Une famille corse de poètes et d’instituteurs
Eugène F.-X. GHERARDI
LES LUCCIARDI
Bibliothèque d’histoire de la Corse
25 €
UMR CNRS LISA 6240
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LES LUCCIARDI Une famille corse de poètes et d’instituteurs
Eugène F.-X. Gherardi
978-2-84698-384-6
Bibliothèque d’histoire de la Corse
Eugène F.-X. Gherardi LES LUCCIARDI
Instituteurs et poètes, les Lucciardi partagent, à deux générations de distance, un parcours similaire. L’un et l’autre ont en effet marqué la mémoire familiale et villageoise et, au-delà, la culture insulaire de leur temps. L’oubli qui recouvre peu à peu d’un voile opaque les vies, puis les œuvres, a rendu la présente recherche ardue. L’éparpillement des textes et des renseignements biographiques dans les revues ainsi que la dispersion des lieux d’archives furent les obstacles majeurs à surmonter. Les écrits connus ou parfois inédits d’Anton-Francesco au XVIIIe et Jean-Pierre au XIXe siècle sont ici repris et replacés dans le contexte historique de leur production, mais aussi rapprochés d’éléments biographiques qui souvent les éclairent d’un jour particulier. Les conditions générales – historiques et idéologiques – sont celles d’une rupture politique, culturelle et linguistique majeure qui bouleverse la société insulaire en l’espace de deux ou trois générations et donne par ailleurs à la pratique du métier d’instituteur une importance considérable. La vie à Santo Pietro di Tenda venant en toile de fond égayer et mettre en couleurs et en perspective les grandes questions qui se posent dans l’intérieur de l’île avec autant d’acuité qu’à Bastia ou Paris, le présent ouvrage est aussi une invitation à la découverte d’une poésie populaire dont la vivacité n’avait d’égale que la grande richesse.
Maître de conférences à l’université de Corse PasqualePaoli, responsable du département des sciences de l’éducation, membre de l’UMRCNRS 6240 Lisa (Lieux Identités eSpaces Activités), Eugène F.-X. Gherardi travaille à mieux appréhender l’histoire culturelle et éducative de la Corse moderne et contemporaine.
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Avant-propos Un laboureur debout est plus grand qu’un gentilhomme à genoux. Benjamin Franklin On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. Emil Michel Cioran
Cet ouvrage est l’aboutissement d’une longue et patiente recherche sur l’histoire éducative et culturelle de la Corse. Force est de reconnaître que l’Histoire de l’école en Corse1 qui reste notre fil rouge a permis de faire un bilan encore partiel, mais déjà significatif d’une histoire qui reste encore à découvrir dans de nombreux replis du passé. L’aventure de l’Histoire de l’école en Corse a été pour moi comme la « découverte » d’un archipel dont je m’efforce d’arpenter ici une infime partie. Par ailleurs, les archives ayant trait à l’éducation sont souvent menacées dans leur intégrité physique. Si une part importante des ensembles documentaires est conservée de manière satisfaisante dans les archives publiques et privées, les dispersions, les prélèvements et le ravage des destructions obligent à la conservation et à l’inventaire des fonds et aux versements. Je n’insiste pas sur les lacunes qui ne permettent pas de documenter convenablement mes investigations sur l’histoire de l’éducation en Corse sous la Troisième République. Que sont devenues les archives des Écoles normales d’Ajaccio ? Quel est le sort des archives de nos écoles de villages ? Où sont cahiers, carnets, correspondance, papiers des instituteurs corses de la Troisième République ? La documentation reste souvent lacunaire ou difficile à repérer. C’est là une des plus grandes difficultés que rencontre toute étude scientifique de l’histoire éducative de la Corse. Des efforts persévérants de jeunes historiens se sont heurtés et se heurtent à cet obstacle qui, toutefois, n’est pas insurmontable. Comme l’indique Michel de Certeau, « en histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en “documents” certains 1. Fusina Jacques [dir.], Histoire de l’École en Corse, Ajaccio, Albiana, coll. Bibliothèque d’Histoire de la Corse, 2003, 626 pages.
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objets répartis autrement2 ». C’est pourquoi, sans prétention aucune, nous nous efforçons de stimuler les travaux des étudiants en histoire de l’éducation. À défaut de pouvoir toujours produire les archives du passé, explique Jacques Julliard, il faut préparer hic et nunc les archives du futur, en suscitant sur les événements présents ou récents, des enquêtes et des témoignages qui seront autant de matériaux précieux pour l’historien de demain3. Pour Guy Thuillier et Jean Tulard, il faut créer des archives destinées à l’historien futur, sauvegarder un capital de mémoire qui autrement disparaîtra à jamais. On ne sait comment raisonnera l’historien de 2050, mais on doit lui procurer des matériaux neufs, dont on ne peut savoir – avec le recul qu’il possédera – ce qui lui sera le plus utile4. C’est ce que nous nous efforçons de promouvoir humblement. Pour toutes ces raisons, il est indispensable de retourner aux sources et de recenser l’intégralité des textes produits par les sous-préfets. Il fallait donc impérativement redéfinir l’objet, c’est-à-dire étudier ces textes en eux-mêmes. Comme le précise Daniel Hameline au sujet du XIXe siècle : « Nous appartenons encore globalement à cette période de l’histoire où les sociétés s’organisent dans la recherche d’une rationalité jusque-là inconnue, en véritables sociétés éducatives, sous le signe d’une scolarisation progressivement généralisée et irréversible5 ». Si le XIXe siècle occupe une aussi vaste place dans cet ouvrage, c’est que – comme le relève Jürgen Habermas – « parmi les historiens qui acceptent encore de concevoir des unités de grandes dimensions, un consensus existe sur le fait qu’au « long » XIXe siècle (1789-1914) a succédé un « court » XXe siècle (1914-1989)6 ». Si le XIXe siècle est par excellence le « siècle éducateur7 », encore doit-on préciser que l’héritage des Lumières reste prégnant. Au XIXe siècle, de façon schématique, trois autorités se partagent et se disputent la surveillance de l’école primaire en France : l’Église, les notables et l’État. En Corse, l’action des congrégations sur le terrain de l’éducation mérite un regard particulier. Guy Avanzini note que l’investissement des Églises sur le plan social et éducatif « est partiellement enfoui, fréquemment ignoré, volontiers oublié, souvent négligé, voire méprisé, et parfois par les chrétiens 2. Certeau Michel (de), « L’opération historique », dans Le Goff Jacques et Nora Pierre [dir.], Faire de l’histoire. Nouveaux problèmes, Paris, éditions Gallimard, coll. Bibliothèques des histoires, 1974, p. 20. 3. Julliard Jacques, « La politique », dans Le Goff Jacques et Nora Pierre [dir.], Faire de l’histoire. Nouvelles approches, Paris, éditions Gallimard, coll. Bibliothèques des histoires, 1974, p. 243. 4. Thuillier Guy, Tulard Jean, La morale de l’historien, Paris, Economica, 1995, p. 73. 5. Hameline Daniel, Courants et contre-courants dans la pédagogie contemporaine, Issy-lesMoulineaux, ESF éditeur, coll. Pédagogies, 2000, p. 20. 6. Habermas Jürgen, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000, p. 19. 7. Ibid., p. 20.
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eux-mêmes8 ». La question historique de la laïcité dans ses répercussions historiques corses mériterait une analyse solide et apaisée. Beaucoup a déjà été écrit sur les liens entre l’Église et la culture des Corses. Le catholicisme, surtout dans sa tradition romaine, l’imprègne encore de ses valeurs. Il suffit de lire les textes des « pères fondateurs » et les témoignages des instituteurs de la Troisième République pour voir combien pouvait être vigoureuse la confiance dans la dimension agrégative de l’école laïque. Sur ce point, Ferdinand Buisson écrit : « C’est l’institution à la fois la plus hardie et la plus libérale : elle innove profondément, mais elle peut le faire parce que, en s’imposant à la raison de tous, elle ne blesse la conscience de personne. C’est une maison d’éducation commune qui a pour premier caractère de n’être pas, de ne pouvoir pas être une école de combat. Par définition, il faut qu’elle soit l’école mutuelle de la tolérance, sous peine de se démentir elle-même. Elle n’est, elle ne peut être ni la servante ni l’ennemie d’aucune croyance, d’aucune église, d’aucun parti. Elle respecte toutes les formes de la liberté de la pensée et de la liberté des consciences. Elle fait plus : elle s’applique à pénétrer de ce respect, dès le premier âge, tous les enfants qui lui sont confiés, les préparant ainsi à leur futur rôle de citoyens libres dans un pays libre9. » Celle-ci devait arracher les enfants aux particularismes et aux vieilles croyances pour en faire des citoyens éclairés10. Elle apparaît comme porteuse d’une identité compacte et universaliste. La greffe identitaire est rendue possible par « la centralisation qui est un trait si enraciné dans la tradition française qu’il est indispensable d’en tenir compte dans l’analyse des pratiques des acteurs de la scolarisation à tous les niveaux11 ». Par ailleurs, si la politique de francisation a connu de fortes impulsions sous la Révolution française et sous la Troisième République, elle n’est pas absente des autres régimes, si nombreux au XIXe siècle. Mais les faits ne sont pas aussi simples et que préfets, sous-préfets, inspecteurs ne sont pas tous des ennemis forcenés des cultures régionales. Force est de reconnaître qu’un nombre non négligeable de représentants du pouvoir en Corse sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet est issu de régions que constituent de fortes identités. C’est notamment le cas du sous-préfet d’Alexandre Arman et de l’inspecteur Louis Dufilhol 8. Cité par Audic Anne-Marie, « Éducation chrétienne, histoire des réalisations et des idées pédagogiques », Regards croisés sur l’éducation. Hommage au Professeur Guy Avanzini, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 149-157. 9. Buisson Ferdinand, « Note préliminaire », [Paris, 31 décembre 1911], La Foi laïque. Extraits de discours et d’écrits (1878-1911). Préface de Raymond Poincaré, de l’Académie française, troisième édition, Paris, Librairie Hachette, 1918, p. 12-13. 10. Dubet François, « École : la question du sens », Éduquer et former. Les connaissances et les débats en éducation et en formation, coordonné par Jean-Claude Ruano-Borbalan, 2e édition refondue et actualisée, Auxerre, Éditions Sciences humaines, 2001, p. 327-328. 11. Duru-Bellat Marie, Van Zanten Agnès, op. cit., p. 24.
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qui se penchent sur la culture populaire avant que le Barza-Breiz de Téodore Hersart de La Villemarqué ne soit publié12. À la même époque, Lepasquier, préfet du Finistère en 1833, apprend le breton et « s’adressait en cette langue aux jeunes paysans des conseils de révision13 ». L’école de Jules Ferry imprègne la mémoire française et apparaît pour beaucoup comme l’héritage d’une école simple et authentique à réanimer. Fort justement, Mona Ozouf explique que « dans le corbillon de souvenirs que leur lègue l’école laïque, les Français trouvent donc de quoi alimenter un sentiment patriotique d’une exceptionnelle bonne conscience14 ». La « bonne conscience » de la mémoire s’est accrue lors des émeutes des banlieues à l’automne 2005. Pourtant, comme l’écrivent Fodé Sylla et Francis Terquem, il faudra bien un jour, objectivement, dresser le bilan de la République, et pas seulement de la Ve ; du comportement de sa diplomatie, de ses armées, de ses élites et de ses corps intermédiaires ; […] et de sa fâcheuse habitude d’asservir les peuples au mépris des grands principes universels qu’elle prétend promouvoir15. Cette construction idéalisante, presque magique et proche de la caricature, est considérée comme un modèle pour les théoriciens et les acteurs de la vie politique qui considèrent l’école contemporaine comme « dévoyée par l’individualisme hédoniste des années soixante-dix16 ». Le salut ne viendrait que d’une fuite en arrière. 12. « En Bretagne même, on s’intéresse aux poésies populaires. La Revue de Bretagne se félicite, en avril 1834, de l’initiative prise l’année précédente par Louis Dufilhol d’illustrer ses Études sur la Bretagne par des chansons populaires : “Personne, y écrit-on, qui n’ait applaudi avec joie et enthousiasme à cette heureuse idée de recueillir scrupuleusement çà et là, et de reproduire, dans les pages de la Revue de Bretagne, nos chants vraiment nationaux, qui vont chaque jour s’effaçant et se perdent dans la mémoire de nos populations de Basse-Bretagne ; nos vieilles ballades si naïves et si franches ; nos ballades populaires, pleines de drame, de poésie, d’originalité, non moins que les ballades allemandes ou écossaises”. Tanguy Bernard, “Des celtomanes aux bretonistes : les idées et les hommes”, dans Balcou Jean & Le Gallo Yves [dir.], Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne. Vol. II : Romantisme et littératures populaires. De la Révolution de 1789 à la IIIe République, Paris, Éditions Champion, 1997, p. 299. “Cinq ans plus tard, c’est un Lorientais, Louis Dufilhol (1791-1864), proviseur du lycée de Rennes et futur recteur de l’Académie, qui publie dans la Revue de Bretagne (janvier 1833-mai 1834) une série d’articles illustrés de six chansons en breton de Vannes, avec leur traduction, qu’il avait reçues de divers collaborateurs”. Laurent Donatien, “Le temps des précurseurs (1815-1870)”, Ibid., p. 341. » 13. Ibid., p. 166. 14. Ozouf Mona, « Le thème du patriotisme dans les manuels primaires », L’école de la France. Essais sur la Révolution, l’utopie et l’enseignement, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1984, p. 195. 15. Sylla Fodé, Terquem Francis, « La République blanche, c’est fini ! », Le Monde, 20 décembre 2005, p. 22. 16. Ohayon Annick, Ottavi Dominique, Savoye Antoine, « Introduction », L’Éducation nouvelle, histoire, présence et devenir, Berne, Peter Lang, coll. Exploration ; Éducation : Histoire et pensée, p. 2.
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Dans un court et bel article, Alain Houchot et Aline Safra notent : L’échec dans la maîtrise des apprentissages fondamentaux étant surreprésenté dans la catégorie des enfants issus des milieux les plus socialement défavorisés, l’école primaire de la fin du vingtième siècle aurait cessé de servir correctement les idéaux posés dans le passé, ceux que l’école de la IIIe République, avec une référence permanente à Jules Ferry, aurait atteints. On pare ainsi de toutes les vertus un passé que l’on oppose volontiers à la « faillite » de l’école d’aujourd’hui17. Comme le souligne Jean-Michel Barreau, le souvenir se meut en tentations réactionnaires. Dans le débat d’idées, cette fascination prend souvent la forme de « regards nostalgiques sur le passé, prolongés de soupirs mélancoliques, pour faire de l’ancien et du jadis les références indépassables d’un présent qui n’aurait pas su les conserver et qui devrait être puni de cette faute de lèse-majesté en “traditions” et autres “mémoires”, au mauvais sens du terme18 ». Hervé Terral juge que « L’expression d’école de la République est devenue aujourd’hui un quasi-slogan, dont l’usage officiel, politique ou polémique, semble devoir être requis en toutes circonstances dès lors qu’on entend parler de l’école tout court et, plus généralement, du système éducatif, de ses succès comme de ses échecs19 ». Par ailleurs, si elle n’est pas entièrement erronée, cette vision féerique, généreuse et rassurante de l’école de la Troisième République confirme ce vague à l’âme de la société. Dans un pays de vieille tradition rurale comme la Corse, l’instituteur, salarié et socialement reconnu, ne laisse personne indifférent. A-t-on mesuré l’impact de la vocation enseignante sur des élèves qui auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes et qui construiront quelque chose avec leurs mains ? Cette étude pose cependant un certain nombre de problèmes d’ordre méthodologique, qu’à défaut de pouvoir résoudre ici, nous souhaiterions au moins soulever en préalable à une première tentative d’analyse. Ces difficultés ne sont pas tant liées à l’impact du métier d’enseignant comme source historique, qu’à la nécessité dans laquelle se trouve l’historien de saisir cet impact, phénomène par nature fluide et dynamique, par le biais de l’archive, qui n’en restitue qu’un aspect partiel et qu’une représentation statique. Comme l’indique Laurence Loeffel, de préjudiciables insuffisances sont aussi repérables à l’échelle nationale20. Volens nolens, le sort réservé à la langue corse 17. Houchot Alain, Safra Martine, « L’école primaire française et le mythe de l’égalité », Revue internationale d’éducation, Centre international d’études pédagogiques (Sèvres), n° 41, avril 2006, p. 42. 18. Barreau Jean-Michel, L’école et les tentations réactionnaires. Réformes et contre-réformes dans la France d’aujourd’hui, Paris, éditions de l’aube, 2005, p. 13. 19. Terral Hervé, L’école de la République. Une anthologie (1878-1940) ; Textes présentés par Hervé Terral, Paris, Centre national de documentation pédagogique, 1999, p. 28. 20. « La période de la Troisième République est une période récente de notre histoire. On pourrait s’attendre, notamment à la bibliothèque de l’I.N.R.P., à trouver facilement les ouvrages des
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dans le système éducatif, illustre assez bien cette idée de l’universel comme totalité et unicité. Comme le souligne Hervé Terral : « Il importe de reconnaître, en effet, que l’école construite par la République est extrêmement normative21 ». En 1923, le poète et instituteur Jean-Pierre Lucciardi de Santo-Pietro-di-Tenda propose de faire appel à la connaissance de la langue corse pour optimiser l’apprentissage scolaire de la langue française. Pour parvenir à ses fins, Lucciardi reproduit la logique argumentative sur l’utilité d’une solidarité linguistique entre petite patrie et grande patrie. Son autorité est d’autant plus légitime qu’elle est portée par un statut dont le pouvoir scientifique est reconnu par la société. Dans un climat exacerbé de tension entre vision uniformisatrice et vision différenciatrice, la suggestion ne reçoit pas l’approbation des autorités. Avec tant d’autres signes de mauvaise volonté émis par l’administration centrale, ce refus ne creuse pourtant pas un profond fossé d’incompréhension entre la société corse et Paris. Si le syndrome du monolinguisme n’a pas totalement disparu, force est de reconnaître qu’il est aujourd’hui désavoué en haut lieu : Ne pas connaître d’autres langues que la sienne est à n’en pas douter un handicap : « Un monolingue, c’est comme un unijambiste22 » ; « Langue de la République, ciment de la citoyenneté, le français n’est pas pour autant la seule langue parlée sur notre territoire. Les langues régionales ont droit à une reconnaissance légitime comme éléments de notre patrimoine et vecteurs de création23 ». Toutefois, le monolinguisme n’est point encore terrassé et, comme l’indique Philippe Martel : « Il va falloir guérir de cette vieille maladie si agréable, le francocentrisme naïf. Dans cette cure inévitable et souhaitable, le traitement des langues de France pourra constituer un bon entraînement24 ».
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philosophes, pédagogues, doctrinaires, hommes politiques de la fin du XIXe siècle. Or, il n’en est rien. J’ai connu des déconvenues dans toutes les bibliothèques parisiennes où j’étais inscrite, et la Bibliothèque nationale ne fait pas exception. Entre les ouvrages attribués à tort, ceux qui, bien que figurant dans le fichier, sont pilonnés depuis quarante ans, ou encore, ceux qui ont probablement été tellement lus (ou pas assez !) qu’ils ne sont consultables que sur microfiches ou microfilms, je ne pouvais m’empêcher de penser que c’est aussi l’histoire de la République qui se fait et se défait à travers ces difficultés à en conserver la mémoire ». Loeffel Laurence, « La question du fondement de la morale laïque sous la Troisième République : une quête des origines à la frontière des genres », Perspectives documentaires en éducation, 2000, n° 49, p. 95-96. Terral, op. cit., p. 16. Legendre Jacques (Sénateur), Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires culturelles sur l’enseignement des langues étrangères en France, n° 63, Annexe au procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003, p. 5. Aillagon Jean-Jacques (ministre de la Culture et de la Communication), « Avant-propos », Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2003, p. 7. Martel Philippe, « Les langues de France et l’Europe », Revue internationale d’éducation (revue du Centre international d’études pédagogiques, Sèvres), n° 3, septembre 1994, p. 74.
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La littérature corse fournit également un matériau précieux pour la compréhension de l’histoire de l’école. La littérature est ici un miroir, rarement un artefact. Dans l’île, comme dans d’autres régions où le quotidien se décline en alsacien, basque, breton, catalan, franco-provençal, picard, occitan, l’apprentissage de la langue française fait l’objet de multiples évocations. L’École y apparaît fréquemment comme un espace-temps auquel il faut s’acclimater. C’est ce que démontre Pierre Sansot dans les pages autobiographiques de La France sensible : « Ainsi on m’a enseigné une République, une France idéales, trop belles pour être vraies et, avec un peu plus de lumière et d’esprit critique, j’aurais pu “retoucher” ce qui m’avait été transmis. […] Le pays d’où je viens aura donc été une langue que j’ai eue à apprendre et mon pays natal, une école où il fallut me rendre. Des doctes instruits par l’histoire ont prétendu, documents à l’appui, que la langue française s’est imposée au détriment des parlers régionaux et qu’elle avait obtenu ce résultat non sans violence, non sans calcul et perfidie, grâce à la complicité de l’École et de ses instituteurs. Il est vrai que nous parlions deux langues mais nous n’avions pas conscience d’être déchirés et d’avoir à choisir. Quand nous quittions l’école, nous parlions tantôt dans notre patois local, tantôt dans la langue de notre maître. Les circonstances suscitaient la parole la plus convenable. Si, dans la cour de l’école, un camarade nous brutalisait ou nous taquinait, nous l’injurions prestement avec les mots de la ferme. Quand nous arrivions, le matin, à l’école, tout aussi spontanément, nous reprenions l’usage de la langue française. D’ailleurs, ce changement dialectal se situait dans une autre aventure, plus bouleversante. Même si nous venions d’une ferme voisine, même si notre parcours n’excédait pas un ou deux kilomètres, ce qui en ce temps-là était peu de chose, nous nous expatriions de notre terre originelle, de nos bois, de nos bêtes, surtout de nos vaches, aux beaux noms fleuris, qui servaient aux labours et pour lesquelles nous avions de l’amitié. Certains petits camarades souffraient de cet exil qui durerait toute la journée. D’autres s’étaient accoutumés à ce voyage et ils le considéraient avec quelque curiosité. C’était comme si nous étions allés à la ville25 ». À présent, revenons en Corse. Dans sa belle étude universitaire consacrée à Jean-Pierre Lucciardi, Maria Cicilia Querci écrit en conclusion : « Stu primu studiu, nant’à u pueta di Santu Petru di Tenda, ne chjama forse d’altri, perchè tuttu ùn hè micca statu trovu sopr’à st’autore. Ci sò sempre numerose è varie opere da scopre26 ». C’est pour répondre à cet appel que nous avons entrepris de rouvrir un dossier riche de sa complexité. Chez les Lucciardi, deux personnages dominent la mémoire familiale. Anton Sebastiano et Jean-Pierre, l’Ancien et le Jeune, ont des vies parallèles. Certaines 25. Sansot Pierre, La France sensible, Seyssel, Éditions du Champ Vallon, 1985, p. 22-23. 26. Querci Maria Cicilia, Ghjuvan Petru Lucciardi (1862-1928). Vita è Opera. Maestria di lingua è civilisazione corse, sottu à a direzzione di Ghjacumu Fusina. Memoriu di maestria in studii corsi, Corti, Università di Corsica, 1995, p. 97.
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époques donnent l’impression que l’Histoire s’est arrêtée. D’autres sont agitées de convulsions qui ébranlent la société dans toutes ses dimensions. Cette étude s’efforce d’éclairer leurs parcours dans une Corse – celle des XVIIIe et XIXe siècle – qui connaît une rupture politique, culturelle et linguistique majeure. Le parti pris des textes comme boussole anime cette étude. Par certains aspects, cet ouvrage apparaîtra comme une anthologie. Le travail d’inventaire et de recensement n’a pas été chose facile. En quête du moindre indice, j’ai brassé journaux, feuilles, bulletins et revues. Dans la mesure du possible, j’ai souhaité que l’analyse ne vienne pas éclipser ou écraser les textes du temps auxquels je me réfère. C’est un parti pris que j’assume totalement. Le lecteur ne doit pas y voir la marque d’une paresse intellectuelle désinvolte mais plutôt la volonté résolue de mettre en lumière des textes oubliés. J’espère que rien d’important n’a échappé à mon humble sagacité. Le recueil des textes est guidé par le souci de rendre la documentation accessible au grand public. Nous avons opté pour une restitution scrupuleuse de la graphie des textes originaux, quelqu’étrange qu’elle puisse nous paraître aujourd’hui et même quelque fautive qu’elle soit : variations et lapsus calami témoignent des habitudes d’une époque et de la liberté d’écriture de l’auteur.
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