Chì tu sia...
Paul Milleliri
Chì tù sia... Petite anthologie d’imprécations et autres souhaits venimeux
« Car comment prétendre aimer si l’on ne sait haïr ? »
Paul Milleliri
Ghjastemi è altri parolli fiuriti
... appiccatu cum’è un salamu !
12 € ISBN : 978-2-84698-360-0
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Blasphème !… Voilà. C’est lancé. Éructé. Craché. Jeté comme le mauvais sort qu’il n’a même pas la prétention, la décence ou la fausse pudeur de vouloir cacher, nier. Le mot aurait fait son apparition dans la langue française en 1190, estime Le Robert. Ce qui ne veut pas dire que le blasphème ait vu le jour au douzième siècle. Loin s’en faut. Il existait chez les Romains. Il vient, presque en droite ligne de blestemare, blâmer. Emprunté aux Grecs : blasphêmein. Dans la langue corse, le verbe blasphémer existe sous deux orthographes : ghjastimà pour la Corse-du-Sud et plus particulièrement l’Extrême-Sud ; biastemà ou bestemià pour la Haute-Corse. En découlent les blasphèmes : ghjastemi ou biastemi et les adjectifs ghjastimatu et biastematu. Considérant la forme biastimà utilisée dans le nord de la Corse, Jacques Biancarelli se demandait s’il ne fallait pas voir dans les mots biatu (sacré, sanctifié, élu) et biastimatu (exclu) une origine de ce terme. Ainsi, blasphémer est en fait proférer des paroles qui outragent la Divinité, la Religion. C’est offenser gravement Dieu. Ou par extension tenir des propos déplacés, ou offensants, à une personne ou à une chose considérée comme sacrée. Le concept a été largement exploité par la Très Sainte Inquisition. Par Le Lévitique aussi. À savoir : 10
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Celui qui blasphémera le nom de l’Éternel sera puni de mort : toute l’assemblée le lapidera. Qu’il soit étranger ou indigène il mourra pour avoir blasphémé le nom de Dieu. Au fil des siècles blasphémer prendra, toujours par extension, d’autres significations : proférer des imprécations ; injurier ; insulter ; souhaiter du mal à son prochain. Mais, tout en demeurant un vilain péché, il se trouvera des auteurs pour édulcorer la portée de ces imprécations. Joseph-Ernest Renan, philologue, philosophe, historien et professeur d’hébreu alla jusqu’à écrire : « Le blasphème des grands esprits est plus agréable à Dieu que la prière intéressée de l’homme vulgaire. » Encore faut-il, pour obtenir, non une indulgence pleine et entière mais à tout le moins des circonstances atténuantes, être catalogué parmi « les grands esprits… » Tout en constatant que, selon Renan, Dieu – qui nous unit dans un même sentiment de tendresse – aurait cependant un penchant prononcé pour une certaine élite… Quant au vulgaire désireux de rentrer en grâce, il devrait s’efforcer de ne jamais rien demander à Dieu et se borner à des prières totalement désintéressées. Cela dit et écrit, étant plus proche du vulgaire que des esprits supérieurs, nos mots, flagrants délits de blasphème, conduiront, c’est à craindre, à notre condamnation. « Chì Diu ci perdona è santi ».
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« Chì tù puzzessi sempri cum’è i tò gronchi merzi ! – Chì tù voga sempri cu l’ochji à bilorga ! »
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Aimer haïr…
Au commencement était le verbe. Puis vinrent épithètes, adjectifs qualificatifs et autres compléments. Faut-il dire « Dieu merci ! » et l’inclure ainsi dans la genèse de nos plus mauvais sentiments ? Lui qui par définition n’est qu’amour. Gardons-nous de répondre ! Et pourtant ! Pourrait-on rêver meilleur patronage pour plâtrer de frais nos consciences. Mais basta ! Il faut assumer. « Sì tù sè Corsu, fà da Corsu » : assumons ! « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée », professait Talleyrand. Grand expert en non-dits s’il en fut. Chez nous, en Corse, où l’on aime comme partout ailleurs, un peu ou beaucoup, passionnément, à la folie ou pas du tout, nous ajoutons des flèches trempées dans le venin, une forte propension à ne jamais manquer la cible et une corde de plus à l’arc de Cupidon : la haine. La vraie. Passionnée… À la folie… Nous pouvons en user jusqu’à l’overdose ! Choquant ? Odieux ? Vite dit. Car comment prétendre savoir aimer si l’on ne sait haïr ? Entendons-nous bien, ici, comme en d’autres lieux prétendument civilisés, la sagesse condamne toute imprécation : blasphémer l’autre c’est se blasphémer soi-même. Soit : « À chì ghjastima l’altru, 13
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ghjastima à sè ». « À chì ghjastima hè buciardu » affirme un autre dicton. Sans que la relation entre l’imprécation et le mensonge ne tombe sous le sens. On comprend mieux que l’on fasse un tel reproche aux mages et aux devins. « À chì voli fassi buciardu si fia indivinu. » Mais bon, ne débordons pas du sujet. « À chì ghjastima o chì timpesta o ell’hà tortu o ell’ùn hà testa. » Voilà qui est clair. De toute manière, « I ghjastemi sò com’è foglie : à chì i manda l’arricoglie. » Ce que confirme, « À chì ghjetta a petra à Diu, in capu li ritorna. » En d’autres termes, l’effet boomerang est assuré. Il nous reste donc à rentrer la tête dans les épaules ; à faire le dos rond sous l’orage ; afficher une placidité de tous les instants ; étaler une maîtrise de soi drapée dans un souverain mépris. « À chì daretu mi ghjastima, davanti mi temi. » L’insulte est arme de lâches. L’argument est admis depuis des siècles d’affrontements entre pays voisins. De plus, les bien-pensants puissamment armés de leur bon droit, caparaçonnés dans leurs certitudes et leur force tranquille, ne blasphèment pas, eux. Seuls les autres s’abonnent, s’adonnent à cette vilaine habitude. Ne dit-on pas, « ghjastimà cum’è un Turcu, o un Sarracinu, o cum’e un Lucchese » ? Exemples patents fournis par ces moins que rien de base. Sans oublier « i castigati di Diu » tels « un dannatu, un ereticu, un diàvule o un tintu addisperatu. » Mieux vaut donc ne jamais répondre à la provocation, harangué, aveuglé, poussé dans le bas des reins, par le sabre d’une colère mauvaise conseillère. « Seul le silence est grand » a dit le poète. Et nous nous permettons d’ajouter : « In bocca chjusa ùn entre musca ». Argument imparable. Force est de le reconnaître. En contrepartie, 14
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il n’entre ni ne sort rien de bon de cette bouche hermétiquement close. Mais il y a, direz-vous, une autre attitude à avoir. Un moyen terme entre l’amour et la haine : l’indifférence. Erreur ! Monumentale erreur ! L’indifférence, en elle-même, est déjà un grand malheur. Pis, elle engendre la haine. « Iè o beddi zitè, hè cusì l’affari. Ùn c’hè à scappà di a scola. Lasciate v’impone… » Réfléchissez un peu au lieu d’afficher un scepticisme d’esprits qui se voudraient forts. Examinons votre proposition : Je l’ignore. Je ne le calcule même pas. « Ùn lu vicu mancu ». Je passe mon chemin. Tranquille… À ce moment-là, lui, mauvais sujet mal embouché, pense : Qu’est-ce qu’il se croit ? Pour qui se prend-il ? Quelle prétention ! « Piduchjosu ! famiconu ! appena cuddatu à nantu à u castagnu ! » « Vi renditi contu ? Stu ghjacaracciu puzzinosu ! » Malentendu, dites-vous ? Il faut en de tels cas promouvoir le dialogue… Le dialogue ? C’est ça ? Mais bien sûr… Encore faudrait-il pour cela être deux. « Un cattighju siffula u cavaddu c’ùn vò bì ». D’ailleurs le mauvais sujet patenté, primate à peine erectus, ne s’arrête pas en si bon chemin. Il parle mal. M’éclabousse des déchets de sa soue. Va dégoisant sur mon compte par toute la contrée. Partant de là « una parola piglia l’altra ». Les mots s’enchaînent. Les esprits s’échauffent. Au point d’en venir, non pas aux mains, ce serait trop simple, loyal, ou pour tout dire chevaleresque de se rendre sur le pré, non rien de cela. Mais l’un comme l’autre en vient à souhaiter que l’adversaire – puisque désormais adversaire il y a – perde l’usage 15
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de la parole. Et, si l’on ne le formule pas encore sous les formes les plus diverses, on le pense si fort que nul ne l’ignore. Avez-vous compris ? Oui ? Plus de questions ? Non… Alors nous pouvons commencer.
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Crève donc…
« Chì tù crepi… » ou « Cripatura ! » Crève ! C’est dit. Bien haut et fort. Avec conviction : « à mort ! », l’Autre. Et d’ajouter à l’occasion ; « Fussi ella pura… » « Anima è santi è cusì sia ». (Plût à Dieu, au ciel, voire au Diable, qu’il en soit ainsi). « La haine est le tonneau des pâles Danaïdes. » Crève donc… Imprécation de base. Simple. Directe. Facile à émettre ; à défaut d’être du meilleur goût. Et puis quoi de plus efficace pour se débarrasser définitivement d’un ennemi ? « Ch’ iddi crepini à bucca aparta, sfaracata. » Crever la gueule ouverte ! Largement ouverte sur un effort pour reprendre souffle. Même intention avec : « Chì tù crepi bucca di traversu ! » Soit, figé dans un rictus de souffrance. Pour ajouter à l’escalade on trouve : « Chì tù crepi è chì i to ossi siani da i ghjacari ! » Que tu crèves et que tes os soient jetés aux chiens. « Chì tù crepi è ùn sape parchì ! » Que tu crèves sans savoir pourquoi. Viennent ainsi s’ajouter aux chì tù crepi de base, des indications sur la manière de crever. Mais également des indications sur les façons de crever. 17
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« Chì tù crepi cum’e una fasgiola ! » ou « cum’è una ballota ». Comme un marron grillé ou bouilli. Dans le Sud où l’arbousier est plus fréquent que le châtaignier on préfère : « Chì tù crepi cum’e un bagu ! » Mais aussi : « Cum’è un buttaciu ! » Comme un soufflet. Même résultat espéré avec : « Chì t’imbuffi, è tù schiatti ! », « Chì tù schizzi ! », « Chì tù sbotti ! » Que tu enfles. Jusqu’à en éclater ! Comme la grenouille envieuse du tour de taille du bœuf. « Chì tù torri stantara ! » introduit une tout autre dimension puisqu’il est question non pas d’être changé en statue de sel mais d’être pétrifié comme les stantari, ces monuments de granit, derniers témoins d’une civilisation néolithique insulaire. On les trouve dans l’arrondissement de Sartène, au bord du Taravu et du Rizzanesi, dans les vallées de Tallano et de Cauria. « Chì tù invetri ! » que tu sois vitrifié, est une malédiction de la même portée. Notons que la vitrification de la silice nécessite un feu d’enfer. « Chì tù lampi l’ultimu fiatu ! » Que ce soit ton dernier souffle. « Ch’ùn si vedi mai più a to faccia ! » Que l’on ne te revoie jamais. « Chì tù sparisce una volta per sempre ! » Que tu disparaisses à jamais ! « Chì’ddi ti s’appaghjini l’oghji una volta per sempri ! » Que tes yeux se ferment pour la dernière fois. Le voir disparaître une fois pour toutes. L’idéal… Mais chose aisée dans sa réalisation pour qui en a le pouvoir. Les cas de trépassés s’en revenant du Royaume des Ombres sont rares. Réservés à une certaine élite. Eurydice, exemple connu, malgré ou à cause de l’amour d’Orphée a pour sa part loupé son come-back. 18
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