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Maud-Salomé Ekila « Le danger va au-delà de la maladie
Maud-Salomé Ekila « Le danger va au-delà de la maladie » Journaliste congolaise, elle a son franc-parler. Et elle est l’autrice de Kesho, un livre audio de comptines pour enfants. Eux aussi font face à la pandémie. par Anne-Cécile Huprelle interview
Journaliste et documentariste congolaise, Maud-Salomé Ekila a travaillé pour des programmes d’information télévisés en République démocratique du Congo (RDC) et a été rédactrice en chef de la chaîne Tele Haïti, à Port-au-Prince. La majeure partie de son travail documentaire se concentre sur l’histoire du continent. En 2009, avec son court-métrage Congos de Martinique, Maud-Salomé Ekila a montré la force de son militantisme contre la marginalisation des Africains dans le monde.
AM : Que vous inspire cette crise sanitaire que le monde traverse, et qui atteint désormais l’Afrique et la RDC ? Maud-Salomé Ekila : Je pense que nous devrions profiter de ce moment inattendu pour se poser des questions sur les actes que nous posons dans la société et sur la façon dont nous traitons notre environnement. Il y a probablement plusieurs scénarios possibles pour expliquer la crise actuelle, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle constitue un véritable drame pour beaucoup de familles. Je pense à ces millions de personnes qui se retrouvent sans emploi, après un licenciement – leur compagnie ne pouvant plus suivre financièrement –, ou qui vivaient du secteur informel.
Il faut aussi être attentif, car cette crise sert le grand profit, en particulier dans le monde occidental : ces personnes plus ou moins âgées qui meurent, ce sont des retraites et des soins médicaux en moins à payer, et ça représente des sommes colossales pour un pays. On vit dans des sociétés où l’argent passe très largement avant l’humain. Il faut porter un regard critique sur ce qu’il se passe aujourd’hui, en prenant en compte le fonctionnement ultralibéral et prédateur de nos sociétés. Sinon, on risque de se tromper dans nos analyses. Les médias mainstream imposent souvent insidieusement une façon de penser linéaire, ne tenant pas compte de tous les paramètres endogènes et exogènes. On repère bien ceux qui cherchent à tout prix à utiliser cette crise au bénéfice de leur capital. Lorsque cela concerne une petite entreprise qui fabrique des masques, c’est bien, mais lorsqu’il s’agit d’un gros trust pharmaceutique, c’est beaucoup plus inquiétant. Et puis, cette crise met en exergue et creuse encore un peu plus les inégalités. Aux États-Unis, les Afrodescendants sont, et de très loin, les plus touchés par l’issue dramatique que prend la pandémie de Covid-19. Il faut donc se poser de réelles questions sur le racisme systémique dont sont victimes les populations africaines et afro-descendantes dans le monde, sur la façon dont les Afro-Américains sont paupérisés. Ils ne bénéficient pas des mêmes accès aux soins de santé ou à des conditions de vie dignes, ce qui les rend plus vulnérables.
En Afrique, on estime que moins de 5 % des individus ont plus de 60 ans, ceux-ci constituant la tranche de la population la plus à risque face à une évolution grave de l’infection par le Covid-19. Cependant, dans les grandes villes, où se concentre la majorité des gens, même les plus jeunes développent des maladies, comme le diabète et l’hypertension à cause d’une mauvaise nutrition. Ces comorbidités les rendent également plus vulnérables à la maladie. Mais je pense surtout à toutes ces familles qui ne peuvent plus sortir de chez elles pour travailler et se débrouiller pour manger. C’est le cas de la majorité… Pouvez-vous définir le ressenti, l’état d’esprit qui prévaut en RDC ?
Je pense qu’il y a encore une certaine inconscience de la part d’une grande partie de la population. Il y a également cette tendance au fatalisme qui est désormais presque imprimée dans notre ADN et dont l’on peine souvent à se départir. Vous savez, afin de se détacher de l’asservissement mental colonial et postcolonial, il faut faire un travail profond et sérieux sur les traumatismes vécus. Par exemple, il est incroyable que dans beaucoup d’hôpitaux de Kinshasa, nous ne procédions même pas aux manœuvres de base de réanimation. On s’en remet à la fatalité. De toute façon, dans certains pays, le choix est en train de se faire entre mourir de faim et peut-être mourir du virus. Le prix des denrées alimentaires augmente doucement et, même si j’ai vu que certaines mesures gouvernementales étaient élaborées pour protéger les employés d’un licenciement, il faut dire qu’elles peinent à être mises en œuvre. À certains endroits, une vraie solidarité s’est installée. Dans des quartiers de la ville de Bukavu par exemple, on fabrique des masques
pour les voisins. Mais on ne peut pas demander aux gens de ne pas sortir de chez eux. La majorité des lieux de vie ne sont absolument pas configurés pour que l’on puisse être confinés, comme en Europe. Vous vous adressez aux enfants dans un livre audio, Kesho, 13 Histoires et comptines d’Afrique (disponible sur kesho-book.com). Comment leur parler de cette menace du Covid-19 ?
Je crois d’abord qu’il faut profiter de cette période pour leur expliquer que nous sommes tous interdépendants, peu importe le milieu social, les frontières ou les origines. Il faut tenter de leur faire comprendre avec des mots simples que se protéger soimême, c’est protéger les autres. C’est important de le formuler dans ce sens-là, parce que les gens pensent d’abord à se protéger eux-mêmes. Le sens du sacrifice pour un projet commun et la communauté qui les entoure n’est plus un automatisme en Afrique depuis qu’il y a eu cette rencontre violente avec le monde occidental. On a tendance à penser pour soi et pour son petit cocon familial. Il faut expliquer à nos enfants que ce n’est pas censé se passer comme ça. Que pour être heureux, il faut s’assurer du bonheur de ceux qui nous entourent. Le danger aujourd’hui pour l’être humain va bien au-delà de la maladie elle-même, et c’est évidemment beaucoup plus compliqué à appréhender. Quand on pense à des membres d’un même foyer qui se retrouvent bloqués chez eux, face à leurs réalités, à leurs désaccords, et qui ont du mal à vivre ensemble, c’est dramatique. On entend qu’il y a une augmentation fulgurante de femmes et d’enfants battus, d’incestes. Pendant que l’on réalise cette interview, des enfants sont enfermés avec des fous aux quatre coins du monde, sont maltraités, et donc sont exposés à une autre forme de danger. Que conseillez-vous de mettre en place pour qu’ils se protègent ?
On peut leur apprendre, par exemple, à faire des masques très simples et sans coutures pour toute la famille. Et en distribuer dans le quartier, parce que porter seul un masque en tissu protège les autres, mais ne les protégera pas eux. Pour que cela soit efficace, tout le monde doit en porter. Il faut en outre leur montrer comment bien se laver les mains, le faire avec eux et leur expliquer que cela doit durer 20 secondes. Et trouver des astuces, comme chanter une chanson, pour qu’ils comprennent ce que cette durée représente. Ma fille de 5 ans a fait un tuto vidéo pour montrer aux gens comment fabriquer un masque avec un morceau de tissu et deux élastiques. Et j’ai récemment vu que la chanteuse militante Khadja Nin avait également sorti une super vidéo. C’est amusant, on fait du bricolage avec eux, c’est une très bonne idée. D’une manière plus globale, j’ai toujours dit à mes enfants que les arbres et les océans étaient vivants, qu’ils respiraient et communiquaient. C’est un paramètre important qu’ils doivent comprendre : les humains doivent être considérés comme des animaux au même niveau que les autres êtres vivants. Les humains ne sont plus assez en osmose avec leur environnement, comme le disait très justement l’essayiste franco-béninois Kémi Séba dans une récente interview. ■