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Radhi Meddeb « Transformons le modèle économique tunisien
rencontre Radhi Meddeb « Transformons le modèle économique tunisien ! » F ondateur du groupe Comete Engineering, président-fondateur de l’association Action et développement solidaire (ADS), Radhi Meddeb est connu pour son franc-parler sur la situation tunisienne. Avec l’ex-ministre de la Santé publique, le professeur Slaheddine Sellami, il est à l’initiative de recommandations au gouvernement pour la gestion de la crise sanitaire et la relance économique. Objectifs : contenir la crise liée au Covid-19, anticiper l’après-pandémie. Et réformer les fondamentaux du pays. Comme toute crise majeure, celle que nous vivons est porteuse de graves dangers mais aussi d’opportunités. Analyse d’un entrepreneur fortement investi dans la société civile. propos recueillis par Frida Dahmani
AM : S’il fallait faire un choix, faut-il préserver la vie humaine ou l’économie ? Radhi Meddeb : La question ne se pose pas en matière de choix entre l’un et l’autre. Préserver l’économie passe d’abord par la sauvegarde de la santé de la population. La vie humaine est essentielle. Elle est une fin en soi. L’économie est un moyen. Les débats qui opposent ces deux choix sont cyniques, irresponsables et insupportables. La pandémie ne dit-elle pas aussi que les systèmes sont à bout de souffle ? Pourquoi est-ce si difficile de changer de braquet ?
Sur bien des sujets, les constats étaient connus bien avant la pandémie. La croissance est faible, le chômage est élevé – il frappe plus les femmes –, la productivité régresse, le pouvoir d’achat est entamé, les inégalités s’approfondissent, les services publics se détériorent, l’éducation, la santé sont mal logées, l’investissement public s’étiole, les régions intérieures souffrent, les infrastructures se délabrent, l’industrie recule, avec une situation sécuritaire encore convalescente. Nos politiciens se sont évertués à sauver ce système moribond et à en recoller les morceaux, là où il aurait fallu une vision, un projet et des politiques de rupture. Il n’est pas simple de faire
évoluer les choses, car chacun s’agrippe à ses avantages, ses privilèges. Réformer, c’est modifier les règles du jeu en matière de production des richesses et de leur répartition. Il faut démanteler les situations de rentes, libérer les énergies, diminuer le coût d’accès des nouveaux entrants, ériger l’inclusion en dénominateur commun de toutes les politiques publiques, propulser le pays dans l’ouverture et la modernité, inventer de nouvelles solidarités. De tels changements génèrent des oppositions fortes et multiples. Les bénéficiaires de l’ancien système mettent tout leur poids pour s’y opposer. Le régime mis en place en 2014 ne permet pas l’émergence de majorités claires. Il contraint à l’immobilisme. Le consensus, érigé en dogme, a ruiné toutes les tentatives de changement. Depuis la révolution de 2011, le secteur privé a résisté à plusieurs crises. En quoi celle-ci est-elle plus menaçante ?
Le secteur privé a en effet été mis à rude épreuve. Il fait face à un secteur informel envahissant, défiant l’État, les règles et le droit. La corruption rampante, l’aggravation de la fiscalité et la détérioration du climat des affaires ont augmenté le coût des transactions et porté atteinte à la compétitivité de nos sociétés. En même temps, l’inflation s’est emballée et le dinar s’est largement déprécié. L’entreprise privée, malgré cette adversité, a continué à produire, à employer et à investir. Elle a souvent cherché à s’internationaliser, malgré la faiblesse de l’accompagnement. Aujourd’hui, elle fait face à une crise globale d’une autre nature, plus violente, probablement plus longue, et sur laquelle elle n’a pas beaucoup de prise. En touchant nos partenaires, elle nous affaiblit davantage. Elle menace notre système bancaire, résilient jusque-là. S’il devait en découler une crise monétaire, les conséquences seraient dramatiques. Les États qui y font face déploient des moyens considérables. La Tunisie ne peut pas en faire autant. Les économistes traditionnels sont désemparés. Leurs boîtes à outils manquent de ressort. Que révèle la pandémie dans le pays ?
Elle a mis à nu de multiples fragilités. Les Tunisiens, si fiers de leur système de santé, ont découvert du jour au lendemain la réalité de l’hôpital public, largement sous-équipé, y compris pour ses institutions les plus prestigieuses. La fermeture des frontières et l’absence de visibilité sur la durée du confinement ont fait craindre à la population la rupture de stock pour des matières essentielles. La pandémie a aussi révélé la dépendance de la Tunisie par rapport à l’extérieur pour les produits de consommation, mais aussi en médicaments, en matières premières et en produits semi-finis. Elle a pointé l’extrême fragilité du tissu économique tunisien vis-à-vis de l’extérieur, et en particulier du tourisme. Et la fragilité du tissu social, la vulnérabilité d’une partie importante de la population non bancarisée, sans emploi digne ni couverture sociale. Elle a enfin révélé un formidable mouvement d’entraide sociale et de solidarité, y compris à l’égard de la communauté africaine établie dans le pays. En restant sur la ligne actuelle, quelles seraient les conséquences socio-économiques ?
Le choix du confinement était la meilleure option à la portée des pouvoirs publics. Il a été mis en œuvre avec détermination. Un appui matériel et financier a été apporté aux franges fragiles et vulnérables de la population. Tout cela a un coût pour la collectivité, difficilement supportable dans la durée. Il est urgent que l’activité économique redémarre, dans le respect des exigences sanitaires, pour minimiser le coût économique et social de la pandémie. Quoi qu’il en soit, la Tunisie connaîtra en 2020 une récession historique, bien plus profonde que toutes les annonces faites à ce jour. Le tourisme, en convalescence avant la crise, rechute gravement, entraînant avec lui l’artisanat, le transport, les activités de restauration et de loisirs, sans visibilité sur l’horizon. Le tissu industriel souffre déjà. Les entreprises publiques, les caisses sociales, la Pharmacie centrale de Tunisie, en piètre situation avant la crise, risquent de rompre en l’absence de soutien conséquent. Le chômage risque de s’aggraver et les tensions sociales de s’approfondir. Quels leviers mettre en œuvre pour résorber l’impact ?
Celui-ci mettra du temps pour être résorbé. Il est essentiel que les pouvoirs publics prennent la mesure de l’ampleur et de la violence de l’onde de choc afin de calibrer leur réponse. Jusque-là, le gouvernement a anticipé et a géré la crise sanitaire. Il a déployé des moyens inusités pour contenir la dimension sociale de la crise. En matière économique, les réflexes de l’Administration semblent faire de la sauvegarde du budget de l’État la principale préoccupation. Ce dernier devient la fin et non le moyen d’accompagner l’épanouissement du citoyen et la satisfaction de ses besoins. La relation est inversée. La démocratie marche sur la tête. La seule manière de résorber la crise serait, à mon sens, de voler au secours des opérateurs économiques, financièrement, mais surtout en levant toutes les entraves qui empêchent leur survie et leur rebond. Le respect des équilibres macroéconomiques ne devrait plus être l’exigence première dans cette situation inédite. Il faut une réponse adaptée, forte, et qui sorte des clous. Les vrais leviers, pour une sortie par le haut de la crise, seraient alors la reconnaissance, la facilitation et l’accompagnement de toutes les initiatives privées. L’engagement pour la modernisation et la transformation économique et sociétale. Plus que jamais, la Tunisie a besoin du soutien de ses partenaires et des institutions multilatérales pour une réponse à la mesure de cette crise majeure. Nous devrions multiplier les initiatives vis-à-vis de nos partenaires traditionnels et rechercher des horizons nouveaux.
L’avenue Habib Bourguiba, à Tunis, désertée pendant le confinement, le 4 avril 2020.
La fiscalité à tout-va est-elle une solution ?
La fiscalité pourrait être l’un des leviers de sortie de la crise si elle était utilisée à bon escient. Pour être efficace, elle doit être juste, équitable, transparente, et traduire une vision et un projet politique. Et non, comme ces dernières années, être un outil comptable pour renflouer les caisses de l’État… Les activités informelles, y compris celles illégales, doivent être soumises, au même titre que toutes les autres, à la fiscalité – la fiscalisation d’un acte n’entraînant pas sa légalisation. Elle doit porter les politiques de modernisation de l’entreprise, de relance de l’épargne et de l’investissement, d’aménagement du territoire et de transition énergétique. Elle doit favoriser toutes les solidarités : régionale, sociale et générationnelle. La déclaration annuelle des revenus doit cesser d’être optionnelle et devenir générale et obligatoire. Le scandaleux régime forfaitaire doit être éliminé. Si tout cela était fait, les taux d’imposition pourraient baisser, et les recettes de l’État augmenter. Qu’en est-il de la compensation ?
La compensation a pris ces dernières années des proportions démesurées, allant jusqu’à 5 % du PIB et 11 % du budget de l’État. Plus de 50 % du coût global est relatif aux hydrocarbures. Il y a un consensus sur le fait que 90 % de ce coût bénéficie à des catégories qui n’en ont pas besoin. La crise mais aussi l’effondrement du prix du pétrole devraient être l’occasion d’une rationalisation profonde de notre gestion de la compensation, avec un retour graduel à la réalité du marché et une aide financière, directe et ciblée à tous ceux qui en ont besoin. Encore une fois, le diagnostic est fait, les opportunités sont là. Nous devons faire preuve de responsabilité, mettre en œuvre des solutions simples et efficaces, avant que d’autres, violentes et sans discernement, ne nous soient imposées. La sortie de crise pourrait-elle être transformée en opportunité ?
Comme toutes les crises, celle-ci recèle des risques et des opportunités. La pandémie nous aura révélé nos faiblesses. Nous devons redonner la place qui leur convient aux dépenses publiques, en matière de santé, d’éducation, de couverture sociale, d’aménagement du territoire, de décentralisation, de « décarbonation » de l’économie, de transition énergétique, de gestion économe de l’environnement et de nos ressources limitées : eau, terres, littoral… Ce sont là les éléments constitutifs d’un nouveau modèle de développement plus inclusif, plus durable et plus performant. Le monde et, plus près de nous, l’Europe se rendent compte que la globalisation et son lot de délocalisations effrénées posent des problèmes de sécurité et de dépendance inacceptables. Des voix influentes s’élèvent pour appeler à une relocalisation, dans la proximité, d’activités économiques parties trop loin. La mondialisation est dans l’obligation de se « régionaliser ». Il y a un immense potentiel à exploiter pour nous. Sachons anticiper ! Deux recommandations ?
J’appellerais d’abord à remettre l’humain au cœur du processus de développement en Tunisie, à laisser de côté les querelles idéologiques et dogmatiques, à nous engager sur la voie de l’épanouissement de nos citoyens. Cela passera par une éducation rénovée, avec une place plus importante à la culture, à l’enseignement, tout en adoptant les meilleurs standards en matière de droits humains. Ma deuxième recommandation serait de restaurer les valeurs de l’effort, du travail, de la performance et de l’excellence, dans le respect de la solidarité et de l’inclusion. Cela passera par la réactivation de l’ascenseur social, la promotion de l’entrepreneuriat, en nous inspirant des meilleures pratiques mondiales, et la primauté de la compétence sur le favoritisme et l’allégeance. En bref, la pandémie devrait nous amener à réinventer, ensemble, le contrat caché qui nous unit et nous permet de vivre, dans le respect les uns des autres. ■