We put out the call “for texts embracing the extraordinary topic of Mediterranean mothers. Individual accounts will mingle with the universal... to flesh out that mystic figure haunting imaginations the length and breadth of Mare Nostrum: having a mother, being a mother, thinking of motherhood, disposing of mother, dreaming of mother... so many ways to approach the issue, no doubt many more than we can conjure up.” What we didn’t quite appreciate was that we’d opened a Pandora’s Box… Kenneth Brown
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Terre-mère, vénus préhistorique, Mère des douleurs, Mamma… figures mythiques, figures historiques, la mère hante l’imaginaire des sociétés méditerranéennes depuis l’aube des temps. Elle en est un rouage essentiel aussi, clef de voûte de la famille, du clan. Elle représente aussi un statut à acquérir, à défendre, à faire évoluer et, pour chacun, reste le lieu de l’amour – reçu, perdu, retrouvé, magnifié... Le point de départ de la vie... une matrice réelle mais aussi symbolique, un viatique d’amour reçu et à rendre. Imperceptible souvent et pourtant massif... En Corse, un adage rappelle que pour dire « Maman » les lèvres se touchent par deux fois. Elles miment le baiser affectueux, deux fois renouvelé. Elles appellent et embrassent en même temps…
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Spring/Printemps 2011
NOS MÈRES OUR MOTHERS John Berger
NOS MÈRES / OUR MOTHERS
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ANNA DE TAVERA. La Dimora
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Ben Faccini Joe Sacco Joel Gordon Jacqueline Waldren Jean Mohr Teresa Solana Ghita el Khayat Mark Thompson Denis Thorpe Marcello Fois Sami Zubaida Clarisse Nicoïdski Perle Scemla Sonja Besford Reza Jep Gouzy Nicolas de Staël et autres...
ISSN : 9061-530X-05
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and others...
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€ 19 – $ 26 – £ 17,25
Idées Inédits Images
Ideas New writing Images
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MÈRES 15 NOS OUR MOTHERS
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PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DE LA COLLECTIVITÉ TERRITORIALE DE CORSE LA MAISON DES SCIENCES DE L’HOMME
EDITORS RÉDACTEURS KENNETH BROWN ROBERT WATERHOUSE BERNARD BIANCARELLI
PETER DYER
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REZA
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CONTENTS SOMMAIRE
INTRODUCTIONS BERNARD BIANCARELLI Mère Méditerranée 7 KENNETH BROWN The mother challenge 12
NOS MÈRES / OUR MOTHERS CLARISSE NICOÏDSKI Allô 18 MARK THOMPSON In darkness visible: Danilo Kiš and his mother 26
A portfolio by JEAN MOHR
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MAHMOUD DARWICH Les leçons de Houriyyah 44 JOE SACCO Gaza 1956 47 ANNE MARSELLA Brigitte and her mother’s broom 50 ORNELA VORPSI Fleur immaculée 57 SERENE HUSSEINI SHAHID Four Women 60 PERLE SCEMLA Alégria, ou la résignation d’une belle rebelle 66 HAÏM-VIDAL SEPHIHA La mère dans les proverbes judéo-espagnols 75 NICOLAS DE STAËL Je vais lire Delacroix, puis dormir... 81 EDWARD LEAR Grand-mère 85 SYLVIE VIALLEFOND Vénus gravides 86 ROBERT WATERHOUSE Mary denied 93 SONJA BESFORD Ma mère mon père 100
Le poids de la vie 102
JEP GOUZY « Mamma » Marguerite 104 NEDIM GÜRSEL Tu me manques tellement ! 107 JACQUES HASSOUN Pidion Ha-Ben: Redemption of the first-born son 110 ALI BADER Je ne suis pas ton fils… 113 ABDERRAHMANE MOUSSAOUI Mes deux mères 119 JEAN GUILAINE Des Maltaises bien en chair 127 KENNETH BROWN Angels and demons 132 CHRISTIANE GUIDONI Agar la mère 146 LOUNIS AÏT MENGUELLET Mère et fils 150 PIERRE LOUŸS Paroles maternelles 152
Hymne à Astarté 153
AGNÈS ECHÈNE Déméter ou la voie de la mère 154 MUHAMMAD AL-IBCHÎHÎ Ton fils est mort…165 NATALIE ZEMON DAVIS The quest for martyrdom 167 JEAN-PIERRE RUMEN Magna Mater invicta ! 169 PETER DYER Mother-and-child territory in the Casbah of Marrakesh 182 TRADITIONNEL Coplas, poèmes de l’amour andalou 186 PHILIP LARKIN C’est ainsi… 187 BELÂID AT-EÂLI The matchmaker 188 CHRISTINE BONARDI & CHARLIE GALIBERT Un amer d’où méditer :
la mère et la mort 191 4
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15 TRADITIONNEL CORSE Baddata d’una pastori 200 RICHARD CHALLONER Fizzy as a Firecracker 203 MICHAEL HAAG En Alexandrie avec Ève Durrell 213
JABRA IBRAHIM JABRA La louche te suffira-t-elle ? 219 STEPHANOS STEPHANIDES Requiem pour Trikomo 222 NAZIR HAMAD Intolerance 226 AMI BOUGANIM Elle prétendait m’avoir conçu seule 230 JOEL GORDON Mother of the silver screen 231 TIMOUR MUHIDINE Une mère du Nord 234 Daily life on the Costa Brava, 1956. A portfolio by DENIS THORPE 238 MERÍCIA DE LEMOS Nasceu um menino morto 245 Verbo 246 ROBERTO ALAJMO Niscemi 247 TAOS AMROUCHE Chansons de l’Atlas 250 PASCALE RENUCCI L’orage 251 IGAL SARNA Quand ma mère tomba enceinte 255 YANNIS RITSOS Manqué de peu 257 Histoire sans importance 258 JACQUELINE WALDREN Deia’s queen of olives 260 BEN FACCINI The woman with painted hands 265 CONSTANTIN CAVAFY Prayer 275 LAHOUCINE BOUYAAKOUBI Imm-i, la mère en berbère 276 MOHAMED ARKOUN interviewed by TASSADIT YACINE Women’s role in Kabyle society 282 GHITA EL KHAYAT Le Complexe de Médée 288 MARCELLO FOIS Mère et enfant 294 SALVATORE NIFFOI Benignu motoretta 296 VARIA SAMI ZUBAIDA Our kitchen in 1940s Baghdad 300 • GEORGIA MAKHLOUF Itinéraire d’un écrivain arabe. Conversations avec Hanan Al Shaykh 306 • TERESA SOLANA The first-ever serial killer 313 • TOMÁS GRAVES A Bakelite tragedy 321 • M.D. FABER Daybreak 324 • STANKO CEROVIC Djilas 325 • JOHN BERGER Madrid 328 • ROBERT WATERHOUSE Picasso in love 337 • TIMOUR MUHIDINE Un Turc à la mode de Bretagne. Altan Gokalp (1942-2010) 339 • JOEL GORDON The legend of Oum Kalthoum 344 COMPTES-RENDUS/ BOOK REVIEWS 348 NOTICES BIOGRAPHIQUES 350
Méditerranéennes/Mediterraneans est aussi un site internet/is also a website WWW.MEDITERRANEENES.FR 5
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ANNA DE TAVERA. Le saut d’Andrea, 2010.
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Mère Méditerranée
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iodore de Sicile affirme, dans son Traité des îles, à propos des Corses : «Une des particularités les plus singulières de leurs mœurs est ce qu’ils pratiquent à la naissance des enfants. Lorsqu’une femme devient mère, elle ne prend aucun soin des suites de l’accouchement ; mais le mari, comme s’il était tombé malade, se met au lit et se fait soigner pendant le nombre de jours fixé pour la durée des couches, avec autant de précautions que s’il était réellement incommodé. » Les Corses des origines auraient ainsi pratiqué ce que les anthropologues nomment la « couvade »… Quelque deux mille ans plus tard, sans nous poser la question de la véracité du propos en question – nous savons si peu de choses sur ces Corses d’avant la Corse –, nous y voyons volontiers l’expression du désarroi masculin face au mystère de l’enfantement, de son prolongement dans la maternité – sans parler de la conception ! Comme un désir naïf de plonger au cœur du problème et de tenter de le résoudre par un vain mimétisme. C’est pourquoi si l’idée même de bâtir un sommaire de Méditerranéennes sur « nos mères » suscita l’enthousiasme de prime abord, elle ne tarda pas à laisser place à l’inquiétude. Il n’était pas difficile de comprendre que le chemin du savoir serait balisé par cet irrémédiable, cet insondable et étrangement familier inconnu. Et que l’on aurait pour compagnons de route, la croyance, le sentiment et parfois l’affirmation péremptoire et vaine… Des compagnons de goguette en somme, des amis de tous les jours, mais dont la fiabilité douteuse ne nous seraient sans doute pas d’une grande aide. Et l’on sait bien au fond de soi que l’on ne sait rien… ou si peu de choses. Mais l’obstacle ne résume pas l’ensemble du chemin… et nous nous sommes donc tout de même mis en quête. L’Histoire par exemple nous aide certainement à éclairer ce qui est obscur en nous. D’une certaine façon, elle nous donne à voir des parcelles de « vérités » éparpillées, les nôtres, celles des autres, celles du genre humain… 7
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Mère Méditerranée
L’expérience était tentante. Nous avons donc tenté de faire, par curiosité, le tour des quelques figures maternelles qui se sont imposées dans l’histoire d’une île – la nôtre, la Corse. Le chemin de l’une à l’autre montre combien la diversité règne et combien, malgré tout, cette grande figure tutélaire qui sourd en chacune d’elle demeure pourtant mystérieuse. Chronologiquement, il y a cette histoire paysanne racontée au XVe siècle par le chroniqueur Giovanni della Grossa, celle de Ginevra promise à Piobetta mais dont Orso Alamano, seigneur de Freto, voulait la fleur en primeur le soir même du mariage. La question de la descendance et de la lignée est tout entière contenue dans ce conte médiéval qui évoque le droit de cuissage bien connu dans l’histoire de la féodalité continentale. La question du père doit être réglée par le contrôle de la sexualité des (futures) mères. Il en cuira donc à ce seigneur bestial… et Ginevra sera une femme respectée et même révérée, telle une reine. Chez le même chroniqueur, on trouve une drôle d’histoire de femme puissante, libre et donc impertinente et aguicheuse. Sibilia est à la tête d’un fief et elle refuse l’alliance matrimoniale avec un puissant seigneur de la Rocca. Elle l’emprisonne par traîtrise et s’amuse à l’exciter en se dénudant devant lui pour lui dévoiler les appâts dont il ne jouira pas. La puissance de la sexualité féminine, sa liberté sont battues en brèche par la morale et le contrôle social : la situation s’étant retournée en sa faveur, le seigneur la livre à la débauche des passants, de qui veut, au passage d’un col fréquenté. Sibilia sera une femme déchue (jamais « mère ») jusque dans sa féminité… Il y a aussi cette affreuse histoire de meurtre conjugal perpétré par Sampiero Corso – le premier véritable héros de l’histoire corse, au XVIe siècle. Vannina mourut étranglée par celui qui l’accusait de trahison… Cette sombre et triste affaire qui fit grand bruit, au-delà même de la Corse (Shakespeare semble s’en être inspiré pour son Othello, mettant en scène la jalousie comme moteur principal du meurtre), cache un autre mystère, plus intime. La présence sur les lieux d’Alphonse d’Ornano, leur fils (et futur maréchal de France, « maire » de Bordeaux), interroge en effet. On retrouve aussi celui-ci qui guerroie avec son père en Corse, peu de temps après l’exécution de sa mère. Il lui est donc resté très lié… Que pouvait donc avoir fait cette mère pour que son horrible destin émeuve plus ses cousins, qui firent vendetta, que son propre fils ? L’instinct filial envers la mère était-il donc moins 8
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puissant que celui envers le père ? Vannina épouse martyre et… mère oubliée (reniée ?) ! Si l’on ajoute qu’Alphonse vouait une passion qui est restée dans les mémoires à la Vierge Marie – au point, paraîtil, de refuser toute liaison (même « passagère ») avec toute femme prénommée Marie ! – on obtient une curieuse équation : la mère céleste en substitution de la mère terrestre… Au XVIIIe siècle, cette même Vierge Marie est célébrée et son image est, dit-on, placée sur les premiers drapeaux des insurgés corses. Ceux-ci en font d’ailleurs la patronne de leur royaume dès l’indépendance acquise. Elle disparut ensuite au profit d’une tête de Maure (d’origine aragonaise, et portant boucle d’oreille…) mais resta bien présente dans le cœur des Corses à travers l’hymne national qui la célèbre : le Dio vi Salvi Regina. Voi siete Madre universale di tutti i sconsolati, est-il dit (Vous êtes la mère universelle de tous les affligés). Puis vient Marguerite Paccioni du Niolu qui, ayant perdu deux de ses fils dans les combats contre les Français (1768), vint offrir le troisième et dernier au général Paoli : où l’on voit apparaître l’image, bientôt très commune d’une patrie – le mot en lui-même est tout un programme ! – dévoreuse d’enfants fournis par leurs propres mères… ! La mère enfante l’homme qui enfante la patrie…
R. DE MORAINE. Marguerite Paccioni présente son troisième fils à Paoli. In Martyrs de la liberté.Penaud frères éd., Paris, milieu du XIXe siècle.
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Mère Méditerranée
Voici ensuite, quasiment dans le même temps, Letizia Bonaparte qui va jusqu’à accoucher de son futur glorieux enfant… un 15 août 1769, jour de l’Assomption ! Elle révérait, paraît-il, elle aussi, particulièrement la Vierge. Elle-même est appelée « Madame Mère » – qui dit mieux ? – au moment de l’avènement de Napoléon empereur. Il faut dire qu’elle ne pouvait se prévaloir d’autres quartiers de noblesse que celui d’avoir mis au monde un rejeton pour le moins particulier (un accouchement héroïque connu d’ailleurs par le menu, entre cathédrale et maison natale). Cette mère qui se vantait d’être la seule au monde (et son record n’a a ce jour jamais été battu !) à avoir donné la fessée à autant de rois ou reines : les frères et sœurs de Napoléon furent tous élevés, on le sait, à des titres inouïs. Mère elle était, mère elle restait… Elle fut aussi celle qui refusa de venir au couronnement de son empereur de fils au motif qu’il était divorcé. On put faire venir le pape récalcitrant, mais pas Madame Mère ! Puis vient, au XIXe siècle, Colomba, la plus fameuse d’entre les femmes corses. Qui n’est pas une mère, mais une sœur… du moins dans le récit de Prosper Mérimée. Mais, jouant finalement assez peu de licences poétiques, nous savons que Mérimée se plaisait à user de masques suffisamment explicites pour que l’on puisse tout de même aisément replacer le cadre réel, la fameuse « couleur locale » (situation géographique, caractères, mœurs, etc.). Ainsi apprend-on que Colomba, la vraie, était la mère d’une fille dont l’écrivain dit dans sa correspondance qu’elle était très belle et qu’il en fut même passagèrement amoureux. Elle est, certes, sœur d’Orso della Rebbia dans la nouvelle, mais elle apparaît en fait comme une transfiguration maternelle, on pourrait y voir aisément dans les faits le substitut maternel d’Orso – ce qui explique selon nous une bonne part du succès de l’archétype auquel elle a donné naissance… La femme corse est, depuis lors, une femme forte, qui exige comme une mère, qui décrète et agit, mue par le désir de vengeance… et qui règne en maîtresse dans le drame et le sang ! Une mère phallique, intransigeante… en somme. Enfin, vient au XXe siècle, Danielle Casanova, morte en martyre en déportation, qui n’eut point d’enfant mais dont les biographes retiennent les soins, très maternels, qu’elle offrit à ses congénères jusqu’aux derniers instants… une femme de conviction et 10
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d’amour. Dans toute la modernité de la femme contemporaine dont la maternité réelle est reléguée au second plan au profit de l’affirmation de sa personnalité propre. Ce qui n’empêche pas les élans d’amour et de compassion… qui rapprochent des modèles habituels de sainteté. On nous pardonnera la réunion très discutable de ces quelques éléments épars – archétypaux et anecdotiques, il faut bien l’avouer – et que cet exercice d’acrobaties historico-socio-littéraires touche rapidement ses limites. Car après cette évocation, il nous reste encore à explorer le champ des mères anonymes, des mères réelles, les femmes qui ne purent, de celles qui en souffrirent, de celles qui inspirèrent – les poètes, les écrivains, et tous les autres –, de celles qui furent inspirées… bref de celles, réelles ou même imaginées, dont la voix reste à entendre… Nous ne pouvons dès lors qu’inviter le lecteur à se plonger dans les « explorations » des auteurs qui nous ont fait l’honneur de nous accompagner dans l’aventure éditoriale – avec un brio dont nous les remercions –, venus de tous les bords de notre mère… la Méditerranée ! En rappelant, en guise de viatique pour cette odyssée, un fameux proverbe corse – mais sans doute universel – qui affirme que « Pour dire Maman, les lèvres se joignent deux fois » (Par dì Mamma, i labri s’appiciani dui volti). Il évoque le baiser affectueux que l’on voue à sa mère et le plaisir presque sensuel que l’on éprouve à prononcer le mot. Un mot magique depuis l’enfance de l’Homme…
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INTRODUCTION KENNETH BROWN
The mother challenge
“... The Mediterranean, the middling mother of wine and of olive-skinned races and of all the ideas we still live by, we children of the northern mists...” John Updike, Seek My Face, p. 256
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e put out the call “for texts embracing the extraordinary topic of Mediterranean mothers. Individual accounts will mingle with the universal... to flesh out that mystic figure haunting imaginations the length and breadth of Mare Nostrum: having a mother, being a mother, thinking of motherhood, disposing of mother, dreaming of mother... so many ways to approach the issue, no doubt many more than we can conjure up.” What we didn’t quite appreciate was that we’d opened a Pandora’s Box. More potential contributors than we’d counted upon volunteered their say. Yet many of these, when it came down to it, found themselves stymied. The subject was tempting but daunting, as I myself discovered when I faced the experience of trying to put down on paper ‘me own mum’ who rests in a Mallorcan churchyard grave 40 years after having migrated from the ‘northern mists’. I concluded, like many others of our erstwhile contributors, that I’d best save my account for an autobiography! In the meantime, I have been driven to try to piece together some of the long history of Mediterranean mothers, an exercise that has stretched from thinking about motherhood to contemplating womanhood. It began by questioning Thomas Mann’s version of Joseph’s sale into bondage by his brothers. It seemed unaccountable that the scene when the brothers return to Canaan and recount Joseph’s purported death makes no mention of the boy’s mother, Rachel. In fact, Mann had adopted the Biblical account: “And Jacob rent his clothes and put sackcloth round his waist and mourned for his son many days. And all his sons and all his daughters rose to console him...” (Genesis 37:34. Cf. the masterful new translation by Robert Alter, The Five Books of Moses. A Translation with Commentary. 12
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INTRODUCTION KENNETH BROWN
The mother challenge
W.W. Norton & Co., New York, London 2004). Not a word concerning Rachel, about whom it will be remembered God had finally “opened her womb” and taken away her shame when she conceived and gave birth to a son, to Joseph (30:32). I turned to the “Verse of Joseph” in the excellent new translation of the Qur’an by Tarif Khalidi (Penguin, London, 2008) to see if Rachel had more recognition: well, alas, she receives no mention whatsoever. One has to look further into the fundamental monotheistic texts to extract images of motherhood and womanhood. And here, of course, accounts of the Virgin Mary, Mother of God, Biblical and otherwise, can fill encyclopaedias. Without pretensions to being a specialist on the status and images of mothers or women in mythology, in ancient or monotheistic texts, I consider elsewhere, in this issue, a few of these figures, angels and demons. But keep in mind the double character of the mother, the sacred and the satanic. The well-known phrase by Simone de Beauvoir “one is not born a woman, one becomes a woman” (on ne naît pas femme: on le devient) may be extended in many cultural contexts to “....when one becomes a mother.” The separation of the biological from the cultural is necessary. An example took place during my fieldwork in a small Tunisian town in the Sahel region: Lalla Hanna was an 80-year-old spinster. Hanna translates as ‘grandmother’ and Lalla is an honorific similar to ‘Lady’. She lived with her niece, herself a mother and grandmother several times over. Her brother, the niece’s father, was a highly respected qadi, a Muslim judge. He owned a sizeable number of olive trees which Lalla Hanna oversaw. She would go into the fields to supervise the upkeep and collection of olives and pay the workers. She would stand in for her brother as if she were a man. Without children, she was not considered a woman. When she talked to me about her life, she said that she had been married as a young maiden. After some years of barrenness, she demanded that her husband divorce her and remarry because she was clearly unable to conceive and would not agree to becoming a second wife. He responded that he loved her and that he was prepared to live with her without children. She insisted, but only received his agreement when she said to him “and what will we do when we grow old? Sit and stare at the walls?” That was the winning argument. He divorced her and took another wife with whom he had a dozen children. So she lived like a man, she told me, unveiled, working in 13
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the olive groves. Luckily she was taken into the family of her niece and could enjoy the liveliness and love of children who were not hers. It is not uncommon in the Maghreb, and in Corsica I’m told, that a married woman unable to bear children receives a child at birth from a brother or sister to bring up as her own. Recently, a young woman journalist who I met in Fez passed on greetings from her ‘mother-in-law’ Zineb who she said had been my assistant when I did research in Morocco 45 years ago. I remembered Zineb all right, but she had been childless. It turned out that her sister had given Zinab one of her children, a baby boy, and that she had brought him up. Such children know their biological parents, but their ‘real’ home and mother is where they have grown up. Here’s another example from my experience in Morocco. Ijja, a Berber woman from the Souss, who worked as a maid for our family in Rabat, had been abandoned by her husband when, shortly after their marriage, he went off to work in France and never returned. Ijja in time became the second wife of someone, but bore no children. She was, however, given her brother’s daughter to bring up as her own. She also, only half jokingly, ‘took possession’ of our own daughter, constantly reminding us that “Tamar is my daughter, not yours, she belongs to me.” The Tunisian sociologist Abdelwahab Bouhdiba describes Arab-Muslim society as a veritable Kingdom of Mothers: everything begins and ends with the mother. The cult of motherhood is a master key for understanding personality. It is the “psychological umbilical cord”, the “authentic roots” of the individual. Sterility is a “curse”. (cf. Islam et sexualité). The father respects the “mother of my children” (umm awladi) and even his mother-in-law, his hama, a “protector”, as the sense of the term indicates. Bouhdiba presents a patriarchal model in which the father is “castrator” in a society which emasculates its men and in which the only refuge comes from mothers. They and their children combine their efforts to try to block and compensate for the abusiveness of patriarchalism, to undermine male domination. For mothers their children are antennas to the world of men, the means of access to the world outside. “Daily life”, he writes, “weaves a thousand and one ties of complicity between a mother and her children.”
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“Where’s my mother? Give me back my mother; I accept no replacement for her...I need the love of my mother,” cries the Iraqi poet Zahawi quoted by J. Berque in Les arabes d’hier à demain. The mother is bridge, mediator, shield vis-à-vis the father. She will choose her son’s bride and manage relations with in-laws. Moreover, in man’s unconscious mind she reigns as queen: the Kingdom of Mothers is built on the foundations of a castrated patriarchal society. Not surprisingly, relations with one’s mother are preferred to those with the father. The shock for a male child, at least in Salé, Morocco, in earlier generations, came when he was ‘exiled’ from the society of women into that of men, the Quranic school where he was punished for his feminine speech patterns, his mother’s tongue, until he learned to speak like a ‘man’. In Bouhdiba’s account, marriage for women is no more than a passage from one kind of submission to another, from fear of the father to fear of the husband. The form changes, but the facts of authoritarianism by males remain. True, pregnancy offers some compensation. A sort of female autonomy exists within the patriarchal domain, for example in a mother’s right to breastfeed her own children and have custody of them until a certain age according to Islamic law. Yet for men marriage is a prolongation, a replacement of the relation with mother. In the long run, they will be condemned to live in the world of men. The excessive idealisation of the mother gives way to the disappointments and instabilities of marriage, and of men’s incapacity to detach themselves from their mothers-wives. Bouhdiba goes further, contending that Arabs are born Don Juans who pursue marriage and divorce in a perpetual search for the ideal model of their mother, for a mother-substitute. At the same time, this idealisation of the mother figure stops men from sprouting their own wings and becoming free of the shadows of their mothers: “in the common interest of man and his mother, the veil of the mother must be torn away and maternity must be demystified.” This is Bouhdiba’s argument and position, but he also points out that “whether ‘fanatical’ or not, ‘savage’ and ‘intolerant’, or not, the Islamic faith kept in abeyance any assimilationist awakening.” The religious convictions of mothers contributed to the struggles for independence. At the same time, recourse to mothers as a refuge and shelter has been a rampart against change.
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These interpretations may be specific to characteristics of motherhood in Arab regions of the Mediterranean. Nonetheless, the separation of mother and child, the cutting of the umbilical cord, is never complete anywhere. An ‘exile’ takes place, and with it ‘nostalgia’ wherever and whenever it happens. In the texts we’ve assembled the mother is ubiquitous, the absolute certitude of her love and her judgement are expected, demanded. In Le livre de ma mère, Albert Cohen describes the dignity of his mother in her devotion. She is his idealised icon of the mother-saint: tender, gentle, wise, innocent, defenceless, faultless, humble, guilty, submissive, a prisoner and a victim. And, if one can generalise further, to mourn one’s mother is also to mourn one’s lost childhood, to contemplate and await one’s own death while she lives on in memories and dreams. That is the bright side. There is a dark side, as well, that drives some of the real or imagined idealisations of childhood into the shadows. Without maternity there can be no fraternity nor, for that matter, fratricide. James Joyce comes down on the side of light in darkness: “Whatever else is unsure in this stinking dunghill of a world, a mother’s love is not.”
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Nos mères Our mothers
Ijja and Tamar
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CLARISSE NICOÏDSKI
Allô ? (Sonnerie de téléphone très stridente qui s’arrête dès que la mère entre en scène. Vêtue d’un ensemble : jupe et chemisier blanc, celui qu’elle va décrire sur la photo. Une machine à coudre. Elle travaille tout en parlant. Le téléphone lui, n’est pas visible.)
Allô ? Allô ? Allô, tu es là ? Réponds-moi. Réponds. C’est vrai, ça fait longtemps. Avant, dès que tu avais décroché tu savais que c’était moi. Je l’entends bien ce silence qui suit le déclic, ce silence déçu, allez, on peut bien le dire, aujourd’hui on n’a plus rien à se cacher. Oui, c’est encore moi (un peu honteuse), tu attendais un coup de fil ?... – Non, non, Maman… non, quoi de neuf ? – Tu fais de vrais efforts pour cacher ton irritation, légère ; c’est gentil, mais bon ! J’ai un peu honte mais pas assez pour résister au désir d’entendre ta voix, de savoir que tu es là, bien là. Je sais que ça ne se fait pas de t’appeler cinq, six fois par jour avec ton mari, ton couple comme on dit. Et toujours cette question idiote : « Alors, quoi de neuf ? » Et puis, toi, lui, vous avez toujours voulu qu’on laisse la ligne libre pour les gens importants. Ceux qui comptent, qui vous serviraient à quelque chose et risquent de se lasser si c’est toujours occupé chez vous. Allô ?... Oui, ça fait des années, des dizaines d’années, fija mia, et tu retrouves mon accent… Est-ce que tu l’entends enfin, maintenant ? Avant, quand tu étais plus jeune, bien sûr, moins lucide, quand tu me trouvais parfaite, tu disais : « Ma mère, elle n’a pas d’accent. » Tu n’entendais ni mes « r » roulés, ni mes « ou » à la place des « u ». Tu te rappelles comme ça vous faisait rire, tes frères et toi, quand après pas mal d’effort votre « futur » devenait dans ma bouche, un « foutur ». 18
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CLARISSE NICOÏDSKI
Allô ?
Quand tu te débattais à ce point pour affirmer que j’avais « bien maîtrisé la langue », ça faisait éclater de rire tes amis et sourire tes ennemis… Allô, pardon, c’est encore moi… et puis vient le jour où tu es sûre que tu n’entendras plus ma voix, plus jamais, jamais, ce jour-là, tu te mets à faire mon numéro : Provence 23 16, tu laisses la sonnerie ramper le long du couloir, envahir la chambre, les chambres, grimper aux rideaux. On fait ça avec les morts, et ce jourlà, je n’ai pu te donner que le vide. Ce vide qui ressemble à la fenêtre de ton enfance. On n’y peut rien. Tu sais qu’on n’y peut rien. Tu as trois, quatre ans ? Je crie comme on se tait : « N’aie pas peur, fija mia, n’aie pas peur, les rats, les chiens, maudits soient leur ventre, ne mettront jamais la main sur toi. Je te jetterai plutôt par la fenêtre. N’aie pas peur. » Et cette fenêtre-là, si loin de notre aujourd’hui, a dessiné le vide qui des années et des années après m’absorbe tout entière. Mais les maudits n’ont pas mis la main sur toi. Et tu te demandes : pourquoi est-ce qu’elle m’appelle aujourd’hui, justement ? Quelle drôle d’idée, hein ? Pourquoi ? Pourquoi ? Tu veux savoir pourquoi ? Parce que c’est notre anniversaire, mon âme. Nous avons enfin le même âge, nous voici fille et mère jumelles, avec, en plus, les mêmes travers, ceux de l’âge : « Allô ? »… « Allô ? » à longueur de temps… Le même souffle court. Ce n’était pas la peine, tu sais, de gober sur ma bouche, juste le jour où pour la dernière fois tu as mis tes lèvres sur les miennes, cet asthme qui a rongé mes poumons et ma voix. Au fond tout a commencé sur les routes quand je te cachais comme une bête cache un os pour qu’on ne le lui vole pas. « La peur », ont dit les médecins… Bon, mais toi, ça te sert à quoi de te mettre à respirer comme moi ? Toi, tu n’as jamais trimbalé tes petits sur les routes, travaillé à l’atelier avec ces piles de tissus aux fibres qui volent sans arrêt, invisibles, et te rentrent dans les poumons et les dévorent comme des dents de souris. Moi, tout me ronge : l’angoisse, les tissus… et ça ne m’empêche pas de rire. Mais, toi, tu aurais pu te passer de ça. J’avais tout fait pour.
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Allô ?
Bon anniversaire, ma chérie. Je sais, je me répète, je n’ai pas toujours eu ce défaut-là, mais avec tout ce silence, tout cet espacement… ... Dis, tu te rappelles notre visite chez le médecin ? On a ri et pourtant il n’y avait pas de quoi. Il m’ausculte, me trouve maigre, pâlichonne, essoufflée, quoi… Il me demande : « Vous l’avez depuis quand ce chant d’oiseaux dans la poitrine ? » On se regarde, j’étouffe, mais j’ai un fou rire qui vient ! Toi aussi. Il appelle ça un chant d’oiseaux ! Les piaillements des fibres et de la poussière mélangés au sang qui crisse. « Vous avez quel âge ? Et votre mère est morte à quel âge ? Et votre père ?... Ah ! Si jeune ! Alors, qu’est-ce que vous voulez ? Dans ce cas… » On se regarde toi et moi, on a peur et plus du tout envie de rire et mon souffle se casse de plus en plus contre mon palais, ne sort pas, ne sort pas. L’âge de mon père signifiait-il l’âge de ma mort ? Quand on est sorties, tu m’as dit : « Il est fou ! Tu verras, il se trompe forcément… » Forcément, tu ne pouvais pas imaginer qu’on ne rirait plus ensemble, que cesseraient mes « Allô ? » Il est mort une semaine plus tard, le médecin prophète, foudroyé par une crise cardiaque, en pleine rue. Qu’est-ce qu’on a ri ! Ouf, ça allait mieux !... Avoue que ni toi ni moi ne sommes très charitables. Et qu’est-ce qu’on en a à faire d’être charitables avec des vieux fous, hein ? Le vieux fou avait raison. Bon anniversaire, fija mia. On est bien, non ? dans l’atelier quand je chante et que ton père chante. Si mon père n’avait pas décidé que sa fille ne serait pas une putain, j’aurais été cantatrice. Un maître de chant avait dit : « Elle en a l’étoffe ! » En guise d’étoffe… Il y a des gens qui ont le mot juste. Enfin, à l’atelier, ton père a la voix slave et moi, le sens de la mélodie italienne. Non ? Tu pleures ? Dès qu’on se met à chanter tu pleures. Mais c’est jour de fête aujourd’hui ! Tu n’oses plus souffler tes bougies, hein ? Tu trouves qu’il y en a trop ? Tes frères et toi, vous ne m’avez pourtant pas épargnée ! Sur mon gâteau à moi, elles étaient toujours là, en rangs serrés, il n’en manquait pas une. C’était ma « surprise ». Chaque année, la même surprise. Et le « Joyeux anniversaire… Joyeux anniversaire, Maman ! »
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Allô ?
Allez, va, moi aussi, je pleurais, les femmes de la famille ont la larme à l’œil pour un rien. Il suffit que je commence « Mamma son’ tanto felice / Perche ritorno da te… » pour que je sanglote. Je n’arrive jamais au bout de la chanson et je me mouche dans des chutes de soie ou de coton. Une fois, ce qui me tombe sous la main, c’est un morceau de singalette. Résultat : une irritation du nez à ne pas prendre avec des pincettes. L’italien me fait toujours pleurer et ce mot, surtout : Mamma. Qu’est-ce que nous avons tous avec nos « maman », nos « nonna », nos « mamma », nos « mana », nos « maïko », à être là, sans cesse, comme on tète, bouche contre sein, comme on boit la vie, à répéter ce bruit gloutonnement, terrifiés de cette terreur qu’on aura bientôt pour regarder les portes, les issues, les fenêtres ouvertes par ta main, ma mère, mon âme. Alma mia, mon berceau, ma perle d’Orient, ma vorace, mon ventre, mon souffle, mon enfant sœur… Bon anniversaire. Je suis depuis si longtemps, si discrète, plus silencieuse que je ne l’ai jamais été… Tu n’y crois pas ? Tu ris ! Eh bien, c’est ce que je voulais, te faire rire. Mais avoue que je ne viens pas souvent derrière tes yeux la nuit. Un jour, tu en as parlé à des gens, à table. Oui, à des gens à table… Comme on peut oser, parfois ! Tu as dit : « J’essaie de la revoir – tu parlais de moi, « la » c’était moi – et je n’y parviens pas… » Alors, il t’a dit – ce Cubain était un peu superstitieux et ses histoires te convenaient bien –, il t’a dit : « Remplis une coupe, parfois c’est sûr, son âme a soif. Elle viendra y boire. L’eau va se troubler : ce sera le signe qu’elle s’est penchée sur elle. Et plus tu approcheras la coupe de toi, avant de t’endormir la nuit, plus elle viendra près, à t’effleurer même. » J’ai bu de l’eau de la coupe et ce trouble, c’était moi, mon âme. Et puis tu as dit : « La première nuit, j’ai cru qu’elle revenait, elle était tout près de moi et appuyait ses mains sur ma poitrine, elle appuyait très fort, très fort, je n’avais plus de souffle. Je me suis débattue, j’ai crié, j’ai crié : “Fous le camp…” Et je me suis réveillée. À elle, j’ai pu dire : “Fous le camp ? !” » Alors le Cubain t’a dit : « Mais non, elle ne peut pas te faire de mal. Si elle t’approche, c’est pour toucher ta joue, comme d’une aile. C’était une ombre déguisée qui t’a fait peur. Tu ne peux pas les confondre. » 21
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Allô ?
J. MOHR. Intérieur de Zohra El Fassia, diva du Maroc, Ashkelone, Israël (1979).
Le Cubain avait raison ; comment ne t’es tu pas, toi-même, dit que je ne pouvais être ce poids obscur qui te broyait ? Respire, respire lentement, profondément. Voilà, ne t’affole pas. L’eau n’entre pas dans les poumons d’un seul coup. Respire, l’eau se trouble d’abord. Nous sommes si seules et si séparées. Restent de nos moments de rire au bord de l’Atlantique ces photos : regarde la robe bleu outremer en popeline, la jaune à trois volants au col amidonné, la blanche en dentelle sur fond rouge, pour danser. Danse, ma fille, ma fleur, mon enfant, danse tous les pas de tes pas soulevés par mon souffle trop court. Tes robes éparpillées, au sol, comme les feuilles allergiques de la belle saison, sur le bord brûlant de l’océan. Tes robes cousues sur la machine qui s’emballe, sous ma main, la canette est vide, la remplir de jaune, de bleu outremer, de rouge et tracer la plate couture de nos chemins, et finir par du cousu main, tandis que l’océan exulte des couleurs que j’ai assemblées sur ton corps pour les plages. 22
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Allô ?
Où nous sommes toutes deux. L’une près de l’autre, moi, dans cet ensemble, jupe et chemisier blancs. De coton. Où nous sommes toutes deux, depuis toujours, pour le temps de vie d’un papier glacé, jeune fille et jeune mère. C’est ça l’éternité, ne la cherche pas ailleurs. Je l’ai compris en regardant un papillon qui se fichait de tout, un jour de juillet, un jour de guerre tout blanc avec un soleil qui nous trouait comme la mort. On est là, j’y suis encore, au bord des rails et le papillon ne sait plus sur quelle herbe se poser. L’éternité, c’est une addition, la somme de ces milliards de durées diverses, d’herbes, de peurs, d’insectes, de gens, ceux qu’on tue, ceux qui chutent et se relèvent, ceux qui meurent de leur mort « naturelle ». Ça me fait rire, la mort naturelle et la « belle mort » encore plus. Des milliards de milliards infinis de petites durées, diverses, absolues. Je crois que je deviens folle. Tu crois que je deviens folle ? « Cette exaltation ! » comme dit ma mère. Non ! Mais toi, tu es folle. Loca mia, Tu es folle, hein ? Dire à l’homme que tu as tant aimé qu’il était un peu ta mère… Tu crois que ça se fait ça ? Et comme tu te blottis la nuit contre lui, tu lui dis aussi : « Nous sommes deux jumeaux, repliés dans le ventre de la même mère » et même tu ajoutes : « Je t’aime parce que tu es ma mère phallique… » Où est-ce que tu vas trouver ça, je te demande un peu ? Cette exaltation ! Va, je ne t’en veux pas, tu peux lui dire qu’il me ressemble puisque nous sommes fille et mère jumelles, ma toute petite, mon aînée bientôt, ma mère. Est-ce pour cela qu’il m’a rejointe ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Que lui as-tu dit ? ... Tu parles malgré toi. C’est que tu as enfin reconnu ma voix. Tu répètes, sans cesse dans le noir, là juste où je t’entends : « Je le vois encore. Je l’entends, on se parle, sa voix à lui est tellement présente, contre mon oreille, comme le soir quand j’étais au lit et qu’il m’appelait : « Allô ? »… Je lui disais : « Je voudrais m’endormir dans ta voix ». Et puis un jour, je lui ai dit : « Tu m’as dit, “Je t’aime”… Et j’ai ri. Que de temps pour entendre ces trois petits mots de rien du tout ! Je te le jure, tu m’as dit : “Je t’aime”. » Il fait une drôle de grimace. Allons ma fille, console-toi des départs. Te voilà toute déchirée. « Eh bien, ma fille – il disait toujours : “eh bien ma fille” – il faut que j’aie été bien malade pour avoir prononcé ces mots-là, tu as dû croire que j’étais perdu, non ? J’ai dit ça, moi : “Je t’aime ?” » 23
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Allô ?
« Oui, oui, tu l’as dit. » Et vous riez ensemble. Et nous rions. Qui parle et qui se souvient ? On ne sait plus, quand le temps gomme les voix, quand les bouches éjaculent les mots défendus, ensemencent les images inconcevables de nos désirs. Et il a un geste de la main. Il avait toujours ce geste de la main, quand tu disais : « Toi et ma mère, c’est pareil, je t’aime comme on aime un homme et comme je l’ai aimée aussi, je t’aime comme un enfant né de moi… » Et vous vous endormez ensemble. Je crois que parfois ça me faisait mal. J’étais, oui, c’est bien ça, un peu jalouse de ce qu’il savait te donner, ces attentions qu’il avait pour ta faim, ta soif, tes tremblements, tes rires, ton corps. Et surtout, c’est près de lui que tu dors le mieux, paisible, rassurée. De quel lait de tendresse t’a-t-il nourrie pour que tu redeviennes ainsi, innocente, alors que nous sommes si chargées de temps ? Et moi, je suis là à vous regarder, à te revoir, enfant nouveau-né, si petite que tu n’as que des yeux au milieu d’un visage rond comme une pêche ; moi seule, je peux savoir que l’impossible a lieu : le retour de tes lèvres à mon sein. Une fois – et tu délirais à cause d’une mauvaise fièvre –, tu lui tenais la main. Tu lui as dit : « Ne me lâche pas. Reste là. Si tu es là, ils n’oseront pas me prendre. » Il te demande : « Qui ? » Tu lui dis, avec mes mots : « Les chiens, les rats, maudits soient leur ventre. » Il te tient très fort à ce moment-là au point d’oublier que je suis déjà si loin. Tu lui dis : « Ne dis rien à ma mère de ce qui m’arrive. Elle serait folle d’inquiétude, elle se ferait un de ces mauvais sangs ! » Il promet, il te dit « Chut ». Avec un petit sourire, parce que ces mots « folle d’inquiétude » et « mauvais sangs », il trouve que c’est bien de tes exagérations « langagières »… ça, c’est un mot à lui. Et tu dis, au passé : « Ma mère disait : “Je me fais un de ces mauvais sangs !” » N’aie pas peur, avec lui, ce sera pareil. En tout. Un jour même, il te reviendra comme moi, par la voix, ou par la fenêtre, ou par une de ces issues qui restent toujours entrouvertes. Nous sommes tous trois alignés, je regarde la fenêtre, je te dis : « N’aie pas peur », tu es là juste en face de moi et en face de lui, juste au milieu et la fenêtre 24
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Allô ?
ouverte sur ta chute à venir, tu ne la vois pas, parce qu’il est placé juste devant, entre elle et toi. Tout juste. Un jour, il te reviendra, comme je le fais. À une occasion ou à une autre. Allô… Tu m’entends ? Il me semble, moins bien. C’est un grand jour aujourd’hui. Tu pourrais mettre la robe en popeline jaune, celle à trois volants, en dentelle, la rouge pour danser… On oublie, tu vois comme on oublie. Il reviendra pour ne pas mourir sans cesse. Vous aviez, lui et toi, comme nous l’avions toutes deux, un paysage au bord de l’océan, rien de pareil pourtant. Il reviendra, qui sait ? Pour ne pas mourir. Je t’entends moins bien. Toi aussi ? Pourquoi mouronsnous alors que nous nous aimons tant ? Écoute, ne raccroche pas. Bon anniversaire. Je voulais juste te dire, mon âme, ma sœur, mon enfant jumelle : Bon anniversaire, ma toute chérie. Fija mia, mi fija… Bon… (Déclic de la fin de communication. Le fil de la machine se casse brusquement.)
CLARISSE NICOÏDSKI, romancière et poète, est née à Lyon en 1938 dans une famille juive d’origine yougoslave et décédée à Paris en 1996. Elle publie son premier roman Le désespoir tout blanc en 1968. Auteure de récits autobiographiques, comme Couvre-feux, elle a également écrit des œuvres sur les peintres juifs Soutine et Modigliani et Une histoire des femmes peintres.
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