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E BALLON À MARSEILLE, c’est une passion… que dis-je ? une r eligion !!! Tous les minots apprennent ça en tétant…
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Mais, avec l’Ohème , c’est aussi un biznès ! un gros biznès !!! Et tous les biznès ici sont bons pour se sor tir de cette mouise qui s ’accroche à v ous pire qu’une arapède à son rocher… Alors, quand vous traînassez toute la journée dans un faut euil roulant pour des raisons peu avouables, que vos deux demi-frères sont déjà sur la brèche pour se pa yer de vr aies v acances aux Baumettes, que v otre sœur (demie aussi) fait pelouse avec tous les garçons qu'elle rencontre, que votre grand frère (demi enc ore) n ’est jamais là et que votre mère continue ses explor ations conjugales… il v ous r este plus qu ’à tenter un grand coup ! Et là, c’est « But en or » ou… « carton rouge ! » Rien d’autre… PAUL MILLELIRI
fréquente les stades, les malades et les frappadingues depuis des lustres... et la collection Nera depuis Pace è Salute (2006) et Malmaison (2007).
ALBIANA
12 € ISBN : 978-284698-258-0
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E FOOT, VOUS AIMEZ
?… Moi, l’Ohème, c’est ma passion. Attention ! je dis passion. Pas amour… L’amour, je connais aussi. C’est autre chose. Si ça vous chante, on en parlera plus tard. Faudrait quand même pas en conclure que je suis de ces jobastres aux torses nus qui garnissent les travées du stade Vélodrome. Des fadas qui été, automne, hiver, printemps, mistral ou tramontane, braillent dans le mégaphone pour exciter des plus nessi qu’eux. Non. Moi, avant tout, je suis pour le jeu. Le beau jeu ! Et le beau jeu, en France, c’est l’Ohème. Personne ne peut dire le contraire. Sauf des Parisiens ou des Lyonnais. Des chauvins incapables de faire la différence entre un bûcheron allemand et un artiste du ballon rond comme Zizou. Je dis ça pour parler. Manière de dire, quoi. D’abord, Zinédine n’a jamais porté notre maillot. Pôvre ! je le sais bien. Ensuite, des Allemands, depuis qu’on a fait l’Europe, il en faut. Des bûcherons aussi, d’ailleurs. Mais pas sur un terrain. Ou alors, à la rigueur, un ou deux. Et encore ; façon Di Meco : ça c’était pas du fond de gamate ! Tiens, juste pour se faire respecter à domicile pour le cas où, un jour – scoumoune aux autres ! – on ne serait pas récompensés par notre beau jeu.
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Si je vous déballe mon point de vue sur le plus grand club français de tous les temps, c’est parce que, j’en suis conscient, mon histoire, en gros, ne serait jamais arrivée sans ma passion. Encore que… À bien réfléchir, au fond, le pataquès s’est surtout pointé dès que Slim, Bona et leur collègue Aziz se sont déclarés, d’autorité, associés pour exploiter mon idée. Vous parlez d’un coup de bol ! Avec des alliés pareils, c’était couru d’avance, affiché : le moulon d’engatses était au bout. Quant à toucher le quarté, même dans le désordre, fallait plus y penser. Slim et Bona c’est mes frangins. Si on ne se ressemble pas beaucoup, il m’est difficile de les renier totalement. L’envie est pourtant là, j’avoue. La différence entre les ânes et eux, c’est que les bourriques ont des oreilles plus longues. Si les couillons volaient, mes deux frères seraient à Salon ou à Istres ; des Tanguy et Laverdure à la chichoua ; indéboulonnables leaders de leur patrouille. C’est vous dire la taille du pois chiche qu’ils se tiennent à la place du cerveau. L’autre, leur collègue là, Aziz de la Capelette – « c’est mon blase » qu’il disait toujours, pour se la jouer auprès des minots – c’est pas lui qui pouvait leur meubler la cougourde. Inutile de compter sur ce minus pour relever le niveau des deux autres. De quelque côté qu’on se tourne il n’était pas nobélisable. Sauf à créer un prix spécial du jury pour l’ensemble de ses cagades. En fait, le peu qu’il savait, appris sur le tas, provenait de son mémorable stage aux Baumettes. Un genre de supermarché de la défonce où, paraît-il, le cul cassé est toujours
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offert en promotion pour les minots et les plus faibles. La seule culture qu’il connaissait, c’était celle du cannabis sur le balcon de sa mère. Son exploitation ne risquait pas de couler la filière marocaine. Notez, la culture intensive de l’herbe ne le heurtait en rien. Il aurait été plutôt pour. Mais vu la surface disponible, obligatoirement, sa production se limitait à quelques pots. Il se rattrapait auprès de sa clientèle en vantant la qualité de son produit bio. Pendant que sa vioque zonait à l’hospice, avec un col du fémur pété, éclaté comme une pastèque trop mûre, jamais son balcon n’avait été aussi vert. De quoi faire l’admiration des commères du quartier. « Peuchère, Aziz, c’est quand même un bon petit !… » Encore ne savaientelles pas qu’il venait de transformer la baignoire sabot de l’appart en pépinière ! Ce sacrifice au détriment de l’hygiène ne semblait pas gêner l’horticulteur. Et quand bien même ? La vie est question de choix. Toujours estil que, si sa vieille s’est tirée de sa mauvaise fracture, son cœur n’a pas résisté en redécouvrant son bercail. Rude choc, aussi, pour ses copines. En attendant qu’un soir aux actualités régionales, avant leur feuilleton Plus belle la vie, les voisines de la mère d’Aziz en apprennent un max sur les talents de cultivateur en herbe de l’autre mégotard de joints. Pendant un temps, dans notre zone, mes trois minables avaient répandu la fable d’un coup fumant à venir. Un coup génial qui aurait germé dans leurs crânes vides. Même qu’il s’est trouvé des crânes encore plus creux, candidats dans la catégorie « César du meilleur espoir de la jobardise », pour croire en leur salade.
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Pendant un temps donc, j’en suis resté tout escagassé, scotché, incapable d’imaginer la parade efficace. Mon idée, bien sûr, n’avait pas été déposée auprès de la Société des Auteurs. Pourtant, incontestablement l’idée était mienne. Je nous revois comme si c’était hier… Mes frères et moi, nous étions « À la surface de réparation. Chez Loule ». Dans le fond de la salle. Près du baby-foot. « Chez Loule », c’est le seul bistrot qui existe encore dans la galerie marchande de notre cité. La seule enseigne même. Tous les autres commerces ont mis la clé sous le paillasson ; victimes du vandalisme et de l’incivilité de jeunes sauvageons ; comme disait monsieur Chevènement… Mais personne, jeune ou moins jeune, n’a jamais touché à Loule. Avec sa tronche à la Chéri Bibi et son nerf de bœuf toujours à portée de main, pas besoin que les grands frères vous fassent la leçon. D’instinct il vous vient l’envie de le respecter. Quant à s’en prendre à sa boîte ?… Saccager une école maternelle, foutre le feu à trois bagnoles, deux poubelles, un abribus, d’accord. Mais démolir notre maison des jeunes ? Oh ! Ça va bien la tête ? Il paraît qu’entre Loule et l’agneau pascal il y a au moins la distance qui sépare les Goudes de Pas-desLanciers. On dit aussi que ses séjours à Clairvaux, à Luynes et à Grasse, quinze années de placard, n’auraient rien à voir avec une déplorable erreur judiciaire. Possible, et après ? Chacun son couffin d’oignons. D’ailleurs, pour parler comme dans les bons films, « il a payé sa dette à la société ». Vous croyez que tout le monde peut en dire
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autant ? Rien de moins sûr. Si vous aviez sur votre bidet le tiers du quart de tous ces mauvais payeurs de France et de Navarre, toute l’eau de Longchamp ne suffirait pas à leur laver le cul ! À commencer par certains ex-dirigeants de l’Ohème. Je dis pas de noms. Tout le monde les connaît ! Personnellement, je peux rien trouver à redire de Loule. Il m’a toujours eu à la bonne. Une fois, il m’a même sorti d’une embrouille où des vilains cacous me cherchaient du bruit. Vite fait, bien fait, il leur a botté le train aux autres terreurs. Putain ! le choute ! Atche de puissance ! Une vraie frappe de mule, pour parler tout à fait comme Thierry et son collègue Jean-Mimi. Loule et moi, je crois que c’est le beau jeu de l’Ohème qui nous a rapprochés. Lui, c’est vrai, il était plutôt nostalgique d’une certaine époque. Lorsque l’auditoire était à la hauteur, il n’avait pas son pareil pour refaire le dernier match : « Salut, Loule. – Té ! Paga. Ton cousin, il a encore vanné sec hier soir sur Canal. » Le sosie de Paganelli, cheveux ébouriffés souriait sans répondre. Un autre venait à sa rescousse. « Qu’est-ce que tu veux qu’il raconte d’autres, le cousin de Paga ? Il peut pas dire dans le poste que c’est des chèvres ! – Et pourquoi il peut pas le dire. Yves Mérens, il se prive pas de l’écrire !
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– Entre écrire dans un quotidien régional et balancer à plusieurs millions de téléspectateurs, c’est pas pareil. – Allez vaï tout ça c’est question de gros sous. La monnaie ! voilà ce qui compte ! Mais c’est pas ça qui tirera l’Ohème vers le haut. – C’est pas le dit. Sans monnaie, pas de grands joueurs… – Voueï. Mais faut pas confondre grands joueurs et joueurs grands. Avant, on avait des attaquants de poche, ça faisait très bien l’affaire : Kopa, Paga, Piantoni, Chiésa… Et vous-vous souvenez de Pavon, le ballon qu’il se tenait ce minot ! Et Di Nallo à Lyon ? – Et Giresse ! – Maintenant pour jouer à l’Ohème il faut faire douze secondes aux cent mètres et quatre-vingts kilos. Et après, mais seulement après, on s’occupe de savoir s’il a entendu, un jour, un seul, parler de la technique. Hier un de ces athlètes de foire ne savait même pas faire une remise en jeu sur une touche. Et je vous parle pas de nos attaquants aux pieds carrés ! – Té, et Tigana ? Il était pas bien épais, d’accord. Il valait pas Platini, d’accord. Mais il y allait à la manœuvre. C’était pas un feignant… » Loule bougon admettait à peine l’argument. « Qui te prétend le contraire ? Sur un terrain on peut pas aligner onze techniciens. Je dis pas. Mais faut pas non plus nous prendre pour des charlots en nous présentant onze culturistes ! Trop c’est trop ! »
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Lorsque je lui parlais de Drogba, il me répondait Waddle… Un grand blond contre un grand noir, en somme… Mais oh ! Eh ! Piano ! Doucement. Je vous vois venir dans vos godasses esclaffes merdes parisiennes, avec votre air sur deux airs… Non monsieur, non ! Qu’est-ce que vous allez encore imaginer ? Une tribune Boulogne chez nous ? Et puis quoi encore ? Si vous pointez comme vous pensez, pôvre, les risques de voir un jour une de vos boules s’en aller téter le gari ne sont pas pour demain ! Loule n’est pas raciste. Pas du tout ! Il a même entre une bouteille de 51 et un litron de vodka – placé là pour le cas, bien improbable, où un Moscovite s’égarerait chez nous – une photo dédicacée de Boli. Juste à côté de celle de Chris. Chez lui, blacks, blancs ou gris sont reçus de la même façon. Tu bois, tu t’amuses, mais tu restes cool, zen. Pas question de se la ramener. Malheur à qui se laisserait aller à parler, devant lui, dans son bistrot, de nègres, de youpins, de bicots. Ni même de pingouins ou d’espingos. Pour moins que ça, à la moindre allusion, Loule sort de ses gonds. Et un Loule dégondé, sas ! faut s’le faire ! Rien à voir avec un demi tango ! Je vous dis pas le rebroussier grand format. Modèle toutes options… Un jour, Zé le bouliste, un galéjeur de première, grand admirateur de Paga, son modèle, il a fait comme ça : « Oh ! Loule. Qu’est-ce que tu attends pour virer de chez toi ces mouches racistes ? Vé ! Elles ont conchié sur Basile et épargné le portrait de Waddle… »
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Avant que la fraternelle des piliers de bar ait eu le temps de partir dans une grosse rigolade, le Loule, sans même sortir de derrière son comptoir, d’un coup de boule à la Zidane, il te lui a éclaté le pif, au Zé. Depuis, fatalitas, ils sont restés en froid. Zé ne croise plus dans nos eaux territoriales. Paraît même qu’il se serait reconverti au Vittel-fraise. Dans l’affaire, le gros tarin du bouliste penche maintenant comme la tour de Pise. Son foie, en revanche, y aurait gagné. À la pétanque, ses collègues de partie ont aussi remarqué que Zé pointait en donnant moins d’effet à ses boules. Son tir lui aussi aurait plutôt tendance à s’améliorer. Au point de faire maintenant de lui un milieu de triplette à peu près acceptable. C’est le vieux Marcel qui a rapporté ces détails, un soir à l’apéro. Eh bien, Loule ne s’est pas vanté d’être à l’origine des progrès de Zé à la pétanque. Il est comme ça, Louis Di Giambattista. Un monsieur. Avec de la mentalité et tout… Pas comme mes deux frères et leur associé. Pour vous parler de la date de naissance de mon idée géniale, j’ai un repère infaillible. Impossible de se tromper. Facile ! C’est cet après-midi où « Pieds-Paquets » après s’être attaqué à son propre record de bouffeur de chamallows avait gerbé partout dans la maison. Sans compter d’autres évacuations… Oh, fan ! l’odeur ! Ça sentait encore plus mauvais que les pets de Damoclès, pourtant défavorablement réputés dans toute notre cité… Damo Arnougloutou, le Grec pour les intimes, cousin de Mika Lazaridès, c’est un bon collègue à nous. Gentil. Vouéï, gentil… On peut pas dire… Mais putain ! Qu’estce qu’il peut larguer comme caisses ! Une vraie boule
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puante ambulante. C’est peut-être en rapport avec un régime crétois, ou je ne sais quelles brochettes aux herbes de par là-bas ? Comment savoir ? Je n’ai jamais commis l’imprudence d’aller croûter chez lui. Sa sœur, Mélina, est une belle petite. Serviable au point de refuser rarement ses bons offices lorsqu’on la rencontre dans les caves. Mais si elle est capable de fournir la même production que Damo, atche de con ! je plains les aventuriers qui au mépris des risques d’asphyxie, se jouent la vie à lui renifler le minou. Dans de tels brancards, la malemort ça craint un max. En tout cas, petites causes grands effets, si la cuisine grecque était à la base des désordres intestinaux des entrailles hellènes – hypothèse à vérifier – de suite, on comprendrait mieux pourquoi Athènes est parmi les villes les plus polluées de la planète… Enfin, bref, ce jour-là, dans cette atmosphère irrespirable, impossible de survivre sans scaphandre autonome. D’où notre repli stratégique sur notre QG, chez Loule. Pieds-Paquets ? C’est un autre de mes frères. Plutôt bravasse dans son genre. Inoffensif, en général. Mais celui-là non plus n’a pas inventé la soupe d’ail… Vous me suivez toujours ?… Soudain, j’ai comme un doute. L’impression que, par ma façon de vous indiquer la route pour descendre des Réformés au Vieux-Port, je vais réaliser l’exploit de vous perdre le chemin… C’est un coup pour un vrai Marseillais à lui faire monter la grosse vergogne au front. Avant de courir ce risque il vaut peut-être mieux reprendre tout. Bien comme il faut ! Tran-qui-lle !
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Commençons par planter le décor, parler de ma famille. Un gros morceau à se taper, c’est vrai. Mais après, tranquille je vous dis ! J’ai la situation en mains. Vous verrez, ça glissera facile, tout seul, sans mettre d’huile.
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’ABORD, IL Y AVAIT NOTRE MÈRE à tous. Pas NotreDame-de-la-Garde, non ! M’man. Dénominateur commun entre cinq garçons et une fille. L’assistante sociale de la DASS avait écrit dans un rapport que nous formions une famille recomposée. Un soir, j’étais encore tout minot, j’ai demandé à notre voisin, monsieur Diogène, finement surnommé le père Gégène, l’exacte signification de cette formule. Il s’est lancé dans des histoires de melting-pot, de salade niçoise, de bouillabaisse et d’un arôme subtil, obtenu par les divers brassages d’arabica. Le tout pour positiver ; me vanter les incomparables richesses dues aux mélanges ; me faire toucher, d’un doigt tremblotant, le bon côté des choses. En guise de famille recomposée, j’y ai vu, moi, une grosse part de décomposition avancée. Je crois que ce soir-là, il était un peu embarqué avec un fort vent dans les voiles, le père Gégène. Je veux dire un peu plus bourré que d’habitude, quoi. Gasoil, super ou GPL, il carbure aussi bien au rosé de Provence, au Ricard ou à la Kro. Si le taux d’alcoolémie à ne pas franchir pour prendre un volant était appliqué à toutes activités pédestres sur la voie publique, le père Gégène serait interdit de toute sortie. Au demeurant,
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soit par flemme, soit par auto-discipline, il ne sortait que très rarement de son F2. Juste pour faire son plein de liquides. Quand le besoin impérieux s’en faisait sentir. Il ramenait alors le tout sous forme de packs et autres cartons de douze. Sur ce plan, il ne faisait pas dans le détail. Plutôt dans le demi-gros. À le voir charrier ses litrons divers enrobés dans des films plastiques, on croyait deviner le souci d’un bon père de famille risquant la hernie d’effort à se trimballer à bout de bras des bonbonnes d’eau minérale achetées à la superette du coin. Le brave type prêt à tous les sacrifices pour éviter une chiasse estivale à ses nistons. Ceci dit, la comparaison s’arrête là. Je n’ai jamais vu notre voisin avec un demi litron d’eau minérale en main. Pour le reste, reclus dans ce qui lui servait de tonneau, il n’embêtait personne, notre Diogène. Parfois, par certaines nuits de pleine lune, il se laissait aller à repasser en boucle, à fond la sono, Gare au gorille ou Le nombril des femmes d’agents. Immanquablement, il se trouvait toujours un grincheux pour frapper à quelque cloison : « C’est pas fini ce bordel ?!? » Immanquablement, le fan de Brassens répondait par une bordée d’injures, enchaînait sur Merde à Vauban, de Léo Ferré, avant d’ouvrir sa fenêtre et, poing tendu, brailler avec conviction, L’Internationale. Au bout du compte, le grincheux au sommeil perturbé, se lassait toujours de tambouriner à la cloison. Inutile aussi, voire nuisible, de jouer les balances ; d’appeler les flics à la rescousse au prétexte d’un tapage nocturne. Dans la zone, c’est plutôt le silence qui serait susceptible de motiver leur intervention musclée. Si toutefois, dès le coucher du soleil,
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la police n’était pas interdite de séjour dans notre cité. Et puis, prudence est mère de sûreté. Pour les flics comme pour les voisins. Qui sait si Gégène, au plus fort de sa soûlographie n’allait pas, du jour au lendemain, péter une durit ; flinguer à vue tout ce qui remuait dans le voisinage ? Manière d’envoyer, par chevrotines ou balles de 22 long rifle interposées, une sorte de lettre ouverte à tous ceux qui auraient mieux fait de fermer leur claque-merde. On en a vu d’autres, hein ? « Fort Chabrol à Marseille ! » Ma foi, pourquoi pas ? Ça en jetterait. Et sûr, en cette occasion, la cité Aurore serait promue vedette. On passerait en prime time, sur TF1. Comme un son et lumière au Puydu-Fou… On en redemanderait, Vivement dimanche prochain !… Mais personne ici n’était prêt à courir ce risque pour un si bref instant de notoriété. Pas plus hier qu’aujourd’hui… M’man allait sur ses 43 ans. Elle avait connu son grand amour à 16 ans. En 81. Pour elle aussi, l’année du miteux n’avait rien valu de bon. Sur des photos de l’époque, je l’ai vue à côté d’un légionnaire en tenue. Nickel-chrome le gonze ; mince et beau. Savoir s’il sentait bon le sable chaud, qui peut le dire, à part M’man ?… Il devait bien posséder d’autres arguments à faire valoir, en dehors de sa taille et de sa belle gueule. M’man, son amant de Saint-Jean, elle l’avait déniché à Saint-Barnabé, au bal de l’École des Électriciens. Il s’appelait Kaminski. Thaddée Kaminski. Un polack. Paraît qu’au foot, il y tâtait, il avait du ballon. Avec sa
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taille, je l’aurais bien vu au milieu d’une défense. Comme Laurent Blanc. Avec moins de talent, forcément. Avoir la classe du Président c’est pas donné à tout le monde. C’est vraiment autre chose. Mais qui sait ? Il aurait très bien pu jouer à Aubagne ou à l’US Endoume et faire sa vie chez nous. Au lieu de ça, monsieur a préféré laisser parler ses instincts guerriers. Résultat : ses os n’en finissent pas de blanchir au soleil, dans un coin de Côte d’Ivoire… Pauvre M’man, si proprette et confiante en la vie. Heureuse de son polichinelle dans le tiroir, Walter, notre aîné, reconnu par Kaminski… En ces temps-là, en dépit des idées généreuses des intellos cablés-branchés, être mère célibataire n’offrait pas le statut idéal pour se faire une bonne place dans la société. Devenue honte de sa famille, M’man a assuré. Comme elle pouvait. Surtout qu’avec Walter sur les bras mais sans pension de veuve, Thaddée lui léguait, aussi, une gigantesque inaptitude au bonheur. Elle a bien essayé de reprendre pied avec d’autres amours. D’autres paumés de son espèce. De ce que je sais et voyais, au quotidien, ses expériences ne pouvaient être comptabilisées à la rubrique succès. Je sais aussi, toujours par des photos, que M’man a été belle. Ce n’était pas Adrianna Karembeu, je dis pas. Mais bon, on pouvait parler de canon à son sujet. Si après cinq grossesses menées à terme, d’autres passées sous silence, et quelque 4 000 heures de ménage, elle a gardé ce côté canon, c’est maintenant plutôt le genre Grosse Bertha ou Canon de Navarone. Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours eu le souvenir d’une M’man avec
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un taffanari comme une Porte d’Aix à peine miniaturisée. Difficile aussi de ne pas la remarquer par son look. Ma mère emballait ses trésors dans des jeans, avec un goût et un chic dans le plus pur style cagole. Elle affectionnait particulièrement les modèles cloutés, garnis de paillettes ; des trucs à refléter les rayons du soleil. Une technique du miroir aux alouettes qui ne devait plus leurrer grand monde. D’autres frocs, dans sa collection de jeans, s’ornaient de Daisy et de Donald, brodés sur des poches revolver plaquées. Vu la taille du mannequin, les héros de Disney s’étalaient plus larges que nature. Les jours de pluie, elle ajoutait un ciré, rose fluo, et un chapeau de terre-neuvas, haute époque, d’un ton assorti. L’ensemble faisait penser à ces sucettes géantes que l’on voit dans les fêtes foraines. Des modèles qui font encore et toujours saliver Pieds-Paquets. Ainsi harnachée, M’man avait acquis une certaine notoriété dans le quartier. Pour être à la hauteur de sa réputation, chaque jour, avant de se rendre à son boulot, en bus, tram ou métro, de la cité Aurore à la rue Saint-Fé, elle s’ingéniait toujours à soigner sa présentation. Aux quantités de rimmel et de rouge à lèvres employées, j’en étais parvenu à conclure qu’elle était en cheville avec un grossiste en cosmétiques. Ma mère bossait dur. Elle aurait pu, comme certaines, se gaver de diverses allocs. Mais « on a sa fierté, pas vrai ? » Aide-toi et le ciel t’aidera, professaitelle, les jours où elle parvenait encore à croire. Mieux
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valait donc compter sur ses bras pour faire bouillir la marmite et remplir décemment nos gamelles. Femme de ménage de son état, elle préférait qu’on dise technicienne de surface. Si ça ne reposait pas plus ses reins, son ego s’en trouvait réconforté. Elle ne refusait jamais les petits boulots, les heures sup ; chez son patron ou au black. Trois fois par semaine, après 20 heures, elle récurait aussi les locaux du centre médical voisin. Parfois, il lui arrivait d’oublier de rentrer la grande nuit venue. Je ne suis pas sûr qu’il s’agissait alors d’heures supplémentaires strictement professionnelles. Pourtant, si je la soupçonnais d’avoir gardé tout son tempérament de danseuse de Saint-Barnabé, je ne me suis jamais autorisé à la juger. Encore moins à condamner. M’man semblait avoir voulu conserver un souvenir de chaque homme ayant, un tant soit peu, compté dans sa vie. Walter, notre aîné, fruit de ses amours avec Thaddée, avait 27 ans et exerçait la profession de chauffeur routier international. Six ans plus tard, il y avait eu Slimane. Hocine Akesbi, son père ouvrier du bâtiment, était un jour reparti à Oran. Officiellement, frappé par le mal du pays. De source plus sûre, pour mettre un maximum de distance entre lui et de venimeux collègues d’un trafic pas très avouable et se goinfrer tout seul comme un grand une pension payée par la Sécu et conquise de haute lutte, au détriment des cotisations d’assurés sociaux plus naïfs, moins délurés, plus sensibilisés à la peur du gendarme
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ou, tout simplement honnêtes. Il ne donna jamais plus de ses nouvelles. Bonaventure N’Diaye, venu au monde un an après Slim, lui, c’est autre chose. Son père était mort sur les quais, lieux de son travail, écrasé par une bille de bois. Bonaventure !… Curieux prénom pour un si grand naufrage : la Méduse sans son radeau ; La Sémillante prise dans sa putain de tempête… Imaginez, été comme hiver, un bonnet de laine fixé sur une tignasse crépue, une bouille ronde et un sourire désarmant et vous avez Bona ; genre Lou Ravi de la crèche… Si l’on veut bien, aussi, imaginer notre crèche provençale non dans une étable de l’arrière-pays mais transplantée dans les faubourgs de Bouaké, aux confins d’une brousse où Marie et Joseph, victimes d’une erreur de parcours, d’une grève sauvage des aiguilleurs du Ciel, auraient fini par atterrir. Une suite d’avatars survenus il y a 2 000 ans. Rares, à l’époque. Très courants, de nos jours, pour qui prétend voyager. Cela étant, Jésus aurait donc très bien pu naître entre un zèbre et un zébu. Pourquoi pas ? Vous y étiez, vous, pour pouvoir dire, exactement, où la Vierge Marie a donné naissance à son fils ?… En tout cas, pas d’incertitude, et encore moins de miracle, entre M’man et Evariste N’Diaye. Le produit de leurs amours, très sombre de peau, n’était pas plus clair dans ses agissements. Bona, comme Slimane, était un ramier remarquable. Avec les poils qui poussaient dans leurs mains, tous les deux pouvaient se faire des tresses, les attacher en catogan. Forts de leurs atomes et
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de leurs doigts crochus, mes deux frères s’entendaient comme les loulous de banlieue qu’ils étaient et sont restés ; vivant de combines foireuses sans jamais ramener une thune à la maison. Plus souvent lorsqu’ils étaient encore mineurs, M’man a dû aller récupérer ses deux Pieds Nickelés au commissariat d’arrondissement. Parvenus sous le coup de plonger au ballon pour récidive de vol à l’arraché, ils avaient mis une sourdine à leurs activités. Sans pour autant exercer un boulot honnête. D’ailleurs, afin de se mettre à l’abri d’une pareille calamité, ils se gardaient bien de chercher du travail. Jérômine et Antonin, jumeaux hétérozygotes, étaient les enfants d’un certain François Meynier ; autre charlot, dans son genre. Égaré de son Causse, employé dans une stationservice du boulevard Sakkakini, il s’en était retourné à ses moutons au bout de cinq ans de vie commune avec la faune de notre trou à rats. Vachement régule, quoiqu’éleveur d’ovins, il casquait sa pension alimentaire à date fixe. Pour Noël, il avait toujours le geste d’ajouter une petite rallonge. Et je ne vous parle pas des formes de Roquefort qu’il envoyait à ses deux gosses. Il devait avoir des prix, c’est clair. Mais tout de même, rien ne l’y obligeait. PiedsPaquets mangeait sa dotation de fromage sans en perdre une miette. Jérômine, trouvant qu’il s’agissait là d’une nourriture de bouseux, vendait la sienne. L’argent ainsi gagné était reconverti en crèmes amincissantes et en crème pâtissière dans le plus grand désordre.
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Vacherie du destin, la nature avait voulu qu’à travers deux œufs pondus et fécondés de conserve, M’man ait eu le souvenir de François Meynier en double exemplaire… et qui plus est, pas bien finis. Deux feignasses définitivement classées hors concours du Lépine. Et pour cause : jamais personne n’inventera mieux. Jérômine exigeait d’être appelée Jennifer. Antonin, après avoir été Tonin puis Tonino, était devenu PiedsPaquets. Sans qu’il ne demande rien, lui. Mais vu sa taille de thon, on comprenait parfaitement le pourquoi du comment. Tous deux s’échinaient à ne rien faire. Ni leur lit, ni la vaisselle. Jennifer passait le plus clair de son temps à se pomponner, fumer, feuilleter, avide ou blasée Gala et Voici, écouter Céline Dion, Diam’s ou Shakira. J’en sais trop rien. De vous à moi, je m’en cague. En tout cas, je peux vous dire que, quelle que soit la saison, ce n’était pas du Vivaldi. Pieds-Paquets, crétin demeuré et installé, allait de son plumard au canapé, face à la télé, répandu comme une vache sacrée pléthorique et prête à vêler sur un trottoir de Calcutta. Bonjour l’activité débordante ! Il était tellement cossard qu’il ne faisait pas même son âge. En revanche, boulimique, il creusait sa tombe avec ses dents de castor. D’une façon ou d’une autre, c’est à croire que tous les hommes de M’man ont préféré un jour se tirer ailleurs…. Inconstance ? Lassitude ? Caractère volcanique de notre mère ? Scoumoune king size ?… Sans doute un savant mélange de tous ces ingrédients.
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Mon père, pour sa part, n’avait pas dérogé à la règle. Mieux, on ignorait, et l’on ignore encore, tout de mon géniteur. Mon nom est Personne et mon prénom Albert. Bébert pour M’man. Mais pour tout mon entourage et même dans la cité j’étais Dégun. On m’utilisait puis on me rejetait. Comme un kleenex humide : « Oh Dégun, arrive il nous faut un vrai avant-centre ! Oh Dégun tu vois pas que tu nous pompes l’air ? Tu nous bouffes l’existence ! Oublie-nous, vaï, fais ta vie ! » J’avais un peu plus de treize ans au début de mon histoire… et depuis plus de dix ans, je m’ennuyais ferme auprès de ces zozos. Placé à trois ans à la maternelle, je savais déjà compter, écrire et lire couramment. À force d’être catalogué comme « caractériel issu d’une cellule familiale éclatée », à force de questions hors-sujet posées aux maîtresses, j’ai passé le plus clair de ma scolarité à côté de la communale. Pour le plus grand profit de Slim et Bona. Ces deux maquereaux m’emmenaient dans des bars, du côté du Vieux-Port ou dans les beaux quartiers, et là, ils prenaient des paris. « Je vous parie que ce minot est capable de vous réciter une page de journal ; n’importe laquelle ; celui que vous voulez, après l’avoir lue, une seule fois. » Restait plus ensuite qu’à partager les bénefs ; à eux les biftons, à moi la mitraille. Après avoir été grillés dans tous les bars, des Accoules au Panier, de Dugommier jusqu’au Prado, nous sommes allés défier dans leur fief les vieux arménouches, au cours de parties d’échecs intéressées. Slim et Bona jouaient les books. Mais là aussi, la combine n’a duré qu’un temps. Mes protecteurs
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m’avaient alors largué pour monter sur un de ces coups glandilleux dont ils détenaient et détiennent toujours le secret. César, le dernier jules à ma mère, n’a pas eu le temps, lui, de laisser de traces vivantes de son passage parmi nous. C’est sa faute, aussi. Assedic puis Rmiste installé dans nos meubles, biberonneur de première, toujours prêt, pendant les absences de M’man, à se faire tailler une plume ou dégorger le poireau par une Jennifer plus ou moins consentante, il avait pris la mauvaise habitude de me taper dessus. Un jour, comme il avait eu l’imprudence de s’approcher de la cage de l’ascenseur, alors en réparation, j’ai eu comme un flash pour lui sortir le carton rouge… Je sais, je sais, vous allez dire en vous étonnant : « Sans avertissement préalable ?… » Ben ouais… Guy Roux, tout comme vous, trouverait lui aussi, beaucoup à bavasser sur tant de sévérité… je dis pas… Mais, faut comprendre, j’avais encore trop mal de la volée reçue la veille. Pas besoin d’un replay, d’une ébauche d’arbitrage vidéo. Pour moi, il y avait bel et bien eu « jeu dangereux ». J’ai donc dû faire preuve d’autorité pour le pousser vers la sortie. Mais, au bout du compte, j’ai eu aussi la satisfaction de l’entendre hurler sa peur avant de percevoir un son étouffé, douze mètres plus bas. Comme le bruit – du moins, je l’imagine – d’une bouse mollasse tombant de la hauteur du cul d’une girafe géante. Le soir, en apprenant la nouvelle de la mort de son César, M’man n’en a pas pleuré.
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L’autopsie du médecin légiste a conclu à un accident dû à une forte imprégnation éthylique. Boire ou bien se conduire, le défunt aurait dû choisir. Dans les jours qui ont suivi, moi, Dégun, fils de personne j’ai tout de même hérité d’un fauteuil roulant.