Pourtant, dans c e g rand t ourbillon des coups bas, chacun semble s’accommoder de son rôle. Et les clichés font bon ménage dans l’univers fantasmagorique, en technicolor et de car ton pâte, que semble êtr e devenue la vie palermitaine.
ALAIN DE ROCCO et PETR’ANTÒ SCOLCA ont grandi ensemble dans les bas quartiers de la littérature. Ils ont écrit Palermu dos à dos…
9€ ISBN : 978-284698-262-7 En couverture : Ph. S. Sanguinetti
A. DE ROCCO
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Même le plus abominable des tueurs finit par faire sourire...
P. A . S C O L C A
À
Palerme, dans la mafia, la conquête pour le pouvoir fait rage . Chacun essaie de faire tomber l’autre, de r ompre l’équilibre à son profit. Mais le machiavélisme des uns, la violenc e des autr es et le grain de sable policier font s’emballer la machine. Il pleut du plomb et les fr ontières vacillent... Palerme est à feu et à sang!
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1 Les soixante-quatre cases de l’oncle sam Quand les Amerlocs ont délivré la Sicile, avec l’aide du vieux Luciano, celui qui avait un prénom de paquet de cigarettes, ils ont trouvé des choses horribles. Bien sûr, les pervers se souviennent des épisodes crus de La Peau , racontés par ce connard de Malaparte, mais moi je ne parle pas de ces petits problèmes-là. Nous, les vrais hommes, même pendant la guerre, et même avant, avec ce salaud de Musso, on s’est toujours débrouillé pour bien vivre. Non, moi, je parle de la véritable catastrophe sicilienne, de la honte suprême. En 1943, on n’avait plus aucune cartouche et nos fusils à canon scié rouillaient dans les sacoches. On ne pouvait plus se faire respecter, et ça, ça c’était un scandale. Les Amerlocs, des villes bousillées et des quartiers historiques lépreux, ils n’en avaient jamais vus. Ils n’avaient jamais vu la Méditerranée non plus, comme tous les sauvages venus du Nord. Ils restaient là comme des cons, avec leurs jeeps énormes qui ne passaient pas dans les ruelles, les ponts qui ne supportaient pas le poids de leurs tanks, leur matériel ultramoderne inutile dans le désert technique de la Sicile libérée. Va-t’en
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chercher une prise électrique dans tout ce bordel, et qui fonctionne en 110. On avait un point commun avec eux. Eux aussi, malgré leur chewing-gum et leur after-shave, ils passaient pour des cons. Bloqués dans le labyrinthe palermitain comme des trous du cul d’étrangers. Les Amerlocs, ils devenaient fous, ils n’arrivaient pas à se repérer. On les envoyait à Borgo Vecchio, ils se plantaient dans une impasse de la via Trastevere. La seule chose qu’ils arrivaient à reconnaître dans ce désordre citadin, ces boulevards éventrés, les ruines et les taudis en renouveau constant, c’était le bleu épuisant de la mer. Un bleu à faire pâlir toute autre notion de couleur, un bleu libre et intense, qui les rendait dingues, par sa permanence ironique et son absolue et immense inutilité capitalistique. Qu’est-ce qu’ils pourraient bien foutre de tout ce bleu ? Quand ils avaient un problème, ces gars, il fallait d’abord qu’ils en prennent conscience.Vraiment. Parce que ces gars vivaient dans un monde de solution technique. Comment leur faire admettre que le merdier est la composante essentielle de la vie quotidienne ? Une telle opinion était dévastatrice pour leur vision optimiste du monde. Finalement, le général, je ne me rappelle plus son nom, mais c’était sûrement un général, parce que les Amerlocs n’écoutaient que les mecs qui avaient trois étoiles gravées dans le néo-cortex, le général avait gueulé et il avait téléphoné à New York pour qu’ils leur envoient un putain de spécialiste, et « Hurry up » qu’il avait tonné.
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Lorsque l’on tonne, il y a toujours une vibration importante qui se produit dans les airs, qui y subit diverses transformations mystérieuses et qui revient en boomerang, souvent incongrue et toujours inappropriée. Le gars était donc arrivé, un homme jeune et prématurément chauve, une tête énorme avec des yeux globuleux, soulignés de paupières lourdes et violacées, un corps replet et mou, sanglé dans un costume crème en tergal, la cravate lavallière un brin décalée par rapport au col bateau. E. T. Giorgis, un Grec de la troisième génération, le meilleur town-planner de l’agence à en croire son curriculum vitae. En fait de grécité, le mec avait complètement fondu aux States. Les gonades et les ovules méditerranéens n’avaient pas résisté à l’influence néfaste du Coca-Cola et le jeune Giorgis, bien que pornographiquement pourvu de l’appendice nasal et des énormes sourcils corinthiens réglementaires, n’avait d’hellène que le nom et un certain penchant pour le vin rouge aigrelet. En l’espace de quelques jours à peine, il avait exposé les signes indéniables d’un grand dérangement mental. Ce qui, en ces temps de folie quotidienne, témoignait d’une volonté maléfique hors du commun. Giorgis n’était pas un mauvais bougre en soi, simplement il avait son propre système de vie. Il paraissait ruminer des pensées prodigieuses, avant de s’agiter brusquement, pris d’une frénésie exploratrice, le visage rougi, les yeux convulsés, la démarche hâtive dans les gravats et les sentines, pour s’arrêter soudain,
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privé de faculté locomotrice, des heures durant, dans un coin perdu de la ville. Au bout de cinq jours seulement, excédé par ce farceur, le général l’avait shooté en retour par le premier transport de troupes venu. On disait qu’il leur avait même donné l’ordre d’ouvrir la soute, une fois au-dessus de l’Atlantique. Exit Giorgis. Toujours est-il que trois mois plus tard, alors que les Amerlocs avaient abandonné toute velléité de comprendre ce coin de monde, ou même de le cartographier correctement, un gros carton à dessin était arrivé de N.Y. 0754, avec dedans, sans aucune lettre d’explication, une série de clichés d’assez bonne qualité, représentant divers points de vue de la cité, les quartiers en ruine, un mur de la cathédrale, plusieurs photos nocturnes du cimetière central, et last but not least, une carte d’état-major au cinquante millième, sur laquelle, méthodiquement, avec des rotrings de différentes épaisseurs et couleurs, on avait tracé un damier, ou plus exactement un échiquier (vu qu’il y avait 64 cases en tout). Le général en avait avalé son cigare de travers. « Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir foutre de cette connerie ? » qu’il avait gueulé. Il avait gueulé encore plus fort trois minutes plus tard quand il avait découvert, au dos de la connerie, une note d’honoraires qui valait à elle seule, on put le supposer d’après ses suffocations exaspérées, l’équivalent de la bataille d’El Alamein. Je me souviens bien qu’il y avait dans la pièce, outre le Luciano déjà énoncé plus haut, le vieux Don
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Ciccio, maire de Corleone depuis trente-sept ans, et Marcello Padovani, son avocat, qui eux, avaient été immédiatement fascinés par ce bel exercice de représentation planifiée du pouvoir territorial, et qui avaient immédiatement souri. Et baragouiné : « Vous zinquiétez pas, générale, vous zinquiétez pas, on va s’en occuper ! » Pour une fois que l’Oncle Sam leur faisait un cadeau utile. Il y avait également Don Cesare, le premier adjoint de Corleone, un roublard au visage bourru et proche de la cataplexie, un bon visage d’abruti camouflant une âme de serpent, un paysan qui ne connaissait rien aux langues étrangères et au maniement de la diplomatie. Savait-il seulement écrire son nom cet homme-là ? Le projet du Giorgis fit naître en tout cas dans ses yeux sombres, habituellement vides de toute humanité, la flamme brûlante de la cupidité. Il vit dans l’ébauche de cette sectorisation planifiée l’annonce du renouveau du grand pouvoir mafieux. Le marché fut très vite conclu entre les deux parties en présence : les Amerlocs fourniraient les armes, et surtout les munitions, les vrais hommes tiendraient l’échiquier. C’est comme ça que tout a commencé.
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2 Déclenchement du chronomètre Il est sept heures trente mais la chaleur pèse déjà sur la ville, dictatoriale. Nous ne sommes pas à l’étage des directeur généraux et des chefs de clinique. Le bureau lui-même n’est pas très grand, un peu moins de vingt mètres carrés. La surface réglementaire affectée aux médecins. Le lieu compense toutefois ces dimensions médiocres par son aménagement soigné. Quelques meubles de style s’y épanouissent en effet, bureau Louis XVen merisier miel, tableau de maître, lampe bouillotte d’un vert anglais, dépareillant nettement de la maigre dotation administrative. Où sont donc passés les bois sombres et mal vernis, les chaises en skaï du pauvre, les dessus de table vitrés, inévitablement fendillés aux angles, tous ces menus accessoires de la contrition bureaucratique ? L’administration doit donner l’exemple d’une rigoureuse austérité. Ou bien, faut-il penser qu’un message subliminal est ici inscrit. L’homme ici présent ne serait donc pas un fonctionnaire comme les autres. Et il entendrait l’exposer à la vue de tous. Voilà sans doute ce qu’il faut comprendre. Ce qu’il fallait comprendre jusqu’à ce jour certainement.
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Car aujourd’hui, hein, au moment précis où nous pénétrons dans ce bureau cosy, hé bien, de tout cela, de ce décorum luxueux, de ses messages implicites, de cette DÉMONSTRATION du pouvoir, de tout ce qui jadis fut objet de gloire et d’autosatisfaction, aujourd’hui, le fonctionnaire exceptionnel, il s’en fiche. Vraiment. L’homme exceptionnel est devant la grande fenêtre ouverte qui donne sur la rue. Les conditions climatiques environnantes lui importent peu. La chaleur est en l’homme, et contre elle, il n’est pas de recours aux artifices de la climatisation. De ces appareils étranges qu’on voit dans les films américains et qu’il pourrait bien entendu se payer. Si seulement ça pouvait servir à quelque chose. Si seulement ça pouvait servir contre ça ! Entre ses mains puissantes et racées, des mains de pianiste, un rien trop crispées, l’homme tient la missive la plus brûlante qui soit. Et la sueur trempe, sournoise, les racines de ses cheveux argent. La fatigue le hante, l’angoisse le mine. L’homme se jette sur son fauteuil, comme un animal blessé. Écrasé par son destin. Le Ver, appelons-le Vermine, histoire de se retrouver un peu dans le grand ballet des protagonistes, antagonistes et multigonistes de cette saga invraisemblable, Vermine, donc, féal dévoué de Michele le magnifique, n’est ni un voleur ni un malandrin. Rendons-lui cette justice. Vermine est ce qu’il est et rien de moins. Son surnom, car de nom véritable il ne saurait être question, même sous la torture, son surnom, il le doit à son action putrescente et insidieuse. Il fait partie de
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l’espèce qui gâte le fruit le plus sain, qui se love dans les viscères de l’honnête homme et fait suppurer l’ulcère dans l’estomac intègre. Vermine infeste les organismes les plus irréprochables. Qui peut se tar guer, d’ailleurs, d’être irréprochable ? La vie n’est-elle pas faite de compromissions ? Ainsi parle Vermine, celui qui met le doute dans les consciences. Et avec le doute vient le forfait. Inéluctablement. Avec des chiens savants de cette espèce, la Mafia contemporaine a reconstruit son image de marque. Vermine fait partie de la nouvelle génération, la recommandable, celle de l’horreur apprivoisée et respectable, celle des cartes visa international, des soirées Rotary et des dîners gastronomiques. Vermine n’est pas de ces petites frappes au regard torve, aux dents jaunies par le café et les mauvaises cigarettes, de ces mini-truands aux Lamborghini à crédit, comme il y en a tant et tant du côté du port. Ce n’est pas non plus un marlou au sourire éblouissant, ou encore un promoteur aux chèques en bois et au béton de pacotille. Vermine ne porte pas de revolver. Il détient par contre en bonne et due forme, calligraphiés, encadrés d’une baguette à l’or fin, tous ses diplômes de médecin anesthésiste et of ficie à ce titre à l’hôpital municipal de Palerme. À défaut d’être un homme,Vermine est un monsieur comme il faut. De temps à autre, comme tout notable, il doit rendre de menus services au satrape local, le terrifiant Michele Del Destino. Et son rôle, bien qu’épisodique, revêt alors
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une importance cruciale. Lorsque certains ennemis de Don Michele ont la mauvaise idée de tomber malades et prétendent recouvrer à l’hôpital public un semblant de santé, Vermine s’arrange pour réduire leurs hypothétiques prophylaxies à un triste et irrévocable néant. Il est celui qui sait abréger . Un homme de synthèse en quelque sorte. Doté d’un terrible esprit de concision. Et inutile de parjurer pour autant le serment d’Hippocrate. La machine bureaucratique est bien suffisante. Est-ce la faute de Vermine s’il y a eu une malheureuse erreur d’étiquetage dans les médicaments administrés ? De même, peut-il être tenu responsable du déplacement soudain de virus voyageurs autant que létaux dans les enceintes hospitalières ? Ah, Sainte Nosocomiale, que de forfaits se blanchissent en ton nom ! En véritable homme de science, Vermine se plie à la loi implacable des statistiques. Les chiffres sont là : l’hôpital le plus efficient de New York ne réussit pas à cent pour cent. Que pourrait bien espérer le modeste établissement de Palerme ? À quoi pense-t-on, hé ? Et puis, on y pense aussi à toutes ces pensions économisées, toutes ces retraites en moins sur la case fiscale des braves gens, et puis l’industrie du cercueil, et tout ça, personne ne perçoit-il donc tout l’intérêt collatéral, dirions-nous, de ces errements planifiés ? Jusqu’à présent, Vermine a toujours été un serviteur aussi discret que zélé. En contrepartie, il jouit d’une fort bonne réputation et, mieux que cela, d’un train de vie sans commune mesure avec celui d’un médicastre
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du Sud. Un banquier nordiste, parmi les plus lombardisants qui soient, s’en accommoderait volontiers. Une belle vie, oui, jusqu’à présent…
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Pour concevoir un instant dans son immense réalité l’inconfort exact de Vermine, il faut prendre conscience de ce qu’est Michele Del Destino, l’homme à qui l’on ne peut dire non. Croque-mitaine ? Escogriffe ? Scrofuleux ? Que nenni. Il n’est homme plus aimable, plus affable. Del Destino, un être raf finé, un beau parleur au sourire convaincant. Et intensément blanc. Des dents parfaites, solides, bombées, marmoréennes. Ne serait-ce, détail insignifiant aux yeux de ceux qui préfèrent ne pas détailler , ne serait-ce donc la bosse discrète qui déforme la poche interne de son veston, rien, rien ne laisse paraître le véritable visage de Del Destino. Comment deviner derrière cet homme élégant, le pape de l’une des organisations criminelles les plus actives qui soient ? Car Del Destino ne commande pas, il règne. Chaque premier jeudi du mois, en son fief fortifié du haut quartier résidentiel de Ciaculli, Del Destino reçoit le monde. Cérémonie sacrée à l’étiquette immuable. Le but est de pavaner et de recueillir l’image attendue du respect et de la gloire. À cet ef fet, parmi les chefs des plus puissantes familles, Del Destino passe, repasse, évolue en requin
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mangeur d’hommes. Affamé. Il traverse leurs bancs transis d’appréhension. Il est une bombe à retardement au minuteur détraqué. Sans bénéficier d’une stature imposante, il les domine tous de sa toute-folie, une forme de grandeur intense comme en connaissent peu de grands paranoïaques. Nul ne se mesure à lui ou n’entend le contrarier . Don Del Destino est. D’un geste agacé de la main, il fait donner la musique. Ainsi appelle-t-il tout ce qui peut surprendre et choquer les bons bourgeois de la capitale si peu culturelle d’une Sicile au cul bloqué. Un groupe de Noirs en smoking lumineux, un trio classique de lesbiennes parfumées ou encore un faux Sinatra comme l’Amérique en a tant et tant chiés. Qu’importe le gosier, pourvu qu’on ait l’ivresse du show, du plus grand show qui soit, du strass, des paillettes, des girls même, des girls… Devant les épouses légitimes ? Devant les enfants ? Cela se fait-il ? Come back to Sorrente… En anglais. Avec une voix roucouleuse qui démielle dans les aigus. Pff ! Les chefs de famille, les capi au regard dur, goûtent peu ce raffinement ostentatoire. Ils ont été élevés à l’ancienne. Trique et secret. Cachot. Politesse, cravate, costume sombre et cornes derrière le dos. Le Don ne s’amuse-t-il pas de leur gêne et de leur émoi ? Ne les pousse-t-il pas à la faute, en or ganisant des soirées somptueuses dans des salons de marbre, en les laissant se débattre au milieu de serviteurs en livrées et perruques poudrées, pétrifiés devant des assortiments de petites cuillers en argent, de pinces à crustacés, de couverts à
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escargots, de piques, de fourches et autres ustensiles de table précieux et baroques ? Voyons, si je veux manger un panini, lequel utiliser ? Il en est qui meurent de faim devant les tables longues longues, surchar gées de victuailles raffinées, de buffets « à la Française ». Surtout ne pas commettre l’impair propre aux rustres. « Mes amis, servez-vous ! » pavoise Del Destino, son regard aigu transperçant les murailles de convenances et de quant-à-soi. « On se régale ! » rétorque Provenzano, Alberto, le cousin de l’autre, ambassadeur plénipotentiaire en terre destinienne, un pilon de poulet à la main, un pâté en croûte dans l’autre. Lui seul a le pouvoir de défier le maître de maison. Du moins pour l’instant. Car le pouvoir est semblable à la beauté, il ne s’attache jamais longtemps à la même personne. Lorsqu’ils sont rassasiés, lorsque le Don estime suffisante leur provision d’amuse-gueules, vient le moment redouté de la visite. La villa en effet est comme la tapisserie de Pénélope, quotidiennement défaite et reconstituée. Toujours en chantier, toujours remise au goût du jour ou supposé tel. Del Destino comme tous les parvenus est atteint du syndrome Fortune, le magazine américain qui est la bible des super-riches. Il ne peut se retrouver à la traîne de ses co-milliardaires. Et sa villa doit refléter cette quête de l’absolu. D’où son aspect de work in progress, n’est-ce pas, digne de Joyce ou du facteur Cheval. Un facteur Cheval richissime et totalement dénué de sens esthétique. Mais à qui cela importe-t-il vraiment ? Del Destino aime à faire participer ses affidés, pingouins incultes et cervelles étroites, à l’invention d’une œuvre d’art
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totale. Il se soucie peu de leur sens critique. Les invités ne sont là que pour s’extasier et rendre compte de la puissance du maître. Aussi promène-t-il à sa suite, dans le dédale des couloirs et des faux-escaliers, au travers des salons, boudoirs, corridors et bibliothèques –all’Inglese ! –, des familles au visage fermé, sous la surveillance des gardes et des caméras. Tout est pris sous quatre angles, et les films scrupuleusement détaillés par le Don lui-même. Il guette sur les visages le moindre signe de désaffection. Désaffection signifie désalliance et donc danger à terme. La famille DOIT être unie, ou elle se séparera des membres inconsistants. Pour toujours. La suite traverse des salles immenses, et des stations prolongées devant des tableaux insensés donnent à ce parcours douloureux et plein d’embûches quelque sens de la Passion. Le parc, ses plantations exotiques, la nouvelle voiture, la piscine couverte, le sauna finlandais – Del Destino ne peut-il prendre des bains comme tout le monde ? –, tout cela est objet d’admiration. Les femmes participent, avec leur sens naturel du superlatif, les hommes durcissent la mâchoire. C’est beau, c’est beau, c’est beau. Sûrement, s’il fallait nommer le défaut majeur de Del Destino (mais qui serait assez fou pour cela ?), désignerait-on cet esprit m’as-tu-vu de Michele. Le Don, malgré ses grands airs et son éternel besoin de revanche, a-t-il fait le deuil de son enfance pauvre ? La rue qui descend vers le port, le deux-pièces puant et moisi d’ombre, les radasses et les putes, en nombre bien plus important que toutes les picasseries du monde entier ? Les goitreux et les séniles, les mendiants, les papuleux,
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les éléphantiasis, autre chose que des bleus de Sèvres, de quoi remplir des étagères sur des kilomètres, t’en veux, les gosses battus et la faim, la faim, à te ronger vivant, j’en ai, j’en ai plein… Qui, Del Destino, veut-il abuser aujourd’hui ? Cette question se murmure dans le secret des âmes, car personne ne veut lui demander de comptes. Deux chiffres illustrent sa puissance. Par lui transitent deux cent cinquante millions de dollars de stupéfiants et pour arriver à ce résultat Del Destino a fait assassiner cent quatre-vingt-trois hommes en 1980. Pas exactement un homme pour un million de dollars, mais qui aurait envie de lui proposer de réparer cette dissymétrie. Le sens esthétique a toujours un prix.Primum vivere, même mal, mais vivere ! Vermine, ce genre de service, tu l’as déjà rendu, ce n’est pas forcément agréable, mais tu t’y es fait. Mais là, là, ce n’est pas un petit escroc comme il y en a tant, non, et tu le sais, c’est une personnalité immense de l’immobilier, Giancarlo Del Monte himself, le roi des bidonvilles en béton et des réseaux d’assainissement invisibles. Quarante-quatre comptes en banque, dont plusieurs en Suisse. Un homme que sa déclaration d’impôts, calculée au plus juste par un aréopage d’experts financiers et d’avocats, classe en numéro trois des fortunes italiennes. Ce Crésus contemporain a été hospitalisé hier soir, suite à un accrochage entre sa Rolls blanche et un trente-huit tonnes de gravier sur un méchant chemin menant à un chantier. La Rolls a été éraflée et le Del
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Monte, obéissant à l’universelle loi de la pesanteur, a cogné du temporal droit dans une vitre latérale. Rien de bien sérieux et, eu égard à la capacité budgétaire du client, n’importe quelle clinique d’Europe ou d’Outre-Atlantique l’eut accueilli avec voracité. Mais la règle est la règle. En cas d’accident avec perte de conscience, Del Monte reste dans son île. Contrôle, contrôle, contrôle. L’entrepreneur se trouve donc à l’étage V.I.P. de l’hôpital, celui où l’on nettoie les sols tous les jours et où l’on change l’eau des vases. On y trouve même des infirmières sans moustache. Pour l’heure, Crésus Del Monte, insensible à ce luxe, somnole. On l’a préparé pour un électroencéphalogramme et ensuite il passe au bloc pour une petite opération de contrôle. Techniquement, transformer le sommeil artificiel de l’anesthésie en songes éternels n’a rien de bien sorcier. Mais cela créerait de sacrés remous chez les entrepreneurs, les députés et les autres grosses huiles de la région. Si l’on ne respecte plus le bâtiment, alors, plus rien ne va. Del Destino a-t-il envisagé sérieusement cet aspect du problème ou bien se laisse-t-il envahir une fois de plus par sa haine viscérale des frères Di Maggio ? En effet, à travers Del Monte, il vise la famille corléanaise ennemie, dont il veut briser le pilier financier. Les frères Di Maggio sont aussi gras, lymphatiques et vulgaires que le Don peut être sec, nerveux et perfectionniste. Aristote l’eut démontré avec logique : ces caractères sont contraires et la haine qui nourrit de tels bûchers provoque des flammes inextinguibles. Le pape a pris les deux porcs en horreur. Il les a excommuniés. Que ces Di Maggio
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