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Centu•Milla, la collection des courts lettrages…

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« I l e st c et te C o rs e invisible, ce mensonge per manent q u’il voulait détruire. Une rumeur, un mythe en construction ».

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Représentation de l’écrivain en schizophrène

J‘étais semblable à lui, ces épaules fuyantes, cette gaucherie. C‘est mon enfance qui près de moi se penche. Trop loin pour que ma main l‘atteigne même du bout des doigts. La mienne est loin et la sienne est secrète comme nos yeux. Secrets silencieux, qui règnent rigides dans les palais sombres de nos deux cœurs ; secrets las de leur tyrannie ; tyrans désireux qu‘on les détrône. J. Joyce

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Photo

La photo est en noir et blanc, tirant sur le gris. Le grain flou fait se confondre la mer et la plage. Il doit y avoir un peu de vent. Les cheveux blonds tourbillonnent autour du visage. Le petit garçon est affublé d’un lourd blouson. Il semble frêle et solide à la fois. S’il était le petit prince : « Apprends-moi à être fort, à décider, et plus jamais les rêves n’empêcheront les enfants de grandir. »

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Au bord du chemin Pensées

Dire… Posture, pour ne pas dire imposture. Vérité, pour ne pas dire mensonge. Amour, pour ne pas aimer. Effleurer, pour ne pas toucher. Vivre, et ne pas oublier. Mourir, s’apaiser. Simuler. …

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Au bord du chemin. À triturer un revolver. Schizophrénie : penser et être là. Pensée. Une paranoïa aspirée dans une schizophrénie collective. Contagieuse. Être né, avoir été éduqué, être allé à l’école, avoir lu – dérision du langage – et se retrouver là, au bord d’un chemin : à attendre pour tuer. Il n’y a pas d’endroit où l’on apprenne à tuer. Pas d’école pratique du crime. Faire avec peu est excitant, le problème est de faire avec rien, le pire est de ne rien apprendre – l’expérience n’existe pas. Et rien ne semble le prédisposer à cette vocation. Pas de parents abusifs ou absents, pas de traumatisme ou de pathos enfoui en lui-même. Il est simplement lucide. Peut-être, des bribes d’explications, de causes le traversent-elles. Des sensations muées en pensées. La chasse. Un souvenir, poème d’enfance : « Au fond de la vallée, inaccessible aux yeux paresseux, derrière une saillie rocheuse, il y a un immense arbre accroché sur une pente caillouteuse. J’y vais pour tuer les pigeons qui y trouvent refuge. »

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Et encore : la mort de son grand-père. Une pensée l’obsédait : le goût repoussant du lait qui a tourné. Ce pays. Où partout les symptômes surgissent. Un bref inventaire avant autodestruction. Habitudes – mauvaises habitudes – devenant : tradition, folklore – Simulacre. Il n’y a que la médiocrité pour s’insinuer, et s’y fixer, ainsi dans un peuple. Qu’est-ce ? du mimétisme avec la France ? Symptômes. À écarter : toutes idées de valeurs ; une course parallèle, personnalisée : une crise identitaire. On perd son identité à la chercher. Un peuple qui a produit si peu d’artistes, et toute une convergence actuelle – une invasion : chanteurs, comédiens… Des « artistes » corses se mettent à pulluler. Qu’est-ce ? un modèle québécois ? La Corse se met au diapason. Et fleurissent les premiers écrivains – de la violence à espérer. Une société largement schizophrène, nulle part existe autant de mythomanes. – Densité de mythomanie. Il y a une réalité de la Corse propre à chaque Corse. Autant dire : aucune. Seul le mensonge est partageable, et partagé, par tous. Identifié, le mal du pays : la proximité. Prodige corse : accoupler mythomanie et proximité. Toute la société participe à la représentation d’elle-même. Se souvenir : il n’y a pas d’amour dans ce pays. Il y a : désir, violence, sexe, possession. Mais pas d’amour. À bannir : toute pulsion de vérité.

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Les modèles. Les médiations internes l’emportent sur les médiations externes. Le désir triangulaire comme suivant une mode toujours changeante, jamais différente. Mêmes armes, mêmes voitures, mêmes femmes. « L’envie, la jalousie et la haine impuissante ». Tous les désirs, les instincts entrent en concurrence. Et aussi, profondément, le respect de la force physique. Motif inavoué, inavouable : la peur. Toute l’intelligence et la folie créatrice de ce pays – écrasées dans la médiocrité et la peur, dispersées au quotidien. Toujours le mal du pays, la proximité. Une mentalité de vallée. Proximité : cloisonnée, compartimentée. Et partout : amplifiée. Déformée. Déstructurée. Retournée. Prox-inimitié. Un laboratoire de la déliquescence. Une urgence : dire et non plus raconter. Une ambition aussi. Ambition ? À attendre : notre Dostoïevski. Les Corses comme des Albanais catholiques, ou des Russes catholiques – en plus modernes. Révéler ce que l’on s’obstine à appeler : âme. – La part de soi que l’on oublie toujours. Quelques individus dispersés d’une vallée à une autre : des écrivains. Et lui, au bord du chemin. Une moto approche. Le poids du revolver se fait plus présent. Le glisser entre la peau et le jean. Comme Pierre. Pé, sur la moto. Il enlève son casque. Un éclair : à Bogota, ou Medellin, le port du casque intégral est interdit. Une

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autre violence. Non plus génétique, culturelle — une simple loi de nature, partout reproductible : tuer pour survivre. Ici, tuer — pourquoi ? Pé a l’air de tous les jours. Rien ne l’atteint. Un homme à sang froid. Aucune conscience. Une mécanique superbe, propre à s’épanouir uniquement en milieu hostile. Une nouvelle ombre tutélaire de ce pays ; un mythe en construction comme les aime la Corse. L’image de son père : l’absence. Un père en cavale. Une sorte de prestige insulaire pour les enfants désœuvrés. Gamin toujours livré à lui-même. Pé. Un silence qu’il a toujours pris pour une certitude. Un regard. La mort a deux yeux vert sombre. Pé ne toise ni ne juge. Attendant, comme une évidence, qu’il grimpe derrière lui. Il ne toise ni ne juge. Il le sait intelligent, plus intelligent que lui. Il a raison, et c’est ce qui devrait le faire douter de lui. Pourtant, il n’a pas envie de fuir. Il agit seulement dans une profonde apathie. Comme si la Corse l’avait dépouillé de lui-même. « C’est elle que je vais flinguer. » Un murmure. Au bord du chemin. À triturer un revolver. Avoir un cerveau, et pourtant être là. Il ne sait plus ce qui l’amène ici, sinon le sentiment intime d’une Nécessité. Il n’avait pas vu. Entre un arbousier et un lentisque, on aperçoit la mer. L’horizon, par une lucarne étroite. Grillagé par les branches. Un souffle d’air rend le paysage plus tolérable.

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Pays de lumières, pays d’aveugles. Il n’aime ce pays qu’en hiver. Où la lumière se fait pure, le soleil doux. Où le relief se découpe avec netteté – saillies acérées. Quand l’été tout vous agresse, tout se brouille, tout devient flou – les brumes de chaleur supprimant toute idée précise d’horizon. Où ne restent que les pulsions. Une éternité désolante de présents. Excitation d’avant nausée. Et encore : des impressions d’enfance qui le submergent. Ne pas se laisser engloutir. Maintenir la tête hors de l’eau. Ne pas succomber à une envie d’eau salée. Depuis quand n’a-t-il pas pleuré ? La foire du village. Au moment culminant de l’hystérie estivale. Avant que tout ne retombe. Sursaut ultime avant effondrement et retour à la torpeur hivernale. L’animation. Les baraques. Una baracca è micca un’ baraccon… La voix et l’homme chancellent au comptoir – parodie d’harmonie du corps et de l’esprit. Les gens montant et descendant la foire, comme on arpente le cours à Ajaccio. Un petit gosse et ses billets à dépenser ; butin de la journée, contribution familiale à écouler. L’argent comme une tradition. Trois ballons qui s’agitent. Trois ballons à faire exploser. Une petite carabine à plomb. Trois ballons. Trophées misérables de l’enfance. Dans la baraque de son oncle. Grand enfant installé à une table, et les trophées répandus au hasard : pistolet à

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bille, ours en peluche, bouteille de champagne espagnol, petits ballons. Il est distrait de sa contemplation par une discussion qui enfle au comptoir. Un conciliabule qui anime la baraque. Bribes de paroles, le corse se mêlant au français — dramatisation de la scène. Il est question de vol de vaches, de boucher et de putain de problème à régler une bonne fois pour toutes. Déplacement oblique de la baraque au lieu du bal. Lui, tout gosse, suit le mouvement, magnétisé par la tension qui émane du groupe. Au comptoir, face à Zé, le boucher : « Une bouteille de champagne. » La bouteille est expédiée en silence. « Une autre. » Une vision fugitive. Seul le souvenir décompose. La bouteille dans la main, violemment assénée sur la tête de Zé. Celui-ci, la tête affaissée, recule de deux pas, puis titube vers le comptoir. Un deuxième grand coup. La bouteille explose. Une forme sanguinolente qui s’effondre. « Et le champagne, c’est pour toi ! » Son corps tremble. Ignorer la terreur qui grandit en lui ; ignorer le goût salé au fond de sa gorge ; ignorer une irrépressible envie de hurler. Pourquoi ? pourquoi ? sortir. Sortir, aspirer, expirer. Nausée devant le récit fasciné des enfants entre eux. Nausée des images qui le hantent, des fulgurances qui le traversent.

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Et son père qui le récupère, plus tard, bien plus tard. « Tu t’es bien amusé ? » Au bord du chemin. À triturer un revolver. La violence. Partout présente, diffuse ou rugissante. Dissimulée ou théâtralisée. Un son de l’enfance : Crooooc d’un nez brisé. La nuit. Et ses ballets de violence sur le parking. La nuit. Et sa Sainte-Trinité, variable selon les groupes. Sex, drug et cazzuttata pour l’élite. Sex, alcool et cazzuttata pour le commun. Alcool, alcool et cazzuttata pour les plus traditionalistes. « Je vais te tuer ! » Contenir et non plus ignorer sa peur. Se concentrer sur le ballet des duellistes, retenus de part et d’autre par leurs groupes respectifs. Les deux ensembles avançant en réciprocité. La tension ravivée quand l’un des duellistes se libère/est libéré. Affrontement. Sentiment exacerbé du tragique. Cris d’hommes masquant leur peur, cris de femmes imitant la figure séculaire de Colomba… Comédie de la violence. Ballet absurde. Simple montée d’hormones. Éviter les coups, en donner. Faire comme si… on n’avait pas peur. Et le boum, boum, boum des basses de la boîte. Boum, boum, boum… ou ses veines sous ses tempes. Boum, boum, boum. Direct au plexus, crochet au menton, uppercut… Mesurer en une fulgurance la distance de la théorie à la

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pratique – élément négligé : la peur. De donner autant que de recevoir. Le danger de la conscience. L’alcool descend, la coke monte. Essayer… de stabiliser son cerveau, de se parler entre deux esquives. Petite voix dans son crâne – en lui, l’écho de sa mère l’appelant : Antoine. Explosion de couleurs. Étoiles. Ça doit être fini. Où est-il ? oui, allongé sur le gravier. Feux d’artifices instantanés. Coups de pieds dans le ventre, la tête, les jambes. Peu importe, les douleurs sont pour demain. Et la nuit, aussi : attitudes. Postures. Distribution des rôles. Hommes au comptoir, femmes sur la piste. Rapprochement au fil des heures et du degré d’alcool. Et encore : alliance prétendue de l’archaïsme et de la modernité. Techno et paghjella. Scratch et mora. C’est tout sauf une conviction intime : simulacres participant à la Représentation. La nuit. Et toutes les pulsions de mort blotties en son sein. Au bord du chemin, il ne pense qu’à une chose. Dans ce pays, tout le monde prétend, mais tout le monde a peur. Tout le monde connaît tout le monde. Tout le monde est quelqu’un : « et qui on est ! », comme une devise absurde. Une pose face au néant de la certitude. On peut croire que partir permet de s’en rendre compte – qu’on n’est personne. Oui, mais voilà, là-bas on est des Corses. Regard des continentaux, identification : « Ce sont des Corses ».

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Comme si c’était une tare, ou pire : une qualité. Ils ont un mouvement de recul, ou d’arrêt. Qu’ils n’auraient pas devant un Aquitain ou un Lorrain. Dans ce simple petit mouvement s’ouvre un abîme vertigineux – altération de la perception de l’autre. Ils ne savent pas, les pauvres pinz’, que ce sont les plus faibles d’entre les Corses qui partent, ceux qui ressentent le plus cette pression que subit chaque Corse en Corse. Faiblesse physique, faiblesse psychique. Une pression qui n’a pas de nom. Des faibles qui jouent avec des faibles. Une pression qui s’évacue à l’extérieur. On n’est plus personne, mais l’on est un Corse. Prétendre et paraître. Être lucide, c’est deviner la Nature même des choses. Ni bien ni mal. Comme un antagonisme stérile, un paradoxe : être lucide et vivre. Il est consternant de n’avoir rien d’autre à faire que se suicider. Si on pouvait ressusciter, on passerait son temps à se suicider. Être lucide, c’est pouvoir regarder au-delà des éléments du désastre. Pouvoir survivre. Surtout, ne jamais surestimer la vie à la survie. Au bord… de la folie. Une pensée qui déroule et déverse. Une bile rageuse. Un mot en précipite un autre. Une phrase en annihile une autre.

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Ne pas oublier : folie. Ennui. Ou : ennui. Folie. Détruire quand on n’a rien à faire. Plutôt que construire. Il ne fait qu’errer, et tout se bouscule, dans une grande accélération d’images. D’années passées pour le conduire là, tout au bord de lui-même. Errances dans les méandres de la mémoire. Au bord du chemin, il oublie ce qu’il a été. Des années passées à se dissoudre dans la médiocrité. Études. Fuir la vacuité universitaire pour lire. La faculté comme une fuite allongée, une cavale grisée, une absence muée en victoire. Un lieu mythique masqué par la buée. Ne pas l’approcher, c’est lui conserver le bénéfice du doute. Haine du « il faut savoir », haine de tous les ismes disséminés dans le non-enseignement universitaire. Lutter, échapper au positivisme, au socialisme, au communisme, au psychanalisme, au structuralisme, au sociologuiliguilisme – le minimum nécessaire. Réalité de la fiction. Et kilomètres d’écritures besogneuses alignées et dûment classées des tristes universitaires et de leurs stupides élèves. Un monde aussi clos que ce nombril qu’ils ne cessent de tourmenter. Dernière grandeur de la France : ce monde universitaire qui se suffit à lui-même, qui s’auto-alimente, dans la perspective folle d’arriver un jour à pondre autre chose que sa propre vacuité. Un anachronisme superbe. Une mascarade qui s’ébat dans l’ère des « pages de variétés ». La France est une raison qui pourrit. Qui n’en finit pas de pourrir. Indignée de

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voir le colossal marmot anglo-saxon venir chier sur sa culture. La puissance culturelle se reconnaît à la qualité de sa merde. Les Américains sont souverains sur ce marché. Et sur les autres. Les Français produisent la merde la plus nauséabonde : ils se retournent, extasiés, comme le premier homme qui a contemplé sa merde. La France est le modèle de la Corse. Elle est après tout son maître. Mon Dieu. Alcool. Grandeurs et décadences. Tout un schéma théorique à reprendre, toutes sortes de contrées à explorer, quand la vague éthylique le submerge. Fuir pour boire. Et boire pour oublier. Pour oublier qu’on n’a rien à oublier. Reprendre à son compte les misérables vers verlainiens. Il n’a pas le verbe haut de l’alcoolique affabulateur, mais une endurance à l’alcool qui frise l’inconscience. Cette endurance est son titre de noblesse, et les bars de France son Cursus Honorum. Et drogue. Une véritable irruption sur la scène insulaire. Un enthousiasme juvénile pour la nouveauté. Avec les ennemis d’hier devenus les dealers d’aujourd’hui. Un art archaïque et insulaire de saisir les enjeux de la modernité, d’en comprendre les rouages, sans en avoir la moindre connaissance. L’archaïsme finit toujours par prendre possession de la modernité. C’est rassurant et stupéfiant. Les petits cailloux noirs et mous entre les doigts. Leurs mutations en fumées, volutes agressives rongeant et dynamitant sa pensée. Réalités et réalité. La peur de ne

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plus pouvoir se dissocier. La nécessité de fuir tout contact humain. Ne voir en l’Autre qu’un tentacule lui voulant du mal. La Peur. Et ces envies de hurler à comprimer. Des descentes interminables qu’aucune montée ne peut plus rattraper. Tout arrêter. Ne devrait fumer que celui qui sait fumer. Savoir la paranoïa et la schizophrénie. Pour ne pas se suicider sans savoir pourquoi. Ses rires se sont arrêtés si vite. Repli sur soi comme une connexion intime avec la Nécessité. Il parle à luimême le langage de Dieu. – Folie. L’espoir est de pouvoir parler à Dieu. – Folie créatrice. Une musique intérieure pour langage. Il pense : un criminel est plus souvent un artiste raté qu’un grand artiste. La vague de meurtres minables à prévoir sur cette terre livrée aux artistes ratés, aux politiques tordus, aux nationalistes stériles… à tous ces hommes démasqués, qui ont besoin d’une cagoule ; livrée à une représentation compulsive d’une parodie d’elle-même. Ne pas oublier : ici, le plus dur c’est pour les gens simplement honnêtes avec eux-mêmes. On doit à leur présence que tout n’ait pas encore implosé. Que l’on ne soit pas encore retourné au néant. Exploser ou ne pas exploser ? Lecture frénétique et alcoolisme chronique, un modèle d’écrivain. Longtemps, ses seules alternatives au vide. Il vacille, il vacille depuis longtemps.

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Mais il a maintenant un projet, contenu tout entier dans la bosse qui déforme le bas de son dos. Au bord du chemin. À triturer un revolver. Un soubresaut. Quelque part, en lui. Sûrement près du cœur – sourire ironique. Une femme ne peut pas être une raison de mourir. Mais de vivre. Se souvenir, sans obstination, d’elle. Ce manque, cette sensation d’elle – divine incertitude. Une absence, qui le submerge sans cesse : elle. Un toi qui résonne étrangement en lui. Se souvenir. Se laisser aller à des manipulations – les souvenirs ne sont rien d’autre : visions de possibles, espaces qui se remodèlent à volonté – inépuisables. Elle est un sentiment d’absolu – Nécessité. La Nécessité de l’Autre. Elle est le mystère indéchiffrable dont il a peur de dépendre. Elle est toute la beauté de cette terre. Toute sa violence. Toute sa folie. Elle est ce qu’il a cru chercher, ce qu’il a cru trouver, ce qu’il a cru perdre. Elle est tout ce qui peut le recueillir. Au bord du chemin, le soleil le fait cligner des yeux. Le métal se fait illusion. Il y a une omniprésence de la mort dans ce monde de lumière. La mort. La mort est un défilé d’ombres noires ridées et émaciées. Autant de visages inconnus qui approchent et embrassent. Il voit ces spectres sans

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les regarder. Ils prennent son envie de vomir pour une profonde affliction. Il comprend en eux les gestes de l’habitude. La fascination de ce pays pour la mort. La communion la plus intime qu’ils puissent s’offrir. La seule où ils s’accordent. Le lamentu se fait paghjella, la paghjella se fait simulacre. Ils aiment la mort comme ils aiment la maladie. Ces réalités à part qui contentent leur misérable existence. Ils communient ensemble, dans un abandon obscène, exhibitionniste : délice de se croire des survivants. La mort et les femmes corses. Elles parcourent les journaux en deux frénésies instinctives : du carnet de décès à l’horoscope. De la mort à un simulacre de vie. Gardiennes farouches du grand mensonge, elles en viennent à nier ce qui fait leur essence, leur différence : le don de la vie. Elles sont là, à tous les stades de la Représentation, ces pasionarias. Et elles sont là, ces inconnues, autour du trou béant dans lequel descend le cercueil ; là, au bord du chemin. La chaleur se fait étouffante. Au-dessus de la fosse, la terre sèche et dure dans son poing, le son mat quand elle touche le bois verni. « Un peu de terre pour le mort. » Une représentation de deux mille cinq cents ans. Au bord du chemin, il mesure tout ce qu’il a perdu. Sa folie, ses doutes, sa quête d’absolu. Comment supporter de n’être pas, le jour, la conviction de la nuit. La lumière écrase son cri, quand la nuit l’accom-

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pagne. Les résolutions s’estompent, il se fuit, se recroqueville dans le sommeil. Dans sa lâcheté. Il ne prétend plus rien. Il ne voit et ne supporte la lumière que du fond des ténèbres. La lumière. Il l’a obscurcie d’un voile qu’il ne cesse plus de garnir. Fidèle à la condition humaine. Il ne reste plus que la guerre comme réalité brute. Et l’amour. Sans sérénité. Désolés que nous sommes de ne plus pouvoir les supporter. Un sens. Trouver un sens à sa présence, là, au bord du chemin. Il n’a d’autre solution que celle qui l’a amené là. Il ne trouve rien d’autre à faire que tuer. Une participation au chaos qui l’entoure, quel Corse n’en a pas rêvé ? Insinuer une nouvelle variable dans cet incroyable système aléatoire qu’est la vie au quotidien dans ce pays. Une variable irrationnelle dans ce système, c’est la seule chose raisonnable à faire. N’est-ce pas une démesure immense que de se prendre pour un grain de sable ? Il doute de lui-même ; de sa pensée qui l’entraîne sans cesse dans des impasses. De sa capacité à voir une différence entre une chose et son contraire. Agir pour se prouver qu’on existe. Mourir pour tenter de saisir la réalité. Agir. Impasses, impasses. Quels mots a-t-il voulu griffonner sur sa tombe ? Il ne sait plus. Il n’a fait que mentir jusqu’ici. Ici même, il ment. Tout n’est que Représentation. Simulacre. Distillation de ses

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mensonges au creux de la Vérité. C’est là qu’on les cache le mieux. Le voile est si mince qu’il est une négation du voile lui-même. Il court de l’un à l’autre, puisant en luimême la force de masquer les mots par des mots. Toujours les mêmes mots. Ce pays a-t-il produit une œuvre d’art pour justifier sa folie ? Une pure fiction ? Voir le néant pour pouvoir rebondir. Une moto s’éloigne. Le corps est tourné face contre terre, en contrebas du chemin. Le revolver, glissé dans le dos entre la peau et le jean, luit au soleil. L’arrière du crâne n’est qu’un grand trou noirâtre sur lequel butinent quelques mouches paresseuses. Ou : il écrit une dernière ligne. À triturer une Réalité. Sa Réalité.

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