne pas être noyés dans la masse des villes et se connaissent entre eux, bien que leurs relations soient complexes, voir problématiques (des conflits de toutes sortes viennent envenimer les relations, souvent liées aux terres, aux commérages ou à l’argent). Il paraît tout de même plus facile de mobiliser la communauté d’un village ou d’un hameau et d’y produire un changement significatif de par ses caractéristiques (système plus “isolé”, petite échelle, permanence des mêmes familles) que celle d’un quartier qui aurait le même nombre d’habitants et où les dynamiques de la ville (paupérisation, extension, gentrification) produisent des « turn over » de population réguliers. 40


“(pour définir le “rural”) À côté des statistiques démographiques, d’autres approches quantitatives ou plus qualitatives peuvent reposer sur des données [...] sociales (taille des « communautés », faible mobilité, interdépendance entre les individus, fort contrôle social et maîtrise politique de la mobilité)” (Laurent Rieutort, 2012) Ainsi, la petite tailel des villages et hameaux permet d’avoir un impact plus facilement atteignable, et vient du fait que tout le monde se connaisse, ce qui peut sembler étouffant ou ennuyant est potentiellement un facilitateur de solidarité puissant. En plus du fait que des grandes familles soient présentes dans les villages ou hameau depuis des générations, la sensation de communauté est plus facilement appréhendable lorsque le groupe est plus petit, et transmettre l’idée que l’union fait la force”y fait sens avec plus d’évidence. Grâce à cette “interdépendance entre les individus” on sait pour qui on donne ses efforts, (son voisin, son épicier, son ami d’enfance, son médecin, sa famille...) et en fait un terrain propice à l’autoconstruction participative : “A tous les niveaux, la “nouvelle architecture vernaculaire” [...], en restituant sa place à une production manuelle, artisanale, tactile et sensuelle du bâti, en plaçant au cœur de ses préoccupations une force de travail abondante et généralement pauvre, réinstalle sur le devant de la scène architecturale des matériaux oubliés : maçonneries de terre ou de chaux, tabby et beaucoup d’autres, qui stimulent tous des mises en œuvre littéralement amoureuses. [...] La production du bâti par cette force de travail impliquée dans la finalité sociale de l’édifice en construction rétablit les liens qui favorisent deux processus chez ses habitants : ils peuvent s’y reconnaître et se l’approprier.“ (Pierre Frey, 2010) Ainsi, lorsque l’on unit la nature, -et les qualités économiques, écologiques et esthétiques des matériaux qu’elle offre- le temps -qui, utilisé à bon escient, est potentiel d’action, discussion, chantier, débat, démocratieet la communauté -avec ses interdépendances facilitatrices de solidarités émancipatrices-, nous avons un terrain fertile à une autoconstruction participative en communauté rurale de qualité. Il est d’ailleurs intéressant de noter que lorsqu’un bâtiment est produit de la sorte, on le précise, le met en avant, souvent avec une certaine fierté. Car la communauté y a investi de son temps et a réussi à produire une entité complexe de ses propres mains. La construction et l’endroit où elle a lieu, (le chantier) ont plus d’importance, on se concentre autant sur le “comment”, que sur le “quoi”. Pour ce qui est de la plupart des bâtiments de notre époque, construit avec des procédés standardisés, “le chantier n’est plus que formellement le lieu de production du bâti” : 41


“La couleur, qui échappe aux modes des trend-setters, se rapporte plutôt aux sym-boliques tribales, locales ou traditionnelles, ainsi qu’aux pigments disponibles sur place. Le chantier retrouve sa primauté sur le projet en tant qu’idée et dispositif autoritaire.” (Pierre Frey, 2010) Ainsi, à l’inverse d’un plat tout préparé issu d’un processus industriel, sur lequel on ne précisera pas le mode de production à la vente car n’apportant aucune valeur ajoutée, l’édifice architectural, créé via une autoconstruction participative, lui, serait du “fait maison” qu’un restaurant vanterait en le précisant sur son menu. A la seule différence, que la communauté ne le mettrait pas en vente, étant donné qu’elle le fait pour elle-même, en utilisant son temps, son énergie pour créer de la force de travail communautaire, avec des ressources naturelles locales pour créer la plupart des matériaux de construction. L’image la plus approprié serait donc celle d’un plat fait maison, que les cuisiniers mangraient eux même, issu de leur propre terrain agricole. Sans aucun doute que le plat serait délicieux, avec un faible coût économique, écologique et mangé en convivialité. Une communauté rurale avec peu de ressources économiques, qui construit avec une entreprise professionnelle, est un peu comme un ouvrier précaire avec un faible salaire, qui mange au restaurant car on ne lui a pas appris à cuisiner. “Plutôt que système de production d’objets finis, l’architecture se conçoit alors au sein des sociétés comme un Momentum collectif de la décision - programmation, conception et construction des espaces de vie. Ceci à l’échelle du faubourg, de la ville et des grands bassins de population comme à l’échelle rurale” (Revedin, 2017) L’autoconstruction participative en communauté rurale pourrait donc être un moyen d’accéder à une “nouvelle ruralité” (N. Mathieu, 1998) grâce au fait qu’elle reconnecte le concepteur, les usagers, le chantier et les ressources matérielles et immatérielles (Revedin, 2017) des territoires où elle se situe. Comme nous le verrons dans les exemples d’architectes précurseurs et contemporains que nous prendrons le temps d’analyser dans la suite de ce mémoire.

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II - LA MUTATION DU MÉTIER D’ARCHITECTE

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A) LES PRÉCURSEURS DE LA MUTATION Comme nous avons pu le voir dans la partie précédente, la ruralité possède un potentiel de création architecturale fort, si elle est considéré avec une vision agri-ruraliste. Et pour révéler ce potentiel, les architectes ont une rôle important à jouer, cependant pour cela, ils parait important qu’ils ouvrent leur pratique aux autres citoyens. Pour impliquer une communauté paysanne, il faut faire preuve de pédagogie, leur redonner confiance dans le fait que l’acte de construire avec les matériaux locaux leur est à porté de main. En bref, il faut que des architectes se spécialise dans l’autoconstruction assistés pour que le vernaculaire se ré-invente avec le contemporain. Dans nos recherches, nous avons sélectionné trois architectes qui , depuis leurs époques déjà, ont penser une autre manière de faire de l’architecture. Des constructions en pisé de François Cointereaux, aux villages en terre de Hassan Fathy, jusqu’aux écrits de Yona Friedman, nous allons donc voir comment, depuis leurs époques et avec leur moyens, ces architectes sont devenus des précurseurs d’une nouvelle manière d’exercer la profession.

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Couverture et dessin explicatifs des pages d’un livre de François Cointereaux

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a.1) François Cointereaux, l’architecte paysan-autoconstructeur

De par son investissement dans la construction de maison de terre “issues de la main de l’ouvrier” François Cointereaux, constructeur est le premier précurseur que nous allons évoquer dans ce mémoire. Inventeur et architecte français, il est considéré comme le pionnier de la construction contemporaine en pisé (Hubert Guillaud, 1997). Le mélange des genres qu’il représente nous intéresse ici, dans la recherche des nouvelles frontières du métier d’architecte. “François Cointereaux (1740-1830), selon ses propres termes, avait fait « remuer à la fois la truelle & le marteau, avec la bêche et la houe ». Il est ainsi l’un des rares théoriciens de l’architecture rurale qui puisse se vanter d’appartenir à la classe laborieuse et n’aborde donc pas la question du point de vue surplombant du grand propriétaire, de l’agronome ou de l’architecte, mais d’un point de vue proche du terrain. » (Jean-Philippe Garric, 2013) L’architecte, proposait déjà à l’époque, des livres pour les paysans autoconstructeur, où, avec des schémas et écrits pédagogiques, il expliquait aux gens des classes modestes, à ériger leurs maison grâce à la terre, comme peut le montrer ce livre nommé généreusement “L’école d’architecture rurale, ou Leçons par lesquelles on apprendra soi-même à bâtir solidement les maisons de plusieurs étages, avec la terre seule ou autres matériaux les plus communs et du plus vil prix”. Il a en plus de cela, créé plusieurs écoles d’architecture agricole, et publiait régulièrement d’autres livres et articles en tout genre : “Au début d’un siècle où les publications spécialisées en architecture rurale se multiplient, Cointeraux est l’un des premiers à investir ce domaine et, bien que son sujet de prédilection ait été la construction en terre crue, ses centres d’intérêt multiples s’étendaient à toutes les questions touchant à la vie et au travail des agriculteurs” (Jean-Philippe Garric, 2013) Mais c’est sans doute lui-même qui se définissait le mieux en tant qu’architecte, en ouvrant clairement la voie de l’architecte travaillant l’autoconstruction avec les commu-nautés rurales, et en montrant le potentiel bâtisseur présent dans les paysan·ne·s : «Il manque donc au public, un homme qui ait fait remuer à la fois la truelle & le marteau, avec la bêche et la houe ? Je me présente pour remplir ces deux fonctions, & je ferai voir que l’on peut, en améliorant un fond, construire une petite bâtisse : je tirerai parti de la science même du vigneron, du laboureur, du jardinier, pour en faire des bâtisseurs.” (François Cointereaux, 1793) 47


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a.2) Hassan Fathy, l’homme qui construisait avec le peuple

L’architecture de Hassan Fathy (1900-1989) nous intéresse ici, de par son dévouement à ceux qu’il nomme les “fellahs”, c’est à dire la population paysanne égyptienne. Dans “Construire avec le Peuple”, l’architecte est clair dès le début du livre : “C’est aux paysans que je dédie mon livre. J’aimerai l’adresser exclusivement à eux ; j’espère que le temps est proche où ils pourront le lire et le juger, mais aujourd’hui, il doit être lu par ceux qui décident de leur sort : les architectes, les urbanistes, les sociologues et les anthropologues, tous les fonctionnaires locaux, nationaux et internationaux, qui s’occupent de l’habitat et du destin rural, les politiciens et les gouvernements de tous les pays, tous ceux qui font la politique du développement des campagnes.” (Hassan Fathy, 1979)

Dans le cadre de ce mémoire, il est clairement dans l’avant-garde des processus d’autoconstruction participative en communauté rurale, et a dédié la quasi-totalité de sa carrière à une amélioration de la vie des paysans égyptiens.

“Sa première commande, une école primaire à Talkha (1928), utilise ce matériau (la brique de terre crue), sur lequel il rassemble de nombreuses données et expérimente de nouveaux procédés constructifs. Ses projets finement dessinés et ses réalisations témoignent d’une incroyable diversité des formes, qui résultent à la fois de ses emprunts à des constructions traditionnelles, depuis les simples habitats ruraux jusqu’aux demeures princières médiévales, et à ses propres recherches, en particulier sur les voûtes et les dômes. Pendant cette période, il assure un enseignement à l’École des Beaux-Arts du Caire (1930-1946) et poursuit ses études sur l’habitation paysanne.” (Thierry Paquot, 2009) De par sa proximité avec les paysans qui bien souvent étaient analphabètes, et qui n’avaient jamais lu de plans et coupes de leurs vies, Hassan Fathy a été l’un des premiers à simplifier les dessins architecturaux afin de faciliter la compréhension de tous. Hassan Fathy en faisant ses dessins, nous donne une piste d’une des qualités de l’architecte travaillant avec une population rurale, en communiquant son architecture sur les traits caractéristiques du territoire où elle s’inscrit : 49


Plan et coupe par Hassan Fathy pour les paysans du nouveau village de Gourna-Egypte

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Hassan Fathy en faisant ses dessins, nous donne une piste d’une des qualités de l’architecte travaillant avec une population rurale, en communiquant son architecture sur les traits caractéristiques du territoire où elle s’inscrit :

“Je voulais éviter l’attitude trop souvent adoptée par les architectes et les profes-sionnels qui, lorsqu’ils sont confrontés à une communauté paysanne, pensent qu’elle n’est d’aucune valeur pour leurs considérations professionnelles, et que tous ses problèmes peuvent être résolus par l’importation d’une méthode urbaine élaborée des problèmes de construction. Je voulais franchir le fossé qui sépare l’architecture populaire de l’architecture d’architecte [...] C’est ainsi que j’ai fait tous mes plans, évitant avec soin la légèreté professionnelle de beaucoup d’architectes qui déforment souvent les formes naturelles pour harmoniser l’emplacement avec les constructions. Je n’ai pas essayé d’obtenir des effets de profondeur, ni d’introduire un bosquet bien commode pour équilibrer une masse, mais j’ai fait mes dessins avec de simples lignes, entourés de croquis d’animaux, d’arbres et de formes familières à Gourna” (Hassan Fathy, 1979)

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Portrait de Yona Friedman dans sa jeunesse, crĂŠdit photo : Manuel Bidermanas /akg-images

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a.3) Yona Friedman, l’architecte conseillé des «auto-planificateurs» “Yona Friedman, né 1923 à Budapest, a étudié l’architecture en Hongrie et en Israël, où il a commencé sa carrière, jusqu’à son installation à Paris en 1957. Sa vision de l’architecture, de l’urbanisme, de l’art et de la société est totalement visionnaire et anticipe la plupart des mutations que le monde traverse actuellement. Entre utopie créative et réalité concrète, il prône en priorité l’autonomie, l’épanouissement de l’individu et la qualité des relations sociales. Ces valeurs humanistes se traduisent dans le champ de l’architecture par l’auto-planification, la mobilité, l’économie du projet et la réversibilité.” (Exposition Cité de l’architecture et du patrimoine, 2016)

Yona Friedman nous intéressera particulièrement dans ses hypothèses quant à la mutation du métier d’architecte. Ayant compris bien avant nombre d’architectes, la crise écologique et l’épuisement des ressources, il tente d’anticiper la manière dont l’architecte pourra exercer sa profession en prenant en compte la paupérisation obligée dans lequelle va basculer notre planète. La plupart des habitants ne peuvent déjà pas se payer les services d’un architecte, et vu l’accroissement de la population mondiale, il affirme que l’architecture de demain sera pensé par les autoplanificateurs appuyés par des architectes pédagogues : “Je tiens à signaler d’abord, qu’il ne saurait être question, pour moi, de la “participation de l’habitant” tant vanté par les irréfléchis. Je cherche plutôt si la participation de l’architecte pourrait être utile quelque part. [...] L’architecte “grammairien enseignant” équivaut donc à un professeur de langues alors que l’architecte qui applique la participation de l’habitant n’équivaut à rien d’autre qu’à un interprète.” (Yona Friedman, 1978) Yona Friedman théorise aussi sur la pauvreté, et peut être considéré comme un pré-curseur de la “décroissance” (le mouvement d’écologie politique), il regarde le comportement de ceux qui ont dû apprendre à survivre avec ce qu’ils avaient non pas avec mépris mais avec admiration et curiosité : “Être dépendant, c’est être pauvre, être indépendant, c’est accepter de ne pas s’enrichir [...] L’architecture de survie est donc à la recherche d’une architecture et d’un “plan de vie” qui essaye de réduire la dépendance des uns à l’égard des autres. Comportement qui a été mis en pratique par les gens pauvres bien avant qu’on n’ait jamais analysé 53


cette attitude. C’est pourquoi elle est considérée, plus par un comportement particulier des habitants que par des moyens techniques” (Yona Friedman, 1978) De cette philosophie de la pauvreté s’inspire sa manière de voir l’architecture et donc le futur rôle de l’architecte, qui doit accompagner ce processus d’émancipation que les autoplanificateurs-autoconstructeurs, de plus en plus nombreux, vont adopter : “En plus de sa fonction de “grammairien-professeur de langues”, il existe un autre volet au rôle nouveau de l’architecte : celui de “conseiller sur rendez-vous.” Conseiller sur rendez-vous est le rôle habituel d’une partie importante de nos professions libérales : médecins, avocats etc… La caractéristique principale de ce rôle est son aspect facultatif : le client peut consulter, ou non, autant de conseillers qu’il le souhaite, sans suivre forcément leurs conseils, sans démissionner de son droit de décision. Le conseiller n’agit pas à la place du client. Imaginons donc des architectes qui reçoivent sur rendez-vous les autoplanificateurs, pour une consultation, disons, d’une demi-heure, au même tarif de celui d’un médecin. [...] Evidemment, c’est la fin de l’architecte-créateur, du maître. Tant pis! Après tout, la qualité des bâtiments construits par ces créateurs est, la plupart du temps, si médiocre que leur disparition ne représenterait pas une trop grande perte. Par ailleurs, (ne soyons pas méchants), “l’architecte conseiller sur rendez-vous” pourrait survivre très confortablement. Il représenterait un luxe accessible à l’habitant et il vivrait de ses honoraires. Tout bien considéré, les médecins, les avocats ne sont pas trop à plaindre !” (Yona Friedman, 1978) La conclusion que nous pourrions tirer de ces précurseurs serait sans doute que l’architecte doit aider à l’émancipation en faisant se réapproprier aux paysans l’acte de construire avec les matériaux locaux. Il faut pour cela que l’architecte partage et “vulgarise” son savoir, tel que François Cointereaux avec ces livres et publications ou Hassan Fathy avec ces dessins et chantiers. Yona Friedman, lui, en accord avec ces deux principes nous propose ainsi une toute nouvelle manière d’être architecte, qui va encore plus loin que ce que peut faire Hassan Fathy ou Cointereaux qui gardait dans leurs mains la conception. Mais ceux-ci, contrairement à Yona Friedman étaient des architectes-praticiens, et étaient donc confrontés à la réalité du terrain. On peut se demander par exemple à quel point pour un bâtiment public l’autoplanification est possible. Cependant, pour ce qui est de la construction individuelle, et dans notre cas, celui de l’habitat rurale en autoconstruction, l’autoplanification et le rôle de l’architecte-enseignant sont des pistes extrêmement intéressantes qui inspire notre recherche des nouvelles frontières du métier d’architecte. 54


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B) CES ARCHITECTES CONTEMPORAIN·E·S QUI REDÉFINISSENT LE MÉTIER b.1) Jana Revedin, pour une architecture “radicante” Jana Revedin est une architecte, théoricienne et écrivaine d’architecture, née à Constance en Allemagne en 1965, possédant une culture internationale forte car ayant étu-diée dans trois pays/continents différents (Buenos Aires, Princeton et Milan). Elle a participé à plusieurs processus participatifs au Maroc mais aussi à Rio de Janeiro par exemple, et est la présidente du Global Award For Sustainable Architecture, prix récompensant les meilleurs architectes précurseurs d’une nouvelle architecture humaine et écologique. Elle porte un regard critique sur l’architecture de l’époque moderne et considère que l’architecture doit porter en elle des valeurs fortes : “L’architecture est-elle libre, de tout lien de responsabilité avec les réalités politiques, sociales, culturelles et écologiques ? Constitue-telle un système esthétique et économique en soi, que les architectes doivent défendre ? Ou son éthique professionnelle doit-elle s’enraciner, dans les « milieux habités » d’un XXIème siècle que le poète Edouard Glissant annonçait « pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, à la fois multiple et unique, et inextricable », et qui lui commande de lutter d’abord pour la réalisation d’un « habiter la terre » qui soit digne pour tous ?” (Jana Revedin, 2011) L’autoconstruction participative à laquelle nous nous intéressons dans ce mémoire doit pouvoir être appuyée par des architectes possédant ses valeurs si elle veut prendre une dimension suffisamment grande pour influencer le système et aider les sociétés humaines à changer de paradigme. Bien que sa réflexion ne soit pas uniquement centrée sur notre domaine d’étude, nous tenterons de voir en quoi, la théorie radicante de cette architecte, apporte des outils théoriques intéressants à la naissance d’un architecte engagé dans l’autoconstruction participative en communauté rurale.

La conception radicante L’architecture “radicante”, est un concept qui veut que les architectes, aux vues de la crise de la société moderne, réinventent leur “tronc commun”, en puisant leurs ressources grâce à des racines radicantes, par définition pluriracinées (croissant en rhizome). De cette métaphore se base un discours théorique profond, luttant pour que celles et ceux qui exercent l’architecture le fassent en prenant en compte les humains qui la font vivre. 57


“La conception radicante est basée sur une vision biopolitique de l’habitat humain (Foucault, 1979), elle oppose à une approche radicale et surtout verticale de l’architecture, la vision d’une fabrication des milieux habités, plus complexe que la production d’objets architecturaux, puisant non seulement dans la culture architecturale mais dans les riches ressources, visibles et invisibles de tout environnement, au sens plus large du terme. Ceci grâce à des racine qui ne plongent plus seulement à la verticale d’un programme à réaliser, mais se déploient en rhizome dans l’étendue et l’épaisseur des tissus, tant sociaux que territoriaux ou culturels.” (Jana Revedin, 2011) L’architecte propose trois outils principaux, qui seraient indispensables aux architectes du monde de demain afin de réussir un projet avec les communautés : -une cartographie interdisciplinaire des ressources, qui doit être faite en passant du temps sur le terrain, afin de le connaître autant humainement que physiquement. En allant à la rencontre des populations que le projet va concerner, afin de comprendre leurs modes de vie et les problématiques qui y sont liées dans toutes leurs complexités : “La première étape exige que la communauté expose ses besoins car aucun développement ne sera jamais possible si les citoyens n’y sont pas prêts. [...] Après quoi les données sont collectées et soigneusement évaluées au fil d’un processus de mapping-cartographie transdisciplinaire durant au moins un an. Ici, nous ne relevons pas seulement le construit et l’infrastructure, nous essayons aussi de “lire entre les lignes” et de comprendre les traditions culturelles, les coutumes anthropologiques et les valeurs éthiques des habitants ; la condition humaine au sein d’un espace urbain” (Jana Revedin, 2011) -un processus décisionnels participatifs, une fois que les ressources visibles et invisibles sont clairement établies, la prise de décision quant à la suite du projet doit être faite en dialogue avec la communauté. C’est elle qui aura le dernier mot, car c’est elle qui sait le mieux s’il représente une réelle plus-value : “La théorie radicante postule en effet qu’au vu de la complexité des interactions régissant les milieux habités, l’architecture ne peut plus prétendre, résoudre radicalement et rapidement les problèmes mais proposer plutôt des processus d’amendement continues, menés démocratiquement pour l’identification des besoins et le développement du projet, amendés eux-mêmes par le recours à l’expérimentation” (Jana Revedin, 2011) 58


-une conception en “œuvre ouverte”, c’est à dire qui fait entrer la population dans le processus de conception mental (choix des matériaux, définition des espaces…) ainsi que dans la conception physique de l’œuvre (chantiers participatifs, pédagogie si des nouvelles techniques sont utilisées, implication des savoirs faires locaux…).

“Ainsi le caractère spécifique du processus radicant repose sur une réfutation des interventions programmatiques verticales, au profit d’une approche et d’une analyse qui soit au contraire à chaque fois ajustée, appropriée au lieu et à ses habitants. Il est fondé sur la conviction que les milieux habités complexes d’aujourd’hui ne peuvent êtres régulés, ni par des interventions radicales et autoritaires, ni par un système vertical d’experts en silo (où l’architecte occupe le silo du “créateur qui développe le programme imposé”). A ce titre, ce processus veut répondre aujourd’hui à un malaise démocratique dans les territoires et à un manque criant d’innovation dans la réponse aux besoins contemporains des sociétés.” (Jana Revedin, 2011)

La théorie radicante de Jana Revedin est donc basée sur un refus de la société actuelle et sur les critiques que nous avons tenté d’établir dans notre sous partie “Que reproche-t-on aux architectes”? Elle n’est pas un modèle ou une recette où des consignes sont à suivre mais une vision ouverte de l’architecture comme outils de développement des populations ou le “comment” est tout aussi important que l’objet final, et où ces mêmes populations et leurs territoires sont les ressources de l’innovation architecturale. Cette conception radicante et la méthodologie qui en découle est donc une richesse dans notre recherche des nouvelles frontières du métier d’architecte, car basée sur la propre expérience de Jana Revedin (notamment son projet de développement au Caire) mais aussi sur l’analyse qu’elle a pu faire grâce à ses voyages à l’international. Sa vision de “l’architecte-compagnon” (Jana Revedin, 2011) résonne quand on pense au processus d’autoconstruction “assisté” qui nous intéresse, car un compagnon est quelqu’un qu’on assiste mais aussi qui nous assiste dans notre travail, et non pas un chef. C’est d’ailleurs depuis son Global Award For Sustainable Architecture et les livres qui en découlent co-écrit avec Marie-Hélène Contal que nous allons analyser la manière d’exercer la profession des deux architectes suivant.

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L’architecte et des jeunes de Gando, célébrant le prix Aga Khan, crédit photo: franciskéré.com

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b.2) Diébédo Francis Kéré et le “microcosme architectural” de Gando

Diébédo Francis Kéré est un architecte burkinabé, qui a fait ses études à Berlin et qui aujourd’hui est considéré comme un des précurseurs de l’architecture contemporaine africaine de demain. Ses oeuvres situées principalement dans son village natal à Gando, sont faites des savoirs faires et matériaux locaux ainsi que de la force de travail de cette communauté rurale d’à peine plus de 2500 habitants :

“Dans la région la plus pauvre du monde, il construit des équipement de grande qualité, qui résultent d’une démarche risquée. Francis Kéré veut élaborer une architecture africaine contemporaine, ce qui ne veut pas dire trouver un “style” mais construire une démarche rationnelle, appropriée aux conditions du siècle. En utilisant les principes d’écoconstruction et d’autodéveloppement appris en Europe, l’architecte utilise les ressources du lieu pour façonner des matériaux, une grammaire constructive et une écriture architecturale qui donnent sens à l’histoire contemporaine de l’Afrique. Cette entreprise, nourrie de culture globale et d’intelligence des situations, n’est pas pilotée depuis la Banque mondiale mais menée avec la société et ses tissus.” (M.Contal et J.Revedin, 2011)

Notre intérêt pour Francis Kéré se porte donc essentiellement sur “comment” l’architecte fait pour impliquer sa communauté et réussir à faire avec eux, des bâtiments d’une grande finesse esthétique, mêlants un confort climatique/thermique indéniables avec des espaces généreux et chaleureux. Comment fait-il pour mener à bien l’autoconstruction de bâtiments de plus en plus complexe dans son village, et quelles sont les méthodes de communication du projet par l’architecte sont des questions qui ont tout à voir avec cette initiation à la recherche. Et nous permettront de donner des pistes de réflexion sur comment l’architecte du XXIème siècle pourra redéfinir sa profession dans les années à venir.

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École primaire de Gando, 2001 L’école primaire de Gando, prix Aga Khan 2004, qui est le premier projet qu’il a réalisé en est un parfait exemple, qu’il a lui même financé par l’association qu’il a crée en Allemagne en 1998 “Schulbausteine für Gando” (des pierres pour l’école de Gando). Nous pouvons commencer par noter que son ancrage dans la communauté est essentiel. Étant né là-bas, il possède le capital culturel nécessaire au dialogue avec sa communauté, lui permettant de garder une relation horizontale avec les habitants du village. Malgré son statut d’architecte européen et le fait que ce soit lui qui ait réussi à récolter les fonds nécessaires à la construction du village (plus de 50.000 euros), il prend le temps de concerter sa communauté quand à la technique de construction et au choix du matériau. La tâche n’était pas évidente, car il imagina toute l’école faite en BTC (bloc de terre comprimée) et ce matériau est encore vu comme un matériau fragile et pour les “pauvre” par la majorité de la population paysanne. Ce n’est donc pas ainsi qu’ils imaginaient la première école de Gando faite par un architecte diplômé en Allemagne ou dans leur imaginaire, tout était de fait de béton, comme il l’explique lui même:

“Chez moi, on construit tout le temps en argile, mais ils ne voient aucune différence par rapport à la boue. J’ai donc dû convaincre tout le monde. J’ai commencé à parler avec la communauté et je suis arrivé à convaincre tout le monde et nous avons pu commencer à travailler. Les femmes, les hommes, tous dans le village ont participé de ce processus de construction. On m’a permis d’utiliser des techniques traditionnelles, comme les sols en argile par exemple” (Francis Kéré, 2013)

On remarque dans cette conférence qu’il donne, qu’il emploi le mot “convaincre” deux fois, et que c’est la communauté qui lui a “permis” d’utiliser des techniques traditionnelles. Aucun ordre ou mesures imposées par l’architecte ici, mais bien un dialogue doté d’arguments logiques, une relation d’égal à égal, que le processus d’autoconstruction aide à générer, car l’architecte a besoin d’eux autant qu’eux ont besoin de lui. Le toit de l’école, lui, est fait de barres d’acier bon marchés, qui étaient normalement utilisées comme armature pour le béton, et l’architecte investit les capacités des artisans-forgerons présents dans le village pour le construire:

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“Le choix de charpentes tridimensionnelles pour les écoles mérite par exemple examen. [...] L’architecte l’a fait; non par caprice d’auteur mais comme démonstration d’une autre façon d’échanger les savoirs. Le principe suivi est simple: de la technologie, rien de s’importe, rien ne s’impose, tout se transpose. L’architecte explique le système de la résille aux forgerons avec des schémas sur le sable, des maquettes de fil de fer. Le plus habile fabrique ensuite des prototypes à l’échelle 1, avec des fers à béton: il assimile le savoir en transformant la technique. Ce modèle adapté aux moyens disponibles circule et est commenté par les techniciens. Puis le chantier est lancé selon les plans de l’architecte car “bien sûr, sans plan, il aurait été impossible de réaliser ce bâtiment”. Observons toutefois que le dessin ne vient pas contrôler l’exécution - faire faire - mais la confier aux artisans et à leur inventivité - laisser faire. Et ils peuvent en effet le faire parce qu’ils connaissent parfaitement les matériaux qu’ils emploient. L’architecte a passé le relais à des techniciens qui ont: “la main qui pense”, dirait Thomas Herzog…” (M.Contal et J.Revedin, 2011) Extension de l’école primaire de Gando, 2008 Après le succès de l’école primaire, la communauté se lance sur la construction de son extension, mais cette fois avec une autre technique pour le toît. Il sera construit en voûte faites de BTC, une technique plus délicate, surtout en bloc de terre crue, il lui faudra de nouveau convaincre la population. Francis Kéré continue d’expliquer comment il communique avec les paysans de sa communauté, qui n’ont pas le même niveau d’éducation académique que lui : “Comment expliquer les plans et les questions d’ingénierie à des gens qui ne savent ni lire, ni écrire? J’ai d’abord construit un prototype comme celui -ci. L’innovation consistait à construire une voûte en argile. Donc, j’ai sauté dessus comme ça, avec mon équipe, et ça marche! La communauté en a fait de même, et ça continuais de marcher: Donc on a pu construire. Et on a continué de construire, et voici le résultat: Les enfants sont heureux [...], la communauté est très fière, nous l’avons fait.” (Francis Kéré, 2013) Encore une fois, le dialogue semble être une des clefs de cet “architecte autoconstructeur” qui ajoute cette fois-ci une pédagogie expérimentale, qui lui permet de donner confiance aux villageois qui seront amenés à construire. L’habitant ici n’est pas une simple main d’oeuvre gratuite à qui on demande de suivre des consignes sans réfléchir mais est vue comme un constructeur apprenti qui doit comprendre le système constructif établit. 65


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Encore une fois, le dialogue semble être une des clefs de cet “architecte autoconstructeur” qui ajoute cette fois-ci une pédagogie expérimentale, qui lui permet de donner confiance aux villageois qui seront amenés à construire. L’habitant ici n’est pas une simple main d’oeuvre gratuite à qui on demande de suivre des consignes sans réfléchir mais est vue comme un constructeur apprenti qui doit comprendre le système constructif établit. Finalement Diébédo Francis Kéré, est sans aucun doute un architecte qui réinvente la profession, de par son humilité amenant dialogue et pédagogie auprès de la population, qui apprend de lui de ses connaissances techniques et climatiques, mais de qui il apprend aussi de leurs savoirs traditionnels et artisanaux.Via une organisation horizontale, des prototypes expérimentaux mais aussi une légitimé de par le fait qu’il connaît le village de l’intérieur et donc ses habitudes et ses besoins, l’architecte a été à la hauteur de son rôle dans cet exemple d’autoconstruction participative en communauté rurale. “People are the basis of every piece of work” Diébédo Francis Kéré.

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L’architecte Anna Heringer travaillant la maquette d’un de ses projets, photo: Architectural Record

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b.3) Anna Heringer, l’architecte “experte du développement”

Anna Heringer est née en Allemagne en 1977, mais s’est formé en tant qu’ architecte en Autriche, et construit principalement dans les pays du Sud, en particulier le Bangladesh. Elle nous intéresse dans le cadre de ce mémoire dans son rapport au développement rurale des zone où elle travaille. Ne concevant pas l’architecture seulement comme un bâtiment remplissant une fonction pour ses usagers, mais comme un moyen d’enseigner et d’injecter de l’argent dans l’économie locale, en employant les individus de la communauté avec qui elle travaille. Dans le cadre de ce mémoire, elle apporte des indices précieux à l’établissement des nouvelles frontières du métier d’architecte. Pour comprendre sa manière d’appréhender l’architecture, il est intéressant de noter qu’Anna Heringer a fait avant ses études d’architecture, du bénévolat dans une ONG pour le développement rural formé par des locaux nommé “Dipshika”: “Ce que j’ai appris d’eux est que la stratégie la plus efficace pour un développement pérenne est d’apprécier et d’user tes propres ressources et potentiels et de ne pas être dépendant de facteurs extérieurs. Et c’est ce que j’essaye de faire avec mon architecture aussi.” (Anna Heringer, 2017) De la même manière qu’un Francis Kéré, elle met au centre de ses projets l’humain: “Pour moi, “soutenabilité” est synonyme de beauté: une construction harmonieuse dans son concept, sa structure, sa technique, le choix de ses matériaux, de son implantation, son environnement, ses usagers, et intégrant le contexte socioculturel. Chacun de ses éléments compose la valeur soutenable et esthétique du projet.” (Anna Heringer, 2009)

“Les projets que mène Anna Heringer, au Bangladesh et ailleurs, sont à la convergence de trois courants de l’architecture écologique : une culture constructive, fondée sur le recours aux matériaux locaux et renouvelables ; une vision de l’habitat comme processus d’auto-développement et non comme le produit industriel qu’il est devenu au dernier siècle ; et par suite une redéfinition du rôle de l’architecte, très élargie -elle commence au stade du programme, qu’il ne s’agit pas de recevoir d’une instance ou d’une autre mais de concevoir, 69


Photo du projet de la “Handmade School” achevée, crédit photo: Anna Heringer

Exemple d’élévation dessinée par l’architecte pour communiquer sur le projet, crédit: Anna Heringer

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avec les habitants, jusqu’à l’organisation du chantier, qu’on ne confie pas à un pilote. Anna Heringer pense en effet que la créativité de l’architecture ne se limite pas à dessiner un projet, à partir d’un programme qu’on lui donne, et à déléguer ensuite son exécution. Cette créativité peut selon elle s’exprimer et surtout contribuer à tous les stades du processus, si l’architecte reste au contact de la matière et des métiers, Anna Heringer se définit finalement elle-même autant comme experte du développement que comme architecte. Ses projets en Afrique ou au Bangladesh sont de taille modeste mais ils ont été conçus comme des catalyseurs du développement du pays.” (M.Contal et J.Revedin, 2009) Cette réappropriation du chantier par l’architecte, semble être une des bases des processus d’autoconstruction participative réussie, et comme Hassan Fathy, l’architecte n’hésite pas à casser les codes de représentation pour rendre ses dessins compréhensibles par des populations ayant eu peu d’accès à l’éducation académique. Ici, les volumes sont représentés simplement, et la structure aussi et la couleur est utilisée comme repère pour situer plus facilement certains éléments de l’élévation: “B pour basique et beau; A pour architecture et aesthetics; S pour social et soutenable; E pour énergie et éducation. Tels sont les fondements d’un laboratoire issu de la plus petite école d’architecture d’Autriche, à Linz. Non loin du berceau où se sont développés et matérialisées les idées d’Otto Bauer, d’Adolf loos et de Leberecht Migge un siècle plus tôt, une école surmonte les syndromes du “transfert de technologie” et de “l’aide au développement. Elle met en oeuvre une analyse et une stratégie susceptibles de procurer à une “nouvelle architecture vernaculaire” l’assistance de tous les moyens techniques et scientifiques modernes, utiles à son essor, au contrôle, à la validation et au perfectionnement de ses techniques. La démarche de BASEhabitat est fortement centrée sur les ressources locales et les matériaux endogènes, et son objectif vise explicitement à leur procurer une nouvelle place, un nouveau statut.” (Pierre Frey, 2010).

Un autre aspect de l’oeuvre de l’architecte qui nous intéresse est son travail avec BaseHabitat, dans la construction d’un habitat rurale de qualité, qui est un élément clé pour espérer donner des conditions de vies dignes aux paysans et éviter d’aggraver l’exode rurale. Elle y a mit au point un système constructif innovant pour permettre des maisons à plusieurs étages (toujours en terre crue et en bambou) et ainsi éviter d’envahir les terres agricoles tout en améliorant le quotidien des usagers qui vivent enfin: 71


II- ÉTUDE DE CAS: LA CASA DEL PUEBLO DES GUANACAS ET DE L’ARCHITECTE SIMON HOSIE

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MÉTHODOLOGIE - Un voyage à la source du projet

Je suis parti du principe, que pour comprendre les rouages du processus d’autoconstruction dans toute leur complexité, un travail de terrain était nécessaire. Dans les deux premières parties de cette initiation à la recherche, j’ai tenté de définir l’autoconstruction et le rôle de l’architecte via différentes données, exemples, concepts, qui m’ont permis de partir avec un certain “bagage théorique”. Une fois celui-ci organisé, plié, trié, le bagage physique (un sac à dos) pouvait alors être lui aussi être préparé pour confronter la théorie à la réalité d’un exemple concret d’autoconstruction participative en communauté rurale.

Arrivée devant la bibliothèque, crédit photo: Corentin Favreau étudiant en M1 à l’Ensal

Étant intéressé par la sociologie, l’ethnologie ou encore l’anthropologie, mais loin d’avoir la méthodologie d’un étudiant de cette filière, j’ai décidé de mener mes entretiens de manière intuitive et de les analyser à postériori. Je me suis donc présenté en tant qu’étudiant “colombo-français” en dernière année d’architecture, écrivant une thèse sur les processus d’autoconstruction faites pas des communautés rurales, avec un “focus” sur leur projet. J’ai pu sentir qu’ils avaient l’habitude de raconter l’histoire du projet, et qu’il fallait que je leur laisse le temps de le faire, pour se mettre en confiance et me cerner. Ce n’est qu’après que j’ai commencé à poser des questions sur l’architecte, leur relation avec lui, son travail, sa manière de le communiquer. 73


Manuel ARIAS durant notre entretien devant sa maison, crédit photo: Corentin Favreau

Juan-Gabriel, Mariana et Yudy dessinant l’intérieur de la bibliothèque, photo: Corentin Favreau

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J’ai discuté avec plusieurs types de personnes, de différents âges, des paysans qui ont été présidents de l’association communautaire avant ou pendant le projet, un avocat (ancien membre de l’association ProTierradentro) qui est retourné vivre dans le hameau après avoir étudié à Bogota, le bibliothécaire (ancien président de l’association communautaire lui aussi), ainsi qu’à des enfants et plus brièvement à d’autres paysans. Il est très important pour moi de préciser, premièrement, que le travail effectué n’est pas celui d’un mémoire consacré entièrement à ce projet, mais une des trois parties. Je voulais au moins avoir une étude de cas, où j’approfondirai plus un projet, pour en comprendre les “coulisses” en quelque sorte. Je n’ai pas pu rester plus de trois jours dans le hameau, (pour des raisons économiques et de temps) et celui-ci ne possédant pas d’auberge de par sa petite taille, j’ai dû dormir au village à côté situé à 15 minutes de moto. Je voulais initialement nommer ma troisième partie “Le rôle de l’architecte vu par les Guanacas”, mais je me suis vite rendu compte que je ne pouvais prétendre en si peu de temps, donner un résultat scientifique rigoureux de cette vision. Il aurait fallu que je reste plus longtemps en louant une chambre dans le hameau par exemple et en prenant le temps de parler avec la plupart des personnes ayant été en contact avec l’architecte. Cela aurait demandé un mémoire tout entier, mais qui aurait finalement plus été tourné sur une anthropologie de l’architecture, que sur de l’architecture directement. Mon intérêt n’était pas seulement le rôle de l’architecte vu par la population, mais la compréhension de la construction mentale et physique du projet par l’architecte. J’ai tout de même gardé une sous-partie sur les mots qui étaient revenus parmi ceux qui ont été en contact avec Simon Hosie, mais elle n’a pas pour ambition d’être représentative scientifiquement parlant. Elle donne cependant un aperçu sincère de leur relation, avec des mots et expressions qui ressortent régulièrement lorsque l’on parle de l’architecte. Ce voyage a donc été pour m’aider à comprendre l’histoire du projet, la manière dont les paysans s’identifient au projet, à quel point ils l’aiment et le chérissent. C’est un plus, qui allié à d’autres sources m’a aidé à comprendre le processus d’autoconstruction et tout simplement le projet, car l’architecture se vit en marchant (Bruno Zevi, 1959). La “création de savoir” présent dans cette initiation à la recherche réside donc sur la manière dont l’analyse détaillée du rôle de l’architecte dans ce processus architectural, en m’appuyant sur les paroles de l’architecte lui-même, de critiques extérieures et des témoignages de ce “hameau autoconstructeur” si particulier. Qu’est-ce que celui-ci a fait de différent dans la manière de concevoir le projet, de se relationner avec la population ou de diriger le chantier pour réussir à impliquer toute une communauté dans la construction d’un projet aussi complexe ? Et comment cet exemple d’un professionnel engagé, -mis en parallèle avec les autres recherches menées pour ce mémoire nous- aide-t-il à comprendre les nouvelles frontières du métier d’architecte que l’autoconstruction participative en communauté rurale implique ?

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L’architecte lors d’une intervention artistique en faveur de la culture populaire, photo: Daniel Reina

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A) LE PROJET, SON TERRITOIRE, SES ACTEURS, SON HISTOIRE a.2) Simon Hosie Samper, l’architecte qui construit avec les communautés Simon Hosie Samper est un architecte né à Bogota en 1975, il est connu principalement pour être un architecte “engagé” pour une architecture “sociale”, c’est à dire pour les personnes ayant peu de ressources économiques. Il s’est fait connaître grâce au projet que nous allons analyser dans le cadre de cette initiation à la recherche : la Casa del Pueblo de Guanacas, qui lui a fait gagner le premier prix de la biennale d’architecture de Colombie en 2004. Une des premières caractéristiques de cet architecte, est qu’il défend une architecture qui puise dans les ressources locales, dans les ressources visibles et invisibles de l’architecture (Jana Revedin, 2017): “Il faut faire une architecture basée sur les régions où elle s’implante, et sur les logiques de chacune de ses régions. Impossible de produire des projets qui ne soient pas dans cette logique et qui soient raisonnables. Il faut aussi analyser quelle est la qualité de vie réelle des régions, pas seulement quantifiable par des aspects matériels comme le salaire moyen mais aussi par d’autres échelles de valeurs.” (Simon Hosie, 2009) Dans cet extrait d’interview, l’architecte porte clairement “un discours agri-ruraliste mettant l’accent sur la dimension sociale de la ruralité” (Bruno Jean, 2002/cf notre définition de la ruralité) et c’est avec cette logique, qu’il dessina la bibliothèque de Guanacas, que nous allons analyser plus finement dans la dernière partie de mémoire d’initiation à la recherche. Il pose comme fondamentaux de son architecture, l’apprentissage du vernaculaire, non pour finir sur une esthétique pastiche, mais pour apprendre de l’utilisation des ressources locales des sites où il travaille justement. Mais se base aussi sur les traditions, habitudes et cultures de chaque lieux où il travaille, et c’est dans cet objectif qu’il effectue un travail de terrain anthropologique, basé sur l’humain et l’histoire de la région. “Quand j’arrive dans une nouvelle communauté, pour résoudre une nécessité ou appuyer un projet que ces communautés ou groupes d’individus d’un quartier marginalisé ont initiés. Je ressens le besoin de développer une “investigation” qui part toujours de l’histoire et des aspects anthropologiques. Comment vit-on dans ce lieu ? Quelles sont les habitudes et coutumes qui font que les individus agissent d’une certaine manière dans ce territoire ? Quelles sont les interdépendances qui se génèrent ? La relation entre le matériel et l’immatériel...” (Simon Hosie, 2017) 77


Simon Hosie et la communauté de “El Salado” lors d’un nouveau projet, photo: Fundacion Semana

Le centre culture de “El Salado” par l’architecte Simon Hosie, crédit photo: Fundacion. Semana

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De la même manière, sa façon d’aborder sa profession nous intéresse particulièrement dans le cadre de notre recherche des nouvelles frontière du métier d’architecte, en étendant son champs d’action, depuis les prémices des projets (enquête depuis les sciences humaines, définition des nécessités, d’un programme…) jusqu’à un rôle de promoteur de projet communautaire (recherche de fonds, médiatisation...) : “Ma carrière, d’une certaine manière bifurque: d’un côté étaient les projets, qui obéissaient à ce processus “officiel” de l’architecture, avec des clients qui m’appelaient pour faire des petits projets comme des réhabilitations ou pour construire une maison. Et d’un autre côté, il y avait mon immersion dans mes centres d’intérêts, c’est à dire dans des quartiers marginalisés ou avec des communautés rurales pour enquêter et développer des projets et tenter ensuite de chercher des financements. Car curieusement, lorsqu’on travail sur des problématiques fondamentales, et bien il existe aussi la possibilité de trouver des financement pour ces projets.” (Simon Hosie, 2017) L’architecte, se bat pour une architecture qu’il qualifie “d’intersubjective”, se basant sur une enquête de terrain interdisciplinaire, où en plus des données objectives dont chaque architecture dépend (superficie des espaces liés au programmes, ingénierie structurelle, budget global...), et de sa subjectivité d’architecte (esthétique, références, méthodologie personnelles…) il ajoute la subjectivité de la population qui habite le territoire où le projet a lieu (habitudes, coutumes, esthétique populaire, histoire, culture…). Pour prendre un exemple concret, autre que le projet que nous allons étudier pour ce mé-moire, regardons ce centre culturel, destiné au village caribéen “El Salado” en Colombie. Ce dernier avait subi un massacre perpétré par des paramilitaire quelques années auparavant et où la population avait besoin d’un endroit pour se réunir à partir de la culture. Dans ce projet, l’architecte s’inspire de la partie arrière des maisons traditionnelles caribéennes que l’on nomme “rancho”, car c’est là que la famille se réunit, c’est un espace mi-ouvert, mi-fermé, qui permet une intimité tout en profitant de l’extérieur. Il s’inspire aussi de l’esthétique populaire en décorant le centre culturel d’assemblages de tissus décoratifs qui rappellent l’ancestral couture des femmes colombienne de cette région. “La possibilité de faire une architecture intersubjective, implique toujours de rentrer et de connaître le milieu et sa réalité. Et ça c’est difficile... ce n’est pas facile. Et c’est pour ça que je crois qu’aujourd’hui, c’est plus facile de projeter depuis l’auteur une solution qui se conçoit depuis un bureau sans avoir à entrer dans toute cette complexité de l’anthropologie et de l’histoire. Mais la réalité actuelle selon moi est en train de nous inviter à faire exactement l’inverse.” (Simon Hosie, 2017) 79


Finalement, la philosophie de Simon Hosie est bien en train de redéfinir son métier, car l’architecte se base sur le territoire où il est amené à travailler, en écoutant les populations qui y vivent et en prenant en compte leur mode de vie et non plus seulement des concepts liés à une pensée basée uniquement sur la subjectivité de l’auteur. Analysons donc maintenant comment implique-t-il concrètement la population dans ce processus d’autoconstruction participative, et quel rôle choisit-il de jouer, en étudiant le projet qui l’a fait connaître : La Casa del Pueblo, de la communauté rurale des paysans Guanacas.

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a.2) Simon Hosie Samper, l’architecte qui construit avec les communautés L’histoire de la “Casa del Pueblo” des Guanacas n’est pas commune, elle ne rentre pas dans le schéma classique d’une bibliothèque commandée par une mairie auprès d’un architecte. Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, autant dans une optique d’architecture radicante (Jana Revedin, 2011) que pour une nouvelle architecture vernaculaire (Pierre Frey, 2008), l’être humain est au centre du processus. Il est donc primordial de comprendre “l’histoire humaine” qui se cache derrière le projet, dans le cadre de cette initiation à la recherche ; car elles sont le socle de la réussite du processus d’autoconstruction participative qui en découlera. Mais d’abord, situons rapidement le projet géographiquement : il est situé à “Inza”, une municipalité comportant au total 25.000 habitants, qui est situé dans le département du Cauca, en Colombie. Plus de 90% de sa population y vit en zone rurale, avec une moyenne de 245 personnes par hameau dont le quart sont des populations indigènes. Cette municipalité est connue pour détenir en son sein “Tierradentro”, un parc naturel et archéologique qui a été désigné par l’UNESCO comme patrimoine historique de l’humanité en 1995 de par son importante réserve en culture précolombienne. Et au milieu de tout cela se trouve un petit hameau, de 150 personnes, moins de 50 familles, connu pour être le meilleur académiquement, nommé Guanacas, qui possède la bibliothèque qui a reçu le prix de meilleure bibliothèque du pays en Octobre 2017: La Casa del Pueblo. A la base, sur le terrain où est construit la bibliothèque, la communauté avait imaginé un projet totalement différent, comme nous l’explique Elias Arias Polanco, dans le premier entretien que nous avons pu enregistrer: “Initialement, notre rêve était très “sportif”, le rêve que nous avions était de construire un terrain de football. Nous avons donc pu fait le terrassement du terrain à travers de pétitions envers la mairie et la région, qui nous ont finalement envoyé un bulldozer. Mais comme le terrain était boueux, nous avons du faire nous même le drainage de celui-ci avant de terrasser.” Ce n’est qu’après plusieurs années de drainage et de terrassement en travail communautaire le lundi, que le terrain fini par être exploitable. Entre temps, un groupe de jeunes gens était revenus après un séjour dans les grandes universités du pays, où ils avaient pu allés étudier grâce à des bourses attribuées aux meilleurs étudiants de la région. Ensemble ils décidèrent de créer l’association “ProTierradentro” avec pour objectif de faciliter l’accès à l’éducation dans la région. Miguel Angles Arias, aujourd’hui avocat vivant dans le hameau et travaillant dans les alentours, en fut un des fondateurs: 81


Terrain de football de Guanacas aujourd’hui, Crédit photo Corentin Favreau, étudiant en M1 à l’Ensal

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“L’association Tierradentro est une association formée par des étudiants universitaires venant de Tierradentro, dont l’objectif était, premièrement, terminer nos études, et deuxièmement, retourner dans nos hameaux pour aider à orienter les projets qui se passait ici, à Tierradentro. Parmi ces idées, celle qui ressortait le plus souvent -car nous considérions que c’était la grande lacune du hameau- était celle d’avoir un fond bibliothécaire dans le village et donc une bibliothèque” C’est donc aux alentours de 1998, à partir de cette association que naît l’idée de la bibliothèque, et les jeunes étudiants en ont ensuite parler lors d’une assemblée générale de la “Junta de Accion Communal” (nom donné aux association communautaire des hameaux) qui a validé l’idée, mais il manquait le plus compliqué: la levée de fonds. Prenons un peu de distance par rapport au récit du projet, afin d’en voir l’impact sur le processus d’autoconstruction participative. Dans la méthode radicante de Jana Revedin, nous voyons que la première phase est basée sur un dialogue avec la communauté afin de repérer ses nécessités et aspirations. Ici, l’architecte n’a pas eu besoin de le faire, étant donné que c’est la population elle même qui a identifié ses besoins, et s’est mise à chercher un moyen de construire. Et c’est pour cela qu’ils s’impliqueront autant par la suite dans le chantier car l’autoconstruction participative, ne marche que si elle fait sens pour la population. Les militants de ProTierradentro sont donc retournés à Bogota continuer leurs études et activer leurs réseaux aux seins des universités de la capitale. La première piste de financement qu’ils trouvèrent vint de l’ambassade du Japon, à qui il présentèrent un projet de réhabilitation de la salle polyvalente du hameau qu’elle trouva trop basique. L’institution leur demanda de trouver un architecte qui saurait faire plan et coupe détaillées, avec quantité de matière et budget précis du projet. D’autres jeunes de ProTIerradentro qui étudiaient à la Javeriana, (une autre grande université de la capitale colombienne) contactèrent le recteur et celui-ci accepta de proposer le projet à des étudiants. C’est à ce moment précis qu’apparaît le jeune Simon Hosie, qui prépare son projet final pour ponctuer la fin de ces études d’architecture, accompagné d’une autre étudiante, Maria Pera. Ils vinrent une première fois accompagnés du recteur et d’autres membres de l’université visiter le site. Le constat était claire: si le projet devait être construit, il fallait que la bibliothèque soit placée à l’entrée du village, sur un terrain en hauteur; qui venait alors d’être fraîchement terrassé:

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Photo de la maquette de fin d’étude de Simon Hosie et Maria Perea, crédit photo: Corentin Favreau.

Photo montrant la position en hauteur du projet - crédit: agenciadenoticias.unal.edu.co Août 2015.

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“Ils voulaient nous prendre 30 mètre sur le terrain de football qu’on avait mis tellement de temps à préparer, nous avons au début refusé catégoriquement. Il y avait de la place plus bas, mais la visibilité n’était pas aussi bonne pour le projet, et symboliquement il fallait qu’elle soit en hauteur, aux yeux de tous, autant pour les gens d’ici que ceux des autres hameaux des alentours. Nous avons donc fini par accepter, car des terrains de foot on peut en construire, mais cette opportunité ne se représenterait pas deux fois. Guanacas serait connu pour sa bibliothèque, pas pour son terrain de foot” Elias Arias nous raconte ici le premier désaccord présent entre l’architecte et la communauté, et c’est grâce à un long dialogue (plusieurs jours selon les différents habitants interviewés) avec des arguments logiques qu’un terrain d’entente a été trouvé. Un financement serait attribué dans le budget du projet, pour acheter le terrain voisin et ainsi avoir la distance suffisante pour le terrain de foot. Le terrain est donc attribué pour le projet à l’architecte, qui fait des allers retours fréquents pendant quatre mois entre Bogota et Guanacas, (nous verront plus tard ce qu’il a fait pendant ces séjours). La communauté et l’équipe pédagogique de l’université Javeriana, projet en main, sont donc ensuite allé voir l’ambassade du Japon, qui trouva cette fois-ci que le projet était trop complexe, et qu’il ne pourrait pas tout financer. La demande de financement ne fut que pour une première étape du projet, et il termina en quatrième position sur plus de 40 projets pré-sélectionnés. Ce qui leur donna 89 millions de pesos (environs 30.000 euros) pour commencer le chantier. Une anecdote est intéressante, le temps que l’ambassade du Japon donne le classement des projets et donc les financements, Simon Hosie et Maria Perea avait reçu une bourse pour aller étudier en Espagne. Juste avant de partir, Simon Hosie apprit qu’ils avaient reçu les financements et appela sa camarade pour lui proposer de venir avec lui, vivre sur place pour guider le chantier qui lui répondit: “C’est de la folie, c’est une zone remplie de guerilla, je n’irai pas”. Simon Hosie, se décida à aller finir ce qu’il avait commencé, et fini de construire le projet en 2004, qui gagna la biennale d’architecture colombienne la même année. On considère aujourd’hui que la “Casa del Pueblo” a marqué l’histoire architecturale du pays, et est une référence touristique majeur pour Tierradentro. Pourrions-nous tirer de cette dernière anecdote, pour la définition des nouvelles frontières du métier d’architecte, une qualité du professionnel de demain ? Peut-être que cette qualité serait le courage. Le courage de sortir de son bureau et d’aller se confronter à la réalité du pays dans lequel il se trouve. Une réalité qui peut être difficile voir dangereuse, autant qu’elle peut être attachante et inspirante. Mais n’est-ce pas en prenant des risques que l’humain progresse ? 85


Photo de Guaduales sauvages derrière la Casa del Pueblo: crédit photo Corentin Favreau

Photo montrant la position en hauteur du projet - crédit: agenciadenoticias.unal.edu.co Août 2015.

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b.1) Un architecte-anthropologue “capteur d’environnement” Un des aspects qui a marqué le projet de la Casa del Pueblo, est le fait qu’il cristallise en lui même, énormément de traits de la culture de Tierradentro, autant matériellement que formellement. Les habitants de la région s’y reconnaissent, donc se l’approprient et en sont fiers. Nous analyserons d’abord en quoi il est si représentatif de la région et qu’est ce que l’architecte a fait et pris en compte dans la conception de son projet. “Ce projet d’une singulière paix et beauté, démontre non seulement un compromis social avec les habitants, mais avec toute la nation colombienne. La Casa del Pueblo se distingue par une rencontre entre l’architecture vernaculaire -dans sa sphère culturelle et sociale- et l’architecture moderne -dans sa sphère esthétique et environnementale-. Le projet accomplit fidèlement les concepts de l’architecture vernaculaire, où typiquement, ce n’est pas l’architecte qui s’exprime mais plutôt un conjoint de coutume et enseignements et sagesse qui trouvent la forme de la vie même: sa simplicité expressive et non industrialisée.” (Jury de la XIXe biennale d’architecture de Colombie, 2004) Premièrement, lorsque Simon Hosie est arrivé sur le site, une des premières choses qu’il a fait a été de randonner dans différents secteurs de la région afin d’en connaître la nature, les différentes populations et l’architecture vernaculaire du site. C’est sûrement lors de ces randonnées qu’il a remarqué l’abondance de Guaduales (l’espèce de bambou géant aptes à la construction) et leurs potentiel pour le projet. Une des références les plus évidentes de l’architecte à l’histoire du site est celle faite à l’église coloniale de San Andres, localisée dans le parc archéologique de Tierradentro, qui est un symbole de la région depuis des décennies. La forme géométrique allongée, les murs peints en blanc avec une façade se terminant en pointe, couverte par un toit en chaume la région sont des signes claires d’un clin d’oeil à cette église vernaculaire. Le toit en chaume a été acheminé avec l’aide de la communauté qui a participé à la pose sur le toit qui était dirigé par un artisan de la région, expert dans le tissage des feuillages entre eux. Cependant, aujourd’hui, le toit en chaume n’est plus d’actualité, après plusieurs années, la chaume aurait conservé trop d’humidité et pourrie, provoquant des infiltrations d’eau de pluie dans la bibliothèque. Les Guanacas ont manifesté l’envie d’en remettre, mais le service de protection forestière n’a pas autorisé la coupe d’une telle quantité de chaume de plus en plus rare aux alentours.

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Photo montrant la position en hauteur du projet - crĂŠdit: agenciadenoticias.unal.edu.co AoĂťt 2015.

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La seconde inspiration du vernaculaire dessiné par Simon Hosie vient du site archéologique de Tierradentro, où des cavernes décorées puis taillées circulairement parles indigènes du territoire. Les piliers de bambou géants se réunissant en un point central du toit donnent une ambiance “sacrée” à l’intérieur et sont des références à ces espaces. Dans sa forme ovale, presque circulaire, le projet reprends aussi la forme de l’habitat traditionnel des indigènes de la zone, (où l’on retrouve aussi le toit en chaume) que l’on nomme de Bohios, Malocas, ou Kioscos. Mais l’architecte ne prend pas uniquement à l’esthétique vernaculaire, et ne tombe ainsi pas dans le piège du pastiche. Étant situé dans une région au climat assez frais, il ne pouvait pas, ni thermiquement, (ni économiquement d’ailleurs) se permettre de faire des ouvertures vitrées trop grandes. Il a ainsi composé sa façade avec plusieurs petites ouvertures apportant de la lumière dans des endroits stratégiques de la bibliothèque, en s’inspirant de la façade de Notre Dame à Ronchamps de Le Corbusier par la façade: Finalement, dans un travail presque anthropologique, Simon Hosie a joué un rôle de “capteur d’environnement”, en puisant son inspiration autant dans les ressources naturelles disponibles et le savoir faire d’artisans de la région, que dans le vernaculaire ou dans sa propre culture architecturale. Il n’aura bien entendu pas pu faire cela sans prendre le temps de vivre un certain temps là-bas pour en comprendre la culture, et nous donne ainsi une piste quand à notre recherche des nouvelles frontières du métier d’architecte.

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b.2) Le rôle de l’architecte vue par des membres “clés” de la communauté Au total, Simon Hosie a vécu plus de trois ans avec la communauté paysanne des Guanacas, dans un premier temps, pour connaître le territoire sur lequel il allait projeter, et dans un deuxième temps, pour diriger le chantier participatif qui allait permettre à la bibliothèque de voir le jour. Durant ce séjour, les Guanacas ont eu le temps d’apprendre à le connaître, et d’avoir une relation allant plus loin qu’une simple relation architecte-client. Grâce à des entretiens faits sur place à des membres stratégiques de la communauté, nous allons tenter ici de comprendre comment la population à perçu le rôle de l’architecte. Ceci ayant pour but de comprendre depuis l’intérieur comment réussir à impliquer une communauté rurale dans un projet de cette envergure et complexité. Commençons par le témoignage d’un personnage important dans la construction, car il était le président de l’association communautaire du hameau pendant presque toute la période de chantier: Manuel ARIAS POLANCO, nous raconte le dialogue avec l’architecte avec qui il avait une relation privilégiée de par son statut à l’époque:

“Très bien, très sympathique, comme… (il hésite) comme cette conversation que nous sommes en train d’avoir maintenant! La même chose: “qu’est ce que tu penses de ça? qu’est ce que je pense de ci? pourquoi ne pas faire tel chose?” C’était un dialogue, une oeuvre très “horizontale”! Tout le monde donnait son avis, tout le monde construisait ou tout le monde... détruisait! (rire) C’était très “sociable”, et nous pre nions les décisions en commun.”

Dans cet extrait d’entretien, Manuel ARIAS en utilisant des mots comme “sympathique”, “horizontale” ou “sociable” exprime une facilité de se communiquer avec Simon Hosie, le fait que celui-ci ai choisi de vivre “chez l’habitant” directement dans le hameau et non dans un hôtel pour touriste fortuné, a facilité ce dialogue ouvert:

“Un homme très sociable. Je lui ai même dit une fois que c’était de ce type de personne dont la Colombie avait besoin, des personnes qui vivent, sans se rémunérer autant, qui gagnent ce qui est réellement juste, mais qui aide le peuple dans ses nécessités. Je lui ai dit que si il se lançait en politique, je voterai pour lui.” 91


L’entrée de la bibliothèque avec le rebord en béton servant de banc, crédit photo: Corentin Favreau

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Cette fois ci, c’est Elias ARIAS, le frère de Manuel, qui fut président à l’époque où Simon était venu en tant qu’étudiant faire le projet, qui nous parle de sa vision de Simon Hosie. Dans un pays où le peuple (surtout dans les zones paysannes et indigènes éloignés) n’a plus aucune confiance en l’homme politique, dire cela, nous montre l’estime qu’il avait pour l’architecte. Juste avant, dans l’entretien, il expliquait que ce dernier s’était attribué un salaire modeste, de chef de chantier, alors qu’avec les millions de pesos qu’ils avaient reçus de la part du ministère de la culture pour la construction, il aurait pu tenter de s’enrichir. Enrique Fajardo a été président de l’association du hameau lors de l’inauguration du projet, et nous parle de l’attitude de l’architecte lorsqu’il vivait avec eux: “Il participait beaucoup aux activités de la communauté, il faisait beaucoup de sport, il sortait aux randonnées avec nous pour connaitre les alentours. [...] Simon a rempli toutes les attentes que les gens d’ici avaient d’un architecte. Ce ne fut par un architecte qui est arrivé et qui s’en enfermé dans sa construction. Il s’est beaucoup impliqué avec la communauté, disons que ce fut un projet communautaire, une construction sociale, où il a réussit à impliquer tout le monde, enfants, jeunes, femmes, hommes… Tout le monde a participé à la construction de la bibliothèque. Il croit en tout ça.” Le fait qu’il ait participé à la vie communautaire pourrait paraître anecdotique, cependant c’est sans doute grâce à cela qu’il a pu avoir la confiance des habitants et toute l’aide dont il avait besoin pour construire le bâtiment. Et c’est en vivant le quotidien de ces paysans qu’il a pu penser des détails représentatifs de Guanacas comme nous le dit Elias ARIAS: “ Lorsqu’il a conçu le projet, Simon a mit l’idiosyncrasie des gens d’ici” L’idiosyncrasie est la “manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre.” (Dictionnaire Larousse). Et lorsque Elias ARIAS nous parle de cela il pense par exemple au banc, ou rebord, que toutes les maisons paysannes de la région possèdent, et où on l’on boit le café avec les invités, où l’on discute avec le voisin. Simon a transposé cette habitude dans le projet, en laissant un rebord en béton pour que les usages puissent s’asseoir devant la bibliothèque, pour discuter ou attendre quelqu’un comme lorsqu’ils sont chez eux :

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Plans qu’utilisait Simon Hosie pour communiquer sur le projet au Guanacas, photo personnelle

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D’ailleurs, pour ce qui est de la conception, il ressort assez clairement que les habitants n’ont pas eu un rôle “d’autoplanificateurs” (Yona Friedman, 1967), mais Elias ARIAS nous précise que le concept initial a été respecté par l’architecte:

“Après avoir fait plusieurs randonnées de la région, il a dessiné puis nous a montré le projet. [...] On a participé à la conception dans le sens où nous lui avions dit que nous voulions que l’identité de la région soit représentée.”

On peut se demander, à quel point l’autoplanification est possible, pour un bâtiment public d’intérêt commun où l’organisation spatiale et la taille en font des projets plus complexe qu’une maison. La communication du projet est d’ailleurs une question qui se pose avec les chantiers participatifs où travaillent des “non-initiés” à la représentation architecturale. Elle n’a pas toujours été facile pour les Guanacas comme nous le fait remarquer Enrique:

“Au départ nous étions sceptiques, on ne comprenait pas toujours les plans et les coupes techniques qu’il montrait, mais nous lui faisions confiance. Dans la première phase du chantier, on aidait à positionner ces grands poteaux en guada sans comprendre pourquoi, ce n’est qu’à la fin qu’on a compris la qualité de l’espace qu’on avait créé”

Si l’on regarde les plans et coupe utilisées, contrairement à Hassan Fathy ou Anna Heringer (cf chapitres précédents) par exemple, l’architecte n’a pas adopté un dessin “simplifié” facilement compréhensible par non-initiés aux dessins architecturaux. La forme géométrique et toute la structure en bambou nécessite un haut niveau de précision ce qui rend plus compliqué la représentation du projet, on peut donc difficilement lui reprocher de ne pas avoir réussi à simplifier le projet au point que tout le monde comprenne. De plus, selon Manuel ARIAS, il faisait de son mieux pour communiquer. La forme géométrique et toute la structure en bambou nécessite un haut niveau de précision ce qui rend plus compliqué la représentation du projet, on peut donc difficilement lui reprocher de ne pas avoir réussi à simplifier le projet au point que tout le monde comprenne. De plus, selon Manuel ARIAS, il faisait de son mieux pour communiquer : 95


Photo montrant la complexitÊ de la structure en bambou de la bibliothèque, photo: Corentin Favreau

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“Quelque chose de très bien était que l’architecte faisait des réunions régulièrement pour nous parler de l’avancée du projet, si nous avions de l’avance ou du retard, ou quelle allait être la prochaine étape du chantier. Lorsqu’on ne comprenait pas quelque chose il prenait le temps de nous l’expliquer.” Finalement, ce qui ressort de cette série d’entretien est que Simon Hosie était un professionnel qui avait un contact direct et ouvert avec la population, les mots ressortant le plus étant “sociable”, “sympathique”, “impliqué”. Qualités qui semblent clairement indispensable à “l’architecte-compagnon”. Ce quotidien qu’il a vécu avec la population l’a même inspiré dans un détails de conception, et a facilité l’implication de la population dans le processus d’autoconstruction. Mais ces avantages en terme d’architecture participative ne doivent pas cacher une autre grande plus value que les architectes ont à tirer de ce type de méthode: l’épanouissement personnel. Grâce à toute l’aventure humaine derrière le projet. Les rencontres, les paysages et apprentissages d’une autre manière de voir la vie qui peuvent ressortir de cette autre manière d’être architecte. Laissons l’architecte conclure lui même sur cette plus value humaine: “Plus que des résultats architecturaux, c’est ce qui nous est rendu en terme de vie. Ce que j’ai appris de la communauté, ce que j’ai appris de ce lieu. Je ne peux le décrire…. J’ai appris à comprendre la qualité de vie avec des aspects distincts voir contraires de ce que j’avais appris jusqu’alors[...] A Tierradentro, la qualité de vie est fondée sur le temps. Le temps que les gens ont, pour être avec elles-mêmes, pour être avec leurs familles, pour se divertir. Sans doute que les salaires ne sont pas très élevés, mais les possibilités de faire tellement d’autres choses dans un site qui est incroyablement beau en terme géographique, forme un autre type de qualité de vie basée sur ses valeurs. Cette vie en commun si directe m’a transformé et m’a enseigné cela d’une manière très claire” (Simon Hosie, 2009)

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Travail communautaire des guanacas sur le toit de la bibliothèque crÊdit photo: Simon Hosie Samper

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b.3) L’architecte comme “catalyseur” du projet

En plus d’une conception inspirée de son environnement, Simon Hosie a joué un rôle primordial dans la construction du projet, en suivant le chantier et en impliquant la communauté dans la gestion et l’exécution mais aussi dans la promotion du projet. On peut considérer que l’architecte, de par son aptitude à communiquer et à activer un réseau que des paysans isolés de la ville n’atteindrait que difficilement, à été une espèce de “catalyseur” du projet. Analysons donc comment son rôle d’architecte-chef de chantier et d’architecte-promoteur du projet se sont avérés essentiels à la réussite du projet. “Il est fondamental d’impliquer la communauté, sinon le projet apparaît comme si il atterrissait de nulle part et les gens ne se l’approprient pas. Il est extrêmement important qu’ils participent, pas seulement à l’exécution, dans ce projet ils ont participé dans toute l’exécution formelle du chantier” (Simon Hosie, 2009) Premièrement, en tant que chef de chantier, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, en faisant en sorte d’impliquer la population dans le chantier. La communauté a participé à différentes phases du chantier, de l’excavation, jusqu’à la pose de la chaume sur le toit de la bibliothèque comme nous l’explique (liste non-exhaustive) Manuel ARIAS: “Le drainage et l’excavation du terrain s’est fait en communauté, le toit aussi [...] A chaque fois que le chantier avait besoin d’un grand nombre de personnes, il (l’architecte) se mettait en contact avec nous pour du travail communautaire. L’acheminement des pierres (servant à l’escalier qui mène jusqu’à la bibliothèque), la récolte de la guada aussi, le positionnement des poteaux aussi…” Par ailleurs, en poussant les entretiens un peu plus loin, en particulier avec Enrique Fajardo le bibliothécaire, d’autres adjectifs (qui n’étaient pas aussi mélioratifs) sont ressortis en parlant du rôle et de l’attitude qu’avait eu l’architecte lors du chantier : “En plus du travail communautaire, certains habitants ont été recrutés comme main d’œuvre non qualifiée pour travailler tous les jours sur le chantier.[…] et ils nous disaient que Simon était très exigeant. Simon leur exigeait beaucoup, les choses devaient être bien faite, ou rien, donc des fois il y avait des disputes entre eux. [...] Il était très strict, ce 99


Le bibliothÊcaire Enrique Fajardo durant notre entretien dans la bibliothèque Photo: Corentin Favreau

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qu’il donnait comme orientation devait être bien fait, il exigeait de la qualité de leurs travail, il n’acceptait pas que les choses soient médiocres [...] C’était une personne très aimable, très sociable, j’avais du mal à croire qu’il pouvait parfois “gronder” les ouvriers, parce que je ne l’ai jamais vu être aussi sévère… apparemment quelque fois il s’énervait. Il pouvait être aigri, de mauvaise humeur selon ceux qui travaillaient avec lui”

Lorsque nous lui demandons ce qu’il pensait de cette manière d’être de Simon Hosie avec certains, Enrique nous réponds directement: “Je trouve ça bien. C’est normal, c’est l’architecte, le chef, il doit exiger pour que les choses soient excellentes. Et Simon disait…(il précise) l’architecte, répétait sans cesse qu’ici il ne devait y avoir que le meilleur. Le meilleur bambou, le meilleur bois… Ils nous exigeait toujours le meilleur de nous même.” Ici c’est la facette de l’architecte comme “chef de chantier” qui ressort, où il pousse les travailleurs à l’exigence, à la meilleure qualité possible pour que le projet réussisse. Le fait que le chantier soit participatif, ne veut donc pas dire que l’architecte ne puisse pas donner des consignes aux ouvriers par exemple. Dans les différents exemples d’autoconstruction participative en communauté rurale, l’architecte est toujours chef de chantier, ce qui lui permet d’impliquer la communauté mais aussi de garder un oeil sur la rigueur mise en place dans les détails qui font l’architecture. Il garde la responsabilité de gardien de la qualité globale du bâtiment, il supervise, et a donc ce statut de “chef” que seul lui peut tenir, car étant le concepteur du projet. En plus de cette casquette de chef de chantier inhérente à celle d’architecte, celle d’architecte-promoteur est aussi assumé par Simon Hosie, et ceci en activant son réseau pour réussir à débloquer les fonds manquant à la suite du projet comme nous l’explique Miguel, qui était membre actif de l’association ProTierradentro: “Disons que le projet, il faut le dire, était à moitié fini, car il n’y avait que le toit, les fondation, les rangées de poteaux principales, mais il restait tout le reste à faire. Simon, connaissait des gens travaillant dans le ministère de la culture, l’équipe de l’université Javeriana aussi, ils se sont donc mit à faire des connections, et des fonds de la part du ministère de la culture ont été levées pour finir le projet. [...] Il nous a donc été attribué 270 millions de pesos.” 101


Mais l’architecte ne s’est pas arrêté là, et a fait en sorte que ce soit la communauté elle-même qui reçoit l’argent et le gère entièrement: “Lorsque le ministère de la culture a donné les fonds pour la deuxième étape du projet, nous avons dû déclarer…(il hésite), j’ai dû déclarer l’oeuvre comme “oeuvre artistique de caractère architectural” pour que l’unique personne qui puisse soit capable de l’exécuter et de la terminer soit moi parce que c’était un projet très particulier. A ce moment là j’ai fait quelque chose de très polémique qui a été d’écrire une lettre comme artiste-propriétaire de l’oeuvre et j’ai écrit brièvement que la meilleure manière d’achever cette oeuvre en accord avec tout son concept était de faire en sorte que la communauté même le finalise. Donc ce sont eux qui ont reçu les fonds et ce sont eux mêmes qui ont maîtrisé les financements et m’ont recruté comme chef de chantier. Ce que j’en pense, c’est que c’est un exercice important de démocratie participative et de démonstration que les habitants possèdent bel et bien la capacité de s’organiser en sous forme d’association communautaire et de mener à bien leurs projets. Et selon moi c’est pour cela même qu’ils en prennent autant soin et qu’ils l’aiment autant.” (Simon Hosie, 2011) En agissant de la sorte, l’architecte est allé au bout de son idée qui était de faire confiance en la communauté paysanne avec qui il travaillant. De cette manière le lien architecte-usager a été total, et c’est eux qui l’ont recruté en tant que chef de chantier. Parce que c’est eux qui possédaient l’argent et donc le pouvoir, c’est à eux qu’il avait des comptes à rendre et non à un politique extérieur. Ce dernier aurait pu, comme on le voit souvent, faire accélérer le chantier au point de le bâcler pour finir avant la fin de son mandat, l’obliger à recruter telle ou telle entreprise ou tout simplement fait en sorte de garder une énorme partie de l’argent pour lui, comme c’est souvent le cas avec les finances publiques en Colombie (et assez souvent en France aussi d’ailleurs). Simon Hosie a donc joué un véritable rôle de catalyseur pour le projet, sortant du son rôle d’architecte qui dessine une architecture, mais en assumant aussi le rôle de chef de chantier et de promoteur du projet, tout en faisant en sorte de donner le pouvoir à la communauté, qui est la pièce maitresse du projet, car initiatrice de celui-ci.

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CONCLUSION Finaliser cette initiation à la recherche en étudiant le rôle qu’a joué Simon Hosie dans cet exemple concret nous a permis d’identifier plus clairement les mutations professionnelles qu’impliquent le fait de choisir l’autoconstruction participative comme processus architectural en zone rurale. L’architecte, n’est plus seulement une main qui dessine, mais aussi un acteur du projet à part entière, qui s’imprègne des territoires où il projette. Le mode de vie des humains qui l’habitent, la nature environnante, l’architecture vernaculaire, les savoirs faire artisanaux deviennent des ressources fondamentales de la création architecturale. “Cette manière d’enquêter transforme d’une certaine façon, ma manière de projeter mon architecture. Je n’arrive plus à concevoir sans avoir toutes ces informations, sans m’être d’abord alimenté de cette “réalité locale”. Et je ne comprends définitivement pas le global comme la possibilité d’uniformiser toutes les réalités à partir d’un patron qui part du principe que l’usager possède un comportement en accord avec le monde globalisé, standardisé des villes. Alors que justement, dans un pays si divers comme la Colombie, la force est plus dans le fait d’assumer la globalisation comme l’addition de différences.” (Simon Hosie, 2016) L’autoconstruction participative, elle, ne joue pas seulement un rôle “économique” servant uniquement à limiter les coûts du chantier, mais est un moyen d’impliquer une communauté toute entière à la construction aussi bien physique que mentale d’une architecture unique. Le chantier est un moyen d’enseigner l’architecture et de la faire vivre en tant que discipline populaire, et non plus comme un savoir lointain réservés à une élite intellectuelle. L’architecte y trouve un moyen de se connecter avec la population pour lui enseigner son savoir, dans ce qu’on pourrait appeler un “chantier-école”, mais l’architecte y apprend aussi sur d’autres aspects qu’une autre culture lui apporte humainement. Nous pouvons clairement établir des relations entre la méthode de Simon Hosie, et celle de ses contemporains, alors qu’ils n’ont sûrement jamais parlé entre eux (Jana Revedin, Francis Kéré et Anna Heringer résidant en europe) et ont pourtant une manière de voir l’architecture avec des valeurs d’une ressemblance frappante. Simon Hosie rentre tout à fait dans la méthode radicante de Jana Revedin, ou dans le rôle d’architecte-promoteur trouvant les fonds nécessaires au financement du projet de Francis Kéré, ainsi que dans l’inspiration vernaculaire avec l’utilisation des matériaux locaux d’Anna Heringer. Cependant il ne représente pas le projet de la même manière qu’ Anna Heringer par exemple, et contrairement à eux, n’a pas eu de continuité (du moins pas encore) dans la zone rurale où il a construit son projet. Leurs esthétiques, 103


sont elle aussi différentes, mais après les traumas causés par le “style international” cette diversité est rassurante. Elle fera naître une architecture unique à chaque fois, mais avec une beauté simple ; sobre ; efficace: “La richesse et la beauté des formes produites par la “nouvelle architecture vernaculaire” sont dues aux “gènes” vernaculaires qu’elle contient. Mais si elles croissent et se multiplient selon ses “codes génétiques”, c’est sous l’impulsion de jeunes architectes et de jeunes ingénieurs hommes et femmes qui vivifient la tradition et la font procréer.” (Pierre Frey, 2010). En terminant ce mémoire, nous ne pouvons donner une recette à l’autoconstruction participative en communauté rurale, c’est à l’architecte de s’adapter à chaques situations, en écoutant les acteurs et en analysant les ressources matérielles et immatérielles de l’architecture (Jana Revedin, 2017). Cependant, nous pouvons tirer des axes forts, communs à ces nouveaux architectes. Ces derniers sont sortis de leur zone de confort, en allant directement aux contacts des populations, grâce à leur capital culturel (Francis Kéré), ou à leur curiosité personnelles (bénévolat de Anna Heringer au Bangladesh, PFE en ruralité pour Simon Hosie). De cette manière, ils replacent tous l’humain au centre de leurs professions, s’intéressant ainsi aux sciences humaines comme l’anthropologie, ou le développement (dans le sens anticapitaliste, émancipateur du terme). Ils construisent donc en fonction de l’humain et non pas pour que ceux-ci habitent en fonction de leur subjectivité d’architecte. On pourrait parler du projet à Nouméa de l’architecte Renzo Piano, qui a aussi fait une enquête anthropologique et ethnologique avant de se mettre à projeter, mais c’est Hassan Fathy qui résume le mieux, avec le lyrisme qui le caractérise, cet aspect: “Il faut commencer par le tout début et faire naître vos constructions de la vie quotidienne des gens qui vivront là, façonnant vos maisons au rythme de leurs chants, tissant pour ainsi dire la trame du village sur ses activités, attentif aux arbres, aux récoltes qui pousseront là, respectueux de la ligne d’horizon et humble devant les saisons.” (Hassan Fathy, 1967) Ils remettent tous aussi, le chantier sur le devant de la scène, s’intéressant autant au “comment” qu’à l’objet fini. De ces chantiers, ils en tirent des moyens de transmettre l’architecture aux populations locales et d’expérimenter de nouvelles techniques permettant de remettre au goût du jour des matériaux ancestraux de grandes qualités. 104


“La “nouvelle architecture vernaculaire” se caractérise par des techniques, des matériaux, des capacités de coordination et de planification de ses architectes, mais elle est avant tout le lieu où s’épanouit l’intelligence des homme et des femmes au travail. Sur les chantiers de la “nouvelle architecture vernaculaire” se dégage une nouvelle figure de l’architecte dont les traits dominants sont l’authentique force et la modestie. Des hommes et des femmes qui peuvent affirmer comme Paul Valéry dans Eupalinos ou l’Architecte: “Je ne sépare plus l’idée d’un temple et celle de son édification”.” (Pierre Frey, 2010)

“L’authentique force”, est sans doute le fait que ces architectes ne se cantonnent plus à attendre que les politiques viennent leur proposer des projets, mais, au vue de l’urgence d’agir, vont eux même à la source des projets, définir les besoin et programmes et chercher des financements. Francis Kéré l’a fait avec l’association qu’il a monté étant étudiant, Anna Heringer avec son ONG au Bangladesh, et Simon Hosie directement avec le ministère de la Culture. Quant à la modestie, cette qualité parle d’elle-même, et bien que nous ne connaissions pas personnellement ces professionnel·le·s, leur architecture elle, est indéniablement humble. Le fait que les projets les plus innovants en terme d’autoconstruction participative soient réalisés dans la ruralité des pays du Sud n’est pas anodin. C’est là où le besoin est le plus criant de par la misère encore trop présente, héritée de l’histoire coloniale et perpétrée par les grandes multinationales aujourd’hui, via un “mécanisme qui a conduit à une dépossession ruinant les nations d’un des espaces les plus prometteurs de l’univers” (Eduardo Galeano, 1971). Mais ce “retard” de croissance (dans le sens capitaliste du terme encore une fois), peut être vu comme une opportunité afin de ne pas refaire les mêmes erreurs que les sociétés occidentales “développées”: les derniers seront les premiers. La richesse de ces pays, provient d’une faune et une flore abondantes ainsi que de leurs populations qui n’ont pas perdu cette “joie de vivre” caractérisée par un optimisme lié à une “faim” de jours meilleurs, alimentée par l’espoir d’une “fin” de la misère. “La ruralité n’est pas un « donné » mais une construction sociale du monde, reposant sur des perceptions et des pratiques évolutives à identifier et à interpréter, devenant une clé de lecture des changements qui affectent la société toute entière. La question de l’éducation en zone rurale est ainsi reconfigurée et doit être revisitée à partir de recherches menées sur divers terrains et de façon interdisciplinaire.” (Laurent Rieutort, 2012)

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De “façon interdisciplinaire”, on pourrait alors imaginer l’architecte enseigner assez tôt dans des écoles de zones rurale par exemple, mais aussi aux adultes. Et c’est là que le travail théorique de Yona Friedman donne des pistes intéressantes : l’architecte conseillé offrirait pour un moindre coût des conseils dans la conception, programmatique, esthétique ou purement technique. Cette étude de cas est basée sur un exemple de bâtiment public, une bibliothèque, mais le potentiel de l’autoconstruction réside selon moi plus dans le fait de réussir à ce que le paysan “autoplanifie” et construise en entraide communautaire sa propre maison afin de s’émanciper d’un système économique international qui l’étouffe. Finalement, cette recherche me soulève d’autres questions: nous pourrions par exemple rechercher sur l’enseignement de l’autoplanification proposée par Yona Friedman. Existe-t-il des exemples concrets déjà mis en place? Si oui quelle en ont été les résultats ? Ou sur le rôle de l’architecte «expert en développement» de Anna Heringer: comment l’architecture et donc l’architecte peut aider au développement et à l’autonomie d’une communauté rurale ? L’autoconstruction est une solution viable politiquement et architecturalement parlant pour logement digne pour toutes et tous?

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