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Jack Ma, un ami qui vous veut du bien

JACK MA, UN AMI QUI VOUS VEUT DU BIEN… portrait

Alors même que la crise sanitaire provoque des tensions dans les relations entre Pékin et le continent, le fondateur d’Alibaba a été le premier à venir en aide à l’Afrique pour lutter contre le Covid-19. Portrait d’un milliardaire atypique, drôle et philanthrope… mais qui est aussi un redoutable sous-marin du soft power de l’empire du Milieu.

Au milieu d’entrepreneurs locaux, à Nairobi, au Kenya, en juillet 2017.

Jack Ma n’aura pas attendu pour agir. Dès la mi-mars, alors qu’à peine quelques centaines de cas de Covid-19 sont officiellement répertoriés à travers le continent, l’homme le plus riche de Chine annonce l’envoi en Afrique de 1,1 million de kits de dépistage, 6 millions de masques et 60 000 combinaisons pour le personnel soignant : « L’Afrique peut avoir une longueur d’avance sur le coronavirus », tweete-t-il. Prendre l’adversaire de court, le fondateur d’Alibaba sait faire ! En effet, quelques jours plus tard, les premières cargaisons de dons atterrissent à l’aéroport d’Addis-Abeba. C’est le Premier ministre éthiopien et prix Nobel de la paix 2019, Abiy Ahmed, qui se charge de dispatcher le matériel médical à travers les 54 pays du continent. « C’est un sacré coup de main. Merci pour votre donation généreuse », tweete le 20 mars le président rwandais Paul Kagamé.

Généreux, Jack Ma l’est : en 2008, Alibaba avait versé 800 000 dollars aux sinistrés du séisme du Sichuan. Et il sait se mettre les gens dans la poche. En seulement quatre visites sur le continent depuis 2017, cet homme simple et abordable a charmé ses hôtes et tissé de solides partenariats : en octobre 2018, Alibaba et le gouvernement rwandais ont lancé la plate-forme de commerce électronique eWTP. Même opération en Éthiopie en novembre 2019 : Abiy Ahmed – qui avait visité quelques mois auparavant le siège d’Alibaba, en Chine – annonce adhérer à cette plate-forme d’e-commerce. « Comme je l’ai promis ce matin à Jack [sic], je serai le chef de projet des investissements d’Alibaba en Éthiopie et un commercial pour le continent », avait alors indiqué le Premier ministre. « L’Afrique était considérée comme un simple fournisseur de matières premières, a lancé Jack Ma à son auditoire lors de cette visite. Elle doit être le conducteur de la nouvelle mondialisation ! » UN PARCOURS INCROYABLE

Le milliardaire chinois ne s’adresse pas seulement aux présidents africains technophiles : il se fait fort d’aider les entrepreneurs du continent. En septembre 2016, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement l’a nommé « conseiller spécial pour les jeunes entrepreneurs et les petites entreprises ». Le secrétaire général de cette agence onusienne, le Kenyan Mukhisa Kituyi, a loué son « approche visionnaire ». Le conseiller spécial Ma s’est alors engagé à appuyer 1 000 jeunes entrepreneurs des pays émergents en cinq ans, dont 200 Africains. Et il tient parole : l’école de commerce d’Alibaba accueille chaque année, en Chine, des étudiants et des stagiaires du continent. La fondation Jack Ma a également mis en place le programme Initiative Africa Netpreneur Prize (ANPI), qui organise depuis 2018 le concours Africa’s Business Heroes : en 2019, 10 lauréats (sélectionnés parmi 10 000 candidats issus de 50 pays du continent) s’étaient partagé 1 million de dollars – cette année, pour cause de crise sanitaire, la remise des prix se déroulera sous forme de visioconférence, mais elle aura bien lieu.

Jack Ma n’est plus à un paradoxe près. Le fondateur de l’une des plus grosses entreprises de la planète vante désormais les mérites des PME, comme il le résume avec son sens de la formule : « Last century: the bigger the better. This century: the smaller the better » (« Au siècle dernier : plus c’est gros, mieux c’est. Ce siècle : plus c’est petit, mieux c’est »). « Les entrepreneurs sont les mêmes partout dans le monde », estime-t-il dans la vidéo promotionnelle du concours 2020 de l’ANPI. « Ils ont des espérances, des rêves, ils n’ont jamais peur de rien, ils vont créer. Je pense que l’on doit en faire des héros. » Nul doute que Jack Ma est en train de parler de lui-même et de son parcours incroyable…

Ma Yun naît le 10 septembre 1964 à Hangzhou, capitale de la province côtière de Zhejiang, au sud de Shanghai. Sa mère est ouvrière, son père photographe. Lui se lance dans des études d’anglais, avec l’idée, simple et pragmatique, de devenir guide touristique : sa ville natale, dont la splendeur était déjà vantée en Europe au XIII e siècle par Marco Polo, est courue par les tour-opérateurs. Comme beaucoup de Chinois qui travaillent au contact d’Occidentaux, le jeune homme s’attribue un surnom anglo-saxon, plus facile à retenir pour ses interlocuteurs étrangers : Ma Yun devient donc Jack Ma.

Les premières années sont semées d’embûches. Le milliardaire d’aujourd’hui se délecte à régaler son public d’anecdotes sur les échecs qu’il a affrontés (pour, bien entendu, les surmonter…) : nul en maths, il échoue deux fois au bac chinois et est refusé à l’université Harvard à dix reprises. Il tente sa chance dans la police chinoise, mais se fait sèchement recaler. À la recherche d’un petit boulot pour financer ses études, Yun/Jack réalise même l’exploit de se faire rembarrer par la chaîne de fast-food KFC, qui ouvre ses premiers restaurants en Chine ! « 24 personnes sont venues postuler, 23 ont été embauchées et j’ai été le seul refusé. » Doué en anglais, il finit par passer de l’autre côté du pupitre et enseigne la langue de Shakespeare. Il développe alors un sens de la mise en scène qui ne le quittera plus : ses cours sont des shows drôles

Les premières années sont semées d’embûches. Le magnat d’aujourd’hui se délecte à régaler son auditoire d’anecdotes sur les échecs qu’il a affrontés (pour mieux les surmonter).

Des bureaux d’Alibaba, à Shanghai. Le siège de l’entreprise se trouve à Hangzhou.

et décalés. Ses étudiants, amusés et conquis, le surnomment d’ailleurs « Crazy Jack ».

En 1995, il accompagne une délégation chinoise aux ÉtatsUnis, en tant que traducteur. Il y fait la découverte du balbutiant Internet. La Toile mondiale est une révélation : entreprenant, le professeur d’anglais comprend aussitôt comment le réseau des réseaux peut mettre en relation l’offre et la demande à travers le globe. À son retour, il emprunte l’équivalent de 2 000 dollars pour fonder China Pages, l’un des premiers sites commerciaux de l’empire du Milieu. L’expérience sera de courte durée : le Web marchand en est encore à ses tâtonnements, et China Pages ne parvient pas à trouver son modèle économique. Nous sommes au milieu des années 1990, et le film Forrest Gump, dans lequel Tom Hanks incarne un homme simple d’esprit mais déterminé, fait un carton. Le jeune Jack Ma est fan de ce personnage : lui non plus ne renoncera pas ! En septembre 2018, le magnat avait annoncé la couleur à de jeunes entrepreneurs africains accueillis en stage à l’école de commerce d’Alibaba, à Hangzhou : « Vous

devez vous habituer à encaisser des refus : pourquoi les gens vous aideraient ? Vous devez croire en vous. Et croire que ce que vous faites aura du succès dans dix ans ! » « Ne jamais abandonner. Aujourd’hui, c’est dur, demain, ce sera encore pire, mais le surlendemain, le soleil brillera », a-t-il coutume de dire. Parce que Jack Ma sait que la volonté paye… Et en effet, la volonté a payé : des milliards !

En 1999, il emprunte un total de 60 000 dollars à des proches pour lancer un nouveau site marchand, baptisé « Alibaba ». Destiné à faciliter les échanges entre entreprises, il convainc les banques et les investisseurs. Pourtant, les débuts sont rudes : « Les trois premières années, nous n’avons eu aucun revenu. » Le comble est que les utilisateurs B2B (« business to business ») font pourtant de lucratives affaires entre eux. Le patron raconte même qu’il lui est arrivé, au restaurant, de voir sa note discrètement payée par des internautes qui l’avaient reconnu ! En 2002, Alibaba génère enfin des bénéfices, notamment en servant d’intermédiaire entre des exportateurs chinois et des importateurs américains : « Ce business model nous a sauvés. » « DOCTEUR JACK » ET « MISTER MA »

L’année suivante, Jack Ma lance Taobao pour concurrencer le site d’enchères eBay. Et en 2005, c’est la consécration : Yahoo! signe un énorme deal avec Alibaba. Fondée par l’Américain d’origine taïwanaise Jerry Yang, la société de services Web débourse 1 milliard de dollars pour entrer au capital du site marchand chinois, lequel, en échange, contrôle Yahoo China. Ce pacte n’est pas pour déplaire aux autorités de Pékin, la question de l’accès à Internet – et surtout, à ses contenus – étant éminemment sensible en Chine. Le milliardaire est d’ailleurs notoirement proche du régime : en novembre 2018, Le Quotidien du Peuple a même confirmé qu’il est bel et bien membre du Parti communiste… Il a également racheté le quotidien hongkongais South China Morning Post, en 2015, pour 266 millions de dollars. Depuis, ce vénérable journal anglophone, fondé en 1903, serait devenu « la voix » de Pékin, selon l’un de ses anciens salariés, qui s’est confié anonymement au journal britannique The Guardian… Enfin, depuis mai 2018, le magnat est vice-président d’une fédération des sociétés du Web chargée de veiller au respect des « valeurs du socialisme » par les internautes chinois…

Maoïste ou pas, Jack Ma est le premier entrepreneur chinois à faire la couverture de Forbes en 2011. En 2013, afin d’avancer ses pions aux États-Unis, il prend des participations à hauteur de 206 millions de dollars dans le site ShopRunner. L’année suivante, il lève 25 milliards de dollars pour l’introduction d’Alibaba à Wall Street. C’est alors la plus volumineuse entrée en Bourse jamais réalisée. Concurrente d’Amazon, la société a réalisé un chiffre d’affaires de 43 milliards d’euros en 2019 ! Jack Ma est désormais l’homme le plus riche de Chine, avec une fortune estimée à 38,8 milliards de dollars par Forbes, dans son classement 2020. Chaque année, en septembre, Alibaba organise une fête d’anniversaire où ses dizaines de milliers de salariés – ainsi que des guest-stars, comme les acteurs Daniel Craig ou Jet Li – sont invités. Le dirigeant redevient alors le « Crazy Jack » dont les shows divertissaient tant ses étudiants. L’espace de quelques heures, « Docteur Jack » domine « Mister Ma » : son côté excentrique reprenant le dessus dans des délires à la mégalomanie joyeusement assumée, il monte sur scène déguisé en chanteur punk (piercing dans la narine et crête sur la tête) ou costumé en Michael Jackson, et n’hésite pas à prendre le micro pour interpréter des chansons de films, comme Le Roi Lion ou Ghost. LES ADIEUX À ALIBABA

Fantasque, l’homme n’est pas non plus un « workalcoholic », l’un de ces chefs d’entreprise qui ne comptent ni leurs heures ni les nuits blanches et se tuent littéralement à la tâche. A contrario, Jack Ma passe ses week-ends tranquille, loin des tracas de sa semaine de travail. Sur sa vie privée, l’exubérant milliardaire est très discret. Avec son épouse, Zhang Ying, qu’il a rencontré sur les bancs de l’université à Hangzhou, il a trois enfants dont il refuse catégoriquement de parler, afin de les préserver au maximum. Il assure apprécier les plaisirs simples de l’existence, comme jouer aux cartes avec ses amis ou se régaler d’un bon dîner arrosé de vin français – il a acquis un vignoble dans le Bordelais.

Le magnat n’a nulle envie de trimer jusqu’à un âge avancé : en juin 2016, lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg, il a même glissé que, si c’était à refaire, jamais il n’aurait créé une entreprise aussi grosse qu’Alibaba, source de trop de responsabilités et de trop de soucis ! « Je voudrais juste être moi-même et profiter de la vie », confie-t-il alors à son auditoire éberlué. Le 10 septembre dernier, à l’occasion de son 55 e anniversaire, Jack Ma a donc fait ses adieux à Alibaba. Évidemment, il a tiré sa révérence avec toute la démesure que l’on attendait de lui : il est apparu devant ses salariés, religieusement rassemblés, déguisé en rock star, vêtu d’un blouson de cuir clouté et équipé d’une guitare électrique orange. Son successeur, Daniel Zhang, est ensuite monté sur scène, habillé d’une tenue blanche à paillettes… La relève est assurée !

La philanthropie sympathique de « Crazy Jack » en Afrique tombe à pic afin de ripoliner l’image de la Chine sur le continent,

Fantasque, l’homme n’est pas non plus un « workalcoholic », l’un de ces chefs d’entreprise qui ne comptent ni leurs heures ni les nuits blanches et se tuent littéralement à la tâche.

À Hangzhou, dans sa ville natale, en septembre 2018.

écornée par la crise du Covid-19. Le site d’informations Politico a relayé, le 16 avril, que des ambassadeurs africains en Chine avaient dénoncé les brutalités dont ont été victimes au début du mois d’avril, à Canton, des citoyens du Togo, du Bénin et de Nigeria, chassés de leurs domiciles et placés en quarantaine. Liu Yuxi, l’ambassadeur chinois auprès de l’UA, a temporisé, évoquant une amitié sino-africaine « solide comme un roc », qui ne pourrait être endommagée par des « incidents isolés ». Mais pour l’analyste de l’Institut sud-africain des affaires internationales Cobus van Staden, interrogé par Politico, c’est plus grave : « Il y a beaucoup de tensions dans la relation. » Il juge cependant que la réponse des diplomates du continent prend en considération – et c’est une nouveauté – le ressentiment populaire africain envers un ami perçu parfois comme encombrant… et coûteux.

Selon l’Initiative de recherche sino-africaine de l’université américaine Johns-Hopkins, depuis les années 2000, la Chine (en réalité, l’État et une trentaine de banques et d’entreprises)

a prêté 152 milliards de dollars à 49 pays du continent. Ces derniers auraient dû lui rembourser 8 milliards de dollars cette année, selon le ministre des Finances du Ghana, Ken Ofori-Atta. Mais en raison du Covid-19, le G20 a accordé un moratoire sur la dette en 2020.

Or, un rapport de l’université Harvard soulignait, en 2018, que les pays émergents, quand ils sont dans l’incapacité de rembourser, peuvent être conduits à céder à Pékin des ressources stratégiques et souveraines : c’est déjà le cas du Pakistan et du Sri Lanka. La crise économique déclenchée en Afrique par le nouveau coronavirus risque donc fort d’accélérer cette dépendance pour Gabrielle Chefitz, coauteure du rapport en question, interrogée le 12 avril par le Guardian : soit le remboursement de la dette impliquera, dans des pays en panne, le contrôle par la Chine de « ressources stratégiques », soit l’effacement de l’ardoise fera d’eux des obligés de Pékin, qui renforcera ainsi son « soft power en tant que leader global ». En clair, la Chine sera gagnante dans les deux cas. ■

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