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entrev ue GUILLAUME DIOP «LADANSE ESTUN CADEAU RÉCIPROQUE AVEC LE PUBLIC »
from AM 443-444
by afmag
Premiermétis àêtrenommé étoile àl’Opéra national de Paris, il apporteunsouffenouveau. Et bouscule lescodes établis de l’illustremaison.
proposrecueillis par Ca th er in eF aye
Riennel’arrête. Le 11 mars dernier, en CoréeduSud –a lorsqu’il est« sujet » depu is àpei ne quat re mois –, Gu illaumeD iop de vientdan seur étoi le àl’issue de la représentation du très romantique Gi selle.Cejour-là, il accède àl’échelon le plus haut de la troupe de ballet,sanspasserpar celuidepremier danseur. À23ans,ilincarne le triomphe de la persévérance et de la passion, de la rigueuretdelatolérance.Cegrand jeté, tant surlascène quedanslav ie,dessine uneavancée inéditepourles nouvellesgénérat ions. Et ouvrelec ha mp despossibles.À la lumière desparoles de sa chansonfétiche (« IGotta Find PeaceofMind»): «Hesaysit’simpossible, but Ik nowit’spossible. »Unplaidoyer de Laur yn Hi ll,lasta r du tr io musica lFugees(abrév iation de «ref ugees »),pou r atteindrelapai xintérieurepar l’acceptation et l’exploration desluttespourypar venir.Uncombatégalement soutenupar le Franco-Sénégalaisàlasensibilité altr uiste.Trois ansavant sa nomination,ilcorédige et cosigne, avecprèsd’unquart dessalariésdel’institution prestigieuse, le manifeste De la question raciale àl’Opéra de Pari s,pourl’instauration d’une politiquea nt i- disc ri mi nation interneefficace. La requête estentendueeti nsuf flece quicompteplusque tout pour ce danseurpor té parlagrâce :l’humanisme.Rencontre avec cettejeune étoile montante.
AM : Vous êtes entré àl ’Opéra de Paris à12ans.Comment l’avez-vousvécu ?
GuillaumeDiop: Au départ,mes parents n’étaientpas pour.Lefaitque j’intègre l’Opéra leur faisaitpeur, d’autant qu’il yava it beaucoup de cas de dépression et d’anorex ie Monpèreétait très méfiantpar rappor tà ce monde-là, qu’il pensaitréser vé auxpetites filles blanches et riches.Maisils m’ont fa it conf ia nce. Néanmoi ns,jusque-là, j’avaisg ra ndi entouré d’amisd’originesdifférentes. Àl’Opéra,c’était l’opposé. Heureusement,mafamillem’avait tellementinculqué la richesseetlabeautédumétissage, de la double culture, et de la fier té quejedevaisentirer,que je n’ai ressenti aucune appréhension.Etpuis,dès le début, Marc Du Bouaÿs,mon professeur, très ouvert d’esprit,aété extrêmementbienveilla nt.I la da nsédansdenombreusescompag nies da ns le monde, et il estd’ailleurs toujours moncoach.Plustard, en revanche, cela aété dur.
Dèslors, comment s’estorganisée votrevie ?
Leplusdifficile étaitd’êtretout le tempsavecles mêmes personnes, pour la scolarité le matin, et pour la dansel’aprèsmidi.Jesuis restéinterne pendanttrois semaines,maisjene l’ai passupporté. L’externat aété l’unedemes plus grandes chances, parceque je pouvaisvoirmes amisd’avant.Etsurtout sortir du bâtiment,mêmes’ilest magnifique et entouré d’un grandparc.
À16ans,vouspartezsix moisàNew York rejoindrelacompagnie AlvinAileyAmerican Dance Theater. Qu ’êtes-vous allé ychercher?
Deux ansaprès monarrivée àl’Opéra de Paris, ça se passait très mal. Monnouveau professeuravait l’impression que je ne travaillaisjamaisassez,que j’étaistropdansleplaisir de danser.Nousavionsune vision complètement opposée. Pour lui, il fallaitpasserpar la douleur, la souffrance, et se donnerà millepourcent. Pour moi, danser,c’était le bonheur, la liberté.Nousétionsdansune luttepermanente. Je pleurais tout le temps, et ma mère voulaitque je démissionne.J ’ai commencé àmeposer desquestionssur ma couleurdepeau, ma place, mondésir de fairecemétier. J’ai perdu énormément de poids, je ne grandissaisplus. Alors, Marc Du Bouaÿs m’adit quejedevaisfaireunbreak.J ’aipensé au chorégrapheafroaméricainA lv in Aileyetàsacompagniededanse moderneà NewYork,etje suis partiprendrel’air.Chercherune nouvelle inspiration. Cetteexpériencea changé ma vie, redonné du sens àmon ambition,etm’a réconforté. D’autres personnes de couleursedestinaient àcette profession et yétaient heureuses.Avecune sincéritéabsolue.Peu importaientles différences.Lorsque je suis rentré àParis,j’étais dans un état d’esprit tout autre.
En quoi la danse a-t- elle réponduàl ’enfant quevousétiez et àl ’homme quevousêtesdevenu ?
Petit, j’avaisune relation très fusionnelleavecmamère et ma sœur.Nousv iv ionsdansune espèce de cocon. J’avaisle sentimentqu’il n’yavait pasbesoindeparlerpourêtrecompris.Ladanse classiquem’a permis de m’exprimer,malgréma timidité,etdecanaliser monénergie physiqueauseind’un cadrestrict.Danscet art, il ya tout un langage. C’estcequi m’aplu et me plaîtencore: respecterles codes, le vocabulaire et l’assimiler techniquement,avecrigueur et de manière personnalisée. Afin de réussir àrester moi-même,toutenoffrant desinterprétations et unefaçon de bougerqui sans cessesetransforment. Le challenge estlà. Le corpsest inhérentàvotre vie. Quereprésente- t- il pourvous?
Dans le cadredeladanse, le rappor tau corpsetàl’image de soiest pa rfoiscompliqué. On esttoujours devant le miroir, ce n’est pa sforcément très sa in.Sur tout quandon estadolescent et quenot re morpholog ie se développeetchange. Grandirenfaisant face constammentà uneexpertise de soncorps n’est paschose aisée. On peut l’allongerunpeu,le travailler, mais l’ossature et la silhouette resteront commeelles sont.Ilfautdutemps pour s’accepter telque l’on est. Plustard, lorsquel’on devientprofessionnel, c’estencoreautre chose.
Il faut choyer et tonifierson corpspar desmassages,durenforcementmusculaire. En prendre soin de manière très assidue. Au fond,qu’est- ce qu ’undanseur ?
Pour biencer nerunrôle, il faut le transcr iresur soi, se demander ce quelepersonnage avécu, se souvenir de ce quel’ona vécu soi-même,ett rouver commentlet radu ire physiquement.Sansimposture.Cen’est pas seulementune question d’expression du visage. La tristesse, parexemple,s’exprime aussiphysiquement, dans unefaçon de bouger. Lorsque j’interprète un rôle,j’y insuff le unegrandepartiedemavie et de ce quejesuis. Dans unesorte de mise ànu. Visuelle,d’une part,car on voit chaque partie,chaqueexpression de moncorps.Etimmatérielle,d’autre part :danser, c’estoffrirdesoi,totalement, tout en recevant et en ressentant chaque vibration, chaque émotion desspectateurs.Au-delà de la satisfaction personnellequ’elle me procure, la danseest un cadeau réciproqueaveclepublic.
Est- ce qu ’elle soigne?
Même s’ilssesituent souventdanslepassé, lesballets classiques incarnentdes histoiresuniverselles. Ilsparlent d’amour, de mort,d’amitié, de rencontres, d’événements et de sentimentsdanslesquelschacund’entre nous peut se reconnaître.
Éprouver quelquechose quel’onavécuintérieurementà travers unechorégraphie, un corpsdansant,peutdonc, en effet, apaiseroustimuler, et provoquerdes questionnements. L’art estfaitpoursusciterdes émotionspositives ou négatives. Et la dansea un grandpouvoir dans ce domaine.
Vous avez éténommé danseur étoileenmars dernier. Qu ’induitune telleconsécration danslavie d’un jeune homme?
C’està la fois magnifique et compliqué. Et ce n’estpas le schéma quejem’étais fait du développementdema carrière. D’un côté,cette nominationmedonne l’opportunitédegrandirdansles rôles, de lesreprendre différemmentenfonction de ce quejev is jour aprèsjourdansmav ie personnelle.De l’autre, elle s’accompagne de nombreusesresponsabilités pas toujours év identesàporteràmon âge. J’ai 23 ans, et j’ai bien sûrenv ie,danslamesuredupossible, de ne paspasseràcôté de ma jeunesse, d’enprofiter. Cependant, il faut quejesois sérieuxpourbieninterpréter lesrôles,m’y préparer pleinement,continueràmûrir artistiquement et techniquement. Décrivez-nousune journéet ype.
En tempsnormal, je m’échauffe entrecinqàsept heures parjour. En période de représentations, de grosses répétitions ou de séances de travail avecdes chorégraphes invités, je travaillede 10 heures à16heures. Lesspectacles, quantàeux, se déroulentde 19 h30à22h30. Mais quandonest danseur étoile, on ne l’estpas nonplusà200 %, 365jours paran.
Pendantmes jours de repos, il m’arrive donc de sortir,derentrer à5heuresdumatin.À ce moment-là, je m’entraîne àpeu près uneheure le jour suivant, avecdes exercices de kiné,d’étirements et de cardio.Toutcelaest unequestion d’organisation Peut -onpasservingt -quatreheures sanss ’échauf fer,nidanser?
Si cela m’arrivait,jeleregretterais,d’unpoint de vuepsychologique plus quephysique. Un dicton ditque si on loupeun coursunjour, on le sent ;deuxjours,leprofesseurleconstate; troisjours,c’est le public quilevoit. Néanmoins, il estessentiel de se reposer. Durant cettesaisonetlaprécédente,jen’ai quasimentpas pris de vacances,etjel’aipayécher. Psychologiquement, j’étaisaffaibli, et physiquement,jemesuisblessé. C’estunéquilibre àtrouver.Lerapport àladanse doitêtre sain,ilnefautpas qu’ilsoitobsessionnel,sinon cela devient contre-productif
Quelle relation entretenez-vous avec lesjeunes de votregénération ?
Mesamissonttrèsfiers de moi, et réciproquement.J ’admireprofondémentlecourage de celles et ceux qui, après avoirpassé si xannéesdeleurv ie àl’Opéra,ont l’humilité de se dire qu’enfin de compte,cette voie n’estpas pour eux, et quirebondissentenfaisa nt desc hosest rèsdif férentes, commeintégrer unefaculté de chirurgiedentaireoudecommunication.Quelque soit le parcours quenousavons lesuns et lesautres,nousavons pleindechosesencommun. Et je continue àv iv re àl’extérieur desmurs de l’Opéra,enrestant toujours très ouvert Quelssont vosmodèles ?Etpourquoi?
J’ai beaucoup d’admiration et de respectpourLaurent HilaireetNicolas Le Riche, grands techniciens de la danse quiont réussi àadapter la maîtrise àleurcorps.Leurs interprétations sont toujours extrêmementv raies. Je dirais même qu’ellessont tellementsincèresque l’on ne dirait plus de la danse, mais presqueune pièce de théâtreoùles danseurs parlent. Ilssont très inspirants pour moi. Tout commeles danseuses en général, quiexécutent desmouvementsdes bras et du haut du corpsenalliant finesseetpuissance. Je pense notammentà la Suédoise NikishaFogo, première danseuse au
SanFrancisco Ballet
La Franco- Sénégalaise Germaine Acogny fait -ellepartiedevos mentors?
De manière générale,les personnesqui me bouleversent le plus et pour lesquelles j’ai le plus d’admirat ion sont les femmes noires quidoivent leur réussite àleurcourage et à leur combat pour exister. Commelacompositrice-interprète de hip-hop et de R’n’BLaury nHill,l’actrice ViolaDav is (que l’on peut voir dans La Couleurdes sent iments ou Fences), et Germaine Acogny, biensûr.C’est unefiguredeladanse en Af rique. J’ai d’ailleurs contactél’École desSables,lecentre internationaldeformation et de création en danses traditionnelles et contemporaines qu’elle acréé àDakar il ya vingt-cinq ans. J’aimerais pouvoiryappor termacontribution.Maisil yaégalement beaucoup de travailà effectuerenFranceet, l’annéeprochaine, je vais donner descours dans uneécole de danseàGennevilliers,enrégionparisienne, avecpourobjectif de provoquerdes vocations. Il existe pleind’enfants quiont ça en euxetqui n’ont paslachancedecomprendrecomment une formed’anxiété physique peut se libérerpar la danse. Qu ’est -cequi vous aamené àcorédiger lemanifeste De la question raciale àl ’Opéra de Paris ?
Au moment de l’écr ire, je n’ar rivais pasàleconcevoir commequelque chosedepol it ique.Pourmoi,c ’éta it normal, humain.Nousyparlionsd’expériencedev ie,sansrien d’idéologiquenidet héor ique.Ennousréunissantavecles autres danseurs noirsdel’Opéra,nousnoussommesrendu compte que nous n’av ionsjamaisévoquénos mauvaises expériences. Commedansune espèce de déni.Pourque leschoses avancent,nousnevoulionssurtout paslancerune chasse aux sorcières. Nous avons donc décidé de lister ce quiétait àaméliorer dans l’établissement. En faisantbiencomprendrequ’il fa llaitimpérativement quecelacha nge.L’anciendirecteur Stéphane Lissnervenaitdepar tir, remplacépar Alexander Neef.Etl’ancienneétoileAurélie Dupont,àqui asuccédé José Martinez en 2022,était toujours là en tant quedirectrice de la danse. Notremanifesteaété très bien reçu.
De quelle façon a-t- il étéappliqué ?
Il s’ag issa it su rtoutderéf léch ir àu nengagementde l’Opéra de Pariscontre lesdiscriminations et àune mise en placed’une sortedecoded’honneur pour lesrésidents,mais aussipourles chorég raphes et professeurs invités: ne plus tenir certainspropos, ou biencesser despratiques telles que le blackface (consistant, àl’origine,pourune personneblanche d’apparaître griméeenpersonnenoire avec un maquillage caricatural).Jemerappelle qu’en2019, on donnait Raymonda, un ballet où le Sarrasin Abderamtente de sédui re l’ héroïne, fa sc inée et angoissée. J’avaiseuune discussionavecl’undes garçons quidevaitinterpréter ce personnage
Il m’avaitexpliqué: «Sijenemecolorepas la peau,jen’arr ivepas àmemet tredans le rôle.» Je luiavais alorsrépondu quenon seulementbeaucoupd’A rabessontblancs, mais queses propos étaientgraves,car,en réalité, il me sig nif iait ne paspouvoir se considérer commeunusurpateurs’ilrestait avec sapeaublanche.Etj’avais ajouté :« Si demain,j’interprèteleprincedans Le Lacdes cygnes,tun’arriveraspas àmetrouver crédiblesijenemepeins pasenblanc ?»
Vous considérez-vouscomme un militant pour la causeraciale ?
Il inte rpréta it Sie gf ri ed dans Le La cd es cygn es, de Rudol fN ou re ev, en du oa ve c Do roth ée Gilb er t (O dette),à la Ba stil le, en dé ce m bre2 022.
Il m’estdifficile de me considérer comme un vrai mil it ant. Ma is avec ma position aujourd’hui, j’ai ce devoir-là, et beaucoup de causes me tiennent àcœur: je veuxessayer d’inspirer desjeuneset, plus quederamenerdeladiversité,que chacun soit àl’aise avecsacouleur de peau et puisse avoirla chance d’assimiler ce quemes parents m’ont transmis.Mon père aété un modèle dans la famille. Celuidel’homme noir arrivé de Ouak am,dan slaban lieuedeDak ar,en France, à20ans,qui aréussiàfairecarrière dans uneentrepriseaérienneprestigieuse, à uneépoque où ce n’étaitpas facile.D’abord stagiairecomptable, il agravi leséchelons pour devenir directeur financier. Mais il agaléré pour avoir sespapiers.Ilaconnu la méfiance quandils’est mariéavec ma mère,d’origine auvergnate…Tout cela, ce sont deschoses quimesont proches, quejevoisetressens. Quel rapportentretenez-vous avec le Sénégal?
Nousy allonstousles ansavecmafamille,etjesuis en contac trég ulier avec ma grand-mère.Jelui ai longtemps cachéque je pratiquais la danse. Jusqu’àmanomination,qui afaitbeaucoupdebruit au Sénégal,ellepensait quejefaisais de la gymnastique.Elleafinalementcompris, lorsque je suis passéàlatélév ision.Cejour-là, elle m’aappelé: «Petit père (c ’est le su rnom qu’ellemedon ne)! Ça yest,t ues unecélébrité!»
L’exportation desballets de l’Opéra de Paris vers le continent africain est- elle envisagée?
Nousyréf léchissons depuis quel’onaécrit le manifeste. Au début, nous voulionsmonter un projet au Mali,maisil n’apusefaire en raison de la situation politique. La priorité estpourl’instant d’allerdansles outre-mer. Unefoispar an, l’Opérade ParisserendenGuyanepourdonnerdes cours et organiserungala, dans le butd’éveillerdes passions.J ’y danserai la première semained’octobre avecla primaballerina Dorothée Gilber t. J’ai hâte ! Avez-vousété particulièrement marqué par uneœuvrelittéraire ou cinématographique ?
J’ai adoréleliv re Millepetitsrien s,deJodiPicoult.C’est l’histoire d’unesage-femmenoire auxÉtats-Unisqui s’occupe du bébé d’un coupleaupassé néonazi. On ypasse constamment d’un pointdev ue àunautre :l’avocate,les parentsou la soignante. Ce quiest incroyable,c’est qu’à chaque fois que l’on suit un personnage,onlecomprend. Quandjelisaisles partiesrelatives auxparents nazis–à l’opposé, donc,deceque je peux penser –, je pouvaispresque me mettredansleurpeau et je me sentaishorrible. Celam’a bousculé.C’est vraiment ça, l’art: il oblige às’interroger, àaller toujours plus loin. Si vous aviezunrêve,quelserait- il ?
Avantmêmededevenir danseurétoile, le rêvedemav ie atoujours étéd’avoir un enfant.Defonderune famille.Partager, transmettre, éduquerunf ils, unefille,leoulavoirgrandiretdevenir quelqu’un.Pourmoi,c’est le sens d’unev ie ■