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Histoire Linguisti Archéolo Histoire Linguisti Archéolo

g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e Ethnologie Géographie A r c h é o l o g i e Ethnologie Géographie Humaine H i s Ethnologie Géographie Humaine H i s t o i r e L i n g u i s t i g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e Ethnologie Géographie A r c h é o l o g i e Ethnologie Géographie Humaine H i s Ethnologie Géographie Humaine H i s t o i r e L i n g u i s t i

Histoire Linguisti Archéolo Histoire Linguisti Archéolo

Humaine t o i r e que Humaine t o i r e que

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g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e Ethnologie Géographie A r c h é o l o g i e Ethnologie Géographie Humaine H i s Ethnologie Géographie Humaine H i s t o i r e L i n g u i s t i g u i s t i q u e A r c h é o l o g i e Ethnologie Géographie A r c h é o l o g i e Ethnologie Géographie Humaine H i s Ethnologie Géographie Humaine H i s t o i r e L i n g u i s t i

Humaine t o i r e que Humaine t o i r e que

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Le contrat politique avant le Contrat social: le cas de la Corse, approche comparative Francis Pomponi

Lin que gi e Lin que gi e

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J u i n

« Le maintien de l’ordre public et le bonheur des particuliers ». Rousseau et la Cité Bernard et Monique Cottret La Corse dans la correspondance de Rousseau Jean-Luc Guichet Témoignages et commentaires britanniques sur Rousseau, l’invitation de Buttafoco et le gouvernementde Paoli (1764-1768) Francis Beretti La réception du Projet de constitution pour la Corse Tanguy L’Aminot Rousseau, l’Isle de Corse et la question des relations externes Antoine Hatzenberger Comment Rousseau inventa la Corse

Yves Vargas

Le législateur piégé: la Corse, la Pologne et leurs fêtes

Paule-Monique Vernes

Le rousseauisme contre les révolutions de Corse

Rousseau,

Ange Rovere

la Corse et la Pologne

Corse, révolution, instruction: Rousseau ou Condorcet? Josiane Boulad-Ayoub Napoléon, la « grande nation » et les autres René Lacroix Un adolescent corse et Jean-Jacques Rousseau: Napoléon Bonaparte dans les années 1780 Antoine Casanova

COLLOQUE DE BASTIA, 5 ET 6 OCTOBRE 2007 15 €

ISBN

978-2-84698-274-0

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Lin que gi e Lin que gi e

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SOMMAIRE Présentation

ROUSSEAU

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ET LA

CORSE

Le contrat politique avant le Contrat social : le cas de la Corse, approche comparative Francis Pomponi

7

« Le maintien de l’ordre public et le bonheur des particuliers ». Rousseau et la Cité Bernard et Monique Cottret

39

La Corse dans la correspondance de Rousseau Jean-Luc Guichet

59

Témoignages et commentaires britanniques sur Rousseau, l’invitation de Buttafoco et le gouvernement de Paoli (1764-1768) Francis Beretti

LA CORSE

DE

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ROUSSEAU

La réception du Projet de constitution pour la Corse Tanguy L’Aminot

89

Rousseau, l’Isle de Corse et la question des relations externes Antoine Hatzenberger

111

Yves Vargas

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Comment Rousseau inventa la Corse Le législateur piégé : la Corse, la Pologne et leurs fêtes Paule-Monique Vernes

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LA CORSE

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APRÈS

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ROUSSEAU

Le rousseauisme contre les révolutions de Corse Ange Rovere

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Corse, révolution, instruction : Rousseau ou Condorcet ? Josiane Boulad-Ayoub

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Napoléon, la « grande nation » et les autres René Lacroix

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Antoine Casanova

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Un adolescent corse et Jean-Jacques Rousseau : Napoléon Bonaparte dans les années 1780


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ÉTUDES CORSES, N° 66 ALBIANA / ACSH JUIN 2008

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Présentation Ce volume de la revue Études corses est entièrement consacré aux actes du colloque international des 5 et 6 octobre 2007 dans le cadre des manifestations commémorant le bicentenaire de la mort de Pascal Paoli, organisé par l’Association des chercheurs, la fondation Gabriel-Peri, la revue La Pensée et le groupe « Rousseau » du CNRS. L’initiative était soutenue par la CTC, la ville de Bastia et le conseil général de la HauteCorse, maître d’œuvre des célébrations. Si la Corse est constamment présente, Paoli ne l’est pas autant que l’on aurait pu s’y attendre en de telles circonstances. C’est qu’il s’agit moins de célébrer l’homme que de le comprendre et, par conséquent, de comprendre les hommes et la pensée des Lumières, particulièrement le rousseauisme, et les situations de son temps, en Corse et en Pologne. Le Projet de constitution pour la Corse que Paoli a demandé à Rousseau apparaît ici comme œuvre emblématique et point focal de cette rencontre, de ces rencontres : celle virtuelle des deux hommes et celle riche de réflexion des intervenants du colloque. Il s’agit dès lors d’en saisir la place, le sens et la portée. Les quatre premières contributions permettent ainsi de situer Rousseau et sa réflexion politique sur la Corse dans le parcours personnel et intellectuel du philosophe mais aussi dans le contexte des idées et des pratiques politiques passées et contemporaines. Avec la contribution de Francis Pomponi, les enjeux du colloque sont mis en perspective dans l’histoire du contrat politique et de la tradition synallagmatique du pactisme puisant à la fois dans le droit romain et le droit féodal et s’exerçant en d’infinies nuances dans l’espace de la Méditerranée occidentale. En Corse, le pactisme qui lie Gênes et les Corses est certes remis en question au XVIIIe siècle par les « justificateurs » inspirés par le thomisme, mais la tradition reste profondément ancrée, comme en témoignent les


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Michel Casta

pratiques politiques sous le généralat de Paoli et jusqu’à la Révolution française. Bernard et Monique Cottret replacent l’évolution de la pensée de Rousseau et son intérêt pour la Corse dans le double parcours de son histoire personnelle, marqué par ses rapports complexes avec sa patrie de Genève, et de la géopolitique en Méditerranée où rivalisent l’Angleterre et la France. Les idées de Rousseau pour la Corse ne furent pas que « chimères », comme il est apparu pour certains, mais une réflexion qui fut à l’origine d’une correspondance nourrie dont JeanLuc Guichet analyse les apports en détail. Les perceptions britanniques de Rousseau et de Paoli étudiées par Francis Beretti permettent de comprendre comment les observateurs considèrent les affaires de Corse entre les projets de Rousseau et les réalités de la Corse de Paoli. Les textes politiques de Rousseau sont revisités par les quatre contributions suivantes. L’attention que l’on prête au Projet de constitution pour la Corse est incontestablement récent ainsi que le montre Tanguy L’Aminot qui décrit la lente émergence éditoriale et analyse les aléas de ce long inintérêt. De ce Projet, qui est plus qu’une ébauche de constitution, Antoine Hatzenberger fait une lecture mettant en évidence une véritable conception rousseauiste des relations internationales, une manière de penser à la fois le jeu des puissances et de définir le peuple et la nation en vue de créer un nouvel État. Cependant, comme l’analyse en détail Yves Vargas, les fondements sur lesquels Rousseau envisage de construire cet État restent, conformément à la pensée du philosophe, attachés à l’idée d’une société égalitaire de paysans dont la Corse serait le prototype idéal. Paule-Monique Vernes s’interroge enfin sur les difficultés que Rousseau perçoit dans l’expression de la volonté générale, question majeure du Contrat social, et du rôle du Législateur, selon qu’il s’agit d’un petit ou d’un grand État, de la Corse ou de la Pologne. Les traces laissées non par le passage de Rousseau en personne, puisqu’il renonça à venir dans l’île, mais par ses écrits sont loin d’être négligeables, sans être fidèles à leur auteur pour autant. Tout est objet d’interprétation et, comme le montre en détail Ange Rovere, Mathieu Buttafoco, d’abord thuriféraire de Rousseau, n’en retient que ce qui le sert, non pas simplement au nom de ses ambitions politiques, mais aussi


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Présentation

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en raison de sa conception aristocratique du pouvoir. Il serait d’ailleurs vain de chercher la moindre application d’un projet inachevé et resté longtemps méconnu. L’œuvre de Rousseau a cependant contribué plus globalement, en Corse comme ailleurs, à former de nouvelles générations politiques, à susciter des débats, tel celui présenté par Josiane Boulad-Ayoub sur l’éducation où s’affrontent les conceptions de Rousseau et de Condorcet. Pour ce qui concerne le projet politique pour la Corse, Napoléon Bonaparte a abandonné l’idée rousseauiste et paoliste d’en faire un État en l’intégrant dans la « Grande nation » évoquée par René Lacroix. Cependant, la formation intellectuelle du futur empereur est, ainsi que l’analyse finement Antoine Casanova, imprégnée des lectures du philosophe et de la culture des Lumières. L’ensemble de ces contributions nous mène donc à la croisée d’une Corse entrant dans l’Europe des Lumières et d’un Rousseau qui fit de la Corse un modèle possible de son projet social. Paoli bien sûr, Buttafuco, Bonaparte aussi, et d’autres encore furent les médiateurs de premier plan de cette nouvelle culture politique. Michel Casta


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FRANCIS POMPONI

Le contrat politique avant le Contrat social : le cas de la Corse, approche comparative

O

n a pu dire à propos du Contrat social de Rousseau que la thématique à laquelle s’attacha le philosophe n’était pas nouvelle1 : pour preuve, la place qu’occupe la question du contrat, disons politique d’une manière générale, dans l’histoire des idées et des faits sociaux2 pour des périodes bien antérieures. Mais, avant Rousseau, il s’agit surtout – et c’est de cela qu’on a beaucoup traité – d’un contrat binaire, celui du rapport entre gouvernants et gouvernés, entre maîtres, princes ou souverains d’un côté, et sujets de l’autre, cas de figure qui s’apparente au « contrat de soumission » tel que l’avait déjà défini Pufendorf. La réflexion sur l’évolution des institutions politiques en France et en Angleterre fait une large place à l’idée de contrat lorsqu’il s’agit de marquer les limites du pouvoir monarchique. Pour

1. Notre démarche est inspirée par les travaux de Jean-Philippe Genet (Genèse de l’État moderne : culture et société politique en Angleterre à la fin du Moyen Âge, PUF, 2003) et par l’initiative de Foronda d’un projet d’enquête sur le contrat politique dans l’Occident médiéval (XIIIe-XVe siècles), thématique qui peut être prolongée et appliquée à l’époque moderne, ici aux rapports entre Gênes et la Corse. Également, comme source d’inspiration, le thème des transferts culturels in Modelli nella storia del pensiero politico, Saggi a cura di V. I Comparato, Florence, Olschki, 1989. 2. Nous négligerons l’angle d’approche de la question plus proprement philosophique qui, partant de Platon, passe par Hobbes, Grotius et Locke avant Rousseau, ligne de pensée où la question du contrat social est mise avant tout en rapport avec le concept d’état de nature. La question débattue ici n’est pas celle du « passage » de l’état de nature à l’état de société.


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l’Angleterre, à différents moments de son histoire et dans l’historiographie, s’est posé et se pose la question des fondements de la monarchie qui renvoie à la Grande Charte et aux origines du Parlement, donc au caractère contractuel du régime. Dans le cas de la France, c’est bien évidemment la question des lois fondamentales, de la constitution non écrite et de la nature de la souveraineté qui se pose très tôt. Jean Bodin qui, dans la République, a donné un socle au concept même de souveraineté une et indivisible, a établi la différence entre absolutisme et despotisme pour dire que si les sujets devaient obéissance au monarque, celui-ci devait les protéger et avait des devoirs envers eux. Bodin marqua ainsi avec force le caractère synallagmatique du contrat politique. En France encore, dans le cadre des questionnements provoqués par le protestantisme, dans le contexte des guerres de religion où s’inscrit la pensée de Bodin, la nature contractuelle du pouvoir royal est au centre de la doctrine des monarchomaques qui ont réactivé la théorie du tyrannicide déjà formulée au Moyen Âge par Thomas d’Aquin et nous y retrouvons en bonne place l’idée d’un roi qui ne peut pas faire n’importe quoi avec ses sujets, qui doit respecter le contrat passé avec eux, faute de quoi les manquements à la règle ouvrent sur une sorte de droit à la résistance. Alors que la conception rousseauiste du contrat social sera au cœur de la réflexion politique lors de la Révolution, le constitutionnalisme s’imposera par la suite comme forme idéale de l’équilibre des pouvoirs entre le monarque et ses sujets. Restons-en à cette réflexion préalable pour bien marquer que le champ de la question du contrat politique avant le Contrat social est très large et notre intention n’est pas de passer en revue ici les différents cas de figure. Bien que les cloisons ne soient pas étanches et qu’ait pu s’opérer une constante circulation des idées entre divers lieux et dans des contextes différents, il convient de resserrer l’analyse et de la porter sur un terrain historique – et pas seulement théorique – pour comprendre comment s’est posé le problème dans tel ou tel pays et, pour ce qui nous retient ici, examiner le cas de la Corse.


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Le contrat politique avant le Contrat social

1. QUEL

PACTISME POUR LA

CORSE AU TEMPS

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GÊNES ?

Tout, ou du moins l’essentiel, a été dit à propos des Révolutions de Corse du XVIIIe sur la prégnance de la scolastique et du thomisme comme fondements de la pensée politique du moment. Le message des différentes « justifications » de l’époque – et pas seulement de la Giustificazione de l’abbé Salvini – était clair : les Corses étaient en droit de se révolter si, comme l’avait établi saint Thomas, le prince outrepassait ses pouvoirs et devenait tyran ; dans ce cas, ce que nous appelons « le contrat politique », celui qui unissait la Corse à Gênes, pouvait être rompu et les sujets étaient en droit de lui résister. Nous retrouvons là la logique de la théorie du tyrannicide et la notion de « guerre juste » liée à l’éventualité d’une rupture de contrat3. On (contemporains et historiens) a été moins sensible aux fondements historico-juridiques du contrat initial qui liait les Corses à la République de Gênes et c’est sur ce terrain que nous nous placerons. Le

3. Sur la prégnance de la pensée thomiste auprès des théologiens de Corse, Ettori Fernand, « Le congrès des théologiens d’Orezza », Études corses, n° 1, 1973 ; Idem, « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la révolte des Corses et la théorie de la souveraineté » actes du colloque Images du peuple au XVIIIe siècle, Centre aixois d’Étude et de Recherche sur le XVIIIe siècle, Aix-enProvence, 1969, A. Colin, 1973. Remarquons pourtant qu’il serait abusif d’en rester exclusivement au thomisme, dans la mesure où les référents à l’Antiquité, à l’école de Salamanque et au droit naturel nouveau de Grotius ainsi qu’à d’autres sources comme le Télémaque de Fénelon allaient au-delà de la position initiale de « l’angélique docteur ». En fait, les justificateurs de l’époque, dans leur exercice de rhétorique scolastique, ont fait « flèche de tout bois » et se sont réclamés de lignes de pensée différentes. Il est curieux que les spécialistes de la question aient rarement mis l’accent sur le fait qu’ils s’inscrivaient directement dans la continuité des monarchomaques du temps des guerres de religion qui avaient réactivé le thème du tyrannicide ; cf. Turchetti Mario, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, PUF, 2001. Il faut faire une place importante aussi à la source d’inspiration de l’Ancien Testament qui permit de parler de guerre sainte dès lors que Dieu soutenait l’action des insurgés ; c’est ce qu’ont déclaré très tôt les théologiens (cf. Balisoni). On ne peut pas dire par ailleurs que les théologiens d’Orezza étaient à contre-courant d’une évolution qui serait allée dans le sens de l’absolutisme monarchique, dans la mesure où, dès la fin du XVIIe siècle, cet absolutisme était remis en question par différents courants de pensée, y compris sur des bases théologiques, dont celui du protestant Jurieu (successeur des monarchomaques et pourfendeur de la théorie de pouvoir divin de Bossuet). Défions-nous de l’excès de voir dans l’expérience corse des aspects systématiquement novateurs ayant valeur d’exemples, au point de faire oublier l’insertion de ces phénomènes dans une continuité. Nous reviendrons sur l’idée qu’on comprend mieux la révolte des Corses et l’expérience de Paoli en regardant en arrière plutôt qu’en en faisant un « précédent annonciateur » !


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référent historique n’est pas absent dans le discours des justificateurs, mais il reste sommaire, schématique, pour ne pas dire déformé quant aux origines et au contenu de la première « convention » passée entre Gênes et les Corses en 1359. L’analyse des aménagements successifs des termes du contrat est également chaotique et on se contente de considérations générales et souvent intemporelles. Il y a à cela plusieurs raisons dont deux essentielles : le poids de la pensée religieuse qui prime sur la démarche historique – laquelle est surtout utilisée pour illustrer le mal governo de Gênes et justifier le tyrannicide4 – et le fait que les justificateurs, au moment où ils défiaient le pouvoir génois, avaient un certain mal à admettre que la souveraineté de la République procédait d’une situation où les Corses avaient eux-mêmes demandé et accepté de se placer sous la tutelle de la Sérénissime et qu’ils étaient directement à l’origine de ce contrat de soumission qualifié juridiquement du terme de deditio. Dans le Disinganno de l’abbé Natali l’épisode n’est guère explicite encore que le terme de « convention » figure. Les choses sont plus nettes dans la Giustificazione où le passage du chroniqueur Filippini5 rapportant ce moment historique où les Corses se sont

4. Les « justificateurs » ont relevé un certain nombre de points forts, systématiquement repris tout au long du siècle, plus ou moins bien étayés historiquement, concernant ce mal governo et les abus de pouvoir de Gênes : celle-ci est rendue responsable de la lourdeur des impôts, du non-développement économique du pays, de la suppression de la noblesse corse, de la fermeture des emplois aux « nationaux », de l’extension de la vendetta en raison d’une mauvaise justice, des prévarications de l’administration… Là nos auteurs procèdent comme Jurieu l’avait fait dans ses Soupirs de la France esclave, alternant entre arguments théologiques et « preuves » historiques pour les relier entre eux, en particulier sur le thème du tyrannicide justificateur de la « résistance à l’oppression », concept anciennement établi qui ne date pas de la révolte des Corses, pas plus que l’idée non encore formulée telle quelle, ni érigée en principe, de « droit des peuples à disposer d’euxmêmes ». Le propre même du procédé suppose évidemment une instrumentalisation de l’histoire qui brouille les réalités du passé et tend à déformer le contenu initial de la deditio et son devenir. 5. L’histoire de Filippini dans son édition de Tournon de 1594 était un ouvrage de référence que les élites corses connaissaient bien et auquel les justificateurs se réfèrent régulièrement au point d’agacer leur contradicteur principal, l’évêque génois M. Giustiniani qui déclarait : « Filippini écrivit de façon grossière en langue vulgaire l’histoire de sa Patrie. […] de fait [cette œuvre] est remplie de nombreux anachronismes, fables, fariboles et inepties si mal présentés et exprimés qu’on ne peut rien lire de pire ; voilà dans quels cloaques l’auteur de la Giustificazione est allé pêcher les rares notices historiques qu’il égrène sur les mérites de sa Patrie et de la conduite des Génois ».


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« donnés » à Gênes figure intégralement – et on y retrouve la terminologie d’une Corse non pas sujette mais convenzionata. Toutefois, l’épisode est comme noyé par d’autres considérations qui relèvent de la théorie générale des abus de pouvoir et du tyrannicide, ce qui tend à obscurcir le cas de figure auquel se rattache la Corse en termes de contrat. C’est pourtant bien de là, de ce moment historique, qu’il faut partir et, pour cela, il convient, non pas de regarder du côté de la France ou de l’Angleterre (et encore moins des États-Unis !) pour comprendre dans quel contexte juridico-historique le fait est intégré. Prenons en revanche en considération l’aire italo-ibérique dans laquelle le phénomène est éclos, aire marquée par l’influence conjointe du droit romain6 et du droit féodal7 qui sont à l’origine de la pratique de la deditio et du pactisme (pattismo), version espagnole essentiellement, auquel se rattache le cas de figure de la Corse8. C’est à cet acte d’union, en Corse comme en d’autres lieux, mais dans la même aire culturelle, que l’on se réfère en parlant de convention et plus couramment de capitoli conclus entre un souverain « extérieur » (il est important de le souligner 9) et un corps social constitué, un peuple ou, du moins, une entité humaine bien individualisée. On sait comment la monarchie aragonaise (puis espagnole après l’union avec la Castille) a établi son pouvoir hégémonique sur divers peuples, pays ou royaumes auxquels elle s’est ainsi liée par contrat (patto) : au roi la souveraineté et au peuple contractant, au « corps national », des droits, privilèges (fueros), libertés, statuts et autres garanties dont, en premier lieu, une

6. Les historiens de l’Antiquité ayant eu à traiter de la conquête romaine, concordent pour rapporter comment les peuples soumis entraient en contact avec leurs vainqueurs par l’intermédiaire d’ambassadeurs chargés de conclure avec eux des pactes de deditio (ainsi pour le Latium au temps de Tarquin l’Ancien, in Tite Live, Histoire romaine, I, 37, ou sous l’Empire pour les populations cantabriques d’Espagne soumises par Auguste). 7. Suivant le principe de la société féodale concernant le contrat vassalique sur la base de l’échange synallagmatique entre obéissance et protection. 8. Couplage courant des expressions de pattismo et de popolo convenzionato. 9. Ce qui est nullement le cas du « contractualisme français », pas plus que du modèle anglo-saxon (anglais ou américain) où souverain et sujets appartiennent à la même entité : la rupture de contrat n’y a pas la même signification.


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représentation sous la forme de cortes ou corti 10. Le système fut appliqué aux peuples de la péninsule ibérique11 puis à ceux des îles méditerranéennes, Baléares, Sicile et Sardaigne, au gré de la progression de l’impérialisme aragonais et de l’organisation des nouveaux royaumes (regni) sur la base pactiste du contrat de soumission.

2. AU

DÉBUT ÉTAIT LE PACTE

Ce qui est bien établi pour l’Espagne et l’extension que celle-ci en a faite en Italie, d’abord dans les îles puis dans la péninsule (pensons à Naples et au Milanais), se retrouve intégré et appliqué (mimétisme ou origine culturelle commune, il est difficile de faire la part entre les deux) dans des États ou cités-États de la péninsule qui étaient en situation dominante comme le Piémont et la Sérénissime république de Gênes par rapport à des zones de dépendance, ici respectivement la Sardaigne et la Corse. Rappelons le cas de figure emblématique de la deditio du comté de Nice (disons des communautés du pays niçois) au roi de Piémont, pacte contemporain – et très proche quant au contenu – des capitoli conclus entre Gênes et la Corse en 135912 : les communautés du pays niçois divisées et menacées par la pression féodale ont recours à Amédée VII de Savoie, dit le comte Rouge, et font acte de soumission pour en obtenir la protection. Suivant les termes de la deditio des insulaires qui est l’objet de notre analyse, nous constatons qu’à l’issue de troubles et de révoltes antiféodales, les Corses du Deçà-des-monts – ce qui deviendra la terra del commune – au milieu du XIVe siècle, plus précisément en 1358, contractent un accord avec la Sérénissime République de Gênes qui est déjà intervenue militairement en Corse et qui s’est imposée sur le terrain, accord

10. Processus qui se concrétise par exemple dès le XIIIe siècle pour la cité de Valence (futur royaume) soumise par l’Aragon et liée à celui-ci par un accord passé avec le patriciat urbain : Jacques Ier d’Aragon, en échange d’un donativo, s’engageait à respecter les fueros et il demanda que ses successeurs respectent la représentation locale des trois ordres réunis en corti dotés d’un certain pouvoir législatif. 11. Catalogne, Valence, Grenade, Majorque… 12. 1388, La dédition de Nice à la Savoie, actes du colloque international de Nice, septembre 1988.


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suivant lequel les Corses représentés par une délégation dont faisait partie le fameux Sambucuccio d’Alando, s’engagent à devenir ses sujets et à lui payer la taille en échange d’une protection13. C’est la base du contrat initial, de la convention-mère, aux clauses réduites à leur plus simple expression, mais qui s’enrichira et se modifiera ultérieurement avec notamment la nouvelle convention passée cette fois entre les Corses de la terra del commune et la Banque de Saint-Georges en 145314. Surviendront par la suite, mais toujours sur les mêmes bases synallagmatiques, de nouvelles conventions, capitoli ou statuti, comme celles passées avec le duc de Milan, et plusieurs révisions de contenu (comme en 149615 ou en 1564 à l’issue de la guerre dite des Français) dans le détail desquelles nous n’entrerons pas ici16. Qu’il suffise de prendre conscience qu’au-delà de l’acte fondateur de 1358, le pacte, les capitoli, les conventions ou regolamenti 13. Texte de la chronique : « Après avoir fait cette révolte contre tous les seigneurs de Corse et fait l’union du peuple, ils tinrent entre eux parlement et conseil de ce qu’ils avaient à faire pour donner forme au bon gouvernement et qu’il fût durable (tennero fra loro parlamento e consiglio di quel che aveanno di fare per dar forma al buon governo e che fusse durabile…) et il fut conclu d’envoyer quatre ambassadeurs à Gênes pour traiter avec le doge et son conseil qu’ils leur donnent un gouverneur pour gouverner la Corse ; et cette révolte fut de la nativité du seigneur 1358. Et ces ambassadeurs allèrent à Gênes au nom et par mandat de tout le peuple de Corse comme ses mandataires et ils se donnèrent aux Génois et à leur république, Commune et Seigneurie (e questi ambasciadri andorno a Genova a trattare con il Duscie e so concilio e da parte per commessione di tutto il popolo di Corsica come suoi procuratori e si diedero a Genovesi e sua republica e commune e signoria). » 14. En 1453, les Corses du Deçà-des-Monts réunis en consulte procédèrent à l’élection de douze ambasciadori qui se rendirent à Gênes et qui, en liaison avec les protettori de Saint Georges, composero e riformarono gli statuti (entendons aussi bien les capitoli, « le contrat ») « i quali ancor oggi si osservono ». Pour l’ensemble des institutions et tractations entre Gênes et la Corse au Bas Moyen Âge, l’ouvrage de référence est la thèse de Franzini Antoine, La Corse au XVe siècle. Politique et société, 1433-1483, éd. Piazzola, Ajaccio, 2005. 15. Cf. Bornate Carlo, « I benefici effetti di un buon governo nella Corsica », Archivio Storico di Corsica, 1938, n° 2, sur le temps de Milan (p. 206) : « Nelle primavera di 1496 i Protettori, a richiesta del governatore e dei dodici popolari, avevano correto e riordinato e aggiornato i capitoli di Corsica ». À propos de cette révision des statuts (capitoli riformati), il est précisé que la version rédigée en 1498 par le notaire Raggio fut laissée au gouverneur comme texte de référence pour son administration et qu’un exemplaire fut envoyé au lieutenant du Delà-des-Monts, mais les Corses du Delà obtinrent du gouverneur de mandater des députés à Gênes en vue d’obtenir leurs propres capitoli. 16. Pour faire court, parlons de capitoli remontant à la convention initiale, plusieurs fois remaniés notamment lors du passage de la Corse à la Banque de Saint-Georges et se retrouvant, au lendemain de la guerre dite de Sampiero au XVIe siècle, dans les statuti civili e criminali di Corsica publiés en 1571.


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ont eu un contenu évolutif, tout en restant dans ligne du contrat de soumission. En Corse, comme en Sardaigne, le système s’est complexifié par l’octroi de divers statuts ou règlements particuliers concernant les villes ou encore les communautés rurales (statuti campestri) 17. Tenonsnous en au lien politique à proprement parler, conforme à la pratique du contractualisme, établi entre la Sérénissime République de Gênes et ce qui deviendra le Regno di Corsica.

3. LE

CONTENU POLITICO-INSTITUTIONNEL DU PACTISME Dans le cas des « royaumes » soumis à l’Aragon, la représentation des sujets, condition essentielle du pacte, prit la forme des cortes dans la péninsule ibérique et des parlements dans le cas de la Sardaigne et de la Sicile. C’est en 1474 par exemple qu’a été instituée en Sicile la deputazione del Regno sur modèle de la deputazione catalana. Elle fut chargée de la répartition de l’impôt et érigée même en gardienne des lois (legum custodes), garante des « capitulations » et privilèges du Regno et de leur observation par le souverain. En Sardaigne c’est au temps de Pietro IV d’Aragon en 1340 que l’île reçoit un gouverneur et aussitôt y sont convoqués les trois bracci de la population (noblesse, clergé et villes) ; en 1355, se tient le premier parlement suivant le modèle des cortes d’Aragon. Dès cette époque il est question de costituzioni pour désigner les droits et privilèges des sujets18. La force du pattismo et l’importance des privilèges garantis par le parlement local étaient tels que le « pacte politique » survécut aux changements de souveraineté, le passage de la Sardaigne de l’Espagne au Piémont en 1720 se faisant sur la base du respect du système

17. Les statuts particuliers des seigneuries génoises du Cap Corse puis ceux des différents présides de l’île relèvent de la même pratique pactiste et ils consacraient des règlements, privilèges et consuetudini contractés entre les intéressés et le pouvoir central. On rappellera le soin apporté par ces différentes entités à se faire reconnaître leurs privilèges à chaque période de crise, comme ce fut le cas au lendemain de la guerre des Français et de Sampiero Corso au XVIe siècle. 18. C’est une situation qu’aurait pu connaître la Corse également inféodée à l’Aragon par Boniface VIII, mais on sait qu’à la différence de la Sardaigne, cette inféodation n’y fut pas effective et Gênes préserva sa prééminence sur l’île en dépit de difficultés, de contestations et de remises en question temporaires. Sur ces questions cf. Koenigsberger H.G., « Parlamenti e istituzioni rapresentative negli antichi stati italiani », in Storia d’Italia, Annali, I : Dal feudalismo


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en vigueur19. Nous pouvons évoquer aussi l’application du pattismo par les ducs de Bourgogne, puis par les souverains espagnols et/ou autrichiens suivant les époques, en Bourgogne et dans les Pays-Bas : il était de même nature et on sait combien les populations de ces pays demeurèrent toujours attachées au respect de leur « constitution » primitive garantie par leurs « états », instance analogue aux bracci ou stamenti de Sardaigne et de Sicile. Dans le cas de la Corse, l’esprit du contrat initial passé avec la Sérénissime n’était pas différent, mais la concrétisation n’a pas atteint le même degré ni revêtu une forme politico-institutionnelle aussi accomplie que celle d’un parlement, façon sarde ou sicilienne. Il y eut bien au départ une représentation, celle des ambassadeurs qui passèrent la convention en 1358 et dont nous retrouvons les homologues au siècle suivant (1453) mais, dans les deux cas, leur action n’a été que ponctuelle et n’a pas débouché sur la création d’un parlement20. Pourtant, antérieurement à la première convention passée avec Gênes, existait en Corse, notamment dans la future terra del commune, la pratique d’assemblées populaires informelles qui réunissaient à divers moments et en divers lieux des populations locales, à l’échelle de plusieurs pièves, pour débattre de leurs affaires communes (afin de décider de la guerre, d’élire leurs chefs, tour à tour comtes, vicaires ou généraux, ou plus simplement pour régler des questions de pacage). Il en est régulièrement fait état dans la chronique. Ces assemblées déjà appelées « diètes » ou « consultes » ou parlamenti ont survécu après 1359, mais ont été captées, réglées et institutionnalisées par al capitalismo, Torino, 1978. Pour la Sardaigne, voir les costituzioni generali vere e proprie leggi, expression de la volonté royale et de l’accord des intéressés in Acta curiarum regni sardiniae, il parlamento di Pietro IV d’Aragona, 1355, publiés par Consiglio regionale della Sardegna, a cura di Giuseppe Meloni. La « carta di Logu » qui recensait les privilèges de la Sardaigne datant de l’époque des giudicati y figurait ; on n’en a pas l’équivalent pour la Corse. 19. Cf. déclaration de Victor-Amédée II en novembre 1720 : « Ces maximes sont de se conformer entièrement à ce que les Espagnols pratiquaient […] sans les altérer ni innover, parce que par ce moyen, ces peuples s’apercevant que l’on se conforme aux usages passés, s’accoutumeront facilement à notre domination », in Dispacci di corte, a cura di Loddo Canepa, Roma, 1934. 20. À relever toutefois la mention et l’existence d’un consiglio auprès du gouverneur (attesté dès les années 1360) forme première de la commission des Nobles 12 et 6. Sur le consilium insule Corsice d’époque médiévale, pour le XVe siècle, cf. Franzini A., op. cit., p. 469.


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Gênes21. On sait combien elles retrouveront de leur spontanéité initiale lors de la révolte du XVIIIe siècle ! Progressivement s’imposa la pratique de l’élection de procurateurs des différentes communautés du Deçà-desmonts réunis en consulta ou veduta (cette terminologie s’imposera institutionnellement) à Biguglia, et plus tard à Bastia, pour désigner leurs représentants auprès du gouverneur. Cette représentation réduite prit la forme des Nobles 12 choisis au sein de la classe des caporali, avant que l’éligibilité ne s’étende aux popolani, seules élites locales « représentatives » reconnues par le pouvoir génois en l’absence d’une noblesse de type baronaggio sicilien ou sarde dont les membres étaient d’origine espagnole22. Au XVIe, vers 1580, fut entériné l’usage de la désignation de Nobles 6, représentants des populations du Delà-des-Monts23. Il appartint à cet organe (Nobles 12 et Nobles 6), sorte de « parlement croupion » de la Corse, de seconder le gouverneur, d’assumer certaines missions que celui-ci voulait bien leur confier (maintien de l’ordre et arbitrage) et surtout de faire part des « doléances » des populations dont elles étaient l’émanation. Aucune imposition nouvelle ne devait être établie sans leur consentement24. La comparaison avec les institutions « représentatives » 21. Cf. passim dans la chronique de Giovanni della Grossa et dans l’œuvre de Pietro Cirneo, Encore en 1468, durant l’intermède milanais, il est question d’une dieta popolare qui se tint en Casinca où on procéda à l’élection du second Sambucuccio d’Alando comme vicario et où on décida de l’envoi d’une délégation à Galeazzo Sforza pour lui demander de nouveaux statuti. Et, lors du mouvement populaire de 1470, une nouvelle diète ou assemblea popolare (Pietro Cirneo) procéda à l’élection de Giudicello di Gaio comme vicario del popolo : rassemblements populaires, élections de « chefs » d’appellations variables, désignations de délégués mandatés auprès du pouvoir central pour négocier un accord (capitoli, regolamenti, statuti…), le système est bien rodé et se fixera sous le gouvernement de l’Office de Saint-Georges. 22. C’est là une différence fondamentale entre la Corse génoise d’un côté et la Sicile ou la Sardaigne aragonaise de l’autre : dans un cas, la « populaire » Gênes ne s’est pas imposée en faisant appel à une noblesse conquérante et elle n’a eu de cesse de rabaisser puis d’éliminer la noblesse locale ; dans l’autre cas, ce sont les barons venus d’Espagne qui se taillèrent des fiefs dans ces îles et qui devinrent les piliers de la représentation locale au sein de parlements. Consciente et souffrant de ce nivellement, on sait combien l’élite corse « justificatrice » du XVIIIe, qu’il s’agisse de Natali dans le Disinganno ou de Salvini dans la Giustificazione, déplorait le rabaissement de la noblesse insulaire et l’insuffisance de la représentation des Corses auprès de Gênes. 23. Cf. plus haut sur les velléités précoces des populations du Delà-des-Monts d’avoir leurs propres représentants. 24. Au XVIe siècle, pendant et au lendemain des guerres des Français et de Sampiero Corso, il est régulièrement question de cette instance des Nobles 12 qui intervient dans la réglementation de


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de Sicile ou de Sardaigne révèle pourtant combien la Corse a été mal lotie par Gênes dans le système pactiste : pas de parlement véritable avec représentation des différents ordres dans les stamenti (états), encore moins de représentation permanente des communautés ou des villes en tant que telles et, sur le plan judiciaire, absence de real udienza propre à faire une place aux élites locales25. Le canevas d’ensemble était pourtant le même et le gouverneur génois représentant le pouvoir souverain en Corse était l’équivalent des vice-rois dans le système espagnol. Les Corses eurent néanmoins une représentation ponctuelle à Gênes même, sous la forme de l’orateur26 dont on retrouve l’équivalent à Madrid pour les Sardes et les Siciliens, de même que le Magistato di Corsica, organe central s’occupant à Gênes des affaires de Corse, s’apparente au Conseil d’Italie qui s’occupait des affaires de Sicile et de Sardaigne, avant l’individualisation d’un Conseil de Sardaigne siégeant à Turin. Nous avons affaire au même registre institutionnel découlant du principe pactiste. Au-delà de la représentation, fait également partie du pattismo, la censure ou sindicato, entendons le contrôle de la gestion de l’administration souveraine accordé aux populations ou du moins l’association des Corses à son exercice. Au temps des Compere di san Giorgio à la fin du XVe siècle existaient déjà, au titre des privilèges et libertés locales pourraitla paix en 1560 notamment, se présentant comme l’organe défenseur des intérêts des populations et examinant de près les conditions fiscales de la paix, clauses soumises à leur accord ; cf. Emmanuelli René, Gênes et l’Espagne durant la guerre de Corse (1559-1569), 1964, p. 71. 25. Il est vrai que tous les regni dépendant de la couronne espagnole n’eurent pas les mêmes dotations en matière d’autogoverno. Le royaume de Maiorque soumis à l’Aragon dans la deuxième moitié du XIVe siècle fait figure de regno de second ordre qui n’a jamais eu de corti ni de représentants au conseil d’Aragon mais, en revanche, il eut une real udienza qui remplaça la curia governativa, stade auquel en est resté la Corse. En Sardaigne au XVIIIe siècle, au temps de la domination piémontaise, l’élite locale se battra pour avoir une représentation et un pouvoir important au sein de la real udienza de Cagliari qui, du point de vue institutionnel, est proche du parlement version française alors que le parlamento sarde ou sicilien s’apparente plus aux états généraux ou provinciaux, si on veut comparer avec la France d’Ancien Régime. 26. Par ce biais les Corses, comme les Sardes, pouvaient faire parvenir leurs doléances en haut lieu surtout en période de crise, comme ce fut le cas lors des guerres du temps de Sampiero Corso au XVIe siècle ou encore au lendemain de la révolte de 1730 avec les fameuses doléances présentées au gouverneur Girolamo Veneroso. Souvent des représentants ou ambassadeurs élus par les communautés se rendaient directement à Gênes pour porter des doléances. Dans le cas des Sardes, les doléances les plus célèbres, également présentées en situation de crise, sont celles dites les « cinque domande » portées à Turin en 1793, au lendemain de l’expédition de Sardaigne.


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on dire, des sindicatori dont deux Génois envoyés par l’Office et six Corses qui exerçaient ce pouvoir de contrôle, y compris sur le gouverneur, et qui faisaient enregistrer leurs observations par notaire public avant de les porter à la connaissance des Protettori à Gênes. Cela se retrouve sous des formes quelque peu différentes en Sardaigne et en Sicile : la pratique de la visita, visite d’un représentant de Madrid venu « inspecter » les uffiziali, était une manifestation de censure à l’égard des représentants du pouvoir central, mais ici, le visitatore faisant fonction de sindicatore était un agent indépendant de l’ambiente local et il tenait ses pouvoirs du roi. La fonction était détournée de sa finalité initiale et faillissait à sa mission d’équilibre entre le pouvoir du souverain et les garanties données aux sujets dès lors qu’elle fut mise au service du pouvoir central. C’est ainsi qu’au temps de la guerre de Trente Ans, la monarchie espagnole aura recours à des visitatori pour vaincre les résistances locales à la contribution de l’effort de guerre. En Corse, avec le temps, l’atteinte à l’esprit du pattismo initial aboutira la disparition de la représentation locale au sein de la structure du sindicato.

4. L’IMPÔT Plus importante et significative est la question de l’impôt qui est au cœur du système pactiste, pas seulement, il est vrai, dans ce que nous avons appelé le pactisme à l’espagnole, car ce fut d’une manière générale, dans d’autres formes de contractualisme, un fondement essentiel dans le processus de la genèse de l’État et des rapports entre souverain et sujets27. Pour nous en tenir à l’horizon culturel ibérico-italien, rappelons que l’impôt direct de la taille dans le cas de la Corse, comme le donativo en Sardaigne, était la marque de sujétion, le signe d’allégeance par excellence, et les intéressés devaient s’en acquitter régulièrement. Mais il n’allait pas sans la contrepartie de la protection accordée par le souverain et son caractère contractuel s’exprimait dans le principe qu’on ne pouvait y toucher – entendons qu’il ne pouvait être augmenté ou complété par de nouvelles taxes – qu’avec le consentement des sujets. On sait l’émotion soulevée auprès de divers « parlements » de Sardaigne et de Sicile ou des 27. Genet J.-Ph., op. cit.


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cortes de la péninsule ibérique par la question de « l’union des armes » au XVIIe siècle marquée par l’augmentation arbitraire des impôts à l’initiative d’Olivares28. Cela faillit remettre en question au temps de Masaniello les liens qui unissaient la Sicile à l’Espagne29. En Corse, les choses ont rarement été dites explicitement dans des textes normatifs et elles n’ont pas fait l’objet, comme en Sicile ou en Sardaigne de délibérations régulières, faute de parlement en bonne et due forme30, mais il en a été de même et on peut en juger d’après les propos des justificateurs de la révolution du XVIIIe et la place occupée par la question des aggiunti di taglia ou encore par l’abus intolérable représenté par la prorogation de la taxe des due seini instituée en compensation de la perte de la patente consécutive à la suppression du port d’armes : Gênes avait pris l’engagement qu’elle serait provisoire et voilà qu’elle tendait à se pérenniser31 ! L’abus de ponction fiscale, l’impôt non consenti comme cause de la remise en question du contrat, cela se retrouve certes en d’autres temps et sous d’autres cieux – nous avons dit que le champ de la question du pacte politique était très large –, mais la référence au moment de l’union des armes, dans le cas espagnol lors de la guerre de Trente Ans, nous semble mieux éclairer le cas de la Corse qu’un rapprochement avec l’épisode des insurgents américains et l’épisode du tea party ! En l’occurrence l’argumentation des justificateurs corses, au lieu de faire figure de précédent « annonçant » la révolution américaine32, s’insère dans une continuité de la problématique récurrente du respect des clauses du pattismo. 28. On a montré abondamment dans le cas de l’Espagne comment la montée en puissance de l’État moderne alla de pair avec la fragilisation des particularismes et donc du pactisme. Déjà au XVIe siècle dans le même contexte pactiste mais dans les pays du Nord, en Bourgogne puis dans les Pays-Bas espagnols où les sujets des différentes provinces liées à la couronne étaient très attachés à leurs privilèges et comme on le disait déjà à leur « constitution », ces peuples réagirent sous Charles Quint et plus encore sous Philippe II à la poussée de centralisme monarchique marquée par des atteintes à leurs particularismes et par une forte pression fiscale. Il s’ensuivit une rupture de pacte et une révolte qui aboutit à la naissance de la république des Provinces-Unies. 29. Sur Masaniello, cf. plus loin. 30. Le principe a été surtout réaffirmé en période de crise ; cf. plus haut à propos des Nobles 12 au XVIe siècle. 31. Sur ce thème de la fiscalité abusive, cf. Pomponi F., « Aux origines de la révolte anti-génoise : émeutes populaires en Corse en 1730 », Annales du Midi, 1972. 32. Ce n’est là qu’un des aspects pervers de l’analogisme historique qui prévaut chez les thuriféraires de Pascal Paoli qui voient en lui le « précurseur » de beaucoup de grands principes (souve-


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