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Freddy Tsimba La création en résistance

interview FREDDY TSIMBA LA CRÉATION EN RÉSISTANCE

L’artiste congolais utilise des matériaux de récupération pour prôner un message de paix. Ses sculptures monumentales sont un hommage à la vie. À l’espoir de la jeunesse africaine aussi, symbole de richesse et de dynamisme, qui crée et s’épanouit dans un contexte improbable.

propos recueillis par Fouzia Marouf F er de lance d’un art en résistance, Freddy Tsimba est un plasticien et un sculpteur humaniste ancré dans l’effervescence artistique et la complexité des déséquilibres de Kinshasa, sa ville natale. L’artiste est né en 1967 dans la commune de la Gombe, puis a grandi dans le quartier de Matonge, le cœur musical de la capitale. À 22 ans, il est diplômé de l’Académie des beaux-arts de la mégalopole. Curieux, touche-à-tout, il apprend ensuite la ferronnerie avec les artisans locaux. Fortement marqué par les conflits qui frappent son pays, il rend hommage à la mémoire des victimes anonymes des guerres dans ses œuvres : dans une urgence de création, il détourne des douilles usagées récoltées sur des zones de combat et les soude afin d’en faire des sculptures monumentales. Une pulsion héritée de l’art de la débrouille (appelé « article 15 » selon une expression congolaise), un art singulier qui a contribué à forger sa renommée internationale. Ses pièces font partie d’illustres collections. En 2018, La Porteuse de vies a intégré les espaces publics du Théâtre national de Chaillot, à Paris.

Ses pièces mesurent jusqu’à plusieurs mètres de hauteur. Ici, une partie de son œuvre Les Amants du fort de Romainville.

Je suis issu d’une fratrie de 15 enfants, et nous n’avions pas de jouets. C’est moi qui les fabriquais dans la rue.

Cette année, son exposition solo « La Terre est plus jouissive que le paradis » devrait être accueillie au Bozar, à Bruxelles. Récompensé par de multiples prix, Freddy Tsimba, qui aurait pu s’installer aux États-Unis, a choisi de rester à Kinshasa au contact d’un vivier de créateurs, plasticiens, performers, car « l’art et la culture ne sont pas la priorité du gouvernement ». Après avoir participé à l’exposition itinérante panafricaine « Prête-moi ton rêve » à Abidjan, de retour à Kinshasa, il s’est confié à Afrique Magazine.

AM : Comment êtes-vous arrivé à l’art ? Freddy Tsimba : Dès ma prime enfance, je dessinais sans cesse et partout. Comme je suis gaucher, je pense que j’ai peut-être eu une facilité pour le tracé. J’avais aussi une prédisposition à fabriquer des voitures avec des fils de fer. Je suis issu d’une fratrie de 15 enfants, et nous n’avions pas de jouets. C’est moi qui les fabriquais dans la rue avec des pneus brûlés, pour mes frères et sœurs dans un premier temps, puis pour les enfants de mon quartier. Leurs parents me passaient commande. C’est devenu un moyen de survie pour moi. Avec l’argent récolté, je m’achetais des vêtements. J’avais 14 ans. Je donnais aussi des jouets aux petits qui n’en avaient pas. À l’époque, les cinémas de Kinshasa disposaient rarement d’affiches. Les directeurs du Vénus et du Tungue m’appelaient pour visionner les films qu’ils diffusaient. Le projectionniste les arrêtait pour que je dessine les différents acteurs – des stars comme Louis de Funès, Yves Montand, ou les héros des films de kung-fu –, et ensuite, mes dessins devenaient les affiches des longs-métrages, qu’ils disposaient sur la devanture de leurs salles. Pourquoi avez-vous décidé de vous inscrire à l’Académie des beaux-arts de Kinshasa ?

J’hésitais entre deux métiers : journaliste à la télévision ou artiste. Mais j’ai un zézaiement et je me suis dit que c’était compromis pour le journalisme… J’ai alors confié à mon père que je souhaitais me consacrer à l’art. Par chance, l’une de mes sœurs avait un petit ami qui fréquentait les Beaux-Arts. Il a montré l’un de mes dessins à une personne qui y travaillait, et comme il lui a plu, j’ai insisté pour quitter l’enseignement traditionnel et entrer à l’Académie. J’y ai suivi mes études alors que j’avais 13 ans, jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. Parlez-nous de votre attrait pour la sculpture. Ousmane Sow avait déclaré, à vos débuts, que vous deviendriez le plus grand sculpteur africain…

Je voulais réaliser des œuvres monumentales et j’avais une forte inclination pour les pièces en 3D. Ainsi qu’une idée fixe : réaliser le buste de mon père. Mais avant d’être prêt, je devais m’attacher à en créer un grand nombre. Ce que j’ai fait. J’ai une profonde admiration pour Ousmane Sow, il m’a beaucoup marqué. Je vais réaliser une œuvre monumentale en résidence artistique qui rendra hommage à cet immense sculpteur et devrait être exposée l’été prochain à l’abbaye de Fontfroide, près de Narbonne, en France.

Votre art rend hommage aux femmes, que vous représentez souvent enceintes, à travers des bustes réalisés avec des matériaux de récupération, comme des clés. Est-ce important pour vous de rappeler qu’il faut célébrer la vie après le chaos ?

Les femmes sont plurielles, si différentes les unes des autres et uniques, en fonction de leur tempérament, leur morphologie, leur sensibilité. Mes bustes féminins rappellent à la fois leur force et leur fragilité. J’aime me lancer dans de nouvelles tentatives, utiliser diverses matières lorsque je m’attelle à un nouveau buste. Cela change également la connotation de l’œuvre. J’aime créer avec des clés parce qu’elles représentent l’ouverture et la fermeture, elles sont ambivalentes. J’avoue que ce que j’ai vécu dans mon pays m’a appris que la force de la vie triomphe toujours, c’est pourquoi je crée des bustes de femmes qui sont enceintes. Car même si le sol est jonché de douilles et qu’il y a eu des combats, la vie reste souveraine. Il ne faut pas oublier que les femmes donnent naissance à des enfants qui incarnent l’avenir. C’est aussi une manière de donner corps et existence aux victimes anonymes de la guerre. J’ouvre dès lors un autre horizon, afin que mon travail ne se réduise pas uniquement à des œuvres qui incarnent la mort et les combats. Je me souviens du premier buste de femme que j’avais réalisé, intitulé Silhouette effacée. Cette pièce avait été présentée à la Biennale de Dakar en 2006. Votre démarche est effectivement singulière, vous avez choisi de travailler avec des matériaux ramassés sur des champs de bataille.

Pour moi, au-delà de leur sens premier, ils sont révélateurs d’une forme de vie. Et leur utilisation fait sens, elle est liée à mon rapport à l’art. Après avoir vu un reportage sur la Somalie en période de guerre, j’ai été profondément marqué : ça a éveillé chez moi l’envie de ramasser des douilles de cartouches pour les utiliser à des fins artistiques. En 2000, lorsqu’un dépôt de munitions a explosé à l’aéroport de Kinshasa, j’ai voulu récupérer les douilles pour en faire des sculptures. L’ami qui devait m’accompagner à l’aéroport a eu un grave problème à la jambe à cette période, et je suis, du coup, devenu le parrain de sa famille, alors que sa femme était enceinte. Je me suis retrouvé face à une urgence, une nécessité doublée d’un besoin vital. Ces douilles, qui tuent, étaient exportées, elles voyageaient tout simplement. Cette idée inattendue bouscule le fondement de la vie, et la place de l’humain est alors totalement remise en question. Vous avez d’ailleurs échappé à la mort parce que vous saviez fabriquer des marmites.

En 2000, je me suis rendu dans la zone dévastée de Kisangani, dans le nord-est du Congo, pour récupérer des douilles. Un jour, un militaire m’a abordé pour savoir ce que je faisais. Il m’a arrêté et j’ai été mis en prison, puis au bout de quatre jours, j’ai expliqué que je fabriquais des marmites avec des matériaux de récupération. Le commandant m’a alors demandé de quoi j’avais besoin, et on m’a apporté des tuyaux, des moteurs de frigo, des cartouches. J’ai fait une première marmite et il m’a offert une bouteille d’alcool. Il parlait anglais et a exigé que je fabrique 200 marmites pour qu’il les vende en Ouganda. Je me suis exécuté, mais au bout de trois mois, il a fallu me battre pour lui expliquer que je devais rentrer chez moi. Après enfin être revenu à Kinshasa, j’ai pris conscience que ce que j’avais vécu était très grave ! Vous faites partie des artistes du continent qui, marqués par un contexte politique difficile, produisent des œuvres fortes…

Les bouleversements qui ont frappé la République démocratique du Congo m’ont aidé. J’ai eu envie de rendre hommage à ceux qui se retrouvent aux prises avec la guerre et avec l’adversité partout dans le monde. Et de rappeler que l’être humain s’est toujours battu. Même s’il répète les mauvaises histoires et qu’il n’est pas en quête de paix, le prix de la vie est sacré, intact. Je veux aussi rappeler que notre pays, en particulier, brûle. Et les jeunes artistes de la scène kinoise créent en résistance. Vous apparaissez longuement dans Système K, un documentaire réalisé par Renaud Barret, qui suit au quotidien la nouvelle garde artistique (comme Géraldine Tobé), avec comme décor principal la capitale congolaise, une mégalopole aussi fascinante qu’impitoyable…

J’ai eu envie d’y participer, car avant ce docu mentaire, qui est aujourd’hui le porte-voix de notre art, j’ai eu une véritable rencontre humaine avec Renaud Barret. C’est un personnage vraiment incroyable. Il a mis cinq ans à faire Système K : il a vécu à Kinshasa durant de nombreuses années à nos côtés et a pris le temps de connaître chaque artiste à qui il donne la parole. J’aime l’idée de partage qui traverse son film, c’est une porte ouverte qui laisse éclore de nouveaux talents, pour montrer le triomphe de la création et de la jeunesse qui incarne notre avenir. On vous qualifie d’artiste humaniste. Et vous êtes également père de neuf enfants, dont quatre que vous avez adoptés…

Les enfants représentent la vie. Ils ne naissent pas avec les mêmes chances. Certains sont livrés à eux-mêmes, vivent très jeunes dans la rue. Si l’on peut leur apporter protection et éducation, c’est important : ce sont des socles qui élèvent l’humain, qui l’éclairent et l’amènent à découvrir l’autre. Pour moi, il est naturel d’avoir adopté quatre enfants.

J’avoue que ce que j’ai vécu dans mon pays m’a appris que la force de la vie triomphe toujours.

Avec ses plus de 12 millions d’habitants, Kinshasa est difficilement confinable.

Que faites-vous lors de votre temps libre, hors production artistique ?

J’ai une passion pour Haïti. En 2003, j’y suis rendu pour récupérer des obus à la suite d’un bombardement. J’y ai côtoyé une scène artistique foisonnante, engagée : des architectes, des musiciens, mais aussi des prêtres vaudous, des voyous, des artistes de tous bords ! C’est un pays envoûtant, qui est plein de potentiel. Son histoire est incroyable. J’aimerais y retourner. Je passe également du temps avec mes enfants, j’adore aller au bord du fleuve Congo. C’est un endroit qui m’apaise réellement, où j’oublie tout. Et j’aime la rumba, son rythme langoureux. Dans de nombreux pays africains, des mesures de couvre-feu et de confinement sont entrées en vigueur. Croyez-vous à la distanciation sociale à Kinshasa, qui compte plus de 12 millions d’habitants ?

La Gombé, la commune des affaires de la ville, a été totalement confinée en avril car elle abritait les rares personnes atteintes du Covid-19, placées en quarantaine. À Kinshasa, la plupart des commerces et des banques ont fermé. La vie est au ralenti. Tous les bars sont clos, on croise moins de monde dans les rues, les gens sont confinés chez eux. Les jeunes ont déserté la ville et le foot de rue. Au moment où je vous parle, je viens de croiser une dame qui porte un châle sur le visage et des gants. À l’entrée des petits commerces et des cybercafés, il y a toujours de l’eau et du savon pour nous rappeler de nous laver les mains. Je ne sais pas comment va se dérouler la suite de cette progressive distanciation sociale, mais je crains tout de même une rébellion. Ici, les gens vivent au jour le jour, ils ont des jobs informels, ça va être très difficile pour eux. Afin de lutter contre le tabou du Covid-19, Vidiye Tshimanga, conseiller spécial du président Félix Tshisekedi, a témoigné de son expérience personnelle. Atteint par la maladie, puis guéri après une prise en charge difficile, il a confié que certains soignants avaient refusé de s’occuper de lui…

Nous avons besoin de ce type de témoignages, car le Covid19 ne touche pas uniquement les Européens, contrairement aux fake news véhiculées ici par certains. Plus nous disposerons d’informations justes au sujet du virus, mieux nous serons préparés pour y faire face. En ce qui me concerne, j’observe les mesures de confinement imposées à Kinshasa avec sérieux, tout comme ma famille. Je ne sors que rarement. Et je profite de ce temps pour créer une nouvelle sculpture monumentale. Mon inspiration reste la même, elle se nourrit de mes angoisses, de ma vie, de mes espoirs. Je ne suis pas un politicien, je suis juste un artiste, un rêveur. ■

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