Jean Alesandri
JEAN ALESANDRI
Les sept moulins CONTE CORSE
Les sept moulins
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ans la tradition alataise, on raconte une bien curieuse histoire. Celle de Thibaldo, jeune homme beau, de noble origine mais sans fortune, amoureux de la belle Ginebra, fille du riche et puissant seigneur de Montichji. Voyant sa belle promise à un autre, Thibaldo aurait-il dû accepter le marché infernal de l’Argentiero ? Aurait-il dû, pour combler les désirs sans fin de sa belle, faire tourner sans relâche ses moulins… ? Voilà une belle histoire venue de la mémoire collective et dont la morale pourrait être actuelle…
9€ ISBN : 978-284698-373-0
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Le vallon maudit
Lorsque le voyageur quitte Ajaccio pour rejoindre le charmant petit village d’Alata, blotti sur les pentes de la colline d’A Sarra, il emprunte une jolie route de campagne. Après avoir laissé derrière elle les plaines d’E Canne, puis d’E Padule, aujourd’hui couvertes de tours et autres barres d’immeubles, cette route attaque la pente par une série de lacets, au milieu des chênes verts et des chênes-lièges mêlés aux oliviers. Une fois passée sous les arches de l’aqueduc des SeptPonts, elle serpente, en le dominant, le long d’un vallon étroit, jusqu’à un petit plateau où, autrefois, les voyageurs faisaient halte, pour se reposer et se désaltérer à la fontaine des Prêtres, une belle fontaine faite de moellons de granite, ainsi nommée parce qu’elle est située sur une propriété appartenant à l’évêché.
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Ce vallon, long d’environ deux kilomètres et très resserré en son centre, est aujourd’hui envahi par les ronces et un maquis très épais. Au milieu coule, non pas une rivière, mais un petit ruisseau, souvent presque à sec pendant l’été, mais qui peut accuser de brusques crues en hiver, à l’occasion d’importantes chutes de pluies. Les vieux Alatais avaient l’habitude de faire le signe de croix lorsqu’ils passaient à la hauteur de ce vallon et ils sont les seuls, d’ailleurs, à le nommer encore aujourd’hui vallon des Sept-Moulins. Pourtant, même pour l’œil le plus exercé, point de moulins en vue, ni même le moindre vestige au milieu des ronces et du maquis. Ces sept moulins ont-ils donc vraiment existé ? Est-ce une vue de l’esprit des vieux Alatais ou une ancienne légende qui se perd dans la nuit des temps ? Ou bien encore, quelle malédiction aurait-elle fait disparaître, sans laisser la moindre trace, ces moulins que l’on dit avoir été si imposants ? Les faits se sont passés, dit-on, au XVIe siècle. À cette époque, la route menant d’Ajaccio au territoire d’Alata était en fait un sentier muletier permettant le passage de charrettes et de chars tirés par des bœufs. Elle longeait, au fond du vallon, un véritable cours d’eau, qui n’était jamais à sec, comme cela arrive aujourd’hui. Il faut dire que les pentes des collines environnantes se trouvaient couvertes d’une luxuriante végétation : chênes verts, chênes-lièges puis, plus en altitude, pins et châtaigniers sur la Punta Pozzo di Borgo. Tous ces arbres majestueux retenaient l’eau de pluie grâce à leur feuillage et surtout leurs racines, ce qui permettait à l’impétueux ruisseau d’être toujours largement alimenté en eau, même au plus fort de l’été. 12
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Le territoire d’Alata faisait partie de la pieve1 d’Ajaccio qui regroupait les actuelles communes d’Ajaccio, Alata et Villanova. Il était constellé d’une multitude de petits hameaux et villages dont un grand nombre est aujourd’hui abandonné. Il y avait, parmi les plus importants, Pozzo di Borgo, Montighji, l’Aghja di Giovani, E Case Suprane, A Villa Nova, San Fideli, U Poghju, A Sarra, Alata et bien d’autres. Depuis plusieurs d’entre eux, on apercevait au loin, au bord de la mer, la ville d’Ajaccio, a citta, protégée par ses remparts et sa citadelle, le château. Cette cité n’avait rien de commun avec celle que l’on connaît aujourd’hui. Entourée de remparts flanqués de bastions, elle occupait seulement la partie que l’on appelle maintenant la « ville génoise », c’est-à-dire qu’elle ne dépassait pas les actuelles place du Diamant – où se trouvait le gros bastion du Diamante – et place des Palmiers, autrefois place de l’Orme, où était située l’entrée fortement gardée de la ville : A porta. Au-delà des remparts, c’était la campagne, faite d’abord de jardins, d’oliveraies et de champs de blé dur, au milieu desquels coulaient quelques rares sources alimentant la ville en eau potable. Puis il fallait franchir le cours d’eau d’E Canne, celui qui serpentait dans le vallon des Sept-Moulins, traverser ensuite la grande zone marécageuse des Padule, remonter le long du vallon des Sept-Moulins et gravir enfin les premières pentes pour atteindre le hameau le plus proche d’Ajaccio, Montichji, après plusieurs heures de route. Le voyageur qui se rendait sur le territoire d’Alata passait donc par le vallon. Dans la partie haute de ce dernier, 1. Pieve : territoire correspondant à peu près à nos cantons actuels.
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il pouvait voir, et surtout entendre, un gros moulin avec sa roue à aubes extérieure. À cette époque, on pouvait rencontrer des moulins un peu partout le long des cours d’eau en Corse car c’est la force de l’eau qui permettait de faire fonctionner les machines. Moulins à céréales ou châtaignes et pressoirs à huile étaient nombreux, car la farine de blé, d’orge ou de châtaigne et l’huile d’olive constituaient la base de l’alimentation des habitants des campagnes. Le moulin du vallon se distinguait cependant des autres par sa grandeur. Sa roue de belle taille permettait de faire fonctionner ensemble plusieurs meules. En plus, il était fortifié. Il constituait ce que l’on nomme encore aujourd’hui une maison forte. Ses murs étaient très épais et ses ouvertures étroites comme des meurtrières. Sa porte n’était pas directement accessible. On y arrivait par une sorte de pont qui pouvait être rapidement démonté en cas de danger. L’huis était surmontée d’une bretèche permettant aux défenseurs de jeter des projectiles ou de l’huile bouillante sur les attaquants qui essayaient d’enfoncer la lourde porte en châtaignier. Enfin, le toit n’était pas couvert de tuiles d’argile rouge mais d’une terrasse entourée de créneaux. Il était évident que ce moulin appartenait à une famille de notables. C’est dans cet imposant bâtiment que se joua un terrible drame.
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Thibaldo et Ginebra
Quatre personnes vivaient dans ce grand moulin. Il y avait la vieille Nanuccia et son fils Thibaldo, ainsi que Vittoria, la cuisinière servante, et Francescu, le garçon meunier. Nanuccia était la veuve d’Ottavio Loretesi. Elle paraissait âgée bien que n’ayant qu’une cinquantaine d’années. Mais à cette époque, il était rare qu’une femme atteigne cinquante ans et cet âge était alors considéré comme avancé. C’était une dame très pieuse, toute dévouée à son mari puis, à la mort de celui-ci, à son fils unique Thibaldo qu’elle adorait. Elle était toujours inquiète pour lui, essayant de le protéger par ses prières et prenant souvent conseil auprès du vieil ermite de la petite chapelle de San Biaggio située non loin du moulin.
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Vittoria, prénommée ainsi en l’honneur de la victoire des chrétiens contre les Turcs lors de la bataille navale de Lépante, l’aidait dans la tenue quotidienne de la maison. Elle était en même temps sa dame de compagnie, sa confidente et vouait à Thibaldo une immense affection. Nanuccia gérait aussi l’activité du moulin, assistée de Francescu, le garçon meunier. C’est Ottavio Loretesi qui avait embauché Francescu lorsqu’il était jeune, et depuis, celui-ci était au service de la famille, qu’il considérait comme la sienne. C’est dire s’il était attentif au bon fonctionnement du moulin et déchargeait ainsi Thibaldo de toutes les tâches du quotidien. Inutile de préciser que Francescu, lui aussi, aimait Thibaldo comme un fils. Entouré de toute cette affection, Thibaldo, malgré la mort de son père alors qu’il était tout petit, avait connu une enfance heureuse, ne manquant de rien et surtout pas d’amour. C’était maintenant un très beau jeune homme, âgé d’un peu plus de vingt ans. De belle taille, musclé par les exercices physiques et la pratique des arts martiaux, il « portait beau » comme l’on disait à l’époque. Nanuccia et Vittoria préparaient ses toilettes avec un soin particulier. Thibaldo mettait un point d’honneur à porter les vêtements de son père ; en particulier des chausses et un pourpoint de velours vénitien, de couleur noire et rehaussés de fils d’argent. À sa taille, un splendide ceinturon de cuir andalou dans lequel il glissait toujours le stylet ayant appartenu à son père et fabriqué par les meilleurs artisans orezzinchi. Il était chaussé de hautes bottes de cuir ouvragé à éperons d’argent. Ces bottes avaient été offertes à son père par un chef barbaresque qu’Ottavio Loretesi avait capturé 16
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et qu’il avait remis en liberté sur parole, fidèle en cela à son code de l’honneur. Thibaldo avait un visage fin, habité de deux grands yeux noirs et vifs, et son regard était perçant et résolu. Ses cheveux, de couleur aile de corbeau, étaient longs et bouclés et flottaient au vent lorsqu’il se lançait dans des galops endiablés sur sa monture, un étalon arabe à la robe fauve, nommé Fasciatu en raison de l’étoile allongée de poils blancs qui ornait la tête du splendide animal, entre les deux yeux. Thibaldo avait d’ailleurs l’habitude de nouer ses longs cheveux en une queue de cheval afin de n’être pas gêné dans ses mouvements. Il portait toujours à son cou un collier d’or et d’argent ayant lui aussi appartenu à son père. Ce collier était un cadeau du gouverneur génois à Ottavio Loretesi en remerciements des services rendus à la Sérénissime République2 par ce dernier. Il faut dire qu’Ottavio Loretesi était un benemeritu. Ce nom désignait un notable corse s’étant mis au service de la République de Gênes qui occupait alors l’île. Ses soldats et ses fonctionnaires étaient cantonnés dans quelques villes seulement, sur la côte : Ajaccio, Bastia, Bonifacio, Calvi, PortoVecchio et Sartène. Ces quelques cités constituaient ce qu’on appelait les présides. L’île était souvent attaquée par des corsaires et des pirates barbaresques, i Turchi, qui pillaient les villages et emmenaient les habitants en esclavage. Ottavio Loretesi, en raison de sa bravoure et de son courage, avait été nommé capitaine des chevau-légers de la ville d’Ajaccio par le gouverneur génois. C’était un poste très recherché et très envié par les notables corses. Ottavio 2. Sérénissime République : titre donné à chacune des deux grandes républiques marchandes de cette époque, Gênes et Venise.
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commandait ainsi un groupe de cavaliers armés fort d’une quinzaine d’hommes. Dès qu’une incursion barbaresque était signalée par la fumée d’une des tours génoises ceinturant le golfe d’Ajaccio, il s’élançait au galop avec sa petite troupe pour repousser les assaillants. En échange des services rendus à Gênes, il avait le droit, comme tous les benemeriti, de porter des armes, de fortifier sa maison – une casa forte3, ce qui expliquait les créneaux du moulin – et recevait régulièrement des mains du gouverneur une bourse de pièces d’or. Il avait également le droit de garder pour lui une partie des richesses appartenant aux Barbaresques qu’il capturait. La rumeur disait d’ailleurs qu’il avait ainsi constitué un trésor fabuleux caché dans la montagne de la Punta Pozzo di Borgo. Un soir, alors qu’il regagnait son moulin depuis Ajaccio, il était tombé dans un guet-apens et avait été assassiné. Personne n’avait jamais su qui étaient les auteurs de ce crime. Certains pensaient à d’autres seigneurs corses, jaloux de sa position sociale, et qui souhaitaient obtenir sa place auprès de Gênes. Mais on disait aussi qu’il avait été tué parce qu’il avait refusé de livrer le secret de son trésor, l’emportant ainsi avec lui dans sa mort. Cependant, depuis ce tragique événement, le temps avait passé, posant lentement un baume apaisant sur les cœurs de Nanuccia et Thibaldo. Le jeune homme avait tout pour être heureux. Pourtant, il émanait de son visage une sorte de mélancolie et de tristesse qui inquiétaient beaucoup Nanuccia et Vittoria. Alors que toutes les jeunes filles de la région étaient amoureuses de lui et rêvaient en secret de pouvoir le rencon3. Casa forte : maison fortifiée. Ces maisons, fréquentes en Corse, ont l’aspect d’une tour et sont équipées de meurtrières et de bretèches.
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trer, lui semblait ne pas les voir. Même dans les fêtes champêtres ou les bals chez les notables, Thibaldo, qui était un fin danseur, restait distant et distrait. Comme si son esprit était occupé ailleurs. Et c’était le cas. Thibaldo, en effet, était amoureux. Mais quand on est amoureux, d’habitude, on est heureux et joyeux. La vie semble encore plus belle qu’elle n’est en réalité et on oublie tous les soucis du quotidien. Thibaldo, lui, ne connaissait pas cette félicité. L’objet de son amour lui était inaccessible et il le savait. Il était amoureux de la belle Ginebra. Ginebra, âgée de dix-sept ans, était la merveilleuse fille de Carl’Andria de Montichji, le riche et puissant seigneur de Montichji. C’était une jeune fille bien faite, à la taille de guêpe et au port altier et plein de grâce. Elle avait un visage de fée, à l’ovale parfait, orné de jolies lèvres couleur de fraises des bois et illuminé par deux grands yeux doux en amande, couleur noisette avec des reflets d’émeraudes. Ses longs cheveux noirs, couleur de jais, retombaient en boucles amples et semblaient danser sur ses épaules de statue antique. Le jour des dix-sept ans de sa fille, Carl’Andria di Montichji avait donné une grande fête en son honneur. Tous les notables des environs y avaient été conviés ainsi que le gouverneur génois d’Ajaccio. Thibaldo Loretesi, qui avait un lien de parenté avec Carl’Andria de Montichji, était bien sûr invité. Dès qu’il aperçut la belle Ginebra, il reçut un choc violent dans la poitrine et son cœur se mit à battre la chamade. Ce jour-là, Thibaldo venait de tomber fou amoureux de Ginebra. Et lorsque celle-ci, à la demande de son père, se mit à chanter une nanna, accompagnée par deux cetere, au son de cette voix suave, cet amour se transforma en véritable passion. Depuis ce jour, l’image du visage de Ginebra occupait les jours et les 19
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nuits du malheureux Thibaldo. Sa vie devenait un calvaire car il savait cet amour hors de sa portée. Certes, il était de noble lignée, il était le fils du noble Ottavio Loretesi, mais il était sans fortune. Oh ! bien sûr, il n’était pas pauvre, mais pour un notable de son rang, il n’était pas assez riche aux yeux du puissant seigneur de Montichji. Il faut dire qu’après l’assassinat d’Ottavio, le train de vie de la famille Loretesi avait bien changé. Adieu les bourses de pièces d’or remises par le gouverneur génois. Certes, Nanuccia faisait de son mieux pour tirer le meilleur bénéfice du travail du moulin, mais cela ne la rendait pas riche, du moins suffisamment pour prétendre marier son fils à la fille du seigneur des lieux. Ce dernier avait amassé une solide fortune. Il régnait sur l’ensemble du territoire d’Alata et d’A Villa Nova, levant l’impôt sur toutes les familles des nombreux hameaux et villages. Chacun de ces derniers était habité par plusieurs dizaines de feux4. Et Carl’Andria était intraitable : tous devaient payer l’impôt, soit en espèces sonnantes et trébuchantes, soit en nature en offrant sacs de blé, bétail, vin ou huile d’olive. Signe de son autorité, le castellu de Carl’Andria, situé à mi-pente de la Punta Pozzo di Borgo, au lieu-dit l’Alzone, se voyait de loin. Impossible de ne pas être impressionné par l’imposante bâtisse, un château, avec ses tours d’angle et son donjon surmontés de créneaux. Carl’Andria de Montichji, en fin diplomate, entretenait d’excellentes relations avec le gouverneur génois d’Ajaccio. Il avait passé des accords de paix avec tous les autres seigneurs des environs, notamment avec les seigneurs de Lisa et surtout 4 Feu : famille pouvant rassembler entre trois et cinq personnes.
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avec son puissant voisin, le seigneur Cirneo de Cinarca, installé dans un grand château tout proche et réputé imprenable, sur le mont Gozzi dominant la plaine de la Gravona. Carl’Andria, afin de renforcer son pouvoir, envisageait d’ailleurs une alliance avec le puissant seigneur cinarchesi. Il avait le projet d’un mariage entre sa fille Ginebra et le jeune Paolo de Cinarca, le fils du Comte Cirneo. Certes, le jeune Paolo n’avait ni la beauté, ni l’élégance de Thibaldo, mais c’était un rival de taille, d’autant que Ginebra, encouragée par son père qui entrevoyait la perspective d’un riche et puissant héritage, ne se montrait pas insensible aux avances discrètes du jeune homme. Thibaldo l’avait appris, pour son malheur, et cela le rendait encore plus fou d’amour.
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