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Commémoration
Albert Bourla
1. Notamment dans un entretien avec Robert Krulwich organisé par le Museum of Jewish Heritage de New York https://forward. com/culture/ 464340/pfizerceo-albertbourlacovid-vaccinethessalonikijewishholocaust/ [consulté le 11 mars 2021]
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2. https:// www.linkedin. com/pulse/ my-familysstory-why-werememberalbert-bourla/ [consulté le 11 mars 2021]
Le Dr Albert Bourla, président directeur général de la société pharmaceutique Pfizer a évoqué pour la première fois en public le destin de sa famille durant la Seconde Guerre mondiale. Comme nous l’évoquions dans notre dernier numéro, le Dr Albert Bourla est né et a grandi dans une famille juive de Salonique. Au cours des dernières semaines, malgré un agenda chargé, il a tenu à partager l’histoire de ses parents durant la Shoah 1. Nous reproduisons la traduction française de son texte prononcé le 28 janvier dernier à l’occasion de la Journée de la commémoration de l’Holocauste à Washington DC2 .
Commémoration. C’est ce mot peut-être plus que toute autre chose qui m’a conduit à partager l’histoire de mes parents, car je suis conscient à quel point j’ai eu de la chance qu'ils me transmettent leur histoire ainsi qu’au reste de la famille.
Beaucoup de survivants de la Shoah n’ont jamais évoqué avec leurs enfants les horreurs qu’ils ont subies parce que c’était trop douloureux. Dans ma famille, en revanche, nous avons pu en parler de façon approfondie. Alors que je grandissais à Thessalonique en Grèce, nous nous réunissions avec nos cousins en fin de semaine et mes parents, mes tantes et mes oncles partageaient avec nous leurs récits.
Ils le faisaient pour que nous nous en souvenions. Pour que nous nous souvenions de toutes les vies perdues. Pour que nous nous souvenions de ce qui peut arriver quand on laisse le virus du mal se répandre sans restrictions. Et surtout pour que nous nous souvenions de la valeur de la vie humaine.
Quand mes parents nous parlaient de la Shoah, ils n’en parlaient jamais avec haine ou un esprit de revanche. Ils ne nous ont jamais enseigné à haïr ceux qui ont fait cela à notre famille et à nos amis. Au contraire, ils disaient combien ils avaient de la chance d’être en vie et à quel point nous devions tous nous construire à partir de ce sentiment, célébrer la vie et aller de l’avant. La haine ne serait qu’un obstacle sur la route.
C’est donc animé de cet esprit que je partagerai ici l’histoire de Mois et Sara Bourla, mes chers parents.
Nos ancêtres ont fui l’Espagne à la fin du XVe siècle, après que le roi Ferdinand et la reine Isabelle aient promulgué l’édit de l’Alhambra qui décrétait que tous les Juifs d’Espagne devaient soit se convertir, soit être expulsés. Ils se sont établis à Thessalonique dans l’Empire ottoman avant que la ville ne devienne grecque après sa libération en 1912.
Bien avant qu’Hitler n’entame sa marche à travers l’Europe, Salonique abritait une communauté juive sépharade florissante. À tel point que la ville était surnommée La madre de Israel, « la mère d’Israël ». Pourtant, une semaine après l’Occupation, les Allemands avaient déjà arrêté les responsables juifs, expulsé des centaines de famille juives et confisqué leurs appartements. Leur projet de destruction de la communauté fut accompli en moins de trois ans. Au moment de l’invasion de la Grèce par les Allemands, environ 50 000 Juifs vivaient dans la ville. À la fin de la guerre, seuls 2000 avaient survécu.
Par chance pour moi, mes deux parents faisaient partie des 2000.
La famille de mon père, comme tant d’autres, a été chassée de chez elle et conduite dans une maison bondée de l’un des ghettos. Ils devaient partager l’appartement avec plusieurs autres familles juives. Ils pouvaient entrer et sortir du ghetto à condition de porter l’étoile jaune.
Un jour de mars 1943, le ghetto a été encerclé par les forces d’occupation et toute sortie désormais interdite. Mon père, Mois et son frère Into se trouvaient à l’extérieur quand cela est arrivé. En revenant, ils ont croisé leur père qui se trouvait également à l’extérieur. Il leur a dit ce qui était arrivé et leur a demandé de partir et de se cacher. Quant à lui, il devait rentrer, car sa femme et ses deux autres enfants se trouvaient
Mois Bourla en uniforme de l’armée grecque vers 1945. Mois Bourla prit part à la guerre gréco italienne de novembre 1940 à avril 1941. En 1945, il est à nouveau appelé comme réserviste dans l’armée grecque.
à la maison. Plus tard dans la journée, mon grand-père Abraham Bourla, sa femme Rachel, sa fille Graciela et son plus jeune fils, David ont été conduits dans un camp aux abords de la gare ferroviaire. De là, ils ont été déportés à AuschwitzBirkenau. Mois et Into ne les ont jamais revus.
Lors de la même nuit, mon père et mon oncle ont fui à Athènes où ils ont pu se procurer de fausses pièces d’identité avec des noms chrétiens. Ces documents leur ont été fournis par le chef de la police qui à ce moment-là aidait les Juifs à échapper aux persécutions des nazis. Ils ont résidé là-bas jusqu’à la fin de la guerre en faisant croire qu’ils n’étaient pas juifs, qu’ils n’étaient pas Mois et Into, mais Manolis et Vassilis.
Quand l’occupation allemande a pris fin, ils sont rentrés à Thessalonique et ont découvert que tout ce qui leur appartenait avait été volé ou vendu. Ne possédant plus rien à leur nom, ils ont dû repartir de zéro en s’associant et en développant avec succès un commerce de spiritueux qu’ils ont dirigé ensemble jusqu’à leur retraite.
Ma mère a aussi dû se cacher dans son propre pays et elle a échappé de justesse aux horreurs d’Auschwitz. Des liens de famille ont soutenu son moral et au sens propre sauvé sa vie.
Comme dans le cas de ma famille paternelle, la famille de ma mère a été transférée dans une maison du ghetto. Ma mère était la benjamine d’une fratrie de sept enfants. Sa sœur aînée avait épousé un chrétien dont elle était tombée amoureuse avant-guerre et s’était convertie au christianisme. Elle et son mari vivaient dans une autre ville où personne n’était au courant de son passé juif. À cette époque, les mariages mixtes n’étaient pas acceptés par la société et mon grandpère n’adressait plus la parole à sa fille aînée pour cette raison.
Pourtant quand il devint évident que la famille allait être conduite en Pologne, où les Allemands faisaient espérer une vie nouvelle dans une colonie juive, mon grand-père demanda à sa fille aînée de venir le voir. Lors de leur dernière entrevue, il lui demanda de prendre sa plus jeune sœur, ma mère, avec elle.
Chez eux ma mère serait en sécurité, car tout le monde ignorait là-bas que sa sœur et elle étaient d’origine juive. Le reste de la famille fut envoyé à Auschwitz Birkenau.
Alors que la fin de la guerre approchait, le beau-frère de ma mère est revenu s’installer à Thessalonique. Ma mère était connue en ville et elle devait donc rester cachée jour et nuit à la maison de peur d’être identifiée et remise aux Allemands. Mais elle était encore une adolescente et, de temps en temps, elle s’aventurait à l’extérieur. Malheureusement, lors de l’une de ces sorties, elle fut repérée et arrêtée.
Elle fut internée dans une prison de la ville. Ce n’était pas une bonne nouvelle. Il était de notoriété publique que chaque jour, vers midi, un certain nombre de prisonniers étaient embarqués dans un camion et transférés dans un autre lieu où ils étaient exécutés le lendemain à l’aube. Sachant cela, son beau-frère, mon cher oncle chrétien Kostas Dimadis, est allé trouver Max Merten, un criminel de guerre notoire qui était en charge des forces d’occupation nazies en ville.
Il paya à Merten une rançon en échange de sa promesse de ne pas exécuter ma mère. Mais sa sœur, ma tante ne faisait pas confiance aux Allemands. Chaque jour, elle se rendait à la prison à midi pour assister au chargement des prisonniers dans le camion qui devait les transférer vers le lieu d’exécution. Un jour, elle vit ce qu’elle redoutait: ma mère monter dans le camion.
Elle courut à la maison prévenir son mari qui appela immédiatement Merten. Il lui rappela leur accord et chercha à lui faire honte de ne pas avoir respecté sa parole. Merten lui dit qu’il verrait ce qu’il en était et raccrocha brusquement.
Alors commença pour ma tante et mon oncle la nuit la plus longue de leur vie, car ils savaient qu’au matin suivant ma mère serait probablement exécutée. Le lendemain – de l’autre côté de la ville – ma mère fut alignée contre un mur avec d’autres prisonniers. Quelques instants avant
que soit donné l’ordre de tir, un soldat sur une motocyclette BMW arriva et tendit des papiers à l’homme en charge du peloton d’exécution.
Ils firent sortir ma mère et une autre femme du rang des prisonniers. Alors qu’elles s’éloignaient, ma mère entendit le son des mitrailleuses abattant ceux qui étaient restés en arrière. C’est un son qui devait la hanter tout le restant de ses jours.
Deux ou trois jours après, elle était libérée de prison et quelques semaines plus tard, les Allemands quittaient la Grèce.
Huit années se sont écoulées et mes parents ont fait connaissance lors d’une rencontre organisée par leurs familles comme cela se pratiquait à l’époque pour marier les jeunes. Ils se sont plu et ont accepté de se marier. Ils ont eu deux enfants, ma sœur Seli et moi.
Mon père nourrissait deux rêves me concernant. Il souhaitait que je devienne un scientifique et que j’épouse une agréable jeune fille juive. Je dois dire avec joie qu’il a vécu assez longtemps pour voir ces deux rêves se réaliser. Malheureusement il est décédé avant que nos enfants voient le jour, mais ma mère a vécu assez longtemps pour les connaître, ce qui a été la plus grande des bénédictions.
Ainsi s’achève l’histoire de Mois et Sara Bourla. Une histoire qui a eu une influence déterminante sur ma vie et ma vision du monde et que je partage pour la première fois publiquement.
Quand j’ai été invité à intervenir à cette occasion – dans ce moment particulier où le racisme et la haine déchirent le tissu de notre grande nation américaine – j’ai senti que le temps était venu de partager l’histoire de deux personnes modestes qui ont été aimées de leur famille et de leurs amis. Deux personnes qui ont su résister à la haine et construire une vie pleine d’amour et de joie. Deux personnes dont le nom est connu de très peu, mais dont l’histoire vient d’être évoquée devant les membres du Congrès des États-Unis, l’assemblée législative la plus importante et la plus prestigieuse au monde. De cela leur fils est très fier.
Cela me ramène à la notion de commémoration. Alors que le temps s’écoule inexorablement et que les évènements du présent s’éloignent un peu plus de nous chaque jour, je ne m’attends pas à ce que vous reteniez le nom de mes parents, mais je vous demande instamment de garder en mémoire leur histoire ; car le fait de commémorer donne à chacun d’entre nous la conviction, le courage et la compassion nécessaires pour tout faire afin que leur histoire ne vienne pas à se répéter.
Mois et Sara Bourla lors de leur voyage de noces à Istanbul sur le Bosphore.