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ien Extrême mérid

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ue les choses soient claires, je peux me permettre, moi, de dire du mal de mon pays, mais moi seul. »

Cet ouvrage est paru en langue corse en 2007 sous le titre Stremu miridianu, et a reçu le prix des lecteurs de Corse 2008.

15 €

ALBIANA

ALBIANA

Couverture Val Biancarelli

Marc Biancarelli

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MARC BIANCARELLI

e m ê Ex tr ien d i r é m NOUVELLES

ALBIANA


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Extrême Méridien

Aller Je suis parti à six heures et demie de Porto-Vecchio. Ces réunions à Ajaccio, elles me cassent les couilles, elles servent à rien, mais ça doit être important de mobiliser tous les profs de Corse-du-Sud pour qu’ils se réunissent dans la cité préfectorale, c’est bien de rappeler où siège le pouvoir, même si l’objectif de réunions de ce genre est pour le moins flou. D’ailleurs, une fois sorti de l’IUFM, je ne me rappellerai plus l’objectif pédagogique mais, monter à Ajaccio, ça ne me gêne pas, je le reconnais – à part qu’il faut partir à l’aube et se taper trois heures de route. Ça ne me gêne pas parce que j’ai toujours une bonne adresse où aller tirer mon coup – je regarde avant dans les petites annonces hebdomadaires, j’appelle, ça coûte pas si cher, et les nanas vous font un travail impeccable, à domicile. Si je peux y rester une nuit, je baise une pute que j’ai appelée et je rentre le lendemain matin. Ça me fait oublier les palabres inutiles des réunions et, en plus, je gagne une demi-journée de mon temps de travail. Oui, je suis paresseux et j’aime baiser, mais sinon, je suis un type rangé, et je respecte même une certaine forme de morale. S’il fait beau, je passe par la montagne, on met plus ou moins aussi longtemps, et puis on conduit tranquillement, 9


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et comme ça, je m’évite le bordel de la nationale, avec les camping-cars qu’il faut doubler ou les cinglés qui vous déboulent à fond la caisse, en pleine gauche, à la sortie d’un virage. Et puis par la montagne, même si ce n’est pas vraiment le cas, le temps me paraît moins long. Il faut dire que jusqu’à Aullène, j’ai l’impression d’être chez moi, je connais la route par cœur, j’y pense même pas. Je mets la musique à fond et je roule, ce sont des moments utiles, des moments d’introspection qui nourrissent même une certaine créativité. La plupart des livres que j’ai écrits, ils me sont venus en voiture. Mais en hiver, je ne me risque certainement pas à traverser la montagne. Le verglas, le brouillard, la neige même, très peu pour moi, alors je fais comme tout le monde et je passe par le bord de mer, même si ça ne me plaît pas. Quand on part de Porto-Vecchio, la route est belle jusqu’à l’Urtolu, le passage de Roccapina, c’est vraiment une merveille, vous pouvez me croire. Souvent, les touristes qui regardent le décor en sont tout chavirés et puis après, c’est dans le ravin, tout en bas, qu’ils chavirent. Il y en a quelquesuns qui ont fait le grand saut. D’abord ils ont dit « Oh ! C’est beau !*1 » et puis ils ont oublié qu’ils étaient en train de conduire. Une seconde plus tard, ils quittaient la route et descendaient dans l’abîme, je ne sais pas combien de dizaines de mètres il peut bien y avoir quand on tombe dans le vide là-bas, à certains endroits, peut-être plus de deux cents mètres… Ça fait qu’on les retrouve en morceaux. Ça, c’est pas un truc qui m’arrivera, je roule doucement, le vide me fout la trouille, et par-dessus le marché, je me tape du décor comme de l’an quarante. Et puis j’ai vraiment la trouille. Une fois, en faisant le tour du Cap Corse, j’ai laissé le volant à la gonzesse qui m’accompagnait. J’avais les 1. Toutes les expressions en italiques suivies de l’astérisque sont en français dans le texte. 10


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genoux qui tremblaient, je perdais mon self-control, une vraie fillette, ça devait être vers Canari, ou dans ce coin-là. Donc, ce jour-là, j’étais convoqué à une réunion à Ajaccio, et c’était l’hiver, alors j’ai pris la nationale. Je ne vais pas reparler de Roccapina, d’ailleurs, il ne s’y est rien passé. Rien non plus jusqu’à Sartène même si, arrivé à Sartène, j’ai pensé, comme toujours, que c’était un endroit de merde. J’y ai jamais vu le soleil, à Sartène, et, en plus, je considère que la plupart des Sartenais sont des abrutis. Comme ceux de Propriano et d’Olmeto. Je tiens pour acquis le fait que dans ces bleds, le soleil n’a jamais montré le bout de son nez, et à cause de ça, les cerveaux se sont congelés à l’ombre des montagnes sévères qui leur servent de frontière. Je vous dirai qu’après Olmeto, c’est pire. Une fois, je me suis arrêté pisser à Casalabriva, de nuit. « Plutôt crever » j’ai pensé, et depuis je ne m’y arrête plus, je pisse avant ou après, mais là-bas, je ne m’arrête plus. Allez, c’est pas vrai, je plaisante ! Je sais qu’il y a des gens bien le long de cette route, j’ai même des amis un peu partout. Mais vous avez vu comme ça fait mal, d’un coup, quand on se fout de votre gueule pour une simple histoire d’appartenance, une origine, une couleur de peau… Après Sartène, un peu avant d’arriver à Propriano, il y a une longue ligne droite. À un moment, il y a un embranchement pour monter en direction de Sainte-Lucie de Tallano et de l’Alta Rocca – des endroits comme il faut. Moi, j’arrivais donc de Sartène, sans me presser, comme je fais toujours. À peu près à cent mètres, j’ai vu l’ombre d’un type en mobylette qui venait vers moi, et il y avait aussi une voiture qui le suivait. Le type s’est déporté à gauche pour tourner vers Sainte-Lucie, la voiture a fait la même chose pour le doubler. De loin, comme ça, je ne peux pas dire si le type a fait un geste avec le bras pour prévenir, je n’ai pas vu non plus le clignotant de la voiture s’allumer, mais peutêtre qu’ils l’ont mis, qu’est-ce que j’en sais… 11


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Ce dont je me souviens – et j’étais toujours assez loin – c’est que la voiture a heurté la mobylette. J’ai vu, en plusieurs séquences, comme dans un film au ralenti, le type qui s’envolait, propulsé par le choc, et la mobylette qui s’envolait aussi de son côté, et la voiture qui pilait, qui glissait sur le goudron et qui s’arrêtait dans une fumée bizarre. Le type était assez haut, bien au-dessus du toit de la voiture, je dirais deux mètres et demi, peut-être trois mètres. Et puis, après ce vol surnaturel, je l’ai vu retomber, ce n’était qu’une ombre, je l’ai vu retomber comme une pierre, il n’a pas rebondi, il est resté immobile sur le sol. Il ne bougeait plus du tout. Dans ma tête, j’ai pensé tout de suite que je venais de voir un homme se faire tuer. Je suis arrivé à la hauteur de l’accident, je roulais doucement et je cherchais à contenir l’émotion qui commençait à m’envahir, ne serait-ce que pour ne pas écraser ce qui restait du type par terre. Je sais, parce que je l’ai vécu à Furiani, qu’il ne faut pas se laisser submerger par l’émotion en face d’une tragédie, il faut réfléchir froidement, se dire que le sang, ce n’est rien, qu’on voit des morts tous les jours. J’en ai vu plusieurs, et même un qui avait pris une balle dans la tête, avec la moitié de la cervelle répandue sur le goudron, et le type parlait quand même avant de mourir, il parlait et il disait n’importe quoi, « baaabaabaaba… » et puis il est mort. À Furiani, j’ai été incapable d’aider les blessés, tellement j’étais ému. Après j’ai traîné ma culpabilité pendant je ne sais combien de temps. C’est fini, je ne veux plus ressentir cette culpabilité-là, maintenant le sang ne me fait plus rien, pas même sa puanteur, je reste de marbre devant le sang des autres… J’ai bien garé ma voiture pour que personne ne vienne l’emboutir et je suis descendu. En marchant doucement, je me suis approché du corps étendu, sans courir, en cherchant à rester le plus calme possible, les gens de la voiture étaient 12


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sortis eux aussi et ils paniquaient complètement. Je me disais que ce n’était pas le moment de perdre la tête comme eux, et pour la première fois, j’ai remarqué que je les entendais. Jusqu’à maintenant, il n’y avait eu qu’une suite d’images, sans aucun son, une espèce de film muet avec une voiture qui heurte un type au loin, une espèce d’ombre qui ne hurle pas et qui retombe par terre comme une pierre et qui meurt en silence. « C’est pas possible ! Mon Dieu ! Oh quelle histoire » j’entendais. Celle qui criait le plus, c’était la femme, je veux dire la mère, parce qu’il y avait une autre femme, plus jeune, peut-être avec son fiancé, qui essayait de composer un numéro et qui semblait ne pas y arriver, et il y avait aussi un autre homme, plus vieux, le père, j’ai pensé, ou le beau-père, je m’en tapais. Lui, il était toujours à la portière côté conducteur, « bien joué » j’ai pensé en le regardant, il était blanc comme un linceul et moi, j’essayais quand même de faire fonctionner mon cerveau différemment. Penser à la morale, là, ça ne sert à rien, je ne suis pas un tribunal, moi, je suis un témoin glacé. J’ai laissé la petite famille à ses jurons, à ses tremblements, et je me suis approché du mort. C’était un Arabe, assez vieux. Je me l’étais dit depuis le début, d’ailleurs, que c’était un Arabe. L’ombre d’un Arabe sur sa mobylette, nous, on la reconnaît bien, même de loin, et puis ce sont les seuls, les Arabes, qui roulent encore en mobylette. J’ai pensé à un travailleur agricole, ou à un vieil ouvrier qui partait au travail. Maintenant, il était là, la tête en sang, ses chaussures s’étaient envolées et on voyait ses vieilles chaussettes toutes reprisées. Il portait ce costume usé, sans couleur, que portent tous les ouvriers comme lui, tous les Arabes de son âge qui viennent ici se faire exploiter par un entrepreneur. La mobylette était dans le fossé, pliée en deux, le coup avait été bien violent, rien à dire, c’était un bel accident comme ceux qu’on voit à la télé, ou qu’on lit dans les journaux. Au fond de moi-même, 13


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c’est étrange, mais j’avais l’impression de lire déjà l’article du lendemain dans le torchon qui sert de journal, ici, la Pravda à notre sauce, chacun comprendra de quoi je parle. Enfin, moi, dans ma tête, je lisais déjà l’article : « Accident mortel sur la route de Propriano ! Un Arabe renversé par une famille sans histoires… Un professeur héroïque, convoqué à une réunion à la con à Ajaccio, n’a rien pu faire, malgré son sangfroid au moment des premiers secours… » Depuis Furiani, je sais aussi que les idées les plus connes passent par l’esprit des gens quand arrivent les malheurs les plus épouvantables. La tribune était tombée juste derrière moi, la rangée au-dessus de la mienne. J’ai sué, vous pouvez me croire, ce jour-là, j’ai vraiment pensé que ma dernière heure était venue. J’ai vu ce raz-de-marée dément qui venait sur moi, je ne comprenais pas ce qui se passait, j’ai pensé à un mouvement de foule, au Heysel, à Hillsborough. J’ai cru que j’allais être étouffé par les gens terrorisés ou me faire tabasser à mort par des hooligans. Mais aussitôt j’ai vu les rangées qui s’écroulaient. Derrière moi, il y a eu un bruit monstrueux, et un grand vide, j’avais juste tourné la tête, je ne me suis pas enfui de mon siège, j’étais pétrifié sur place, je le reconnais et je n’en suis pas fier. Mais j’ai donc vu ce vide, d’un coup, et un type qui courait en l’air. Je jure que c’est ce que j’ai vu, il y avait un type qui tombait et qui remuait ses jambes, comme s’il courait, comme s’il cherchait à fuir dans le vide. J’ai vu cette image démente. Et je ne me rappelle plus, par contre, si le type est tombé comme l’Arabe, je me rappelle seulement comme il courait, et comme ses mouvements idiots inspiraient le désespoir absolu. Après, moi, je m’étais recroquevillé, j’attendais que mon morceau de tribune tombe à son tour, mais il n’est jamais tombé. Alors, je suis descendu un peu plus bas, et les gens descendaient aussi parce qu’ils avaient peur de tomber dans le vide, et ils étaient épouvantés. Et c’est là que j’ai vu Zimako. « Tiens, Zimako ! » j’ai pensé. Zimako, c’est un Kanak qui avait joué au Sporting dans le temps, un bon foot14


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balleur qui m’avait fait rêver quand j’étais enfant, parce que j’étais dingue de foot et obnubilé par Bastia – ça m’est passé ! Enfin, la tribune venait de tomber, j’étais toujours en sueur, avec la peur qui me nouait la gorge, et Zimako était devant moi, les yeux hors de la tête, certainement aussi épouvanté que moi, et moi, je le reconnaissais, là, à un mètre, j’aurais pu le toucher… Depuis, je sais à quoi l’on pense pendant les plus abominables catastrophes. Je me suis penché sur l’Arabe. Il portait le masque de la mort. Il était étendu là, le dos contre la route, son visage était en sang. Je lui ai touché le bras, et puis j’ai pris son pouls. Mais je ne sentais rien, sauf qu’il était encore chaud. Les deux plus vieux passagers de la voiture s’étaient approchés, l’homme et la femme, ils semblaient attendre de moi que je leur apporte la parole de Dieu. Moi, je ne savais pas trop quoi dire. Alors j’ai dit d’appeler les secours, ou un truc comme ça, et là, les paupières de l’Arabe se sont mises à remuer un petit peu. « Monsieur ! Monsieur ! Vous m’entendez ? » Il a ouvert les yeux, comme s’il se réveillait, comme s’il sortait d’un cauchemar, et je me souviens qu’il a d’abord regardé le ciel et après, il m’a vu. Il a commencé à vouloir se redresser, mais il avait mal partout, alors je l’ai forcé à rester allongé. Il essayait de se toucher la tête, il comprenait qu’il avait morflé de ce côté-là. J’ai demandé à une des femmes de la voiture, la mère, d’aller chercher un coussin, ou une veste pour caler la tête du blessé. Elle y est allée et elle est revenue. On lui a mis une couverture sous la nuque pour que sa tête ne s’appuie pas sur le goudron et elle, elle lui répétait sans cesse : « Tu n’as pas vu qu’on te doublait ? Pourquoi tu n’as pas regardé avant de tourner ? » J’ai vu dans les yeux de l’Arabe qu’il se mettait déjà dans la position du coupable. C’était lui qui était allongé par terre, mais il était coupable, de quoi, il ne savait même pas, mais il était, bien entendu, le coupable, 15


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c’était quelque chose de parfaitement logique. En plus, il était ridicule, dans son costume usé, son bonnet était toujours sur sa tête, mais ses chaussures avaient volé dans le maquis, il avait une paire de chaussettes trouées. Moi, je lui parlais, pour qu’il se maintienne en vie, je le rassurais, ce n’est rien, je lui disais, vous allez vous en sortir, les secours vont arriver. Et puis j’ai parlé aux passagers de la voiture, je leur ai dit d’appeler les pompiers, une ambulance, ils l’avaient fait, avec leurs portables, j’ai dit qu’il fallait appeler aussi les gendarmes, pour le constat, il fallait le faire. Ils étaient livides, d’après moi, ils n’étaient pas si sûrs que ça que l’Arabe était l’unique responsable, lui, quand il a entendu « gendarmes », s’est redressé sur son cul. « Ça va mieux… Je m’en vais… Où est mon fils ?… La mobylette ?… Je peux marcher… » J’ai pensé tout de suite qu’il n’avait pas de papiers en règle, mais il était quand même bien amoché. « Ne bougez pas… restez là… les secours arrivent… » Il faisait des efforts pour se relever. Il retrouvait un peu d’énergie, les gendarmes, à ce qu’on aurait dit, il ne voulait pas en entendre parler. En forçant comme un fou, et aussi avec notre aide, il s’est mis debout. Une ambulance des pompiers est arrivée. À toute vitesse, elle s’est garée n’importe comment sur le bas-côté, comme si ça avait été la voiture de Starsky et Hutch. Deux tondus en sont descendus et le plus grand, une bête qui avait dû s’échapper d’une grotte des montagnes, avec des bras comme des bûches, s’est approché de l’Arabe. « Où tu comptes aller !? lui a-t-il dit presque en aboyant. Hein, oh… oh, machin, où tu comptes aller ? » Normalement, si j’avais été plus jeune, et si le pompier n’avait pas été aussi monstrueux, le coup de tête serait parti instantanément, mais d’après moi, j’ai vieilli, et puis je ne m’y attendais pas, à voir les secours se transformer ainsi en 16


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agresseurs, dans un contexte pareil, avec ce type en sang qui tenait à peine sur ses jambes. Ça se voyait bien, pourtant, qu’il était en sang, ça se voyait aussi qu’il était Arabe, bien entendu. Je me suis contenté de regarder le connard de travers, avec un regard d’acier qui en disait long, d’après moi, il a compris, il a changé de ton. Enfin, je veux dire qu’il ne s’est plus adressé directement à l’Arabe, il a demandé aux gens de la voiture si c’étaient eux qui étaient rentrés dans la mobylette, il a cherché à savoir s’il n’y avait pas d’autres blessés. J’ai dit non, il n’y a que cet hommelà, personne ne m’a répondu, les deux pompiers ont pris le vieux et l’ont chargé comme un sac de patates dans l’ambulance, il ne voulait pas mais ils l’ont bien tenu, en deux temps trois mouvements, c’était fait, l’ambulance l’a avalé comme un batracien répugnant avalerait une mouche, et la voiture de Starsky et Hutch est repartie très vie, la sirène hurlant comme pour fêter le rapt. On est restés là, moi et ceux de la voiture. Ils ne me parlaient même pas, ils ne savaient pas quoi faire, on aurait dit qu’ils ne voulaient pas s’attarder. Ils évitaient mon regard, et sans au revoir ni merde, ils se sont approchés de leur voiture et ils sont montés dedans. Je suis resté, un peu sous le coup de l’enlèvement du blessé, un peu pour voir si les gendarmes arrivaient, j’étais là, les mains dans les poches, j’avais allumé une cigarette, et je regardais ces abrutis dans leur voiture, qui évitaient de croiser mon regard et qui semblaient attendre que retentisse un coup de feu pour leur donner l’ordre de foutre le camp d’ici. Les gendarmes, ils ne les ont pas appelés, bien sûr, je me suis dit. Et puis ils ont démarré, tranquille, et ils sont partis. Le conducteur, le plus vieux – le père – m’a fait un geste de la main sans me regarder. J’ai hoché la tête, comme pour dire, c’est bon, va, tu t’en sors bien. J’ai repris ma voiture et je suis parti à mon tour. Ça se bousculait dans ma tête. Je me disais que peut-être le vieux 17


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était mort dans l’ambulance, je voyais déjà les deux pompiers qui balançaient son corps dans une décharge. Je me suis rappelé quand il avait demandé après son fils. Et puis je revoyais cette famille de connards, la vieille qui lui reprochait de ne pas avoir regardé avant de tourner, leurs gueules de merde quand ils repartaient, le salut coupable que le père m’avait fait de la main. J’entendais encore la voix de ce porc, à tu et à toi avec l’Arabe, normal, et il l’insultait presque de s’être fait renverser. J’ai senti une certitude s’installer en moimême : si le vieux crevait, personne ne le saurait jamais. Je me suis arrêté à Petreto, à la gendarmerie, j’ai sonné un quart d’heure avant de voir arriver un militaire abruti. « C’est pourquoi ?* » Pour témoigner, connard, vous dites toujours qu’on collabore jamais, et le jour ou quelqu’un te dit quelque chose tu le fais attendre un quart d’heure, et après on a l’impression de t’emmerder. J’ai forcé le con à prendre mon témoignage. Je lui ai tout raconté, jusqu’à l’attitude insupportable des pompiers, j’ai donné le numéro d’immatriculation de la famille de lâches. J’ai dit que s’ils trouvaient un vieil Arabe mort balancé d’une voiture, ils n’avaient qu’à m’appeler pour identifier le corps. Il a tout consigné dans un cahier, et puis il m’a expliqué Dieu sait quoi, que normalement il ne se passerait rien, que le type s’en était certainement sorti, que les pompiers étaient des gens bien, qu’il était inutile d’envoyer une voiture sur le lieu de l’accident, ou d’appeler qui que ce soit, et il m’a félicité pour mon sens civique. « Va te faire enculer ! » j’ai murmuré en corse, en lui tournant le dos pour m’en aller, « Bonne journée à vous aussi !* » il m’a répondu, allez savoir pourquoi. Je suis arrivé en retard à la réunion d’Ajaccio – comme toujours, d’ailleurs – mais, pour une fois, j’avais une excuse. Après, j’ai dormi une heure et demie, le pourquoi de l’affaire, ce qui s’est dit, c’est pas la peine de me le demander. En sortant du rectorat, il n’était pas trop tard pour appeler 18


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le numéro que je connais, en général, il faut appeler le matin pour l’après-midi. Avant qu’elle discute le prix, j’ai proposé 150 euros pour deux heures, j’ai expliqué que j’avais vraiment besoin de me vider la tête, que je voulais un massage complet, relax, tranquille, sans histoires, et puis après une baise d’enfer pour me défouler, elle a été d’accord. Je lui ai dit aussi de laisser le doberman dans la salle de bains, parce que la fois d’avant ce chien de merde m’avait trop foutu la trouille, il m’aurait presque fait débander. Pour le chien aussi, elle a été d’accord. Alors l’après-midi, j’y suis allé et je me suis remis du côté de la vie. Après avoir tiré mon coup, j’ai retrouvé deux copains de bringue sur le cours, et on a attaqué un apéritif costaud. Ce sont deux anciens professeurs de Porto-Vecchio qui ne supportaient plus l’Extrême-Sud, et qui ont demandé leur mutation à Ajaccio. Dans le temps, avec ces deux-là, on a battu le pavé, nous étions de jeunes professeurs, vingt-cinq ans, on avait commis l’erreur de nous confier des élèves de LEP, de celles qui passent le bac pro, elles avaient dix-huit, vingt ans, on les baisait, on faisait même des concours. Je me serais bien marié avec l’une d’elles, mais elle n’était pas sérieuse, un type du milieu l’a mise enceinte, alors je l’ai laissée filer. Après l’apéritif, déjà un peu allumés, on est allés manger au restaurant, je me souviens qu’il y avait des pâtes au crabe, on s’est gavés comme des porcs, deux bouteilles de vin y sont passées, et d’ailleurs, c’est de ça qu’on a parlé, de vin, on était d’accord pour dire que le vin corse était de mieux en mieux, que maintenant, on pouvait regarder les autres sans rougir, j’ai quand même soutenu qu’il fallait encore faire un effort pour se hisser à la hauteur des bordeaux, on s’est un peu disputés, Toussaint m’a dit que je faisais le complexe du colonisé, Pierre était plus ou moins d’accord avec moi, mais lui, les bourgogne lui plaisaient aussi, et puis après, déjà bourrés, on a parlé de vin américain, et même australien mais, au 19


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final, nous sommes convenus qu’il était possible d’admettre que les vins français étaient les meilleurs, et qu’on peut vomir le peuple français tout en reconnaissant la qualité de son vin. Et là, on était tous d’accord.

Retour En sortant du restaurant, mes amis voulaient qu’on aille se finir dans un bar à pute. La mode était aux pays de l’Est, à ce qu’on disait, mais je me sentais un peu crevé, ou plutôt il ne me restait qu’un tout petit peu d’énergie, juste le nécessaire pour faire la route jusqu’à Porto-Vecchio. À dire vrai, j’aime faire cette route la nuit, on rencontre moins de timbrés, les dingues qui se prennent pour des pilotes de rallye se font plus rares la nuit, et puis je travaillais le lendemain, alors je me suis dit, non, le peu d’énergie qui me reste, je l’utilise pour rentrer chez moi. Et puis, en plus, j’ai regardé dans mes poches et il devait me rester un billet de cinq euros. Fauché comme j’étais, je risquais pas de me faire sucer au caboulot. J’ai bien pensé à retirer de l’argent, mais je n’étais même pas sûr que ma carte bleue marcherait encore, dans un éclair de lucidité j’ai imaginé le distributeur qui m’avalait la carte, alors je me suis convaincu qu’il valait mieux être raisonnable. J’ai embrassé Toussaint et Pierre et je les ai laissés continuer leur bringue. Toussaint, qui prétend avoir des dons de voyance, a quand même essayé de me retenir. « Allez ! Tu vas partir à l’heure qu’il est ? Je suis pas tranquille. Tu es sûr que tu veux pas dormir chez moi ? J’ai la place… – Arrête un peu ! On va se bourrer la gueule jusqu’à quatre heures du matin et je me la sens pas, et en plus, je suis fauché, non, j’y vais, je te jure, ça va aller. » Et j’ai récupéré ma voiture je ne sais plus où et je suis parti. 20


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Je ne sais pas pour vous mais moi, quand je me retrouve face à moi-même au volant, la nuit, je dessoule plus ou moins. Il y a un court temps d’adaptation au cours duquel tout peut se jouer, je risque même d’écrabouiller quelqu’un, mais après, je régule ma vitesse et je réussis toujours à rentrer à la maison. Un ami que j’emmenais à Ghisonaccia pour une cuite monstrueuse m’a même confirmé que je conduis mieux quand je suis bourré, et pour moi, ça ne fait aucun doute. Ça, c’était les cinq phrases qui passeront à la censure des législateurs qui s’occupent de répression routière. S’ils sont tous comme le con de gendarme de Petreto, ils peuvent directement utiliser ce livre pour se torcher le cul, avec mes compliments. Me voilà donc parti d’Ajaccio et je m’engouffre dans la nuit sombre pour rentrer chez moi. Pour me tenir compagnie, j’ai mis un peu de musique, après avoir cherché en vain un programme à la radio, déjà parce que les fréquences n’étaient pas les mêmes qu’à Porto-Vecchio et, en plus, à chaque fois que je tombais sur quelque chose de valable, il y avait une radio ritale de merde qui s’empressait de le parasiter, avec leurs animateurs abrutis qui parlent à fond la caisse comme s’ils avaient un fil électrique enfoncé dans le trou du cul. En désespoir de cause, j’ai regardé ce qu’il me restait comme CD pas trop déglingués et je me suis passé un vieux disque corse. Je ne suis pas trop amateur de musique corse, je le reconnais, surtout la musique issue de notre pseudo-révolution des trente dernières années. Je me demande comment on a fait pour produire tant de merdes qui ont réussi à franchir la critique sans une égratignure. Il y a pas longtemps, un groupe corse de rock, des types que je connais, a sorti un disque qui change vraiment des habituels bêlements des groupes traditionnels. Pour l’entendre, je me suis remis à écouter – pour un temps – les stations de radio régionale. Mais leurs chansons, en fait, ne passent 21


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quasiment jamais, et en attendant, j’étais obligé de me farcir tous les malades en manque de plastiquage, i Muntagnoli Accaniti, i Fiddoli di Sampieru, i Brigadisti Allucitati2 ou je ne sais quelle autre merde du même style. Il y avait même un groupe qui chantait une chanson sur Vincintellu, un Cinarcais des alentours de 1400 que les Génois avaient passé au coupe-cigare, sérieux ! Et puis vous les entendiez braire et pleurnicher, tous ces nœuds chantants, et puis appeler à la vendetta, et mêler dans une cacophonie insupportable les sonorités sud-américaines et les polyphonies pour chèvres, dans un mélange douteux de révolution andine et de fantasmes émancipateurs insulaires ! J’ai arrêté d’écouter la radio corse et je suis revenu à NRJ, ou RTL 2, ou même Nostalgie, il y a toujours quelque chose à prendre pour se laver le cerveau et oublier pendant une demi-seconde que nous vivons dans une réserve indienne. Enfin sont arrivés, timidement, les groupes de rock. Un con m’a d’ailleurs dit, une fois, que pour lui les mots rock et corse n’allaient pas ensemble. Je lui ai demandé de m’expliquer si rock et français, ça marchait mieux. Pour moi, non. S’il y a bien un peuple qui a insulté le rock, c’est quand même bien les Français, avec leur petite musique idiote et leurs paroles débiles, de Capdevielle à Téléphone, en passant par les Noir Désir ou Louise Attaque d’aujourd’hui que, personnellement, je balancerais aux ordures. Rien ne me fout plus en rogne que ces rockers qui se prennent pour des Anglais et qui traînent leur accent parisien de merde, ou lyonnais, ou chti, et qui avancent sans humilité, avec un melon gros comme ça, sûrs et certains d’avoir marqué l’histoire de la musique, alors que je parie que personne, en Angleterre ou aux États-Unis, n’a jamais entendu parler de leur daube. Le 2. Respectivement Les Montagnards enragés, Les Enfants de Sampiero et Les Brigadistes hallucinés. 22


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rock qui pue le camembert, laissons tomber… Un jour que je faisais écouter le disque de mes amis dans une ruelle, j’ai aussi entendu la remarque d’un imbécile de Gaulois : « Woohè ch’comprends po ski disent !!! » C’est sûr, abruti, que tu dois mieux comprendre l’anglais, tu dois être l’encyclopédie d’Oxford à toi tout seul, espèce d’âne bâté ! Enfin tout ça pour dire que, si je supporte mal certains braiements de chez nous, ce ne peut être en aucun cas à cause d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis de ceux qui bavaient déjà de satisfaction en entendant parler de réserve indienne. Que les choses soient claires, je peux me permettre, moi, de dire du mal de mon pays, mais moi seul. Enfin, j’arrête là cette digression sur la musique pour revenir à mon récit, où j’expliquais que j’avais mis un vieux disque corse pour me tenir compagnie, parce qu’à l’époque, le groupe de rock dont je parlais n’existait pas encore et, en passant par-dessus la parenthèse du Riacquistu, j’écoutais les chanteurs de mon enfance qui, d’après moi, assuraient comme il faut. Alors j’écoutais Charles Rocchi, et je roulais dans la nuit, un peu après Grossetto, si je me rappelle bien, transporté par la nostalgie et à moitié assommé par ma beuverie du restaurant d’Ajaccio. Dans une ligne droite, au milieu de la route, j’ai vu dans les phares cette femme qui me faisait des signes avec le bras pour que je m’arrête. J’ai tout de suite compris qu’il y avait encore un problème. Encore un accident de voiture, je me suis dit. Il faisait nuit noire mais, au loin, il y avait deux ou trois maisons avec les lumières allumées. Une fois la voiture arrêtée, je suis descendu, et la femme venait sur moi, elle semblait complètement effarée. D’un coup, comme si elle réalisait ma présence, elle s’est mise à crier, mais d’un cri d’animal blessé, elle râlait comme une bête à l’agonie. Alors j’ai remarqué qu’elle était en sang, elle était toute tachée de sang, sur le tee-shirt, sur le panta23


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lon. Elle tenait difficilement debout, moi, j’essayais de voir où était la voiture accidentée, mais je ne voyais pas. « Qu’est-ce qu’il y a, Madame ? Qu’est-ce qui vous est arrivé ? – Aaahh… » J’ai essayé de la calmer mais, franchement, je n’étais pas tranquille moi-même, seul dans ce désert à une heure du matin, avec cette déglinguée qui criait on ne savait pourquoi. La situation n’était pas très normale, je me suis mis à craindre un piège. Il y a longtemps, quand j’étais petit, on nous parlait de la dame blanche, des esprits, des cris en pleine nuit, il me semblait vivre un truc de ce genre, comme une espèce de révélation de l’Au-delà. Je ne suis guère superstitieux mais là, avec cette folle en sang qui criait dans le noir, il me semblait sentir comme un avant-goût de la mort. Alors la folle a lâché : « Les enfants ! Ils sont morts ! Ils sont tous morts !! » Mon sang s’est glacé. « Mais qu’est-ce que vous racontez ? » La thèse de la dame blanche se confirmait pour de bon, l’impression d’être pris dans la nasse des esprits. « Mais oui ! Regarde !! Les enfants… ils sont morts !!! » Elle me montrait le fossé, moi, je n’y voyais rien, c’était le noir complet. Je sais qu’il y a des choses au sujet des esprits et des enfants morts, ils leur sucent le sang, ils vous offrent un bras d’enfant, comme ça, et puis vous mourez. Moi, dans l’obscurité, je devinais bien des ronces, mais je ne voyais pas d’enfants. « Mais qu’est-ce que vous dites ?! Où ils sont, les enfants ? – Mais là ! Ils sont là !!! Ils sont dans le fossé, viens voir !! Tu n’y vois rien, toi !! » Elle me tirait par la manche, je résistais, je faisais attention, je surveillais ses gestes, ou je me tenais prêt à 24


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éviter un coup de couteau. Surtout, je ne voyais vraiment rien dans le fossé. Je me disais que s’il y avait eu un accident de voiture, il y aurait quand même eu de la fumée, un phare encore allumé, les roues qui continuaient à tourner en l’air. Il y aurait quand même eu un indice, mais il n’y avait aucune voiture accidentée, alors d’où elle sortait ces enfants morts ? Pourquoi était-elle comme ça, en sang, toute griffée, toute tachée ? Alors, le mot « assassin » m’est venu à l’esprit. Il y avait peut-être des enfants dans ce fossé, mais ce n’était pas un accident, ça ne pouvait pas être un accident… Une voiture est arrivée, et s’est arrêtée près de la mienne, au milieu de la route. Un type en est descendu. Déjà, de n’être plus seul avec la sorcière tueuse d’enfants, je me sentais un peu rassuré. L’homme s’est approché, lui non plus ne semblait pas très à l’aise. « Il a dû y avoir un accident, j’ai expliqué, il y a peutêtre des blessés. » Il ne m’a même pas répondu, même pas regardé. « Allez, Veronica, monte en voiture… Monte avec moi et arrête ! – Noon ! Les enfants !!! Ils sont morts !!! On les a tués !!! » Le type s’approchait de la femme, j’ai compris à son attitude que, si je n’avais pas été là, il l’aurait bien tirée par les cheveux pour la faire monter avec lui. « Vous la connaissez ? » j’ai demandé. Mais, là non plus, il ne m’a pas répondu. Il était petit, avec une tronche de vaurien, une vraie tête de lâche capable d’avoir tué les enfants. Tout en cherchant à convaincre la femme de le suivre, il se tenait à une certaine distance de moi, il ne s’approchait pas pour discuter, il faisait même semblant d’ignorer ma présence, mes questions. D’un coup, j’ai senti qu’il était vraiment dangereux. Lui n’avait aucun 25


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doute quant à la situation, et il n’était pas arrivé là par hasard mais parce que cette femme, il la cherchait. Je voyais la femme qui avait perdu la tête et lui, avec sa sale gueule de coupable, qui faisait tout pour éviter mon regard, qui paraissait gêné par ma présence, par la présence d’un témoin, alors l’idée que j’étais tombé au milieu de je ne sais quel mauvais coup auquel je n’aurais pas dû assister s’est imposée à moi. Je me suis dit : « Si cette histoire d’enfants est vraie, si c’est lui qui les a tués, et si c’est lui qui a tabassé la fille, alors je suis un témoin encombrant, alors il peut me tuer… » Je n’ai plus pensé à la femme, aux enfants, j’ai pensé à moi. J’ai senti que ma vie était en jeu. Je sentais, d’instinct, à sa manière d’agir et de maintenir un espace de sécurité entre lui et moi, qu’il était armé. En une seconde, j’ai pris ma décision, s’il mettait la main à la poche, je l’assommerais, je ne lui laisserais pas le temps de sortir son pistolet. Après je lui écraserais la tête contre le goudron jusqu’à ce qu’il en crève. Heureusement, il a gardé les mains le long du corps. Le nabot insiste pour faire monter la femme en voiture : « Veronica, monte, il n’y a rien dans le fossé… » Elle crie : « Non ! Regarde, ils sont morts ! » J’essaye de parler moi aussi avec la femme, je comprends qu’elle ne veut pas suivre le voyou. « Madame, vous n’êtes pas bien, vous êtes blessée… Si vous voulez venir avec moi à la clinique… » Le type est de plus en plus confus, gêné par mon intervention. Veronica ne semble même pas entendre ma proposition, je me dis qu’elle doit être droguée, alors j’insiste un peu : « Venez avec moi, je vous amène chez le docteur… » 26


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Le salopard s’est arrêté de parler, je le guette du coin de l’œil, je vois qu’il est devenu livide. Je pense que la lutte devient inévitable, je ne vais pas le laisser prendre son arme. Ma chance, c’est deux types qui arrivent à pied, une lampe à la main. Je repense aux maisons plus loin, aux lumières allumées, je me dis que les gens ont entendu le bruit, la femme qui criait, les moteurs des voitures qui tournaient. Deux hommes s’approchent, jeunes, un des deux est grand, leurs visages sont fermés. Je me dis que le rapport de force est définitivement pour moi, le salopard ne peut plus agir. Je parle aux deux nouveaux venus : « Cette femme, là, elle est pas bien, regardez, elle est en sang, il faut l’aider… » Eux non plus ne me répondent pas, le grand parle à la femme :« Allez, ça suffit maintenant cette comédie, monte en voiture, Veronica ! » Elle recommence à crier, elle parle encore des enfants, elle dit d’éclairer le fossé… Maintenant, ils sont trois à entourer la femme, ils se connaissent tous et moi, je suis au milieu. Je parle à un des jeunes : « Qu’estce que c’est que cette histoire d’enfants ? » D’abord, il ne veut pas me répondre, il fait tout pour ne pas croiser mon regard. Je suis glacé, je me sens de plus en plus comme un intrus, de plus en plus en danger, leur attitude, ne pas répondre, faire semblant de ne pas prendre ma présence en compte, leur gêne, je me dis que s’ils ne me parlent pas, c’est qu’ils refusent de me considérer comme un humain, ils refusent ma dimension d’être, comme pour pouvoir m’éliminer plus facilement, comme si je n’avais jamais existé, maintenant je surveille tout, le nabot, au cas où il mettrait la main à la poche, le grand, qui pourrait me balancer un coup de lampe dans la tête, l’autre jeune, pour qu’il ne se mette pas dans mon dos à l’improviste… Je leur parle, pour qu’ils entendent que je suis une personne humaine, qu’ils comprennent que s’ils le font, c’est un crime abominable. 27


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« Allez, éclairez le fossé, qu’on voit s’il y a quelque chose, à la fin ! » Le grand dirige deux fois sa lampe vers le fossé et il me répond enfin : « Il n’y a rien de mal, c’est des hallucinations… Tu vois, Veronica, il y a rien dans le fossé ! » On regarde alors dans le fossé, effectivement, je ne vois rien, mais, en même temps, il ne s’est guère attardé avec sa lampe. Veronica insiste, elle veut presque descendre voir, elle risque de tomber dans les ronciers… Alors les deux jeunes l’attrapent et la soulèvent, l’avorton court à sa voiture, ils la balancent à l’arrière sans dire un mot, ils sautent tous dans la voiture et ils claquent les portières, d’un coup, ils ont démarré, la voiture démarre en flèche, je suis seul, pas le temps de faire quoi que ce soit, je prends juste le numéro de la plaque pendant qu’ils disparaissent dans l’obscurité, je me dis que je suis toujours vivant, elle… elle, je ne sais pas comment elle va finir. Elle n’a rien dit quand ils l’ont emmenée, comme si elle s’abandonnait à son destin, comme si l’heure était venue pour elle de rejoindre… les enfants. J’étais seul en pleine campagne, enveloppé par la nuit. Avec mon briquet, j’ai cherché à regarder une dernière fois dans le fossé, mais il était tout simplement impossible d’y voir quelque chose. Les ronciers étaient bien à quatre ou cinq mètres en contrebas. Je me suis dit que la femme, droguée, ou soûle, ou les deux à la fois, y était certainement tombée, et elle s’était griffée et blessée de partout, en fuyant dans l’obscurité, elle avait certainement dégringolé dans le fossé. Après, elle était ressortie comme elle avait pu, choquée, perdant la tête, à moitié assommée, et c’est là que j’étais arrivé… Eux, ils la cherchaient, j’ai pensé qu’ils devaient être les patrons d’un bar américain, et elle une serveuse qui s’était enfuie, une pute, sans doute… Les enfants morts ? Qu’est-ce que j’en savais ! Toutes les putes 28


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traînent une histoire épouvantable, c’était certainement quelque chose qui lui revenait à l’esprit dans son délire. « Hallucination » avait dit le grand avec la lampe, comme pour me dire « Occupe-toi de tes affaires, tu n’as rien vu, ici, ce n’était que des… hallucinations ! » J’ai repris la route, j’ai cherché à voir, en passant devant les maisons, s’il n’y avait pas une enseigne de caboulot, mais c’était un peu trop loin de la route, l’endroit était désert, un vrai trou à rat où tendre une embuscade, où se faire prendre au piège, et disparaître pour toujours. Sur un paquet de cigarettes, j’ai écrit le numéro d’immatriculation de la voiture, plus pour me donner bonne conscience qu’autre chose, je me doutais bien que d’enfants assassinés, ou de putain disparue dans le coin, je n’entendrais jamais plus parler. Surtout, tout en redescendant sur Porto-Vecchio, je me disais que l’affaire des enfants était un pur délire, parce que sinon, à trois contre un, ils ne m’auraient jamais laissé repartir comme ça, je veux dire vivant. Jusqu’à chez moi, je ne me rappelle plus avoir rencontré qui que ce soit. Je suis repassé devant la gendarmerie où je m’étais arrêté pour l’accident du matin. Bien entendu, j’ai tracé, je n’avais aucune envie de revoir la tête d’abruti du gendarme et puis le réveiller à cette heure n’aurait pas été une bonne idée, il m’aurait vraiment pris pour un affabulateur, et je le sentais capable d’aller jusqu’à me foutre en prison, ce con. Arrivé à Roccapina, je me suis enfin arrêté, le besoin de respirer un coup, et puis aussi de pisser, vu que j’avais quand même bu avant de partir d’Ajaccio. La bite à l’air, je pissais et je me sentais renaître à la vie. Il faisait toujours nuit, mais je pouvais voir la mer tout en bas, il me semblait même distinguer les îlots au loin. Roccapina, nous l’avons toujours considéré comme notre frontière naturelle, après c’est la plaine de Figari, la région de Sotta, Porto-Vecchio, ici s’arrête la Corse, c’est notre 29


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méridien, l’extrême sud, l’extrême méridien. De l’autre côté, passé Bonifacio, terre étrangère, c’est la Sardaigne, quand nous y allons, il nous semble être passé de l’autre côté du miroir. En me secouant la queue, j’imaginais ma terre qui dormait. Je ne savais pas trop s’il fallait la réveiller avec des baffes dans la gueule, ou la laisser dormir dans son infinie torpeur. Mais enfin, j’étais sauvé. Alors, dans la nuit sombre, j’ai entendu siffler. Trois fois, un sifflement étrange comme le craignaient les vieux. En revenant à la voiture, je me suis souvenu, ils nous le disaient, si tu entends siffler dans la nuit, quelque chose va se passer. Mais bon, c’est des histoires, tout ça, de toute manière, qu’on entende siffler ou pas, il se passe toujours quelque chose. Traduit par Jérôme Ferrari


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