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PAROLE D’ANTIQUAIRE
Le masque Fang de la collection Jeanne Tachard vu par...
Le 26 mars dernier, l’Hôtel des Ventes Montpellier-Languedoc est devenu l’épicentre du marché de l’art extra-européen, juste le temps de la vente de la collection de Jeanne Tachard, couturière et l’une des premières collectionneuses d’art africain. Le masque Fang de la société du Ngil s’est envolé à 5 250 000 €. Patrick Mestdagh, spécialiste bruxellois des arts non-européens, commente cet objet, tandis que Rafael Ortiz, cofondateur en 1984 de la galerie L’Arc en Seine spécialisée en Art déco, livre son point de vue sur Pierre Legrain et sa collaboration tout à fait unique avec Jeanne Tachard.
Patrick Mestdagh
« Seuls dix masques authentiques de ce type sont connus et répertoriés dans le monde. »
PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANIE PIODA
Patrick Mestdagh, antiquaire.
© Portrait 2.0. Masque de la société du Ngil, Fang, Gabon, fin du XIXe siècle, bois de fromager, kaolin, fibres végétales, tissu, h. 55 cm. Provenance : collection du gouverneur René-Victor Fournier (1873-1931). Lot adjugé 5,25 millions d’euros le 26 mars 2022 à l’Hôtel des Ventes de Montpellier.
En quoi ce masque est-il vraiment exceptionnel ?
Comme l’indiquait fort justement l’expert Bernard Dulon en préambule à cette adjudication, seuls dix masques authentiques de ce type sont connus et répertoriés dans le monde. C’est moins que le nombre de peintures de Léonard de Vinci, c’est dire la rareté de ce type de masque. Par la pureté de ses lignes et la perfection de sa réalisation, une telle pièce dépasse le cadre de l’art africain et rejoint les grands standards de l’histoire de l’art, comme les idoles cycladiques ou la tête de Nefertiti, conservée à Berlin.
Est-ce que le prix de ce masque Fang de la société du Ngil est justifié ?
Il corrobore en tout cas le prix du dernier masque de ce type vendu aux enchères lors de la vente de la collection Vérité, le 17 juin 2006, et acquis par Mme. Bettencourt pour 5,75 M€.
Est-ce que la question des restitutions, qui s’est traduite lors de la vente par l’intervention d’un spectateur pour bloquer les enchères, a eu une incidence sur l’adjudication ?
Aucune ! Pour atteindre un tel prix, il faut plusieurs enchérisseurs avec la volonté d’emporter l’enchère. Cela semble avoir été le cas à Montpellier ! L’intervention de ce groupe n’aura eu que peu d’effets, au final. Aujourd’hui, on a le sentiment que le politique a pris conscience qu’il avait été un peu vite en besogne sur cette question des restitutions. Il est toujours dangereux de faire des annonces fracassantes sans avoir au préalable étudié la question en profondeur.
Un tel événement participe-t-il à la dynamisation du marché ?
Un objet de cette importance qui se vend à un prix record participe toujours à la dynamisation du marché, ou en tout cas à sa promotion, ce qui est une bonne chose.
Galerie Patrick Mestdagh 29, Rue des Minimes - Bruxelles pm@patrickmestdagh.com +32 475 46 73 15
Rafael Ortiz
« Sensible aux formes pures de l’art africain, à la simplicité géométrique du cubisme, Legrain invente un mobilier novateur, radical et unique. »
PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-ÉMILIE FOURNEAUX
Rafael Ortiz.
« Chacune des œuvres de Legrain me rappelle toute la force et la richesse d’une grande époque artistique. »
Pierre-Émile Legrain, Paire de fauteuils d’influence cubisante, cuir noir, dossier trapézoïdal encadré de deux accoudoirs pleins, socles patins à découpe en dents de scie plaqués de chêne, 65 x 72 x 67 cm. « À la fois pleinement ancré dans les années 30 et déjà complètement ailleurs, Pierre Legrain a su imposer sa singularité. D’abord pour Jacques Doucet, son premier commanditaire, puis pour Jeanne Tachard, ses œuvres restent parmi les plus emblématiques de la période Art déco. Les résultats des ventes de la collection Doucet en 1972 ou Symes en 1989 en sont encore aujourd’hui la preuve. C’est Paul Iribe qui lui ouvre la porte du couturier Jacques Doucet. Pour lui, il surmontera un premier défi : produire 360 reliures, lui qui n’en a jamais réalisées. Associant des bois précieux, des métaux, du galuchat, de la nacre, il invente une grammaire ornementale abstraite et découvre la magie du mélange des matières, qu’il initiera bientôt dans le mobilier pour Doucet. C’est par l’intermédiaire de celui-ci qu’il rencontre Jeanne Tachard, considérée comme la plus grande créatrice de chapeaux de son époque. À la mort de son fils Louis, en 1917, lors d’un combat aérien, elle vend son salon de modiste Suzanne Talbot et trouve dans l’art une nouvelle passion. Entourée d’artistes de l’avant-garde, elle est l’une des premières collectionneuses d’art africain. Contrairement à Doucet, très directif, Jeanne Tachard laisse à Legrain une totale liberté de création. Il décore d’abord son appartement parisien avant de s’occuper entièrement de sa villa de La Celle Saint-Cloud. Là, parmi les masques et les sièges africains, il crée un écrin parfait pour ses meubles aux lignes géométriques et aux bois précieux rehaussés de matières subtiles. Sensible aux formes pures de l’art africain, à la simplicité géométrique du cubisme, Legrain invente un mobilier novateur, radical et unique. Parmi les pièces africaines de Jeanne Tachard qui l’inspirent, un trône du Dahomey sert de modèle au tabouret curule iconique réalisé pour le Salon des artistes décorateurs de 1924. Il en reprend la ligne générale, mais en magnifie l’élégance par le choix d’un placage d’ébène noir et brillant, incrusté de nacre. Ou cet autre siège Ngombé du Congo à quatre pieds et assise cloutée, qui lui fait imaginer un siège courbé en laque brune à décor de motifs géométriques dorés. En tant que marchand, j’ai toujours apprécié l’esprit singulier de Legrain, comme son intelligence à avoir su s’imprégner, puis réinterpréter les lignes de l’art africain. Chacune de ses œuvres me rappelle toute la force et la richesse d’une grande époque artistique. »
L’Arc en Seine 06 14 26 68 81
L’art contemporain au sein du SNA, une évolution naturelle
Éric Dereumaux, directeur de la galerie RX.
© Photo Juan Cruz Ibanez. Hermann Nitsch, Sans titre, (2009) dans l’exposition « Bayreuth Stories », 2021, Galerie RX New York.
© Théo Pitout/Courtesy de l’artiste et de la Galerie RX/Adagp, Paris 2022.
Si La Biennale avait déjà ouvert ses portes à l’art contemporain en 2021, la nouvelle formule de Fine Arts Paris & La Biennale renforce ce positionnement, comme le justifie Éric Dereumaux, directeur de la galerie RX et responsable de cette spécialité dans le comité de sélection.
PAR STÉPHANIE PIODA
« Nous nous occupons d’artistes qui entrent dans le patrimoine à travers l’histoire de l’art. »
Éric Dereumaux avait déjà franchi le pas en 2021 : il participait alors pour la première fois à La Biennale avec un stand entièrement dédié aux peintures monumentales et explosives de Hermann Nitsch (1938-2022). Cet artiste autrichien (décédé le 18 avril dernier) illustre très bien la nécessité de cette ouverture du SNA à l’art contemporain – et donc de la foire étendard qu’elle porte –, comme l’explique le directeur de la galerie RX. « Nous sommes à une époque de glissement où les artistes contemporains deviennent des artistes historiques. » Et, en effet, Nitsch, cofondateur de l’actionnisme viennois dans les années 1960, un mouvement qui pouvait apparaître comme provocateur et scandaleux, fait désormais partie de l’histoire de l’art. « Certains de ces artistes sont encore vivants, mais de plus en plus sont décédés, comme le sculpteur francoaméricain Alain Kirili (1946-2021), que nous représentons désormais à l’international depuis peu. Nous nous occupons d’artistes qui entrent dans le patrimoine à travers l’histoire de l’art. Présenter de l’art contemporain à Fine Arts Paris & La Biennale s’inscrit dans une dynamique que l’on retrouve déjà à la Brafa, à la Tefaf, à Frieze Masters : le dialogue est déjà en place depuis quelques années. Je suis très fier et honoré d’avoir cette chance de participer à cette nouvelle aventure, d’arriver pile au moment où ces deux structures se réunissent. » Si Éric Dereumaux est déjà adhérent au Comité des Galeries d’Art, il est évident que l’adhésion au SNA ne fera que renforcer la défense de ses droits en tant que galeriste et professionnel de l’art.