Corse éveillée

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14 € ISBN : 978-2-84698-397-6

LORSQUE LA CORSE S’EST ÉVEILLÉE

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LORSQUE LA CORSE S’EST ÉVEILLÉE...

ACTES DES PREMIÈRES

RENCONTRES HISTORIQUES D’ÎLE-ROUSSE • JUIN 2010

LALA COR ORSE, AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

Au début du XVIIIe siècle, la Corse a vu éclore une révolution inédite pour l’Europe monarchique. Cet épisode de l’histoire, pourtant essentiel à la compréhension de la contagion révolutionnaire du Siècle des lumières, est souvent méconnu ou ignoré, d’autant qu’il garde de nombreuses zones d’ombres. Attachés à mettre en valeur et à susciter les recherches sur les événements insulaires de cette période, les organisateurs de la table ronde annuelle publient dans cette nouvelle collection les actes, mais aussi les documents originaux qui s’y rattachent. Lorsque la Corse s’est éveillée était le thème de cette première journée de rencontres (2010).

Collection dirigée par Dominique Taddei

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LA CORSE, AU SIÈCLE DES LUMIÈRES Collection dirigée par Dominique Taddei

1 1729, Les Corses se rebellent Relazione dei tumulti di Corsica, F. Pinelli & Sollevation de’ Corsi, anonyme Évelyne Luciani (traduction et présentation) 2 Lorsque la Corse s’est éveillée Actes des premières rencontres historiques d’Île-Rousse (juin 2010)

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La Corse, au siècle des Lumières Le xviiie siècle est, de façon incontestée, le « grand siècle des Corses » : celui qui a vu naître Pascal Paoli, en 1725, et Napoléon Bonaparte, en 1769. Mais l’abondance justifiée de la littérature concernant ces deux personnalités hors du commun ne doit pas, ne serait-ce que pour mieux les comprendre, sous-estimer le mouvement général de la société, c’est-àdire les quatre générations d’hommes et de femmes, qui ont traversé ce siècle, en Corse ou en relation avec la Corse. Car ce siècle est en même temps, du point de vue européen, pour ne pas dire universel (c’est celui de l’indépendance des États-Unis d’Amérique), le siècle des Lumières. Et ces dernières éclairent l’histoire de l’île, avant même 1730. Il est peu fréquent dans l’histoire européenne d’observer la force du contraste entre l’obscurité dans laquelle la Corse est tenue depuis presque toujours et, en tout cas, depuis plus d’un siècle et demi, et l’intérêt souvent passionné qu’elle suscite, dès le début des années 1730 : jusque-là qui savait, en dehors de quelques marins, diplomates ou érudits, où se trouvait la Corse, qui vivait sur son sol et comment, ce qu’elle comportait en son sein ? Comme tous les historiens l’ont observé, les premières cartes de l’île ne se multiplient précisément qu’à partir du début des années 1730. Il est vrai que la nation corse – au sens premier, les natifs de l’île, dans leur majorité – entame alors une guerre de 40 ans, pour s’affranchir de la « tyrannie génoise », et fait de cette succession d’insurrections, la première révolution des Lumières, mais en même temps la plus méconnue, selon le mot du regretté Fernand Ettori. Dès lors, les grandes puissances (l’Empire, l’Espagne, la France, l’Angleterre ou le Piémont) se disputent pour savoir à qui la Corse doit, ou le plus souvent, ne doit pas appartenir, en même temps que les plus grands esprits du temps (Diderot, Voltaire, Rousseau, évidemment en désaccord) s’interrogent et se disputent de leur côté sur le véritable laboratoire des idées nouvelles qu’offre l’île pendant 40 ans et au-delà. Du reste, aucune coïncidence entre ces deux types d’intérêt soudainement suscité par la Corse, mais une cause commune : c’est que les Corses, et notamment leurs théologiens réunis à Orezza en mars 1731, ont inventé tout à la fois le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le concept moderne de nation ! Ceci explique pourquoi avec les Éditions Albiana nous avons souhaité créer une collection dédiée à une connaissance plus complète et parfois inédite du xviiie siècle corse. Pour cela, nous avons choisi une double entrée : l’une, la présentation d’essais contemporains ou de documents plus anciens, parfois inédits, du moins en langue française ; l’autre, la publication des actes des Rencontres historiques d’Île-Rousse, qui, au mois de juin de chaque année, réunissent méthodiquement les meilleurs spécialistes français ou étrangers pour débattre de chacune des phases de cette histoire révolutionnaire, à commencer par la trop méconnue période pré-paoline. Dominique Taddei Directeur de la collection

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PREMIÈRE PARTIE

La Corse, vue de Gênes

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LA FIN DE LA CORSE GÉNOISE par Antoine-Marie Graziani

Les documents les plus anciens concernant les événements de décembre 1729 sont une pièce issue d’un manuscrit provenant de la bibliothèque Giubega intitulée In quel che siegue vi è una specie di giornale de successi delle revoluzioni di Corsica et le texte des Mémoires de Rostini. On peut lire dans le premier que « en 1729, le 27 décembre, le lieutenant de Corte se transporta dans la pieve de Bozio, pour recueillir les taglie annuelles. Il manquait au premier qui se présenta devant lui une pièce de huit (denari) nécessaire pour payer le chapelain du lieutenant, le révérend Matteo Pierucci de Corte, il lui refusa donc la perception de la taglia entière. Lorsqu’il fut sorti, ce dernier vit les gens qui se trouvaient dehors […] et leur dit ne pas avoir pu payer sa taglia parce qu’il lui manquait une pièce de huit denari. Un franciscain qui se trouvait là se tourna alors vers la population et lui dit : « Oh ! pauvres Corses aveugles, on vous refuse le paiement de la taglia pour une pièce de huit, et cela fait dix-neuf ans que vous payez treize soldi et quatre denari après l’interdiction des armes à feu1 ». Cette présentation est reprise quasi à l’identique par Carlo Rostini dans ses tardifs « Mémoires », sans doute écrits alors qu’il sert comme aumônier au Royal Corse, après 1742. Le futur gazettiere de Paoli se borne à donner un rôle plus important au vieillard, qui passe d’un rôle passif à un rôle actif2. Plus tardifs sont les textes de Buonfiglio Guelfucci et d’Ambrogio Rossi. Le premier cite le surnom supposé de ce vieillard, Cardone, et présente un tiers personnage, un vieil ermite mendiant, dont les propos contre le sopra più pour le chapelain et contre celui des due seini, soulève les populations. Le second développe a posteriori les risques qu’aurait encourus le vieillard en cas de non-paiement. Inconnu des correspondances génoises et des récits contemporains, le personnage du vieillard de Bustanicu est devenu très célèbre au cours du siècle suivant. Il a permis de mettre sur le devant de la scène l’idée d’une révolte spontanée dont les raisons auraient été avant tout fiscales. Et plus près de nous l’idée d’un complot par Michel Vergé-Franceschi. 1. Antoine-Marie Graziani, Pascal Paoli, nouv. éd., Paris, 2004, p. 24-25. 2. Carlo Rostini, « Mémoires », texte revu par MM. P. & L. Lucciana, in Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, Bastia, 1882, p. 33-34.

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S’appuyant sur un petit encadré du Mémorial des Corses qui fait de Cardone un De’Franchi et sur un présupposé étonnant (Cardone aurait été quelqu’un « d’instruit », donc un notable déguisé), il fait de celui-ci Giovan Antonio De’Franchi, colonel d’un régiment corse levé à ses frais en 1708, qui aurait été « collecteur des tailles à Vico et (dont la) famille a donné un fermier de la gabelle de la pêche à Calvi ». Sauf que Giovan Antonio De’Franchi est un pur Ajaccien, dont les ascendants habitent à Ajaccio – Manfredo ou Manfredino De’Franchi Coccarello est capitaine au service de Gênes dans la Chronique de Filippini – depuis le début du xvie siècle et dont on ne voit pas réellement à quel titre il se serait rendu dans le Boziu ni pourquoi il se serait opposé au paiement de la taglia à laquelle il n’était pas assujetti ! Quant à l’idée du surnom Cardone dans lequel il voit « une sorte d’opération (style opération Overlord) », « parce qu’il y a des ducs de Cardone en Catalogne, très proches de la duchesse de Cardone, très proches de Philippe V, et (il) pense qu’autour de la duchesse de Cardone et de la Camera mayor de la Reine Élisabeth Farnèse, s’est tramé tout un complot dont l’objectif aurait été de faire passer la Corse sous l’obédience de l’Espagne ou d’une famille inféodée au roi catholique », c’est pour moi de la poésie pure… Je ne crois donc nullement à la probabilité d’un complot. Tous les États du temps voyant dans leurs voisins des fauteurs de troubles potentiels, émettent des soupçons mais sans avancer une preuve quelconque : les Toscans dénoncent les Piémontais ; le duc de Richelieu et les Impériaux voient la main des Espagnols dans les événements, tandis que l’ambassadeur de Venise à Gênes dénonce des troubles fomentés par la Cour de Vienne et que le comte Maffei, ambassadeur de la Cour de Turin à Gênes, redoute des « vues turques »3. Cela continuera par la suite : l’envoi de troupes impériales en 1731-1732 fera l’objet d’un grand nombre de dénonciations de la part de l’Espagne4 et de tentatives de Gênes pour faire venir des troupes françaises en renfort, peut-être à l’initiative de la France elle-même5 ; mais celui de troupes françaises en 1738 sera accompagné d’importantes réserves de la part de différentes puissances, 3. Archivio di Stato de Gênes, Archivio Segreto, liasse 2219, 13 mars 1730, lettre du secrétaire de Toscane à partir d’une lettre venue de Florence ; juillet-août 1730, plusieurs lettres portant l’idée que les troubles en cours en France sont l’œuvre des Espagnols pour y installer leurs troupes ; 14 août 1730, lettre reprenant les propos de l’ambassadeur de Venise selon lequel les troubles en Corse auraient été fomentés par la Cour de Vienne ; Ibid., liasse 2220, lettre du 21 mai 1731, lettre du comte Maffei, ambassadeur de la Cour de Turin. 4. Ibid., 28 mai 1731, lettre du secrétaire Sorba rapportant une plainte du marquis de Castellar au sujet du recours fait par les Génois aux troupes impériales alors qu’ils auraient pu s’adresser à l’Espagne. 5. Ibid., lettre du 7 mai 1731, du même faisant état d’un entretien avec le Garde des Sceaux et le cardinal de Fleury sur la possibilité d’obtenir des troupes françaises en complément de celles de l’Empire ; lettre du 11 juin 1731, du même sur une conversation difficile avec le Garde des Sceaux au sujet de l’emploi de troupes allemandes en Corse ; Ibid., 22 juillet 1731, du même rapportant des critiques entendues à la Cour sur le recours aux troupes impériales. Cf. Antoine-Marie Graziani, Le Roi Théodore, Paris, 2005, p. 45-46.

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comme Venise6 ou le Piémont7, persuadées que la France cherche à jouer un rôle en Corse. Mais si l’idée d’un complot ne m’agrée pas, celle de s’en tenir à la construction labroussienne, où la crise sociale apparaît soumise à la crise économique, comme le proposent Ange Rovère et Antoine Casanova par exemple8, ne me paraît guère plus convaincante. Si l’augmentation des prix du blé et la recrudescence d’un banditisme crapuleux et apolitique étaient directement à la base des Révolutions, la Corse aurait dû connaître la sienne à l’extrême fin du xvie ou durant les deux premières décennies du xviie siècle : au cours de cette période, l’île a connu une incroyable montée des prix du blé, on a pu y mourir de faim et les manifestations du banditisme ont alors été spectaculaires. Or, la Corse n’a alors connu ni révolution, ni révolte, si j’excepte celle des Trois pievi au caractère antiféodal affirmé et où la principale revendication est justement de voir passer une région de la Terre des seigneurs sous le gouvernement direct de Gênes9 ! Par ailleurs à la tête des Révolutions de l’île, on trouve la Castagniccia et la Balagne, deux des régions qui ont le plus bénéficié de l’embellie économique du xviie siècle. C’est ainsi le cas de la pieve d’Orezza, une des plus riches de l’île, dont les habitants se sont spécialisés dans le transport des marchandises à l’intérieur de la Corse, avant de venir dans les foires continentales, celles de Pise particulièrement, concurrencer les Bastiais eux-mêmes dans l’achat des étoffes. Non, si l’on doit chercher des raisons aux Révolutions de l’île c’est plutôt vers une addition de facteurs endogènes et exogènes qu’il nous faut aller. Où en est d’abord la puissance dominante ? Comme l’a écrit Carlo Bitossi nous nous trouvons au sein de la période du bucco nero, la moins étudiée de l’histoire génoise (16601730). Une période qui est surtout marquée par la sortie progressive de Gênes du système espagnol, dominant depuis la « volte-face » d’Andrea Doria en 1528. Mais, économiquement et même politiquement, l’attachement à l’Espagne demeure vif dans nombre de familles qui dominent le système de gouvernement génois. Parallèlement s’affirment des préférences pour de nouveaux systèmes : sans que l’on puisse parler de formation de « partis » français ou impérial, tant ces choix demeurent surtout personnels, il convient néanmoins de considérer que des solutions de substitution à l’emprise espagnole s’affirment à partir notamment de la Guerre de Succession d’Espagne10. 6. Archivio di Stato de Venise, Cinque Savii alla mercanzia, liasse 677, 5 mai et 13 octobre 1737, lettre du consul à Gênes Antonio Samuele Bettoni. 7. Archivio di Stato de Turin, Materie politiche per rapporto all’estero/Lettere Ministri/Inghiltherra, mazzo 44, 1er, 4 et 8 juillet 1737, lettres du marquis Ormea à son représentant le chevalier Ossorio ; 19 août 1737, lettre du chevalier Ossorio au roi de Sardaigne. 8. Antoine Casanova et Ange Rovère, Peuple corse, révolutions et nation française, Paris, 1979, p. 31-32. Une critique in Antoine-Marie Graziani, « Comment être Corse ? », in Commentaire, n° 80, hiver 1997-1998, p. 936-937. 9. Antoine-Marie Graziani et José Stromboni, Les Feux de la Saint-Laurent, Une révolte populaire en Corse au début du xviie siècle, nouv. éd. Ajaccio, 2000. 10. En fait, le désamour entre Gênes et l’Espagne commence dès le milieu du xviie siècle au moins. Cf. Antoine-Marie Graziani, Histoire de Gênes, Paris, 2009, p. 426 et sq.

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Des événements politiques particuliers marquent toutefois la période, méconnus le plus souvent par la recherche insulaire : si ce sont des Corses, et particulièrement des bandits corses recrutés à partir d’indulti generali publiés en 1672 et 1684, que l’on voit engager en première ligne au cours de la guerre contre la Savoie en 1672 et lors du bombardement de Gênes par la flotte de Louis XIV en 168411, c’est encore l’Espagne qui est intervenue dans les deux cas pour sauver son allié génois. Des notables corses, au nom de la benemeranza dont ils ont fait montre au cours de ces conflits, obtiennent d’ailleurs quelques avantages et prébendes au cours des années qui suivent12. Mais leur influence est contrebalancée par ceux, employés par Venise ou la France, qui font valoir que si la Corse passait sous leurs maîtres, les insulaires bénéficieraient enfin de certains postes et de certaines charges, militaires, administratives ou religieuses dont ils sont jusqu’alors exclus, une situation que met en avant, non sans raison Ambrogio Rossi13 au début de ses Osservazioni storiche. Les revendications des notables insulaires, telles qu’on les retrouvera dès les premières requêtes générales envoyées à Gênes, naissent là. Le problème c’est que Gênes ne peut y répondre, empêchée qu’elle est de le faire par les revendications de postes de sa noblesse seconde. D’autant que les Génois, dans le même temps, tout occupés qu’ils sont à essayer de conserver les extraordinaires avantages obtenus en Espagne et via l’Espagne sur l’argent américain, se montrent incapables de comprendre les revendications insulaires. La légende noire génoise, forgée par les polémistes corses engagés au cours du xviiie siècle et récupérée par une historiographie romantique volontiers complaisante, obscurcit notre vision. Là où nous lisons une volonté déterminée d’opposition, il y a surtout une incapacité profonde à appréhender les réalités insulaires, provenant d’une puissance qui pratique tant dans l’île que sur ses deux Rivières une forme de colonialisme intérieur, de développement séparé plutôt que le colonialisme de pillage que les auteurs des années 1960-1970, qui vivaient la décolonisation, lui ont souvent reproché. La révolution corse est effectivement d’une espèce extraordinaire. On pense à ce qu’écrit Gordon Wood sur la révolution américaine : « Nulle trace ici de la tyrannie légendaire qui a si souvent contraint les peuples désespérés à la révolte »14. De fait, contrairement à ce qu’affirme un Ambrogio Rossi, inspiré par la Révolution Française qu’il vient de vivre, les Corses ne sont pas opprimés au sens où l’on emploiera ce mot après la Révolution française. Ils ne sont pas soumis à une puissance impériale dont il faut secouer le joug. Et ils sont, depuis les événements de 1358, moins encombrés de servitudes féodales pour la plus grande partie d’entre eux que nombre de régions occidentales. C’est ce qui rend la révolution corse en cours généralement incompréhensible aux auteurs génois du xviiie siècle, qui voient dans la recherche de la liberté manifestée par les Corses, l’éternel goût de « nouveauté » qui 11. Antoine-Marie Graziani, La Corse génoise, Économie, Société, Culture, Période moderne 1453-1768, Ajaccio, 1997, p. 54-55. 12. Cf. Antoine-Marie Graziani, Les tours littorales, Ajaccio, 1992, p. 171-173. 13. Ambrogio Rossi, « Osservazioni storiche sopra la Corsica », in Bulletin de la Société des Sciences Naturelles et Historiques de la Corse, Bastia, 1898, p. 6-7. 14. Gordon S. Wood, La création de la République américaine, Paris, 1991, p. 37.

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s’attacherait à ce peuple, une situation amusante si l’on se souvient que c’est justement ce goût de la « nouveauté » qui est généralement reproché aux Génois. Ainsi pour ceux-ci, la Révolution de 1729 est-elle sans commune mesure avec les événements qui l’ont déclenchée, elle est une sorte de perversion. D’où cette recherche d’accommodements sur quelques points précis, ces réformes de faible ampleur, et le refus de toute solution globale. Quelque part, Pascal Paoli ne dit pas autre chose qui note, en 1762, au cours d’une période difficile de remise en cause de son pouvoir, qu’il est incompréhensible pour les Génois, comme vraisemblablement pour une part des notables engagés dans une guerre désormais sans aucun doute trop longue pour certains organismes et certains intérêts, qu’une révolution engagée pour ne pas payer quelques soldi de plus puisse déboucher sur l’instauration d’un gouvernement qui réclame aux insulaires jusqu’à dix fois plus que ce que leur réclamaient les Génois15. C’est bien reconnaître là que la raison fiscale est une raison nécessaire mais absolument pas suffisante pour expliquer les mouvements en cours. Si l’on analyse, en effet, la question fiscale évoquée plus haut comme premier déclencheur des événements de 1729, force est de constater qu’elle est surtout un révélateur de la situation des rapports corso-génois dans l’esprit des habitants de l’île. Le plus ancien des impôts directs, la taglia, a été institué en 1359 au moment de la dédition de la Corse à la Commune de Gênes. L’accord de Lago Benedetto, qui voit passer la Corse sous l’Office de Saint-Georges en 1453, en reprend la principale caractéristique : levée en août, elle reste fixée à une lire par feu, et ce quelle que soit la fortune du chef de famille, ce qui en fait d’ailleurs un impôt profondément injuste et inégalitaire, quoique peu important. Il est amusant de noter qu’en 1560, l’Office a essayé de transformer la taglia en la faisant porter sur les revenus et les biens productifs comme improductifs. Au cours de leur veduta, les commissaires Andrea Imperiale et Pelegro Giustiniani Rebuffo ont allégué le fait que l’Office avait dépensé une somme considérable pendant la guerre contre les Franco-Turcs qui s’achève et que l’impôt n’a pas été payé par les populations depuis six ans pour réclamer 225 000 lires. Ce chiffre a été délibérément surévalué pour faire accepter aux Nobles XII, un changement aussi considérable dans le domaine fiscal. Ces derniers rapidement ont dû se résoudre à accepter l’idée d’un impôt de répartition des biens possédés. Mais cette nouvelle taglia s’est heurtée à l’hostilité déclarée de la classe dirigeante corse, qui lui préférait bien évidemment une augmentation des impôts indirects. Mais elle s’est surtout révélée difficile à installer : le vieil impôt était facile à lever, le nouveau supposait de tirer de chacun une confession sincère de son bien et d’en exiger des preuves certaines en vue de la constitution d’un cadastre, même simplifié. Les commissaires ont donc eu toutes les peines du monde à le faire payer dans quelques villages des environs de Bastia et ont rapidement été confrontés à un mouvement de grève mené dans le nord par des caporali, proches le plus souvent des Français au cours du conflit précédent, mais aussi dans le sud. Dès mars 1561, l’Office de Saint-Georges a réduit substantiellement l’impôt. Et l’application du nouveau système a définitivement été suspendue par le débarquement du colonel Sampiero Corso au Valinco 15. Pascal Paoli, Correspondance, vol. IV, « L’avenir de la Corse est sur l’eau », lettre 1127, Ajaccio, 2010.

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en 1564. Dès la fin de la Guerre de Sampiero, en 1569, Gênes en est revenu au système premier, officiellement « à la demande des populations », en réalité à la requête des notables. Cette accalmie n’a pas duré. Aussi l’État génois a-t-il demandé, dès la fin des années 1570, un effort aux populations insulaires. Celles-ci ont consenti en 1582 un don gratuit provisoire, appelé donativo, de 20 soldi par feu et 10 par demi-feu pour quatre années, ce qui correspondait à un doublement pur et simple de la taglia. Mais, la pérennisation de ce subside par décrets successifs lui a fait changer de nature : de provisoire, il s’est avéré définitif. S’ajoutera au fil du temps une série de taxes additionnelles, certaines temporaires (pour la construction d’un pont ou l’entretien d’un bâtiment religieux), d’autres définitives (pour l’envoi d’ambassades à Gênes ou l’entretien des vicaires), d’autres officiellement temporaires mais en réalité définitives, comme celle prévue au milieu du xviie siècle sur la construction du palais du gouverneur à Calvi, perçue jusqu’en 1729 alors même que l’idée du transfert avait été abandonnée depuis 1656. Certaines de celles-ci par ailleurs sont payées par toutes les pievi, alors que d’autres ne le sont que par quelques-unes. C’est le cas de celles visant à régler la construction et l’entretien des tours littorales. Elles varieront donc selon les pievi et même quelquefois à l’intérieur de celles-ci. Ainsi dans la pieve de Verde, certaines communautés paient pour l’entretien des tours d’Alistro et de Bravone, d’autres pour la seule tour d’Alistro, d’autres enfin ne paient rien. Ces suppléments (aggiunti ou sopra più) représentent jusqu’à un tiers de la nouvelle imposition. L’expert nommé par le Sénat à ce propos en 1614 dresse un tableau de la fiscalité dans l’île qui révèle la complexité de l’impôt désormais et son caractère inégalitaire : les juridictions de Balagne et d’Ajaccio paient 2 lires et 14 soldi, celle de Sartène 2 lires et 17 soldi, celle de Bastia 3 lires et 9 soldi et celle de Corte, 3 lires et 17 soldi. Encore ses calculs ne prennent-ils pas en compte les suppléments du deuxième groupe qui, sous le couvert de vagues considérations sécuritaires, créent des disparités de traitement d’une microrégion à l’autre voire même d’une communauté à l’autre. Ce système de sopra più est volontiers accepté par les notables, représentés auprès du gouverneur génois par l’institution des Nobles XII. Il est par contre remis en cause assez tôt par les populations de l’île qui décident, çà et là, de retrancher de leur imposition la part correspondant à une augmentation qui leur paraît intolérable. Ainsi, en décembre 1710, la populeuse pieve d’Orezza refuse-t-elle d’acquitter deux des suppléments à la taglia, votés par les Nobles XII, à savoir celui levé pour payer la fabrication de la Maison des Nobles XII à Bastia de 4 soldi par feu et d’1 soldo et 4 denari par demi-feu et celui destiné à l’entretien du nouvel Orateur de la Corse, de 2 soldi par feu et 1 soldo par demi-feu16. Mais en réalité, la question fiscale n’est que le révélateur d’un combat pour la liberté politique. Sans prêter, comme le feront de manière anachronique Pascal Paoli et Don Gregorio Salvini en 1761, aux institutions des Nobles XII et des Nobles VI, le pouvoir législatif, il est important de constater que les Génois se sont volontiers attachés à la fiction d’une acceptation nécessaire par les représentants insulaires de toute nouvelle imposition. 16. Archives Départementales de la Corse-du-Sud, 5 FG 137, 6 décembre 1710, édit du gouverneur Nigrone Rivarola.

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Ce sera à nouveau le cas dans l’affaire des Due Seini, en 1715. Rappelons que c’est l’Orateur représentant les Nobles XII qui, invoquant le nombre considérable de meurtres qui se commettaient dans l’île, a réclamé l’interdiction totale du port d’armes dans l’île. Le Magistrato di Corsica, consulté par le Sénat, s’est montré à l’inverse réticent, invoquant dès l’origine le manque à gagner important qu’une telle interdiction créerait pour le personnel génois, intéressé au produit de la vente des patentes de port d’armes. Mais le gouvernement génois soutient en réalité la proposition des XII, qu’il a peut-être suscitée. Le rapport fantaisiste, qui annonce qu’au cours des trente-deux années précédentes vingt-huit mille sept cent quinze homicides ont été commis, soit 900 crimes par an, a été fourni par l’État génois lui-même17. Au début de 1715, l’Orateur de la Corse obtient la prohibition générale, mais c’est au prix de la création de l’impôt des Due Seini, c’est-à-dire de 13 soldi et 4 denari par feu, le 27 mai. Une augmentation plus importante qu’on ne l’a souligné : environ 15 % de l’impôt, suivant les régions. Le problème, qui affleure chez Ambrogio Rossi, sans qu’il se montre capable de le présenter correctement, c’est que la création de cet impôt induit chez les notables corses l’idée d’un contrat. Comme pour le Stamp Act américain de 1765, l’impôt des Due Seini révèle qu’il ne saurait y avoir d’impôt levé sans qu’une représentation insulaire soit réellement associée à cette prise de décision. « No taxation without representation : ce leitmotiv devait sonner le glas des relations cordiales entre la couronne et les Treize colonies » note Bernard Cottret18. Comme pour le Stamp Act, la critique corse se développe à l’origine contre un impôt nouveau, c’est-à-dire une pratique que ne sanctionne aucune tradition. En matière fiscale, un nouvel impôt est considéré comme une agression. Le seul impôt acceptable serait un impôt librement consenti par la société insulaire, ce qu’à l’évidence celui-ci n’est pas19. De plus, les conditions prévues ne sont pas respectées : les armes sont récupérées sans aucun paiement, contrairement à ce qui avait été prévu à l’origine. Et la liste des gens exemptés, généralement les hommes les plus puissants, n’en finit plus de s’allonger, sous le couvert du combat à mener contre le banditisme : ainsi à la veille même des Révolutions de l’île, les futurs Généraux de la nation, Hyacinthe Paoli, Andrea Ciaccaldi et son beaufrère Don Luigi Giafferi et Angelo Francesco Taddei de Pero, en Tavagna, obtiennent-ils de pouvoir détenir des armes en nombre pour éradiquer le banditisme routier. Hyacinthe Paoli obtient ainsi douze arquebuses pour contrôler la partie du territoire située entre Ponte Leccia et Ponte Novu avec une petite milice qu’il lèvera20. Et les officiers, huissiers et soldats 17. Cf. Pieter Spierenburg, « Violence and the civilizing process : does it work ? », in Men and Violence : gender, honor and rituals in Modern Europe and America, Colombus, 1988, puis repr. in Crime, Histoire et Sociétés, Crime, History and Societies, 2001, vol. 5, n° 2, p. 87-105. 18. Bernard Cottret, La Révolution américaine, la quête du bonheur, Paris, 2003, p. 54. 19. Antoine-Marie Graziani, « Révolution corse, révolution américaine », in François Quastana et Victor Monnier, Paoli, la Révolution Corse et les Lumières, actes du colloque international organisé à Genève, le 7 décembre 2007, Gênes/Ajaccio, 2008, p. 125. 20. Archives Départementales de la Corse-du-Sud, 1 FG 756, 21 mars 1729 (repr. in Antoine-Marie Graziani, Pascal Paoli, nouv. éd., Paris, 2004, p. 38).

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génois n’en finissent plus de revendre les armes qu’ils viennent de récupérer, tout à fait illégalement. La nouvelle imposition s’accompagne donc de la perte de leurs armes pour une grande partie de la population. Une situation qui n’est pas sans rappeler le cas américain, le Stamp Act s’étant accompagné de mesures de désarmement généralisé. Mais dans l’île le désarmement est sélectif, les notables pouvant généralement conserver les leurs, moyennant une somme forfaitaire à payer dans le plus mauvais des cas. Surtout, l’accord prévoyait que l’imposition ne devait être perçue que durant dix années et en 1729, cela fait déjà quatorze ans qu’elle est perçue21. Et, notons-le, c’est ce caractère temporaire qui a permis d’éviter la proposition première des Nobles XII visant à intégrer le sopra più de 6 soldi et 8 denari pour la construction du Palais de Calvi dans les Due Seini. D’où l’inquiétude manifestée par les Génois devant l’assassinat de Vincentello Colonna, des seigneurs d’Istria le 3 août 1718, près de la tour de Porto Pollo. Comme un siècle auparavant, le Sénat choisit la manière forte : l’envoi d’un commissaire extraordinaire, Giovan Agostino Viale, qu’accompagneront l’ingénieur Matteo Vinzoni et une importante troupe. Autres « cadavres exquis », le capitaine Rutilio fils d’Aniceto de Taglio de Tavagna, Giovan Francesco et Alessandro fils de feu Bastiano de Talasani assassinés eux aussi la même année22. « Je laisse deviner aux bienveillantes réflexions de Vos Seigneuries Sérénissimes, écrit le nouveau gouverneur Bartolomeo, des seigneurs Da Passano, combien cet événement m’a irrité, alors que je commençais mon governorat… ». En fait, les autorités génoises essaient de déterminer dans ce dernier cas quelle est l’incidence de l’interdiction du port d’armes promulguée le 27 mai 1715 sur cet assassinat. Dans le même temps, un certain Bartolomeo Olivieri, alors padre del comune de Calenzana, soulève avec plusieurs autres son village contre les représentants des autorités, huissiers et soldats, venus lever des amendes à la suite d’une représentation des Révérends Pères des Scole Pie de Calvi. Un soldat est tué dans l’affrontement23. En 1716, c’est la pieve d’Orezza qui refuse de payer le sopra più sur la construction du Palais de Calvi, bientôt suivie par la remuante pieve du Niolo qui, elle, refuse d’acquitter les 2 soldi pour l’Orateur et les Due Seini. Orezza, le Niolo, des exemples pour le moins significatifs. Mais la Sérénissime n’a pas vraiment d’autre solution que d’accroître sa pression fiscale sur l’île. Le 2 avril 1728, elle se risquera à proroger pour dix ans les Due Seini. Les événements ne lui permettront pas d’imposer cette ultime décision24. Le glissement est immédiat. Remettre en cause le nouvel impôt, c’est engager la discussion sur les impôts précédents, qui ont été créés de la même manière. Bientôt Giulio Natali rappellera dans son Disinganno qu’à l’origine, lors du pacte de Lago Benedetto, la taglia avait été fixée à une lire par feu alors que dans certaines régions – le Vicolais depuis la construction du palais du lieutenant dans les années 1660 – on en paye dix. La représentation insulaire a toléré cette situation. Il convient donc d’en changer la forme. On est bien loin du 21. Archives Départementales de la Corse-du-Sud, 5 GG 137, dossier. 22. Archivio di Stato de Gênes, Fonds Corsica, liasse 661, 27 juin 1718, lettre du gouverneur au Sérénissime Sénat ; Ibid., 19 juillet 1718, lettre du gouverneur au Sérénissime Sénat. 23. Ibid., 21 avril 1719, lettre du commissaire de Calvi au Sérénissime Sénat. 24. Antoine-Marie Graziani et José Stromboni, « Les feux… », op. cit., p. 335.

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texte d’Ambrogio Rossi qui, tout à sa lecture a posteriori des événements, donne quitus aux représentants insulaires. Aussi, lors de la très agitée campagne des élections des Nobles XII pour 1730, à la suite des premiers événements, l’huissier envoyé par le gouvernement génois pour afficher les avis d’élections dans la pieve d’Orezza est pris à partie et poignardé par un partisan d’un des futurs chefs patriotes, Simone Fabiani, de Palmento en Balagne. Sur la place du village, alors que la fête de San Cervone bat son plein, Fabiani, gendre de Raffalli, et d’autres chefs populaires demandent aux populations de ne pas participer au vote : « Le prince demande les élections des XII, la Corse ne veut plus des XII ». L’idée développée est celle d’avoir un organe réellement représentatif des Corses pour contrebalancer le pouvoir génois. L’heure n’est plus aux XII, elle est à la cunsulta, une réunion des députés des communautés au cours de fréquentes et brèves sessions de deux ou trois jours et que les chefs insulaires qui surgiront, à leur corps défendant – puisque dans le même temps certains d’entre eux comme Giafferi et Hyacinthe Paoli peuvent avoir été élus Nobles XII dans l’intervalle – doivent consulter avant toute prise de décision. On se place ici au niveau des principes, autour de l’idée de contrats primitifs qui auraient été bafoués, ce que refusera d’envisager le cardinal de Fleury lorsque dans une « Lettre aux Corses » il écrira : « Il ne s’agit point d’aller fouiller dans les temps reculés la constitution primitive de votre pays, et il suffit que les Génois en soient reconnus depuis plusieurs siècles paisibles possesseurs, pour qu’on n’en puisse plus leur contester le domaine souverain de la Corse ». Cette manière d’envisager les choses est à elle seule l’indice d’un processus révolutionnaire en cours. Les lignes ordinaires de clivage entre le privé et le public, le politique et le non-politique se brouillent. L’espace public dans lequel circulent informations et opinions, où les hommes se parlent sans se connaître, se développe de manière extraordinaire. On voit au cours de cette période des hommes que nulle compétence particulière ne semble préparer à intervenir dans le débat politique, écrire des déclarations, des pétitions et des requêtes dont l’objet n’est rien de moins que la nature du pouvoir et du droit ou de la souveraineté du peuple, ou bien les causes de la corruption dans laquelle finissent par s’abîmer tous les États. L’île est bien en révolution.

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LA RELAZIONE DE’ TUMULTI DI CORSICA ET LA SOLLEVAZIONE DE’CORSI par Évelyne Luciani

Dans un premier temps, nous étudierons ces deux documents peu connus sur les débuts de la Révolution de manière générale, puis dans un second, nous analyserons l’événement commun aux deux textes, c’est-à-dire l’attaque de Bastia, pour mieux toucher du doigt l’intérêt de ces textes pour l’histoire de la Corse.

PRÉSENTATION GÉNÉRALE DES DEUX TEXTES Ce sont tous les deux des textes qui nous donnent à voir les premières années de la Révolution de Corse, sous l’angle génois certes, mais leur contenu n’en demeure pas moins précieux. Le premier, intitulé « Relazione dei tumulti di Corsica – Récit des tumultes de Corse au temps du gouverneur génois, Felice Pinelli, » écrit par lui-même et tiré pour la première fois des archives de la famille Brignoles-Sales, édité par Santelli et imprimé par Ollagnier en 1854, est un récit en prose. C’est un rapport circonstancié de Pinelli à ses supérieurs, concernant son action en tant que gouverneur général de la Corse, du 1er avril 1728, (il ne prend ses fonctions que le 25 mai) jusqu’à la fin du mois de mars 1730 (il ne part qu’en juin). En effet, Pinelli, après l’arrivée de Veneroso, accomplit « la visite générale » qu’incluait son office de gouverneur, du 18 avril au 21 mai. Le 11 juin, Pinelli quitte la Corse pour rejoindre Gênes. Ce livret d’une centaine de pages est peu connu et encore moins utilisé. Je l’ai trouvé dans le fonds ancien de la bibliothèque de Bastia, lorsque D. Taddei et moi-même travaillions à la rédaction de notre livre, Les pères fondateurs de la nation corse. Ce témoignage de première main nous a grandement servi pour éclairer la période pré-insurrectionnelle corse. C’est pourquoi nous en publions dans cette même collection une édition bilingue. Le second document est une transcription assez rudimentaire, faite par Falcucci et Spagnoli, d’un microfilm de la Franciscorsa, à partir d’un cahier de très médiocre allure dont les premières et les dernières pages ont subi les outrages du temps. Il a eu, à ce jour, une diffusion quasiment nulle. Il s’intitule « Sollevazione de’Corsi, i paesani invadono la città

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di Bastia – Soulèvement des Corses, les paesani envahissent la ville de Bastia, 1730. » Il figure dans la même publication. La Canzone est une chanson en vers qui s’inscrit dans le même genre littéraire que la chanson de gestes. C’est donc un poème épique qui relate exclusivement le sac de Bastia et l’environnement historique immédiat de cet événement. Alors que la Relazione est signée de la main du gouverneur, ce manuscrit se présente comme un texte anonyme. Nous avons D. Taddei, dans son avant-propos et moi-même, dans la préface au livre paru aux éditions Albiana, discuté de cet anonymat : l’auteur en est-il le gouverneur Pinelli comme le poète semble le dire en plusieurs passages de la Canzone ou est-il l’un de ces Corso-ligures qui vivaient à Bastia, dans l’entourage du gouverneur et qui, par conséquent, connaissaient parfaitement le déroulé des événements bastiais ? Nous laissons le lecteur libre de trancher cette énigme qui n’influe en aucune manière sur le fond de l’histoire racontée. Les deux textes sont de la même époque. Ils ont été écrits en 1730 : la prose, au moment où le gouverneur rentre à Gênes, lorsque ses souvenirs sont encore frais ; la Canzone est elle-même datée de 1730. La Canzone se compose de 5 chants, formés de strophes de 8 dodécasyllabes, soit 2 504 vers. Elle se présente comme une pièce de théâtre en 5 actes. J’intitulerais le premier : contexte historique de l’attaque de Bastia par les paesani ; le second, la réaction du gouverneur à l’attaque : il exprime le point de vue génois dans un discours aux quatre émissaires qu’il veut envoyer dans les pièves afin de calmer les esprits enflammés ; le troisième, le récit de l’attaque portée les 18, 19 et 20 février 1730 par les paesani. [C’est un chant à la gloire du gouverneur Pinelli, chef de guerre.] Le quatrième, la négociation de Monseigneur Mari et les louanges infinies et générales qu’elle lui vaut ; le cinquième, l’arrivée de Veneroso et les espoirs qu’elle suscite malgré les hésitations du doge. Ces deux textes sont différents par leurs objectifs et leurs formes, mais ils sont peu différents sur le fond pour ce qui concerne le traitement de la période qui leur est commune : la bataille de Bastia. Quant à leur genre différent, il leur donne une grande complémentarité.

LES OBJECTIFS DE CES DEUX TEXTES D’abord, ces deux documents ne s’adressent pas aux mêmes interlocuteurs. Dans la prose, Pinelli exprime clairement son but : « Aussi bien pour être exhaustif sur des sujets qui concernent mon honneur que pour satisfaire la curiosité de ceux qui voudraient être informés avec exactitude en ces temps calamiteux de tumultes, j’ai jugé bon de mettre sous les yeux des personnes les plus importantes le récit de tout ce qui m’est arrivé de plus notable. » Il veut établir les faits dans leur exactitude et vérité, la sienne, bien entendu. Il veut aussi laver son honneur car au tout début de son gouvernorat, des bruits ont couru selon lesquels il confondait le bien public et son bien propre. Dans la Canzone, l’auteur interpelle sa Muse et lui dit : I, 39-41 : « Fais donc connaître, ô Muse fidèle, mon affection et mes sentiments envers la patrie aussi bien que l’esprit cruel

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des malins et leurs paroles calomnieuses et coupables… 40 : Sache que tu ne seras pas appréciée de ceux à qui la belle vérité ne plaît pas. Tu seras parfois dite arrogante par leur ignorance téméraire et audacieuse… 41 : Va, cours par les villes, les villages et les campagnes et passe la mer et tourne le monde. Montre les plaies du Royaume corse et pousse les gens à la pitié, pleure et soupire… ». On voit ici combien le style poétique permet de libertés avec l’expression. La prose a pour but l’information la plus précise possible d’hommes éminents à commencer par les sénateurs et conseillers génois de tout poil, alors que la Canzone naît, tout comme la prose, de la volonté de l’auteur de dire la vérité, mais elle a pour but de faciliter la diffusion de l’acte insensé des Corses, leur rébellion, à travers le monde. La musique de l’épopée est là pour faciliter le passage de cette histoire dans la mémoire des hommes. Nous sommes ici en présence de deux « médias » génois qui font connaître une nouvelle au monde. Ils ont chacun leur propre mode de diffusion. C’est comme la même nouvelle annoncée à la radio et parue dans un journal. La différence de forme, dans tous ces cas, enrichit l’événement. Dans le cas présent, on ne raconte pas, en effet, un fait historique avec les mêmes mots en prose et en vers et on n’attache pas la même importance aux divers aspects des événements, dans l’un et l’autre cas. Bien que, dans la Relazione, Pinelli se laisse parfois aller à des digressions, pour faire son propre éloge par exemple, le propos reste factuel, prosaïque, si je puis dire. Il en devient parfois même fastidieux, comme lorsqu’il se perd dans les comptes et décomptes des livraisons de graines au moment de la disette, en 1728. Dans ce document, le gouverneur suit au plus près le fil des événements. Cela lui est d’autant plus facile que, au moment de son départ de Bastia, « il a ordonné qu’on prît tous [les papiers de] son secrétariat bien que ce fût habituel d’en laisser une partie à Bastia. » Dans la Canzone, au contraire, l’auteur se veut lyrique, souvent même emphatique. Il se plaît à grossir le trait pour dépeindre les hommes qui composent sa troupe avec l’emploi d’adjectifs nombreux et positifs : « zélés, généreux, nobles, dignes, sages, valeureux, courageux, ornés d’un bel esprit… » et à utiliser des qualificatifs antithétiques pour décrire ceux qu’il nomme les rebelles : « cruels, barbares, impies, infidèles, furieux, etc. » Il n’hésite pas non plus à manier l’hyperbole pour noircir l’impression donnée par les insurgés qui envahissent Bastia comme « des chiens et des loups qui halètent devant la proie, comme des ours, des tigres, des lions, des sans-cœur : IV, 15. » L’accumulation de ce type d’exagérations verbales à travers un vocabulaire choisi et le manichéisme avoué du texte donnent un ton plus polémique, plus tragique aussi au document versifié qu’au document en prose. Plus vivant aussi car le poète met en scène des personnages qui discourent, dialoguent ou rêvent. En outre, le poète se plaît à des descriptions très réalistes : il plante le décor de la citadelle de Bastia, dont l’organisation urbaine est complètement inadaptée pour supporter un siège. Il fait aussi un beau portrait de Luigi Giafferi qu’il présente, au moment où il se découvre aux yeux des siens, au cours de l’année 1730, dans les termes suivants : I, 20-21 :

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« Mais le perturbateur et ennemi de tout bien, pour troubler cette sérénité, vomit d’un seul coup le venin de sa haine archaïque et terrible ; il se présenta en ami plein de zèle et de douceur avec un tel art que le serpent cruel, caché dans l’herbe, empoisonna le Royaume tout entier. Il se montra donc le perfide, le malin et il fut vu en divers endroits de l’île, avec un visage heureux et une voix douce, des gestes à la fois graves et doux. Il avait l’allure d’un cygne blanc et innocent, son regard était empreint de majesté. Aussi, tout le monde fut-il sidéré par son allure et par ses dires et se sentit-il de la propension à épouser ses sentiments. » Il ressort de ces vers écrits par un Génois, ce qui rend le portrait encore plus fort, que Luigi Giafferi est un personnage imposant, doté d’un tel pouvoir de séduction et de conviction qu’il provoque un effet de sidération sur les gens qu’ils rencontrent. Un opposant de cette carrure avait de quoi inquiéter les Génois ! Bref, la Canzone en vers est colorée et la Relazione, en prose, parfois ennuyeuse, [surtout au début !] est toujours instructive. La Relazione, comme rapport d’activité du gouverneur général nous renseigne sur le domaine des compétences de ce dernier. Tous ses courriers et les réponses tant du Magistrato di Corsica que des Sérénissimes Collèges eux-mêmes qui se réservaient le pouvoir de décision finale dans les situations épineuses, nous sont présentés, soumis à la timide critique du gouverneur. Ce rapport fait ressortir le double fonctionnement institutionnel génois, le gouverneur s’adressant en premier au Magistrato di Corsica chargé, comme son nom l’indique, des affaires corses, puis, sans réponse de ce dernier, en appelant aux Sérénissimes Collèges. De ce fonctionnement des institutions et de l’indécision même des conseillers qui les composent résultent une lenteur pour ne pas dire une paralysie dans la volonté politique dont le pauvre Pinelli se plaint constamment dans sa Relazione, car il se trouve souvent démuni d’ordres officiels pour agir dans une situation insurrectionnelle. C’est d’autant plus grave que ces deux documents le font apparaître comme un fonctionnaire frileux qui a la religion de l’autorité, incapable de prendre des initiatives personnelles tant il craint sa hiérarchie. Le poème épique permet de mieux cerner les acteurs et l’ambiance de ces jours mouvementés ainsi que de débusquer sous les mots, les sentiments réels du gouverneur et d’autres personnages de l’intrigue, ce que la Relazione dont le ton est plus officiel, laisse de côté. Pour faire valoir l’interdépendance des deux textes, je vous propose d’examiner le passage qui leur est commun, à savoir l’attaque de Bastia, dans l’un et l’autre document.

L’ATTAQUE DE BASTIA DANS LA PROSE ET DANS LA CANZONE Le 18 février 1730, une multitude d’hommes (P)25, une foule de 5 000 traîtres armés © se réunit près du Bivinco (P), dans la plaine de Saint Pancrace sous Furiani. Les deux documents expriment le même événement, mais de manière différente. Les indications de 25. Dans ce qui suit (P) désigne le texte de Pinelli et © celui de la Canzone.

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lieu sont plus précises dans le poème et les Corses y sont d’ores et déjà étiquetés : ce sont des traîtres. Les Nobles Francesco Antonio Morati, Luigi Giafferi, le docteur Vittini et Giuseppe Antonio Casalta confirment au gouverneur que tous ces gens sont résolus à l’assaillir dans Bastia (P). Ces Nobles sont donc au fait des intentions des insurgés. Le déroulement des faits : L’auteur de la Canzone dit ensuite que Pinelli envoie l’évêque de Mariana, Saluzzo avec d’autres, pour empêcher l’entrée impitoyable de la multitude dans Bastia. La présence de l’adjectif « impitoyable » pour qualifier la foule qui s’est approchée de Bastia met, dans le poème, l’accent sur la détermination et la cruauté de cette dernière. En fait, la Relazione est un dessin en noir et blanc des événements alors que la Canzone est une peinture aux couleurs dures et agressives. Pinelli, dans la Relazione, précise le nom des personnalités qui accompagnent avec d’autres, l’évêque. Ce sont le piévan Casalta et le capitaine San Fedeli. L’évêque Saluzzo part au-devant des insurgés avec, outre les deux personnalités citées supra, une escorte assez nombreuse, mais pas suffisante pour faire s’en retourner les mutins dans leur village. Elle l’est juste assez pour permettre à l’évêque de passer pour entendre ce qu’ils voulaient et à quelle fin ils venaient armés contre leur Prince. La mission dans la prose est nettement définie. Nous voyons se dessiner un tableau constitué d’une foule hétérogène de 5 000 Corses dans la plaine sous Furiani, qui piétine avant de passer à l’attaque et l’évêque Saluzzo s’avançant, majestueux, la mitre sur la tête, au-devant d’elle, avec son escorte pour parler aux chefs. La foule est déterminée. Selon la description de la Canzone, elle a le cœur dur et l’œil sec. Elle est personnifiée. Elle est si compacte que le poète la présente comme une seule et même personne. Aucune dissonance, aucun doute ne trahit sa détermination. Dans un premier temps, l’évêque Saluzzo, dans la Canzone, s’essaie, par tous les moyens de sa dialectique, à la détourner de son dessein, mais « les gens révoltés et furibonds et les chefs des factions interrompent son sermon, impatients d’épancher leurs très injustes passions » c’est-à-dire leurs revendications. Les revendications dans le poème sont floues et quelque peu extravagantes : « Nous voulons des armes à feu, Monseigneur, et s’il n’y a pas d’armes, [nous voulons] de l’or et de l’argent. Nous voulons dix mille armes, » (les insurgés réduiront leur nombre dans les lignes suivantes à 300), mais elles sont parfaitement détaillées dans la prose par des chefs : « Les révoltés veulent des armes, à savoir celles qu’on leur avait enlevées en raison de la loi, ou qu’on leur donne l’équivalent en argent, à deux sequins le fusil. Ils veulent aussi la réduction des tailles à 24 sous, selon l’uso antico et la réduction du prix du sel à 18 sous le boisseau (P) ». Ces revendications attestent, dès le début de l’attaque 1° qu’il existe une base de négociation entre Gênes et des capi, 2° que la foule insurgée n’est pas une foule aveugle, mais structurée par des chefs qui, entre guillemets, ont un programme. Les insurgés veulent donc, outre leurs habituelles revendications concernant l’impôt, l’abrogation de la loi de 1715 sur les armes. À cette époque, la Sérénissime les leur avait

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supprimées pour diminuer la mortalité par vendetta et autres violences, mais avait substitué au prix de la licence de port d’arme, pour équilibrer le manque de rentrée d’argent dans son Trésor, une taxe de Due Seini ou 13 sous 4 deniers, pour ne pas porter d’armes… Cette loi était inique, les Corses la disaient obsolète aussi (limitée à 10 ans). De plus, elle n’empêchait nullement les armes de circuler en Corse. En effet, les fonctionnaires génois revendaient sous le manteau leurs armes aux Corses qui le souhaitaient, particulièrement ceux des pièves belliqueuses, ce qui générait un déséquilibre entre les populations et des troubles sans cesse plus nombreux et violents. Par ces revendications claires, nous voici au cœur même des causes de la première insurrection corse. C’est en mettant en avant l’injustice de cette loi et de l’impôt qu’elle induisait ainsi que la nécessité de réarmer leurs populations que les capi ont réussi à fédérer les gens et les pièves entre elles. Dès juin 1728, à l’arrivée de Pinelli en Corse, les Nobles XII avaient, demandé à ce dernier de revoir cette loi, mais il leur avait opposé une fin de nonrecevoir (cf. Les pères fondateurs…). Saluzzo, outré par ces requêtes, se déchaîne. « Il prie et crie à en devenir aphone », mais « son autorité ne fut d’aucune utilité pour apaiser la voix des foules et leur esprit atroce ©. » Il se résout à leur dire qu’il va porter leur requête au gouverneur et qu’il reviendra le lendemain leur donner la réponse. Cet important personnage qu’est l’évêque, perdant toute dignité au milieu de la foule, n’impressionne personne. Le poète nous le décrit, rentrant à Bastia, « tremblant de peur, très mécontent des villageois et de leurs requêtes honteuses et vaines » qu’il expose à Pinelli. La description de la mission de Saluzzo est explicitée dans la Canzone, ce qui n’est pas le cas dans la Relazione. La réaction du gouverneur : Il est très mécontent. Il fait comprendre à Saluzzo et aux personnes présentes au palais, particulièrement aux Douze, l’extravagance d’une semblable requête (P), surtout en ce qui concerne les armes : il dit qu’il n’en a que 230 dans l’armurerie de la citadelle, nombre vérifié par les personnes présentes, Giafferi, Morati, Gaffori, Pizzini, Vittini, pour qu’elles puissent ensuite aller détromper les populations (P et C). Les notables confirment le nombre d’armes avancé par le gouverneur qui constate que cette visite calme les esprits. Cela atteste que les personnes présentes étaient excitées : elles étaient parties prenantes de la cause des insurgés. La suite du texte confirme à tout le moins qu’elles connaissent bien l’état d’esprit et la détermination des foules sous Furiani : « ils me dirent que si on ne leur concédait pas plus d’armes, les populations ne s’apaiseraient jamais et ne se retireraient pas dans leurs maisons. » Le gouverneur décide alors de tromper les Nobles en leur disant que Monseigneur (Saluzzo) lui a donné une soixantaine de fusils qui ajoutés au 230, feront 300. S’ils lui garantissent la tranquillité du Royaume, il leur donnera les armes. « Tous ensemble, ils me dirent oui. » La réponse unanime des personnes présentes prouve encore qu’elles ont du pouvoir sur les insurgés, dont celui de faire cesser le mouvement si le gouvernement cède sur les armes. Elles ont toutes des connivences, voire des sympathies pour eux.

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Pinelli leur demande la nuit pour réfléchir et leur conseille de garder l’espoir et de venir le lendemain matin chercher sa réponse. Cette tromperie du gouverneur qui, en fait, ne veut pas octroyer d’armes aux Corses, est racontée de façon identique dans la Canzone. Cela confirme mon propos sur l’identité de l’auteur de ces deux textes. Par ce stratagème, Pinelli espère gagner du temps pour réfléchir et pour mettre à l’abri son épouse, sa fille et quelques notables génois qu’il met sur la felouque en partance pour Bonifacio. Le 19 février 1730 au matin, les dernières tractations : le matin du 19 février, le gouverneur, dans la prose, donne une réponse négative et diplomatique au docteur Vittini et à ses compagnons Nobles XII. Le motif en est qu’ils ne peuvent lui garantir la tranquillité du Royaume s’il accorde les 300 fusils aux insurgés. Dans le poème, la réponse est catégorique et pleine d’agressivité à l’égard de ces derniers : « il dénonce la requête impie des traîtres, la récuse et refuse de leur donner un seul fusil. » L’évêque Saluzzo se défausse : il n’ira pas porter la réponse négative du gouverneur aux insurgés bien qu’il en eût l’obligation. Il prend la première felouque en partance pour Gênes. Pourquoi ? La Canzone propose une réponse peu avantageuse pour cet important personnage : « Ce dernier ne jugea pas bon de prendre le risque d’aller en personne [la porter aux insurgés] dont il ne s’approcha pas. Au contraire, il fit donner les voiles au vent sur la felouque prête à partir. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que Monseigneur, lors de son contact de la veille, a eu très peur de la foule des Corses rassemblés sous Furiani (il en a vu 10 000 là où il y en avait 5 000) et qu’il manque de courage. Il ne prend aucun risque, car non seulement il l’évite, mais il la fuit… C’est donc de nouveau le chanoine Casalta qui apporte, mais cette fois en compagnie des principali présents, la réponse aux insurgés près du fleuve Bivinco : cela n’est pas spécifié dans le poème, mais dans la prose. Les grands notables se trouvent donc au cœur du processus qui va enclencher la bataille pour Bastia. Ils apportent la réponse négative du gouverneur et ont quelques heures pour déterminer avec les capi du terrain, leur réponse à eux. Elle ne se fait pas attendre. C’est l’attaque. Il semble même que les capi aient été dépassés par leurs ultras car les paesani lancent l’attaque avant même leur retour auprès du gouverneur (P). Ils engagent le combat au milieu du jour © malgré les promesses qu’ils avaient faites de ne pas quitter les rives du Bivinco avant les décisions finales (P). Aussi, Pinelli ne veut-il pas entendre ce que les Douze ont à lui dire lorsqu’ils reviennent à Bastia et il les traite avec dédain. Il leur dit en forme de déclaration de guerre : « le temps des propositions est passé. » Ce à quoi Vittini répond que : « L’obstination des peuples est si grande qu’elle ne laisse pas de place aux traités (P). » Le docteur emploie le mot trattato pour exprimer les tractations entre les Corses et les Génois. Or, l’emploi de ce mot qui va revenir constamment dans les deux textes, est et a toujours été refusé aux Corses par la Sérénissime qui estimait qu’il n’y avait pas de traité possible, ni quoi que ce soit à traiter avec des rebelles. Dans les négociations ultérieures avec les Autrichiens, la République chicanera sans cesse à ce propos au point de lui préférer

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le mot Regolamento. C’est donc une originalité de ces deux textes que l’emploi répétitif du mot trattato ou accordo dans les deux camps, mais surtout dans le camp génois. C’est, sans doute, parce que c’est la première fois que la Sérénissime et son représentant en Corse ont à gérer une situation aussi inhabituelle et extravagante. Ils n’ont pas encore approfondi la manière d’y répondre. Il ne sera plus jamais fait usage de ces mots du côté génois. Le gouverneur congédie alors toutes les personnes venues au nom des peuples et séquestre Giafferi dans la maison des Nobles XII. Il l’accuse d’avoir failli à sa charge, lors de la mission exploratoire du début du mois de février (il avait envoyé 4 Nobles XII calmer les esprits, principalement en Tavagna) et, quand « le Noble Morati suggérant aux peuples de s’en retourner, Giafferi, par-derrière, d’un signe de la main, leur faisait signe de ne pas se rendre à ce qu’il leur disait. » Morati et Vittini demandent à rester avec Giafferi, ce qui leur est octroyé. Le 19 février 1730, la bataille est engagée, vers midi et occupe tout le chant III de la Canzone, avec de nombreux détails qui n’interviennent pas dans le rapport du gouverneur. L’auteur y met en scène la résistance de la citadelle et de ses habitants aux assauts des Corses. Il nous montre « le sage dirigeant du Royaume corse appliquant toutes les forces de sa sagesse et du courage de son bras à refouler le mouvement fou des Corses, (II, 1). » C’est de Pinelli qu’il s’agit. Pinelli par Pinelli. Dans la Canzone, l’auteur précise qu’un homme de Castineta di Rostino entraîne à l’attaque la foule, tétanisée devant Bastia : « Qu’attendez-vous, vile canaille… Allons en hommes courageux à la bataille, venez tous avec moi et n’ayez pas peur (III, 30) ». Il n’est pas étonnant que le signal de la guerre soit donné par un homme de ce village car les gens de Castineta ont été, de tout temps, rebelles à Gênes. Selon Pinelli, « Noceta est un nid de bandits, de voleurs et d’assassins (Déclaration du 6 février 30). » Dans sa Relazione, Pinelli les décrit comme des boutefeux qui lui donnent bien du souci. Leur comportement belliqueux est la cause de troubles avec les villages du Rostino qui les entourent, surtout avec Morosaglia, et le gouverneur craint que ces troubles ne fassent tache d’huile, ce qui sera le cas. La présentation de cette bataille suit le même plan dans les deux textes mais avec de nombreuses extrapolations dans la Canzone qui toutes mettent en valeur le sens de l’organisation et le courage du gouverneur et des citoyens bastiais fidèles à leur Prince. Le chant III est un chant à la gloire de Pinelli, chef de guerre. Le chant IV propose le récit de la négociation de Monseigneur Mari qui joue les intermédiaires entre les insurgés et le gouverneur. La négociation menée par Monseigneur Mari dans la Canzone : Dans la Canzone, l’évêque arrive, après la bataille, au couvent des réformés, à 23 heures, le 19 février, au soir. Son arrivée fait l’effet d’une apparition tant elle est imprévue. Elle sidère la foule décrite furieuse dans le chant précédent : « à vingt-trois heures arriva, à l’improviste, dans notre cité, Camillo Mari qui, en personne, signala son arrivée à ses chers Corses. En un instant, les pleurs se changèrent en rire, on n’entendit plus de tumultes ni de coups de fusils. Dès qu’elle entendit le bruit de son arrivée, la foule féroce courut à lui, apaisée » (IV, 8). Mari, c’est clair, contrairement à Saluzzo, jouit d’une excellente renommée auprès des insulaires

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pour opérer avant même de parler un changement aussi radical dans le cœur de « ses chers Corses. » La foule l’accompagne calmement au couvent des Réformés où il lui propose un armistice qu’il dit avoir demandé à Pinelli. La foule accepte, les gens décident de rentrer dans leurs maisons. Mais, ils raniment leurs forces dans l’alcool et se livrent à un pillage en règle de la ville dans la nuit du 19 au 20. Le poète narre par le menu les excès de la foule en folie sur une dizaine de strophes (14-23). Enfin, l’aube du 20 février se lève (23), le prélat part calmer les insurgés de bon matin. Il tourne dans la ville, et tente « de toucher de sa voix le dur cœur des traîtres (24). » Il leur fait un long sermon où il leur expose les bienfaits de la paix et de la négociation (29-39) et finit par se faire interrompre par les cris de la foule qui l’acclame et demande la paix. L’attaque semble terminée, l’armistice proche. C’est alors que, « parmi tous les gens satisfaits et joyeux, une opinion hardie se fit entendre pour ramener les gens dans ses filets. Se présenta devant l’orateur mitré un cerveau troublé, un esprit audacieux, un ennemi de la patrie et de la paix (42). » Pour prendre ainsi la parole, cet « ennemi de la patrie et de la paix » est assurément un chef des insurgés, il est anonyme dans le texte, il réclame des armes, la raison pour laquelle il s’est battu. Il constate que pour les impôts, « les révoltés avaient trouvé un accord, » vraisemblablement avec Mari, « mais ils restaient décidés à ne pas partir de la ville sans armes (43). » Cet homme, très au fait du déroulement des négociations, est, à n’en pas douter, un chef important dont le nom nous demeure inconnu. Fabio Vinciguerra peut-être ? Le prélat, qui désapprouve cette requête, promet néanmoins d’aller la porter au gouverneur et de venir donner sa réponse après le repas de midi du 20 février (45). Il revient et trouve la majeure partie de la troupe désireuse de faire la paix (46). « Il fait alors appeler les chefs devant lui et leur parle de zèle avec tant d’amour que sans plus discuter des armes, tout le monde se rend au sage Monseigneur (46). » Lors des négociations, le prélat parle avec la troupe et avec les chefs. Il se pose en médiateur entre trois parties, le gouverneur, les capi et la foule, mais, bien sûr, c’est avec les capi qu’il traite. Les chefs de cette armée sont de nature très différente. Il y a certes des chefs de bande, des voleurs de grand chemin. Il y a les chefs de bande que Giafferi ou les hommes du clan des Vénitiens ont ramenés dans leurs filets au nom de la révolte contre Gênes. Il y a des chefs qui sont des notables de plus ou moins grande envergure, dont Fabio Vinciguerra est la figure emblématique. Tous ont été touchés par le discours de Giafferi ou de ses amis. Ils sont tous de la région où règne ce clan, la Tavagna. Les uns entraînent les autres dans un phénomène de tache d’huile : Vinciguerra entraîne avec lui Orecchione de Noceta. D’autres suivent comme Marione d’Orezza et Picchiolo de Ficaja, cités dans la Relazione comme des chefs, qui sont effectivement de solides rebelles à Gênes, convaincus de leurs justes raisons. Tous ces capi ont sous leurs ordres des hommes que Gênes nomme des banditi. La traduction de ce mot pose un problème dans tous les textes génois. Le sens premier de

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bandito, c’est le banni. Des hommes, bannis de l’île par la justice génoise pour les fautes commises : vols, extorsion, meurtres, reviennent en Corse et s’enrôlent dans des bandes pour continuer leur vie d’errance pour devenir des bandits. Ces mêmes bannis se joignent, en épousant ou non les motifs du mouvement insurrectionnel, à des insurgés qui prennent le risque d’être bannis en se révoltant contre leur Prince. Tous ensemble, ils attaquent les tours et les lieutenances génoises dans le but de les dépouiller de leurs armes. Tous sont des bannis par leur refus d’obéir à la loi et des bandits par les méthodes qu’ils emploient pour arriver à leurs fins. Bandits et bannis sont synonymes pour la Sérénissime. Mais le gros des troupes des insurgés qui se lancent à l’attaque de Bastia n’est pas constitué de banditi, des voleurs de grand chemin, loin de là. Il y a beaucoup de gens des villages, acculés par la misère, qui espèrent une vie meilleure par cette action d’éclat. Des insurgés repartent dans leur maison, le 20 février au soir, mais il en reste pour les armes à feu quelques-uns qui opposent une forte résistance, et qui, la nuit suivante, mettent la ville à sac. Avant le lever du soleil, le 21 février, le prélat « les fit se retirer et coupa court aux rumeurs que faisaient courir ces derniers, restés là pour s’opposer, mécontents à propos des armes. Il les persuada tous de partir, il les tranquillisa, les calma tous (56-57)… » Mari se rend ensuite chez Pinelli qui lui manifeste sa gratitude dans de grands gestes d’affection. Le poète conclut sur l’action dans les termes suivants : « Selon la teneur du dernier traité passé par lui avec les gens soulevés, il devait aller porter en personne au grand Sénat les raisons et les sentiments du Royaume, et, sous ses auspices sages et puissants, aller à Gênes et implorer avec profit de leurs maîtres un bon rescrit (58). » La négociation de l’évêque a bel et bien abouti à un traité. La négociation dans la Relazione : Le prélat, arrive, comme dans la Canzone, dans la soirée du 19 février à Bastia. Le 20 février au matin, le gouverneur raconte qu’il fait son courrier à Gênes où il narre à son gouvernement des événements survenus le 19. « Une fois son courrier envoyé, on lui fait savoir que Monseigneur de Mari a quelque chose à lui dire. » Il le fait entrer. Que lui dit Mari ? « Qu’il a travaillé toute la nuit et mis tous ses efforts à persuader les populations. » Néanmoins, l’évêque admet qu’il n’a pas réussi à faire plier leur obstination, ce qu’on « ne pouvait pas obtenir pour l’instant. Pourtant, il demande au gouverneur un bon armistice, car il a bon espoir de terminer l’affaire… » Le prélat, lorsqu’il « tourne dans les quartiers auprès des gens furieux », ne fait pas que se promener, il noue des contacts avec leurs capi et discute avec eux des conditions de la paix. Le gouverneur manifeste son étonnement de voir le prélat postuler pour une pareille tâche. L’évêque Mari médiateur entre les Corses « révoltés » et la Sérénissime : c’est un pion qu’il n’avait pas songé à bouger dans cette tourmente. Il est vrai que la réaction terrifiée de l’évêque Saluzzo avait chassé le clergé de son esprit. Certes, Mari n’est pas un fonctionnaire de la République, mais qu’importe, Pinelli connaît très bien ses aptitudes de négociateur qu’il a mises à profit dans plusieurs missions délicates en ce début d’année 30. [Il l’a envoyé, le

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8 janvier précédent, à Aléria, convaincre les populations qui refusent de payer leurs tailles]. « Alors, il daigne accepter sa demande d’armistice. » Il dit l’accepter au motif qu’il manque de poudre et que ses troupes sont épuisées. Je veux bien admettre qu’il manque de munitions, mais je comprends mal que ses troupes soient épuisées car elles n’ont même pas combattu 24 heures, de midi le 19 au matin du 20. Je pense en réalité qu’il accède à la demande d’armistice du prélat car il sait qu’il ne peut soutenir la lutte contre les 5 000 insurgés furieux, aux portes de sa ville. Monseigneur repart alors avec ledit accord voir les insurgés, le 20 février donc, au couvent des Réformés. Nous assistons ensuite à la négociation en direct : Pinelli signale les allées et venues du prélat entre lui-même et les insurgés. Ainsi, le gouverneur qui a noté le départ du prélat porteur de son accord pour l’armistice, note son retour. Il écrit : « Lorsque Monseigneur Mari revint, il m’assura qu’il avait éloigné Fabio Vinciguerra et ses partisans de la foule et que d’autres l’avaient suivi. » Mari obtient, dans ses discussions avec les capi, que l’un d’entre eux, des plus belliqueux contre Gênes, le célèbre Fabio Vinciguerra s’éloigne. Il est probable que Pinelli a posé cette condition en préalable à l’acceptation de l’armistice. Les Corses de leur côté ont demandé que le gouverneur libère les Nobles XII, retenus à Bastia, ce qu’accepte de faire sans difficulté Pinelli. En revanche, il n’accepte absolument pas l’autre demande des Corses concernant les armes à feu : « [L’évêque] me demanda de consentir à donner quelques armes à feu à d’autres chefs car il pensait, de cette façon, faire se retirer chez eux un bon nombre de gens. » Les insurgés campent sur leur volonté d’obtenir des armes. D’un bout à l’autre de la négociation, cette revendication revient en litanie. L’évêque repart alors auprès d’eux porter la réponse de Pinelli, oui pour la libération de Giafferi et de ses amis qui quittent aussitôt la maison des Nobles XII de Bastia, non pour les armes. Il revient en disant que : « il avait obtenu de la majeure partie des populations qu’elles se retirent et que, pour leurs prétentions, elles s’adresseraient directement au Prince, par son intermédiaire. » Les clauses de l’accord sont les mêmes dans l’un et l’autre textes : le prélat se fera le porte-voix des insurgés auprès de la Sérénissime, mais alors que, dans la Canzone, la manière d’exprimer l’accord suppose un traité en bonne et due forme : Selon la teneur du dernier traité passé par lui avec les insurgés…, ce n’est pas le cas dans le rapport du gouverneur. La République qui est un état absolutiste ne veut pas et ne peut pas négocier avec des rebelles. Le gouverneur, dans son rapport, glisse donc sur les conditions des négociations menées par le prélat. Dans la Canzone, en revanche, l’auteur n’hésite pas à employer le mot qui blesse les oreilles de la Sérénissime. Les deux tiers de la troupe disparaissent le 20 au soir. Ce sont sans doute les paesani, descendus de leurs villages. Il reste un tiers de récalcitrants qui continuent leurs pillages dans Bastia, dans la nuit du 20 au 21 février. Eux, ce sont les hommes des bandes armées

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et leurs capi. Ces hommes sont nombreux et opposent une forte résistance (P). Nous ignorons la nature des discussions entre leurs chefs, puis entre ces derniers et le prélat. À coup sûr, elles eurent lieu, car le lendemain, monseigneur en compagnie d’autres de ses amis et du révérendissime père Isaïa de Saint François, fit en sorte que ce dernier tiers, après les saccages… abandonnât Terravecchia avec promesse de rentrer tranquillement dans leurs maisons et de ne plus se montrer armés pour tout dévaster… Curieuse obéissance de ces résistants qui cèdent aussi facilement à l’évêque et rentrent chez eux tels des moutons. Les textes du côté corse nous manquent cruellement.

CONCLUSION Ces récits, enrichis l’un par l’autre et complémentaires en ce qui concerne la description du sac de Bastia, font ressortir clairement l’existence d’une négociation directe entre les deux camps tout au long de la bataille pour Bastia, menée par l’évêque d’Aléria. Si on se réfère à la Canzone, il y a même eu un traité, signé entre ces deux camps. Ce fait est d’autant plus remarquable que nous avons à faire à des documents génois et que la République n’a jamais plus voulu entendre, par la suite, parler de traité entre elle et les Corses « révoltés ». Il est clair que cette première insurrection est survenue inopinément dans le ciel génois et que la Sérénissime n’a pas eu le temps d’élaborer de stratégie politique à l’égard des Corses. Ces documents montrent aussi, contrairement à ce que l’on savait jusqu’à maintenant, que les troupes corses, au début de 1730, avaient des chefs à leur tête qui se révoltaient au nom de revendications précises et que ces troupes étaient relativement structurées. Ils attestent même de la présence très précoce, dans le camp des insurgés, de deux factions, une aile conciliatrice et une aile activiste, les durs et les modérés, les uns résistant avec force à l’armistice proposé et réclamant des armes pour poursuivre leur combat, les autres préférant la paix et rentrant docilement dans leurs maisons. Bien que l’évêque Mari eût réussi à faire s’éloigner un rebelle à Gênes de la première heure, en la personne de Fabio Vinciguerra ainsi que ses partisans, il reste un tiers de durs dans Bastia, le soir du 20 février. Un tiers de 5 000 hommes, cela représente beaucoup d’hommes armés et déterminés. Les Corses, ce 20 février au soir, avaient la maîtrise d’une bonne partie du préside le plus important de la Corse. Ils étaient en passe de gagner contre la Sérénissime. Ils pouvaient l’emporter. Alors, pourquoi ont-ils accepté de partir de Bastia ? Les injonctions de l’évêque Mari, quel qu’ait été le charisme du prélat et ses relations avec le chanoine Orticoni, son chanoine pénitentiaire, l’un des principaux meneurs des insurrections à venir, n’étaient pas suffisantes pour obtenir la reddition des récalcitrants. On peut légitimement se poser la question de savoir qui les a véritablement convaincus de partir ? Je ne vois que Luigi Giafferi. Il est le seul à avoir l’autorité suffisante pour faire basculer l’histoire, à ce moment-là. Il est de retour parmi les siens puisque Pinelli, lors des négociations, l’a renvoyé chez lui, la veille, le 20 février. Il me semble probable que cet homme intelligent, sage et habile, a craint un emballement de la révolte, craint de ne pas

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pouvoir maîtriser les foules qu’il avait fait se soulever, craint de ne pas entraîner suffisamment de notables à sa suite par manque d’entente et de cohésion. Il n’avait pas encore eu le temps de labourer le terrain en profondeur. La révolte allait plus vite que le mûrissement des idées politiques. En outre, le bras armé de l’insurrection avait été amputé de l’un de ses principaux chefs, à savoir Vinciguerra, à la demande de Pinelli qui a montré, en demandant à ce qu’il soit écarté du terrain des hostilités, une grande lucidité politique. Mais Giafferi en était également doté. Il connaissait très bien les Génois et leurs méthodes. Peut-être a-t-il craint d’exposer les populations à de lourdes représailles par manque de préparation politique, s’il perdait ? De ces documents, il ressort que Monseigneur Mari a réussi à faire tourner le destin des Corses de manière à les garder dans le giron de la Sérénissime. Pourtant, cette dernière ne lui en a pas été reconnaissante. Elle n’a pas apprécié l’ingérence du prélat dans ses affaires d’État26. Elle se presse d’ailleurs d’envoyer Veneroso pour redresser la situation, en remplacement de ce pauvre Pinelli qui, dépassé par la tournure prise par les événements, avait accepté les services du prélat comme négociateur. Cependant, en l’occurrence, ce dernier leur a sauvé la mise, au gouverneur et à la République. Il a su mener à bien les tractations avec Giafferi et les capi. C’est à lui que revient indéniablement la gloire de la réussite vue du côté génois, celle d’avoir évité un plus grand malheur à la ville qui, si l’attaque s’était prolongée quelques jours, aurait dû se rendre tout entière, et pas seulement Terravecchia, comme ce fut le cas, et bien sûr, le retour de la paix. Les habitants de Bastia ne s’y trompent pas qui le saluent comme un libérateur lorsqu’il se promène dans les rues pour achever de pacifier les cœurs. (Cf. la Canzone). Cette étude rapide de la sollevazione dei Corsi vue à travers le filtre de la Relazione et de la Canzone, vous aura aussi montré l’utilité de ces deux textes pour approfondir la connaissance que nous avons des années 28 à 30, des débuts de la Révolution de Corse. Peut-être trouverons-nous un jour des équivalents corses qui nous permettront d’aller encore plus avant dans cette connaissance, comme nous l’avons fait dans Les pères fondateurs… C’est d’ailleurs parce 26. En effet, l’action de l’évêque Mari, lors de l’attaque de Bastia, fut très mal perçue à Gênes où l’on estimait, selon la théorie de Bossuet, que les sujets ne doivent pas relever la tête devant leur Prince. Or, le prélat s’est non seulement entremis avec des rebelles, mais il s’est compromis en traitant avec eux et il continue de le faire en leur demandant de lui apporter leurs requêtes pour les transmettre à son gouvernement. Ce faisant, l’évêque est sorti de son rôle et de ses prérogatives. Un billet de calices des Sérénissimes Collèges du 21 mars 1730 en témoigne. (Cf. Les pères fondateurs…, p. 96). On lui reproche « de promettre beaucoup aux révoltés du Deçà des Monts, particulièrement des choses que Vos Sérénissimes n’apprécieraient pas du tout, aussi serait-il opportun d’en savoir plus, afin qu’il ne s’avance pas au-delà de ce qui convient à Vos Sérénissimes et peut-être aussi au Consiglietto. » On craint en haut lieu qu’il ne s’aventure beaucoup trop dans ses discussions avec les capi. Ce billet de calices comporte le début d’un désaveu et une mise en garde contre le prélat qui s’apprête à produire un texte des « Pretensioni des rebelles », lequel sortira le 22 avril 1730 (p. 107 des Pères fondateurs…). Veneroso, arrivé le 12 avril, le fera passer rapidement aux oubliettes car il ne veut pas entériner un texte obtenu par la pression et s’oppose à la dignité du Prince.

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que nous avons eu conscience que les faits dont nous parlions dans notre livre précédent : Trois prêtres balanins au cœur de la révolution corse, avaient des racines plus anciennes que les faits eux-mêmes, que je suis allée à la recherche d’autres documents. Malheureusement, côté corse, la source est un peu maigre : pour des raisons de sécurité, les insurgés laissaient peu de trace sur leur passage, mais je reste optimiste quant à d’éventuelles trouvailles. Il faut continuer à chercher pour rendre à la Corse les couleurs de son histoire.

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