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DIDIER CLAES LE PASSEUR D’ART

Dans un livreinédit, le célèbre galeristebelge magnifie le patrimoine classiqueafricain. Desœuvresmarquantes, magiques,créations de maîtres anonymes,etqui onttoute leur placedansles plus grands musées internationaux.

proposrecueillis par Lu is aN an nip ie ri

Célèbregaleriste belge,d’origine congolaise, Didier Claesest spécialisé dans l’ar tc la ssique af rica in –dont il se passionnedès sonplusjeune âgeen voyageantaux côtésdeson père, collectionneur pour lesmuséesduZaïre (aujourd’huiRépubliquedémocratique du Congo). L’hommenousreçoit dans sonbureaupar isien. L’occasionde parler de sonpremier livre, Passionpartagée, de sa vision du métier de marchand d’artetdulienqui se crée avecles collectionneurs.D’aborder aussilaquestion complexe de la restitution desœuv resd’art et d’explorer quelques pistes de réflexion surlefutur du patrimoinecultureldu continent.

AM : Passionpartagée racontel ’évolution d’une collection privée,maisc’est également un voyage àladécouverte de l’artclassique africain. Quelle étaitl ’idéederrièrecelivre ?

DidierClaes: Cetouvrage estnéd’une passion commune, cellequi me liedepuis plus de ving tans au collectionneur Michel Vdk. Le premierqui afaitconfiance àmon regard Nous l’avons intitulé Shared Pa ssion (Passionpartagée en français), parceque nous voulionsmettreenavant le rapportde reconnaissanceréciproquequi lieunmarchandetson collectionneur.Etparlersousunprisme inédit de la façondont se construitune collec tion.L epri nc ipededépa rt est qu’iln’existepas de grande collection sa ns grandmarchand, et vice-versa. D’ habitude,onconsidère quetout le mérite rev ient au collectionneur,alors queleregardetles proposit ion sdu ma rc ha nd sont essentielsàsaréussite.Cet ouvrageest le résultat de ces ving tannéesdeconfiance réciproque et retracenotre relation humaine, comment nous avons évolué ensemble.C’est aussiune façondepar tageravecles autres (nos amis, lesamoureu xd’art, lespotent iels ac heteurs,les curieu x) notrepassion.Danslapréface,j’écr is quejemesenscomme un passeurde rêves,delavie et de l’histoire de chaque œuvre, dont le collec tion neur estle gardien. C’estmon rôle d’aidercedernier àtrouver sa voie,maisjeparsdu principe quepourqu’il devienne bon, il doit,avant d’acquérir sonpremier objet, trouverlemarchand aveclequelv iv re une belleaventure. Biensûr,ilyaplusieurs façons d’être collectionneur !Certainssecachent,gardent secrètesleurs acquisitions, alorsque nous,nousvoulonssurtout mettreenavant lespièces, lesfairev iv re.Dansune périodeoùl’onparle de restitutiond’art africaine– et je suis l’un desmarchands qui atoujours penséqu’il fallaitundébat ouvert surcesujet –, notre propos estavant tout de mettre l’accent surlabeauté artistique de cesœuv res.

C’est- à- dire ?

La question de la restitution estsansdouteimpor tante, mais aujourd’hui, le débatarrivepresque ànousfaireoublier queces objets ontsur tout unemag ie plastique. Ils sont le résultat de ce qu’ily adeplusextraordinaire: descréations de ma ît resscu lpteurs anonymes.Ces œuv resfabu leuses,sculptées da ns les tribusles plus profondes, sont entrées da ns lesg ra ndsmuséesetcol lections du monde. Celapourraitêtreune source d’immensefiertésil’onnes’arrêtaitpas àl’idée reçue quetousces fantastiques objets devraientêtreenA frique.J ’aimerais qu’on lesregarde commeéta nt le plus belambassadeur de l’ar tducontinent.Pensezàl’obélisquedeLouxor. Il estsur la placedelaConcorde, àParis, et c’estleplusg ra nd ambassadeurde l’Ég ypte.Pensezaux piècesa fr icai nes au Louv re.Elles sont importantespour lespersonnes issuesdes diasporasqui vien nent lesvoi r, ca relles font pa rt ie de leur patrimoineculturel. Monliv re de chevet, Le Primitivi sme dans l’artdu XXe siècle :Les Ar ti stes modernes de vant l’arttribal, estlecatalogue d’uneexposition de 1984-1985auMuseumofModern Art(MoMA). La couverture montre côte àcôteunmasquedu Congo et LesDemoi sellesd’Avignon, de Picasso :unobjet africain et uneœuv re de l’un desplusgrandsartistes, peut-êtrele plus granddel’époquemoderne.Pourmoi,c’est la plus belle desreprésentations.Etjepense quec’est ça queles Africains ont enviedevoir. Ce qu’ondoitleurmontrer :voilà, ça, c’estdel’art africain,etila toutesaplace au MoMA ! Dans cetouv rage,mêmesinousn’avons pasfaitde rapportavecl’art moderne, nous allonsdanslemême sens,car nous magnifions lesobjets. Vous les exposez sur plus de 20 0superbes images en noiretblanc…

J’ai vouluà tout prix queles objets quiapparaissent dans cespages soient photographiés parHughesDubois, l’un desplusgrandsprofessionnels du genre. Sontravail apporte unetouchedemystère et de char me supplémentaireaux pièceseta permisdecréer un véritableliv re d’art. C’estun ouvragedidactiqueparce qu’ilcontientdes études très pointues,maisi ln’est pasuniquementdédié au xspécialistes. Le travail photographique le rendplusaccessible. Certaines prises de vues offrent, parexemple, un aperçuinéditdel’intérieurducollectionneur. On réaliseàquelpoint l’artclassique africain estdigne et intemporel en le voyant ainsi réuniaux créationsdegrandsartistescontemporains.

Le livreseraprésentélorsd ’une exposition àlagalerie JousseEntreprise,àParis, du 5au10septembre.

Unefaçon d’attirerunpublic plus large ?

On peut sortir un ouvragemagnifique,maiscelanereste quedes photos et du papier. Nouscherchionsune belle façon d’accompagnersapublication,etnousavons penséque le fait d’offrir au grandpublic la possibilitéd’avoir un accèsdirect au xœuv resdontl’onparle,dansunbel espace, étaiten continuité avec l’idée de partage, quinousest chère.Tousles objets ne seront pasexposés,maisnousenavons sélectionné unesoixantaine– le tiersdelacollection.Nousavons décidé de le fairedanslacapitalefrançaise parceque c’estdevenu le centre nucléairedel’art africain.EnBelgique, où j’ai trois galeries et où je travailledepuis vingtans,iln’y apas eu de passationgénérationnelle dans le milieu. Lesgrandes galeries et lesmaisons de venteaux enchèrespubliques sont également baséesàParis.Les institutions publiquesy sont très actives. Je penseaux musées du Louv re,duQuaiBranly, etc. En effet, leschosessemblent se compliquer en Belgique pour les marchands d’artclassique africain.LaBrusselsNon European ArtFair,que vous présidiez depuis 2014 ,aannoncésadissolution. Et les galeristes du

ArtFair –dont vous êtes vice -président –, après plusieurs saisies d’œuvres d’arttribaletasiatique dontonamis en causelaprovenance…

La Belgique abeaucoupété pointéedudoigt,plusàtort qu’à raison.Or, le marché de l’ar ty esttrèssur veillé.C ’est unebonne chose, parceque cela signifie qu’ilest sain et que le consommateur estprotégé. Le problème estqu’il yaeu desdérives.Des titres parusdanslapresseont entachéla réputation de certainsmarchands,alorsqu’ils n’avaientrien fait d’illégal –mon rôle me donneaccèsaux dossiers répressifs.J ’aipu constaterdes abus parméconnaissance du fonctionnement du marché.Celui-ciaénormémentévoluéets’est conscientiséaufil du temps. Tout cela interpelle également lescollectionneurs,qui veulent savoir s’ilsont toujours le droit de collectionnerdel’art africain.Nous, lesmarchands,devons avoirune éthiquedumétieretnepas proposer de piècesillicites, issues de pillages culturelsoudeprisesdeguerre. D’ailleurs, cesdernièresseretrouventaujourd’hui, la plupartdu temps, dans lesinstitutions. Personnellement, je mets unpoint d’honneuràceque tout ce quej’acquière aitune provenance indiscutable.Jepense quelapolitique belge en matièred’art africain n’estpas mauvaise, en soi. Lesobjetsdontonenala preuve qu’ils ontété malacquis doiventrevenir auxÉtats qui lesdemandent. Toutefois, je penseque le pays dans lequel ils se trouvent pourrait malgré tout en préser verlagarde.Entant quemarchand, je veuxque l’artafricaincontinue d’être valorisé. Je défendsfermement l’idée qu’ildoitêtrecollectionné au plus haut niveau,par desinstitutionsetdes amateurs émérites. Plusilauradelavaleur, plus il sera regardé.

Pensez-vousque l’on aquand même progressésur la restitution des œuvres ?

Je pensequ’il ya eu desava ncéessur la question.L e problème estque leshom mespol it iquesvont pa rfoisu n peutropv itepar rapportaugrand public.Ilaquand même falluattendreplusdecentans pour en arriverlàoùnousen sommes aujourd’hui: le débataété ouvert,etila désormais un revers. Lespersonnes comprennentqu’il ya desréalités af ricaines di fférentes et qu’i lfautles prendreencompte. En matière de restit ution, lespolitiquesdoivent êt re réfléchiesaucas pa rcas,pourc haque pays.Qua nd on entend Emmanuel Macron dire :« Je veuxrendreàl’A frique…»,avec tout le respectque j’ai pour le présidentdelaRépublique,cela n’apas de sens.L’A frique compte unetrentainedepaysqui ont despolitiquesculturelles et desapprochesdif férentes. Il faudrait yaller pour connaîtreetcomprendreleurs priorités. De l’autrecôté, cespaysdoivent,eux aussi, fairetout un travail de conscientisation.Cependant,jeremarque que lesÉtats af ricainsnesontpas vraimentendemande surces sujets, ilsveulent prendreleurtemps.Peut-être parcequ’ils sont aussiconscientsdeleurs priorités,des coûtsnécessaires à lasauvegardeetàlaconservation du patrimoine. C’estplutôt l’Occident quiveutaller vite,qui veutréglerles démons de son propre passé. Il faudrait donc trouverunbon compromis. Ma vision,qui aété récemmentpartagéepar Hamady Bocoum, le directeur du Muséedes civilisationsnoiresdeDakar,est quelecontinent abesoindepouvoir avoiraccès àson patrimoineautantque de découv rirdes inspirationsdifférentes Parexemple,etcelaadéjàété fait,onpeutexposer Picasso à Dakar.Ou Basquiat,oules peintres anciens, ou dessculptures du MoyenÂge.Pourque l’on s’ouvreversl’extérieur et que l’on ne se replie passur soi. Le pire estcequ’afaitleroi de la Belgique.Quand il estalléenv isiteofficielleenR DC,après desdécennies,ilaoffertauprésident un masque en disant plus ou moins: «Voilà,onvousleramène. »C ’est regrettable, ca rc ’est de la très mauvaise commun icat ion, et pour plusieurs raisons. Premièrement, le muséenationaldelaRépublique démocrat ique du Congo en possèdet rois du même genre. Deuxièmement, c’étaitunobjet acquis légitimement. Et troisièmement, ce n’étaitpas un don, vu quelaloi prévoit l’inaliénabilité du patr imoine royal, mais un prêt.Ilaurait pu plutôt présenterune peinture ancienne et dire :« Voilàce qu’on adeplusprécieux et quenousvousprêtonspendant cinq ans. »Celaauraitété unefaçon de partager sa cultureet de témoignersaconfiance auxCongolais

Vous avez travailléaux États -Unis, puis en Europe, et biensûr sur le continent.Comment percevez-vous le marché sur celui- ci ?

Àunmomentdonné,ilya eu un véritableengouement, notammentenR DC et en Côte d’Ivoire. Peut-êtreétait-cedû àcemagnifique collectionneur,Sindika Dokolo.Outre le fait d’être monami,ilétait un incontestablepor te-étendardde l’artclassique af ricain.Ilenparlait partouteta sans doute poussébeaucoupdegensàs’y intéresser.Aujourd’hui, les choses sont un peupluscalmes. Il faut égalementcomprendre qu’iln’y apas de galeries quitraitentd’objetsanciens,etil n’ya paslesuivi nécessaire. Cela pose un vrai problème d’accessibilitéaumarché. En réalité, on ne peut plus trouverde pièces de qualitésur le continent. Donc toutes cesgaleries devraientserefournir en Europe,cequi esttrèscompliqué du pointdev ue législatif et administratif. Lespaysn’ont,par exemple, pasderéellelégislation en matière d’œuv resd’art et de fiscalité. Quandjevendais en Afrique, on taxait lesobjets commedes produits de luxe et,enCôte d’Ivoire,onparle d’un impôtà100 %. Il faudrait donc imaginer desloisqui simplifientles choses,rienque pour lesinstitutionspubliques ou les grossesentreprises.EnFrance, si l’unedeces dernièresachète uneœuv re pour la donner àunmusée, elle estdéfiscalisée. Desoutilsdecet ypepourraientpermettreaucontinentde se développerculturellement. Lesmuséessontune invention occidentale, donc il faudrait égalementundébat plus poussé surlafaçon dont lesA fricains imaginentles leurs.Qu’ilsaient unev ision et fassentleurs choixsur lesobjetsàexposer.Sans se sentir obligésd’y mettre ceux quel’onsouhaiteleurrestituer.Sachant qu’une bonnepartied’entre euxont étécréés pour lesEuropéens commesouvenirs, afin de lesvendreou de lesoffriràdes fins de représentation

Àpropos de musées,notamment publics, où en est- on dans les pays avec lesquels vous avez des échanges directs?

J’ai de très bons rapports avec lesinstitutionsqui ontdes collectionspermanentes en Côte d’Ivoire et au Congo,mêmesi dans ce cas,les responsables changent tout le temps. Cesdeux pays ontdes objets fabuleux,maislamajoritén’est pasexposée. Ilssont entreposés,parfois dans desconditionscatastrophiquesetmalheureuses.LaRDC alachanced’avoir un musée national quiaété réaliséavecles fondsdel’Agencecoréenne de coopération internationale et quiest au xnor mesmondiales.Enrevanche, je suis beaucoup plus étonné parlaCôte d’Ivoire.Ellefaitpartiedeces Étatsqui avaientune politique culturelle très en avance surles autres,menée parl’ancien présidentFélix Houphouët-Boigny (1960-1983), et pourtant, plus de soixante ansplustard, elle ne possèdetoujours pas de muséedigne de ce nom. Aujourd’hui, lesobjetssont présentés dans uneanciennesalle desfêtes choisiecomme lieu prov isoire en attendantlacréationd’ungrand établissement. Comment veut-onmettreenvaleurdes œuv resd’art s’il n’y amêmepas de cathédrale pour lesaccueillir ?Onadoncdes nationsqui ont pris du retard,alorsqu’ellesétaient précoces en la matière.Prenonsensuite le Sénégal. Il avaitdéjàl’Institut fondamentald’A frique noire(IFAN), et amaintenant le Musée desciv ilisations noires,maiscelui-cidemeure plus un lieu d’expositionstemporaires.Eneffet,lepaysnedétient pasde collectionspermanentes importantes. Certes, il adel’artisanat et de la création artistique,maisiln’a paslemêmerapport avecles représentationssculpturalesclassiques, lesmasques et lesstatues qued’autresÉtats peuventavoir.Beaucoupde sesœuv resanciennes prov iennentenréalité d’autres cultures africaines et yont étéramenéespar lesFrançaispendant la périodecoloniale.PourleBénin,les choses sont encore différentes. Le débatsur le patrimoineculturelyest assez décomplexé, et même surles restit utions, lesinstitutionsont des demandes très ciblées. C’estcequ’il faudrait faire, je pense.

Chaque pays devraitprésenter desrequêtestrèsprécisessur lesquelquesobjetsindispensablesetsymboliques,représentant directement l’histoire d’uneciv ilisation. Et d’ailleurs,qui ditque l’artde la RDCdev rait se voir en RDCetcelle du Bénin au Bénin ?Ceserait justement fabuleux quelepublicbéninois puisse découv rircequi aété fait ailleurs !

Arrivez-vous malgrétoutàimaginerunfutur pourl ’art classiqueafricain surlecontinent ?

J’ai beaucoup d’espoir.Ont ravail le toujours surdeu x niveau x: le politiqueetleprivé.Les Étatsdoivent prendre leurs responsabilitésetfairesavoiràl’Occidentque ce n’estpas en leur imposant de reprendrecertainsobjetsqu’ilspeuvent régler leurscomptes. Il yaunfin débatàavoir surcette question pour lespaysdemandeurs.Maisilyaaussi besoinde rassurer le privé, en Af riquecomme en Europe.Les collectionneursindépendantsont toujours joué un rôle important auxcôtés desinstitutions. Si le privén’est passtigmatisé, il peut sans douteêtreunacteurdusecteur public –etsur le continentégalement.Aujourd’hui, on ne peut pasimaginer qu’un amateurpuisseoff rirune pièce àunmusée af ricain, commeonlevoitparfois en Europe.Etsiles politiques vont en guerre contre le privé, cela ne se fera jamais.Enrevanche, si on le rassure, il va se passer quelquechose de très sain :les collectionneurs vont apparaître surlecontinent. Il yenaura peut-êtrequi possèdentdes objets culturellementimportants pour teloutel autrepays, et quiles vendront ou les légueront auxinstitutions. L’autreproblèmeétant que, si on les braque, le secteur privérisquededevenir obscur.Ilnefautsurtout pasenarriverlà. ■

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