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Nnenna Okore : Pour un art écologique et social
from AM 435-436
by afmag
interview Nnenna Okore Pour un art écologique et social Avec sa volonté de sensibiliser et marquer profondément le public, cette artiste nigériane Professeure en arts plastiques à la North Park University, à Chicago, et ancienne élève à l’université du Nigeria, à Nsukka, du sculpteur ghanéen et figure de proue de l’art contemporain africain El Anatsui, Nnenna Okore est née en Australie, a grandi au Nigeria et vit aux États-Unis, où elle poursuit une carrière à succès. Ses pièces et ses installations complexes, de renommée internationale met au cœur de sa pratique l’environnement et les relations humaines. propos recueillis par Luisa Nannipieri éthérées et colorées sont le produit d’un travail intense sur la matière et les textures. Pensées pour marquer profondément les spectateurs, elles parlent du rapport entre la nature et les êtres humains, avec une perspective afrocentrée, profondément écologiste et socialement engagée. Ses œuvres figurent dans de nombreuses collections internationales, notamment celles de la Banque mondiale, du Newark Museum, de la Fondation Blachère et de l’ambassade des États-Unis à Abuja. Afrique Magazine a pu la rencontrer lors de son passage à Paris à l’occasion de la foire d’art contemporain Also Known As Africa (AKAA), en octobre dernier. Représentée en Europe par l’October Gallery de Londres, elle a été invitée à réaliser une installation carte blanche sous les verrières du Carreau du Temple, aux côtés du maître malien Abdoulaye Konaté. L’occasion pour cette artiste solaire et déterminée de réaffirmer sa volonté de mettre au centre de sa pratique les questions environnementales et d’utiliser son art pour sensibiliser le public.
AM : D’où vient l’idée de cette carte blanche, de ce projet avec le public et les autres artistes, pour provoInvasive Micro-organisms ? quer des réactions, stimuler le débat. Je crois que j’ai en partie
Nnenna Okore : Quand on m’a invitée à Paris pour AKAA, atteint mon objectif. j’ai saisi l’occasion de présenter un travail sur un sujet que les Alors que vous êtes connue pour votre travail artistes africains contemporains n’abordent pas beaucoup, c’est- avec les matériaux naturels, c’est un peu étonnant à-dire l’omniprésence du plastique dans notre environnement. de voir que l’une de vos œuvres est faite Nous avons un vrai problème sur le continent : il est partout, de plastique. Comment évolue votre pratique ? les déchets envahissent nos quartiers et nos sources d’eau, les Je pars toujours du principe que mes œuvres doivent avoir microplastiques finissent dans nos assiettes, et pourtant on n’en un impact sur les spectateurs. Ma façon de travailler évolue parle pas sérieusement. À Chicago, où je vis, on a des options constamment, mais j’ai toujours une approche visuelle, qui met pour recycler nos déchets, mais ce n’est pas le cas en Afrique. l’accent sur la texture de mes créations. Que ce soit à partir La population et l’environnement souffrent de plus en plus à d’argile, de corde, de toile de jute ou de bâtons et papier, j’utilise cause de la présence du plastique, mais aussi à cause des effets des procédés qui me permettent de créer des œuvres abstraites nocifs liés à sa production. Néanmoins, j’ai l’impression qu’on mais avec une touche théâtrale qui attire et interpelle le spectapréfère nier le problème. Les artistes du continent sont souvent teur. J’ai l’habitude de manipuler beaucoup les matières, de les connus parce qu’ils créent des œuvres engagées, qui touchent coudre, les tisser, les tordre, pour redonner de la valeur à ce qui à des enjeux sociaux et politiques, mais je remarque qu’ils ne a été laissé à l’abandon ou considéré comme un déchet. J’aime font qu’effleurer la question écologique – et celle du plastique aussi expérimenter avec de nouveaux matériaux. À terme, en particulier – ainsi que la façon dont ces problèmes impactent je voudrais par exemple utiliser du bioplastique fait avec des notre quotidien. déchets alimentaires pour créer des objets concrets, que les perPourtant, un certain nombre de plasticiens travaillent à partir de matériaux de récupération. « J’aimerais sonnes peuvent manipuler. Mais j’en suis encore au stade de recherche : chez moi, je fais des expériences avec des déchets orgaCe n’est pas une façon d’aborder le problème ? que les niques, comme des bananes ou des fruits rouges, pour créer des formes et des couC’est vrai qu’il y a une tendance à travailler sur les matières. Beaucoup institutions leurs, des pigments naturels à utiliser dans mes nouveaux projets. Je crois que c’est d’artistes sont conscients des problèmes écologiques, et donc adeptes du recyclage. Déjà, quand j’étudiais au Nigeria, on nous incitait à nous servir de ce qui nous entourait pour réaliser nos créaculturelles donnent important pour les artistes de s’interroger sur l’impact de notre pratique sur l’environnement. On a l’habitude d’employer des peintures et teintures toxiques, alors qu’on pourrait développer des outils eco-friendly, tions. C’est ma rencontre à l’époque avec El Anatsui qui m’a d’ailleurs poussée à plus de place efficaces et naturels. Le fait d’utiliser de la matière voir à quel point les éléments de mon quotidien pouvaient faire partie inté- aux œuvres organique pour des œuvres ne les rend-il pas trop fragiles ? grante des œuvres d’art. Mais la réalité est que la plupart utilisent des matières de récupération pour parler d’autres sujets. Ils ne mettent pas les enjeux liés aux changements climatiques au centre inclusives et interactives. » Je ne crois pas qu’une œuvre d’art doive forcément durer éternellement. Nos vies sont courtes, et l’art doit aussi faire partie de ce cercle de la vie. Je conçois le travail artistique comme une partie intégrante de de leurs discours. Mon approche est dif- la façon dont nous vivons nos existences, férente, car je veux me confronter directement à cette problé- qui sont éphémères. Beaucoup de mes sculptures évoquent des matique et provoquer une prise de conscience dans le public. fleurs ou des plantes et renvoient directement à cette idée. Elles Dans ce cas, avec Invasive Micro-organisms, j’ai voulu créer un paraissent fragiles, mais elles ne le sont pas tant que ça. C’est parallélisme entre le plastique qui est omniprésent dans nos aussi parce que j’aime l’idée que les spectateurs puissent interavies, se répand partout en polluant notre environnement, et gir avec les objets que je crée. Mes installations, par exemple, un micro-organisme qui remplit tous les espaces vides, comme sont immersives. Je mélange les odeurs, les sons, les vidéos un nuisible envahissant. J’ai réalisé l’installation avec des sacs et les lumières, et j’adore quand le public a la possibilité de se plastiques qui traînaient à la maison : j’en avais tellement que déplacer physiquement dans l’une elles. Parce que cela crée une je n’ai pas dû aller chercher plus loin pour compléter l’œuvre ! connexion avec l’art et pousse à apprendre des choses à travers Je tenais également à être présente à Paris pour pouvoir parler l’expérience sensorielle. J’aimerais que les institutions culturelles
Son installation carte blanche, Invasive Micro-organisms, exposée à l’AKAA, à Paris, en octobre dernier.
Ci-dessous, Ethereal Beauty, 2017.
donnent plus de place aux œuvres inclusives et interactives, car cela laisse une trace sur le spectateur et facilite les changements de mentalité, ce qui devrait être l’un des objectifs de l’art. Parmi vos dernières installations en Europe, on retrouve And the World Keeps Turning, présenté en 2021 à la Triennale de Bruges. Vous avez investi le Poertoren pour en faire une métaphore du temps qui passe…
Quand j’ai été sélectionnée, les organisateurs m’ont invitée à choisir un élément du paysage de la ville pour le transformer en œuvre d’art. Le thème de la Triennale était « Trauma », l’interprétation était libre, mais il fallait utiliser des matériaux résistants, parce qu’il s’agissait d’une installation en extérieur qui allait rester sur place pendant des mois. J’ai commencé à réfléchir à l’histoire du pays et de la ville, du Moyen-Âge à l’époque moderne, jusqu’au présent, et je me suis rendu compte que je voulais capturer l’histoire sombre de la Belgique. Par contraste avec la période coloniale et postcoloniale, depuis le tournant du siècle, le pays a réussi à se construire une très bonne réputation, celle d’une nation pacifique et tranquille. C’est une évolution qui m’a interpellée. Mais je voulais également faire référence au savoir-faire manuel des femmes, qui sont connues pour leurs magnifiques dentelles. J’ai donc décidé d’habiller le bâtiment et d’en faire un point de repère dans la cité pour, d’un côté, évoquer les cycles de l’histoire et, de l’autre, rappeler aux gens la beauté de ces tissus traditionnels. Les formes entrelacées sont une référence à l’idée de communauté et d’interconnexion entre les êtres humains, qui est récurrente dans mon travail. Nous sommes tous embarqués ensemble dans ce voyage à travers le temps et les tournants de l’histoire. Vos œuvres sont exposées en Europe, en Australie, aux États-Unis, et bien sûr en Afrique. Vous avez notamment participé à « The Invincible Hands », la première exposition du musée Yemisi Shyllon de Lagos, dédiée aux Nigérianes dans l’art, en 2021. Avez-vous de nouveaux projets sur le continent ?
Nous en sommes encore au stade d’ébauche et de recherche de financement, mais la fondatrice de l’organisation ARTPORT_ making waves m’a proposé de participer à « We Are Ocean » et à une résidence au Nigeria : avec le soutien des Nations unies, ce projet vise à sensibiliser le public sur les conséquences des activités humaines et du réchauffement climatique sur les océans à travers l’art. Elle collabore déjà avec plusieurs organisations et artistes autour du globe, et c’est un projet qui résonne avec mon engagement pour l’environnement. Du coup, je me prépare à mettre en place des ateliers artistiques et des interventions au Nigeria. L’idée est de cibler un public jeune et les communautés qui vivent à côté de l’océan afin de réfléchir avec eux sur la façon dont les changements climatiques impactent sur ce dernier et sur leur propre vie. En même temps, nous créerons des œuvres éthiques, avec des matériaux sourcés dans les rivières ou l’océan, pour stimuler les observateurs à se pencher sur les questions liées à l’eau et à la montée des eaux. ■