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Rony Brauman « L’espoir d’une exception africaine
interview Rony Brauman « L’espoir d’une exception africaine»
Capacité sanitaire, démographie, pyramide des âges, profi l immunitaire… Le continent reste une énigme face à l’épidémie. Regard d’un médecin véritablement sans frontières. propos recueillis par Anne-Cécile Huprelle
Rony Brauman est médecin, diplômé en épidémiologie et médecine tropicale. Il est engagé depuis 1977 dans le domaine de l’aide médicale internationale. Après avoir travaillé plusieurs années sur le terrain, il a occupé le poste de président de Médecins sans frontières (MSF) de 1982 à 1994, et est actuellement directeur de recherche à la Fondation MSF. Son expérience concerne principalement l’aide humanitaire dans les situations de crise – conflits armés, famines, réfugiés –, qui sont les premiers terrains d’action de l’association. Son engagement et ses voyages l’ont également amené à travailler sur les enjeux politiques de l’aide humanitaire et les réponses internationales.
AM : Saviez-vous que les virus émergents, comme les coronavirus, étaient une menace imminente ? Rony Brauman : Oui, bien sûr. Depuis une quarantaine d’années et l’apparition du sida, première grande épidémie de l’aprèsguerre, on voit des virus d’ampleur se multiplier : dengue, Chikungunya, Zika, SRAS… Nous vivons avec cette menace. D’autant que les alertes officielles ne manquent pas. Il suffit de les écouter. Il y a encore six mois, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport insistant sur l’impréparation des États en général, face à une urgence sanitaire internationale. Et de fait, l’humanité est « prise de court », débordée…
Oui, et c’est là le paradoxe. Les États du monde entier avaient pourtant été prévenus. Je relativise tout de même votre affirmation : les pays semblent débordés sauf quelques-uns, comme l’Allemagne, qui fait figure d’exception européenne. Avec la mise en œuvre précoce de mesures de distanciation, de tests viraux, de distribution de masques et d’une certaine discipline sociale, on voit que la morbidité y est tout à fait contenue et qu’il y a une très bonne maîtrise de l’épidémie. Il faut aussi souligner que le discours politique allemand est extrêmement sobre. Il n’a rien de triomphaliste. Personnellement, je trouve cela remarquable. Ceci dit, l’Allemagne a bénéficié d’un certain « retard » par rapport à l’Italie, l’Espagne et la France, qui ont été frappés bien avant. Vous dites que « la confiance dans les autorités est essentielle dans une crise sanitaire ». Mais cela n’est pas le cas dans beaucoup de pays, comme en France, où la riposte et les mesures prises sont critiquées.
Cela ne se contredit pas forcément. Certaines polémiques sont stériles, comme celle sur la chloroquine. Ce traitement méritait, bien sûr, d’être associé aux recherches et aux tests dans la lutte contre le Covid-19, mais l’engouement proche de l’hystérie, que le professeur Didier Raoult a suscité par ses déclarations intempestives, n’avait pas lieu d’être. Aujourd’hui, on voit que la chloroquine n’a aucun intérêt particulier dans ce cas, et cette polémique est d’autant plus fâcheuse qu’elle a suscité une méfiance accrue à l’égard des scientifiques, qui restaient mesurés vis-à-vis de son utilisation. Par ailleurs, on a incité les gens à dévaliser les pharmacies, privant ainsi de leur traitement à base de chloroquine des patients souffrant de lupus ou de polyarthrite. Cela étant dit, la liberté d’expression est aussi nécessaire
en temps de crise sanitaire. Et pour moi, une parole autoritaire de « sachant » s’adressant au peuple comme à des enfants ne peut être que contre-productif. Cela suscite le rejet. La principale riposte adoptée est le confinement des populations. Est-ce la méthode que vous préconisez ?
Oui, je soutiens cette mesure radicale du fait des carences existantes, que l’on peut critiquer mais auxquelles on ne peut pas remédier en 24 heures. On peut déplorer que les stocks de masques aient été diminués au fil des années et de manquer d’industries capables de les produire rapidement dans la plupart des pays du monde, ou encore que les tests n’aient pas été systématisés. On peut s’attrister également de voir certains gouvernements, comme celui de la France, préférer contester l’utilité de ces mesures de protection, plutôt que dire qu’elles étaient utiles mais qu’il fallait du temps pour les mettre en place. Ce qui aurait été plus compréhensible que le discours infantilisant que l’on a entendu. Mais il faut aussi tenir compte de la situation telle qu’elle se présentait. Il fallait freiner l’épidémie pour permettre aux services de soins intensifs d’absorber les flux de patients sans avoir à en rejeter. C’est ce qui a été fait avec un certain succès. De nouvelles contaminations au moment des déconfinements sont envisagées par les scientifiques. Comment une immunité collective peut-elle s’installer ?
Nous ne pouvons que constater la contradiction entre les mesures restrictives et l’incitation à l’immunité collective. Car pour la développer, il faut multiplier les contacts, mais on multiplie alors les malades graves, voire les morts. Il y a une sorte d’équilibre très délicat à calculer entre les espoirs que l’on peut fonder sur l’immunité collective et les mesures barrière nécessaires pour la protection individuelle. Ce qui, du coup, diminue l’immunité collective. Si l’on n’avait rien fait, l’épidémie se serait propagée beaucoup plus vite, mais l’immunité collective se serait développée plus rapidement. D’autre part, au niveau épidémiologique, une interrogation subsiste sur cette notion même d’immunité collective. Elle existe pour certaines pathologies infectieuses : le rhume, la grippe, Ebola également. Mais son existence dépend de l’effet immunisant du virus, c’est-àdire de la capacité de réaction des organismes par la sécrétion d’anticorps, or l’on se pose encore beaucoup de questions sur ce phénomène. Grâce au recul significatif que l’on a avec la situation chinoise, on constate de nouvelles contaminations. Alors, s’agit-il de rechutes ou de nouvelles infections ? Malheureusement, à ce stade, je n’ai pas de réponses. Abordons le cas de l’Afrique. Êtes-vous aussi alarmiste que le directeur de l’OMS ou les virologues sur place ?
Je suis alarmé et alarmiste. Sur le continent africain, on a bien peu de lieux où traiter des malades graves. Et là où ils existent, les capacités sont limitées. Donc on peut craindre une mortalité aggravée à cause du manque de soins, de la saturation des hôpitaux, du « tri des patients », au détriment des accidentés de la route, des femmes dont l’accouchement serait difficile, des malades souffrant de pathologies parasitaires ou infectieuses, comme le paludisme. Cela a été le cas au moment de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, lorsque l’on s’est aperçu que les victimes indirectes du virus étaient en nombre égal, voire supérieur à celles d’Ebola à proprement parler. Les raisons d’être alarmiste sont doublées par l’effet de foyer ou de « cluster », c’est-à-dire des lieux de population concentrée, dans lesquels la transmission interhumaine s’accélère. Des phénomènes d’hypertransmission sont ainsi à craindre dans les zones urbaines marginales, les bidonvilles, certains quartiers populaires. D’ailleurs, il ne faut pas traiter l’Afrique comme un ensemble homogène, la situation pouvant diverger d’un endroit à l’autre. Je voudrais ajouter un point, qui est peut-être une pure spéculation de ma part, mais la pyramide des âges du continent est très différente de celle des pays du Nord. Les jeunes sont plus nombreux en proportion, et l’on sait aujourd’hui, contrairement à ce que l’on pouvait croire il y a encore quelques semaines, que les enfants sont peu ou pas transmetteurs. Par ailleurs, les plus jeunes et les plus robustes sont résistants au Covid-19, au point qu’ils sont souvent asymptomatiques. Ce constat pourrait atténuer la gravité de l’épidémie en Afrique. De la même façon, le profil immunitaire de cette population, confrontée à des germes différents que ceux que connaissent les autres, pourrait peut-être contribuer à une meilleure résistance à la maladie. Pyramide des âges et profil immunitaire : ce sont deux atouts, deux raisons d’espérer à « l’exception africaine ». Des hypothèses qui ne peuvent être vérifiées scientifiquement aujourd’hui, mais auxquelles j’ai envie de croire. Nous sommes tous d’accord pour dire que le confinement décrété dans la majeure partie du monde est difficilement applicable en Afrique. À cause de l’économie informelle et parce que pour « manger », il faut sortir. Comment faire ?
Le confinement est déjà difficile dans des zones urbaines dites « développées » mais pauvres. Je pense aux quartiers populaires des grandes cités, telles Paris ou New York… Compte tenu de la taille de certaines villes africaines comme Cotonou ou Lagos, il est impensable de confiner des quartiers équivalents. Il faut tenter de se concentrer sur des mesures à peu près acceptables, car rien que le lavage des mains peut être problématique. Cela suppose que l’on ait du savon et un accès régulier à l’eau, ce qui n’est pas le cas partout. Mais c’est quelque chose que l’on
peut tenter de développer si une aide internationale significative se met en place et que les gouvernements concernés libèrent les ressources, par l’annulation de la dette. Pour l’instant, le service de la dette est reporté, c’est très insuffisant mais c’est déjà un premier pas pour libérer des ressources locales, importer des ressources de l’étranger, en vue d’une plus grande disponibilité de masques, de savons et d’eau. Ces premières mesures barrière ont prouvé leur efficacité. Sans autre solution pour prendre en charge les malades, de nombreux États comme le Bénin, le Sénégal, le Burkina Faso ou encore le Cameroun ont généralisé le traitement à base de chloroquine. Cela peut-il faire la différence ?
Je ne crois pas, rien ne permet de le penser. Tout indique que la chloroquine n’a pas les vertus qui lui ont été prêtées par certains, en premier lieu le docteur Raoult. Aujourd’hui, il est clair que cet espoir est déçu. Les tests et les essais cliniques se sont révélés négatifs. Prescrire, revue médicale de référence en matière d’essais thérapeutiques et d’évaluation des effets des médicaments, vient de faire l’analyse des publications internationales à ce sujet. Les effets principalement observés de la chloroquine sont une augmentation des accidents cardiaques, et non une diminution de la charge virale. Les pays africains qui se ruent sur ce traitement le font donc, je crois, par pur opportunisme politique, parce qu’il est bon d’offrir une solution à une population qui craint les suites d’une pandémie. Mais malheureusement, c’est une fausse solution. Et l’on ferait mieux de se concentrer sur des réponses concrètes et pratiques. Une urgence alimentaire pourrait s’ajouter à la crise sanitaire, le continent dépendant beaucoup des importations. Doit-on craindre des pénuries, des émeutes ?
Les émeutes de la faim, que l’on a observées il y a une quinzaine d’années en Afrique, mais aussi en Amérique latine, n’étaient pas spécifiquement liées à une situation de dénutrition avancée. Il s’agissait en fait d’émeutes du pouvoir d’achat. La nuance a une certaine importance. C’était des questions de redistribution, de pouvoir, de subventions pour des denrées de base, lesquelles avaient été supprimées sous l’effet des politiques libérales imposées par le Fonds monétaire international. Je ne crois pas que l’on puisse reproduire cela. En revanche, le terme « émeute » me fait penser à ce que l’on a connu en 2014 à Monrovia, au Liberia, ou à Freetown, en Sierra Leone, durant l’épidémie d’Ebola, lorsque des mesures d’isolation de quartiers entiers ont été imposées avec une intervention militaro-policière. Ce qui a été considéré comme une stigmatisation intolérable de la part des populations, obligées de s’enfermer et donc de se contaminer les unes les autres. On peut craindre que cela se reproduise si des mesures de confinement contraint étaient prises. « La maladie est un puissant révélateur social », dites-vous. Que révèle de nos sociétés cette crise du Covid-19 ?
Trois idées me viennent à l’esprit. Tout d’abord, la mise en évidence des inégalités sociales par le poids que le virus fait peser sur certaines catégories de population. En France, le département de la Seine-Saint-Denis, au nord de Paris, est plus atteint que d’autres à cause d’un manque d’accès aux soins. Aux États-Unis, les Afro-Américains sont massivement touchés pour des raisons de comorbidité beaucoup plus développées. Le même phénomène a été observé au cours d’épidémies de choléra ou de tuberculose… Il y a aussi des habitudes qui ont été mises en exergue, comme l’interpénétration du domestique et du sauvage : le marché aux animaux de Wuhan, d’où serait partie l’épidémie, concentre cette notion de mélange. Le pangolin, espèce africaine hautement appréciée pour toutes sortes de vertus supposées par les Chinois, aurait lui-même été infecté par la chauve-souris, arrivée en ville « par accident » parce que l’urbanisme pénètre des territoires naturels. Des animaux forestiers deviennent ainsi urbains. Cette mise à disposition de la nature comme objet de consommation avait déjà été révélée par Ebola, dont l’épidémiologie peut être comparée à celle du nouveau coronavirus, même si la létalité était bien supérieure. Mais les conditions de contamination sont comparables. On parlait aussi d’animaux sauvages à la source de cette maladie (chauvesouris, singes…). L’épidémie de sida est également apparue ainsi. C’est une maladie du singe vert d’Afrique centrale, et ce sont les interpénétrations ville-campagne qui ont permis au virus de se répandre. Enfin, le Covid-19 est la première expérience vécue simultanément par l’humanité. Près de 4 milliards de personnes sont confinées ou limitées dans leurs mouvements pour la même raison. C’est une expérience anthropologique inédite. Cela laisse penser qu’il y aura un « après-corona ». Mais on ne sait rien sur ce que sera cet « après ». ■ Aux côtés de Jean-Christophe Rufin, médecin et écrivain français, à MSF, en 1986.