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Jean-Luc Morucci Les années Corsicada
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ou L’histoire singulière d’un projet d’économie alternative
P R O VA ALBIANA
Après avoir été enseignant puis rédacteur au magazine Kyrn, Jean-Luc Morucci devient permanent syndical (STC) avant d’intégrer la direction régionale de la jeunesse et des sports (communication, rencontres de jeunes, initiation à l’Internet). Il est aujourd’hui chargé de développement linguistique au service « Langue et culture corses » de la Collectivité territoriale de Corse.
»
Les années Corsicada
Jean-Luc Morucci
A CORSICADA ÉTAIT, selon ses statuts, une « Coopérative pour l’organisation, le regroupement, la sélection, l’indépendance commerciale des artisans d’art ». Elle est née dès 1964 de l’action concertée de quelques artisans désireux de vivre de leur art, sur leur terre. Ils furent de véritables pionniers du renouveau culturel insulaire et leur histoire est emblématique de l’esprit qui souffla alors sur l’île. C’est à la découverte de celle-ci, grâce aux témoignages directs des acteurs, que l’auteur invite le lecteur mais, prévient-il : N’imaginez pas des clercs soutenant difficilement leur pauvre tête enflée par la réflexion. N’imaginez pas des spécialistes bardés de théories et de certitudes, prêts à les imposer comme l’unique pensée concevable. Venez plutôt. Je vous emmène à la rencontre d’hommes et de femmes dont l’expérience mérite le respect avant tout jugement. Suivons pas à pas leur aventure, qui se confond avec leur vie. Partageons leurs succès et leurs échecs, leurs interrogations, leurs réponses. Mesurons l’étonnante actualité de leurs préoccupations… Nous sommes à la fin des années 1960. Tandis que la plupart de ces jeunes, surtout ceux qui vont faire parler d’eux, choisissent le terrain politique, classique, d’autres, parfois les mêmes, investissent le terrain social. Au CPS et à la Corsicada, ils vont tenter d’inventer une autre façon de faire de la politique : en s’engageant sur le terrain du développement économique, en prenant le risque d’ouvrir une voie d’action nouvelle, en utilisant les institutions existantes et toutes les possibilités offertes par le système comme autant de failles dans lesquelles s’engouffrer. Tant il est urgent de faire du concret. De mettre la main à la pâte. C’est la chronique de ces « années de braise » qui est rapportée ici. La saga a duré vingt ans. Il y a plus de vingt ans. De 1964 à 1984…
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Sommaire
Préludes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9 I – Intricciati è cambiaticci . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 1. Où une fuite égale un retour 2. Où un dominicain plus deux Auvergnats égalent une vocation d’artisan corse 3. Où le fils d’une famille russe d’origine allemande réfugiée à Bastia fait escale à Rome puis à Paris avant de jeter une ancre à Palasca 4. Où les fils ne se nouent pas, se nouent 5. Produire et vendre, vendre et produire, les deux mamelles de la Corsicada II – Ars magna… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 1. Les structures doivent suivre l’action 2. Tel Cincinnatus retournant à sa charrue 3. Années Corsicada, années CPS 4. Choix d’existence, choix de société 5. È a pratica chi sempre vince a grammatica III – …Vita brevis ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 1. Treize reste raide 2. Mille métiers, mille misères 3. En passant par Claireau 4. La scission 5. Rejets et rejetons Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Pour ne pas conclure... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Documents utilisés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
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Préludes La Corse court après son économie… Certains la soupçonnent d’être introuvable1. Pas étonnant. Comment un passé aussi tourmenté aurait-il pu laisser à ceux et à celles qui l’ont subi le temps « d’administrer leur maison2 » ? D’autres la disent simplement introuvée. Bien évidemment, puisque tous les éléments sont là, un « potentiel énorme3 », qu’il suffit de rassembler et d’assembler, pour peu qu’on sache les reconnaître et les valoriser. Mais qu’est-ce que l’économie ? Vaste question… Et pourtant. C’est comme cette rue, à deux pas de chez soi : on y passe tous les jours, mais on est incapable de la nommer. L’économie ? Chacun y baigne, chacune y participe, au quotidien, quoi qu’il fasse, quoi qu’elle pense, parce que l’Homme vit en société et qu’il n’y a pas de société sans activité. Oui, mais il y a activité et activité… Déclinez la notion. Vous obtenez : « production », « distribution », « consommation »… L’affaire se complique ! Il se trouve que certains individus ont une idée précise sur la question. Parce qu’elle vient se mêler à leur vie. Elle devient leur vie. Ou plutôt, elle devient l’interrogation suprême de leur existence. N’imaginez pas des clercs soutenant difficilement leur pauvre tête enflée par la réflexion. N’imaginez pas des spécialistes bardés de théories et de certitudes, prêts à les imposer comme l’unique pensée concevable. Venez plutôt. Je vous emmène à la rencontre d’hommes et de femmes dont l’expérience mérite le respect avant tout jugement. Suivons pas à pas leur aventure, qui se confond avec leur vie. Partageons leurs succès et leurs échecs, leurs
1.
2. 3.
« Quelle économie pour la Corse, l’introuvable économie », colloque organisé par les Chambres de commerce et d’industrie de Haute-Corse et de Corse-du-Sud, Ajaccio, 1er et 2 juin 2006 Selon l’étymologie grecque du mot « économie ». Cf. Le Livre blanc de la Corse numérique.
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interrogations, leurs réponses. Mesurons l’étonnante actualité de leurs préoccupations… Nous sommes à la fin des années 1960. La seule tentative sérieuse, parce que concrète, de freiner l’hémorragie qui vide l’intérieur de la Corse de ses forces vitales va se jouer. Rien de moins. Les acteurs entrent en scène. D’un côté, le CPS, le Centre de promotion sociale de Corte, rejeton plus ou moins putatif des rapports de l’association d’animateurs du père Jean-Marie, L’Artisanat corse des villages, propagandiste émérite de l’art Galtique comme instrument de promotion sociale en milieu rural, et de l’association Cyrne Arte créée par José Fabri-Canti, militant convaincu d’une Corse « terre des arts ». De l’autre, née de la rupture avec le père, la Corsicada, groupement hybride d’une pléiade d’artistes qui se veulent artisans et d’artisans qui ne se prennent pas pour des artistes. Tous deux participent pleinement du fameux « tournant des années soixante » analysé par Pierre Dottelonde comme l’émergence d’une nouvelle génération qui « considère le problème corse comme un tout là où [ses] aînés ne voyaient que problèmes sectoriels » et qui propose « de le résoudre d’une manière globale 4 ». Tandis que la plupart de ces jeunes, surtout ceux qui vont faire parler d’eux, choisissent le terrain politique, classique, d’autres, parfois les mêmes, investissent le terrain social. Au CPS et à la Corsicada, ils vont tenter d’inventer une autre façon de faire de la politique : en s’engageant sur le terrain du développement économique, en prenant le risque d’ouvrir une voie d’action nouvelle, en utilisant les institutions existantes et toutes les possibilités offertes par le système comme autant de failles dans lesquelles s’engouffrer. Tant il est urgent de faire du concret. De mettre la main à la pâte. C’est la chronique de ces « années de braise » qui est rapportée ici. La saga a duré vingt ans. Il y a plus de vingt ans. De 1964 à 1984… De longs entretiens ont permis de la reconstituer. Que celles et ceux qui s’y sont prêtés en soient remerciés.
4.
P. Dottelonde, Du « département français » à la « nation corse », Histoire de la revendication corse, 1959-1974, thèse de troisième cycle, Fondation nationale des sciences politiques, Institut d’études politiques de Paris, 1984, 2 volumes.
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I Intricciati è cambiaticci
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1 Où une fuite égale un retour
En Corse, en ce temps (et je ne crois pas que, sur ce point, les choses aient tellement changé aujourd’hui), il n’y avait rien à faire pour un jeune homme qui sortait du collège. Deux solutions seulement : Renoncer ou partir 1…
Ces quelques lignes tracent le destin, qui se révélera « philosophique », de Jean-Toussaint Desanti. Et celui, plus obscur, de milliers et de milliers de Corses. Mais nombreux sont ceux qui, à partir des années 1960, vont refuser l’alternative : ni renoncer ni partir. D’autres auront même la prétention extravagante de revenir sans « renoncer ». À dix-sept ans, quand il monte à Paris, Tonì Casalonga n’a surtout pas le sentiment de s’exiler. Les liens de sa famille avec le village d’origine, Alata, sont rompus depuis longtemps. Il quitte le soleil d’Ajaccio pour la lumière des salles de cinéma, de théâtre, des musées. Des musées surtout. Il va faire les BeauxArts. Il veut se plonger dans un climat nouveau. Le « climat de la Culture ». Il fréquente bien, à l’occasion, quelque jeune du pays, participe à des soirées guitare, discute avec les étudiants de l’Unec (Union nationale des étudiants corses), les Dominique Alfonsi, les Jean Geronimi, qui lui racontent « le projet mirobolant d’une université à Corte ». Il dessine leurs affiches, illustre leurs publications, par passion du dessin plus que par conviction politique ou même simplement corsiste. Il est « sidéré ». Une université à Corte ?! Et Paris qui lui semble déjà si étroit ! Il rentre régulièrement en vacances au pays, mais il rêve d’horizons plus vastes. Les événements vont le combler. Tandis que trop de jeunes de cette génération partent découvrir le bled algérien, Tonì, lui, antimilitariste, partisan de
1.
J.-T. Desanti, Un destin philosophique, éd. Grasset, 1982.
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l’Algérie algérienne et jeune marié, choisit de traverser les Alpes plutôt que la Méditerranée. Le voici à Rome, dans une petite chambre louée dans le quartier des Borghi, le quartier populaire de la basilique Saint-Pierre. Et là, miracle ! Je voyais la Culture non plus dans les pages d’un livre d’histoire de l’art, mais là, devant moi, autour de moi. En marbre et en bronze, mais aussi en chair et en os. Et je l’entendais. J’entendais les femmes appeler leurs enfants, les gens se parler d’une fenêtre à l’autre. Il me semblait être dans le Borgu d’Ajaccio. Brusquement, j’ai eu le sentiment de ce qu’était une culture vivante, une culture profondément enracinée : quand, sur un même espace, on a un site préhistorique sur lequel on a bâti un monument romain, sur lequel on a construit un château médiéval, dont on a démoli une partie, à la Renaissance, pour édifier un palais où pend, aujourd’hui, à une fenêtre, une petite culotte rose ou un maillot de football, alors on a l’impression forte d’une permanence, et j’ai compris que c’est ça, la Culture. J’ai alors compris tout le sens des discours que me tenaient mes compatriotes étudiants de Paris 2…
Et voilà comment une fuite s’est transformée en un retour. Aux sources…
2.
T. Casalonga, entretien du 28/01/1992, Pigna.
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2 Où un dominicain plus deux Auvergnats égalent une vocation d’artisan corse
Revenir sans renoncer, donc. Et lorsque je dis « renoncer », précise notre philosophe, je l’entends au sens propre : renoncer à toute activité que l’on puisse assumer en y trouvant un peu son compte 1…
Que faire, alors, en Corse, quand on est jeune et artiste ? Flash-back. Mme Casalonga mère vient tous les ans au couvent de Curbara faire une retraite, avec ses fils. Tonì l’Ajaccien, et Paul, le cadet, vont ainsi connaître, comme tous les enfants corses, les joies de vacances estivales au village, la découverte d’un monde rural encore vivant. Adolescent, puis étudiant, Tonì est fidèle au rite. C’est là qu’il va faire les rencontres qui vont aiguiller sa vie. Le père Jean-Marie arrive au couvent de Curbara au début des années 1950. Tous ceux qui l’ont côtoyé ne connaissent rien de sa vie, ni de ses origines, comme s’il s’agissait de n’importe quel moine venu se fondre dans l’anonymat de la clôture. Mais voilà, le révérend est un personnage public et il en a fréquenté, du monde. Après une première expérience de travaux manuels éducatifs destinés aux enfants de Montemaiò, il installe, au couvent, en 1955, un atelier dont la technique vedette consiste à assembler en motifs décoratifs des matériaux bruts trouvés dans la nature : bois usés par l’air et l’eau, ossements blanchis par le temps, herbes et fleurs séchées, coquillages, galets, cailloux… José Sicurani, à l’époque professeur de dessin au lycée de Corti, raconte ainsi la vision fondatrice du père dans son étude sur l’art Galtique :
1.
J.-T. Desanti, op. cit., éd. Grasset, 1982.
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Au cours d’une promenade, une pierre élancée, aux striures veinées en forme de plis, lui suggéra la robe immatérielle d’une madone. Elle appelait le pur ovale d’un galet qui vint lui donner, avec la vie, le visage transparent du quartz. Il éprouva alors le choc que ressent le chercheur arrivé au but. Il sentit sourdre la virtualité d’un monde qui rejoignait les origines les plus lointaines de l’élan créateur 2…
En créant, en 1957, l’association loi 1901 L’Artisanat corse des villages, le père Jean-Marie poursuit une démarche sociale qui ne craint pas d’être ambitieuse : étendre sa méthode d’animation à de jeunes ruraux dans l’objectif de former des producteurs d’objets plus ou moins folkloriques, poupées, figurines, statuettes, destinés au marché du souvenir, mais susceptibles, selon la personnalité du stagiaire, d’évoluer vers des créations au caractère artistique plus affirmé. Deux animateurs sont recrutés : Jacotte et Michel Chandy. Pour 100 francs mensuels, nourri, logé, le jeune couple, à peine sorti des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, tente l’aventure. Michel est venu en éclaireur, en mai 1959 ; Jacotte et Cathy, bébé de cinq mois, arrivent dans un avion brinquebalant, par un jour de juin noyé de brouillard. Calvi blottie sous sa citadelle, les figuiers de Barbarie, le chant des cigales, Regain de Giono, les senteurs du maquis, les femmes en noir de Kazantzákis3, une route étroite, sinueuse, bordée de tombes monumentales, le couvent sous une montagne sculptée en terrasses… Ce mélange de sensations fortes et de références se fond en une promesse de vie nouvelle, de liberté enfin trouvée. Jacotte a le coup de foudre ; elle sait où vivre sa vie. Elle va avoir vingt ans. Le couvent de Curbara est un vaste édifice, quatre bâtiments enserrant une cour carrée. Sur le côté, le clocher, un jardin de cyprès fermé par une grille, des bancs, une fontaine, des vestiges de tombes perdues dans les herbes folles, gravées sur les murs de pierres sèches des inscriptions en latin, à peine devinées. Tout autour, les dépendances, petites maisons où sont accueillis les laïcs. Un endroit « pas ordinaire », se souvient avec émotion Jacotte, où officie un personnage énigmatique. Le père Jean-Marie ? Pour en parler, Jacotte montre les poings, le dessus des quatre phalanges, l’une après l’autre : « H.a.t.e et l.o.v.e, vous savez, comme dans le film La Nuit du chasseur… Diabolique et charmant, très intelligent, très complexe 4. » Son ordre l’a-t-il exilé en Corse, loin de sa Belgique natale ? Pour quelle sombre histoire ? Qui est ce Loslever dont le nom apparaît sur une malle remplie de vêtements féminins, cachée, tout en haut, dans un grenier ?
2. 3. 4.
J. Sicurani, « L’art Galtique, pour une renaissance de l’artisanat rural en Corse », Études corses, premier trimestre 1960. Nikos Kazantzákis, 1883-1957, romancier grec, auteur d’Alexis Zorba, adapté à l’écran sous le titre du célèbre Zorba le Grec. J. Serre, ex-Mme Chandy, entretien du 11/06/1993, L’Isula Rossa.
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Moi, il me détestait… parce que j’étais une femme d’abord et que… j’y voyais clair… je lui parlais comme à quelqu’un… et… de norm 5…
Le couvent abrite de faux mystères et de vraies énigmes… Jacotte et Michel font inévitablement la connaissance de Tonì. Ils ont tout en commun, la sensibilité, la formation artistique, l’envie de faire un monde. Aussi, lorsque Tonì reçoit, un jour de blues parisien, l’invitation de se joindre à l’atelier pour préparer une grande exposition prévue au grand magasin le Printemps, à Paris, il n’hésite pas. Ils travaillent d’arrache-pied pour que la manifestation soit un succès. Elle le sera. Mais qu’a-t-on exposé ? Et qui ? Les trois jeunes gens ne sont pas d’accord avec le père dominicain pour laisser accroire que c’est uniquement la production de l’atelier des jeunes. Il ne faut pas se cacher les difficultés insurmontées pour tenter de former de vrais producteurs locaux ; il ne faut pas laisser s’installer des illusions sur une technique qui vaut plus comme méthode éducative d’initiation à la création manuelle que par les résultats en termes de formation, donc d’œuvres achevées. Les tensions accumulées, cette divergence quasi ontologique, l’intransigeance des uns et des autres, aboutissent à la rupture. Et à une nouvelle naissance. Une coupure de journal jaunie raconte ainsi l’histoire : Un soir (…) Michel et moi, nous nous promenions sous les étoiles. Nous avons formé le projet de constituer un groupe pour nous consacrer entièrement à notre passion. Mais ce groupe, comment l’appellerions-nous ? Un de nous a levé la tête, tendu un doigt vers un groupe d’étoiles : tiens, nous l’appellerons comme cette constellation, quel que soit son nom. Un moine a eu vite fait de nous renseigner : « Ces étoiles ? Mais ce sont les Pléiades ! » 6.
Six points tatoués sur le haut du bras scellent le pacte. Michel et Jacotte quittent le couvent neuf mois après leur arrivée, sans pouvoir s’éloigner de cette terre magique. Du couvent, la vue plonge sur un vaste cirque fermé, d’un côté par la ligne des crêtes, de l’autre par le profil des chapelles tombales. Seule échappée, en face, dans l’échancrure des collines, le golfe d’Algaghjola, qui s’ouvre sur la mer, là-bas, à l’horizon. En contrebas, sur un piton, le village de Pigna, nid d’aigle émergeant d’un moutonnement d’oliviers et d’amandiers. C’est là que les Chandy décident de s’installer. Tonì les rejoint, d’abord lors des vacances universitaires, puis définitivement, avec sa jeune femme, Nicole, au retour de son escapade romaine, service militaire accompli. Jacotte et Nicole fabriquent objets et personnages – des « bibous » comme les appellent la petite Cathy –, Michel et Tonì des bijoux. Tous quatre s’adonnent à cet « art sans fioritures, véritablement brut, spontané et véritablement déroutant, tel que la Corse peut l’inspirer, le susciter 7 ». 5. 6. 7.
Id.. T. Casalonga, cité par Jean Bisgambiglia, extrait d’un article de Nice-Matin, sans date (1983?). J. Sicurani, op. cit..
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Cet art, le père Jean-Marie l’a baptisé « Galtique », du celte gal signifiant caillou. Le départ de ses jeunes amis ne l’a pas découragé. Par l’intermédiaire de l’abbé Filippi, poète connu sous le nom de Gregale, il installe un atelier à Sermanu et y recrute deux jeunes, Paul Don Côme Mariani, dit Bébé, peintre autodidacte, et Grégoire Fioravanti, le cordonnier du village. Les perspectives sont tracées : « Ouvrir à la région de nouveaux débouchés, fournir du travail aux milieux ruraux corses 8. » Une double obligation en découle : D’abord, celle de donner à notre production toutes les garanties qui en maintiendront le standing. C’est le sens du label Galtique. Nous en avons déposé la dénomination. Il faut que celle-ci reste synonyme à la fois de valeur d’art et de robustesse des matériaux ; non seulement pour décourager les tentatives d’imitation, mais pour étendre ce que nous pourrions appeler notre marché (…). D’où, une deuxième obligation : pour donner du travail aux milieux ruraux, l’art Galtique, dans sa forme première, ne suffit pas. Il exige des facultés créatrices que l’on ne peut demander à la maind’œuvre courante. Mais il répond à l’exigence de base d’une organisation rationnelle de l’artisanat populaire : un point de départ artistique, un style et une équipe – une équipe de créateurs, un style applicable à toute une gamme de techniques 9.
Le père Jean-Marie ? Bébé Mariani en parle avec admiration : On a eu des contacts humains très, très proches, très amicaux… c’était un homme extraordinaire… je ne connais pas son véritable nom… son nom de guerre c’était JeanMarie… Il a été en Angleterre pendant l’Occupation et il avait fait popote avec Bernard Levy et Maurice Schumann… donc… bon… très connu 10.
L’art Galtique ? Une belle expérience dont il garde, en guise de bilan, un souvenir très vivace teinté de nostalgie et d’une pointe d’amertume : Le but initial du père, c’était de relancer l’artisanat corse et la pierre de lance, c’était l’art Galtique, parce que ça avait un succès fou : nous produisions énormément et on n’arrivait pas à fournir le marché corse ; nous avions un magasin de dépôt à Corte, un à Bastia, un à Ajaccio, un à L’Île-Rousse, on avait six ou sept magasins de vente et on n’arrivait pas à suivre la route… Les associations [L’Artisanat corse des villages et Renaissance artisanale du Bozziu] c’était aussi pour passer dans d’autres branches de l’artisanat, soit la tapisserie, soit la poterie et autres… Malheureusement, à l’époque… disons que c’était peut-être prématuré ; on ne trouvait pas de jeunes qui voulaient le faire… Le père en prenait quelquefois certains, mais qui n’étaient pas doués et ça a été long à démarrer… parce que là, je tiens à préciser… c’est-à-dire qu’une statuette qui valait, mettons 90 francs, un tiers était pour les commerçants, l’autre tiers était payé à l’artisan qui l’avait fabriquée et un tiers restait à l’association 11...
8. J. Sicurani, op. cit. 9. Id.. 10. Bébé Mariani, entretien du 26/05/1993, Corti.
11.
Id.
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C’est ce que Tonì Casalonga appelle « la loi inique du commerce12 », contre laquelle, avec ses amis de la Pléiade, ils vont se révolter. Eux aussi ont décidé « d’appliquer les techniques artistiques à une production manuelle13 », de se lancer dans ce que l’on appelle alors l’« artisanat d’art », ou l’« art artisanal », c’est selon. Très vite, ils vont se rendre compte, d’une part, que ce n’est pas en apprenant la peinture ou la sculpture que l’on acquiert quelque compétence pour fabriquer un objet de ses mains, d’autre part, « peut-être parce que c’est dans l’air du temps », qu’il est difficile, sur le plan économique, de s’en tirer tout seul, même à quatre. L’air du temps, Tonì n’aura pas à chercher longtemps pour trouver une dizaine de personnes décidées à travailler et à développer ensemble un secteur où les difficultés ne manquent pas, les promesses non plus. Au noyau originel s’ajoute un premier cercle de fondateurs : Christiane Bartoli, potière à Figari14 ; Zette Martin-Bellet, dentelière à Monticellu ; René Casabianca, ferronnier à Maratu ; Alexandre Ruspini, ébéniste à Pigna ; Bernard Schalchli, alias Schall, sculpteur sur bois à Aiacciu ; Noël Bonardi, sculpteur sur pierre à Afa ; Octave Comiti, peaussier à Sotta. La légende parle de « neuf fondateurs ». La réalité est plus mouvante, comme la mémoire, comme une nébuleuse. Déjà, le choix du nom de la première association, restée informelle, la Pléiade, ne trompait pas : c’est un groupe d’étoiles, peut-être la seule partie visible d’une immense galaxie, dans le signe du Taureau. Mais combien sont-elles ? Six, répond l’astronomie ; sept, surenchérit la mythologie, qui les fait filles d’Atlas, titan révolté contre les dieux. À Pigna, elles sont quatre. Ou trois. Allez savoir. Alors combien sont les neuf fondateurs ? Qui est fondateur ? Qui est « fianchegiante15» (compagnon de route) ? Qu’importe, puisque c’est une histoire de poètes… Une nouvelle association est née, la Corsicada16. Nous sommes en 1964.
12. T. Casalonga, entretien du 28/01/1992, Pigna. 13. Id. 14. Toute aventure a ses martyrs. Christiane Bartoli est décédée à vingt-neuf ans du saturnisme, maladie incurable provoquée par l’oxyde de plomb qu’elle utilisait pour fabriquer les émaux. Selont T. Casalonga : « On a compris quelques jours avant sa mort de quoi elle mourait ; maintenant, ça n’arriverait plus, parce qu’on sait… » 15. T. Casalonga, ibid. 16. Déclarée à la préfecture de la Corse le 15 septembre 1964 : président : Tonì Casalonga, peintre, né le 8 mai 1938 à Ajaccio ; secrétaire : Michel Chandy, décorateur, né le 5 août 1935 à Issoire (Puy-de-Dôme) ; trésorier : Bernard Schalchli, sculpteur sur bois, né le 4 juin 1931 à Bouscat (Gironde).
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La Corse des artisans. PublicitÊ parue in Corsica Viva, n° 9, mai, juin, juillet 1965
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3 Où le fils d’une famille russe d’origine allemande réfugiée à Bastia fait escale à Rome puis à Paris avant de jeter une ancre à Palasca
Il s’appelle José Fabrikant. Nom d’artiste : Fabri-Canti. Il est peintre, lauréat du grand prix de Rome. Il mène une belle carrière de portraitiste parisien. Un jour de vacances, il accepte de suivre son cousin, le célèbre alpiniste Michel Fabrikant, dans l’une de ses nombreuses virées dans la montagne corse. Éblouissement. Il s’installe à Palasca où il fonde une association au nom évocateur : Cyrne Arte… Première version 1. Seconde version : José Fabrikant a vécu son enfance à Bastia. Tout jeune déjà, il tirait des portraits qu’il vendait aux gens sur la place Saint-Nicolas. Il était très mal vu parce qu’il avait un aspect… « disons, un petit peu efféminé 2 ». Donc, il avait un certain mal de vivre ici. Heureusement son frère aîné, militaire de carrière, croyait en lui : il lui a payé les Beaux-Arts à Paris. Très doué, José a décroché le grand prix de Rome. Quand il est revenu en Corse, auréolé de ce prix prestigieux, il a été adulé par tout le monde ; c’était la merveille, c’était le meilleur, c’était le plus grand. Il s’est juré, lors, de tout faire pour que, en Corse, de jeunes artistes ne souffrent plus ce qu’il a souffert. C’est pour cela qu’il a créé Cyrne Arte 3. L’art en Corse. La Corse, terre des arts. But : intégrer l’art dans la vie, pour que les gens comprennent que l’art et la vie c’est la même chose. Moyen : créer
1. 2. 3.
Version rapportée par T. Casalonga, entretien non enregistré du 31/03/1993, Aiacciu. D’après G. Consorti, entretien du 22/05/1993, Palasca. Id.
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un lieu d’accueil, mi-phalanstère, mi-villa de Médicis, afin d’offrir à de jeunes artistes la possibilité de travailler sans aucun souci matériel : contre le vivre et le couvert, ils doivent mener une recherche artistique dans le domaine de leur choix. Cinq ateliers sont ouverts : mosaïque, céramique, ferronnerie, sculpture sur pierre et sur bois ; des essais réalisés sur le métal, le cuir, le cuivre… Chapeautée par un comité de parrainage composé de mécènes, mais, surtout, grâce aux moyens mis à disposition par différents ministères et institutions via le réseau de relations plus ou moins occulte des « gaulliens de la Résistance » (l’expression est de Bébé Mariani), l’association a pu s’équiper d’ateliers assez bien outillés et réaliser un travail de haute qualité. La trouvaille, pour ne pas dire le coup de génie, réside dans la formule d’hébergement choisie : les stagiaires sont logés au village dans des maisons anciennes qu’ils restaurent dans le style architectural traditionnel local, et dont l’association peut disposer dix années durant. Les gîtes ruraux, les vrais, étaient inventés. C’était en 1960. En 1963, deux maisons sont restaurées à Curbara, trois à Lavatoghju, une à Spiluncatu ; à Palasca, sanctuaire de l’association, le presbytère, la gendarmerie et le « château 4 » sont réaménagés : la capacité d’accueil dépasse les cent lits. Le succès de la formule se limite cependant à une cinquantaine de stagiaires, en moyenne. Et, encore, en période estivale. José Fabri-Canti continue à mener sa vie d’artiste à travers le monde. Un condisciple des Beaux-Arts, Noël Martinetti, son cadet de quelques années, retrouvé lors d’une exposition Cyrne Arte à Paris, assure la permanence à Palasca. D’une famille originaire de Bucugnà et d’Afa, ayant toujours vécu en région parisienne, Noël renoue avec l’île à l’âge de sept ans, en 1929, lorsqu’il y vient en vacances pour la première fois. Souvenir magnifique, impérissable, d’une vie rustique insoupçonnée. À tel point, qu’après un stage d’apprentissage à Aubusson, il vient en Corse en 1946 faire de la tapisserie avec du poil de chèvre : En fait, je me suis promené un peu partout, à pied, avec tout le barda… Je faisais mes peintures et des modèles, des « cartons », pour la tapisserie. (…). Avant, lorsque j’étais en banlieue de Paris, j’avais un atelier et je faisais beaucoup de cartons… des sujets corses, c’est-à-dire des sujets sur les légendes corses… c’était un livre en deux tomes qu’un cousin m’avait prêté… que j’ai gardé d’ailleurs (…)5.
Pour rencontrer Noël, il faut éviter de se perdre sur les routes en terre qui traversent les vignes, dans la plaine, sous le village d’Oletta, trouver la bonne piste, suivre la ligne téléphonique qui mène à une caravane vieillotte, bourrée d’ustensiles, de livres, de papiers. Autour, de jeunes arbres que Noël a plantés pour remplacer ceux que l’incendie a dévorés. La carcasse calcinée de sa 4. 5.
L’immense maison familiale des Leoni-Paoli : U Casone. N. Martinetti, entretien du 13/06/1993, plaine d’Oletta.
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première caravane gît à côté, ensevelie sous les ronces. Des centaines de dessins, de projets, partis en fumée. Mais l’artiste s’est remis au travail. Quand il ne guette pas les ovnis, la nuit, il dessine, dessine. À plus de soixante-dix ans, Noël revient à ses premières amours, le fusain, l’aquarelle, pour le plaisir : il s’entraîne et prépare en secret une exposition d’art sacré, afin d’occuper « la troisième partie de sa vie, dit-il, enfin, la troisième ou plus, je ne compte plus 6… » Il a une quarantaine d’années, en 1964, lorsqu’il quitte Paris, son atelier, ses commandes, pour s’installer à Palasca. Il a choisi l’artisanat, délaissé l’art. Fabri-Canti lui a donné deux consignes. La première définit son rôle : « Tu me représenteras là-bas. » La seconde concerne les stagiaires : « Il faut surtout les laisser tranquilles ! » La plupart sont très jeunes, « des gamins » ; beaucoup se considèrent en vacances. Pourtant du travail se fait. Noël ajoute ses propres commandes à celles que José a dénichées. Elles sont réalisées en Corse puis transportées : mosaïques de la ZUP de Mantes-la-Jolie, de l’église de Soisy-surSeine, façades de magasins des rues du Faubourg-Saint-Antoine et du FaubourgSaint-Honoré à Paris… Guy Consorti, ancien élève de l’École des arts appliqués, quitte Paris en 1966. Un de ses anciens professeurs lui a parlé d’un conférencier un peu farfelu, venu recruter des jeunes artistes pour réaliser un projet « très embrouillé 7 ». Il s’agissait de venir en Corse, au pair, pour réaliser des œuvres d’art, de grandes mosaïques, qu’il fallait ensuite ramener sur Paris ou la région. Là où elles avaient été commandées. Guy a jugé cela « plus intéressant que de se retrouver dans un bureau d’études » et le voilà parti. Mais quelle équipée ! Une aberration folle : les pierres venaient du Golo, ou de la montagne, ici… On les a descendues à dos d’âne, on les a mises dans une bétaillère qu’on avait, et une estafette… On est allé à Barchetta, les faire concasser : elles ont été ramenées ici et pendant trois mois, on a préparé des dalles dans lesquelles on faisait des alignements de ces pierres… Et ces dalles ensuite ont été descendues sur le port d’Île-Rousse, montées dans des containers, chargées avec difficulté sur un cargo, parce qu’elles étaient trop lourdes pour être soulevées par le mât de charge, et expédiées à Paris 8 !
Souvent, les œuvres étaient transportées directement dans le fourgon de l’association, « chargé à deux tonnes alors qu’il était pour une tonne9 ! », se souvient, en écho, Noël. « Une rentabilité nulle10 ! », conclut Guy. Plus tard, les matériaux seront pris en des lieux un peu plus accessibles, carrières de Bretagne et même pavés de Paris. Ah ! Noël et les pavés de Paris ! En plein mois de mai
6. 7. 8. 9. 10.
Id. G. Consorti, entretien du 22/05/1993, Palasca. Id. N. Martinetti, ibid. G. Consorti, ibid.
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1968, se retrouver coincé entre un groupe d’étudiants et une troupe de CRS, dans une 2 CV poussive bourrée de pavés… Les commandes locales sont exécutées avec moins de difficulté : toiture, mosaïques, fresques et grille en fer forgé sertie de pierres de l’hôtel de ville à Corti, monument commémoratif de la Libération à Aiacciu, mosaïques murales du théâtre à Bastia, marine de Davia, etc. Désirant créer une véritable vie culturelle en Corse, Cyrne Arte élargit ses activités à la musique et au théâtre. Des concerts sont organisés avec des chefs prestigieux comme Jean-Bernard Pommier ou Roberto Benzi. Durant l’été 1963, une troupe parisienne donne des représentations à Erbalunga, Palasca, Omessa, Spiluncatu, Curbara, Montemaiò, L’Isula : costumes et décors sont réalisés sur place : un orchestre de chambre suit la tournée. Les deux années suivantes, la mise en scène des spectacles est confiée à Henry Mary, futur directeur de la fameuse maison de la culture d’Aiacciu. Des projets plus vastes sont envisagés avec la constitution, le 12 juin 1967, d’une nouvelle association dite « Festival de Corse Cyrne Arte » dont le président est Fabri-Canti et Henry Mary le viceprésident. Brillantes saisons estivales, donc, mais le reste de l’année ? Ils ne sont pas plus de six ou huit artistes à partager la vie du village déserté, et toutes les tentatives d’intéressement durable d’éléments locaux aux techniques employées sont loin d’atteindre l’effet escompté : seules deux jeunes filles de Curbara, les sœurs Lucie et Antoinette Innocenti, d’abord initiées à l’art Galtique, font preuve de constance ; elles y ont trouvé leur vocation d’artiste. Le mérite essentiel de Cyrne Arte est d’avoir participé d’une ambiance nouvelle propice à des expériences inédites. De jeunes Corses se sont frottés à l’art, certains ont redécouvert le pays de leurs ancêtres, tandis que des artistes continentaux, tombés amoureux de ce pays, décidaient de s’y fixer. Parmi eux, Françoise et François Martin.
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Les fils sont en place : celui de L’Artisanat corse des villages, celui de Cyrne Arte, celui de la Corsicada. Vont-ils s’entrelacer en une pièce suffisamment solide pour réparer le tissu social déchiré de cette Corse intérieure qui se meurt ? Il y faudrait des fils de chaîne et des fils de trame… Fils de chaîne, les relations verticales nouées au niveau de chaque association. Chacune a labouré le terrain, multiplié les contacts, les initiatives, démultipliant ainsi son propre champ d’activité. De l’animation en milieu rural, L’Artisanat corse des villages débouche sur « une mise en œuvre beaucoup plus vaste ayant pour but la résurrection des principales formes traditionnelles de l’artisanat “fait main”, de la vannerie à la broderie, de la céramique au travail des métaux, du cuir et du bois1… », donc sur le problème crucial de l’apprentissage. Pour répondre à cette ambition, il lui a fallu dépasser sa seule technique de base, dont les limites sont vite atteintes, car, « sous une apparente simplicité, l’art Galtique exigeait un tempérament d’artiste et (…) une grande maîtrise manuelle (…). Il était donc très difficilement transmissible à des débutants n’ayant aucune formation artistique préalable (…)2 ». Se diversifiant, l’atelier de Curbara devient « Centre de promotion professionnelle » géré par L’Artisanat corse des villages. Le 23 octobre 1963, il est reconnu par le ministère de l’Agriculture selon les dispositions instituées par le décret du 29 février 1960 portant application aux professions agricoles de la loi du 31 juillet 1959 relative à la promotion sociale. Il bénéficie par là même de quelques moyens supplémentaires pour fonctionner : subventions du ministère et du conseil général,
1. 2.
« L’art Galtique » in Corsica Viva, octobre 1963. J. Sicurani, op. cit.
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stagiaires pris partiellement en charge (repas, déplacements, prime d’assiduité). L’association va pouvoir ouvrir d’autres ateliers : menuiserie-ébénisterie à Merusaglia puis à Ponte Leccia, broderie à Cervioni, broderie et vannerie à Fulelli, à Venacu et à Erbaghjolu. Fils de trame, les relations transversales établies avec Cyrne Arte, qui fournit à l’association du père Jean-Marie moniteurs et ateliers bien équipés. Comment Cyrne Arte a-t-elle ouvert un second front d’activité dans le champ de l’artisanat d’art ? En mettant au point, sur le plan de l’architecture, « (…) un programme de lutte efficace contre le mauvais goût (…). Cyrne Arte s’est attachée à créer des compositions qui tiennent compte de la nature de chaque région, aussi bien dans les volumes et les proportions que dans la couleur. Une heureuse collaboration entre les architectes, les sculpteurs et les peintres de Cyrne Arte les a amenés à s’étendre du plan de la composition à celui de la décoration des constructions : l’incorporation de travaux d’art au sein de l’architecture permet ainsi de prévoir l’intervention de toutes les formes de l’artisanat d’art dans l’aménagement intérieur et extérieur des édifices nouveaux3 ». Les perspectives ouvertes par une telle collaboration semblent coller particulièrement aux besoins : L’organisation née de cette rencontre a mis sur pied une série d’ateliers qui permettent aux jeunes artistes de Cyrne Arte à la fois de créer les modèles qui servent de prototypes à la création des objets artisanaux et de jouer, vis-à-vis des stagiaires corses recrutés dans les villages, le rôle de moniteurs leur assurant, avec l’apprentissage technique, une formation esthétique 4.
Même la Corsicada s’y met, dont l’un des membres, Alexandre Ruspini, est moniteur d’ébénisterie à l’atelier de Ponte Leccia. Alexandre, c’est l’alter ego de Tonì. Nés à quelques mois d’intervalle, à Aiacciu, en 1939, ils se sont connus chez les scouts : ils étaient membres de l’unique patrouille libre des scouts marins de France. Qu’est-ce qu’une patrouille libre ? « Une troupe c’est plusieurs patrouilles, il y a un chef qui chapeaute tout le monde, et la patrouille libre, elle est indépendante, elle fait ce qu’elle veut, elle va où elle veut… Elle ne dépend que… disons de la direction nationale… avec une autonomie à 99 %, quoi (…). Pour vous dire un peu ! Et on était encore minots 5 ! » Après son service militaire, Alexandre passe une quinzaine de jours à Pila Canali, chez un ami menuisier. Il y reste deux ans et demi et apprend le métier. Tonì l’appelle pour l’aider à retaper une vieille maison, à Pigna. Alexandre intègre naturellement le premier cercle des fondateurs de la Corsicada, qui est en train de se constituer :
3. 4. 5.
« Cyrne Arte, pour une nouvelle terre des arts », in Corsica Viva, déc. 1964-janv. 1965. « Cyrne Arte, pour une nouvelle terre des arts », in Corsica Viva, déc. 1964-janv. 1965. A. Ruspini, entretien du 10/06/1993, Pigna.
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(…) On a travaillé avec Jacotte Chandy (…). C’est comme ça que j’ai appris l’histoire du mobilier corse… Elle vendait des vieux meubles et elle faisait souvent le troc. Elle montait en Castagniccia avec des tables en formica, à l’époque c’était la grande mode, (…) è scambiava, una carrega pè una carrega, un tavulinu pè un tavulinu. Les gens adoraient ça et ils n’avaient… aucune notion de la valeur de ce que pouvait être… une table de Castagniccia… alors souvent moi je lui préparais du mobilier recouvert de formica, elle prenait des meubles, je les restaurais puis elle les vendait (…). J’allais souvent avec elle et c’est comme ça que j’ai vu (…) qu’il y a quand même un type de mobilier corse qui est vraiment bien différencié même s’il y a des ressemblances… avec des meubles catalans ou vénitiens 6…
Michel Chandy a quitté la Corse courant 1965. Jacotte décide de rester : (…) avec les trois enfants, et je me suis mise… Je voulais faire un musée ethnographique… En cherchant ce qui se faisait en artisanat, forcément on tombe sur des objets, donc j’ai fait un petit musée qui était très intéressant au dire des gens de plus en plus nombreux qui venaient le visiter… Pour avoir des objets j’en vendais d’autres, et de là est venue la brocante… chose qui dérivait de l’artisanat, c’est sûr (…) ça ne leur plaisait pas, mais enfin, la première boutique de la Corsicada c’est quand même moi qui l’ai faite (…). J’avais mes enfants à nourrir, je ne pouvais plus vivre de l’air du temps 7…
Alexandre Ruspini, donc, collabore avec L’Artisanat corse des villages, qui collabore avec Cyrne Arte. Ce fil de trame semble se renforcer, lorsque le 2 juin 1966 à Pigna, en présence d’un représentant du ministère de la Jeunesse et avec l’appui du directeur du service des fraudes, se constitue l’association Corsica dont le but est la sélection des productions d’art artisanal et la protection de l’origine de fabrication corse. Le secrétaire général en est Tonì Casalonga ; Philippe Albertini, directeur de la revue Corsica Viva et secrétaire général de L’Artisanat corse des villages, en est le secrétaire et José Fabri-Canti, président de Cyrne Arte, le trésorier. Plus qu’un fil, serait-ce un nœud ? Non, de simples entrelacs qui se relâchent très vite : Cyrne Arte ne réussira pas vraiment à combler le fossé originel qui sépare les deux autres : Nos préoccupations étaient trop différentes. Les uns ne pensaient qu’à créer, les autres qu’à former. Et nous à produire 8…
Fin 1966, début 1967, le développement de ces activités débouche sur des perspectives nouvelles : l’ouverture d’une « Maison artisanale » à Corti, au cœur même de la Corse rurale qu’il s’agit de sauver. Confronté à des problèmes insurmontables de surveillance, d’animation, de gestion proprement dite, qui le dépassent, L’Artisanat corse des villages demande à être déchargé de la gestion du Centre de promotion professionnelle de Curbara, qui, le 6 janvier 1967, s’érige en association autonome et s’établit à Corti.
6. 7. 8.
A. Ruspini, ibid. J. Serre, ex-Mme Chandy, entretien du 11/06/1993, L’Isula Rossa. T. Casalonga, entretien du 28/01/1992, Pigna.
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En 1968, Cyrne Arte se dissout. L’année suivante, le 9 décembre, est créée une association dite « Centre de promotion sociale de Corte », dont l’objet reprend celui de l’Association de promotion professionnelle, c’est-à-dire « la promotion sociale et culturelle des milieux ruraux corses par l’apprentissage des techniques de l’artisanat manuel, en particulier des métiers d’art, dont l’exercice puisse servir d’appoint aux activités agricoles en saison morte, ou orienter les agriculteurs vers une mutation professionnelle ». Le fameux CPS était né. Quant à la Corsicada, produire, dit-elle…