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Diane Mordacq « Nous allons assister à un retour du protectionnisme »
BUSINESS
Le Club Déméter, un groupe de réflexion qui rassemble des entreprises et des établissements de l’enseignement supérieur français, s’intéresse aux questions de la sécurité alimentaire. Diane Mordacq, chargée de recherche, répond à nos questions, alors que la guerre en Ukraine a des impacts importants sur l’approvisionnement en blé dans le monde.
propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Le conflit en Ukraine s’ajoute au Covid-19, à la hausse des carburants et aux sécheresses, qui avaient déjà fait grimper le prix du blé. Une telle conjoncture est-elle inédite ? Diane Mordacq : Ce qui est inédit, c’est que le marché mondial du blé soit amputé d’une quantité considérable : l’Ukraine représente 12 % des exports de blé. Le déséquilibre entre offre et demande a fait atteindre, le 7 mars, le prix de 400 euros la tonne de blé, soit 100 euros de plus qu’en 2007 ! Aujourd’hui, nous sommes autour de 360 euros la tonne. Depuis une vingtaine d’années s’additionnent des tensions structurelles : croissance démographique, hausse de la demande calorique mondiale, inégalités géographiques et de ressources, complexification de la logistique et du commerce, turbulences économiques, monétaires et financières. Le Covid-19 et le conflit sont des amplificateurs de ces tensions structurelles. La dépendance de certains pays envers le blé russe et ukrainien va-telle se traduire par des disettes et des troubles sociaux ? Ou ont-ils assez de réserves pour nourrir leur population ?
Le 14 mars, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a mis en garde contre un « ouragan de famines ».
Aujourd’hui, un Terrien sur dix dépend à plus de 50 % du blé russe et ukrainien. L’Égypte en dépend à 90 %, la Tunisie à 40 %, le Maroc à 20 %… Ils vont se tourner vers d’autres pays exportateurs, comme la France. Concernant les réserves dont les pays disposent, difficile d’avoir une idée précise, ces informations étant stratégiques. À l’échelle mondiale, il y aurait trois mois de stocks de blé. C’est dans l’intérêt des États d’assurer la sécurité alimentaire de leurs populations : la Tunisie dépense par exemple chaque année plus de 2,2 milliards d’euros pour le pain, la farine ou la semoule. Avec la flambée des prix, ses dépenses devraient augmenter de 401 millions selon le think tank Institut arabe des chefs d’entreprise. L’État a intérêt à assurer l’alimentation de son peuple : le 20 mars, alors que le pays Le Déméter 2022 : Alimentation : les fêtait son indépendance, nouvelles frontières, la population a manifesté
IRIS éditions, 25 €. contre le président Kaïs Saïed. De mauvaises récoltes et une hausse des prix des matières premières agricoles et énergétiques avaient donné lieu à des émeutes dans certains pays en 2007 et 2008, puis à nouveau en 2011. Les autres producteurs (Europe, Australie, États-Unis, Canada, Argentine, Inde, Kazakhstan…) sont-ils en mesure de se substituer ?
Pour pouvoir se substituer, les gros producteurs devront exporter plus : ce qui signifie stocker moins ou produire plus. Le problème est que les grands exportateurs pâtissent du changement climatique, et notamment des sécheresses. En Europe, pour augmenter les productions, Bruxelles a annoncé le 23 mars la possibilité de cultiver les jachères en 2022. Les effets prendront plusieurs mois avant d’être visibles. À court terme, quelles mesures peuvent prendre les États importateurs en manque de blé ?
Ils peuvent se tourner vers les acteurs nationaux privés stockeurs de blé. En Égypte, le 16 mars, les autorités ont introduit des mesures pour inciter les producteurs à vendre plus de blé : augmentation des prix, fixation de quotas, menace de prison s’ils ne livrent pas. Les États peuvent aussi prendre la décision d’importer à prix fort ou de faire venir d’autres céréales (bien que les prix soient aussi très hauts). Ou bien encore décider de rediriger les productions à destination de l’industrie non alimentaire vers l’alimentaire. Enfin, ils peuvent trouver des produits de substitution locaux : par exemple, la farine de banane plantain pourrait remplacer à hauteur de 30 à 40 % celle
En effet, même dans ce cas, la production agricole ukrainienne n’atteindrait pas les prévisions d’avant-guerre : les semis d’hiver sont abîmés, ceux de printemps sont restreints, des outils de production ont été détruits, tout comme certaines infrastructures de transport. La Russie pourrait être tentée d’orienter ses exportations vers les pays non ouvertement opposés à son agression de l’Ukraine. Bien que cette guerre motive les États à réduire leur dépendance, il va falloir attendre des années avant que ces mesures soient fructueuses. Pendant ce temps, ils constitueront sans doute des stocks stratégiques pour parer à d’éventuelles crises : on va assister à un retour du protectionnisme. Les tensions structurelles ne vont pas se résorber avec la fin de la guerre : celle-ci montre qu’au contraire, dès que l’un des greniers du globe souffre, tout le monde peut en subir les conséquences. À moyen et long termes, face aux aléas, faut-il développer des alternatives au blé, au maïs et aux céréales (la FAO vante par exemple les mérites des légumineuses) ? En vingt ans, la consommation annuelle de blé a augmenté de 75 %, alors que la population mondiale a augmenté de 30 % : ce parallèle montre que la consommation de blé a augmenté plus vite que la population. Le blé, peu cher, très nutritif, est devenu la norme (pain, semoule). Il représente 50 % du total des calories ingérées dans le monde. Pour assurer la sécurité alimentaire, il faut jouer sur la diversification des cultures et des régimes : les légumineuses sont riches en protéines et en fibres et ont des bénéfices agronomiques et environnementaux. ■
de céréales. On peut ainsi s’attendre à une combinaison de ces mesures. Lors d’une réunion début mars, le G7, la FAO et le Programme alimentaire mondial des Nations unies ont demandé aux États d’« éviter toute mesure pouvant entraîner une hausse des prix ».
À partir d’un certain prix, s’alimenter devient compliqué. Déjà en 2007-2008, lorsque la tonne de blé a atteint 300 euros, d’importantes tensions sont apparues. Alors que nous sommes aujourd’hui à 360 euros… Lorsque les prix sont trop élevés, que les approvisionnements se compliquent, que les stocks s’amenuisent et que les ventres se creusent, les esprits s’échauffent. Il existe sans doute un prix géopolitique à définir entre ce qui est nécessaire aux revenus des agriculteurs et ce qui est soutenable pour les consommateurs. C’est assurément une question à traiter au niveau multilatéral. Même en cas d’arrêt du conflit, le prix du blé resterait-il élevé ? Et si oui, pourquoi ?