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Car il s’agit bien d’un crime… bientôt suivi par d’autres. Des crimes qui se ressemblent, tant par leur cruauté, leur absurdité que par un goût affirmé pour la mise en scène macabre, un brin déjantée. Qui est cet esprit malin qui hante les rues de Pellebayne et s’adonne avec tant d’application à de sanglants jeux de gamins ? JEAN-LOUIS TOURNÉ connaît bien Pellebayne et

ses turpitudes, il y est né… un jour… enfin, du moins l’affirme-t-il… d’ailleurs Pellebayne existe-t-il ? Il est sûr par contre qu’il a publié deux ouvrages de la collection Nera, Les Saints et les morts et Noire Formose (Albiana, 2008 et 2009).

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oi, j’aimais bien Marie-France. Je la trouvais très belle et j’aimais beaucoup ces tons violets dont elle s’habillait toujours. » La remarque fut accueillie par un haussement d’épaules… « Allons bon, le violet, justement. Savez-vous ce que ma grandmère me disait sur les femmes en violet ? » L’assistance était tout ouïe. « Eh bien, les femmes en violet sont des intrigantes ou des folles. C’est un signe de demi-deuil, soit. Mais c’est un ton dur qui ne va vraiment avec rien et qui n’avantage personne. En tout cas, une femme en violet, c’est quelqu’un qui veut quelque chose : de l’attention ou de l’argent. Et c’est surtout quelqu’un qui n’a pas suffisamment de goût ni de jugeote pour se les procurer en mettant des vêtements de bon goût. » Devant l’assentiment que provoquait cette réflexion, Madame Bastien sentit qu’il lui fallait frapper un grand coup. « Eh bien, si Marie-France a simplement trébuché sur un tas de barbelés, il sera difficile d’expliquer comment elle s’est arraché les yeux. » ***

Jeux de vilains JEAN-LOUIS TOURNÉ

JEAN-LOUIS TOURNÉ

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9€ ISBN : 978-2-84698-362-4

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1 Un lapin aux oreilles roses La nature est pleine de perfidie. L’homme qui halète auprès de l’étang, dos cassé et mains sur les genoux, vient de redécouvrir cette ancienne vérité. Voilà deux heures qu’il court dans la campagne, parmi les mares et les coteaux et tout ce qu’il est parvenu à faire, c’est à se tordre vingt fois les chevilles, à s’étaler de tout son long dans les ruisseaux en crue et à faire fuir des couleuvres qui ne demandaient qu’à se chauffer au soleil. Et ces stupides oreilles de lapin rose, qu’il porte en serre-tête, ne viennent certainement pas améliorer son humeur ! L’apprenti-lapin se redresse péniblement en grimaçant et entame un pas. Mais un sifflement l’arrête bien vite. Un sifflement, un chuintement. Quelque chose bouge à ses pieds parmi les hautes herbes. Et voilà qu’une forme brune et poilue détale devant lui en traçant son sillon dans la végétation. Il laisse échapper un cri de surprise mais le ragondin est déjà loin et a rejoint la sécurité de l’étang. L’homme fait quelques pas de côté pour s’asseoir sur une souche de saule abandonnée là par les crues de printemps. Mais le bois est pourri et s’écroule sous le poids du fugitif. Cul par terre dans l’herbe gorgée d’eau saumâtre, puanteur de matières décomposées et toute

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la nature qui semble ricaner. L’homme lâche quelques jurons puis se remet debout, encore une fois. Il faut faire vite. Son cri et le bruit de l’arbre éclatant ont sans doute alerté son poursuivant. Le chasseur sourit. Non, il n’a pas eu besoin de ce vacarme pour trouver sa proie. Les humains sont comme les lièvres, si prévisibles au fond. Ils croient intelligent de courir en tous sens en espérant désorienter leur poursuivant mais, ce faisant, ils ne parviennent qu’à se fatiguer et leurs errements suivent alors la voie du moindre effort. Il était évident que sa proie allait prendre le chemin des ruisseaux. Un instant, le chasseur regarde le ciel. Le coucher de soleil se déploie dans toute sa sérénité. C’est l’un de ces crépuscules qui n’adviennent qu’en mai ou juin, au sortir du printemps et avant la moiteur étouffante de l’été. Du rose, du jaune, du bleu portés par de longs nuages alanguis et horizontaux comme des portées musicales. Et aussi cette touche de vert un peu métallique que l’on ne trouve qu’en cette saison. De son geste habituel, il passe la main dans sa belle chevelure blonde. Bon, cessons de rêver ! Il y a du travail à accomplir. Le chasseur rajuste sa veste de tweed et reprend sa marche calme. Il l’a vu ! L’homme au bord de l’étang, crotté et couvert de boue, s’est figé. Cette forme au sommet du coteau, cette forme découpée dans le ciel crépusculaire, il l’a déjà aperçue à dix reprises, cet après-midi. Chaque fois qu’il pensait avoir déniché une cachette pour attendre la fin de la journée, la silhouette réapparaissait et il fallait alors reprendre la course. Maintenant, dans la

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lumière oblique du soir, l’ombre du chasseur s’avance, monstrueuse ; elle dévale la colline ; elle s’étend presque jusqu’à lui. On dirait qu’elle est déjà là. Et comme se découpe bien le fusil de chasse contre le ciel enflammé. Mais la proie a encore des ressources ! pense le lapin en jogging. Il a un but. Et, tout en contrôlant son souffle pour éviter la naissance de l’asphyxie, la proie se concentre sur l’image mentale de l’objectif. Enfin, pardelà un bois de chênes verts, voici que le but apparaît. Le vieux pigeonnier, solidement planté sur ses colonnes à chapiteaux, offre sa silhouette réconfortante dans le ciel en feu. Son toit de tuiles rouges est un peu de guingois, les carreaux des fenêtres n’ont jamais été réparés mais il assurera une bonne protection. On accède à ses entrailles par une échelle de bois. Une fois celle-ci retirée, il n’y a plus aucun moyen pour pénétrer dans ce sanctuaire et l’homme pourra bien y attendre la montée de la lune. La chasse sera finie et l’on verra alors de quelle revanche il sera capable. Mais, d’abord, l’échelle. Le fugitif parcourt les environs du pigeonnier. Ce n’est pas possible ! Le chasseur n’a pas retiré l’échelle ! Il n’a pas pu anticiper son plan ! Une frayeur saisit la proie et, un instant, l’homme doit s’arrêter pour retrouver sa respiration alors que des myriades de points rouges envahissent son champ de vision. Et puis, non. Il aperçoit l’échelle, recouverte d’herbe au pied d’un des piliers. Un instant, il apprécie la solidité de l’instrument. Le bois est vermoulu mais il tiendra, au moins pour cette dernière ascension. Le lapin en jogging utilise ses dernières forces pour traîner l’échelle sous la

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trappe et la mettre en position. Dans son affolement et sa fatigue, c’est tout juste s’il remarque les pieux de bois affûté placés sous le corps du bâtiment, entre les colonnes. Ils sont récents et ne se trouvaient pas là lors de sa visite de repérage. Mais qu’importe ! La proie grimpe péniblement, barreau par barreau et pousse de ses épaules la trappe qui résiste. Enfin, il accède à une salle nue d’une vingtaine de mètres carrés, au sol de bois rugueux, où s’empilent des tas de foin desséché et des crottes de pigeons qui souillent jusqu’à l’embrasure de l’étroite fenêtre. Le gibier pousse un soupir de soulagement et laisse lourdement retomber la trappe. Le vieux pigeonnier tremble sous le choc mais il n’en a cure. Il s’est appuyé à un mur, les mains sur ses yeux. Le soulagement ne dure guère. Quelque chose est en train de se consumer dans le pigeonnier et l’odeur de brûlé infecte l’air. Il fait quelques pas pour trouver le foyer de l’incendie mais une latte de bois au sol s’effondre sous son pied. L’homme a à peine le temps de sauter en arrière qu’une partie du plancher a disparu, laissant apparaître les pieux de bois, quelques mètres plus bas. Un bruit sourd. Un seau roule vers lui. Un seau de verre et non de métal comme à l’habitude. Un seau qui déverse un liquide incolore, tout environné de vapeurs chuintantes. De l’acide sulfurique. La proie jure encore une fois. Le salaud ! Le chasseur savait qu’il viendrait trouver refuge dans le pigeonnier et il a laissé ce seau d’acide. À l’irruption de l’homme, le contenant s’est renversé et répand à présent son liquide. L’ustensile roule encore quelques secondes et s’arrête contre un mur. Puis tombe au rez-de-chaussée. L’acide

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se déverse lentement. Le sol se dissout. Les poutres et les planches cèdent une à une dans un gémissement. Il n’y a plus rien. Plus de plancher. On peut voir le gravier et les herbes du rez-de-chaussée. Et les pieux. Comme ils sont bien affûtés, en dessous ! Et, maintenant, saute, lapin. Saute donc !

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2 Fin de messe à Pellebayne Camille Rison n’aimait pas les fins de messe. La vieille pâtissière regardait ses souliers vernis, rajustait la résille qui, comme toujours, serrait ses cheveux gris, contemplait les vitraux sulpiciens qui représentaient la fuite en Égypte et se scandalisait, une fois de plus, de la manière désastreuse dont la vieille église de Pellebayne avait été restaurée. Bref, Camille Rison passait le temps en attendant avec impatience la seconde partie de la matinée. À ses côtés, elle entendit un soupir résigné. Cathy Bourdin la poussa du coude : « Crois-tu qu’il va encore nous imposer sa sortie de messe ? demanda-t-elle en chuchotant. – Mais tu vois bien qu’il nous fait le coup chaque dimanche depuis qu’il a pris son magistère », répondit Camille. Et, de fait, le nouveau curé, après la bénédiction de fin de messe, traversait pesamment l’église, accompagné de ses enfants de chœur. S’il avait clairement stipulé que ses ouailles devaient rester assises en silence et ­attendre son entrée dans la sacristie avant de quitter l’église, rien n’interdisait de suivre l’évolution des événements. Camille Rison apercevait difficilement la marche pleine d’onction du Ministre de Dieu à travers la mousse blonde

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qui tenait lieu de chevelure à sa cousine Cathy Bourdin, coiffeuse de son état. Camille, dans le silence de ses pensées, comparait parfois Cathy à une religieuse à la vanille, ces petits gâteaux tout blancs, au corps ­sphérique, surmontés d’une boule blonde en guise de tête. La coiffeuse soupira, une fois encore : « Quand je pense que l’évêché nous envoie un curé du Nord. Et, de plus, il n’habite même pas dans le village. – Oh, ça, nous n’y pouvons rien. Il suit cinq paroisses différentes, le pauvre. – Tu le défends ? Eh bien, si cela continue, moi, je ne paierai plus le denier du culte. Ah, voilà qu’il rentre dans la sacristie ! Allons-y ! » lança Cathy en redressant son buste massif. Et la coiffeuse entraîna à sa suite Camille Rison, minuscule à côté de sa plantureuse cousine, vers ­l’après-messe. Les villageois s’étaient réunis sur le parvis de l’église. C’était un dimanche de mi-saison. Il avait plu ce matin-là et le ciel était encore mouillé mais il montrait suffisamment d’espace bleu pour y tailler un pantalon à saint Antoine et cela, c’était le signe d’une belle journée à venir. Comme chaque dimanche, on se pressait en rangs compacts, les femmes arborant leurs chapeaux, les hommes se saluant en s’embrassant. Le groupe avait débordé sur la rue et aucune voiture n’était autorisée à circuler. Les Pellebainois s’entretenaient des récoltes, du temps à venir et des événements qui affectaient les grandes familles du bourg. Pour l’heure, le sujet de conversation portait sur le joaillier :

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« Quinze jours qu’on ne l’a pas vu, commentait Cathy Bourdin à Marthe Laborde, la boulangère, une personne noire et sèche. Et le magasin qui reste fermé. La maison va s’abîmer si personne n’y prend garde. Avec les pluies que nous avons eues récemment, allez savoir s’il n’y a pas une fuite dans la maison. – Ça, c’est bien vrai, approuva Marthe Laborde en opinant vigoureusement du chef. Nous avons eu de la chance, ce printemps : il a bien plu et les nappes se sont reconstituées. On en avait grand besoin après la sécheresse de l’an passé. – Moi, les gendarmes m’ont dit qu’il avait laissé une lettre où il affirmait vouloir tout quitter et nous demandait de ne pas nous inquiéter », intervint Marie Laborde, la sœur de Marthe, avec son éternel demisourire et ses yeux toujours dans le vague. Elle ajouta doucement : « Peut-être est-il allé vivre au nord de la Garonne. Je crois que j’aimerais cela. Il paraît que c’est joli, Bergerac. » Sa sœur accueillit la remarque d’un sifflement méprisant. Elle allait lancer une remarque venimeuse lorsqu’elle avisa un bel homme à la haute stature qui s’apprêtait à quitter le groupe. « Ah, mais Boubi, ne te sauve pas, héla Marthe Laborde. Il paraît que tu vas avoir un visiteur. Un enquêteur ou quelque chose comme cela. – Un inspecteur, corrigea Gérard Cambournac. Un inspecteur de banque. » Alors qu’il s’avançait doucement vers la soixantaine, monsieur Cambournac, dit Boubi pour ses anciens cama­ rades d’école, était encore un bel homme à la ­chevelure

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claire et aux yeux d’un bleu acier. Il était également le responsable de l’unique agence bancaire du village. Pour l’heure, Gérard Cambournac semblait agacé de l’attention suscitée par l­’arrivée de l’inspecteur. « Non. Je ne sais absolument pas pourquoi il vient nous rendre visite. Deux semaines entières, rendez-vous compte ! Il va avoir le temps d’éplucher l’ensemble des archives depuis vingt-cinq ans. – Mais tu t’en tireras très bien, Boubi, reprit Cathy Bourdin en lui tapotant l’épaule. Non, ce qui m’intéresse, c’est bien autre chose. Dis-moi, est-il joli garçon ? » ­demanda-t-elle en minaudant comme une gamine de quinze ans. Marthe Laborde haussa brusquement les épaules devant cet étalage hors de saison. « Bon, il faut que nous rentrions, Marie. Nous devons préparer l’alose. – Ah bon ? Vous trouvez encore des aloses ? Je croyais que l’on n’en pêchait plus en Garonne depuis le démarrage de Golfech ? demanda Camille. – Bien sûr. Mais je me les fais expédier de Bordeaux. Elles sont succulentes. Bien sûr, ces poissons sont hérissés d’arêtes. Alors, c’est simple, moi, je les fais cuire avec de l’oseille. La plante contient un acide qui dissout partiellement les arêtes et, ensuite… » Et le silence se fit. Les paroissiens se redressèrent et braquèrent leur regard de l’autre côté de la place. Là, un peu gêné par cette soudaine attention, se tenait un étranger.

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